Gustave Flaubert — L'Éducation sentimentale [1869]

Transcription du manuscrit des copistes

Troisième partie – Chapitre 3

 

III.

541.

Quand l’enthousiasme de Rosanette pour les
gardes-mobiles se fut calmée, elle redevint plus charmante
que jamais et Frédéric prit l’habitude insensiblement
de vivre chez elle.
Le meilleur de la journée c’était le matin sur leur
terrasse. En caraco de batiste et pieds-nus dans ses
pantoufles, elle allait et venait autour de lui, nettoyait
          de ses
la cage [illis.] serins, donnait de l’eau à ses poissons rou-
ges, et jardinait avec une pelle à feu dans la caisse
remplie de terre, d’où s’élevait un treillage de capucines
garnissant le mur. Puis accoudés sur leur balcon, ils
regardaient ensemble les charrettes, les fiacres, les pas-
sants ; et on se chauffait au soleil, on faisait des
projets pour la soirée. Il s’absentait pendant deux
heures tout au plus, ensuite ils allaient dans un
théâtre quelconque, aux avant-scènes ; et Rosanette
un gros bouquet de fleurs à la main écoutait les
instruments tandis que Frédéric, penché à son oreil-
-le, lui contait des choses joviales ou galantes. D’autres
fois ils prenaient une calèche pour les conduire au bois
de Boulogne ; ils se promenaient tard, jusqu’au mi-
lieu de la nuit. Enfin, ils s’en revenaient par l’Arc

542.

de triomphe et la grande avenue, en humant l’air, avec
les étoiles sur leur tête, et jusqu’au fond de la perspec-
-tive tous les becs de gaz alignés comme un double cor-
don de perles lumineuses.
Frédéric l’attendait toujours, quand ils devaient
sortir ; elle était fort longue à disposer aux bords de
son menton les deux rubans de sa capote, et elle se sou-
riait à elle-même devant son armoire à glace ; puis
passait son bras sur le sien et le forçant à se mirer
près d’elle :
— « Nous faisons bien comme cela, tous les deux,
côte à côte ! – Ah ! pauvre amour, je te mangerais ! »
Il était maintenant sa chose, sa propriété & Elle
en avait sur le visage un rayonnement continu, en
même temps qu’elle paraissait plus langoureuse de
manières, plus ronde dans ses formes ; et sans pouvoir
dire de quelle façon, il la trouvait changée, cepen-
-dant.
Un jour, elle lui apprit comme une nouvelle très
importante que le sieur Arnoux venait de monter un
magasin de blanc à une ancienne ouvrière de sa
fabrique ; – et il y venait tous les soirs « dépensait
               [illis.]
beaucoup, pas plus tard que l’autre semaine lui
avait même donné un ameublement de palissandre. »
— « Comment le sais-tu ? » – dit Frédéric.
— « Oh ! J’en suis sûre ! »
Delphine, exécutant ses ordres, avait pris des
informations.
Elle aimait donc bien Arnoux, pour s’en préoc-
cuper si fortement ?
Il se contenta de lui répondre :

543.

— « Qu’est-ce que cela te fait ? »
Rosanette eut l’air surprise de cette demande.
— « Mais la canaille me doit de l’argent ! n’est-ce
pas abominable de le voir entretenir des gueuses ! » –
Puis, avec une expression de haine triomphante :
— « Au reste, elle se moque de lui, joliment ! Elle
a trois autres particuliers ; tant mieux ! Et qu’elle
le mange jusqu’au dernier liard ! J’en serai contente ! »
Arnoux, en effet, se laissait exploiter par la
Bordelaise, avec l’indulgence des amours serviles.
Sa fabrique ne marchait plus ; l’ensemble de ses
affaires était pitoyable ; si bien que pour les remettre
à flot, il pensa d’abord à établir un café-chantant,
où l’on n’aurait chanté rien que des œuvres patrio-
tiques ; le ministère lui accordant une subvention,
cet établissement serait devenu tout à la fois un
foyer de propagande et une source de bénéfices. établie.
La direction du Pouvoir ayant changé c’était une
chose impossible. Maintenant, il rêvait une
grande chapellerie militaire… Mais les fonds lui
manquaient pour commencer.
Il n’était pas plus heureux dans son intérieur
domestique. Mme Arnoux se montrait moins douce
pour lui, parfois même, un peu rude. Berthe se
rangeait toujours du côté de son père. Cela augmen-
tait le désaccord, et la maison devenait intolérable.
Souvent, il en partait dès le matin, passait sa
journée à faire de longues courses, pour s’étourdir,
puis dînait dans un cabaret de campagne, en s’a-
bandonnant à ses réflexions.
L’absence prolongée de Frédéric troublait ses

544.

habitudes. Il lui demanda un rendez-vous.
Donc, il parut, un après-midi, le supplia de
venir le voir comme autrefois, et en obtint la pro-
messe.
Cependant Frédéric n’osait retourner chez Mme 
Arnoux. Il lui semblait l’avoir trahie.
Mais cette conduite était bien lâche ! Les excuses
manquaient. Il faudrait en finir par là ! et un soir,
il se mit en marche.
Comme la pluie tombait, il venait d’entrer
dans le passage-Jouffroy quand sous la lumière des
devantures, un gros petit homme en casquette
l’aborda. Frédéric n’eut pas de peine à reconnaître
Compaing, cet orateur dont la motion avait causé
tant de rires, au club.
Il s’appuyait sur le bras d’un individu affublé
d’un bonnet rouge de Zouave, la lèvre supérieure
très-longue, le teint jaune comme une orange, la
mâchoire couverte d’une barbiche et qui le contem-
plait avec de gros yeux, lubréfiés d’admiration.
Compaing, sans doute, en était fier, car il
dit :
— « Je vous présente ce gaillard-là ! C’est un
bottier de mes amis, un patriote ! – Prenons nous
quelque chose ? »
Frédéric l’ayant remercié, il tonna immédiate-
ment contre la proposition-Rateau, une ma-
nœuvre des aristocrates. Pour en finir, il fallait re-
-commencer 93 ! Puis il s’informa de Regimbart
et de quelques autres, aussi fameux, tels que
Masselin, Sanson, Lecornu, Maréchal, et un certain

545.

