Gustave Flaubert — L'Éducation sentimentale [1869]

Transcription du manuscrit des copistes

Deuxième partie – Chapitre 3

 

III.

252.

Alors commença pour Frédéric une existence misérable.
Il fut le parasite de la maison.
                             souffrant
Si quelqu’un était indisposé, il venait trois fois par
jour, savoir de ses nouvelles, allait chez l’accordeur de
piano, inventait mille prévenances. – Et il endurait
d’un air content les bouderies de Mlle Marthe et les
caresses du jeune Eugène, qui lui passait toujours ses
mains sales sur la figure. Il assistait aux dîners où
Monsieur et Madame en face l’un de l’autre ne n’é-
-changeaient pas un mot ; ou bien, Arnoux aga-
-çait sa femme par des remarques saugrenues. Le
repas terminé, il jouait dans la chambre avec son
fils, se cachait derrière les meubles, ou le portait sur
son dos, en marchant à quatre pattes, comme le
Béarnais. Il s’en allait enfin ; et elle abordait im-
-médiatement l’éternel sujet de plainte : Arnoux.
Ce n’était pas son inconduite qui l’indignait,
Mais elle paraissait souffrir dans son orgueil, et
laissait voir sa répugnance pour cet homme sans
délicatesse, sans dignité, sans honneur, « ou plutôt
il est fou ! » disait-elle.
Frédéric sollicitait adroitement ses confidences.
Bientôt il connut toute sa vie.
Ses parents étaient de petits bourgeois de Chartres.
Un jour, Arnoux dessinant au bord de la rivière (il
se croyait peintre dans ce temps-là) l’avait aperçue
comme elle sortait de l’église et demandée en mariage
À cause de sa fortune, on n’avait pas hésité.

253.

D’ailleurs il l’aimait éperdument. Elle ajouta :
« Mon Dieu, il m’aime encore ! – à sa manière ! »
Ils avaient, les premiers mois, voyagé en Italie. –
Mais Arnoux, malgré son enthousiasme devant les
paysages et les chefs-d’œuvre, n’avait fait que gémir sur
le vin, – et organisait des pique-niques avec des Anglais,
pour se distraire. Quelques tableaux bien revendus l’avai-
-ent poussé au commerce des arts. Puis il s’était engoué
d’une manufacture de faïence. D’autres spéculations, à présent,
le tentaient ; et se vulgarisant de plus en plus il prenait des
habitudes grossières et dispendieuses. Elle avait moins à lui
reprocher ses vices que toutes ses actions. Aucun change-
-ment ne pouvait survenir, et son malheur, à elle,
était irréparable.
Frédéric affirmait que son existence, de même, se
trouvait manquée.
Il était bien jeune cependant. Pourquoi désespérer ?
– Et elle lui donnait de bons conseils. – « Travaillez ! mariez
-vous ! » Il répondait par des sourires amers. – Car au lieu
d’exprimer le véritable motif de son chagrin, il en feignait
un autre, sublime ; faisant un peu l’Antony, le mau-
-dit, langage, du reste, qui ne dénaturait pas complète-
-ment sa pensée.
                                  hommes
L’action, pour certains, est d’autant plus impra-
-ticable que le désir est plus fort. La méfiance d’eux-
-mêmes les embarrasse, la crainte de déplaire les épou-
-vante. D’ailleurs les affections profondes ressemblent
aux honnêtes femmes ; Elles ont peur d’être découvertes,
et passent dans la vie les yeux baissés.
Bien qu’il connût Mme Arnoux davantage (à
cause de cela, peut-être) il était encore plus lâche
qu’autrefois. Chaque matin il se jurait d’être hardi.
Une invincible pudeur l’en empêchait ; et il ne pouvait

254.

                           aucun
se guider d’après un exemple, puisque celle-là différait
des autres ! Par la force de ses rêves, il l’avait posée en-dehors
des conditions humaines. Il se sentait à côté d’elle moins
important sur la terre que les brindilles de soie s’échap-
-pant de ses ciseaux.
Puis il pensait à des choses monstrueuses, absurdes,
telles que des surprises, la nuit, avec des narcotiques et
de fausses clefs, tout lui paraissant plus facile que d’affron-
-ter son dédain. D’ailleurs, les enfants, les deux bonnes,
la disposition des pièces faisaient d’insurmontables obstacles.
Donc il résolut de la posséder à lui seul, et d’aller vivre
ensemble bien loin, au fond d’une solitude ; il cherchait
même sur quel lac assez bleu, au bord de quelle plage
assez douce, si ce serait l’Espagne, la Suisse ou l’Orient ;
et choisissant exprès les jours où elle semblait plus
irritée, il lui disait qu’il faudrait sortir de là, imaginer
un moyen, et qu’il n’en voyait pas d’autre qu’une sé-
-paration.
Mais, pour l’amour de ses enfants, jamais elle
n’en viendrait à une telle extrémité. Tant de vertu
augmenta son respect.
Ses après-midi se passaient à se rappeler la visite
de la veille et à désirer celle du soir. Quand il ne dînait
pas chez eux, vers neuf heures, il se portait au coin de
la rue, et dès qu’Arnoux avait tiré la grande porte,
                                                deux
Frédéric montait vivement les trois étages et deman-
-dait à la bonne d’un air ingénu : – « Monsieur est
là ? » puis il faisait l’homme surpris de ne pas le
trouver.
Mais Arnoux souvent rentrait à l’improviste.
Alors il fallait le suivre dans un petit café de la rue
Ste Anne, que fréquentait maintenant Regimbart.
Le Citoyen commençait par articuler contre la

255.

couronne quelque nouveau grief. Puis ils causaient en
se disant amicalement des injures ; – car le fabricant tenait
Regimbart pour un penseur de haute volée, et chagriné de
voir tant de moyens perdus, il le taquinait sur sa paresse.
Le Citoyen jugeait Arnoux plein de cœur et d’imagination,
mais décidément trop immoral ; – aussi le traitait-il sans
la moindre indulgence et refusait même de dîner chez lui
parce que « la cérémonie l’embêtait ! » Quelquefois, au mo-
-ment des adieux, Arnoux était pris de fringale.
Il « avait besoin » de manger une omelette ou des
pommes cuites, – et les comestibles ne se trouvant
jamais dans l’établissement, il les envoyait cher-
-cher. On attendait. Regimbart ne s’en allait
pas, et finissait, en grommelant, par accepter
quelque chose.
Il était sombre néanmoins, car il restait
pendant des heures, en face du même verre à
moitié plein. Mais la Providence ne gouver-
-nant point les choses selon ses idées, il tournait
à l’hypocondriaque, ne voulait même plus
lire les journaux et poussait des rugissements
au seul nom de l’Angleterre. Il s’écria une fois,
                                             servait
à propos d’un garçon qui le jugeait mal : – « Est-ce
que nous n’avons pas assez des affronts de l’étran-
-ger ! » En dehors de ces crises, il se tenait taciturne,
méditant « un coup infaillible, pour faire péter
toute la boutique ! »
Tandis qu’il était perdu dans ses réflexions,
Arnoux, d’une voix monotone et avec un regard
un peu ivre, contait d’incroyables anecdotes où
il avait toujours brillé, grâce à son aplomb ; et
Frédéric (cela tenait sans doute à des ressemblances
profondes) éprouvait un certain entraînement

256.

pour sa personne. Mais il se reprochait cette fai-
-blesse, trouvant qu’il aurait dû le haïr, au contraire.
Arnoux se lamentait devant lui sur l’humeur
de sa femme, son entêtement, ses préventions injustes.
Elle n’était pas comme cela autrefois.
— « À votre place, disait Frédéric, « je lui fe-
-rais une pension, et je vivrais seul. »
Arnoux ne répondait rien, et, un moment
après, entamait son éloge. Elle était bonne, dévouée,
                                      passant
intelligente, vertueuse ; et [illis.] à ses qualités cor-
-porelles, il prodiguait les révélations, avec l’étour-
-derie de ces gens qui étalent leurs trésors dans les
auberges.
Une catastrophe dérangea son équilibre.
Il était entré, comme membre du Conseil de
Surveillance, dans une compagnie de Caolin. Mais
se fiant à tout ce qu’on lui disait, il avait signé
des rapports inexacts et approuvé, sans vérification,
les inventaires annuels frauduleusement dressés
par le gérant. Or, la compagnie avait croulé, et
Arnoux, civilement responsable, venait d’être
condamné, avec les autres, à la garantie des domma-
-ges-intérêts, – ce qui lui faisait une perte d’environ
trente mille francs, aggravée par les motifs du
jugement.
Frédéric apprit cela dans un journal et
se précipita vers la rue de Paradis.
On le reçut dans la chambre de Madame.
C’était l’heure du premier déjeuner. Des bols
de café au lait encombraient un guéridon
auprès du feu. Des savates traînaient sur
le tapis, des vêtements sur les fauteuils. Ar-
-noux, en caleçon et en veste de tricot, avait

257.

