Antoine-Augustin COURNOT
Besoin
d'être poète pour être vrai
Cet art de
pénétrer dans la raison intime des faits,
d’en démêler l’ordonnance,
d’y saisir les fils conducteurs, peut-il se ramener
à des règles fixes, conduit-il à des
distinctions catégoriques, projette-t-il partout une
lumière égale ? Non, sans aucun doute. Toutes les
conceptions systématiques sur lesquelles se fonde
l’histoire philosophique peuvent être plus ou moins
contestées, et aucune ne comporte de
démonstration proprement dite ou de confirmation
expérimentale et positive : quoiqu’il y en ait que
tout esprit éclairé et impartial
n’hésite pas à accepter, comme donnant
de la raison essentielle des choses et du développement
progressif des événements une expression aussi
fidèle, aussi exempte de partialité et
d’arbitraire, et aussi complètement
dégagée des accidents fortuits, que le
permettent, dans des choses si compliquées, les moyens
imparfaits dont notre art dispose. Effectivement, l’historien
n’a pas, comme le géographe, pour peindre sa
pensée, la ressource du signe graphique et sensible ; il est
comme ce voyageur à qui manquent les ressources du dessin,
et qui doit y suppléer par la force de la mémoire
et de l’imagination et par le pittoresque du style. Il est
enfin, comme le philosophe, sans cesse assujetti à employer
un langage métaphorique dont sans cesse il
reconnaît l’insuffisance. Aussi la composition
historique tient-elle plus de l’art que de la science, lors
même que l’historien se propose bien moins de
plaire et d’émouvoir par
l’intérêt de ses récits, que
de satisfaire notre intelligence dans le désir
qu’elle éprouve de connaître et de
comprendre. L’historien, même philosophe, ou
plutôt par cela même qu’il est ou
qu’il veut être philosophe, a besoin, comme le
peintre philosophe de la nature, de ces dons de
l’imagination, qu’on suspecte à bon
droit lorsqu’il s’agit d’une
œuvre purement scientifique ; et suivant la juste expression
de l’un des maîtres de la critique
littéraire, on peut dire en ce sens qu’il a
« besoin d’être poète, non
seulement pour être éloquent, mais pour
être vrai ». De telle sorte que
l’histoire, dont nous venons de voir les connexions avec la
science et la philosophie, en a pareillement avec la poésie
et l’art, et que par là les trois membres de la
division tripartite de Bacon tendent à s’unir,
sans toutefois se confondre. Au reste, si l’historien est
artiste, et jusqu’à un certain point
poète, par cela seul qu’il a une physionomie
à saisir, et que c’est en toutes choses une
œuvre d’art, non de science, que de saisir et de
rendre une physionomie, il est clair que sa composition devra
participer à un bien plus haut degré des
caractères de la composition poétique, lorsque
l’intérêt dramatique du
récit, la grandeur des actions, la forte unité du
sujet, le placeront, pour ainsi dire, malgré qu’il
en ait, sur le trépied du poète. Aussi Voltaire
a-t-il dit : « il faut une exposition, un nœud et
un dénouement dans une histoire, comme dans une
tragédie »; sentence qu’on ne doit pas
trop généraliser, puisque, dans les choses qui
n’ont pas une fin nécessaire, et qui comportent au
contraire un perfectionnement continu, comme les sciences, la
civilisation, il peut y avoir une forte unité historique
sans nœud ni dénouement. Mais au moins
l’on peut dire que la composition historique, susceptible
d’autant de variétés de genres
qu’il y a de tempéraments divers et de proportions
entre les principales facultés de l’âme
humaine, est singulièrement propre à en faire
ressortir les harmonies et les contrastes.
Antoine-Augustin COURNOT, Essai sur les fondements
de nos connaissances et sur les caractères de la critique
philosophique (1851).
Jules
MICHELET
L'homme est son propre Prométhée
Cette œuvre
laborieuse d'environ quarante ans fut conçue d'un moment, de
l'éclair de juillet. Dans ces jours mémorables,
une grande lumière se fit et j'aperçus la France.
Elle avait des annales, et non point une histoire. Des
hommes éminents l'avaient étudiée
surtout au point de vue politique. Nul n'avait
pénétré dans l'infini
détail des développements divers de son
activité (religieuse, économique, artistique,
etc.). Nul ne l'avait encore embrassée du regard dans
l'unité vivante des éléments naturels
et géographiques qui l'ont constituée. Le premier
je la vis comme une âme et une personne. [...]
Au reste, jusqu'en 1830 (même jusqu'en 1836),
aucun des historiens remarquables de cette époque n'avait
senti encore le besoin de chercher les faits hors des livres
imprimés, aux sources primitives, la plupart
inédites alors, aux manuscrits de nos
bibliothèques, aux documents de nos archives. [...] Tel fut
préoccupé de l'élément de
race, tel des institutions, etc., sans voir peut-être assez
combien ces choses s'isolent difficilement, combien chacune d'elles
réagit sur les autres. La race, par exemple, reste-t-elle
identique sans subir l'influence des mœurs changeantes ? Les
institutions peuvent-elles s'étudier suffisamment sans tenir
compte de l'histoire des idées, de mille circonstances
sociales dont elles surgissent ? Ces spécialités
ont toujours quelque chose d'un peu artificiel, qui prétend
éclaircir, et pourtant peut donner de faux profils, nous
tromper sur l'ensemble, en dérober l'harmonie
supérieure.
La vie a une condition souveraine et bien exigeante. Elle
n'est véritablement la vie qu'autant qu'elle est
complète. Ses organes sont tous solidaires et ils n'agissent
que d'ensemble. Nos fonctions se lient, se supposent l'une l'autre.
Qu'une seule manque, et rien ne vit plus. On croyait autrefois pouvoir
par le scalpel isoler, suivre à part chacun de nos
systèmes; cela ne se peut pas car tout influe sur tout.
Ainsi, tout ou rien. Pour retrouver la vie historique, il
faudrait patiemment la suivre en toutes ses voies, toutes ses formes,
tous ses éléments. Mais il faudrait aussi, d'une
passion plus grande encore, refaire et rétablir le jeu de
tout cela, l'action réciproque de ces forces diverses dans
un puissant mouvement qui redeviendrait la vie même. [...]
