Gustave Flaubert —
L'Éducation sentimentale [1869]
Transcription du
manuscrit des copistes
Deuxième partie –
Chapitre 4
IV.
302.
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La Maréchale était prête et l’attendait.
— « Ah ! C’est gentil, cela ! » dit-elle,
en fixant sur lui ses jolis yeux, à la fois tendres
et gais.
Mais quand elle eut fait le nœud de sa capote,
elle s’assit sur le divan et resta silencieuse.
— « Partons-nous ? » dit Frédéric
Elle regarda la pendule.
— « Oh non ! pas avant une heure et
demie » comme si elle eût posé en elle-même
cette limite à son incertitude. Enfin l’heure
ayant sonné. « Eh bien, andiamo, caro mio ! »
et elle donna un dernier tour à ses bandeaux,
fit des recommandations à Delphine.
— « Madame revient dîner ? »
— « Pourquoi donc ? nous dînerons en-
-semble quelque part, au Café Anglais, où
vous voudrez ! »
— « Soit ! » ses petits chiens japaient
autour d’elle. « on peut les emmener, n’est-ce pas ? »
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303.
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Frédéric les porta, lui-même, jusqu’à la voiture.
C’était une berline de louage avec deux chevaux
ornés de pompons aux oreilles
de poste et un postillon. Il avait mis sur le siège
de derrière son domestique. La Maréchale parut
satisfaite de ses prévenances ; puis dès qu’elle fut
assise, elle lui demanda s’il avait été chez
Arnoux, dernièrement.
— « Pas depuis un mois » dit Frédéric,
— « Moi, je l’ai rencontré avant-hier, »
reprit-elle. » Il serait même venu aujourd’hui.
Mais il a toutes sortes d’embarras, encore un
procès, je ne sais quoi, quel drôle d’homme ! »
— « Oui ! très drôle ! » Frédéric ajouta
d’un air indifférent « – à propos, voyez-vous
toujours… Comment donc l’appelez-vous…
cet ancien chanteur… Delmar ? »
Elle répliqua sèchement :
— « Non ! c’est fini. »
Ainsi leur rupture était certaine. Frédéric
en conçut de l’espoir.
Ils descendirent au pas le quartier Breda ;
les rues, à cause du dimanche étaient désertes
et des figures de bourgeois apparaissaient derrière
des fenêtres. Mais la voiture prit un train plus
roues
rapide ; le bruit des grelots faisait se retourner
les passants, le cuir de la capote rabattue
brillait, le domestique se cambrait la taille,
et les deux Havanais l’un près de l’autre
semblaient deux manchons d’hermine
posés sur les coussins. Frédéric se laissait
aller au bercement des soupentes. La Maréchale
tournait la tête, à droite et à gauche, en
souriant. |
304.
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Son chapeau de paille nacrée avait une
garniture de dentelles noires. Le capuchon de
son burnous flottait au vent et elle s’abritait
du soleil, sous une ombrelle de satin lilas, poin-
-tue par le haut, comme une pagode.
— « Quels amours de petits doigts » dit
Frédéric, en lui prenant doucement l’autre
main, la gauche, ornée d’un bracelet d’or, en
forme de gourmette. – « Tiens, c’est mignon, d’où
cela vient-il ? »
— « Oh ! il y a longtemps que je l’ai » dit
la Maréchale.
Le jeune homme n’objecta rien à cette
réponse hypocrite. Il aima mieux « profiter
de la circonstance. » et lui tenant toujours le
poignet, il appuya dessus ses lèvres, entre le
gant et la manchette.
— « Finissez ! on va nous voir ! »
— « Bah ! qu’est-ce que cela fait ! »
Après la place de la Concorde, ils prirent
par le quai de la Conférence et le quai de
Billy, où l’on remarque un cèdre dans un
situé
jardin. Rosanette croyait le Liban en Chine ;
Elle rit elle-même de son ignorance et pria
Frédéric de lui donner des leçons de géographie.
Puis laissant à droite le Trocadéro, ils traver-
-sèrent le Pont d’Iéna et s’arrêtèrent enfin
au milieu du Champ de Mars, près des autres
voitures, déjà rangées dans l’Hippodrome.
Les tertres de gazon étaient couverts de menu
peuple. On apercevait des curieux sur le balcon
de l’Éole [École]-Militaire, – et les deux pavillons en
dehors du pesage, les deux tribunes comprises |
305.
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dans son enceinte, et une troisième devant celle
du Roi se trouvaient remplies d’une foule en
toilette qui témoignait, par son maintien, de
la révérence pour ce divertissement encore
nouveau. D’ailleurs le public des courses, plus
spécial dans ce temps-là, avait un aspect
moins vulgaire. « C’était l’époque des sous-pieds,
des colets de velours et des gants blancs. Les
femmes, vêtues de couleurs brillantes, portaient
des robes à taille longue – et, assises sur les
gradins des estrades, elles faisaient comme
de grands massifs de fleurs, tachetés de noir, çà
et là, par les sombres costumes des hommes.
Mais tous les regards se tournaient vers le
célèbre Algérien Bou-Maza, qui se tenait
impassible, entre deux officiers d’État-major,
dans une des tribunes particulières. Celle du
Jockey-Club contenait exclusivement des
messieurs graves. Les horsemen les plus
enthousiastes s’étaient placés, en bas, contre
la piste, défendue par deux lignes de
bâtons supportant des cordes ; Puis au-delà,
dans l’ovale immense que décrivait cette
allée, des marchands de coco agitaient leur
crécelle, d’autres vendaient le programme
des courses, d’autres criaient des cigares, un
vaste bourdonnement s’élevait ; et les gardes-
municipaux à cheval passaient et repassaient
dans la foule qui faisait beaucoup de poussière.
Une cloche, suspendue à un poteau couvert
de chiffres, tinta. Cinq chevaux parurent, et
on rentra dans les tribunes.
