Gustave Flaubert — L'Éducation sentimentale [1869]

Transcription du manuscrit autographe définitif

Troisième partie – Chapitre 6


Définitif autographe, troisième partie, chapitre 6, page 469.
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469.

VI.

Puis il voyagea.
Il connut la mélancolie des paquebots, les froids réveils sous la tente, l'étourdisse-
-ment des paysages & des ruines, le goût amer des séparations.
Il revint.
Il fréquenta le monde. & il eut d'autres amours encore. Mais le souvenir
continuel du premier les lui rendait insipides. – & puis la véhémence
du désir la fleur même de la sensation était perdue.
                                                                                                  s’écoulèrent
Ses ambitions d'esprit avaient également diminué. Des années passèrent
        endurait sans peine
et il supportait le désœuvrement de son intelligence & l'inertie de
son cœur.
vers la fin de mars 1867, à la nuit tombante, comme il était seul dans
son cabinet, une femme entra.
— « Me Arnoux !
— « Frédéric ! »
Elle le saisit par les mains, l'attira doucement vers la fenêtre, &
elle le considérait tout en répétant « c'est lui ! – c'est donc lui ! »
Dans la pénombre du crépuscule, il n'apercevait que ses yeux
             volette de
sous la dentelle noire qui masquait sa figure.
                eut
Quand elle déposé au bord de la cheminée un petit portefeuille
de velours grenat, elle s'assit. Tous deux restèrent sans pouvoir
parler, se souriant l'un à l'autre.
                                                                                  sur Arnoux +
Enfin, il lui adressa quantité de questions sur elle & son mari.
Ils habitaient le fond de la Bretagne, pr vivre économique-
-ment & payer leurs dettes. Arnoux presque toujours malade, semblait
un vieillard maintenant. Sa fille était mariée, à Bordeaux, & son
fils en garnison à Mostaganem.
Puis elle releva la tête, d’un air gai
— « Mais je vous revois ! je suis heureuse ! »

Définitif autographe, troisième partie, chapitre 6, page 470.
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470.

Il ne manqua de lui dire qu'à la nouvelle de leur catastrophe, il était accouru
chez eux.
— Oh Je le savais !
— « Comment ? »
Elle l'avait aperçu dans la cour, & s'était cachée
— « Pourquoi ? »
Alors d'une voix tremblante, & avec de longs intervalles entre ses mots
— « J'avais peur ! oui !... peur de vous,... de moi ! »
Cette révélation lui donna comme un saisissement de volupté. Son cœur
battait à grands coups. Elle reprit.
— « Excusez-moi de n'être pas venue, plutôt » & désignant le petit portefeuille
grenat couvert de palmes d'or. « je l'ai brodé à votre intention tout exprès
Il contient cette somme dont les terrains de Belleville devaient répondre »
Frédéric la remercia du cadeau – tout en la blâmant de s'être
dérangée.
                                                                                                      à cette visite
— « Non ! ce n'est pas pr cela que je suis venue ! Je tenais à vous voir encore
une fois. Puis, je m'en retournerai... là-bas » & elle lui parla de
l'endroit qu'elle habitait
C'était une maison basse, à un seul étage avec un jardin rempli
de buis énormes & une double avenue de châtaigniers montant
jusqu'au haut d’une colline, d'où l'on découvre la mer. — « je vais
m'asseoir là, sur un banc, que j'ai appelé : le banc Frédéric ! »
Puis elle se mit à regarder les meubles, les bibelots, les cadres
    curieus
avidement, pr les emporter dans sa mémoire. Le portrait de la
Maréchale était à demi-caché par un rideau. Mais les ors & les
blancs, qui se détachaient au milieu des ténèbres, l'attirèrent
— « Je connais cette femme, il me semble ?
— « impossible ! » dit Frédéric « c'est une vieille peinture italienne ! »

Définitif autographe, troisième partie, chapitre 6, page 471.
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471.