Deslauriers compromis dans l’affaire des carabines
interceptés dernièrement à Troyes.
Tout cela était nouveau pour Frédéric. Compaing
n’en savait pas davantage. Il le quitta, en disant :
— « À bientôt, n’est-ce pas, car vous en
êtes ? »
— « De quoi ? »
— « De la tête de veau ! »
— « Quelle tête de veau ? »
— « Ah ! farceur ! » – reprit Compaing, en lui
donnant une tape sur le ventre.
Et les deux terroristes s’enfoncèrent dans un
café.
Dix minutes après, Frédéric ne songeait plus
à Deslauriers. Il était sur le trottoir de la rue
Paradis, devant une maison ; et il regardait au
  second
troisième étage, derrière des rideaux, la lueur d’une
lampe.
Enfin, il monta l’escalier.
— « Arnoux y est-il ? »
La femme de chambre répondit :
— « Non ! mais entrez tout de même. 
Et ouvrant brusquement une porte –
— « Madame, c’est Mr Moreau ! »
Elle se leva, plus pâle que sa collerette. Elle
tremblait.
— « Qui me vaut l’honneur… d’une visite…
aussi imprévue ? »
— « Rien ! Le plaisir de revoir d’anciens amis ! » –
Et tout en s’asseyant :
— « Comment va ce bon Arnoux ? »

546.

— « Parfaitement ! Il est sorti. »
— « Ah ! Je comprends ! Toujours ses vieilles
habitudes du soir ; un peu de distraction ! »
— « Pourquoi pas ? Après une journée de calculs,
la tête a besoin de se reposer ! »
Elle vanta même son mari, comme travailleur.
Cet éloge irritait Frédéric ; et désignant sur
ses genoux un morceau de drap noir, avec des
soutaches bleues :
— « Qu’est-ce que vous faites là ? »
— « Une veste que j’arrange pour ma fille. »
— « À propos, je ne l’aperçois pas, où est-elle
donc ? »
— « Dans une pension » – reprit Mme Arnoux,
et les larmes lui vinrent aux yeux. –
Elle les retenait, en poussant son aiguille,
rapidement.
Il avait pris, par contenance, un numéro de
l’Illustration sur la table, près d’elle.
— « Ces caricatures de Cham sont très drôles,
n’est-ce pas ? »
— « Oui ! »
Puis ils retombèrent dans leur silence.
Mais une raffale ébranla, tout-à-coup, les
carreaux.
— « Quel temps ! » – dit Frédéric.
— « En effet ! – Et c’est bien aimable d’être venu
par cette horrible pluie ! »
— « Oh ! moi, je m’en moque ! Je ne suis pas
comme ceux qu’elle empêche, sans doute, d’aller
à leur rendez-vous ! » –

547.

— « Quels rendez-vous ? » – demanda-t-elle naïvement.
— « Vous ne vous rappelez pas ? »
Un frisson la saisit et elle baissa la tête.
Alors, il lui posa doucement la main sur le
bras.
— « Je vous assure que vous m’avez fait bien
souffrir ! »
Elle reprit, avec une sorte de lamentation dans
la voix :
— « Mais, j’avais peur pour mon enfant ! »
Et elle lui conta la maladie du petit Eugène
et toutes les angoisses de cette journée.
— « Merci ! merci ! Je ne doute plus ! Je vous
aime comme toujours ! »
— « Eh non ! ce n’est pas vrai ! »
— « Pourquoi ? »
Elle le regarda froidement.
— « Vous oubliez l’autre ! Celle que vous prome-
nez aux courses ! La femme dont vous avez le por-
trait, votre maîtresse ! »
— « Eh bien, oui ! » – s’écria Frédéric – « Je ne nie
rien ! Je suis un misérable ! Écoutez-moi ! » –
S’il l’avait eue, c’était par désespoir comme on se
suicide ! Du reste, il l’avait rendue fort malheureuse,
pour se venger sur elle de sa propre honte. « Quel
supplice ! Vous ne comprenez pas ! »
Mme Arnoux tourna son beau visage, en lui
tendant la main ; – et ils fermèrent les yeux, absorbés
dans une ivresse, qui était comme un bercement doux
et infini. Puis ils restèrent à se contempler, face
à face, l’un près de l’autre.

548.