Cependant, de gros nuages effleuraient de |
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leurs volutes, la cime des ormes en face. Rosanette
avait peur de la pluie.
— « J’ai des riflards » dit Frédéric « et
tout ce qu’il faut pour se distraire, » ajouta-t-il,
en soulevant le coffre, où il y avait des provisions
de bouche dans un panier.
— « ah ! bravo ! nous nous comprenons ! »
— « et on se comprendra encore mieux,
n’est-ce pas ? –
— « Cela se pourrait ! » fit-elle en rou-
-gissant.
Les jockeys, en casaque de soie, tâchaient
d’aligner leurs chevaux et les retenaient à deux
mains – Quelqu’un abaissa un drapeau rouge –
alors tous les cinq se penchant sur les crinières,
partirent. Ils restèrent d’abord serrés en une seule
masse ; bientôt elle s’allongea, se coupa ; celui qui
portait la casaque jaune, au milieu du premier
tour, faillit tomber ; longtemps il y eut de
l’incertitude entre Filly et Tibi ; puis Tom-Pouce
parut en tête, mais Clubstick, en arrière depuis
le départ, les rejoignit tous précipita ses foulées
et arriva premier, battant Sir Charles de deux
longueurs. Ce fut une surprise. on criait. Les
baraques de planches vibraient sous les trépi-
-gnements.
— « Nous nous amusons ! » dit la
Maréchale « Je t’aime mon chéri ! »
Frédéric ne douta plus de son bonheur ;
il s’était annoncé graduellement pendant
la route, ce dernier mot de Rosanette le
confirmait. |
307.
cabriolet
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Tout-à-coup, à cent pas de lui, dans un mylord de place, une dame parut. Elle se pen-
-chait au dehors de la portière, comme si elle
eut cherché quelqu’un ; puis elle se renfonçait
vivement ; cela recommença plusieurs fois ;
Frédéric ne pouvait distinguer sa figure. Un
soupçon le saisit ; il lui sembla que c’était Mme
Arnoux – Impossible, cependant ! Pourquoi serait-
elle venue ?
Enfin il descendit de voiture, sous le prétexte de
flâner au pesage.
— « Vous n’êtes guères galant ! » dit
Rosanette.
Il n’écouta rien et s’avança – Le mylord,
tournant bride, se mit au trot.
Frédéric, au même moment, fut happé
par Cisy.
— « Bonjour, cher, comment allez-vous ?
Hussonnet est là-bas ! écoutez donc ! »
Frédéric tâchait de s’en dégager pour
rejoindre le mylord. Mais la Maréchale
s’impatientant d’être seule lui faisait signe
de retourner près d’elle. Cisy l’aperçut, et
voulut obstinément lui dire bonjour.
Depuis que le deuil de sa grand mère était
fini, il réalisait son idéal, parvenait
à avoir du cachet. Gilet écossais, habit
court, larges bouffettes sur l’escarpin et carte
d’entrée dans la ganse du chapeau – rien ne man-
-quait effectivement à ce qu’il appelait lui-
-même « son chic » un chic anglomane et
mousquetaire. Il commença par se
plaindre du champ de Mars, turf exécrable, |
308.
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parla ensuite des courses de Chantilly et des
farces qu’on y faisait, jura qu’il pouvait boire
vin de
douze verres de champagne pendant les douze
coups de minuit, proposa à la Maréchale de
parier, et comme ses deux bichons étaient
une excentricité qui tirait l’œil, il les cares-
-sait doucement, tandis que de l’autre coude
s’appuyant sur la portière, il continuait à
débiter des sottises, le pommeau de son stick
dans la bouche, les jambes écartées, les reins
tendus. Frédéric à côté de lui fumait, tout
en cherchant à découvrir ce que le mylord
était devenu.
Mais la cloche ayant tinté, Cisy s’en alla, au
grand plaisir de Rosanette qu’il ennuyait
beaucoup, disait-elle.
La seconde épreuve n’eut rien de particulier,
la troisième non plus, sauf un homme qu’on
emporta sur un brancard. La quatrième, où
huit chevaux disputèrent le prix de la ville,
fut plus intéressante.
Les spectateurs des tribunes avaient
grimpé sur les bancs. Les autres, debout
dans les voitures, suivaient avec des lorgnettes
à la main l’évolution des jockeys ; et on les
voyait filer comme des taches rouges, jaunes,
blanches et bleues sur toute la longueur de
la foule qui bordait le tour de l’Hippodrome.
De loin, leur vitesse n’avait pas l’air
excessive. À l’autre bout du Champ de Mars
ils semblaient même se ralentir et ne plus
avancer que par une sorte de glissement, où
les ventres des chevaux touchaient la terre |
309.
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sans que leurs jambes étendues pliassent.
Mais revenant bien vite, ils grandissaient ;
– et leur passage coupait le vent, le sol
tremblait, les cailloux volaient, l’air
s’engouffrant dans les casaques des
jockeys les faisait palpiter comme des
voiles ; À grands coups de cravaches,
ils fouaillaient leurs bêtes, pour at-
-teindre le poteau, c’était le but. On
enlevait les chiffres, un autre était hissé. –
et au milieu des applaudissements,
le cheval victorieux se traînait jusqu’au
pesage, tout couvert de sueur, les
genoux raidis, l’encolure basse, tandis-
-que son cavalier comme agonisant sur
la selle se tenait les côtes.
Une contestation retarda le dernier
départ. La foule qui s’ennuyait se
répandit. Des groupes d’hommes cau-
-saient au bas des tribunes. Les propos
étaient libres, des femmes du monde
partirent, scandalisées par le voisi-
-nage des lorettes. Il y avait aussi
des illustrations de bals publics, des
comédiennes du Boulevard ; – et ce n’était
pas les plus belles, encore moins les plus
jeunes qui recevaient le plus d’hommages.
