Pierre
CORNEILLE
Du vrai, du vraisemblable et du nécessaire
Avant que d'en venir aux définitions et
divisions du vraisemblable et du nécessaire, je fais encore une réflexion sur
les actions qui composent la tragédie, et trouve que nous pouvons y en faire
entrer de trois sortes, selon que nous le jugeons à propos : les unes suivent
l'histoire, les autres ajoutent à l'histoire, les troisièmes falsifient
l'histoire. Les premières sont vraies, les secondes quelquefois vraisemblables
et quelquefois nécessaires, et les dernières doivent toujours être nécessaires.
Lorsqu'elles sont vraies, il ne faut point se mettre en peine de la
vraisemblance, elles n'ont pas besoin de son secours. Tout ce qui s'est fait
manifestement s'est pu faire, dit Aristote, parce que, s'il ne s'était pu faire,
il ne se serait pas fait. Ce que nous ajoutons à l'histoire, comme il n'est pas
appuyé de son autorité, n'a pas cette prérogative. Nous avons une pente
naturelle, ajoute ce philosophe, à croire que ce qui ne s'est point fait n'a pu
encore se faire; et c'est pourquoi ce que nous inventons a besoin de la
vraisemblance la plus exacte qu'il est possible pour le rendre croyable.
A bien peser ces deux passages, je crois ne m'éloigner point de sa
pensée quand j'ose dire, pour définir le vraisemblable, que c'est une chose
manifestement possible dans la bienséance, et qui n'est ni manifestement vraie
ni manifestement fausse. On en peut faire deux divisions, l'une en vraisemblable
général et particulier, l'autre en ordinaire et extraordinaire.
Le vraisemblable général est ce que peut faire et qu'il est à propos que
fasse un roi, un général d'armée, un amant, un ambitieux, etc. Le particulier
est ce qu'a pu ou dû faire Alexandre, César, Alcibiade, compatible avec ce que
l'histoire nous apprend de ses actions. Ainsi tout ce qui choque l'histoire sort
de cette vraisemblance, parce qu'il est manifestement faux; et il n'est pas
vraisemblable que César, après la bataille de Pharsale, se soit remis en bonne
intelligence avec Pompée, ou Auguste avec Antoine après celle d'Actium, bien
qu'à parler en termes généraux il soit vraisemblable que, dans une guerre
civile, après une grande bataille, les chefs des partis contraires se
réconcilient, principalement lorsqu'ils sont généreux l'un et l'autre.
Cette fausseté manifeste, qui détruit la vraisemblance, se peut
rencontrer même dans les pièces qui sont toutes d'invention. On n'y peut
falsifier l'histoire, puisqu'elle n'y a aucune part; mais il y a des
circonstances, des temps et des lieux qui peuvent convaincre un auteur de
fausseté quand il prend mal ses mesures. Si j'introduisais un roi de France ou
d'Espagne sous un nom imaginaire, et que je choisisse pour le temps de mon
action un siècle dont l'histoire eût marqué les véritables rois de ces deux
royaumes, la fausseté serait toute visible; et c'en serait une encore plus
palpable si je plaçais Rome à deux lieues de Paris, afin qu'on pût y aller et
revenir en un même jour. Il y a des choses sur qui le poète n'a jamais aucun
droit. Il peut prendre quelque licence sur l'histoire, en tant qu'elle regarde
les actions des particuliers, comme celle de César ou d'Auguste, et leur
attribuer des actions qu'ils n'ont pas faites, ou les faire arriver d'une autre
manière qu'ils ne les ont faites; mais il ne peut pas renverser la chronologie
pour faire vivre Alexandre du temps de César, et moins encore changer la
situation des lieux, ou les noms des royaumes, des provinces, des villes, des
montagnes, et des fleuves remarquables. La raison est que ces provinces, ces
montagnes, ces rivières, sont des choses permanentes. Ce que nous savons de leur
situation était dès le commencement du monde; nous devons présumer qu'il n'y a
point eu de changement, à moins que l'histoire le marque; et la géographie nous
en apprend tous les noms anciens et modernes. Ainsi un homme serait ridicule
d'imaginer que du temps d'Abraham Paris fût au pied des Alpes, ou que la Seine
traversât l'Espagne, et de mêler de pareilles grotesques dans une pièce
d'invention. Mais l'histoire est des choses qui passent, et qui succédant les
unes aux autres, n'ont que chacune un moment pour leur durée, dont il en échappe
beaucoup à la connaissance de ceux qui l'écrivent. Aussi n'en peut-on montrer
aucune qui contienne tout ce qui s'est passé dans les lieux dont elle parle, ni
tout ce qu'ont fait ceux dont elle décrit la vie. Je n'en excepte pas même les
Commentaires de César, qui écrivait sa propre histoire, et devait la
savoir tout entière. Nous savons quels pays arrosaient le Rhône et la Seine
avant qu'il vînt dans les Gaules; mais nous ne savons que fort peu de chose, et
peut-être rien du tout, de ce qui s'y est passé avant sa venue. Ainsi nous
pouvons bien y placer des actions que nous feignons arrivées avant ce temps-là,
mais non pas, sous ce prétexte de fiction poétique et d'éloignement des temps, y
changer la distance naturelle d'un lieu à l'autre. C'est de cette façon que
Barclay en a usé dans son Argenis, où il ne nomme aucune ville ni fleuve
de Sicile, ni de nos provinces, que par des noms véritables, bien que ceux de
toutes les personnes qu'il y met sur le tapis soient entièrement de son
invention aussi bien que leurs actions. [...]