avait les yeux rouges et la chevelure ébouriffée. Le
petit Eugène, à cause de ses oreillons, pleurait,
tout en grignotant sa tartine ; Sa sœur mangeait
tranquillement ; et Mme Arnoux, un peu
plus pâle que d’habitude, les servait tous les
trois.
— « Eh bien ! » dit Arnoux, en poussant
un gros soupir, « vous savez ! » Et Frédéric ayant
fait un geste de compassion, « Voilà ! J’ai été
victime de ma confiance ! » Puis il se tut. Il
songeait, et son abattement était si fort qu’
il repoussa le déjeuner. Mme Arnoux
leva les yeux, avec un haussement d’épau-
-les. Il se passa les mains sur le front.
« – [illis.] « Après tout je ne suis pas coupable.
Je n’ai rien à me reprocher. C’est un malheur !
On s’en tirera ! Ah ! ma foi tant pis » et il
entama une brioche, obéissant du reste, aux
sollicitations de sa femme.
Le soir il voulut dîner seul, avec elle,
dans un cabinet particulier, à la Maison d’or.
Mme Arnoux ne comprit rien à ce
mouvement de cœur, s’offensant même
d’être traitée en lorette, – ce qui de la part d’Ar-
-noux, au contraire, était une preuve d’affec-
-tion. Puis, comme il s’ennuyait, il alla se
distraire chez la Maréchale.
Jusqu’à présent, on lui avait passé
beaucoup de choses, grâce à son caractère
bonhomme. Mais son procès le classa parmi
les gens tarés. – Une solitude se fit autour de
sa maison.
Frédéric, par point d’honneur, crut devoir

258.

les fréquenter plus que jamais. Il loua une
                                            y
baignoire aux Italiens et les conduisit cha-
-que semaine. Cependant ils en étaient
à cette période, où dans les unions disparates
une invincible lassitude ressort des conces-
-sions que l’on s’est faites et rend l’existence
intolérable. 
Mme Arnoux se retenait pour ne pas
éclater, Arnoux s’assombrissait ; et le spec-
-tacle de ces deux êtres malheureux attris-
-tait Frédéric.
Elle l’avait chargé, puisqu’il possédait
sa confiance, de s’enquérir de ses affaires.
Mais il avait honte, il souffrait de prendre
ses dîners en ambitionnant sa femme. Il
continuait néanmoins, se donnant pour
                                                                  occa-
excuse qu’il devait la défendre, et qu’une [illis.]
-sion pouvait se présenter de lui être utile.
Huit jours après le bal, il avait fait une
visite à Mr Dambreuse. Le financier lui
avait offert une vingtaine d’actions dans son
entreprise de houilles. Frédéric n’y était pas
retourné.
Deslauriers lui écrivait des lettres. Il les
laissait sans réponse. Pellerin l’avait engagé
à venir voir le portrait. Il l’éconduisait tou-
-jours. Il céda cependant à Cisy, qui l’obsédait,
pour lui faire faire la connaissance de Rosanette.
Elle le reçut fort gentiment. Mais sans lui
sauter au cou, comme autrefois. Son compagnon
fut heureux d’être admis chez une impure,
et surtout de causer avec un acteur, Delmar
se trouvait là.

259.

































vieilles

Un drame, où il avait représenté un
manant qui gourmande, fait la leçon à
Louis XIV et prophétise 89, l’avait mis en
telle évidence qu’on lui fabriquait sans
cesse le même rôle ; et sa fonction, maintenant,
consistait à bafouer les monarques de tous les
pays. Brasseur Anglais, il invectivait Char-
-les Ier, étudiant de Salamanque, maudis-
-sait Philippe II, ou père sensible, s’indignait
contre la Pompadour ; c’était le plus beau ! Les
gamins, pour le voir, l’attendaient à la porte
des coulisses ; – et sa biographie, vendue dans
les entr’actes, le dépeignait comme soignant
sa vieille mère, lisant l’Évangile, assistant
les pauvres, enfin sous les couleurs d’un St
Vincent-de-Paul mélangé de Brutus et de
Mirabeau. On disait : « notre Delmar »
Il avait une mission, il devenait Christ !
Tout cela avait fasciné Rosanette ; et
elle s’était débarrassée du père Oudry, sans
se soucier de rien, n’étant pas cupide.
Arnoux qui la connaissait, en avait
profité pendant longtemps pour l’entretenir
à peu de frais ; le bonhomme était venu, et ils
avaient eu soin, tous les trois, de ne point
s’expliquer franchement. Puis s’imaginant
qu’elle congédiait l’autre pour lui seul, Arnoux
avait augmenté sa pension. Mais ses
demandes se renouvelaient avec une fréquen-
-ce inexplicable, car elle menait un train
moins dispendieux ; elle avait même vendu
jusqu’au cachemire, tenant à s’acquitter de ses
dettes, – disait-elle ; – et il donnait toujours, elle l’en-

260.

-sorcelait, elle abusait de lui, sans pitié. – Aussi
les factures, les papiers timbrés pleuvaient dans la
maison. Frédéric sentait une crise prochaine.
                                                                Arnoux
Un jour il se présenta pour voir Madame. Elle était
                                                               Arnoux
sortie. Mais Monsieur travaillait en-bas dans le magasin.
En effet, Arnoux, au milieu de ses potiches, tâ-
-chait d’enfoncer de jeunes mariés, des bourgeois de la
province. Il parlait du tournage et du tournassage,
du truité et du glacé, et les autres ne voulant pas avoir
l’air de n’y rien comprendre, faisaient des signes d’ap-
-probation et achetaient.
Quand les chalands furent dehors, il conta qu’il
avait eu le matin avec sa femme une petite alter-
-cation. Pour prévenir les observations sur la dépense,
il avait affirmé que la Maréchale n’était plus sa
maîtresse. – « Je lui ai même dit que c’était la vôtre »
Frédéric fut indigné ; mais des reproches pouvaient
le trahir ; Il balbutia :
                                   tort
« — Ah ! vous avez eu grand tort ! »
« — Qu’est-ce que ça fait ? » dit Arnoux. « Où
est le déshonneur de passer pour son amant ?
Je le suis bien, moi ! Ne seriez-vous pas flatté
de l’être ? »
Avait-elle parlé ? Était-ce une allusion ?
Frédéric se hâta de répondre :
« — Non ! pas du tout ! au contraire ! »
« — Eh bien, alors ?
« — Oui, c’est vrai ! cela n’y fait rien »
Arnoux reprit :
— « Pourquoi ne venez-vous plus là-bas ? »
Frédéric promit d’y retourner.
« — Ah ! j’oubliais ! vous devriez… en causant
de Rosanette… lâcher à ma femme quelque chose

261.

… Je ne sais quoi, mais vous trouverez… quelque-
-chose qui la persuade que vous êtes son amant.
Je vous demande cela comme un service, hein ? »
Le jeune homme, pour toute réponse, fit
une grimace ambiguë.
Cette calomnie le perdait. Il alla le soir
même chez elle, et jura que l’allégation d’Arnoux
était fausse.
— « Bien vrai ? »
Il paraissait sincère ; et quand elle eut
respiré largement, elle lui dit : « Je vous crois »
avec un beau sourire, puis elle baissa la tête, et
sans le regarder :
— « Au reste, personne n’a de droit sur vous ! »
Elle ne devinait donc rien, et elle le mépri-
-sait, puisqu’elle ne pensait pas qu’il pût
assez l’aimer pour lui être fidèle ! Frédéric
oubliant ses tentatives près de l’autre, trouvait
la permission outrageante. Ensuite elle le
pria d’aller quelquefois « chez cette femme » –
pour voir un peu ce qui en était.
Arnoux survint ; et cinq minutes après
voulut l’entraîner chez Rosanette.
                   devenait
La situation [illis.] intolérable.
Il en fut distrait par une lettre du
notaire qui devait lui envoyer le lendemain
                                  pour
quinze mille francs, et réparer sa négligence
envers Deslauriers, il alla lui apprendre
tout de suite, cette bonne nouvelle.
L’avocat logeait rue des Trois-Maries, au
quatrième étage, sur une cour. Son cabinet,
petite pièce carrelée, froide, et tendue d’un papier

262.

grisâtre, avait pour principale décoration une
médaille en or, son prix de doctorat, insérée
dans un cadre d’ébène contre la glace. Une bi-
-bliothèque d’acajou, enfermait sous ses vitres
cent volumes, à peu près. Le bureau couvert
de basane, tenait le milieu de l’appartement.
Quatre vieux fauteuils de velours vert en
occupaient les coins ; et des copeaux flam-
-baient dans la cheminée, où il y avait tou-
-jours un fagot prêt à allumer au coup de son-
-nette. C’était l’heure de ses consultations ; L’a-
-vocat portait une cravate blanche.
L’annonce des quinze mille francs (il n’y
comptait plus, sans doute) lui causa un rica-
-nement de plaisir.
— « C’est bien, mon brave, c’est bien, c’est
très bien ! »
Il jeta du bois dans le feu, se rassit et parla
immédiatement du Journal.
La première chose à faire était de se débarras-
-ser d’Hussonnet. – « Ce crétin-là me fatigue ! » –
Quant à desservir une opinion, le plus équitable,
selon moi, et le plus fort, c’est de n’en avoir
aucune » Frédéric parut étonné. « Mais sans
doute ! Il serait temps de traiter la politique
scientifiquement. Les vieux du XVIIIe siècle
commençaient, quand Rousseau, les litté-
-rateurs y ont introduit la philanthropie, la
poésie et autres blagues pour la plus grande
joie des catholiques. – Alliance naturelle, du
reste, puisque les réformateurs modernes (je
peux le prouver) croient, tous, à la Révélation.

263.