— « Est-ce que vous pouviez croire que je ne vous
aimais plus ? »
Elle répondit d’une voix basse, pleine de caresses :
— « Non ! en dépit de tout, je sentais au fond de
mon cœur que cela était impossible et qu’un jour
l’obstacle entre nous deux s’évanouirait ! »
— « Moi aussi ! et j’avais des besoins de vous
revoir à en mourir ! »
— « Une fois » – reprit-elle – « dans le Palais-Royal,
j’ai passé à côté de vous ! »
— « Vraiment ! »
Et il lui dit le bonheur qu’il avait eu en la re-
trouvant chez les Dambreuse.
— « Mais comme je vous détestais le soir, en
sortant de là ! »
— « Pauvre garçon ! »
— « Ma vie est si triste ! »
— « Et la mienne ! – S’il n’y avait que les
chagrins, les inquiétudes, les humiliations, tout ce que
j’endure comme épouse et comme mère, puisqu’on doit
mourir – Je ne me plaindrai pas ; ce qu’il y a d’affreux
c’est ma solitude, sans personne !
— « Mais je suis là, moi ! »
— « Oh ! oui ! »
Un sanglot de tendresse l’avait soulevée. Ses bras
s’écartèrent ; – et ils s’étreignirent debout, dans un
long baiser.
Un craquement se fit sur le parquet. Une
femme était près d’eux, Rosanette.
Mme Arnoux l’avait reconnue ; et ses yeux ouverts
démesurément l’examinaient, tout pleins de

549.

surprise et d’indignation. Enfin, elle lui dit :
— « Je viens parler à Mr Arnoux, pour affaires. »
— « Il n’y est pas, vous le voyez ! »
— « Ah ! c’est vrai ! » reprit la Maréchale, – « Votre
bonne avait raison ! mille excuses ! » –
Et, se tournant vers Frédéric :
— « Te voilà ici, toi ! »
Ce tutoiement, donné devant elle, fit rougir Mme
Arnoux, comme un soufflet en plein visage.
— « Il n’y est pas ! Je vous le répète ! »
Alors, la Maréchale qui regardait çà et là, dit
tranquillement :
— « Rentrons-nous ? J’ai un fiacre, en bas ? – »
Il faisait semblant de ne pas entendre.
— « Allons, viens ! »
— « Ah ! oui ! c’est une occasion ! Partez ! Partez ! »
dit Mme Arnoux.
Ils sortirent. Elle se pencha sur la rampe pour
les voir encore ; – et un rire aigu, déchirant tomba sur
eux, du haut de l’escalier.
Frédéric poussa Rosanette dans le fiacre, se mit
en face d’elle ; et pendant toute la route ne prononça
pas un mot.
L’infamie dont le rejaillissement l’outrageait,
c’était lui-même qui en était cause. Il éprouvait
tout à la fois la honte d’une humiliation écrasante
et le regret de sa félicité ; Quand il allait enfin la
saisir, elle était devenue irrévocablement impossible !
et par la faute de celle-là, de cette fille, de cette
catin.
Il aurait voulu l’étrangler ; il étouffait.

550.

Rentrés chez eux, il jeta son chapeau sur un meuble,
arracha sa cravate.
— « Ah ! tu viens de faire quelque chose de propre,
avoue-le ! »
Elle se campa fièrement devant lui.
— « Eh bien, après ? Où est le mal ? »
— « Comment ! Tu m’espionnes ? »
— « Est-ce ma faute ? Pourquoi vas-tu te diver-
tir chez les femmes honnêtes ? »
— « N’importe ! Je ne veux pas que tu les
insultes ! »
— « En quoi l’ai-je insultée ? »
Il n’eut rien à répondre et d’un accent plus
haineux :
— « Mais l’autre fois, au Champ-de-Mars… »
— « Ah ! tu nous ennuies avec tes anciennes ! »
— « Misérable ! – »
Il leva le poing.
— « Ne me tue pas ! Je suis enceinte ! »
Frédéric se recula.
— « Tu mens !
— « Mais regarde-moi ! » – Elle prit un
flambeau, et montrant son visage : — « T’y
connais-tu ? »
De petites taches jaunes maculaient sa peau,
qui était singulièrement bouffie. Frédéric ne nia
pas l’évidence.
Il alla ouvrir la fenêtre, fit quelques pas de
long en large, puis s’affaissa dans un fauteuil.
Cet événement était une calamité, qui d’abord
ajournait leur rupture – et puis bouleversait tous

551.

ses projets. L’idée d’être père, d’ailleurs, lui paraissait
grotesque, inadmissible. Mais pourquoi ? Si au lieu
de la Maréchale… ? et sa rêverie devint tellement
profonde qu’il eut une sorte d’hallucination. Il
voyait là, sur le tapis, devant la cheminée, une petite
fille. Elle ressemblait à Mme Arnoux et à lui-même,
un peu, – brune et blanche, avec des yeux noirs, de très
grands sourcils… un ruban rose dans ses cheveux bou-
clants ! (Oh ! comme il l’aurait aimée !) et il lui
semblait entendre sa voix : « Papa ! papa ! »
Rosanette, qui venait de se déshabiller, s’appro-
cha de lui, aperçut une larme à ses paupières, et le
baisa sur le front, gravement.
Il se leva, en disant :
— « Parbleu ! On ne le tuera pas, ce marmot ! »
Alors, elle bavarda beaucoup. Ce serait un garçon,
bien sûr ! On l’appellerait Frédéric. Il fallait com-
mencer son trousseau ; – et en la voyant si heureuse,
une pitié le prit. Comme il ne ressentait, maintenant,
aucune colère, il voulut savoir la raison de sa démarche,
tout-à-l’heure.
C’est que Mlle Vatnaz lui avait envoyé ce jour-
là même, un billet protesté depuis longtemps ; et elle
avait couru chez Arnoux pour avoir de l’argent.
— « Je t’en aurais donné ! » – dit Frédéric.
— « C’était plus simple de prendre là-bas ce
qui m’appartient, et de rendre à l’autre ses mille
francs. »
— « Est-ce au moins, tout ce que tu lui dois ? »
Elle répondit :
— « Certainement ! »

552.