Je viens à l'autre division du vraisemblable en ordinaire et
extraordinaire : l'ordinaire est une action qui arrive plus souvent, ou du moins
aussi souvent que sa contraire; l'extraordinaire est une action qui arrive, à la
vérité, moins souvent que sa contraire, mais qui ne laisse pas d'avoir sa
possibilité assez aisée pour n'aller point jusqu'au miracle, ni jusqu'à ces
événements singuliers qui servent de matière aux tragédies sanglantes par
l'appui qu'ils ont de l'histoire ou de l'opinion commune, et qui ne se peuvent
tirer en exemple que pour les épisodes de la pièce dont ils font le corps, parce
qu'ils ne sont pas croyables à moins que d'avoir cet appui. Aristote donne deux
idées ou exemples généraux de ce vraisemblable extraordinaire: l'un d'un homme
subtil et adroit qui se trouve trompé par un moins subtil que lui; l'autre d'un
faible qui se bat contre un plus fort que lui et en demeure victorieux, ce qui
surtout ne manque jamais à être bien reçu quand la cause du plus simple ou du
plus faible est la plus équitable. Il semble alors que la justice du ciel ait
présidé au succès, qui trouve d'ailleurs une croyance d'autant plus facile qu'il
répond aux souhaits de l'auditoire, qui s'intéresse toujours pour ceux dont le
procédé est le meilleur. Ainsi la victoire du Cid contre le Comte se trouverait
dans la vraisemblance extraordinaire, quand elle ne serait pas vraie. Il est
vraisemblable, dit notre docteur, que beaucoup de choses arrivent contre le
vraisemblable; et puisqu'il avoue par là que ces effets extraordinaires arrivent
contre la vraisemblance, j'aimerais mieux les nommer simplement croyables, et
les ranger sous le nécessaire, attendu qu'on ne s'en doit jamais servir sans
nécessité.
On peut m'objecter que le même philosophe dit qu'au regard de la poésie
on doit préférer l'impossible croyable au possible incroyable, et conclure de là
que j'ai peu de raison d'exiger du vraisemblable, par la définition que j'en ai
faite, qu'il soit manifestement possible pour être croyable, puisque selon
Aristote il y a des choses impossibles qui sont croyables.
Pour résoudre cette difficulté, et trouver de quelle nature est cet
impossible croyable dont il ne donne aucun exemple, je réponds qu'il y a des
choses impossibles en elles-mêmes qui paraissent aisément possibles, et par
conséquent croyables, quand on les envisage d'une autre manière. Telles sont
toutes celles où nous falsifions l'histoire. Il est impossible qu'elles soient
passées comme nous les représentons, puisqu'elles se sont passées autrement, et
qu'il n'est pas au pouvoir de Dieu même de rien changer au passé; mais elles
paraissent manifestement possibles quand elles sont dans la vraisemblance
générale, pourvu qu'on les regarde détachées de l'histoire, et qu'on veuille
oublier pour quelque temps ce qu'elle dit de contraire à ce que nous inventons.
Tout ce qui se passe dans Nicomède est impossible, puisque l'histoire
porte qu'il fit mourir son père sans le voir, et que ses frères du second lit
étaient en otage à Rome lorsqu'il s'empara du royaume. Tout ce qui arrive dans
Héraclius ne l'est pas moins, puisqu'il n'était pas fils de Maurice, et
que bien loin de passer pour celui de Phocas et être nourri comme tel chez ce
tyran, il vint fondre sur lui à force ouverte des bords de l'Afrique, dont il
était gouverneur, et ne le vit peut-être jamais. On ne prend point néanmoins
pour incroyables les incidents de ces deux tragédies; et ceux qui savent le
désaveu qu'en fait l'histoire la mettent aisément à quartier pour se plaire à
leur représentation, parce qu'ils sont dans la vraisemblance générale, bien
qu'ils manquent de la particulière.
Tout ce que la fable nous dit de ses Dieux et de ses métamorphoses est
encore impossible, et ne laisse pas d'être croyable par l'opinion commune, et
par cette vieille tradition qui nous a accoutumés à en ouïr parler. Nous avons
droit d'inventer même sur ce modèle, et de joindre des incidents également
impossibles à ceux que ces anciennes erreurs nous prêtent. L'auditeur n'est
point trompé de son attente, quand le titre du poème le prépare à n'y voir rien
que d'impossible en effet: il y trouve tout croyable; et cette première
supposition faite qu'il est des Dieux, et qu'ils prennent intérêt et font
commerce avec les hommes, à quoi il vient tout résolu, il n'a aucune difficulté
à se persuader du reste.
Après avoir tâché d'éclaircir ce que c'est que le vraisemblable, il
est temps que je hasarde une définition du nécessaire dont Aristote parle tant,
et qui seul nous peut autoriser à changer l'histoire et à nous écarter de la
vraisemblance. Je dis donc que le nécessaire, en ce qui regarde la poésie, n'est
autre chose que le besoin du poète pour arriver à son but ou pour y faire
arriver ses acteurs. [...]
Le but des acteurs est divers, selon les divers desseins que la variété
des sujets leur donne. Un amant a celui de posséder sa maîtresse; un ambitieux,
de s'emparer d'une couronne; un homme offensé, de se venger; et ainsi des
autres. Les choses qu'ils ont besoin de faire pour y arriver constituent ce
nécessaire, qu'il faut préférer au vraisemblable, ou pour parler plus juste,
qu'il faut ajouter au vraisemblable dans la liaison des actions, et leur
dépendance l'une de l'autre. Je pense m'être déjà assez expliqué là-dessus; je
n'en dirai pas davantage.