La vieille Georgine Aubert – celle qu’un
vaudevilliste appelait le Louis XI de la
Prostitution, horriblement maquillée et
poussant de temps à autres une espèce
de rire, pareil à un grognement, restait
tout étendue dans sa longue calèche |
310.
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sous une palatine de marte comme en
plein hiver. Mme de Remoussot, mise à la
mode par son procès, trônait sur le siège
d’un break en compagnie d’Américains
et Thérèse Bachelu, avec son air de vierge
gothique, emplissait de ses douze falbalas
l’intérieur d’un escargot qui avait à
la place du tablier une jardinière pleine
de roses. La Maréchale fut jalouse de
ses gloires – et, pour qu’on la remarquât,
elle se mit à faire de grands gestes et à
parler très haut.
Des gentlemen la reconnurent, lui
envoyèrent des saluts. Elle y répondait
en disant leurs noms à Frédéric. C’étaient
tous Comtes, vicomtes, ducs et Marquis ;
et il se rengorgeait, car tous les yeux ex-
-primaient un certain respect pour sa
bonne fortune.
Cisy n’avait pas l’air moins heureux
dans le cercle d’hommes mûrs qui l’en-
-tourait. Ils souriaient du haut de
leurs cravates, comme se moquant
de lui – enfin il tapa dans la main du
plus vieux et s’avança vers la Maréchale.
Elle mangeait alors avec une
gloutonnerie affectée une tranche de foie
gras. Frédéric, par obéissance, l’imitait,
en tenant une bouteille de vin sur ses
genoux.
Le mylord reparut – C’était Mme
Arnoux – Elle pâlit extraordinairement.
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311.
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— « Donne-moi du champagne ! » dit
Rosanette ; – et levant le plus haut possible
son verre rempli, elle s’écria : « ohé là-bas !
les femmes honnêtes, l’épouse de mon pro-
tecteur, ohé ! » Des rires éclatèrent autour
d’elle – le mylord disparut. Frédéric la tirait
par sa robe, il allait s’emporter. Mais
Cisy était là, dans la même attitude que
tout à l’heure – et avec un surcroît d’aplomb,
il invita Rosanette à dîner pour le soir
même.
— « Impossible ! » répondit-elle « Nous
allons ensemble au Café Anglais »
Frédéric, comme s’il n’eût rien entendu,
demeura muet – et Cisy quitta la
Maréchale, d’un air désappointé.
Tandis qu’il lui parlait, debout contre la
portière de droite, – Hussonnet était survenu
du côté gauche, et relevant ce mot de Café-
Anglais.
— « C’est un joli établissement ! si
l’on y cassait une croûte, hein ? »
— « Comme vous voudrez » dit Frédéric,
sans même le regarder.
Le Bohême, selon sa coutume, accabla
Rosanette de louanges hyperboliques, ga-
-lanteries sans conséquence qu’elle écoutait
cependant avec plaisir – s’il n’avait pas
été obligé, dit-il, d’écrire le compte-rendu
des courses, il n’y serait pas venu. Car il
trouvait ce genre d’amusement idiot ;
et il se moqua des sportmen en imitant
leur tenue ce qui fit rire la Maréchale |
312.
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tout le temps que dura la course de haies.
Frédéric, affaissé dans le coin de la berline,
regardait à l’horizon le mylord disparaître,
sentant qu’une chose irréparable venait
de se faire et qu’il avait perdu son grand
amour. Et l’autre était là, près de lui, l’amour
joyeux et facile ! Mais lassé, plein de désirs
contradictoires et ne sachant même plus
ce qu’il voulait, il éprouvait une tristesse
démesurée, une envie de mourir.
Un grand bruit de pas et de voix lui fit
relever la tête ; les gamins enjambant les
cordes de la piste venaient regarder les
tribunes ; on s’en allait. Quelques gouttes
de pluie tombèrent. L’embarras des voitures
augmenta. Hussonnet était perdu.
— « Eh bien ! tant mieux ! » dit
Frédéric.
— « On préfère être seule ? » reprit la
Maréchale, en posant la main sur la
sienne.
Alors passa devant eux, avec des miroite-
-ments de cuivre et d’acier, un splendide landau
attaché de quatre chevaux, conduits à la
Daumont par deux jockeys en veste de
velours, à crépines d’or. Mme Dambreuse
Martinon
était près de son mari ; sur l’autre banquette
en face, Martinon.
Tous les trois avaient des figures étonnées.
— « Ils m’ont reconnu » se dit Frédéric
Rosanette voulut qu’on arrêtât pour
mieux voir le défilé. Me Arnoux pouvait
cocher
reparaître. Il cria au postillon : |
313.
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— « Va donc ! va donc ! en avant ! »
Et la berline se lança vers les Champs
Élysées au milieu des autres voitures, calèches,
briskas, wursts, tandems, tilburys, dog-carts,
tapissières à rideaux de cuir où chantaient
des ouvriers en goguette, demi-fortune que
dirigeaient avec prudence des pères de famille
e
eux-mêmes. Dans des victorias bourrés de monde,
quelque garçon assis sur les pieds des autres
laissait pendre en dehors ses deux jambes.
De grands coupés, à siège de drap, prome-
-naient des douarières qui sommeillaient, ou
bien un stopper magnifique passait, empor-
-tant une chaise, simple et coquette, comme
l’habit noir d’un dandy.
L’averse cependant redoublait – on tirait les
parapluies, les parasols, les makinstocks, on
se criait de loin « Bonjour ! ça va bien ? – oui !
non ! – à tantôt, » et les figures se succédaient
avec une vitesse d’ombres chinoises. Frédéric
et Rosanette ne se parlaient pas, éprouvant
une sorte d’hébétude, à voir auprès d’eux,
continuellement, toutes ces roues tourner.
Mais par moments, les files de voitures, trop
pressées, s’arrêtaient toutes à la fois sur
plusieurs lignes. Alors on restait les uns
près des autres et l’on s’examinait. Du bord
des panneaux armoriés des regards indiffé-
-rents tombaient sur la foule ; des yeux pleins
d’envie brillaient au fond des fiacres ; des sourires
de dénigrement répondaient aux ports de
têtes orgueilleux ; des bouches grandes ouvertes |
314.