Mais si vous chantez des messes pour la Pologne,
si à la place du Dieu des Dominicains qui était
un bourreau vous prenez le Dieu des Roman-
-tiques qui est un tapissier, si, enfin, vous
n’avez pas de l’Absolu une conception plus
large que vos aïeux, la Monarchie percera
sous vos formes républicaines, et votre bonnet
rouge ne sera jamais qu’une calotte sacerdo-
-tale ! – Seulement, le régime cellulaire aura
remplacé la torture, l’outrage à la Religion le
sacrilège, le concert Européen la Sainte-Alliance ;
et dans ce bel ordre qu’on admire, fait de débris
Louisquatorziens, de ruines voltairiennes, avec
du badigeon impérial par-dessus et des frag-
-ments de constitution Anglaise, on verra
les conseils-municipaux tâchant de vexer le
maire, les conseils généraux leur préfet, les
chambres le Roi, la presse le Pouvoir, l’admi-
                                             Mais
-nistration tout le monde ! – [illis.] les bonnes
âmes s’extasient sur le code-civil, œuvre fabri-
-quée, quoi qu’on dise, dans un esprit mesquin,
tyrannique ; car le législateur, au lieu de faire
son état qui est de régulariser la coutume, a pré-
-tendu modeler la société, comme un Lycurgue ! Pour-
-quoi la Loi gêne-t-elle le père de famille en matière
de testament ? Pourquoi entrave-t-elle la vente
forcée des immeubles ? Pourquoi punit-elle comme
délit le vagabondage, lequel ne devrait pas
être même une contravention ! Et il y en a
d’autres ! Je les connais ! aussi je vais écrire un
petit roman intitulé : Histoire de l’idée de Justice
qui sera drôle ! Mais j’ai une soif abominable !
et toi ? »

264.

                                                            portier
Il se pencha par la fenêtre, et cria au concier-
-ge
d’aller chercher des grogs au cabaret.
— « En résumé, je vois trois partis, non ! trois
groupes, – et dont aucun ne m’intéresse : ceux
qui ont, ceux qui n’ont plus et ceux qui tâchent
d’avoir. Mais tous s’accordent dans l’idolâtrie
imbécile de l’Autorité ! Exemples : Mably re-
-commande qu’on empêche les philosophes de
publier leurs doctrines ; Mr Vronski, géomètre,
appelle en son langage la censure « répression
critique de la spontanéité spéculative », le père
Enfantin bénit les Hapsbourg « d’avoir passé
par-dessus les Alpes une main pesante pour
comprimer l’Italie », Pierre Leroux veut qu’
on vous force à entendre un orateur, et Louis
Blanc incline à une religion d’État. – Tant
ce peuple de vassaux à la rage du gouvernement !
Pas un, cependant, n’est légitime, malgré
leurs sempiternels principes. Mais principe
signifiant origine, il faut se reporter tou-
-jours à une révolution, à un acte de violence,
à un fait transitoire. Ainsi le principe du
nôtre est la Souveraineté nationale, comprise
dans la forme parlementaire, quoique le
Parlement n’en convienne pas ! Mais en quoi
la souveraineté du peuple serait-elle plus
sacrée que le droit divin ? L’un et l’autre sont
deux fictions ! Assez de métaphysique ! plus
de fantômes ! Pas n’est besoin de dogmes pour
faire balayer les rues ! On dira que je renverse
la société ? Eh bien après, où serait le mal ?
Elle est propre, en effet, ta Société. »

265.

Frédéric aurait eu beaucoup de choses à
lui répondre. Mais le voyant loin des théories
de Sénécal, il était plein d’indulgence. Il se
contenta d’objecter qu’un pareil système les
faisait haïr généralement. « – Au contraire,
comme nous aurons donné à chaque parti
un gage de haine contre son voisin, tous
compteront sur nous. – Tu vas t’y mettre aussi,
toi, et nous faire de la critique transcendante ! »
Il fallait attaquer les idées reçues, l’Aca-
-démie, l’École normale, le Conservatoire, les
        la Comédie-Française
Français, tout ce qui ressemblait à une ins-
-titution. C’est par là qu’ils donneraient un
ensemble de doctrine à leur Revue. Puis quand
elle serait bien posée, le journal tout-à-coup
deviendrait quotidien ; alors il s’en prendrait
aux personnes « et on nous respectera, sois-en
sûr ! »
Deslauriers touchait à son vieux rêve :
une rédaction-en-chef, c’est-à-dire au bonheur
inexprimable de diriger les autres, de tailler en
plein dans leurs articles, d’en commander, d’en
refuser. Ses yeux pétillaient sous ses lunettes,
il s’exaltait et buvait des petits verres, coup sur
coup, machinalement.
— « Il faudra que tu donnes un dîner une
fois la semaine, c’est indispensable, quand
même la moitié de ton revenu y passerait !
On voudra y venir ; ce sera un centre pour
les autres, un levier pour toi ; – et maniant
l’opinion par les deux bouts, littérature et
Politique, avant six mois, tu verras, nous tien-
-drons le haut du pavé dans Paris. »

266.

Frédéric en l’écoutant, éprouvait une sensation
de rajeunissement, comme un homme qui après
un long séjour dans une chambre, est transporté
au grand air. Cet enthousiasme le gagnait.
« — Oui, j’ai été un paresseux, un imbécile,
tu as raison ! »
« — À la bonne heure ! » s’écria Deslauriers, « je
retrouve mon Frédéric ! » Et lui mettant le poing sous
la mâchoire : « Ah ! tu m’as fait souffrir, n’importe, je
t’aime tout de même. »
Ils étaient debout et se regardaient, attendris
                          près de
l’un et l’autre et [illis.] à s’embrasser.
Un bonnet de femme parut au seuil de l’anti-
-chambre.
« — Qui t’amène ? » dit Deslauriers.
C’était Melle Clémence, sa maîtresse.
Elle répondit que passant devant sa maison par
hasard, elle n’avait pu résister au désir de le voir ; et pour
faire une petite collation ensemble, elle lui apportait
des gâteaux, qu’elle déposa sur la table.
« — Prends garde à mes papiers ! » reprit aigre-
-ment l’avocat. « D’ailleurs c’est la troisième fois que
je te défends de venir pendant mes consultations. »
Elle voulut l’embrasser.
« — Bien ! va-t’en ! file ton nœud ! »
Il la repoussait ; elle eut un grand sanglot.
« —  Ah ! tu m’ennuies, à la fin ! »
« — C’est que je t’aime !
« — Je ne demande pas qu’on m’aime,
mais à ce qu’on m’oblige ! »
Ce mot, si dur, arrêta net ses larmes. Elle
se planta devant la fenêtre, et y restait immo-
-bile, le front posé contre le carreau.

267.

Cependant son attitude et son mutisme
agaçaient Deslauriers.
« — Quand tu auras fini, tu commanderas
ton carrosse, n’est-ce pas ? »
Elle se retourna en sursaut.
« — Tu me renvoies ? »
« — Parfaitement ! »
Alors elle fixa sur lui ses grands yeux
bleus, pour une dernière prière sans doute ?
puis croisa les deux bouts de son tartan, at-
-tendit une minute encore, et s’en alla.
« — Tu devrais la rappeler » dit Frédéric.
« — Allons donc ! »
Et comme il avait besoin de sortir, Des-
-lauriers passa dans sa cuisine, qui était
son cabinet de toilette. Il y avait sur la
dalle, près d’une paire de bottes, les débris d’un
maigre déjeuner ; et un matelas avec une
couverture était roulé par terre, dans
un coin.
« — Ceci te démontre, » dit-il, « que je reçois
peu de Marquises ! On s’en passe aisément,
va ! et des autres, aussi. Celles qui ne coûtent
rien prennent votre temps ; C’est de l’argent
sous un autre forme. Or je ne suis pas riche !
Et puis elles sont toutes si bêtes ! si bêtes ! Est
-ce que tu peux causer avec une femme, toi ? »
Ils se séparèrent à l’angle du Pont-Neuf.
« —Ainsi, c’est convenu ! tu m’apporte-
-ras la chose demain, dès que tu l’auras. »
« — Convenu » dit Frédéric.
En effet, le lendemain à son réveil, il reçut
par la poste, un bon de quinze mille francs sur la Banque.

268.

Ce chiffon de papier lui représenta quinze
gros sacs d’argent ; et il se dit qu’avec une som-
-me pareille, il pourrait : d’abord garder sa
voiture pendant trois ans au lieu de la vendre
comme il y serait forcé prochainement, –
ou s’acheter deux belles armures damasquinées
qu’il avait vues sur le quai Voltaire, puis
quantité de choses encore, des peintures, des
livres, et combien de bouquets de fleurs, de ca-
-deaux pour Mme Arnoux ! Tout enfin
aurait mieux valu que de risquer, que de
perdre tant d’argent dans ce journal ! Des-
-lauriers lui semblait présomptueux,
son insensibilité de la veille le refroidissant
à son endroit ; – Et Frédéric s’abandonnait
à ces regrets quand il fut tout surpris de
voir entrer Arnoux, – lequel s’assit sur le
bord de sa couche, pesamment, comme un
homme accablé.
« — Qu’y a-t-il donc ? »
« — Je suis perdu ! »
Il avait à verser le jour même en l’étude
de Mtre Beauminet, notaire, rue Ste Anne,
dix-huit mille francs, prêtés par un certain
Vanneroy.
« — C’est un désastre inexplicable ! Je
lui ai donné une hypothèque qui devrait
le tranquilliser, pourtant ! Mais il me me-
-nace d’un commandement s’il n’est pas
payé cette après-midi, tantôt ! »
« — Et alors ? »
« — Alors, c’est bien simple ! Il va faire

269.

exproprier mon immeuble. La première affi-
-che me ruine, voilà tout ! – Ah ! si je trou-
-vais quelqu’un pour m’avancer cette maudi-
-te somme-là, il prendrait la place de Van-
-neroy et je serais sauvé ! Vous ne l’auriez
pas, par hasard ? »
Le mandat était resté sur la table de
nuit près d’un livre. Frédéric souleva le vo-
-lume, et le posa par-dessus, en répondant :
« — Mon Dieu, non, cher ami ! » Mais il
lui coûtait de refuser Arnoux. « Comment,
vous ne trouvez personne qui veuille… ? »
« — Personne ! et songer que d’ici à huit
jours j’aurai des rentrées ! On me doit peut-
-être cinquante mille francs, pour la fin du
mois ! »
« — Est-ce que vous ne pourriez pas prier
les individus qui vous doivent d’avancer ?… »
« — Ah ! bien oui !
« — Mais vous avez des valeurs quelcon-
-ques, des billets…
« — Rien ! »
« — Que faire ? » dit Frédéric.
« — C’est ce que je demande » reprit Ar-
-noux.
Il se tut, et il marchait dans la cham-
-bre de long en large.
« — Ce n’est pas pour moi, mon Dieu !
                                      pr
mais pour mes enfants pr ma pauvre femme ! »
Puis en détachant chaque mot : « enfin… je
serai fort… j’emballerai tout cela… et j’irai
chercher fortune… je ne sais où !