Le but du poète est de plaire selon les règles de son art. Pour
plaire, il a besoin quelquefois de rehausser l'éclat des belles actions et
d'exténuer l'horreur des funestes. Ce sont des nécessités d'embellissement où il
peut bien choquer la vraisemblance particulière par quelque altération de
l'histoire, mais non pas se dispenser de la générale, que rarement, et pour des
choses qui soient de la dernière beauté, et si brillantes, qu'elles éblouissent.
Surtout il ne doit jamais les pousser au-delà de la vraisemblance
extraordinaire, parce que ces ornements qu'il ajoute de son invention ne sont
pas d'une nécessité absolue, et qu'il fait mieux de s'en passer tout à fait que
d'en parer son poème contre toute sorte de vraisemblance. Pour plaire selon les
règles de son art, il a besoin de renfermer son action dans l'unité de jour et
de lieu; et comme cela est d'une nécessité absolue et indispensable, il lui est
beaucoup plus permis sur ces deux articles que sur celui des embellissements..
Pierre CORNEILLE, Discours de la Tragédie et des moyens de la traiter
selon le vraisemblable et le nécessaire (1660).
Jacques-Bénigne
BOSSUET
L'ordre des temps
À Monseigneur le Dauphin
Quand l’histoire serait inutile aux autres hommes, il faudrait la
faire lire aux princes. Il n’y a pas de meilleur moyen de leur découvrir ce que
peuvent les passions et les intérêts, les temps et les conjonctures, les bons et
les mauvais conseils. Les histoires ne sont composées que des actions qui les
occupent, et tout semble y être fait pour leur usage. Si l’expérience leur est
nécessaire pour acquérir cette prudence qui fait bien régner, il n’est rien de
plus utile à leur instruction que de joindre aux exemples des siècles passés les
expériences qu’ils font tous les jours. Au lieu qu’ordinairement ils
n’apprennent qu’aux dépens de leurs sujets et de leur propre gloire, à juger des
affaires dangereuses qui leur arrivent : par le secours de l’histoire, ils
forment leur jugement, sans rien hasarder, sur les événements passés. Lorsqu’ils
voient jusqu’aux vices les plus cachés des princes, malgré les fausses louanges
qu’on leur donne pendant leur vie, exposés aux yeux de tous les hommes, ils ont
honte de la vaine joie que leur cause la flatterie, et ils connaissent que la
vraie gloire ne peut s’accorder qu’avec le mérite.
D’ailleurs il serait honteux, je ne dis pas à un prince, mais en
général à tout honnête homme, d’ignorer le genre humain, et les changements
mémorables que la suite des temps a faits dans le monde. Si on n’apprend de
l’histoire à distinguer les temps, on représentera les hommes sous la loi de
nature, ou sous la loi écrite, tels qu’ils sont sous la loi évangélique ; on
parlera des Perses vaincus sous Alexandre, comme on parle des Perses victorieux
sous Cyrus ; on fera la Grèce aussi libre du temps de Philippe que du temps de
Thémistocle, ou de Miltiade ; le peuple romain aussi fier sous les empereurs que
sous les consuls ; l’église aussi tranquille sous Dioclétien que sous Constantin
; et la France agitée de guerres civiles du temps de Charles IX et d’Henri III
aussi puissante que du temps de Louis XIV où réunie sous un si grand roi, seule
elle triomphe de toute l’Europe.
C’est, monseigneur, pour éviter ces inconvénients que vous avez lu
tant d’histoires anciennes et modernes. Il a fallu avant toutes choses vous
faire lire dans l’écriture l’histoire du peuple de Dieu, qui fait le fondement
de la religion. On ne vous a pas laissé ignorer l’histoire grecque ni la romaine
; et, ce qui vous était plus important, on vous a montré avec soin l’histoire de
ce grand royaume, que vous êtes obligé de rendre heureux. Mais de peur que ces
histoires et celles que vous avez encore à apprendre ne se confondent dans votre
esprit, il n’y a rien de plus nécessaire que de vous représenter distinctement,
mais en raccourci, toute la suite des siècles.
Cette manière d’histoire universelle est à l’égard des histoires de
chaque pays et de chaque peuple, ce qu’est une carte générale à l’égard des
cartes particulières. Dans les cartes particulières vous voyez tout le détail
d’un royaume, ou d’une province en elle-même : dans les cartes universelles vous
apprenez à situer ces parties du monde dans leur tout ; vous voyez ce que Paris
ou l’Île de France est dans le royaume, ce que le royaume est dans l’Europe, et
ce que l’Europe est dans l’univers.
Ainsi les histoires particulières représentent la suite des choses
qui sont arrivées à un peuple dans tout leur détail : mais afin de tout
entendre, il faut savoir le rapport que chaque histoire peut avoir avec les
autres, ce qui se fait par un abrégé où l’on voit comme d’un coup d’œil tout
l’ordre des temps. Un tel abrégé, monseigneur, vous propose un grand spectacle.
Vous voyez tous les siècles précédents se développer, pour ainsi dire, en peu
d’heures devant vous : vous voyez comme les empires se succèdent les uns aux
autres, et comme la religion dans ses différents états se soutient également
depuis le commencement du monde jusqu’à notre temps.