Telle fut ma foi du moins et cet acte de foi, quelle que
fût ma faiblesse, agit. Ce mouvement immense
s'ébranla sous mes yeux. Ces forces variées, et
de nature et d'art, se cherchèrent,
s'arrangèrent, malaisément d'abord. Les membres
du grand corps, peuples, races, contrées,
s'agencèrent de la mer au Rhin, au Rhône, aux
Alpes, et les siècles marchèrent de la Gaule
à la France. [...]
Tous, amis, ennemis, dirent que «
c'était vivant ». Mais quels sont les vrais signes
bien certains de la vie ? Par certaine dextérité,
on obtient de l'animation, une sorte de chaleur. Parfois le galvanisme
semble dépasser la vie même par ses bonds, ses
efforts, des contrastes heurtés, des surprises, de petits
miracles. La vraie vie a un signe tout différent, sa
continuité. Née d'un jet, elle dure, et
croît placidement, uno tenore. Son
unité n'est pas celle d'une pièce en cinq actes,
mais (dans un développement souvent immense) l'harmonique
identité d'âme. [...]
Le matériel, la race, le peuple qui la continue,
me paraissaient avoir besoin qu'on mît dessous une bonne
forte base, la terre qui les porta et les nourrit. Sans une base
géographique, le peuple, l'acteur historique, semble marcher
en l'air comme dans les peintures chinoises où le sol
manque. Et notez que ce sol n'est pas seulement le
théâtre de l'action. Par la nourriture, le climat,
etc., il y influe de cent manières. Tel le nid, tel
l'oiseau. Telle la patrie, tel l'homme. La race,
élément fort et dominant aux temps barbares,
avant le grand travail des nations, est moins sensible, est faible,
effacée presque, à mesure que chacune
s'élabore, se personnifie. [...]
La vie a sur elle-même une action de personnel
enfantement qui, de matériaux préexistants, nous
crée des choses absolument nouvelles. Du pain, des fruits
que j'ai mangés, je fais du sang rouge et salé
qui ne rappelle en rien ces aliments d'où je les tire. -
Ainsi va la vie historique, ainsi va chaque peuple se faisant,
s'engendrant, broyant, amalgamant des éléments,
qui y restent sans doute à l'état obscur et
confus, mais sont bien peu de chose relativement à ce que
fit le grand travail de la grande âme.
La France a fait la France et l'élément fatal de
race m'y semble secondaire. Elle est fille de sa liberté.
Dans le progrès humain, la part essentielle est à
la force vive, qu'on appelle homme. L'homme est son propre
Prométhée.
En résumé, l'histoire telle que je la voyais en
ces hommes éminents (et plusieurs admirables) qui la
représentaient, me paraissait encore faible en ses deux
méthodes :
Trop peu matérielle, tenant compte des races, non
du sol, du climat, des aliments, de tant de circonstances physiques et
physiologiques.
Trop peu spirituelle, parlant des lois,
des actes politiques, non des idées, des mœurs,
non du grand mouvement progressif, intérieur, de
l'âme nationale.
Surtout peu curieuse du menu détail érudit,
où le meilleur, peut-être, restait enfoui aux
sources inédites. [...]
Jules MICHELET, Histoire de France,
préface à l'édition de 1869.
Friedrich NIETZSCHE
Le passé fossoyeur du présent
Contemple le troupeau qui
passe devant toi en broutant. Il ne sait pas ce qu'était
hier ni ce qu'est aujourd'hui : il court de-ci de-là, mange,
se repose et se remet à courir, et ainsi du matin au soir,
jour pour jour, quel que soit son plaisir ou son déplaisir.
Attaché au piquet du moment il n'en témoigne ni
mélancolie ni ennui. L'homme s'attriste de voir pareille
chose, parce qu'il se rengorge devant la bête et qu'il est
pourtant jaloux du bonheur de celle-ci. Car c'est là ce
qu'il veut : n'éprouver, comme la bête, ni
dégoût ni souffrance, et pourtant il le veut
autrement, parce qu'il ne peut pas vouloir comme la bête. Il
arriva peut-être un jour à l'homme de demander
à la bête : « Pourquoi ne me parles-tu
pas de ton bonheur et pourquoi ne fais-tu que me regarder ? »
Et la bête voulut répondre et dire : «
Cela vient de ce que j'oublie chaque fois ce que j'ai l'intention de
répondre. » Or, tandis qu'elle
préparait cette réponse, elle l'avait
déjà oubliée et elle se tut, en sorte
que l'homme s'en étonna.
Mais il s'étonna aussi de
lui-même, parce qu'il ne pouvait pas apprendre à
oublier et qu'il restait sans cesse accroché au
passé. Quoi qu'il fasse, qu'il s'en aille courir au loin,
qu'il hâte le pas, toujours la chaîne court avec
lui. C'est une merveille : le moment est là en un clin
d'œil, en un clin d'œil il disparaît.
Avant c'est le néant, après c'est le
néant, mais le moment revient pour troubler le repos du
moment à venir. Sans cesse une page se détache du
rôle du temps, elle s'abat, va flotter au loin, pour revenir,
poussée sur les genoux de l'homme. Alors l'homme dit :
« Je me souviens. » Et il imite l'animal qui oublie
aussitôt et qui voit chaque moment mourir
véritablement, retourner à la nuit et
s'éteindre à jamais. C'est ainsi que l'animal vit
d'une façon non historique : car il se réduit
dans le temps, semblable à un nombre, sans qu'il reste une
fraction bizarre. Il ne sait pas simuler, il ne cache rien et
apparaît toujours pareil à lui-même, sa
sincérité est donc involontaire. L'homme, par
contre, s'arc-boute contre le poids toujours plus lourd du
passé. Ce poids l'accable ou l'incline sur le
côté, il alourdit son pas, tel un invisible et
obscur fardeau. Il peut le renier en apparence, ce qu'il aime
à faire en présence de ses semblables, afin
d'éveiller leur jalousie. C'est pourquoi il est
ému, comme s'il se souvenait du paradis perdu, lorsqu'il
voit le troupeau au pâturage, ou aussi, tout près
de lui, dans un commerce familier, l'enfant qui n'a encore rien
à renier du passé et qui, entre les enclos d'hier
et ceux de demain, se livre à ses jeux dans un bienheureux
aveuglement. Et pourtant l'enfant ne peut toujours jouer sans
être assailli de troubles. Trop tôt on le fait
sortir de l'oubli. Alors il apprend à comprendre le mot
« il était », ce mot de ralliement avec
lequel la lutte, la souffrance et le dégoût
s'approchent de l'homme, pour lui faire souvenir de ce que son
existence est au fond : un imparfait à jamais imperfectible.