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exprimaient des admirations imbéciles, –
et çà et là, quelque flâneur au milieu de
la voie, se rejetait en arrière d’un bond,
pour éviter un cavalier qui galoppait
entre les voitures et parvenait à en
sortir. Puis tout se remettait en mouve-
-ment ; les cochers lâchaient les rênes,
abaissaient leurs longs fouets ; les chevaux
animés secouant leur gourmette jetaient de
l’écume autour d’eux – et les croupes et les
harnais humides fumaient, dans la vapeur
d’eau que le soleil couchant traversait. Passant
sous l’Arc de triomphe, il allongeait à hauteur
d’homme une lumière roussâtre, qui faisait
étinceler les moyeux des roues, les poignées
des portières, le bout des timons, les anneaux
des sellettes ; et sur les deux côtés de la grande
avenue, pareille à un fleuve où ondulaient
des crinières, des vêtements, des têtes humaines,
les arbres tout reluisants de pluie se dressaient
comme deux murailles vertes. Le bleu du
ciel, au-dessus, reparaissant à de certaines
places, avait des douceurs de satin.
Alors, Frédéric se rappela les jours déjà
loin, où il enviait l’inexprimable bonheur
de se trouver dans une de ces voitures, aux
côtés d’une de ses femmes. Il le possédait ce
bonheur là, – et n’en était pas plus joyeux.
La pluie avait fini de tomber. Les
passants réfugiés entre les colonnes du
Garde-meubles s’en allaient. Des promeneurs
dans la rue Royale, remontaient vers le
boulevard. Devant l’hôtel des Affaires Étrangères |
315.
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une file de badauds stationnait sur les
marches.
À la hauteur des Bains-Chinois, comme
il y avait des trous dans le pavé la berline
se ralentit. Un homme en paletot noisette
marchait au bord du trottoir. Tout-à
coup, une éclaboussure jaillissant de
dessous les ressorts, s’étala dans son dos.
L’homme se retourna furieux. Frédéric
devint pâle. Il avait reconnu Deslauriers.
À la porte du café Anglais, il renvoya
la voiture. Rosanette était montée devant
cocher
lui, pendant qu’il payait le postillon.
Il la retrouva dans l’escalier – causant
avec un monsieur. Frédéric prit son bras –
Mais au milieu du corridor un deuxième
seigneur l’arrêta.
— « Va toujours ! » dit-elle. « Je suis à
toi ! »
et il entra seul dans le cabinet.
Par les deux fenêtres ouvertes, on aper-
-cevait du monde aux croisées des autres
maisons, vis-à-vis. De larges moires fris-
-sonnaient sur l’asphalte qui séchait. – et
un magnolia, posé au bord du balcon, embau-
mait l’appartement. Ce parfum et cette
fraîcheur détendirent ses nerfs ; il s’affaissa
sur le divan rouge, au-dessous de la glace.
La Maréchale revint, et le baisant
au front :
— « On a des chagrins, pauvre mimi ? »
— « Peut-être ! » répliqua-t-il.
— « Tu n’es pas le seul, va ! » Ce qui |
316.
|
voulait dire « Oublions chacun les nôtres
dans une félicité commune ! »
Puis elle posa un pétale de fleur entre ses
lèvres, et la lui tendit à becqueter. Ce mouve-
-ment d’une grâce et presque d’une mansué-
-tude lascive attendrit Frédéric.
— « Pourquoi me fais-tu de la peine ? »
dit-il, en songeant à Mme Arnoux.
— Moi de la peine ? » et, debout devant
lui, elle le regardait les cils rapprochés et les
deux mains sur les épaules.
Alors, toute sa vertu, toute sa rancune sombra
dans une lâcheté sans fond.
Il reprit :
— « Puisque tu ne veux pas m’aimer ? »
en l’attirant sur ses genoux. Elle se laissait
faire ; il lui entourait la taille à deux bras,
le pétillement de sa robe de soie l’enflammait.
— « Où sont-ils ? » dit la voix d’Huson-
-net dans le corridor.
La Maréchale se leva brusquement et alla
se mettre à l’autre bout du cabinet, tournant le
dos à la porte.
Elle demanda des huîtres, et ils s’attablèrent.
Hussonnet ne fut pas drôle. à force d’écrire
quotidiennement sur toutes sortes de sujets, de
lire beaucoup de journaux, d’entendre beau-
-coup de discussions et d’émettre des paradoxes
pour éblouir, il avait fini par perdre la
notion exacte des choses, s’aveuglant lui-même
avec ses faibles pétards. Les embarras d’une
vie légère autrefois, mais à présent difficile,
l’entretenaient dans une agitation perpétuelle – |
317.
|
et son impuissance qu’il ne voulait pas
s’avouer le rendait hargneux, sarcastique.
À propos d’Ozaï, un ballet nouveau, il fit
une sortie à fond contre la danse, et à propos
de la danse contre l’Opéra, puis à propos de
l’Opéra contre les Italiens, remplacés main-
-tenant par une troupe d’acteurs espagnols
« comme si l’on n’était pas rassasié des Castilles ! »
Frédéric fut choqué dans son amour roman-
-tique de l’Espagne ; et afin de rompre la conver-
-sation il s’informa du Collège de France, d’où
l’on venait d’exclure Edgar Quinet et Mickiewitz
Mais Hussonnet, admirateur de Mr De Maistre
se déclara pour l’Autorité et le Spiritualisme. Il
doutait, cependant, des faits les mieux prouvés,
niait l’Histoire et contestait les choses les plus
positives, jusqu’à s’écrier au mot géométrie
« quelle blague que la géométrie ! » le tout entremêlé
d’imitations d’acteurs. Sainville était particuliè-
-rement son modèle.