C’est la suite de ces deux choses, je veux dire celle de la
religion et celle des empires, que vous devez imprimer dans votre mémoire ; et
comme la religion et le gouvernement politique sont les deux points sur lesquels
roulent les choses humaines, voir ce qui regarde ces choses renfermé dans un
abrégé, et en découvrir par ce moyen tout l’ordre et toute la suite, c’est
comprendre dans sa pensée tout ce qu’il y a de grand parmi les hommes, et tenir,
pour ainsi dire, le fil de toutes les affaires de l’univers.
[…]
Souvenez-vous, Monseigneur, que ce long enchaînement des causes
particulières, qui font et défont les empires, dépend des ordres secrets de la
divine Providence. Dieu tient du plus haut des cieux les rênes de tous les
royaumes : il a tous les cœurs en sa main : tantôt il retient les passions,
tantôt il leur lâche la bride, et par là il remue tout le genre humain. Veut-il
faire des conquérants ? Il fait marcher l'épouvante devant eux, et il inspire à
leurs soldats une hardiesse invincible. Veut-il faire des législateurs ? Il leur
envoie son esprit de sagesse et de prévoyance... C'est lui qui prépare les
effets dans les causes les plus éloignées, et qui frappe ces grands coups dont
le contre-coup porte si loin. Quand il veut lâcher le dernier et renverser les
empires, tout est faible et irrégulier dans les conseils... Mais que les hommes
ne s'y trompent pas : Dieu redresse quand il lui plaît le sens égaré; et celui
qui insultait à l'aveuglement des autres tombe lui-même dans des ténèbres plus
épaisses, sans qu'il faille souvent autre chose, pour lui renverser le sens, que
ses longues prospérités.
C'est ainsi que Dieu règne sur tous les peuples Ne parlons plus de
hasard, ni de fortune, ou parlons-en seulement comme d'un nom dont nous couvrons
notre ignorance. Ce qui est hasard à l'égard de nos conseils incertains est un
dessein concerté dans une conseil plus haut, c'est-à-dire dans ce conseil
éternel qui renferme toutes les causes et tous les effets dans un même ordre.
Jacques-Bénigne BOSSUET, Discours sur l'Histoire universelle (1681).
VOLTAIRE
Un amour de l'ordre anime en secret le genre humain
Un lecteur sage s’apercevra aisément qu’il ne
doit croire que les grands événements qui ont quelque vraisemblance, et regarder
en pitié toutes les fables dont le fanatisme, l’esprit romanesque, et la
crédulité, ont chargé dans tous les temps la scène du monde. [...]
Croyons les événements attestés par les registres publics; par le
consentement des auteurs contemporains, vivant dans une capitale, éclairés les
uns par les autres, et écrivant sous les yeux des principaux de la nation. Mais
pour tous ces petits faits obscurs et romanesques, écrits par des hommes obscurs
dans le fond de quelque province ignorante et barbare; pour ces contes chargés
de circonstances absurdes; pour ces prodiges qui déshonorent l’histoire au lieu
de l’embellir, renvoyons-les à Voragine, au jésuite Caussin, à Maimbourg, et à
leurs semblables. [...]
Il est aisé de remarquer combien les mœurs ont changé dans presque
toute la terre depuis les inondations des barbares jusqu’à nos jours. Les arts,
qui adoucissent les esprits en les éclairant, commencèrent un peu à renaître dès
le XIIe siècle; mais les plus lâches et les plus absurdes superstitions,
étouffant ce germe, abrutissaient presque tous les esprits; et ces
superstitions, se répandant chez tous les peuples de l’Europe ignorants et
féroces, mêlaient partout le ridicule à la barbarie. [...]
Une autre source qui a fait couler tant de sang a été la fureur
dogmatique; elle a bouleversé plus d’un État, depuis les massacres des Albigeois
au XIIIe siècle, jusqu’à la petite guerre des Cévennes au commencement du
XVIIIe. Le sang a coulé dans les campagnes et sur les échafauds, pour des
arguments de théologie, tantôt dans un pays, tantôt dans un autre, pendant cinq
cents années, presque sans interruption; et ce fléau n’a duré si longtemps que
parce qu’on a toujours négligé la morale pour le dogme. [...]
Il faut donc, encore une fois, avouer qu’en général toute cette histoire
est un ramas de crimes, de folies, et de malheurs, parmi lesquels nous avons vu
quelques vertus, quelques temps heureux, comme on découvre des habitations
répandues çà et là dans les déserts sauvages. [...]
On peut demander comment, au milieu de tant de secousses, de guerres
intestines, de conspirations, de crimes et de folies, il y a eu tant d’hommes
qui aient cultivé les arts utiles et les arts agréables en Italie, et ensuite
dans les autres États chrétiens. C’est ce que nous ne voyons point sous la
domination des Turcs. [...]
Il faut que notre partie de l’Europe ait eu dans ses mœurs et dans son
génie un caractère qui ne se trouve ni dans la Thrace, où les Turcs ont établi
le siège de leur empire, ni dans la Tartarie, dont ils sortirent autrefois.
Trois choses influent sans cesse sur l’esprit des hommes, le climat, le
gouvernement, et la religion : c’est la seule manière d’expliquer l’énigme de ce
monde. [...]