Elle avoua qu'elle désirait faire un tour à son bras, dans les rues.
Ils sortirent.
La lueur des boutiques éclairait, par intervalles, son profil pâle. – puis l'ombre
l'enveloppait de nouveau. – & au milieu des voitures, de la foule & du bruit
ils allaient sans se distraire d'eux-mêmes, sans rien entendre, comme ceux qui
                                                                       [illis.]
marchent ensemble dans la campagne, sur un lit de feuilles de mortes.
Ils se racontèrent leurs anciens jours, les dîners du temps de l’Art-industriel
les manies d'Arnoux, sa façon de tirer les pointes de son faux-col, d'écraser du
                                                                     souvenirs
cosmétique sur ses moustaches & d'autres choses plus intimes & plus profondes –
                            il avait eu
Quel ravissement il avait eu la première fois, en l'entendant chanter !
                                                                                           & il lui rappela
Comme elle était belle, le jour de sa fête, à Saint-Cloud ! qu’était devenu
le petit jardin d'Auteuil ? Il lui rappela des soirs au théâtre, une
rencontre sur le boulevard, d'anciens domestiques, sa négresse.
Elle s'étonnait de sa mémoire. Cependant. elle lui dit.
— « Qqfois vos paroles me reviennent comme un écho lointain, – comme le son
d'une cloche apportée par le vent. – & il me semble que vous êtes là, quand
    rencontre
je lis des passages d'amour dans les livres »
— Tout ce qu'on y blâme d'exagéré » vous me l'avez fait ressentir, » dit Frédéric
« je comprends Werther que ne dégoûte pas les tartines de Charlotte
— « Pauvre cher ami ! » Elle soupira ; – & après un long silence « n'importe
nous nous serons bien aimés ! »
— « Sans nous appartenir, pourtant ! »
— « cela vaut peut-être mieux ? » reprit-elle.
— « non ! non ! quel bonheur nous aurions eu ! »
— « Oh ! je le crois, avec un amour comme le vôtre. » & il devait
être bien fort pr durer après une séparation si longue
Frédéric lui demanda comment elle l'avait découvert.
— « C'est un soir que vous m'avez baisé le poignet entre le gant
                                                                               & la manchette.

Définitif autographe, troisième partie, chapitre 6, page 472.
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b105370062/f955.image

 

472.

                                                        il m'aime »
                                                         j’avais peur de m’en assurer
Je me suis dit : « mais il m'aime – cepend  je n’osais rien pr, cependant. votre
réserve était si charmante que j'en jouissais comme d'un hommage
involontaire & continu. »
Il ne regretta rien. ses souffrances d'autrefois étaient payées.
Quand ils rentrèrent, Me Arnoux ôta son chapeau. La lampe posée sur
une console, éclaira ses cheveux blancs. Ce fut comme un heurt en pleine
poitrine.
Alors pr lui cacher cette déception, il se posa par terre à ses genoux, & prenant
ses mains, se mit à lui dire des tendresses.
— « Votre personne, vos moindres mouvements me semblaient avoir dans le monde une
                  extra-humaine.
importance extraordinaire Mon cœur, comme de la poussière se soulevait
derrière vos pas. Vous me faisiez l'effet d'un clair de lune par une nuit
d'été, quand tout est parfums, ombres douces, blancheurs, infini – & les délices
de la chair & de l'âme est étaient contenues pr moi dans votre nom, que
je me répétais, en tâchant de le baiser sur mes lèvres. Je n'imaginais même
rien au-delà – c'était Me Arnoux telle que vous étiez, avec ses deux enfants
tendre, sérieuse, belle à éblouir & si bonne ! cette image-là effaçait toutes les
                                                                                        j’étais [illis.] pr m’en
autres. « est-ce que j'y pensais, seulement ! puisque j'avais toujours pr m’en garder
                                                                                                                     pr m’[illis.]
                                                                                                          toujours au fond de
                                                                                                                         moi-même
pr m’en garder
la musique de votre voix & la splendeur de vos yeux. »
                                                                                    pour
Elle ad acceptait avec ravissement ces adorations adressées à la
femme qu'elle n'était plus. Frédéric se grisant par ses propres paroles
arrivait à croire ce qu'il disait. Me Arnoux, le dos tourné à la
lumière se penchait vers lui, en plongeant ses prunelles ardentes
& humides dans les siennes. Il sentait sur son front la caresse de
                                                                                                       tout
son haleine, à travers ses vêtements le contact indécis de son corps.
                                           langueurs
Les fièvres d’autrefois, les [illis.] présentes, tout se confondait
Leurs mains se serrèrent. La pointe de sa bottine s'avançait un peu
                     &
sous sa robe. il lui dit presque défaillant
— « La vue de votre pied me trouble »