270.

« — Impossible ! » s’écria Frédéric.
Arnoux répliqua d’un air calme :
« — Comment voulez-vous que je vive
à Paris, maintenant ? »
Il y eut un long silence.
Frédéric se mit à dire :
« — Quand le rendriez-vous, cet argent ? »
Non pas qu’il l’eût, au contraire ! Mais
rien ne l’empêchait de voir des amis, de faire
      démarches
des marches, et il sonna son domestique pour
s’habiller. Arnoux le remerciait.
« — C’est dix-huit mille francs qu’il vous
faut, n’est-ce pas ? »
« — Oh ! je me contenterais de seize mille !
                   bien
Car j’en ferai deux mille cinq cents, trois mille
avec mon argenterie, si Vanneroy, toutefois,
m’accorde jusqu’à demain ; et je vous le répète,
vous pouvez affirmer, jurer au prêteur que
dans huit jours, peut-être même dans
cinq ou six, l’argent sera remboursé. D’ail-
-leurs l’hypothèque en répond. Ainsi, pas
de danger, vous comprenez ? »
Frédéric assura qu’il comprenait et qu’il al-
-lait sortir immédiatement.
Il resta chez lui, – maudissant Deslauriers, car
il voulait tenir sa parole, et cependant obliger Ar-
-noux.
« — Si je m’adressais à Mr Dambreuse ? – Mais
sous quel prétexte demander de l’argent ? C’est à moi,
au contraire, d’en porter chez lui pour ses actions de
houilles ! – Ah ! qu’il aille se promener avec ses actions !
Je ne les dois pas ! » et Frédéric s’applaudissait de son in-
-dépendance, comme s’il eût refusé un service à Mr

271.

Dambreuse. — « Eh bien » se dit-il ensuite… puisque
je fais une perte de ce côté-là, car je pourrais avec quin-
-ze mille francs en gagner cent mille ! À la Bourse,
ça se voit quelquefois… Donc puisque je manque à
l’un, ne suis-je libre ?.. D’ailleurs quand Deslauriers at-
-tendrait ! — Non, non ! c’est mal, allons-y ! » Il regarda sa
pendule. « Ah ! rien ne presse ! la Banque ne ferme
qu’à cinq heures. »
Et à quatre heures et demie, quand il eut touché
son argent, « c’est inutile, maintenant ! je ne le
trouverais pas ; j’irai ce soir ! » Se donnant ainsi le
moyen de revenir sur sa décision, – car il reste toujours
dans la conscience quelque chose des sophismes qu’on y a
versés ; Elle en garde l’arrière-goût comme d’une
liqueur mauvaise.
Il se promena sur les boulevards et dîna seul
au restaurant. Puis il entendit un acte au Vaude-
-ville, pour se distraire. Mais ses billets de banque le
gênaient comme s’il les eût volés. Il n’aurait pas
été chagrin de les perdre.
En rentrant chez lui, il trouva une lettre conte
nant ces mots :
         « Quoi de neuf ?
         « Ma femme se joint à moi, cher ami,
« dans l’espérance, etc.
         « À vous »
Et un paraphe.
« — Sa femme ! elle me prie ! »
Au même moment, parut Arnoux, pour
savoir s’il avait trouvé la somme urgente.
« — Tenez, la voilà ! » dit Frédéric.
Et vingt-quatre heures après, il répondit à
Deslauriers : « Je n’ai rien reçu »

272.

Mais l’avocat revint trois jours de suite. Il le
pressait d’écrire au notaire. Il offrit même de faire le
voyage du Havre.
« — Non ! c’est inutile ! je vais y aller ! »
La semaine finie, Frédéric demanda timide-
-ment au sieur Arnoux ses quinze mille francs.
Arnoux le remit au lendemain, – puis au sur-
-lendemain. Frédéric se risquait dehors à la nuit
close, craignant d’être surpris par Deslauriers.
Mais un soir, quelqu’un le heurta au coin
de la Madeleine. C’était lui.
« — Je vais les chercher, » dit-il.
Et Deslauriers l’accompagna jusqu’à la
porte d’une maison, dans le faubourg-Poissonnière.
« — Attends-moi ! »
Il attendit.
Enfin, après quarante-trois minutes, Frédé-
-ric sortit avec Arnoux et lui fit signe de pa-
-tienter encore un peu.
Le marchand de faïences et son compagnon
montèrent bras-dessus bras-dessous la rue Hau-
-teville, prirent ensuite la rue de Chabrol –
La nuit était sombre avec des raffales de vent
tiède. Arnoux marchait doucement, tout en
parlant des Galeries du Commerce : une suite de
passages couverts qui auraient mené du boulevard
St Denis au à la place du Châtelet, spéculation mer-
-veilleuse, où il avait grande envie d’entrer. – Et
il s’arrêtait de temps à autre pour voir aux
carreaux des boutiques la figure des grisettes,
puis reprenait son discours.
Cependant Frédéric entendait les pas de
Deslauriers derrière lui, comme des reproches,

273.

comme des coups frappant sur sa conscience. Mais
il n’osait faire sa réclamation, – par mauvaise honte
et dans la crainte qu’elle ne fût inutile. L’autre se
rapprochait. Il se décida.
                    ton
Arnoux, d’un fort dégagé, dit que ses recouvre-
-ments n’ayant pas eu lieu, il ne pouvait rendre ac-
-tuellement les quinze mille francs. « Vous n’en avez
pas besoin, j’imagine ? »
À ce moment Deslauriers accosta Frédéric, et
le tirant à l’écart :
« — Sois franc, les as-tu, oui ou non ? »
« — Eh bien, non ! » dit Frédéric, « je les ai perdus ! »
« — Ah ! et à quoi ? »
« — Au jeu ! »
Deslauriers ne répondit pas un mot, salua très
bas, et partit.  
Arnoux avait profité de l’occasion pour allumer
un cigare dans un débit de tabac. Il revint en deman-
-dant quel était ce jeune homme.
« — Rien ! un ami ! »
[                                  illis.                        ]
Puis trois minutes après, devant la porte de
Rosanette « – Montez donc » dit Arnoux, « elle
sera contente de vous voir. Quel sauvage vous êtes
maintenant ! »
                                                      avec
Un réverbère, en face, l’éclairait et son cigare
entre ses dents blanches et son air heureux, il avait
quelque chose d’intolérable.
« — Ah ! à propos, mon notaire a été ce matin
chez le vôtre, pour cette inscription d’hypothèque.
C’est ma femme qui me l’a rappelé »
— « Une femme de tête ! » reprit machinalement
Frédéric.

274.

« — Je crois bien ! » et Arnoux recommença son
éloge. Elle n’avait pas sa pareille pour l’esprit, le cœur,
l’économie. Il ajouta d’une voix basse, en roulant des
yeux, « Et comme corps de femme ! »
« — Adieu ! » dit Frédéric.
Arnoux fit un mouvement.
« — Tiens ! pourquoi ? » et la main à demi tendue vers
lui, il l’examinait, tout décontenancé par la colère de son
visage.
Frédéric répliqua sèchement.
« — Adieu ! »
Il descendit la rue de Bréda, comme une pierre qui
déroule, furieux contre Arnoux, se faisant le serment de
ne jamais le revoir, ni elle non-plus, navré, désolé ! Au lieu
de la rupture qu’il attendait, voilà que l’autre, au contraire,
se mettait à la chérir et complètement, depuis le bout
des cheveux jusqu’au fond de l’âme ! La vulgarité de cet
homme exaspérait Frédéric. Tout lui appartenait donc
à celui-là ! Il le retrouvait sur le seuil de la lorette, et la
mortification d’une rupture s’ajoutait à la rage de son
impuissance. – D’ailleurs l’honnêteté d’Arnoux offrant
des sécurités pour son argent l’humiliait. Il aurait
voulu l’étrangler ; et par-dessus son chagrin planait
dans sa conscience, comme un brouillard, le sentiment
de sa lâcheté envers son ami. Des larmes l’étouffaient.
Deslauriers dévalait la rue des Martyrs, en jurant tout
haut d’indignation, car son projet, tel qu’un obélisque
abattu, lui paraissait maintenant d’une hauteur ex-
-traordinaire. Il s’estimait volé, comme s’il avait subi
un grand dommage. Son amitié pour Frédéric était
morte enfin ; et il en éprouvait de la joie. C’était une
compensation ! Puis une haine l’envahit contre les riches.
Il pencha vers les opinions de Sénécal et se promettait

275.