Au milieu de ces saccagements et de ces destructions que nous observons
dans l’espace de neuf cents années, nous voyons un amour de l’ordre qui anime en
secret le genre humain, et qui a prévenu sa ruine totale. C’est un des ressorts
de la nature qui reprend toujours sa force; c’est lui qui a formé le code des
nations; c’est par lui qu’on révère la loi et les ministres de la loi dans le
Tunquin et dans l’île Formose, comme à Rome. Les enfants respectent leurs pères
en tout pays; et le fils en tout pays, quoi qu’on en dise, hérite de son père
car si en Turquie le fils n’a point l’héritage d’un timariot, ni dans l’Inde
celui de la terre d’un omra, c’est que ces fonds n’appartenaient point au père.
Ce qui est un bénéfice à vie n’est en aucun lieu du monde un héritage; mais dans
la Perse, dans l’Inde, dans toute l’Asie, tout citoyen, et l’étranger même, de
quelque religion qu’il soit, excepté au Japon, peut acheter une terre qui n’est
point domaine de l’État, et la laisser à sa famille. J’apprends par des
personnes dignes de foi, qu’un Français vient d’acheter une belle terre auprès
de Damas, et qu’un Anglais vient d’en acheter une dans le Bengale. [...]
Il y a partout un frein imposé au pouvoir arbitraire, par la loi, par les
usages, ou par les mœurs. Le sultan turc ne peut ni toucher à la monnaie, ni
casser les janissaires, ni se mêler de l’intérieur des sérails de ses sujets.
L’empereur chinois ne promulgue pas un édit sans la sanction d’un tribunal. On
essuie dans tous les États de rudes violences. Les grands vizirs et les
itimadoulets exercent le meurtre et la rapine; mais ils n’y sont pas plus
autorisés par les lois que les Arabes et les Tartares vagabonds ne le sont à
piller les caravanes.
La religion enseigne la même morale à tous les peuples sans aucune exception :
les cérémonies asiatiques sont bizarres, les croyances absurdes, mais les
préceptes justes. Le derviche, le faquir, le bonze, le talapoin, disent partout :
« Soyez équitables et bienfaisants. » On reproche au bas peuple de la Chine
beaucoup d’infidélités dans le négoce : ce qui l’encourage peut-être dans ce
vice, c’est qu’il achète de ses bonzes pour la plus vile monnaie l’expiation
dont il croit avoir besoin. La morale qu’on lui inspire est bonne; l’indulgence
qu’on lui vend, pernicieuse. [...]
Il résulte de ce tableau que tout ce qui tient intimement à la nature
humaine se ressemble d’un bout de l’univers à l’autre; que tout ce qui peut
dépendre de la coutume est différent, et que c’est un hasard s’il se ressemble.
L’empire de la coutume est bien plus vaste que celui de la nature; il s’étend
sur les mœurs, sur tous les usages; il répand la variété sur la scène de
l’univers : la nature y répand l’unité; elle établit partout un petit nombre de
principes invariables : ainsi le fonds est partout le même, et la culture produit
des fruits divers.
Puisque la nature a mis dans le cœur des hommes l’intérêt,
l’orgueil, et toutes les passions, il n’est pas étonnant que nous ayons vu, dans
une période d’environ dix siècles, une suite presque continue de crimes et de
désastres. Si nous remontons aux temps précédents, ils ne sont pas meilleurs. La
coutume a fait que le mal a été opéré partout d’une manière différente. [...]
Dans quel état florissant serait donc l’Europe, sans les guerres
continuelles qui la troublent pour de très légers intérêts, et souvent pour de
petits caprices ! Quel degré de perfection n’aurait pas reçu la culture des
terres, et combien les arts qui manufacturent ces productions n’auraient-ils pas
répandu encore plus de secours et d’aisance dans la vie civile, si on n’avait
pas enterré dans les cloîtres ce nombre étonnant d’hommes et de femmes inutiles !
Une humanité nouvelle qu’on a introduite dans le fléau de la guerre, et qui en
adoucit les horreurs, a contribué encore à sauver les peuples de la destruction
qui semble les menacer à chaque instant. C’est un mal à la vérité très
déplorable, que cette multitude de soldats entretenus continuellement par tous
les princes; mais aussi, comme on l’a déjà remarqué, ce mal produit un bien : les
peuples ne se mêlent point de la guerre que font leurs maîtres; les citoyens des
villes assiégées passent souvent d’une domination à une autre, sans qu’il en ait
coûté la vie à un seul habitant; ils sont seulement le prix de celui qui a eu le
plus de soldats, de canons, et d’argent. [...]
Les guerres civiles ont très longtemps désolé l’Allemagne,
l’Angleterre, la France; mais ces malheurs ont été bientôt réparés, et l’état
florissant de ces pays prouve que l’industrie des hommes a été beaucoup plus
loin encore que leur fureur. Il n’en est pas ainsi de la Perse, par exemple, qui
depuis quarante ans est en proie aux dévastations; mais si elle se réunit sous
un prince sage, elle reprendra sa consistance en moins de temps qu’elle ne l’a
perdue. [...]
Quand une nation connaît les arts, quand elle n’est point subjuguée et
transportée par les étrangers, elle sort aisément de ses ruines, et se rétablit
toujours.
VOLTAIRE, Essai sur les mœurs et l'esprit des nations, CXCVII, 1756.
