Libéré après quarante-deux jours de captivité à Turin,
Xavier de Maistre peut s'exclamer le jour de sa libération : «
Charmant pays de l'imagination, toi que l'Être bienfaisant par excellence a
livré aux hommes pour les consoler de la réalité, il faut que je te quitte.
– C'est aujourd'hui que certaines personnes dont je dépends prétendent me
rendre ma liberté, comme s'ils me l'avaient enlevée ! comme s'il était en leur
pouvoir de me la ravir un seul instant, et de m'empêcher de parcourir à mon gré
le vaste espace toujours ouvert devant moi » (Voyage autour de ma chambre,
1794). Tel est en effet le pouvoir de l'imagination de traverser les murailles
des cachots et de faire paraître bien exigus les espaces que l'on rouvre devant
les prisonniers ! Mais si notre programme parle de "puissances", c'est aussi
pour nous inviter à réfléchir sur leur ambiguïté. Car si l'imagination peut être définie d'une manière
simple comme la faculté de former des images, de se représenter l'inconnu ou
l'abstrait, c'est aussi à ce titre qu'elle a divisé les philosophes : les uns l'ont
considérée comme « la folle du logis », les autres comme « la reine des
facultés », une capacité créatrice
supérieure capable, comme le dit Baudelaire de percevoir « en dehors des
méthodes philosophiques, les rapports intimes et secrets des choses, les
correspondances et les analogies. » (Préface des Nouvelles Histoires
extraordinaires). On saisira facilement cette ambivalence dans la définition classique
des dictionnaires :
Imagination, n. f.
• XIIe;
lat. imaginatio.
I °- L'IMAGINATION.
1° Faculté
que possède l'esprit de se représenter des images; connaissances,
expérience sensible.
Le domaine des idées et celui de l'imagination. Cela a
frappé son imagination. 2° [Vieilli]
Faculté d'évoquer les images des objets qu'on a déjà perçus
(imagination reproductrice).
> mémoire .
« il est certains
moments que l'imagination ne peut se lasser de représenter et d'embellir »
(Stendhal). Se transporter en
imagination dans un endroit où l'on a vécu. Vision qui reste dans
l'imagination. 3° [Cour.]
Faculté de former des images d'objets qu'on n'a pas perçus ou de faire des
combinaisons nouvelles d'images (imagination créatrice).L'imagination déforme, colore la réalité.
> fantaisie, invention.
« Pour se représenter une situation inconnue,
l'imagination emprunte des éléments connus » (Proust). Jalousie
avivée par l'imagination. Imagination fertile, débordante. Cette histoire
est le fruit de son imagination. — N'exister
que dans l'imagination.
[Absolt] Avoir de l'imagination : avoir l'imagination fertile. Manquer
totalement d'imagination. Avoir trop d'imagination : déformer la
réalité, inventer des choses impossibles.
Faculté
de créer en combinant des idées.
> créativité,
inventivité.
Avec un peu d'imagination, il aurait pu se tirer
d'affaire. L'imagination au pouvoir (slogan de 1968).
L'imagination du mathématicien, du financier.
Création,
inspiration artistique ou littéraire.
Imagination du romancier.
L'imagination exubérante de Rabelais.
II °-
UNE, DES
IMAGINATIONS. (XIVe
« réflexion, idée »)
Ce que qqn
imagine, et
spécialt Chose
imaginaire, extravagante.
> chimère,
fantasme, rêve. « les folles
imaginations de l'amour » (Stendhal). C'est une pure imagination !
> fable,
invention , mensonge.
Parler des « puissances de l'imagination », comme le
suggère notre programme, c'est donc englober deux aspects en apparence
contradictoires : la puissance de l'imagination, c'est aussi bien sa
souveraineté trompeuse sur les êtres, faite de fantaisie et d'illusion, que le
pouvoir qu'elle leur donne pour dépasser les apparences et manifester une
connaissance extra-rationnelle dont la science elle-même a pu profiter ("Imagination
is more important than knowledge", dit Albert Einstein.)
La méfiance à l'égard de ses pouvoirs, c'est sans surprise qu'on la
trouve d'abord chez les rationalistes : imaginer, disent-ils, c'est céder à sa
fantaisie au détriment de sa raison, c'est renoncer à l'observation pour
privilégier des illusions. Pour prouver l'emprise de l'imagination sur notre
volonté, Montaigne rapporte dans le
livre
I des Essais des exemples de phénomènes que nous appellerions
aujourd'hui psychosomatiques. Mais il y trouve de quoi y conforter son
scepticisme à l'égard de la raison humaine, comme dans son Apologie de
Raimond Sebond, où l'on trouve
l'exemple ironique du philosophe en proie au vertige alors que sa situation
rend sa chute impossible.