Définitif autographe, troisième partie, chapitre 6, page 473.
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b105370062/f957.image

 

473.

Un mouvement de pudeur la fit se lever. Puis immobile & avec
Elle se leva par un mouvement de pudeur puis sans le regarder, & avec
l'intonation singulière des somnambules
— « à mon âge ! lui ! Frédéric ! – Aucune jamais n’a été aimée comme moi ! non
non ! à quoi sert d'être jeune ! je m'en moque bien ! je les méprise, toutes
celles qui viennent ici ! »
— « Oh il n'en vient guères ! » reprit-il, complaisamment.
                                                               savoir
Alors son visage s'épanouit. & elle voulut s'il se marierait.
Il jura que non.
— « Bien sûr ? pourquoi ?
— à cause de vous » dit Frédéric, en la serrant dans ses bras.
                  la taille en arrière
Elle y restait la bouche entr’ouverte, les yeux levés.
                                                    avec
Mais tout à coup, elle le repoussa un air de désespoir – & comme il la
suppliait de lui répondre, elle dit en baissant la tête.
                                                   heureux ! »
— « J'aurais voulu vous rendre. [illis.]
Alors Frédéric soupçonna Me Arnoux d'être venue pr s'offrir. &
                                  convoitise
il était repris par une soif d’elle plus forte que jamais, furieuse
enragée. Cependant il sentait au fond de lui-même, qqchose d'exprimable
                                                                                       crainte
une répulsion. & comme l'effroi d'un inceste. une autre peur
le retint
l'arrêta, celle d'en avoir dégoût plutard – & D'ailleurs quels embarras
ce serait – & tout à la fois par prudence & pr ne pas dégrader son
                                             & se mit à
idéal, il tourna sur ses talons, pr [illis.] faire une cigarette.
Elle le contemplait, toute émerveillée.
— « Comme vous êtes délicat ! il n'y a que vous ! il n'y a que vous ! »
Onze heures sonnèrent. « Déjà ! » dit-elle « au quart je m'en
                                                                    en tressaillant
irai
Elle se rassit. mais elle observait la pendule & il continuait à
marcher en fumant. Tous les deux ne trouvaient plus rien à se
dire. Il y a un moment dans les séparations où la
personne aimée n'est déjà plus avec nous.

Définitif autographe, troisième partie, chapitre 6, page 474.
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474.

Enfin l'aiguille ayant dépassé vingt-cinq minutes, elle prit son chapeau
par par les brides, lentement.
— « Adieu, mon ami, mon cher ami ! Je ne vous reverrai jamais. c'était ma
dernière démarche de femme. mon âme ne vous quittera pas. que toutes
les bénédictions du ciel soient sur vous. » – & elle le baisa au front, comme une
mère.
Mais elle parut chercher qque chose, & lui demanda des ciseaux.
Elle défit son peigne. tous ses cheveux blancs tombèrent.
Elle s'en coupa, brutalement, à la racine, une longue mèche
— « Gardez-les ! adieu ! »
Quand elle fut sortie, Frédéric ouvrit sa fenêtre. Me Arnoux, sur le
             signe
trottoir, fit d'avancer à un fiacre qui passait. Elle monta dedans.
La voiture disparut. – & puis ce fut tout.

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