Jean Le Rond
d'ALEMBERT
Le respect superstitieux qu'on doit
à la vérité
L'histoire, dit un ancien, plaît toujours
de quelque manière qu'elle soit écrite. Cette proposition, quoique avancée par
un ancien, et répétée, suivant l'usage, par trente échos modernes, pourrait bien
n'être pas plus vraie. Il est sans doute des lecteurs qui ne sont difficiles ni
sur le fond ni sur le style de l'histoire; ce sont ceux dont l'âme froide et
sans ressorts, plus sujette au désœuvrement qu'à l'ennui, n'a besoin ni d'être
remuée, ni d'être instruite, mais seulement d'être assez occupée pour jouir en
paix de son existence, ou plutôt, si on peut parler ainsi, pour la dépenser sans
s'en apercevoir. Ils se repaissent de ce qui s'est passé avant eux, à peu près
comme la partie oisive du peuple se repaît de ce qui arrive autour d'elle. Le
commun des lecteurs met à l'histoire la même espèce de curiosité avec aussi peu
d'intérêt; cette occupation les fait vivre sans dégoût et sans fatigue tout à la
fois, parce qu'elle les délivre de l'embarras d'être, sans leur donner celui de
penser. L'histoire vraie ou fausse, bien ou mal écrite, est donc l'aliment
naturel de cette multitude, trop nulle pour entreprendre de méditer, trop vaine
pour se réduire à végéter, mais qui par bonheur pour elle n'est pas ennemie de
la lecture. C'est à elle seule que l'histoire plaît toujours, sous quelque forme
qu'on la lui présente; les lecteurs qui pensent ne sont ni si avides ni si
indulgents.
Il est même des philosophes de mauvaise humeur, qui dédaignent absolument ce
genre de connaissances; comme si pour l'ordinaire leur métaphysique et leurs
systèmes leur apprenaient quelque chose de mieux, et à nous aussi. Malebranche
retranchait impitoyablement de ses lecteurs tout ce qui n'était qu'historique;
il craignait que cette occupation, selon lui vide et stérile, ne dérobât
quelques instants à ses méditations profondes, dont tout le fruit cependant fut
de lui persuader qu'il voyait tout en Dieu, et qu'il y avait de petits
tourbillons. Mais la philosophie, chez la plupart de ceux qui la cultivent, est
moins l'amour de la sagesse que l'amour de leurs pensées.
A quoi bon, disait un de ces hommes qui croient penser mieux que
les autres parce qu'ils pensent autrement, à quoi bon s'embarrasser de toutes
les sottises qu'on a dites et faites avant nous! C'est bien assez de souffrir de
celles qu'on voit et qu'on entend, et qui finissent par être la grave occupation
de quelques écrivains, empressés à les recueillir, et dignes de les louer
L'histoire, dites-vous, m'apprend à connaître les hommes ? Quelques instants de
commerce avec eux me l'ont appris bien mieux et bien plus vite; et cette
connaissance, quand on a eu le malheur de l'acquérir par soi-même, n'invite pas
à y ajouter quelques légers et tristes degrés de perfection par la lecture : Je
tiens les hommes de tous les siècles pour ce qu'ils sont, faibles, fourbes et
méchants, trompeurs et dupes les uns des autres, et je n'ai pas besoin d'ouvrir
des livres pour m'en assurer. L'expérience m'a convaincu que le monde est une
espèce de bois infesté de brigands; l'histoire m'assure de plus qu'il n'a jamais
été autre chose; cela n'est-il pas fort instructif, et surtout fort consolant ?
D'ailleurs, ajoutait ce critique amer, puis-je compter sans folie
sur le récit de ce qui s'est fait avant moi ? L'ignorance, la stupidité, les
passions, la superstition, la flatterie, la haine, sont autant de verres
enfumés, à travers lesquels presque tous les hommes voient les événements qu'ils
racontent. Mille faits arrivés sous nos yeux sont couverts d'épaisses ténèbres;
le nuage qui les obscurcit semble grossir à mesure que les faits sont plus
importants, parce qu'il y a plus d'hommes intéressés à les altérer; cherchez
maintenant la vérité dans les choses que vous n'avez point vues. L'histoire
moderne est sur ce point la critique vivante et continuelle de l'ancienne. Pour
moi je renonce à cette étude puérile; Dieu, la nature et moi-même, voilà plus
d'objets qu'il n'en faut pour occuper dignement ma vie: l'histoire des cieux,
celle d'une plante, celle d'un insecte, me touche plus que toutes les annales
grecques et romaines.
Encore, disait toujours ce détracteur de l'histoire, si en
m'apprenant en détail les extravagances et la méchanceté des hommes, elle
m'instruisait avec le même soin de ce qu'ils ont fait de bon et d'utile! Si j'y
trouvais le progrès des connaissances humaines, les degrés par lesquels les
sciences et les arts se sont perfectionnés! Mais point du tout. Cette partie de
l'histoire, la seule vraiment intéressante, la seule digne de la curiosité du
sage, est précisément celle que les compilateurs de faits ont le plus négligée;
infatigables narrateurs de ce qu'on ne leur demande pas, ils semblent s'être
donné le mot pour taire ce qu'on voudrait savoir. Tandis que des vautours
s'égorgeaient, des vers à soie filaient pour nous dans le silence; nous
jouissons de leur travail sans les connaître, et nous ne savons que l'histoire
des vautours. Ceux qui nous l'ont transmise ressemblent à des naturalistes qui
décriraient avec complaisance les combats des araignées qui se dévorent, et qui
oublieraient de nous faire connaître l'industrie avec laquelle elles fabriquent
leur toile.