Ces calembredaines assommaient Frédéric.
Dans un mouvement d’impatience, il attrapa,
avec sa botte, un des bichons sous la table.
Tous deux se mirent à aboyer d’une façon
odieuse.
— « Vous devriez les faire reconduire ! »
dit-il, brusquement
Mais Rosanette n’avait confiance en
personne.
Alors, il se tourna vers le Bohème.
— « Voyons, Hussonnet, dévouez-vous ! »
— « Oh oui ! mon petit ! ce serait bien
aimable ! » |
318.
|
Et Hussonnet s’en alla, sans se faire prier.
De quelle manière payait-on sa complaisance ?
Frédéric n’y pensa pas. Il commençait même
à se réjouir du tête-à-tête, lorsqu’un garçon
entra.
— « Madame, quelqu’un vous demande ! »
— « Comment ! encore ! »
— « Il faut pourtant que je voie ! » dit
Rosanette.
Mais il en avait soif, besoin ! Cette disparition
lui semblait une forfaiture, presque une grossièreté !
Que voulait-elle donc ? n’était-ce pas assez d’avoir
outragé Mme Arnoux ? Tant pis pour celle-là,
du reste !
Maintenant, il haïssait toutes les femmes !
et des pleurs l’étouffaient, car son amour était
méconnu et sa concupiscence trompée.
La Maréchale rentra, et lui présentant
Cisy.
— « J’ai invité, Monsieur. J’ai bien fait,
n’est-ce pas ? »
— « Comment donc ! certainement ! »
et Frédéric, avec un sourire de supplicié, fit
signe au gentilhomme de s’asseoir.
La Maréchale se mit à parcourir la
carte, en s’arrêtant aux noms bizarres.
— « Si nous mangions, je suppose, un
turban de lapins à la Richelieu et un pudding
à la d’Orléans ? »
— « Oh ! pas d’Orléans ! » s’écria Cisy
lequel était légitimiste et crut faire un
mot. |
319.
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— « Aimez-vous mieux un turbot à la Chambord ? »
reprit-elle. Cette politesse choqua Frédéric.
Enfin la Maréchale se décida pour un
simple tournedos, des écrevisses, des truffes, une
salade d’ananas, des sorbets à la vanille. « nous
verrons ensuite – allez toujours – ah ! j’oubliais !
apportez-moi un saucisson ! pas à l’ail ! »
Et elle appelait le garçon « jeune homme »,
frappait son verre avec son couteau, jetait au
plafond la mie de son pain. Elle voulut boire
tout de suite du vin de Bourgogne.
— « On n’en prend pas dès le commencement »
dit Frédéric.
Cela se faisait quelquefois suivant le Vicomte
de Cisy.
— « Eh non ! jamais ! »
— « Si fait, je vous assure ! »
— « Ah ! tu vois ! » et le regard dont elle
accompagna cette phrase signifiait : « C’est
un homme riche, celui-là, écoute-le ! »
Cependant, la porte s’ouvrait à chaque
minute, les garçons glapissaient, et sur un
infernal piano, dans le cabinet à côté, quelqu’un
tapait une valse. Puis les courses amenèrent à
parler d’équitation et des deux systèmes rivaux.
Cisy défendait Baucher, Frédéric le Comte d’Aure,
quand Rosanette haussa les épaules.
— « Assez, mon Dieu ! il s’y connaît
mieux que toi, va ! »
Elle mordait dans une grenade, le coude posé
sur la table ; les bougies du candélabre. devant elle
tremblaient au vent, et cette lumière blanche
pénétrait sa peau de tons nacrés, mettait du rose
|
320.
|
à ses paupières, faisait briller les globes de ses
yeux ; la rougeur du fruit se confondait avec la
pourpre de ses lèvres, ses narrines minces battaient –
et toute sa personne avait quelque chose d’insolent,
d’ivre et de noyé qui exaspérait Frédéric, et pourtant
lui jetait au cœur des désirs fous.
Puis elle demanda, d’une voix calme, à qui
appartenait ce grand landau avec une livrée
marron.
— « À la Comtesse Dambreuse » répli-
-qua Cisy.
— « Ils sont très riches, n’est-ce pas ? »
Dambreuse
— « Oh ! très riches ! bien que Madame,
qui est, tout simplement, une demoiselle Boutron,
la fille d’un Préfet, ait une fortune médiocre. »
Mais, Son mari au contraire,
Monsieur, au contraire, devait recueillir plu-
-sieurs héritages. – et Cisy les énuméra ; fré-
-quentant les Dambreuse, il en savait l’histoire.
Frédéric, pour lui être désagréable, s’entêta à
le contredire. Il soutint que Me Dambreuse
s’appelait de Boutron, certifiait sa noblesse.
— « N’importe ! je voudrais bien avoir
son équipage ! » dit la Maréchale, en se renversant
sur le fauteuil. – et la manche de sa robe glissant
un peu, découvrit, à son poignet gauche, un
bracelet orné de trois opales.
Frédéric l’aperçut.
— « Tiens ! mais ? – ,…
Ils se considérèrent tous les trois, et rougirent.
La porte s’entrebâilla discrètement, le bord d’un
chapeau parut, puis le profil d’Hussonnet.
— « Excusez, si je vous dérange, les
amoureux ! » |
321.
|
Mais il s’arrêta, étonné de voir Cisy et de ce
que Cisy avait pris sa place.
On apporta un autre couvert, et comme il
avait grand faim, il empoignait au hasard
parmi les restes du dîner, de la viande dans un
plat, un fruit dans une corbeille, buvait d’une
main, se servait de l’autre, tout en racontant
sa mission. Les deux toutous étaient reconduits.
Rien de neuf au domicile. Il avait trouvé la
cuisinière avec un soldat, histoire fausse
uniquement inventée pour produire de
l’effet.