Le lendemain, à neuf heures du soir (heure indiquée
            portier
par le concierge) Frédéric se rendit chez Mlle Vatnaz.
Il se cogna dans l’antichambre contre des meubles
entassés. Mais un bruit de voix et de musique le guidait.
Il ouvrit une porte, et tomba au milieu d’un raoût.
Debout, devant le piano que touchait une demoi-
selle en lunettes, Delmar sérieux comme un pontife,
déclamait une poésie humanitaire sur la Prostitu-
-tion, et sa voix caverneuse roulait, soutenue par les
accords plaqués. Un rang de femmes occupait la
muraille, vêtues généralement de couleurs sombres, sans
cols de chemise ni manchettes. Cinq ou six hommes,
tous des penseurs, étaient çà et là, sur des chaises.
Il y avait dans un fauteuil un ancien fabuliste,
une ruine ; – et l’odeur âcre de deux lampes se
mêlait à l’arôme du chocolat qui emplissait des
bols encombrant la table à jeu.
Mlle Vatnaz, une écharpe orientale autour des
reins, se tenait à un coin de la cheminée. Dussardier
était à l’autre bout, en face ; il avait l’air un peu
embarrassé de sa position. D’ailleurs ce milieu artisti-
que l’intimidait.
La Vatnaz en avait-elle fini avec Delmar ? peut-
être, non ? Cependant elle semblait jalouse du brave
commis ; et Frédéric ayant réclamé d’elle un mot
d’entretien, pour le soustraire aux embûches des dames,
elle lui fit signe de passer avec eux, dans sa chambre.
Quand les mille francs furent alignés, elle de-
manda en plus, les intérêts.
— « Ça n’en vaut pas la peine ! » – dit Dussardier.
— « Tais-toi donc ! »

553.

Et cette lâcheté d’un homme si courageux fut agréable
à Frédéric comme une justification de la sienne.
Il rapporta le billet, et ne reparla jamais de
l’esclandre chez Mme Arnoux.
Mais dès lors toutes les défectuosités de la Maré-
chale lui apparurent.
Elle avait un mauvais goût irrémédiable, une
incompréhensible paresse, une ignorance de sauvage,
jusqu’à considérer comme très-célèbre le docteur Desro-
-gis, et elle était fière de le recevoir, lui et son épouse, par-
ce que « c’étaient des gens mariés ». Elle régentait d’un
ton pédantesque sur les choses de la vie Mlle Irma, pau-
vre petite créature douée d’une petite voix, ayant pour
protecteur un monsieur « très-bien » – ex-employé dans
les douanes et fort aux tours de cartes. Rosanette
l’appelait « mon gros loulou » Frédéric ne pouvait
souffrir, non plus, la répétition de ses mots bêtes
tels que « du flan  – À Chaillot ! – on n’a jamais
pu savoir » etc. – et elle s’obstinait à épousseter le
matin ses bibelots, avec une paire de vieux gants
blancs ! Il était révolté surtout par ses façons
envers sa bonne, dont les gages étaient sans cesse
arriérés, et qui même lui prêtait de l’argent. Les
jours qu’elles réglaient leurs comptes, elles se cha-
-maillaient comme deux poissardes, puis on se ré-
conciliait en s’embrassant. Le tête-à-tête devenait
triste. Ce fut un soulagement pour lui, quand les
soirées de Mme Dambreuse recommencèrent.
Celle-là, au moins, l’amusait ! Elle savait
les intrigues du monde, les mutations d’ambassa-
deurs, le personnel des couturières – et s’il lui

554.

échappait des lieux communs, c’était dans une formule
tellement convenue, que sa phrase pouvait passer pour
une déférence ou pour une ironie. Il fallait la voir au
milieu de vingt personnes qui causaient, n’en oubliant
aucune, amenant les réponses qu’elle voulait, évitant
les périlleuses ; Des choses très simples, racontées par
elle, semblaient des confidences ; le moindre de ses sourires
faisait rêver, son charme enfin, comme l’exquise odeur
qu’elle portait ordinairement, était complexe et
indéfinissable. Frédéric, dans sa compagnie, éprouvait
chaque fois le plaisir d’une découverte – et cependant
il la retrouvait toujours avec sa même sérénité,
pareille au miroitement des eaux limpides. Mais
pourquoi ses manières envers sa nièce avaient-elles
tant de froideur ? Elle lui lançait même, par
moments, de singuliers coups d’œil.
Dès qu’il fut question de mariage elle avait
objecté à Mr Dambreuse la santé de la « chère en-
fant » et l’avait emmenée tout de suite, aux
bains de mer de Balaruc. À son retour, des prétextes
nouveaux avaient surgi : Le jeune homme man-
quait de position, Ce grand amour ne paraissait
pas sérieux, On ne risquait rien d’attendre. Mar-
tinon avait répondu qu’il attendrait.
Sa conduite fut sublime. Il prôna Frédéric.
Il fit plus ; Il le renseigna sur les moyens de
plaire à Mme Dambreuse, laissant même en-
-trevoir qu’il connaissait, par la nièce, les
sentiments de la tante.
                                                              de
Quant à Mr Dambreuse, loin de montrer la
jalousie, il entourait d’égards son jeune ami, le

555.