de les servir.
Arnoux, pendant ce temps-là, commodément
assis dans une bergère, auprès du feu, humait sa tasse
de thé, en tenant de l’autre bras la Maréchale sur
ses genoux.
                                          chez eux
Frédéric ne retourna point chez lui ; et pour
[illis.] se distraire de sa passion calamiteuse adoptant
le premier sujet qui se présenta, il résolut de
composer une Histoire de la Renaissance.
Il entassa pêle-mêle sur sa table les humanistes, les
philosophes et les poètes, il allait au cabinet des
estampes voir les gravures de Marc-Antoine,
il tâchait d’entendre Machiavel. Peu-à-peu la
sérénité du travail l’apaisa. En plongeant dans
la personnalité des autres il oublia la sienne, ce
qui est la seule manière, peut-être, de n’en pas
souffrir.
Un jour qu’il prenait des notes, tranquille-
-ment, la porte s’ouvrit et le domestique annon-
-ça Mme Arnoux.
C’était bien elle ! – Seule ? – Mais non ! car elle
tenait par la main le petit Eugène, suivi de sa
bonne en tablier blanc.
Elle s’assit et quand elle eut toussé :
« — Il y a longtemps que vous n’êtes venu
à la maison ? »
Frédéric ne trouvant pas d’excuse, elle ajouta :
« — C’est une délicatesse de votre part ! »
Il reprit :
« — Quelle délicatesse ? »
« — Ce que vous avez fait pour Arnoux ! » dit-elle.
Frédéric eut un geste signifiant : « Je m’en
moque bien ! c’était pour vous ! »

276.

Alors elle envoyer son enfant jouer avec
la bonne, dans le salon.
Ils échangèrent deux ou trois mots sur
leur santé, puis l’entretien tomba.
Elle portait une robe de soie brune, de la
             d’un
couleur du vin d’Espagne, avec un paletot de
velours noir, bordé de martre : (Il y avait dans
cette
cette fourrure, quelquechose de bon qui donnait
envie de passer dessus les mains) et ses longs ban-
-deaux, bien lissés, attiraient les lèvres. Mais
une émotion la troublait, et tournant les yeux
du côté de la porte :
« — Il fait un peu chaud, ici ? »
Frédéric devina l’intention prudente de son
regard.
« — Pardon ! les deux battants ne sont que
poussés.
« — Ah ! c’est vrai ! » et elle sourit comme
pour dire : je ne crains rien.
Il lui demanda immédiatement ce qui l’a-
-menait.
« — Mon mari » reprit-elle avec effort,
« m’a engagée à venir chez vous, n’osant faire
cette démarche lui-même »
« — Et pourquoi ? »
« — Vous connaissez Mr Dambreuse, n’est-
-ce pas ? »
« — Oui ! un peu ! »
« — Ah ! un peu » Elle se taisait.
« — N’importe ! achevez ! »
Alors elle conta que l’avant-veille Arnoux
n’avait pu payer quatre billets de mille francs

277.

souscrits à l’ordre du banquier, et sur lesquels il
lui avait fait mettre sa signature. Elle se repen-
-tait d’avoir compromis la fortune de ses enfants
Mais tout valait mieux que le déshonneur, et
si Mr Dambreuse arrêtait les poursuites on
le paierait bientôt, certainement ! Car elle
allait vendre à Chartres une petite maison qu’
elle avait.
« — Pauvre femme ! » murmura Frédéric.
« J’irai ! comptez sur moi »
« — Merci ! » et elle se leva pour partir.
« — Oh ! rien ne vous presse encore ! »
Elle resta debout, examinant le trophée de
flèches mongoles, suspendu au plafond, la biblio-
-thèque, les reliures, tous les ustensiles pour écrire,
elle souleva la cuvette de bronze qui contenait
les plumes ; ses talons se posèrent à des places
différentes sur la tapis. Elle était venue plu-
-sieurs fois chez Frédéric, Mais toujours
avec Arnoux. Ils se trouvaient seuls, main-
-tenant, – seuls dans sa propre maison ; C’était
un événement extraordinaire et comme une
bonne fortune.
Elle voulut voir son jardinet ; il lui
offrit le bras, pour lui montrer ses domaines,
trente pieds de terrain, enclos par des maisons,
ornés d’arbustes dans les angles, et d’une plate-
-bande au milieu.
On était aux premiers jours d’Avril.
Les feuilles des lilas verdoyaient déjà, un souf-
-fle pur se roulait dans l’air, et de petits oi-
-seaux pépiaient, alternant leur chanson

278.

avec le bruit lointain que faisait la forge d’un
carrossier.
Frédéric alla chercher une pelle à feu ; et
tandis qu’ils se promenaient côte-à-côte, l’en-
-fant élevait des tas de sable dans l’allée.
Mme Arnoux ne croyait pas qu’il eût
plus tard une grande imagination, mais il était
d’humeur caressante. Sa sœur, au contraire,
avait une sécheresse naturelle qui la blessait
quelquefois.
« — Elle changera » dit Frédéric. « Il ne faut
jamais désespérer. »
Elle répliqua : « Il ne faut jamais désespérer »
Cette répétition machinale de sa phrase lui
parut une sorte d’encouragement ; et il cueillit
une rose, la seule du jardin.
« — Vous rappelez-vous… un certain bouquet de
roses, un soir, en voiture ? »
Elle rougit quelque peu, et avec un air de
compassion railleuse :
« — Ah ! J’étais bien jeune !
« — Et celle-là, » reprit à voix basse Frédéric,
« en sera-t-il de même ? »
Elle répondit, tout en faisant tourner la
tige entre ses doigts, comme le fil d’un fuseau :
« — Non ! Je la garderai ! »
Et elle appela d’un geste, la bonne, qui
prit l’enfant sur son bras ; puis au seuil de la
porte, dans la rue, Mme Arnoux aspira la
fleur, en inclinant la tête sur son épaule, et
avec un regard aussi doux qu’un baiser.
Quand il fut remonté dans son cabinet, il
contempla le fauteuil où elle s’était assise et

279.

tous les objets qu’elle avait touchés. Quelque-
-chose d’elle circulait autour de lui. La caresse
de sa présence durait encore. « Elle est donc venue
là, » se disait-il, et les flots d’une tendresse infinie
le submergeaient.
Le lendemain, à onze heures, il se présenta
chez Mr Dambreuse.
On le reçut dans la salle à manger. Mon-
Le banquier                        sa femme
-sieur déjeunait en face de Madame. Sa nièce
était près d’elle, et de l’autre côté l’institutrice,
une Anglaise, fortement marquée de petite
vérole.
Mr Dambreuse invita son jeune ami à
prendre place, au milieu d’eux, et sur son
refus :
« — À quoi puis-je vous être bon ? Je vous
écoute. »
Frédéric avoua, en affectant de l’indifférence,
qu’il venait faire une requête pour un certain
Arnoux.
— « Ah ! ah ! l’ancien marchand de tableaux »
dit le banquier avec un rire muet découvrant
ses gencives. « Oudry le garantissait, autrefois ; on
s’est fâché » et il se mit à parcourir les lettres
et les journaux posés près de son couvert.
Deux domestiques servaient, sans faire
de bruit sur le parquet ; – et la hauteur de la
salle qui avait trois portières en tapisserie et
deux fontaines de marbre blanc, le poli des ré-
-chauds, la disposition des hors-d’œuvre, et
jusqu’aux plis raides des serviettes, tout ce bien
-être luxueux établissait dans la pensée de
Frédéric, un contraste avec un autre déjeuner

280.

chez Arnoux. Il n’osait interrompre Mr
Dambreuse.
         Dambreuse
Madame remarqua son embarras.
« — Voyez-vous quelquefois notre ami Martinon ? »
« — Il viendra ce soir » dit vivement la
jeune fille.
« — Ah ! tu le sais ! » répliqua sa tante en
arrêtant
fixant sur elle un regard froid.
Puis un des valets s’étant penché à son oreille 
« — Ta couturière, mon enfant ! Miss John ! »
Et l’institutrice, obéissante, disparut avec son
élève.
Mr Dambreuse, troublé par le dérange-
-ment des chaises, demanda ce qu’il y avait.
« — C’est Mme Regimbart.
« — Tiens ! Regimbart ! Je connais ce nom
-là. J’ai rencontré sa signature. »
Frédéric aborda enfin la question ; Arnoux
méritait de l’intérêt. Il allait même, dans
le seul but de remplir ses engagements, vendre
une maison à sa femme.
« — Elle passe pour très jolie » dit Mme
Dambreuse.
Le banquier ajouta d’un air bonhomme :
« — Êtes-vous leur ami… intime ? »
Frédéric, sans répondre nettement, dit
qu’il lui serait fort obligé de prendre en consi-
-dération…
« — Eh bien, puisque cela vous fait plaisir,
soit ! on attendra ! – J’ai du temps encore. Si
nous descendions dans mon bureau, voulez-
vous ? »
Le déjeuner était fini, et Mme Dambreuse

<

281.

s’inclina légèrement, tout en souriant d’un
rire singulier, plein à la fois de politesse et
d’ironie. Frédéric n’eut pas le temps d’y réfléchir.
Car Mr Dambreuse, dès qu’ils furent seuls :
« — Vous n’êtes pas venu chercher vos actions »
et sans lui permettre de s’excuser. « Bien, bien,
il est juste – que vous connaissiez l’affaire un
peu mieux. » Il lui offrit une cigarette et
commença.
L’Union générale des Houilles Fran-
-çaises
était constituée. (on n’attendait plus
      l’ordonnance
que le décret) Le fait seul [de la fusion, dimi-
-nuant les frais de surveillance et de main-
d’œuvre, augmentait les bénéfices. De plus,
la société imaginait une chose nouvelle qui
était d’intéresser les ouvriers à son entreprise.
Elle leur bâtirait des maisons, des logements
                                                       le
salubres ; enfin elle se constituait leur four-
-nisseur de ses employés, leur livrait tout
à prix de revient : « et ils gagneront, Monsieur ;
Voilà du véritable progrès ! et c’est répondre
victorieusement à certaines criailleries répu-
-blicaines ! – Nous avons dans notre conseil »
et il exhiba le prospectus, « un pair de France,
un savant de l’Institut, un officier supérieur
du génie en retraite, un fort banquier, des
noms connus ! De pareils éléments rassurent
les capitaux craintifs et appellent les capitaux
intelligents ! » La Compagnie aurait pour
elle les commandes de l’État, puis les chemins
de fer, la marine à vapeur, les établissements
métallurgiques, le gaz, les cuisines bourgeoises.