La Maréchale décrocha de la patère sa
capote. Frédéric se précipita sur la sonnette
en criant de loin au garçon – « une voiture ! »
— « J’ai la mienne » dit le Vicomte.
— « Mais Monsieur ! »
— « Cependant Monsieur ! »
Et ils se regardaient dans les prunelles,
pâles tous les deux, et les mains tremblantes.
Enfin la Maréchale prit le bras de Cisy –
et en montrant le bohème attablé :
— « Soignez-le donc ! il s’étouffe. Je ne
voudrais pas que son dévouement pour mes
roquets le fît mourir ! »
La porte retomba.
— « Eh bien ? » dit Hussonnet.
— « Eh bien ! quoi ? »
— « Je croyais… »
— « Qu’est-ce que vous croyiez ? »
— « Est-ce que vous ne… » il compléta
sa phrase par un geste.
— Eh ! non ! jamais de la vie ! |
322.
|
Hussonnet n’insista pas davantage.
eu
Il avait un but, en s’invitant à dîner.
Son journal qui ne s’appelait plus l’Art
mais le Flambard avec cette épigraphe :
« Canonniers, à vos pièces ! » ne prospérant nulle-
-ment, il avait envie de le transformer en une
revue hebdomadaire, seul, sans le secours de
Deslauriers. Il reparla de l’ancien projet, et
exposa son plan nouveau.
Frédéric, ne comprenant pas sans doute, ré-
-pondit par des choses vagues. Hussonnet empoi-
-gna plusieurs cigares sur la table, dit : « adieu,
mon bon » et disparut.
Frédéric demanda la note. Elle était
longue ; et le garçon, la serviette sous le bras
attendait son argent, quand un autre, un
individu blafard qui ressemblait à Martinon
vint lui dire :
— « Faites excuse, on a oublié au
comptoir de porter le fiacre. »
— « quel fiacre ? »
— « Celui que ce monsieur a pris
tantôt pour les petits chiens. »
Et la figure du garçon s’allongea,
comme s’il eût plaint le pauvre jeune
homme.
c’eut été
Frédéric eut envie de le giffler. C’eut
découvrir
été découvrir ses sentiments. Il donna de
pourboire, les vingt francs qu’on lui
rendait.
— « Merci, Monseigneur ! » dit l’homme
à la serviette, avec un grand salut. |
323.
|
Frédéric passa la journée du lendemain
à ruminer sa colère et son humiliation. Il se
reprochait de n’avoir pas souffleté Cisy. Quant
à la Maréchale, il se jura de ne plus la revoir ;
d’autres aussi belles ne manquaient pas et
puisqu’il fallait de l’argent pour posséder
ces femmes-là, il jouerait à la Bourse le
prix de sa ferme, il serait riche, il écraserait
de son luxe la Maréchale et tout le monde.
Le soir venu, il s’étonna de n’avoir pas songé
à Mme Arnoux – « tant mieux ! à quoi bon ? »
Le surlendemain, dès huit heures, Pellerin
vint lui faire visite. Il commença par des
admirations sur le mobilier, des cajoleries – Puis
brusquement :
— « Vous étiez aux courses, dimanche ? »
— « Oui, hélas ! »
Alors, le peintre déclama contre l’anatomie
des chevaux anglais, vanta les chevaux de
Géricault, les chevaux du Parthénon « – Rosanette
était avec vous ? » et il entama son éloge, adroite-
ment.
La froideur de Frédéric le décontenança – Il
ne savait comment en venir au portrait.
Sa première intention avait été de faire un
Titien. Mais, peu à peu, la coloration variée de son
modèle l’avait séduit ; et il avait travaillé fran-
chement, accumulant pâte sur pâte et lumière
sur lumière. Rosanette fut enchantée d’abord –
ses rendez-vous avec Delmar avaient interrompu
les séances et laissé à Pellerin tout le temps
de s’éblouir. Puis l’admiration s’apaisant, il
s’était demandé si sa peinture ne manquait |
324.
|
point de grandeur ? Il avait été revoir les
Titien, avait compris la distance, reconnu sa
faute, et il s’était mis à repasser ses contours
simplement. Ensuite il avait cherché en les
rongeant à y perdre, à y mêler les tons de la
tête et ceux des fonds ; et la figure avait pris
de la consistance, les ombres de la vigueur ; tout
paraissait plus ferme. Enfin la Maréchale
était revenue – mais cette peinture malpropre
l’avait presque terrifiée. Elle s’était même
permis des objections ; L’artiste, naturellement,
avait persévéré.
Après de grandes fureurs contre sa sottise,
il s’était dit qu’elle pouvait cependant avoir
raison ? Alors avait commencé l’ère des
doutes, tiraillements de la pensée qui pro-
voquent les crampes d’estomac, les insomnies,
la fièvre, le dégoût de soi-même ; il avait eu
le courage de faire des retouches, – mais sans
cœur et sentant que sa besogne était
mauvaise.
Il se plaignit, seulement, d’avoir été
refusé au Salon, puis reprocha à Frédéric
de n’être pas venu voir le portrait de la
Maréchale.
— « Je me moque bien de la Maré-
chale ! »
Une déclaration pareille l’enhardit.
— « Croiriez-vous que cette bête-là,
n’en veut plus, maintenant ! »
Ce qu’il ne disait point, c’est qu’il avait
réclamé d’elle mille écus. – Or, la Maréchale
s’était peu souciée de savoir qui paierait. |
325.
|
et, préférant tirer d’Arnoux des choses plus
urgentes, ne lui en avait même pas parlé.
— « Eh bien, et Arnoux ? » dit Frédéric.
Elle l’avait relancé vers lui. L’ancien
marchand de tableaux n’avait que faire
du portrait.
— « Il soutient que ça appartient
à Rosanette. »
— « En effet, c’est à elle. »
— « Comment ! C’est elle qui m’envoie
vers vous ! » répliqua Pellerin.