consultait sur différentes choses, s’inquiétait même
de son avenir, si bien qu’un jour, comme on parlait
du père Roque il lui dit à l’oreille, d’un air finot :
— « Vous avez bien fait. » Et Cécile, Miss John, les do-
mestiques, le portier, pas un qui ne fut charmant
pour lui, dans cette maison. Il y venait tous les
soirs, abandonnant Rosanette.
                                  rendait
Sa maternité future la plus sérieuse, même un
peu triste, comme si des inquiétudes l’eussent tour-
mentée. Mais à toutes les questions, elle répondait :
— « Tu te trompes ! Je me porte bien ! – »
C’était cinq billets qu’elle avait souscrits
autrefois ; et, n’osant le dire à Frédéric après le paie-
ment du premier, elle était retournée chez Arnoux,
lequel lui avait promis par écrit, le tiers de ses
bénéfices dans l’éclairage au gaz des villes du
Languedoc (une entreprise merveilleuse.) en lui
recommandant de ne pas se servir de cette lettre
avant l’assemblée des actionnaires ; l’assemblée
était remise de semaine en semaine.
Cependant la Maréchale avait besoin d’argent
Elle serait morte plutôt que d’en demander à
Frédéric. Elle n’en voulait pas de lui. Cela aurait
gâté leur amour.
Il subvenait bien aux frais du ménage. Mais
une petite voiture louée au mois, et d’autres sa-
-crifices indispensables depuis qu’il fréquentait les
Dambreuse l’empêchaient d’en faire plus pour
sa maîtresse.
Deux ou trois fois, en rentrant à des heures
inaccoutumées, il crut voir des dos masculins dis-
paraître entre les portes ; et elle sortait, souvent,
sans vouloir dire où elle allait.

556.

Frédéric n’essaya pas de creuser les choses. Un de
ces jours il prendrait un parti définitif. Il rêvait
une autre vie qui serait plus amusante et plus
noble. Un pareil idéal le rendait indulgent pour
l’hôtel Dambreuse.
C’était une succursale intime de la rue de
Poitiers. Il y rencontra le grand Mr A, l’illustre
B, le profond C, l’éloquent Z, l’immense Y –
les vieux ténors du centre gauche, les paladins de la
droite, les burgraves du Juste-milieu, les éternels
bonshommes de la comédie. Mais il fut stupé-
-fait par leur exécrable langage, leurs petitesses,
leurs rancunes, leur mauvaise foi, tous ces gens qui
avaient voté la Constitution s’évertuant à la
démolir ; et ils s’agitaient beaucoup, lançaient des
manifestes, des pamphlets, des biographies. Celle
de Fumichon par Hussonnet fut un chef-d’œuvre –
Nonancourt s’occupait de la propagande dans
les campagnes, Mr de Grenouville travaillait
le clergé, Martinon ralliait de jeunes bourgeois.
Chacun, selon ses moyens, s’employa, jusqu’à
Cisy lui-même. Pensant maintenant aux
choses sérieuses, tout le long de la journée il
faisait des courses en cabriolet, pour le parti.
Mr Dambreuse, tel qu’un baromètre, en expri-
mait constamment la dernière variation. On ne
parlait pas de Lamartine sans qu’il ne citât [illis.]
……[illis.]……
ce mot d’un homme du peu-
ple : « Assez de lyre. » Cavaignac n’était plus,
à ses yeux, qu’un traître. Le Président, qu’il
avait admiré pendant trois mois, commençait
                   ne lui trouvant pas « l’énergie nécessaire »
à déchoir dans son estime et comme il lui
fallait toujours un sauveur, sa reconnaissance,
depuis l’affaire du Conservatoire, appartenait à

557.

Changarnier « Dieu merci, Changarnier… Espérons
que Changarnier… Oh ! rien à craindre tant que Chan-
garnier… »
On exaltait avant tout Mr Thiers pour son volume
contre le socialisme, où il s’était montré aussi penseur
qu’écrivain. On riait énormément de Pierre Leroux qui
citait, à la Chambre, des passages des philosophes. On
faisait des plaisanteries sur la queue phalanstérienne.
On allait applaudir la Foire-aux-idées ; et on com-
parait les auteurs à Aristophane. Frédéric y alla,
comme les autres.
Le verbiage politique et la bonne chère engour-
-dissaient sa moralité. Si médiocres que lui parus-
-sent ces personnages, il était fier de les connaître,
et intérieurement souhaitait la considération bour-
geoise. Une maîtresse comme Mme Dambreuse le
poserait.
Il se mit à faire tout ce qu’il faut.
Il se trouvait sur son passage à la promenade, ne
manquait pas d’aller la saluer dans sa loge au théâtre,
et sachant les heures où elle se rendait à l’église,
il se campait derrière un pilier, dans une pose mélan-
colique. Pour des indications de curiosités, des rensei-
gnements sur un concert, des emprunts de livres ou
de revues, c’était un échange continuel de petits
billets. Outre sa visite du soir, il lui en faisait quelque-
fois une autre, vers la fin du jour ; et il avait une
gradation de joies, à passer successivement par
la grande porte, par la cour, par l’antichambre,
par les deux salons ; enfin il arrivait dans son
boudoir, discret comme un tombeau, tiède comme

558.