Hâtons-nous de faire taire ce Diogène; car comme il y a du
vrai dans sa déclamation, ce vrai, quoique dur et outré, ou plutôt parce qu'il
est dur et outré, chargerait encore l'infortunée philosophie d'un nouveau crime
dont elle n'a pas besoin. Essayons, pour la justifier, d'opposer à notre cynique
le philosophe sage et modéré qui lit l'histoire pour s'assurer que les
générations passées n'ont rien à reprocher à celle qui passe, et pour pardonner
à son siècle; pour se consoler de vivre, par le spectacle de tant d'illustres et
respectables malheureux qui l'ont précédé; pour chercher dans les annales du
monde les traces précieuses, quoique faibles et clairsemées, des efforts de
l'esprit humain, et les traces bien plus marquées du soin qu'on a mis de tout
temps à l'étouffer; pour voir sans être ému, dans le sort de ses prédécesseurs,
celui qu'il doit avoir, s'il joint au même courage le même succès, et s'il a le
bonheur ou le malheur d'ajouter quelques pierres d'attente à l'édifice de la
raison. L'histoire semble lui répéter à chaque instant ce que les Mexicains
disaient à leurs enfants au moment de leur naissance: Souviens-toi que tu es
venu dans ce monde pour souffrir; souffre donc, et tais- toi. C'est ainsi que
l'histoire l'instruit, le console et l'encourage. Il lui pardonne d'être
incertaine dans ce qu'elle lui apprend, parce que tel est le sort des
connaissance humaines et que les obscurités de l'univers physique le consolent
de ne pas voir plus clair dans l'univers moral. Il lui pardonne tout ce qu'elle
lui apprend de trop, parce qu'il ne lui en coûte rien pour l'oublier; ou plutôt,
il ne fait pas même d'efforts pour chasser de sa mémoire les faits peu
intéressants qu'il a recueilli dans sa lecture; il regarde la connaissance de
ces faits comme étant en quelque manière de nécessité convenue entre les hommes,
comme une des ressources les plus ordinaires de la conversation; en un mot,
comme une de ces inutilités si nécessaires qui servent à remplir les vides
immenses et fréquents de la société.
Ainsi, bien loin que l'histoire doive être dédaignée du
philosophe, c'est au philosophe seul qu'elle est véritablement utile. Cependant
il est une classe à qui elle est plus profitable encore. C'est la classe
infortunée des princes. J'ose employer cette expression sans craindre de les
offenser, parce qu'elle est dictée par l'intérêt que doit inspirer à tout
citoyen le malheur inévitable auquel ils sont sujets, celui de ne voir jamais
les hommes que sous le masque, ces hommes qu'il leur est pourtant si essentiel
de connaître. L'histoire au moins les leur montre en tableau, et sous la figure
humaine : et le portrait des pères leur crie de se défier des enfants.
C'est donc être le bienfaiteur des princes, et par contrecoup du
genre humain qu'ils gouvernent, que de ne jamais perdre de vue en écrivant
l'histoire, le respect superstitieux qu'on doit à la vérité. Qu'on ne doive
jamais se permettre de l'altérer, cela ne vaut pas la peine d'être dit; ajoutons
qu'il est même très peu de cas où il soit permis de la taire. On reprochait à un
de nos plus judicieux historiens, Fleury, d'avoir rapporté dans son Histoire
Ecclésiastique certains faits peu édifiants dont les incrédules pouvaient
abuser, les vexations exercées sous le masque de la religion par un fanatisme
qu'elle désavoue, et surtout l'abus qu'on a fait tant de fois de la puissance
spirituelle, pour soulever les peuples contre leurs souverains légitimes. Une
vérité, répondait-il avec autant de candeur que de philosophie, ne saurait être
opposée à une autre; ces faits, malheureusement trop vrais, n'empêchent point
que la religion ne le soit aussi. Ils prouvent même, pouvait-il ajouter, à quel
point elle le doit être, puisqu'elle a résisté à une cause interne de
destruction, plus redoutable pour elle que ses persécuteurs, au zèle ignorant,
usurpateur et aveugle; et que ses cruels ennemis n'ayant pu la détruire, ses
amis dangereux n'ont pu la perdre.
Mais comment un historien, qui ne veut ni s'avilir ni se nuire,
évitera-t-il tout à la fois, et le péril de dire la vérité quand elle offense,
et la honte de la taire quand elle est utile ? Peut-être la seule réponse à
cette question, est qu'un écrivain, à peine d'être convaincu ou tout au moins
soupçonné de mensonge, ne devrait jamais donner au public l'histoire de son
temps; comme un journaliste ne devrait jamais parler des livres de son pays,
s'il ne veut courir le risque de se déshonorer par ses éloges ou par ses
satires. L'homme de lettre sage et éclairé, en respectant, comme il le doit,
ceux que leur puissance ou leur crédit met à la portée de faire beaucoup de bien
ou beaucoup de mal à leurs semblables, les juge et les apprécie dans le silence,
sans fiel comme sans flatterie, tient, pour ainsi dire, registre de leurs vices
et de leurs vertus, et conserve ce registre à la postérité, qui doit prononcer
et faire justice. Un souverain qui, en montant sur le trône, défendrait, pour
fermer la bouche aux flatteurs, qu'on publiât son histoire de son vivant, se
couvrirait de gloire par cette défense; il n'aurait à craindre, ni ce que la
vérité oserait lui dire, ni ce qu'elle pourrait dire de lui; elle le louerait,
après l'avoir éclairé, et il jouirait d'avance de son histoire qu'il ne voudrait
pas lire. Mais pourquoi les gens de lettres n'auraient-ils pas assez bonne
opinion des princes, pour supposer cette défense, et assez de courage pour y
obéir comme si elle était faite ? L'histoire, les princes, les peuples leur
seraient également redevables. [...]