Quand enfin la mort apporte l'oubli tant désiré,
elle dérobe aussi le présent et la vie. Elle
appose en même temps son sceau sur cette conviction que
l'existence n'est qu'une succession ininterrompue
d'événements passés, une chose qui vit
de se nier et de se détruire elle-même, de se
contredire sans cesse.
Si c'est un bonheur, un besoin avide de
nouveau bonheur qui, dans un sens quelconque, attache le vivant
à la vie et le pousse à continuer à
vivre, aucun philosophe n'a peut-être raison autant que le
cynique car le bonheur de la bête, qui est la forme la plus
accomplie du cynisme, est la preuve vivante des droits du cynique. Le
plus petit bonheur, pourvu qu'il reste ininterrompu et qu'il rende
heureux, renferme, sans conteste, une dose supérieure de
bonheur que le plus grand qui n'arrive que comme un épisode,
en quelque sorte par fantaisie, telle une idée folle, au
milieu des ennuis, des désirs et des privations. Mais le
plus petit comme le plus grand bonheur sont toujours
créés par une chose : le pouvoir d'oublier, ou,
pour m'exprimer en savant, la faculté de sentir, abstraction
faite de toute idée historique, pendant toute la
durée du bonheur. Celui qui ne sait pas se reposer sur le
seuil du moment, oubliant tout le passé, celui qui ne sait
pas se dresser, comme le génie de la victoire, sans vertige
et sans crainte, ne saura jamais ce que c'est que le bonheur, et, ce
qui pis est, il ne fera jamais rien qui puisse rendre heureux les
autres. Imaginez l'exemple le plus complet : un homme qui serait
absolument dépourvu de la faculté d'oublier et
qui serait condamné à voir, en toute chose, le
devenir. Un tel homme ne croirait plus à son propre
être, ne croirait plus en lui-même. Il verrait
toutes choses se dérouler en une série de points
mouvants, il se perdrait dans cette mer du devenir. En
véritable élève d'Héraclite
il finirait par ne plus oser lever un doigt. Toute action exige
l'oubli, comme tout organisme a besoin, non seulement de
lumière, mais encore d'obscurité. Un homme qui
voudrait ne sentir que d'une façon purement historique
ressemblerait à quelqu'un que l'on aurait forcé
de se priver de sommeil, ou bien à un animal qui serait
condamné à ruminer sans cesse les mêmes
aliments. Il est donc possible de vivre sans presque se souvenir, de
vivre même heureux, à l'exemple de l'animal, mais
il est absolument impossible de vivre sans oublier. Si je devais
m'exprimer, sur ce sujet, d'une façon plus simple encore, je
dirais : il y a un degré d'insomnie, de rumination, de sens
historique qui nuit à l'être vivant et finit par
l'anéantir, qu'il s'agisse d'un homme, d'un peuple ou d'une
civilisation.
Pour pouvoir
déterminer ce degré et, par celui-ci, les limites
où le passé doit être oublié
sous peine de devenir le fossoyeur du présent, il faudrait
connaître exactement la force plastique d'un homme, d'un
peuple, d'une civilisation, je veux dire cette force qui permet de se
développer hors de soi-même, d'une
façon qui vous est propre, de transformer et d'incorporer
les choses du passé, de guérir et de cicatriser
des blessures, de remplacer ce qui est perdu, de refaire par
soi-même des formes brisées. Il y a des hommes qui
possèdent cette force à un degré si
minime qu'un seul événement, une seule douleur,
parfois même une seule légère petite
injustice les fait périr
irrémédiablement, comme si tout leur sang
s'écoulait par une petite blessure. Il y en a, d'autre part,
que les accidents les plus sauvages et les plus
épouvantables de la vie touchent si peu, sur lesquels les
effets de leur propre méchanceté ont si peu de
prise qu'au milieu de la crise la plus violente, ou aussitôt
après cette crise, ils parviennent à un
bien-être passable, à une façon de
conscience tranquille. Plus la nature intérieure d'un homme
possède de fortes racines, plus il s'appropriera de
parcelles du passé. Et, si l'on voulait imaginer la nature
la plus puissante et la plus formidable, on la reconnaîtrait
à ceci qu'elle ignorerait les limites où le sens
historique pourrait agir d'une façon nuisible ou
parasitaire. Cette nature attirerait à elle tout ce qui
appartient au passé, que ce soit au sien propre ou
à l'histoire, elle l'absorberait pour le transmuer en
quelque sorte en sang. Ce qu'une pareille nature ne maîtrise
pas, elle sait l'oublier. Ce qu'elle oublie n'existe plus. L'horizon
est fermé et forme un tout. Rien ne pourrait faire souvenir
qu'au-delà de cet horizon il y a des hommes, des passions,
des doctrines et des buts. Ceci est une loi universelle : tout ce qui
est vivant ne peut devenir sain, fort et fécond que dans les
limites d'un horizon déterminé. Si l'organisme
est incapable de tracer autour de lui un horizon, s'il est d'autre part
trop poussé vers des fins personnelles pour donner
à ce qui est étranger un caractère
individuel, il s'achemine, stérile ou hâtif, vers
un rapide déclin. La
sérénité, la bonne conscience,
l'activité joyeuse, la confiance en l'avenir - tout cela
dépend, chez l'individu comme chez le peuple, de l'existence
d'une ligne de démarcation qui sépare ce qui est
clair, ce que l'on peut embrasser du regard, de ce qui est obscur et
hors de vue, dépend de la faculté d'oublier au
bon moment aussi bien que, lorsque cela est nécessaire, de
se souvenir au bon moment, dépend de l'instinct vigoureux
que l'on met à sentir si et quand il est
nécessaire de voir les choses au point de vue historique, si
et quand il est nécessaire de voir les choses au point de
vue non historique. Et voici précisément la
proposition que le lecteur est invité à
considérer : le point de vue historique aussi bien que le
point de vue non historique sont nécessaires à la
santé d'un individu, d'un peuple et d'une civilisation.