une alcôve, où l’on se heurtait aux capitons des meubles
parmi toutes sortes d’objets, çà et là, chiffonnières, écrans,
coupes et plateaux, en laque, en écaille, en ivoire, en ma-
lachite, bagatelles dispendieuses, souvent renouvelées.
Il y en avait de simples, trois galets d’Étretat pour
servir de presse-papier, un bonnet de Frisonne suspendu
à un paravent chinois ; et toutes ces choses s’harmo-
niaient cependant ; on était même saisi par la no-
blesse de l’ensemble – ce qui tenait, peut-être à la
hauteur du plafond, à l’opulence des portières, aux
longues crépines de soie flottant sur les bâtons dorés des
tabourets.
Elle était, presque toujours, sur une petite cau-
seuse, près de la jardinière garnissant l’embrasure
de la fenêtre. Assis au bord d’un gros pouf à roulettes
il lui adressait les compliments les plus justes
possibles : et elle le regardait, la tête un peu de
côté, la bouche souriante.
Il lui lisait des pages de poésie, en y mettant toute
son âme, afin de l’émouvoir et pour se faire admirer.
Elle l’arrêtait par une remarque dénigrante ou une
observation pratique, et leur causerie retombait sans
cesse dans l’éternelle question de l’amour ! Ils se
demandaient ce qui l’occasionnait, si les femmes
le sentaient mieux que les hommes, quelles étaient
là-dessus leurs différences. Frédéric tâchait d’émettre
son opinion, En évitant à la fois la grossièreté et
la fadeur – cela devenait une espèce de lutte,
                                         pénible
agréable par moments, fastidieuse en d’autres.
Il n’éprouvait pas à ses côtés, ce ravissement
de tout son être qui l’emportait vers Mme Arnoux,

559.

ni le désordre gai où l’avait mis d’abord Rosanette. 
Mais il la convoitait comme une chose anormale
et difficile, parce qu’elle était noble, parce qu’elle était
riche, parce qu’elle était dévote, – se figurant qu’elle
avait des délicatesses de sentiment rares comme
ses dentelles, avec des amulettes sur la peau, et des
pudeurs dans la dépravation.
Il se servit du vieil amour. Il lui conta, comme
inspiré par elle, tout ce que Mme Arnoux autrefois,
lui avait fait ressentir, ses langueurs, ses appréhen-
sions, ses rêves.
Elle recevait tout cela, comme une personne
accoutumée à ces choses, sans le repousser formel-
lement ne cédait rien, et il n’arrivait pas plus
à la séduire que Martinon à se marier.
Pour en finir avec l’amoureux de sa nièce, elle
l’accusa de viser à l’argent, et pria même
son mari d’en faire l’épreuve.
Mr Dambreuse déclara donc au jeune homme
que Cécile étant l’orpheline de parents pauvres,
n’avait aucune « espérance » ni dot.
Martinon, ne croyant pas que cela fût vrai –
ou trop avancé pour se dédire – ou par un de ces entê-
-tements d’idiot qui sont des actes de génie, répondit
que son patrimoine, quinze mille livres de rente, leur
suffirait. Ce désintéressement imprévu toucha le
banquier. Il lui promit un cautionnement de rece-
-veur, en s’engageant à obtenir la place – et au
mois de mai 1850, Martinon épousa Mlle Cécile.
Il n’y eut pas de bal. Les jeunes gens
partirent le soir même pour l’Italie.

560.

Frédéric, le lendemain, vint faire une visite à Mme
Dambreuse.
Elle lui parut plus pâle que d’habitude. Elle le
contredit avec aigreur, sur deux ou trois sujets sans
importance. Du reste tous les hommes étaient des
égoïstes.
Il y en avait pourtant de dévoués, quand ce ne se-
rait que lui.
— « Ah ! bah, comme les autres ! »
Ses paupières étaient rouges ; elle pleurait. Puis,
en s’efforçant de sourire :
— « Excusez-moi ! J’ai tort ! C’est une idée triste
qui m’est venue ! »
Il n’y comprenait rien ! « N’importe ! elle est
moins forte que je ne croyais », pensa-t-il.
                                                        en
Elle sonna pour avoir un verre d’eau, but une
          le
gorgée, renvoya le verre, puis se plaignit de ce
qu’on la servait horriblement.
Afin de l’amuser, il s’offrit comme domestique,
se prétendant capable de donner des assiettes, d’épousseter
les meubles, d’annoncer le monde, d’être enfin un
valet de chambre, ou plutôt un chasseur, bien que la
mode en fût passée. Il aurait voulu se tenir derrière
sa voiture avec un chapeau de plumes de coq.
— « Et comme je vous suivrais à pied majestueu-
sement, en portant sur le bras un petit chien ! »
— « Vous êtes gai. » dit Mme Dambreuse.
N’était-ce pas une folie, reprit-il, de
considérer tout sérieusement.
Il y avait bien assez de misères sans s’en
forger ! Rien ne méritait la peine d’une douleur !

561.

Mme Dambreuse leva les sourcils, d’une manière de
vague approbation.
Cette parité de sentiments poussa Frédéric à plus
de hardiesse. Ses mécomptes d’autrefois lui faisaient,
maintenant, une clairvoyance. Il poursuivit.
— « Nos grands-pères vivaient mieux ! » Pourquoi
ne pas obéir à l’impulsion qui nous pousse ? L’a-
mour après tout, n’était pas en soi une chose si
importante !
— « Mais c’est immoral, ce que vous dites là ! »
Elle s’était remise sur la causeuse. Il s’assit
au bord, contre ses pieds.
— « Ne voyez-vous pas que je mens ! Car, pour
plaire aux femmes, – il faut étaler une insouciance
de bouffon ou des fureurs de tragédie ! Elles se mo-
quent de nous quand on leur dit qu’on les aime, sim-
plement ! Moi, je trouve ces hyperboles où elles
s’amusent une profanation de l’amour vrai ; – si
bien qu’on ne sait plus comment l’exprimer, surtout
devant celles… qui ont… beaucoup d’esprit. »
Elle le considérait les cils entreclos. Il baissait
la voix, en se penchant vers son visage.
— « Oui ! vous me faites peur ! Je vous offense,
peut-être ?… Pardon !… Je ne voulais pas dire tout
cela ! – Ce n’est pas ma faute ! Vous êtes si belle ! »
Mme Dambreuse ferma les yeux, et il fut
surpris par la facilité de sa victoire. Les grands
arbres du jardin qui frissonnaient mollement, s’arrê-
tèrent. Des nuages immobiles rayaient le ciel de
longues bandes rouges, et il y eut comme une sus-
pension universelle des choses. Alors des soirs