282.

— « Ainsi nous chauffons, nous éclairons, nous péné-
-trons jusqu’au foyer des plus humbles ménages.
Mais comment, me direz-vous, pourrons-nous
assurer la vente ? – Grâce à des droits protecteurs,
cher Monsieur ! et nous les obtiendrons ! cela nous
regarde ! – Moi, du reste, je suis franchement
prohibitionniste ; le Pays avant tout ! » – On
l’avait nommé Directeur, mais le temps lui man-
-quait pour s’occuper de certains détails, de la
rédaction entr’autres. — « Je suis un peu brouillé
avec mes auteurs, j’ai oublié mon grec ! J’aurais
besoin de quelqu’un… qui pût traduire mes
idées » et tout à coup : « Voulez-vous être cet
homme-là, avec le titre de secrétaire général ? »
Frédéric ne sut que répondre.
« — Eh bien, qui vous empêche ? » Ses fonctions
se borneraient à écrire, tous les ans, un rapport
pour les actionnaires. Il se trouverait en rela-
-tions quotidiennes avec les hommes les plus
considérables de Paris. Représentant la com-
-pagnie près les ouvriers, il s’en ferait adorer,
naturellement, ce qui lui permettrait plus
tard de se pousser au Conseil Général, à la
députation. »
Les oreilles de Frédéric tintaient. D’où
provenait cette bienveillance ? Il se confondit
en remerciements.
Mais il ne fallait point, dit le banquier,
qu’il fût dépendant de personne. – Le meilleur
moyen c’était de prendre des actions, – « place-
-ment superbe d’ailleurs, car votre capital
garantit votre position, comme votre position
votre capital ».

283.

« — À combien, environ, doit-il se monter ? dit
Frédéric.
« — Mon Dieu ! ce qui vous plaira, de quarante à
soixante mille francs, je suppose »
Cette somme était si minime pour Mr Dambreuse
et son autorité si grande que le jeune homme se décida im-
-médiatement à vendre une ferme. Il acceptait.
Mr Dambreuse fixerait un de ces jours un ren-
-dez-vous pour terminer leurs arrangements.
« — Ainsi je puis dire à Jacques Arnoux… ?
« — Tout ce que vous voudrez ! le pauvre garçon !
Tout ce que vous voudrez ! »
Frédéric écrivit aux Arnoux de se tranquilliser
et il fit porter la lettre par son domestique auquel
on répondit : « Très bien »
Sa démarche, cependant, méritait mieux.
Il s’attendait à une visite, à une lettre tout au
moins. Il ne reçut pas de visite. Aucune lettre
n’arriva.
Y avait-il oubli de leur part, ou intention ?
         Me Arnoux
Puisque elle était venue une fois, qui l’empêchait
de revenir ? L’espèce de sous-entendu, d’aveu qu’elle
lui avait fait, n’était donc qu’une manœuvre
exécutée par intérêt ? « Se sont-ils joués de moi ?
est-elle complice ? » Une sorte de pudeur, malgré
son envie, l’empêchait de retourner chez eux.
Un matin (trois semaines après leur en-
-trevue) Mr Dambreuse lui écrivit qu’il l’at-
-tendait le jour même, dans une heure.
En route, l’idée des Arnoux l’assaillit de
                    ne
nouveau ; et découvrant point de raison à
leur conduite, il fut pris par une angoisse, un
                                        pressentiment funèbre.

284.

Pour s’en débarrasser, il appela un cabriolet et se fit
conduire rue de Paradis.
                                        – «            ? » – «
Arnoux était en voyage, et Madame à la cam-
-pagne, à la fabrique ! 
« — Quand revient monsieur ?
« — Demain, sans faute ! »
Il la trouverait seule. C’était le moment.
Quelque chose d’impérieux criait dans sa conscien-
-ce : « Vas-y donc ! »
Mais Mr Dambreuse ? « Eh bien, tant pis !
Je dirai que j’étais malade. » Il courut à la gare,
puis dans le wagon : « J’ai eu tort, peut-être ?
Ah ! Bah ! qu’importe ! »
À droite et à gauche, des plaines vertes s’éten-
-daient ; Le convoi roulait ; les maisonnettes
des stations glissaient comme des décors, et la
fumée de la locomotive versait toujours du
même côté ses gros flocons qui dansaient sur
l’herbe quelque temps, puis se dispersaient.
Frédéric, seul sur sa banquette, regardait cela,
par ennui, perdu dans cette langueur que don-
-ne l’excès même de l’impatience. Mais les
grues, des magasins, parurent. C’était Creil.
La ville, construite au versant de deux
collines basses (dont la première est nue et
la seconde couronnée par un bois) avec la
tour de son église, ses maisons inégales et son
pont de pierre lui semblait avoir quelque-
-chose de gai, de discret et de bon. Un grand
bateau plat descendait au fil de l’eau qui
clapotait, fouettée par le vent. Des poules,
au pied du Calvaire, picoraient dans de la paille.
Une femme passa, portant du linge mouillé sur

285.

sa tête.
Après le pont, il se trouva dans une île, où
l’on voit sur la droite, les ruines d’une abbaye.
Un moulin tournait, barrant dans toute sa lar-
-geur le second bras de l’Oise que surplombe la ma-
-nufacture. L’importance de cette construction
étonna grandement Frédéric. Il en conçut plus de
respect pour Arnoux. Trois pas plus loin, il
prit une ruelle, terminée au fond, par une
grille.
Il était entré. La concierge le rappela en lui
criant :
« — Avez-vous une permission ? »
« — Pourquoi ? »
« — Pour visiter l’établissement ! »
Frédéric, d’un ton brutal, dit qu’il venait
voir Mr Arnoux.
« — Qu’est-ce que c’est que Mr Arnoux ? »
« — Mais le chef, le maître, le propriétaire, enfin
« — Non, Monsieur, c’est ici la fabrique de
Messieurs Lebœuf et Milliet ! »
La bonne femme plaisantait sans doute ?
des ouvriers arrivaient ; il en aborda deux ou
trois ; leur réponse fut la même. Frédéric
sortit de la cour en chancelant comme un hom-
-me ivre ; et il avait l’air tellement ahuri que
sur le pont de la Boucherie, un bourgeois en train
de fumer sa pipe lui demanda s’il cherchait quel-
-que chose. Celui-là connaissait la manufacture
d’Arnoux. Elle était située à Montataire.
Frédéric s’enquit d’une voiture. On n’en
trouvait qu’à la gare. Il y retourna.

286.

Une calèche disloquée, attelée d’un vieux
cheval dont les harnais décousus pendaient dans
les brancards, stationnait devant le bureau des ba-
-gages, solitairement.
Un gamin s’offrit à découvrir « le père Pilon ».
                                dix
Il revint au bout de quelques minutes. Le père
Pilon déjeunait, Frédéric, n’y tenant plus, partit.
Mais la barrière du passage était close. Il fal-
-lut attendre que deux convois eussent défilé.
Enfin il se précipita dans la campagne.
La verdure monotone la faisait ressembler à
un immense tapis de billard. Des scories de fer
étaient rangées, parallèlement, sur les deux
                                                  mètres
bords de la route, comme des maîtres de cailloux.
Un peu plus loin des cheminées d’usine fumaient
les unes près des autres. En face de lui se dressait
sur une colline ronde, un petit château à tou-
-relles, avec le clocher quadrangulaire d’une
église. De longs murs, en dessous, formaient des
lignes irrégulières parmi les arbres, et tout en bas, les
maisons du village s’étendaient.
Elles sont à un seul étage, avec des escaliers de trois
marches, faites de blocs sans ciment. On entendait, par
intervalles, la sonnette d’un épicier. Des pas lourds
s’enfonçaient dans la boue noire, et une pluie fine
tombait, coupant de mille hachures le ciel pâle.
Frédéric suivit le milieu du pavé, – puis il rencon-
-tra sur sa gauche, à l’entrée d’un chemin, un grand arc
de bois qui portait écrit en lettres d’or : Faïences.
Ce n’était pas sans but que Jacques Arnoux
avait choisi le voisinage de Creil ; en plaçant sa ma-
-nufacture le plus près possible de l’autre (accréditée
depuis longtemps), il provoquait dans le public une

287.