S’il eût cru à l’excellence de son œuvre,
il n’eût pas songé, peut-être, à l’exploiter. –
Mais une somme (et une somme considérable,)
serait un démenti à la critique, un raffer-
-missement pour lui-même, auquel il
tenait.
Frédéric, afin de s’en délivrer, s’enquit de
ses conditions, courtoisement.
L’extravagance du chiffre le révolta, il
répondit –
— « Non, ah ! non ! »
— « vous êtes pourtant son amant,
c’est vous qui m’avez fait la commande ! »
— « J’ai été l’intermédiaire, per-
mettez ! »
— « Mais je ne peux pas rester avec
ça sur les bras ! » L’artiste s’emportait.
— « Ah ! je ne vous croyais pas si
cupide. »
— « Ni vous si avare ! serviteur ! » |
326.
aller
|
Il venait de partir que Sénécal se
présenta.
Frédéric, troublé, eut un mouvement
d’inquiétude.
— « qu’y a-t-il ? »
Sénécal conta son histoire.
— « Samedi, vers neuf heures, Me Arnoux
avait reçu une lettre qui l’appelait à Paris,
et comme la pluie tombait et que personne,
courir
par hasard, ne se trouvait là pour aller
à Creil, chercher une voiture, elle avait
[illis.] de m’y faire aller
envie que j’y aille moi-même – , j’ai refusé !
car ça ne rentre pas dans mes fonctions.
Elle est partie, et revenue dimanche soir.
Hier matin, Arnoux tombe à la fabrique.
La Bordelaise s’est plainte. Je ne sais pas ce
qui se passe entre eux. Mais il a levé son
amende devant tout le monde – Nous nous
avons
sommes échangé des paroles vives – Bref,
il m’a donné mon compte, et voilà ! – » Puis,
détachant ses paroles « Au reste, je ne me
repens pas ! – J’ai fait mon devoir ! – n’im-
-porte c’est à cause de vous »
— « Comment ! » s’écria Frédéric,
ayant peur que Sénécal ne l’eût deviné –
Sénécal n’avait rien deviné, car il
reprit :
— « C’est-à-dire que sans vous, j’aurais
peut-être trouvé mieux. »
Frédéric fut saisi d’une espèce de remords.
— « En quoi, puis-je vous servir,
maintenant ? » |
327.
|
Sénécal demandait un emploi quelconque –
une place.
— « Cela vous est facile – vous connais-
-sez tant de monde, M. Dambreuse entr’autres,
à ce que m’a dit Deslauriers. »
Ce rappel de Deslauriers fut désagréable
à son ami. Il ne se souciait guères de retourner
chez les Dambreuse depuis la rencontre du
Champ de Mars.
— « Je ne suis pas suffisamment
intime dans la maison pour recommander
quelqu’un. »
Le démocrate essuya ce refus, stoïquement –
et après une minute de silence : « Tout cela
j’en suis sûr vient de la Bordelaise et aussi de
votre Mme Arnoux. »
Ce votre ôta du cœur de Frédéric le peu
bon
de vouloir qu’il gardait. Par délicatesse,
cependant, il atteignit la clef de son
secrétaire.
Sénécal le prévint.
— « Merci ! »
Puis oubliant ses misères, il parla des
choses de la patrie, les croix d’honneur pro-
-diguées à la fête du Roi, un changement de
cabinet, les affaires Drouillard et Bénier,
scandales de l’époque, déclama contre les
bourgeois et prédit une révolution.
Un crik japonais suspendu contre le mur,
arrêta ses yeux. Il le prit, en essaya le manche,
puis le rejeta sur le canapé, avec un air de
dégoût. |
328.
|
— « Allons, adieu ! Il faut que j’aille
à Notre-Dame de Lorette ! »
— « Tiens ! pourquoi ? »
— « C’est aujourd’hui le service anni-
-versaire de Godefroy Cavaignac. Il est mort à
l’œuvre, celui-là ! mais tout n’est pas fini !…
« qui sait ? » Sénécal tendit sa main, gra-
-vement. « nous ne nous reverrons peut-être
jamais ! adieu ! »
Cet adieu, répété deux fois, son froncement
de sourcils en contemplant le poignard, sa
résignation et son air solennel, surtout, firent
rêver Frédéric, – qui bientôt n’y pensa plus.
Dans la même semaine, son notaire du
Havre lui envoya le prix de sa ferme, 174 mille
francs. Il en fit deux parts, plaça la première
sur l’État, et alla porter la seconde chez un
la
agent de change pour risquer à la Bourse.
Il mangeait dans les cabarets à la
mode, fréquentait les théâtres et tâchait
de se distraire, quand Hussonnet lui adressa
une lettre où il narrait gaiement que la
Maréchale, dès le lendemain des courses, avait
congédié Cisy. Frédéric en fut heureux, sans
chercher pourquoi le bohème lui apprenait
cette aventure.
Le hasard voulut qu’il rencontrât Cisy,
trois jours après. Le gentilhomme fit bonne
contenance, et l’invita même à dîner pour
le mercredi suivant.
Frédéric, le matin de ce jour-là, reçut une
notification d’huissier où M. Charles, JeanBaptiste |
329.
de n’avoir pas renouvelé
en temps utile une inscription hypothécaire.
Arnoux
|
Oudry lui apprenait qu’aux termes d’un
jugement du tribunal, il s’était rendu acqué-
-reur d’une propriété sise à Belleville appar-
-tenant au sieur Jacques Arnoux et qu’il
était prêt à payer les 223 mille francs,
montant du prix de la vente. Mais il résultait
du même acte que la somme des hypothèques
dont l’immeuble était grevé dépassant le prix
de l’acquisition, la créance de Frédéric se trouvait
complètement perdue.
Tout le mal venait de ne pas s’être fait ins-
-crire en temps utile – car la subrogation aurait
dû être concomittante au paiement. Arnoux
s’était chargé de cette démarche, et l’avait ensuite
oubliée.