562.

semblables avec des silences pareils, revinrent dans son esprit,
confusément. Où était-ce ?…
Il se mit à genoux, prit sa main, et lui jura un
amour éternel. Puis, comme il partait, elle le rappe-
la d’un signe et lui dit tout bas :
— « Revenez dîner ! Nous serons seuls ! »
Il semblait à Frédéric, en descendant l’escalier,
qu’il était devenu un autre homme, que la tempéra-
ture embaumante des serres-chaudes l’entourait,
qu’il entrait définitivement dans le monde supérieur des
adultères patriciens et des hautes intrigues. Pour y tenir
la première place il suffisait d’une femme comme celle-
là ! Avide, sans doute, de pouvoir et d’action et mariée
à un homme médiocre qu’elle avait prodigieusement
servi, elle désirait quelqu’un de fort pour le conduire ?
Rien d’impossible maintenant ! Il se sentait capable
de faire deux cents lieues à cheval, de travailler
pendant plusieurs nuits de suite, sans fatigue ; son
cœur débordait d’orgueil.
Sur le trottoir, devant lui, un homme couvert
d’un vieux paletot, marchait la tête basse, et avec
un tel air d’accablement que Frédéric se retourna,
pour le voir.
L’autre releva sa figure. C’était Deslauriers. Il
hésitait.
Frédéric lui sauta au cou.
— « Ah ! mon pauvre vieux ! Comment ! c’est
toi ! » Et il l’entraîna vers sa maison, en lui fai-
sant beaucoup de questions, à la fois.
                             [     illis.   ]  
L’ex-commissaire [       illis.    ] conta, d’abord, les
                            de Ledru-Rollin
tourments qu’il avait eus. Comme il prêchait la

563.

fraternité aux conservateurs et le respect des lois aux
socialistes, Les uns lui avaient tiré des coups de fusil,
les autres apporté une corde pour le pendre. Après
Juin, on l’avait destitué, brutalement. Il s’était jeté
dans un complot, celui des armes saisies à Troyes. On
l’avait relâché, faute de preuves. Puis le Comité-
d’action l’avait envoyé à Londres, où il s’était flan-
-qué des gifles avec ses frères, au milieu d’un banquet.
De retour à Paris.
— « Pourquoi n’es-tu pas venu chez moi ? »
                                        [illis.]  & ton  Suisse
— « Tu étais toujours absent ! et ton concierge
avait des allures mystérieuses, je ne savais que penser ;
et puis, je ne voulais pas reparaître en vaincu. »
Il avait frappé aux portes de la Démocratie, s’of-
frant à la servir de sa plume, de sa parole, de ses
démarches ; partout on l’avait repoussé ; on se mé-
fiait de lui ; et il avait vendu sa montre, sa biblio-
-thèque, son linge « Mieux vaudrait crever sur les
pontons de Belle-Isle, avec Sénécal ! »
Frédéric, qui arrangeait alors sa cravate, n’eut
pas l’air très-ému par cette nouvelle.
— « Ah ! il est déporté, ce bon Sénécal ? »
Deslauriers répliqua, en parcourant les mu-
railles d’un air envieux.
— « Tout le monde n’a pas ta chance ! »
— « Excuse-moi », dit Frédéric, sans remarquer
                                                                        [illis.]
l’allusion – « mais je dîne en ville ! On va te faire à
manger ; commande ce que tu voudras ! Prends même
mon lit. »
Devant une cordialité si complète l’amertume de
Deslauriers disparut.

564.

— « Ton lit ? mais… ça te gênerait !
— « Eh non ! J’en ai d’autres ! »
— Ah ! très bien ! » – reprit l’avocat, en riant. –
« Où dînes-tu donc ? »
— « Chez Mme Dambreuse ! »
— « Est-ce que… par hasard… ce serait… ? »
— « Tu es trop curieux ! » – dit Frédéric avec un sou-
-rire qui confirmait cette supposition. Puis, ayant re-
gardé la pendule, il se rassit. — « C’est comme ça ! et il
ne faut pas désespérer, vieux défenseur du peuple ! »
— « Miséricorde ! que d’autres s’en mêlent !
L’avocat détestait les ouvriers pour en avoir souf-
-fert dans sa province, un pays de houille. Chaque
puits d’extraction avait nommé un gouvernement
provisoire lui intimant des ordres. — « D’ailleurs leur
conduite a été charmante, partout : à Lyon, à Lille,
au Havre, à Paris ! Car, à l’exemple des fabricants
qui voudraient exclure les produits de l’étranger, ces
messieurs réclament pour qu’on bannisse les travail-
-leurs Anglais, Allemands, Belges et savoyards ! Quant à
leur intelligence, à quoi a servi, sous la Restaura-
tion, leur fameux compagnonage ? En 1830, ils
sont entrés dans la garde-nationale, sans même avoir
le bon sens de la dominer ! Est-ce que dès le lendemain de
48, les corps de métiers n’ont pas reparu, avec des
étendards à eux ! Ils demandaient même des repré-
-sentants du peuple à eux, lesquels n’auraient parlé
que pour eux ! tout comme les députés de la betterave
ne s’inquiètent que de la betterave ! Ah ! j’en ai
assez, de ces cocos-là, se prosternant tour à tour
devant l’échafaud de Robespierre, les bottes de l’Empereur,