confusion favorable à ses intérêts.
Le principal corps de bâtiment s’appuyait
sur le bord même d’une rivière qui traverse la prai-
-rie. La maison de maître, entourée d’un jardin, se
distinguait par son perron, orné de quatre vases
où se hérissaient des cactus. Des amas de terre
blanche séchaient sous des hangars ; il y en avait
d’autres à l’air libre, et au milieu de la cour se
tenait Sénécal, avec son éternel paletot bleu,
doublé de rouge.
L’ancien répétiteur tendit sa main froide.
« — Vous venez pour le patron ? Il n’est pas
là. »
Frédéric, décontenancé, répondit bêtement :
« — Je le savais » Mais se reprenant aussi-
-tôt, « C’est pour une affaire qui concerne Ma-
        Arnoux
-dame. Peut-elle me recevoir ?
« — Ah ! Je ne l’ai pas vue depuis trois jours »
dit Sénécal, et il entama une kyrielle de plaintes.
                                              du fabricant
En acceptant les conditions d’Arnoux [il avait entendu] il
avait entendu demeurer à Paris, et non s’enfouir
dans cette campagne, loin de ses amis, privé de
journaux ! N’importe ! Il avait passé par
là-dessus ! Mais Arnoux ne paraissait faire
nulle attention à son mérite. Il était borné
d’ailleurs, et rétrograde, ignorant comme pas
un ! Au lieu de chercher des perfectionnements
artistiques, mieux aurait valu introduire
des chauffages à la houille et au gaz ! Le
bourgeois s’enfonçait. Sénécal appuya sur
le mot. Bref ses occupations lui déplaisaient ;
et il somma presque Frédéric de parler en sa

288.

faveur, afin qu’on augmentât ses émoluments.
« — Soyez tranquille » dit l’autre.
Il ne rencontra personne dans l’escalier. Au
premier étage il avança la tête dans une pièce vide.
C’était le salon. Il appela très haut. On ne répon-
-dit pas ; Sans doute la cuisinière était sortie, la
bonne aussi ; enfin parvenu au second étage, il
poussa une porte.
Mme Arnoux était seule, devant une
armoire à glace. La ceinture de sa robe de chambre
entr’ouverte pendait le long de ses hanches. Tout
un côté de ses cheveux lui faisait un flot
noir sur l’épaule droite, – et elle avait les deux
bras levés, retenant d’une main son chignon
tandis que l’autre y enfonçait une épingle.
Elle jeta un cri et disparut. Puis elle revint
correctement habillée. Sa taille, ses yeux, le
bruit de sa robe, tout l’enchanta. Le jour du
dehors tamisé par les rideaux blanchissait son
visage, et un parfum exquis s’échappait de
ses lèvres. Frédéric se retenait pour ne pas
la couvrir de baisers.
« — Je vous demande pardon, » dit-elle, « mais
je ne pouvais… »
Il eut la hardiesse de l’interrompre :
« — Cependant… vous étiez très bien… tout
-à-l’heure. »
Elle trouva le compliment un peu grossier,
sans doute. Car ses pommettes se colorèrent.
Il craignait de l’avoir offensée. Elle reprit :
« — Par quel bon hasard êtes-vous venu ? »
Il ne sut que répondre et après un petit

289.

ricannement qui lui donna le temps de réfléchir :
« — Si je vous le disais, me croiriez-vous ? »
« — Pourquoi pas ? »
Alors Frédéric conta qu’il avait eu,
l’autre nuit, un songe affreux :
« — J’ai rêvé que vous étiez gravement ma-
-lade, près de mourir. »
« — Oh ! ni moi ni mon mari ne sommes
jamais malades ! »
« — Je n’ai rêvé que de vous » dit-il.
Elle le regarda d’un air calme.
« — Les rêves ne se réalisent pas toujours ! »
Frédéric balbutia, chercha ses mots, et se
lança enfin dans une longue période sur l’affi-
-nité des âmes. Une force existait qui peut,
à travers les espaces, mettre en rapport deux
personnes, les avertir de ce qu’elles éprouvent
et les faire se rejoindre.
Elle l’écoutait la tête basse, tout en sou-
-riant de son beau sourire. Il l’observait du
coin de l’œil, avec joie, et épanchait son amour
plus librement sous la facilité d’un lieu commun.
Mais elle proposa de lui montrer la fabrique,
et comme elle insistait, il accepta.
Pour le distraire d’abord par quelque chose
d’amusant, elle lui fit voir l’espèce de musée
qui décorait l’escalier ; Un châssis l’éclairait
d’en haut et les spécimens accrochés contre
les murs ou posés sur des planchettes attes-
-taient les efforts et les engouements succès-
-sifs d’Arnoux. Après avoir cherché le rouge
des cuivre des Chinois, il avait voulu faire des

290.

                   des faënza
majoliques, [illis.] …, de l’Étrusque, de l’oriental,
tenté enfin quelques-uns des perfectionnements
réalisés plus tard. Aussi remarquait-on dans
la série de gros vases couverts de mandarins, des
écuelles d’un mordoré chatoyant, des pots re-
-haussés d’écritures arabes, des buires dans le
goût de la Renaissance et de larges assiettes,
avec deux personnages, qui étaient comme
dessinés à la sanguine d’une façon mignarde
et vaporeuse. Il fabriquait maintenant des
lettres d’enseigne, des étiquettes à vin. Mais
son intelligence n’était pas assez haute pour
atteindre jusqu’à l’Art, ni assez bourgeoise
non-plus pour viser exclusivement au pro-
-fil, si bien que sans contenter personne, il
se ruinait.
Tous deux considéraient ces choses, quand
Mlle Marthe passa.
« — Tu ne le reconnais donc pas ? » lui dit
sa mère.
« — Si fait ! » reprit-elle, en le saluant,
tandis que son regard limpide et soupçonneux,
son regard de vierge semblait murmurer
« que viens-tu faire ici, toi ? » et elle montait
les marches, la tête un peu tournée sur l’épaule.
Mme Arnoux emmena Frédéric dans
la cour. Puis elle expliqua d’un ton sérieux
comment on broie les terres, on les nettoie, on
les tamise. — « L’important, c’est la prépara-
-tion des pâtes ».
Et elle l’introduisit dans une salle
que remplissaient des cuves, où virait

291.

sur lui-même un axe vertical, armé de
bras horizontaux. Frédéric s’en voulait
de n’avoir pas refusé nettement sa pro-
-position, tout-à-l’heure.
« — Ce sont les patouillards » dit-elle.
Il trouva le mot grotesque et com-
-me inconvenant dans sa bouche.
De larges courroies filaient d’un
bout à l’autre du plafond, pour s’enrou-
-ler sur des tambours, et tout s’agitait
d’une façon continue, mathématique,
agaçante.
Ils sortirent de là, et passèrent
près d’une cabane en ruines, qui avait
autrefois servi à mettre des instruments
de jardinage.
« — Elle n’est plus utile » dit Mme
Arnoux.
Il répliqua d’une voix tremblante :
« — Le bonheur peut y tenir ! »
Le tintamarre de la pompe à feu couvrit
ses paroles, et ils entrèrent dans l’atelier des
ébauchages.
Des hommes, assis à une longue table é-
-troite, posaient devant eux sur un disque
tournant une masse de pâte. – Leur main
gauche en râclait l’intérieur, leur droite en
caressait la surface, – et l’on voyait s’élever
des vases, comme des fleurs qui s’épanouis-
-sent.
Mme Arnoux fit exhiber les
moules pour les ouvrages plus difficiles.

292.

— Dans une autre pièce, on pratiquait
les filets, les gorges, les lignes saillantes.
À l’étage supérieur on enlevait les coutu-
-res, et l’on bouchait avec du platre
les petits trous que les opérations précé-
-dentes avaient laissés.
Sur des claires-voies, dans des coins, au
milieu des corridors, partout s’alignaient
des poteries.
Frédéric commençait à s’ennuyer.
« — Cela vous fatigue peut-être, » dit-elle.
Mais craignant qu’il ne fallût borner
là sa visite, il affecta au contraire beau-
-coup d’enthousiasme.
Il regrettait même de ne s’être pas
voué à cette industrie. Elle parut sur-
-prise.
« — Certainement ! J’aurais pu vivre
près de vous ! »
                                          Et comme il

293.

Et comme il cherchait son regard, Me
Arnoux, afin de l’éviter, prit sur une console des
boulettes de pâte, provenant des rajustages
manquées, les aplatit en une galette, et imprima
dessus sa main.
— « Puis-je emporter cela ? » dit Frédéric ?
— « Êtes-vous assez enfant, mon Dieu ! »
Il allait répondre, Sénécal entra.
Monsieur le sous-Directeur, dès le seuil,
s’aperçut d’une infraction au règlement.
Les ateliers devaient être balayés toutes les se-
-maines ; On était au Samedi – et comme les
ouvriers n’en avaient rien fait, Sénécal leur dé-
-clara qu’ils auraient à rester une heure de
plus – « tant pis pour vous – »
Ils se penchèrent sur leurs pièces, sans
murmurer. – mais on devinait leur colère
au souffle rauque de leur poitrine. Ils étaient
d’ailleurs peu faciles à conduire, tous ayant
été chassés de la grande fabrique. Le répu-
-blicain les gouvernait durement. Homme
de théories il ne considérait que les masses et
se montrait impitoyable pour les individus.
Frédéric, gêné par sa présence, de-
-manda bas à Madame Arnoux s’il n’y
avait pas moyen de voir les fours. Ils des-
-cendirent au rez-de-chaussée, et elle était en
train d’expliquer l’usage des cassettes, quand
Sénécal qui les avait suivis s’interposa entr’
-eux.
Il continua, de lui-même, la dém-
-onstration, s’étendit sur les différentes sortes

294.