Chacun voudra commencer ici par faire une observation. Les
connaissances et les sentiments historiques d'un homme peuvent
être très limités, son horizon
peut-être étroit, comme celui d'un habitant d'une
vallée des Alpes ; dans chaque jugement il pourra placer une
injustice, pour chaque conception il pourra commettre l'erreur de
croire qu'il est le premier à la formuler. Malgré
toutes les injustices et toutes les erreurs, il gardera son
insurmontable verdeur, et sa santé réjouira tous
les yeux. Et, tout près de lui, celui qui est infiniment
plus juste et plus savant s'étiolera et ira à sa
ruine, parce que les lignes de son horizon sont instables et se
déplacent toujours à nouveau, parce qu'il ne
parvient pas à se dégager des fines mailles que
son esprit d'équité et de
véracité tendent autour de lui, pour s'adonner
à une dure volonté, à des aspirations
brutales. Nous avons vu qu'au contraire l'animal,
entièrement dépourvu de conceptions historiques,
limité par un horizon en quelque sorte composé de
points, vit pourtant dans un bonheur relatif et pour le moins sans
ennui, ignorant la nécessité de simuler. La
faculté de pouvoir sentir, en une certaine mesure, d'une
façon non historique devra donc être tenue par
nous pour la faculté la plus importante, pour une
faculté primordiale, en tant qu'elle renferme le fondement
sur lequel peut seul s'édifier quelque chose de solide, de
bien portant et de grand, quelque chose de véritablement
humain. Ce qui est non historique ressemble à une
atmosphère ambiante, où seule peut s'engendrer la
vie, pour disparaître de nouveau avec
l'anéantissement de cette atmosphère.
À vrai dire, l'homme ne devient homme que lorsqu'il arrive
en pensant, en repensant, en comparant, en séparant et en
réunissant, à restreindre cet
élément non historique. Dans la nuée
qui l'enveloppe, naît alors un rayon de claire
lumière et il possède la force d'utiliser ce qui
est passé, en vue de la vie, pour transformer les
événements en histoire. Mais, lorsque les
souvenirs historiques deviennent trop écrasants, l'homme
cesse de nouveau d'être, et, s'il n'avait pas
possédé cette ambiance non historique il n'aurait
jamais commencé d'être, il n'aurait jamais
osé commencer. Où y a-t-il des actes que l'homme
eût été capable d'accomplir sans
s'être enveloppé d'abord de cette nuée
non historique ?
Friedrich NIETZSCHE, Seconde
considération inactuelle (1874).
Henri
BERGSON
L'appel du héros
De tout temps ont surgi
des hommes exceptionnels en lesquels cette morale s'incarnait. Avant
les saints du christianisme, l'humanité avait connu les
sages de la Grèce, les prophètes
d'Israël, les Arahants du bouddhisme et d'autres encore. C'est
à eux que l'on s'est toujours reporté pour avoir
cette moralité complète, qu'on ferait mieux
d'appeler absolue. Et ceci même est
déjà caractéristique et instructif. Et
ceci même nous fait pressentir une différence de
nature, et non pas seulement de degré, entre la morale dont
il a été question jusqu'à
présent et celle dont nous abordons l'étude,
entre le minimum et le maximum, entre les deux limites. Tandis que la
première est d'autant plus pure et plus parfaite qu'elle se
ramène mieux à des formules impersonnelles, la
seconde, pour être pleinement elle-même, doit
s'incarner dans une personnalité
privilégiée qui devient un exemple. La
généralité de l'une tient à
l'universelle acceptation d'une loi, celle de l'autre la commune
imitation d'un modèle.
Pourquoi les saints ont-ils ainsi des imitateurs, et
pourquoi les grands hommes de bien ont-ils
entraîné derrière eux des foules ? Ils
ne demandent rien, et pourtant ils obtiennent. Ils n'ont pas besoin
d'exhorter; ils n'ont qu'à exister; leur existence est un
appel. Car tel est bien le caractère de cette autre morale.
Tandis que l'obligation naturelle est pression ou poussée,
dans la morale complète et parfaite il y a un appel.
La nature de cet appel, ceux-là seuls l'ont
connue entièrement qui se sont trouves en
présence d'une grande personnalité morale. Mais
chacun de nous, à des heures où ses maximes
habituelles de conduite lui paraissaient insuffisantes, s'est
demandé ce que tel ou tel eût attendu de lui en
pareille occasion. Ce pouvait être un parent, un ami, que
nous évoquions ainsi par la pensée. Mais ce
pouvait aussi bien être un homme que nous n'avions jamais
rencontré, dont on nous avait simplement raconté
la vie, et au jugement duquel nous soumettions alors en imagination
notre conduite, redoutant de lui un blâme, fiers de son
approbation. Ce pouvait même être, tirée
du fond de l'âme à la lumière de la
conscience, une personnalité qui naissait en nous, que nous
sentions capable de nous envahir tout entiers plus tard, et
à laquelle nous voulions nous attacher pour le moment comme
fait le disciple au maître. A vrai dire, cette
personnalité se dessine du jour où l'on a
adopté un modèle : le désir de
ressembler, qui est idéalement
générateur d'une forme à prendre, est
déjà ressemblance; la parole qu'on fera sienne
est celle dont on a entendu en soi un écho. Mais peu importe
la personne. Constatons seulement que si la première morale
avait d'autant plus de force qu'elle se dissociait plus nettement en
obligations impersonnelles, celle-ci au contraire, d'abord
éparpillée en préceptes
généraux auxquels adhérait notre
intelligence mais qui n'allaient pas jusqu'à
ébranler notre volonté, devient d'autant plus
entraînante que la multiplicité et la
généralité des maximes vient mieux se
fondre dans l'unité et l'individualité d'un homme.
