Objet d'étude :
Le roman et le récit du Moyen Âge au XXIème siècle.
Parcours :  Soi-même comme un autre
                   Récit et connaissance de soi.

 

 

 

On peut connaître tout, excepté soi-même.
(Stendhal, Souvenirs d'égotisme)

 

    « Qui suis-je ? » demande André Breton à l'orée de Nadja, pour répondre aussitôt : « Tout ne reviendrait-il pas à savoir qui je "hante" ? » La connaissance de soi, en effet, que les anciens Grecs concevaient comme la condition de la sagesse, suppose résolue cette situation pourtant intenable du sujet se considérant lui-même comme objet ! Désespérant de jamais pouvoir dissiper les pièges que l'on se tend à soi-même dans les méandres de l'introspection, il peut être alors tentant de se fier au regard de l'Autre. Mais, sauf si, comme le dit Aristote, il a la bienveillance de l'ami, autrui menace à son tour de nous retenir dans ses filets, dès lors que nous nous livrons à son jugement. Voilà pourquoi le moi, que les classiques souhaitaient réduire à une connaissance rationnelle, est constamment une énigme : irréductible à une appréhension objective, il éclate en autant de facettes contrastées selon le bon vouloir des autres ou les figures qu'il se compose dans le champ social.
    La devise delphique du gnōthi seautón (« Connais-toi toi-même » – ordinairement complétée de la formule « et tu connaîtras l'univers et les dieux »), posée comme une nécessité dans l'apprentissage de la sagesse, ouvre souvent des abîmes insondables : l’exploration méthodique de soi, pratique inscrite dans la plupart des disciplines sous la forme de l'introspection, de l'examen de conscience ou de la confession, nous oppose en effet les mensonges ou les failles de la mémoire, puis les mirages du narcissisme, voire, comme chez Rousseau, les traquenards de l'autojustification. Ces pièges fournissent au sceptique une occasion de plus de se méfier de toute connaissance arrogante (on se nourrira ici, plus que jamais, des remarques de Montaigne). Néanmoins, au carrefour de notions qu'il nous faut éclaircir, on peut tenter, sinon de résoudre, au moins de poser clairement les énigmes qui font de nous un mystère pour nous-mêmes :

Examen des notions :

1 Le mot « énigme » est emprunté au lat. class. aenigma, lui-même du gr. αίνιγμα « parole obscure ou équivoque, énigme ».
2
 Le moi nous renvoie à l’autobiographie, mais aussi aux données de la psychologie et de la psychanalyse :
a. le moi ontologique. Principe métaphysique qui fait l'unité, le propre de la personne par delà la diversité de ses pensées, de ses sentiments, de ses actes, c'est-à-dire la réalité permanente et invariable de l’être.
b. le moi psychologique. Prise de conscience de l'individualité d'une personne soit par elle-même (le moi étant à la fois sujet et objet de sa pensée) soit par une autre personne qui la prend pour objet de sa réflexion. Culte du moi, égoïsme, égocentrisme. ♦ Conscience collective d'un groupe, d'une notion, d'une société : un moi social se surajoute en chacun de nous au moi individuel.
c. le moi psychanalytique. Partie de la personnalité consciente et préconsciente, distincte du ça et du surmoi.

 
   Quelles sont les énigmes qui rendent notre moi opaque à lui-même ? La connaissance de soi passe par une première condition : il faut disposer du sentiment d'exister en tant que personne indépendante avant de prétendre en identifier la nature. On sait que la méthode cartésienne s'appuie sur cette première évidence que le bon sens a posée : « je pense, donc je suis ». Fort de cette assurance, nous devrions être les mieux placés pour parler de nous-mêmes. Pourtant le sentiment de notre être n'empêche pas les doutes que l'on peut entretenir sur soi, ni les occasions de manifester des comportements étranges à nos propres yeux : je marche dans une rue de la ville, assailli de pensées diverses. Soudain le miroir inattendu d'une vitrine me renvoie l'image brutale de moi-même. Impression désagréable d'un autre moi derrière le visage que je crois connaître, qui me révèle des profondeurs où je me garde de pénétrer. Le moi n'est-il que la construction artificielle d'un certain langage, d'une certaine habitude sociale où je crois disposer d'une identité ? Et puis, de quel moi parlé-je lorsque je dis "moi", alors que je suis aussi tributaire du temps, que celui-ci me laisse sur des rives successives et provisoires où je perds peu à peu l'image de ce que j'ai été ? Montaigne le dit encore : « Je ne peins pas l'être, je peins le passage.» Comme l’univers lui-même, « branloire pérenne », le moi est rebelle à toute fixité. Il faut sans nul doute découvrir ici l'origine de l'aversion des classiques pour l'épanchement autobiographique, car le moi est le siège des passions, de l'imagination et de ses fantaisies (« le moi est haïssable », dit Pascal). Mieux vaut pour les classiques aller chercher en nous, avec l'aide de la raison, ce qui appartient aussi à l'autre, ce moi ontologique qui permettra la connaissance de l'âme et le choix de son devenir en Dieu.
    Le siècle des Lumières inaugure, on le sait, une ère où la conception du moi perd cette belle confiance : la sensibilité préromantique préfère bientôt les manifestations les plus transportées de la personnalité et le Romantisme leur ajoute, comme chez Chateaubriand ou Stendhal, le culte jaloux d'une solitude où l'on se construit loin des modèles assagis. La psychanalyse freudienne est bientôt venue explorer les territoires insoupçonnés de la psyché : privé de langage articulé, l'inconscient ne peut s'exprimer que par énigmes. Il ne s'agit pas de ces énigmes qui supposent une intentionnalité et requièrent, comme dans les romans policiers ou la poésie hermétique, des outils logiques de déchiffrement : les images, les symboles qui envahissent nos rêves, mais aussi la somme de nos actes manqués ou de nos lapsus, toute cette rhétorique inconsciente suppose un effort continu que ne couronne aucune solution satisfaisante. L'énigme perdure et devient constitutive d'une interrogation dont les modernes ne devaient pas sortir : comme les pans éclatés du portrait de Michel Leiris par Francis Bacon, les facettes du moi se prêtent désormais à l'investigation psychanalytique comme à l'émiettement structuraliste.
    Faut-il pour autant désespérer de jamais se connaître ? La conscience que nous avons de cette difficulté est déjà un pas vers davantage de lucidité. Le faisceau des arts et des sciences, plus que jamais imbriqués dans l'exploration du moi, ne cesse de braquer ses projecteurs sur nos énigmes, et c'est déjà une belle avancée pour l'anthropologie que de les avoir reconnues. C’est aussi un des privilèges de l’œuvre littéraire de mener prudemment une exploration des territoires les plus privés de notre moi. Les torches qu’allument ces véritables éclaireurs que sont les écrivains sont tendues aussi, sans arrogance ni prétention, vers les abîmes de nos semblables. Les œuvres mises cette année à notre programme pourraient ainsi être fédérées sous cette seule problématique : comment saint Augustin, Alfred de Musset ou Michel Leiris, chacun à sa manière, parti à la recherche de sa spécificité, rencontre simplement sur sa route un moi qui est aussi le nôtre, un homme, comme le dit Sartre, « fait de tous les hommes, et qui les vaut tous, et que vaut n’importe qui » ?

 

  AILLEURS :