de combustibles, l’enfournement, les pyroscopes, les
              les
alandiers, engobes, les lustres et les métaux, prodi-
-guant les termes de chimie, chlorure, sulfure,
  borax
Borax, carbonate. Frédéric n’y comprenait
rien, et à chaque minute se retournait vers
Madame Arnoux – – « Vous n’écoutez pas » – dit-elle.
Mr Sénécal pourtant est très clair. Il sait toutes
ces choses beaucoup mieux que moi. – »
Le mathématicien, flatté de cet éloge,
proposa de faire voir le posage des couleurs.
Frédéric interrogea d’un regard
anxieux Madame Arnoux. Elle demeura
impassible ne voulant, sans doute, ni être
seule avec lui, ni le quitter, cependant.
Alors il lui offrit son bras.
— « Non ! merci bien ! l’escalier est trop
étroit ! »
Et quand ils furent en haut, Séné-
-cal ouvrit la porte d’un appartement
rempli de femmes.
Elles maniaient des pinceaux, des
fioles, des coquilles, des plaques de verre.
Le long de la corniche, contre le
mur, s’alignaient des planches gravées ;
des bribes de papier fin voltigeaient, – et
un poêle de fonte exhalait une tempéra-
-ture écœurante, où se mêlait l’odeur de la
térébentine.
Les ouvrières, presque toutes, avaient
des costumes sordides. On en remarquait une
cependant, qui portait un madras et de

295.

longues boucles d’oreilles.
Tout à la fois mince et potelée, elle
avait de gros yeux noirs et les lèvres char-
-nues d’une négresse. Sa poitrine abon-
-dante saillissait sous sa chemise, tenue
autour de sa taille par le cordon de sa
jupe ; et un coude sur l’établi, tandis que
l’autre bras pendait, elle regardait au loin,
                au loin
vaguement, dans la campagne.
À côté d’elle traînait une bouteille
de vin et de la charcuterie.
Le règlement interdisait de man-
-ger dans les ateliers, – mesure de pro-
-preté pour la besogne et d’hygiène pour
les travailleurs.
Sénécal, par sentiment du devoir
ou besoin de despotisme, s’écria de loin, en
indiquant une affiche dans un cadre :
— « Eh là bas, la Bordelaise ! lisez-moi
tout haut l’article 9 – »
— « Eh bien, après ? »
— « Après, Mademoiselle ! C’est trois fra-
-ncs d’amende que vous paierez ! »
Elle le regarda en face, impu-
-dement !
— « Qu’est-ce que ça me fait ! Le
patron, à son retour, la lèvera, votre
amende ! Je me fiche de vous, mon bon-
-homme ! – »

296.

Sénécal qui se promenait les mains derrière
le dos, comme un pion dans une salle d’études,
se contenta de sourire.
— « Article 13. insubordination ; dix
francs. »
La Bordelaise se remit à sa besogne –
Mme Arnoux, par convenance, ne disait rien –
mais ses sourcils se froncèrent. Alors Frédéric
murmura.
— « Ah ! pour un démocrate, vous
êtes bien dur ! »
L’autre répondit magistralement.
— « La démocratie n’est pas le déver-
-gondage de l’individualisme. C’est le niveau
commun sous la loi, la répartition du travail,
l’ordre ! »
— « Vous oubliez l’humanité » dit
Frédéric.
Mme Arnoux prit son bras ; et Sénécal,
offensé peut-être de cette approbation silencieuse,
s’en alla.
Frédéric en ressentit un immense soulagement.
Depuis le matin il cherchait l’occasion de se
déclarer. Elle était venue. D’ailleurs le mouve-
-ment spontané de Mme Arnoux lui semblait
contenir des promesses – et il demanda, comme
pour se réchauffer les pieds, à monter dans sa
chambre.
Mais quand il fut assis près d’elle, son
embarras commença. Le point de départ
lui manquait. Sénécal, heureusement, vint
à sa pensée. Rien de plus sot dit-il que

297.

que cette punition.
Mme Arnoux reprit :
— « Il y a des sévérités indispensables.
— « Comment, vous qui êtes si bonne !
                                            vous
Oh ! je me trompe ! Car vous plaisez, quelquefois
à faire souffrir ! »
— « Je ne comprends pas les énigmes,
mon ami ! » et son regard austère, plus encore
que le mot, l’arrêta.
Frédéric était déterminé à poursuivre. Un
volume de Musset se trouvait par hasard sur
la commode. Il en tourna quelques pages,
puis se mit à parler de l’amour, de ses
désespoirs et de ses emportements.
Tout cela, suivant Me Arnoux, était
criminel ou factice.
Le jeune homme se sentit blessé par cette
négation, et pour la combattre, il cita en
preuve les suicides qu’on voit dans les jour-
-naux, exalta les grands types littéraires,
Phèdre, Didon, Roméo, Desgrieux. Il
s’enferrait.
Le feu dans la cheminée ne brûlait plus,
la pluie fouettait contre les vitres. Me
Arnoux, sans bouger, restait les deux mains
sur les bras de son fauteuil ; les pattes de
son bonnet tombaient comme les bandelettes
d’un sphinx. Son profil pur se découpait
en pâleur, au milieu de l’ombre.
Il avait envie de se jeter à ses genoux.
Un craquement se fit dans le couloir, il
n’osa.

298.

Il était empêché, d’ailleurs, par une sorte
de crainte religieuse. Cette robe se confondant
avec les ténèbres lui paraissait démesurée,
infinie, insoulevable ; et précisément à cause
de cela, son désir redoublait. Mais la peur
de faire trop et de ne pas faire assez lui ôtait
tout discernement « – si je lui déplais, » pensait-
il, « qu’elle me chasse ! – si elle veut de moi,
qu’elle m’encourage ! »
Il dit en soupirant :
— « Donc vous n’admettez pas qu’on
puisse aimer une femme ? »
Mme Arnoux répliqua :
— « Quand elle est à marier, on
l’épouse ; Lorsqu’elle appartient à un
autre on s’éloigne »
— « Ainsi le bonheur est impossible ? »
— « Non ! Mais on ne le trouve jamais
dans le mensonge, les inquiétudes et le
remords.
— « Qu’importe ! s’il est payé par
des joies sublimes.
— « L’expérience est trop coûteuse ! »
Il voulut l’attaquer par l’ironie.
— « La vertu ne serait donc que
de la lâcheté ?
— « Dites de la clairvoyance, plutôt.
Pour celles même qui oublieraient le
Devoir ou la Religion, le simple Bon-Sens
peut suffire. L’égoïsme fait une base
solide à la sagesse ! »

299.

— « Ah ! quelles maximes bourgeoises
vous avez !
— « Mais je ne me vante pas d’être
une grande dame ! »
À ce moment-là, le petit garçon ac-
-courut.
— « Maman, viens-tu dîner ?
— « Oui, tout à l’heure ! »
Frédéric se leva, – et en même temps
Marthe parut.
Il ne pouvait se résoudre à s’en aller – et
avec un regard tout plein de supplications.
— « Ces femmes dont vous parlez
sont donc bien insensibles ! »
— « Non ! mais sourdes, quand il le
faut ! »
Et elle se tenait debout, sur le seuil de
sa chambre, avec ses deux enfants à ses
côtés.
Il s’inclina sans dire un mot. Elle
répondit silencieusement à son salut.
Ce qu’il éprouva d’abord ce fut une
stupéfaction infinie. Cette manière de
lui faire comprendre l’inanité de son
espoir l’écrasait. Il se sentait perdu
comme un homme tombé au fond d’un
abîme – qui sait qu’on ne le secourera
pas et qu’il doit mourir.
Il marchait cependant – mais sans
rien voir, au hasard ; il se heurtait
contre les pierres ; il se trompa de chemin ;

300.

un bruit de sabots retentit près de son oreille ;
C’étaient les ouvriers qui sortaient de la
fonderie. Alors il se reconnut.
À l’horizon, les lanternes du chemin
de fer traçaient une ligne de feux. Il arriva
comme un convoi partait, se laissa pousser
dans un wagon et s’endormit.
Une heure après, sur les boulevards, la
gaité de Paris, le soir, recula tout-à-coup
son voyage dans un passé déjà loin. Il
voulut être fort, et allégea son cœur en
dénigrant Mme Arnoux par des épithètes
injurieuses « C’est une imbécille, une dinde,
une brute, n’y pensons plus ! »
Rentré chez lui, il trouva dans son cabinet
une lettre – une lettre de huit pages sur papier
à glaçure bleue, et signée des initiales R. A.
Cela commençait par des reproches
amicaux « que devenez-vous, mon cher ? je
m’ennuie ».
Mais l’écriture était si abominable que
Frédéric allait rejeter tout le paquet quand
il aperçut en Post-scriptum « Je compte sur
vous demain, pour me conduire aux courses. »
Que signifiait cette invitation ? était-ce
encore un tour de la Maréchale ? mais
on ne se moque pas deux fois du même homme,
à propos de rien, et pris de curiosité, il relut
la lettre attentivement.
Frédéric distingua « malentendu… avoir
fait fausse route… désillusions… Pauvres
enfants que nous sommes !… Pareils à deux

301.

fleuves qui se rejoignent ! etc
            de [illis.]
Ce style contrastait avec le langage ordi-
-naire. Quel changement était donc
survenu ?
Il garda longtemps les feuilles entre ses
doigts. Elles sentaient l’iris, et il y avait
dans la forme des caractères et l’espacement
irrégulier des lignes comme un désordre de
toilette qui le troubla.
— « Pourquoi n’irais-je pas ? » se dit-il
enfin « Mais si Mme Arnoux le savait ?
Ah ! qu’elle sache ! tant mieux ! et qu’elle
en soit jalouse ! Ça me vengera ! »

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