D'où lui vient sa force ? Quel est le principe
d'action qui succède ici à l'obligation naturelle
ou plutôt qui finit par l'absorber ? Pour le savoir, voyons
d'abord ce qui nous est tacitement demandé. Les devoirs dont
il a été question jusqu'à
présent sont ceux que nous impose la vie sociale ; ils nous
obligent vis-à-vis de la cité plutôt
que de l'humanité. On pourrait donc dire que la seconde
morale - si décidément nous en distinguons deux -
diffère de la première en ce qu'elle est humaine,
au lieu d'être seulement sociale. Et l'on n'aurait pas tout
à fait tort. Nous avons vu, en effet, que ce n'est pas en
élargissant la cité qu'on arrive à
l'humanité : entre une morale sociale et une morale humaine
la différence n'est pas de degré, mais de nature.
La première est celle à laquelle nous pensons
d'ordinaire quand nous nous sentons naturellement obligés.
Au-dessus de ces devoirs bien nets nous aimons à nous en
représenter d'autres, plutôt flous, qui s'y
superposeraient. Dévouement, don de soi, esprit de
sacrifice, charité, tels sont les mots que nous
prononçons quand nous pensons à eux. Mais
pensons-nous alors, le plus souvent, à autre chose
qu'à des mots ? Non, sans doute, et nous nous en rendons
bien compte. Seulement il suffit, disons-nous, que la formule soit
là ; elle prendra tout son sens, l'idée qui
viendra la remplir se fera agissante, quand une occasion se
présentera. Il est vrai que pour beaucoup l'occasion ne se
présentera pas, ou l'action sera remise à plus
tard. Chez certains la volonté s'ébranlera bien
un peu, mais si peu que la secousse reçue pourra en effet
être attribuée à la seule dilatation du
devoir social, élargi et affaibli en devoir humain. Mais que
les formules se remplissent de matière et que la
matière s'anime - c'est une vie nouvelle qui s'annonce ;
nous comprenons, nous sentons qu'une autre morale survient. Donc, en
parlant ici d'amour de l'humanité, on
caractériserait sans doute cette morale. Et pourtant on n'en
exprimerait pas l'essence, car l'amour de l'humanité n'est
pas un mobile qui se suffise à lui-même et qui
agisse directement. Les éducateurs de la jeunesse savent
bien qu'on ne triomphe pas de l’égoïsme
en recommandant « l'altruisme ». Il arrive
même qu'une âme généreuse,
impatiente de se dévouer, se trouve tout à coup
refroidie a l'idée qu'elle va travailler « pour le
genre humain ». L'objet est trop vaste, l'effet trop
dispersé. On peut donc conjecturer que si l'amour de
l'humanité est constitutif de cette morale, c'est
à peu près comme est impliquée, dans
l'intention d'atteindre un point, la nécessité de
franchir l'espace intermédiaire. En un sens, c'est la
même chose ; en un autre, c'est tout différent. Si
l'on ne pense qu'à l'intervalle et aux points, en nombre
infini, qu'il faudra traverser un à un, on se
découragera de partir, comme la flèche de
Zénon ; on n'y verra d'ailleurs aucun
intérêt, aucun attrait. Mais si l'on enjambe
l'intervalle en ne considérant que
l'extrémité ou même en regardant plus
loin, on aura facilement accompli un acte simple en même
temps qu'on sera venu à bout de la multiplicité
infinie dont cette simplicité est l'équivalent.
Quel est donc ici le terme, quelle est la direction de l'effort?
Qu'est-ce, en un mot, qui nous est proprement demandé ?
Définissons d'abord l'attitude morale de l'homme
que nous avons considéré jusqu'à
présent. Il fait corps avec la société
; lui et elle sont absorbés ensemble dans une même
tâche de conservation individuelle et sociale. Ils sont
tournés vers eux-mêmes. Certes, il est douteux que
l'intérêt particulier s'accorde invariablement
avec l'intérêt général : on
sait à quelles difficultés insolubles s'est
toujours heurtée la morale utilitaire quand elle a
posé en principe que l'individu ne pouvait rechercher que
son bien propre, quand elle a prétendu qu'il serait conduit
par là à vouloir le bien d'autrui. Un
être intelligent, à la poursuite de ce qui est de
son intérêt personnel, fera souvent tout autre
chose que ce que réclamerait l'intérêt
général. Si pourtant la morale utilitaire
s'obstine à reparaître sous une forme ou sous une
autre, c'est qu'elle n'est pas insoutenable ; et si elle peut se
soutenir, c'est justement parce qu'au-dessous de l'activité
intelligente, qui aurait en effet à opter entre
l'intérêt personnel et
l'intérêt d'autrui, il y a un substratum
d'activité instinctive primitivement établi par
la nature, où l'individuel et le social sont tout
près de se confondre. La cellule vit pour elle et aussi pour
l'organisme, lui apportant et lui empruntant de la vitalité;
elle se sacrifiera au tout s'il en est besoin ; et elle se dirait sans
doute alors, si elle était consciente, que c'est pour
elle-même qu'elle le fait. Tel serait probablement aussi
l'état d'âme d'une fourmi
réfléchissant sur sa conduite. Elle sentirait que
son activité est suspendue à quelque chose
d'intermédiaire entre le bien de la fourmi et celui de la
fourmilière. Or. c'est à cet instinct fondamental
que nous avons rattaché l'obligation proprement dite : elle
implique, à l'origine, un état de choses
où l'individuel et le social ne se distinguent pas l'un de
l'autre. C'est pourquoi nous pouvons dire que l'attitude à
laquelle elle correspond est celle d'un individu et d'une
société recourbés sur
eux-mêmes. Individuelle et sociale tout a la fois,
l'âme tourne ici dans un cercle. Elle est close.