565.

le parapluie de Louis-Philippe, racaille éternellement
dévouée à qui lui jette du pain dans la gueule ! On
crie toujours contre la vénalité de Talleyrand et de
Mirabeau, mais le commissionnaire d’en bas ven-
drait la patrie pour cinquante centimes, si on lui
promettait de tarifier sa course à trois francs ! Ah !
quelle faute ! Nous aurions dû mettre le feu aux
quatre coins de l’Europe ! »
Frédéric lui répondit :
— « L’étincelle manquait ! Vous étiez simplement
de petits bourgeois – et les meilleurs d’entre vous,
des cuistres ! Quant aux ouvriers, ils peuvent se
plaindre ; car si l’on excepte un million soustrait à
la liste civile et que vous leur avez octroyé avec la
plus basse flagornerie, vous n’avez rien fait pour
eux, que des phrases ! Le livret demeure aux mains
du patron, et le salarié, (même devant la Justice), reste
l’inférieur de son maître, puisque sa parole n’est
pas crue ! Enfin, la République me paraît vieille !
Qui sait ? Le Progrès, peut-être, n’est réalisable
que par une aristocratie ou par un homme ?
L’initiative vient toujours d’en haut ! Le peuple
est mineur, quoi qu’on prétende ! »
— « C’est peut-être vrai ? » – dit Deslauriers.
Selon Frédéric, la grande masse des citoyens
n’aspirait qu’au repos (Il avait profité à l’hôtel
Dambreuse) et toutes les chances étaient pour les
conservateurs. Ce parti-là cependant manquait
d’hommes neufs.
— « Si tu te présentais, je suis sûr… »
Il n’acheva pas.

566.

Deslauriers comprit, se passa les deux mains sur
le front, puis, tout à coup :
— « Mais toi ? Rien ne t’empêche ? Pourquoi
ne serais-tu pas député ? – Par suite d’une double
élection, il y avait dans l’Aube une candidature
vacante. Mr Dambreuse réélu à la Législative,
appartenait à un autre arrondissement. — « Veux-
-tu que je m’en occupe ? » Il connaissait beaucoup
de cabaretiers, d’instituteurs, de médecins, de clercs
d’étude et leurs patrons « D’ailleurs, on fait accroire
aux paysans tout ce qu’on veut ! »
Frédéric sentait se rallumer son ambition.
Deslauriers ajouta :
— « Tu devrais bien me trouver une place à
Paris ? »
— « Oh ! ce ne sera pas difficile, par Mr
Dambreuse ! »
— « Puisque nous parlions de houilles, » reprit
l’avocat, – « que devient sa grande société ? C’est une
occupation de ce genre qu’il me faudrait ! – et je leur
serais utile, – tout en gardant mon indépendance. »
Frédéric promit de le conduire chez le banquier,
avant trois jours.
Son repas en tête-à-tête avec Mme Dambreuse
fut une chose exquise. Elle souriait en face de lui,
de l’autre côté de la table, par-dessus des fleurs dans
une corbeille, à la lumière de la lampe suspendue ; et
comme la fenêtre était ouverte, on apercevait des
étoiles. Ils causèrent fort peu, se méfiant d’eux-mêmes,

567.

sans doute, mais dès que les domestiques tournaient
le dos, ils s’envoyaient un baiser, du bout des lèvres.
Il lui dit son idée de candidature. Elle l’approu-
va, s’engageant même à y faire travailler Mr
Dambreuse.
Le soir, quelques amis se présentèrent, pour la
féliciter et pour la plaindre ; elle devait être si
chagrine de n’avoir plus sa nièce ! C’était fort
bien, d’ailleurs, aux jeunes mariés de s’être mis
en voyage ! Plus tard les embarras, les enfants
surviennent ! Mais l’Italie ne répondait pas à
l’idée qu’on s’en faisait. Après cela ils étaient dans
l’âge des illusions ! – et puis la lune de miel embel-
lissait tout !
Les deux derniers qui restèrent furent Mr de
Grémonville et Frédéric. Le diplomate ne voulait
pas s’en aller. Enfin à minuit, il se leva. Mme
Dambreuse fit signe à Frédéric de partir avec
lui, et le remercia de cette obéissance par une
pression de main, plus suave que tout le reste.
La Maréchale poussa un cri de joie en le
revoyant. Elle l’attendait depuis cinq heures.
Il donna pour excuse une démarche indispen-
sable dans l’intérêt de Deslauriers. Sa figure avait
un air de triomphe, une auréole, dont Rosanette
fut éblouie.
— « C’est peut-être à cause de ton habit
noir qui te va bien ; mais je ne t’ai jamais trouvé
si beau ! – Comme tu es beau ! »
Dans un transport de sa tendresse, elle se jura
intérieurement de ne plus appartenir à d’autres,

568.

quoiqu’il advînt, quand elle devrait crever de
misère !
Ses jolis yeux humides pétillaient d’une passion
tellement puissante que Frédéric l’attira sur ses
genoux ; et il se dit : « Quelle canaille je fais ! »
en s’applaudissant de sa perversité.

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