Jean Le Rond d'ALEMBERT, Réflexions sur l'histoire et sur les différentes
manières de l'écrire, 1767.
CONDORCET
Pour une histoire de l'esprit humain
Les opérations de l'entendement qui nous conduisent
à l'erreur ou qui nous y retiennent, depuis le paralogisme subtil, qui peut
surprendre l'homme le plus éclairé, jusqu'aux rêves de la démence,
n'appartiennent pas moins que la méthode de raisonner juste ou celle de
découvrir la vérité, à la théorie du développement de nos facultés
individuelles : et, par la même raison, la manière dont les erreurs générales
s'introduisent parmi les peuples, s'y propagent, s'y transmettent, s'y
perpétuent, fait partie du tableau historique des progrès de l'esprit humain.
Comme les vérités qui le perfectionnent et qui l'éclairent, elles sont la
suite nécessaire de son activité, de cette disproportion toujours existante
entre ce qu'il connaît, ce qu'il a le désir et ce qu'il croit avoir le besoin
de connaître.
On peut même observer que, d'après les lois générales du développement de
nos facultés, certains préjugés ont dû naître à chaque époque de nos progrès,
mais pour étendre bien au delà leur séduction ou leur empire; parce que les
hommes conservent encore les préjugés de leur enfance, ceux de leur pays et de
leur siècle, longtemps après avoir reconnu toutes les vérités nécessaires pour
les détruire.
Enfin, dans tous les pays, dans tous les temps, il est des préjugés
différents, suivant le degré d'instruction des diverses classes d'hommes,
comme suivant leurs professions. Ceux des philosophes nuisent aux nouveaux
progrès de la vérité; ceux des classes moins éclairées retardent la
propagation des vérités déjà connues; ceux de certaines professions
accréditées ou puissantes y opposent des obstacles : ce sont trois genres
d'ennemis que la raison est obligée de combattre sans cesse, et dont elle ne
triomphe souvent qu'après une lutte longue et pénible. L'histoire de ces
combats, celle de la naissance, du triomphe et de la chute des préjugés,
occupera donc une grande place dans cet ouvrage, et n'en sera la partie ni la
moins importante, ni la moins utile.
S'il existe une science de prévoir les progrès de l'espèce humaine, de
les diriger, de les accélérer, l'histoire des progrès qu'elle a déjà faits en
doit être la base première. La philosophie a dû proscrire sans doute cette
superstition, qui croyait ne pouvoir trouver des règles de conduite que dans
l'histoire des siècles passés, et des vérités que dans l'étude des opinions
anciennes. Mais ne doit-elle pas proscrire également le préjugé qui
rejetterait avec orgueil les leçons de l'expérience ? Sans doute, la
méditation seule peut, par d'heureuses combinaisons, nous conduire aux vérités
générales de la science de l'homme. Mais si l'observation des individus de
l'espèce humaine est utile au métaphysicien, au moraliste, pourquoi celle des
sociétés le serait-elle moins et à eux et au philosophe politique ? S'il est
utile d'observer les diverses sociétés qui existent en même temps, d'en
étudier les rapports, pourquoi ne le serait-il pas de les observer aussi dans
la succession des temps ? En supposant même que ces observations puissent être
négligées dans la recherche des vérités spéculatives, doivent-elles l'être,
lorsqu'il s'agit d'appliquer ces vérités à la pratique, et de déduire de la
science l'art qui en doit être le résultat utile ? Nos préjugés, les maux qui
en sont la suite, n'ont-ils pas leur source dans les préjugés de nos ancêtres
? Un des moyens les plus sûrs de nous détromper des uns, de prévenir les
autres, n'est-il pas de nous en développer l'origine et les effets ?
Sommes-nous au point où nous n'ayons plus à craindre, ni de nouvelles
erreurs, ni le retour des anciennes; où aucune institution corruptrice ne
puisse plus être présentée par l'hypocrisie, adoptée par l'ignorance ou par
l'enthousiasme; où aucune combinaison vicieuse ne puisse plus faire le malheur
d'une grande nation ? Serait-il donc inutile de savoir comment les peuples ont
été trompés, corrompus, ou plongés dans la misère ?
Tout nous dit que nous touchons à l'époque d'une des grandes révolutions
de l'espèce humaine. Qu'y a-t-il de plus propre à nous éclairer sur ce que
nous devons en attendre, à nous offrir un guide sûr pour nous conduire au
milieu de ses mouvements, que le tableau des révolutions qui l'ont précédée et
préparée ? L'état actuel des lumières nous garantit qu'elle sera heureuse;
mais n'est-ce pas aussi à condition que nous saurons nous servir de toutes nos
forces ? Et pour que le bonheur qu'elle promet soit moins chèrement acheté,
pour qu'elle s'étende avec plus de rapidité dans un plus grand espace, pour
qu'elle soit plus complète dans ses effets, n'avons-nous pas besoin d'étudier
dans l'histoire de l'esprit humain quels obstacles nous restent à craindre,
quels moyens nous avons de surmonter ces obstacles ?
CONDORCET, Esquisse d'un tableau historique des progrès de l'esprit
humain (1793-1794).
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