L'autre attitude est celle de l'âme ouverte. Que
laisse-t-elle alors entrer ? Si l'on disait qu'elle embrasse
l'humanité entière, on n'irait pas trop loin, on
n'irait même pas assez loin, puisque son amour
s'étendra aux animaux, aux plantes, à toute la
nature. Et pourtant rien de ce qui viendrait ainsi l'occuper ne
suffirait à définir l'attitude qu'elle a prise,
car de tout cela elle pourrait à la rigueur se passer. Sa
forme ne dépend pas de son contenu. Nous venons de la
remplir ; nous pourrions aussi bien, maintenant, la vider. La
charité subsisterait chez celui qui la possède,
lors même qu'il n'y aurait plus d'autre vivant sur la terre.
Encore une fois, ce n'est pas par une dilatation de soi
qu'on passera du premier état au second. Une psychologie
trop purement intellectualiste, qui suit les indications du langage,
définira sans doute les états d'âme par
les objets auxquels ils sont attachés : amour de la famille,
amour de la patrie, amour de l'humanité, elle verra dans ces
trois inclinations un même sentiment qui se dilate de plus en
plus, pour englober un nombre croissant de personnes. Le fait que ces
états d'âme se traduisent au dehors par la
même attitude ou le même mouvement, que tous trois
nous inclinent, nous permet de les grouper sous le concept d'amour et
de les exprimer par le même mot ; on les distinguera alors en
nommant trois objets, de plus en plus larges, auxquels ils se
rapporteraient, Cela suffit, en effet, à les
désigner. Mais est-ce les décrire ? Est-ce les
analyser ? Au premier coup d’œil, la conscience
aperçoit entre les deux premiers sentiments et le
troisième une différence de nature.
Ceux-là impliquent un choix et par conséquent une
exclusion : ils pourront inciter à la lutte ; ils n'excluent
pas la haine. Celui-ci n'est qu'amour. Ceux-là vont tout
droit se poser sur un objet qui les attire. Celui-ci ne cède
pas à un attrait de son objet; il ne l'a pas visé
; il s'est élancé plus loin, et n'atteint
l'humanité qu'en la traversant. A-t-il, à
proprement parler, un objet ? Nous nous le demanderons. Bornons-nous
pour le moment à constater que cette attitude de
l'âme, qui est plutôt un mouvement, se suffit
à elle-même.
Henri BERGSON, Les deux sources de la morale et de
la religion, 1932.
Walter BENJAMIN
L'ange de l'histoire
VIII
Aux historiens
désireux de pénétrer au cœur
même d'une époque révolue, Fustel de
Coulanges recommanda un jour de faire semblant de ne rien savoir de
tout ce qui se serait passé après elle. C'est
là très exactement la méthode qui se
trouve à l'opposé du matérialisme
historique. Elle équivaut à une identification
affective avec une époque donnée. Elle a comme
origine la paresse d'un cœur renonçant
à capter l'image authentique du passé - image
fugitive et passant comme un éclair. Cette paresse du
cœur a longuement retenu les théologiens du Moyen
Âge qui, la traitant sous le nom d'acedia
comme un des sept péchés capitaux, y
reconnurent le fin fond de la tristesse mortelle. Flaubert semble bien
l'avoir éprouvée, lui qui devait
écrire : « Peu de gens devineront combien il a
fallu être triste pour ressusciter Carthage.» Cette
tristesse nous cédera, peut-être, son secret
à la lumière de la question suivante :
à qui, en fin de compte, devront s'identifier les
maîtres de l'historisme ? La réponse sera
inéluctablement : le vainqueur. Or, ceux qui, à
un moment donné, détiennent le pouvoir sont les
héritiers de tous ceux qui jamais, quand que ce soit, n'ont
cueilli la victoire. L'historien, s'identifiant au vainqueur, servira
donc irrémédiablement les détenteurs
du pouvoir actuel. Voilà qui en dira assez à
l'historien matérialiste. Quiconque, jusqu'à ce
jour, aura remporté la victoire fera partie du grand
cortège triomphal qui passe au-dessus de ceux qui jonchent
le sol. Le butin, exposé comme de juste dans ce
cortège, a le nom d'héritage culturel de
l'humanité. Cet héritage trouvera en la personne
de l'historien matérialiste un expert quelque peu distant.
Lui, en songeant à la provenance de cet héritage
ne pourra pas se défendre d'un frisson. Car tout cela est
dû non seulement au labeur des génies et des
grands chercheurs mais aussi au servage obscur de leurs
congénères. Tout cela ne témoigne pas
de la culture sans témoigner, en même temps, de la
barbarie. Cette barbarie est même
décelée jusque dans la façon dont, au
cours des âges, cet héritage devait tomber des
mains d'un vainqueur entre celles d'un autre. L'historien
matérialiste sera donc plutôt porté
à s'en détacher. Il est tenu à brosser
à contresens le poil trop luisant de l'histoire.
IX
Il existe un tableau de
Klee qui s’intitule «
Angelus Novus
». Il représente un ange qui a l'air de
s’éloigner de quelque chose à quoi son
regard est
resté rivé. Ses yeux sont
écarquillés, sa
bouche ouverte, ses ailes déployées. Tel devra
être
l'aspect que présente l'Ange de l’Histoire. Il a
le visage
tourné vers le passé. Là où
nous voyons une
succession d’événements, il ne voit
qu’une
seule et unique catastrophe, qui ne cesse d’amonceler ruines
sur
ruines et les jette à ses pieds. Il voudrait bien
s’attarder, réveiller les morts et
réunifier ce qui
a été brisé. Mais une
tempête s'est
levée, venant du Paradis; elle a gonflé les ailes
déployées de l’Ange; et il ne peut plus
les
replier. Cette tempête le pousse irrésistiblement
vers le
futur auquel il tourne le dos, cependant que, devant lui,
s’amassent les débris montant jusqu'aux cieux.
Cette
tempête est ce que nous appelons le Progrès.
Walter BENJAMIN, Sur le concept d'histoire,
1940.