Pascal,
au contraire, lui emprunte l'apologue dans une visée rationaliste : comme Descartes, il condamne en l'imagination une "maîtresse d'erreur et de
fausseté", et un constat similaire inspire à Malebranche de « faire taire l'imagination et les
passions » : « [L'imagination] jette le trouble dans toutes les idées de
l'âme par les fantômes qu'elle produit, et quelquefois ces fantômes sont si
agréables ou si terribles, si vifs ou si animés qu'ils mettent en fureur les
passions par la violence des mouvements qu'ils excitent » (Traité de
morale, XII). On reconnaît ici l'horreur des classiques pour le dérèglement
moral, la perte de soi, dont ils fournissent des images cliniques épouvantables alors que, dans le même temps, l'imagination baroque ouvre ses chausse-trapes et
multiplie ses trompe-l'œil. Toutefois Kant, comme Spinoza, prend soin de
distinguer l'imagination du fantasme : elle reste un signe de la puissance de
l'esprit humain si celui-ci est capable d'en discerner les pièges et les
illusions.
Ce procès relatif de l'imagination devait être évidemment révisé par la
sensibilité
romantique et par les
symbolistes.
Car l'imagination implique tout le pouvoir de la conscience, et d'abord cette
puissance d'irréalité qui est le propre de la conscience humaine. C'est en ce
sens qu'elle peut suppléer aux insuffisances de la colonisation du psychisme par
la raison et correspondre à un mode archaïque, mais plus authentique, de la
connaissance. Sartre, avec les phénoménologues, insiste sur son pouvoir de «
néantisation » du réel, et les surréalistes,
Breton en tête, l'ont
identifiée à une expérience capable de sonder le terreau de l'imaginaire et du
rêve, de nature à donner le pas au principe de plaisir sur le principe de
réalité. Bien sûr, l'imagination est susceptible de tendre ses traquenards à la
perception même, voire d'aliéner la conscience, pour peu qu'on cède à ses
illusions (c'est un des problèmes posés par Don Quichotte). Toutefois il
existe une dimension cognitive de l'imagination, dont le rôle est clair dans les
sciences : si, comme le dit
Bachelard, imaginer, « c'est s'absenter, c'est s'élancer vers une vie
nouvelle », alors ce recul est une opération indispensable quand la réalité
devient opaque d'être trop connue, et cet élan est celui que donne une
combinaison nouvelle d'éléments objectifs : l'utopie, la rêverie scientifique
ont ouvert ainsi des chemins fertiles à la connaissance. « Qu'on mette
un terme à ces divagations, note Cioran à propos des utopies, une
stagnation totale s'ensuivrait. Nous n'agissons que sous la fascination de
l'impossible : autant dire qu'une société incapable d'enfanter une utopie et de
s'y vouer est menacée de sclérose et de ruine. La sagesse, que rien ne fascine,
recommande le bonheur donné, existant; l'homme le refuse, et ce refus seul en
fait un animal historique, j'entends un amateur de bonheur imaginé. »
(Histoire et Utopie). De son côté, la démarche scientifique se nourrit
d'hypothèses qui objectivent mais relativisent aussi ses avancées dans la
connaissance : ses résultats dépendent évidemment des questions que l'on a pensé
à poser et qu'il faudra être capable de poser autrement quand ils seront à
l'épreuve de la réfutation.
En ce sens, l'imagination n'est pas folie, elle est même ce qui peut
garantir que nous soyons au plus près de la réalité, si l'on consent à donner à
ce mot le sens qui lui revient : réalité de l'objet, sans doute, mais aussi de
sa représentation, dont les significations symboliques se déploient en
archétypes fondamentaux. Les œuvres à
notre programme n'autorisent peut-être pas une investigation substantielle de tous ces aspects
–
notamment dans le domaine épistémologique, et, quoique dans une moindre mesure,
dans celui de l'anthropologie de l'imaginaire1.
Mais elles nous permettront au moins d'examiner plus avant ces pouvoirs de
l'imagination sur la conscience et sur le monde, puis de se
demander si, comme l'affirme
Baudelaire, elle est « la reine
du vrai ».
1. Voir à ce propos Les
structures anthropologiques de l'imaginaire de Gilbert Durand (1969).