Albert CAMUS
Un principe d'arbitraire et de terreur
En opposition au monde
antique, l'unité du monde chrétien et du monde
marxiste est frappante. Les deux doctrines ont, en commun, une vision
du monde qui les sépare de l'attitude grecque. Jaspers la
définit très bien : « C'est une
pensée chrétienne que de considérer
l'histoire des hommes comme strictement unique. » Les
chrétiens ont, les premiers, considéré
la vie humaine, et la suite des événements, comme
une histoire qui se déroule à partir d'une
origine vers une fin, au cours de laquelle l'homme gagne son salut ou
mérite son châtiment. La philosophie de l'histoire
est née d'une représentation
chrétienne, surprenante pour un esprit grec. La notion
grecque du devenir n'a rien de commun avec notre idée de
l'évolution historique. La différence entre les
deux est celle qui sépare un cercle d'une ligne droite. Les
Grecs se représentaient le monde comme cyclique. Aristote,
pour donner un exemple précis, ne se croyait pas
postérieur à la guerre de Troie. Le christianisme
a été obligé, pour
s'étendre dans le monde méditerranéen,
de s'helléniser et sa doctrine s'est du même coup
assouplie. Mais son originalité est d'introduire dans le
monde antique deux notions jamais liées
jusque-là, celles d'histoire et de châtiment. Par
l'idée de médiation, le christianisme est grec.
Par la notion d'historicité, il est judaïque et se
retrouvera dans l'idéologie allemande.
On aperçoit mieux cette coupure en soulignant
l'hostilité des pensées historiques à
l'égard de la nature, considérée par
elles comme un objet, non de contemplation, mais de transformation.
Pour les chrétiens comme pour les marxistes, il faut
maîtriser la nature. Les Grecs sont d'avis qu'il vaut mieux
lui obéir. L'amour antique du cosmos est ignoré
des premiers chrétiens qui, du reste, attendaient avec
impatience une fin du monde imminente. L'hellénisme,
associé au christianisme, donnera ensuite l'admirable
floraison albigeoise d'une part, saint François de l'autre.
Mais avec l'Inquisition et le destruction de
l'hérésie cathare, l'Église se
sépara à nouveau du monde et de la
beauté, et redonna à l'histoire sa
primauté sur la nature. Jaspers a encore raison de dire :
« C'est l'attitude chrétienne qui peu à
peu vide le monde de sa substance... puisque la substance reposait sur
un ensemble de symboles. » Ces symboles sont ceux du drame
divin qui se déroule à travers les temps. La
nature n'est plus que le décor de ce drame. Le bel
équilibre de l'humain et de la nature, le consentement de
l'homme au monde, qui soulève et fait resplendir toute la
pensée antique, a été
brisé, au profit de l'histoire, par le christianisme
d'abord. L'entrée, dans cette histoire, des peuples
nordiques qui n'ont pas une tradition d'amitié avec le
monde, a précipité ce mouvement. A partir du
moment où la divinité du Christ est
niée, où, par les soins de l'idéologie
allemande, il ne symbolise plus que l'homme-dieu, la notion de
médiation disparaît, un monde judaïque
ressuscite. Le dieu implacable des armées règne
à nouveau, toute beauté est insultée
comme source de jouissances oisives, la nature elle-même est
asservie. Marx, de ce point de vue, est le
Jérémie du dieu historique et le saint Augustin
de la révolution. [...]
Pour lui, l'homme n'est qu'histoire et,
particulièrement, histoire des moyens de production. Marx
remarque en effet que l'homme se distingue de l'animal en ce qu'il
produit les moyens de sa subsistance. S'il ne mange pas d'abord, s'il
ne s'habille pas, ni ne s'abrite, il n'est pas. Ce primum
vivere est sa première détermination.
Le peu qu'il pense à ce moment est en rapport direct avec
ces nécessités inévitables. Marx
démontre ensuite que cette dépendance est
constante et nécessaire. « L'histoire de
l'industrie est le livre ouvert des facultés essentielles de
l'homme. » Sa généralisation
personnelle consistera à tirer de cette affirmation, en
somme acceptable, que la dépendance économique
est unique et suffisante, ce qui reste à
démontrer. On peut admettre que la détermination
économique joue un rôle capital dans la
genèse des actions et des pensées humaines sans
conclure pour cela, comme le fait Marx, que la révolte des
Allemands contre Napoléon s'explique seulement par la
pénurie du sucre et du café. Au reste, le
déterminisme pur est lui aussi absurde. S'il ne
l'était pas, il suffirait d'une seule affirmation vraie pour
que, de conséquence en conséquence, on parvienne
à la vérité entière. Cela
n'étant pas, ou bien nous n'avons jamais prononcé
une seule affirmation vraie, et pas même celle qui pose le
déterminisme, ou bien il nous arrive de dire vrai, mais sans
conséquence, et le déterminisme est faux. [...]
Le marxisme ne se justifie à ce stade que par la
cité définitive.
Cette cité des fins a-t-elle alors un sens? Elle
en a un dans l'univers sacré, une fois admis le postulat
religieux. Le monde a été
créé, il aura une fin; Adam a quitté
l'Éden, l'humanité doit y revenir. Il n'en a pas
dans l'univers historique si l'on admet le postulat dialectique. La
dialectique appliquée correctement ne peut pas et ne doit
pas s'arrêter. Les termes antagonistes d'une situation
historique peuvent se nier les uns les autres, puis se surmonter dans
une nouvelle synthèse. Mais il n'y a pas de raison pour que
cette synthèse nouvelle soit supérieure aux
premières. Ou plutôt il n'y a de raison
à cela que si l'on impose, arbitrairement, un terme
à la dialectique, si donc l'on y introduit un jugement de
valeur venu du dehors. Si la société sans classes
termine l'histoire, alors, en effet, la société
capitaliste est supérieure à la
société féodale dans la mesure
où elle rapproche encore l'avènement de cette
société sans classes. Mais si l'on admet le
postulat dialectique, il faut l'admettre entièrement. De
même qu'à la société des
ordres a succédé une
société sans ordres mais avec classes, il faut
dire qu'à la société des classes
succédera une société sans classes,
mais animée par un nouvel antagonisme, encore à
définir. Un mouvement, auquel on refuse un commencement, ne
peut avoir de fin. « Si le socialisme, dit un essayiste
libertaire est un éternel devenir, ses moyens sont sa fin.
» Exactement, il n'a pas de fin, il n'a que des moyens qui ne
sont garantis par rien s'ils ne le sont par une valeur
étrangère au devenir. En ce sens, il est juste de
remarquer que la dialectique n'est pas et ne peut pas être
révolutionnaire. Elle est seulement, selon notre point de
vue, nihiliste, pur mouvement qui vise à nier tout ce qui
n'est pas lui-même.
Il n'y a donc, dans cet univers, aucune raison d'imaginer la
fin de l'histoire. Elle est pourtant la seule justification des
sacrifices demandés, au nom du marxisme, à
l'humanité. Mais elle n'a pas d'autre fondement raisonnable
qu'une pétition de principe qui introduit dans l'histoire,
royaume qu'on voulait unique et suffisant, une valeur
étrangère à l'histoire. Comme cette
valeur est en même temps étrangère
à la morale, elle n'est pas à proprement parler
une valeur sur laquelle on puisse régler sa conduite, elle
est un dogme sans fondement qu'on peut faire sien dans le mouvement
désespéré d'une pensée qui
étouffe de solitude ou de nihilisme, ou qu'on se verra
imposer par ceux à qui le dogme profite. La fin de
l'histoire n'est pas une valeur d'exemple et de perfectionnement. Elle
est un principe d'arbitraire et de terreur.
Albert CAMUS, L'Homme révolté
(1951)
André
MALRAUX
L'envoûtante conscience des siècles
Réfléchir sur la vie — sur la vie en
face de la mort — sans doute n'est-ce guère
qu'approfondir son interrogation. Je ne parle pas du fait
d'être tué, qui ne pose guère de
question à quiconque a la chance banale
d’être courageux, mais de la mort qui affleure dans
tout ce qui est plus fort que l'homme, dans le vieillissement et
même la métamorphose de la terre (la terre
suggère la mort par sa torpeur millénaire comme
par sa métamorphose, même si sa
métamorphose est l'œuvre de l'homme) et surtout
l'irrémédiable, le : tu ne sauras jamais ce que
tout cela voulait dire. En face de cette question, que m'importe ce qui
n'importe qu'à moi ? Presque tous les écrivains
que je connais aiment leur enfance, je déteste la mienne.
J'ai peu et mal appris à me créer
moi-même, si se créer, c’est
s'accommoder de cette auberge sans routes qui s'appelle la vie. J'ai su
quelquefois agir, mais l'intérêt de l'action, sauf
lorsqu'elle s'élève à l'histoire, est
dans ce qu'on fait et non dans ce qu'on dit. Je ne
m'intéresse guère. L'amitié, qui a
joué un grand rôle dans ma vie, ne s'est pas
accommodée de la curiosité. […]
Pourquoi me souvenir ?
Parce que, ayant vécu dans le domaine incertain de
l'esprit et de la fiction qui est celui des artistes, puis dans celui
du combat et dans celui de l'histoire, ayant connu à vingt
ans une Asie dont l'agonie mettait encore en lumière ce que
signifiait l'Occident, j'ai rencontré maintes fois,
tantôt humbles et tantôt éclatants, ces
moments où l'énigme fondamentale de la vie
apparaît à chacun de nous comme elle
apparaît à presque toutes les femmes devant un
visage d'enfant, à presque tous les hommes devant un visage
de mort. Dans toutes les formes de ce qui nous entraîne, dans
tout ce que j'ai vu lutter contre l'humiliation, et même en
toi, douceur dont on se demande ce que tu fais sur la terre, la vie
semblable aux dieux des religions disparues m'apparaît
parfois comme le livret d'une musique inconnue. […]
Le sentiment de devenir étranger à la
terre, ou de revenir sur la terre, que l'on trouve ici à
plusieurs reprises, semble né, le plus souvent, d'un
dialogue avec la mort. Être l'objet d'un simulacre
d'exécution n'apporte pas une expérience
négligeable. Mais je dois d'abord ce sentiment à
l'action singulière, parfois physique, qu'exerce sur moi
l'envoûtante conscience des siècles. Conscience
rendue plus insidieuse par mes travaux sur l'art, car tout
Musée Imaginaire apporte à la fois la mort des
civilisations, et la résurrection de leurs œuvres.
Je crois toujours écrire pour des hommes qui me liront plus
tard. Non par confiance dans ce livre, non par obsession de la mort ou
de l'Histoire en tant que destin intelligible de l'humanité
: par le sentiment violent d'une dérive arbitraire et
irremplaçable comme celle des nuées. Pourquoi
noter mes entretiens avec des chefs d'État plutôt
que d'autres ? Parce que nulle conversation avec un ami hindou,
fût-il un des derniers sages de l'hindouisme, ne me rend le
temps sensible comme le fait Nehru lorsqu'il me dit : «
Gandhi pensait que... » Si je mêle ces hommes, les
temples et les tombeaux, c'est parce qu'ils expriment de la
même façon « ce qui passe ».
Lorsque j'écoutais le général de
Gaulle, pendant le plus banal déjeuner dans son appartement
privé de l'Élysée, je pensais :
aujourd'hui, vers 1960... Aux réceptions officielles, je
pensais à celles de Versailles, du Kremlin, de Vienne
à la fin des Habsbourg. Dans le modeste bureau de
Lénine où les dictionnaires forment le socle du
petit pithécanthrope de bronze offert par un
Américain darwiniste, je ne pensais pas à la
préhistoire, mais aux matins où cette porte avait
été poussée par Lénine
— au jour où dans la cour, en bas, il
s'était mis à danser sur la neige, en criant
à Trotski stupéfait : « Aujourd'hui,
nous avons duré un jour de plus que la Commune de Paris !
» Aujourd'hui... Devant le sursaut de la France comme devant
le pauvre pithécanthrope, j'ai été
fasciné par les siècles, par l'éclat
tremblant et changeant du soleil sur le cours du fleuve... Devant
l'enseigne du gantier de Bône quand je revenais de ma
première promenade vers la mort, comme à Gramat
lorsqu'on m'emportait sur une civière pour faire semblant de
me fusiller, comme devant le glissement furtif de mon chat, combien de
fois ai-je pensé ce
que j'ai pensé aux Indes : en 1938, ou en 1944, ou en 1968,
avant Jésus-Christ...
André MALRAUX, Antimémoires
(1972).
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