Frédéric s’emporta contre lui, et quand sa
colère fut passée – « Eh bien – après… quoi ?
si cela peut le sauver, tant mieux ! Je n’en
mourrai pas ! n’y pensons plus ! »
Mais en remuant ses paperasses sur sa
table, il rencontra la lettre d’Hussonnet,
et aperçut le post-scriptum qu’il n’avait
point remarqué la première fois.
Le Bohème demandait cinq mille francs,
tout juste, – pour mettre l’affaire du journal,
en train.
— « Ah ! celui-là m’embête ! » et il le
refusa brutalement dans un billet laconique.
Après quoi, il s’habilla pour se rendre à la
Maison d’or.
Cisy présenta ses convives, en commençant
|
330.
|
par le plus respectable, un gros monsieur à
cheveux blancs.
— « Le marquis Gilbert des
Aulnays, mon parrain ; Mr Anselme de
Forchambeaux, » dit-il ensuite (C’était un
jeune homme blond et fluet, déjà chauve.)
Puis désignant un quadragénaire d’allures
simples :
— « Joseph Boffreu, mon cousin, – et
voici mon ancien professeur Mr Vezou, »
personnage moitié charretier, moitié sémi-
-nariste, avec de gros favoris, et une longue
redingote boutonnée dans le bas par un seul
bouton, de manière à faire châle sur la
poitrine.
quelqu’un
Cisy attendait encore un convive, le
de
baron Comaing « qui peut-être viendra, ce
n’est pas sûr. » Il sortait à chaque minute,
paraissait inquiet ; – Enfin à huit heures,
on passa dans une salle, éclairée magnifi-
-quement et trop spacieuse pour le nombre
des convives. Cisy l’avait choisie par pompe,
tout exprès.
Un surtout de vermeil, chargé de fleurs
et de fruits, occupait le milieu de la table,
couverte de plats d’argent suivant la vieille
mode française ; des raviers pleins de salaisons
et d’épices formaient bordure tout autour,
de vin
des cruches de St Péray rosat frappé de glace
se dressaient de distance en distance ; cinq
verres de hauteur différente étaient alignés
devant chaque assiette avec des choses dont |
331.
|
on ne savait pas l’usage, mille ustensiles de
bouche ingénieux ; – et il y avait, rien que
pour le premier service : une hure d’esturgeon
mouillée de champagne, un jambon d’york
au Tokai, des grives au gratin, des cailles rôties,
un vol au vent-Béchamel, un sauté de perdrix
rouges, et aux deux bouts de tout cela, des
effilés de pommes de terre qui étaient mêlés
à des truffes. Un lustre et des girandoles illu-
-minaient l’appartement tendu de damas
rouge. Quatre domestiques en habit noir se
tenaient derrière les fauteuils de maroquin.
À ce spectacle, les convives se récrièrent,
le précepteur surtout.
— « Notre amphitryon, ma parole, a
fait de véritables folies ! C’est trop beau ! »
— « Ça ! » dit le vicomte de Cisy, « allons
donc ! » et dès la première cuillerée.
— « Eh bien, mon vieux Des Aulnays,
avez-vous été au Palais-Royal, voir Père
et Portier ?
— « Tu sais bien que je n’ai pas le
temps ! » répliqua le marquis. Ses matinées
étaient prises par un cours d’arboriculture,
ses soirées par le cercle agricole, et tous ses
après midi par des études dans les fabriques
d’instruments aratoires. Habitant la Saintonge
les trois quarts de l’année, il profitait de ses
voyages dans la Capitale pour s’instruire, et
son chapeau à larges bords, posé sur une console,
était plein de brochures. |
332.
|
[Le haut du folio est découpé. Il manque 5 lignes]
— « Parbleu ! » s’écria Cisy. « N’importe !
il a tort ! C’est si bête, le mariage ! »
— « Tu parles légèrement, mon
ami ! » répliqua Mr des Aulnays, tandis qu’une
larme roulait dans ses yeux, au souvenir
de sa défunte. – et Forchambeaux répéta plu-
-sieurs fois de suite, en ricanant :
— « Vous y viendrez, vous-même, vous
y viendrez ! »
Cisy protesta. Il aimait mieux se
divertir, « être Régence ». Il voulait apprendre
la savatte pour visiter les tapis-francs de
la Cité comme le prince Rodolphe, des
mystères de Paris, tira de sa poche un brûle-
-gueule – rudoyait les domestiques, buvait
extrêmement – et, afin de donner de lui
bonne opinion, dénigrait tous les plats.
Il renvoya même les truffes, et le précepteur
qui s’en délectait, dit par bassesse :
— « Cela ne vaut pas les œufs à
la neige de Mme votre grand-mère ! »
Puis il se remit à causer avec son
voisin l’agronome, lequel trouvait au
séjour de la campagne beaucoup d’avantages, |
333.
|
ne serait-ce que de pouvoir élever ses filles
dans des goûts simples. Le précepteur ap-
lui
-plaudissait à ses idées et le flagornait, sup-
-posant de l’influence sur son élève, dont il
désirait secrètement être l’homme d’affaires.
Frédéric était venu plein d’humeur contre
Cisy ; sa sottise l’avait désarmé. Mais ses
gestes, sa figure, toute sa personne lui rappe-
-lant le dîner du Café-Anglais l’agaçait
de plus en plus ; et il écoutait les remarques
désobligeantes que faisait à demi-voix le
cousin Joseph, un brave garçon sans fortune ;
amateur de chasse et boursier. Cisy, par manière
de rire, l’appela « voleur » plusieurs fois – puis,
tout à coup : – « ah ! le Baron ! »
Alors entra un gaillard de trente ans, qui
avait quelque chose de rude dans la physio-
-nomie, de souple dans les membres, le chapeau
sur l’oreille, et une fleur à la boutonnière.
C’était l’idéal du vicomte – Il fut ravi de le
posséder – et sa présence l’excitant, il tenta
même un calembourg, car il dit, comme on
passait un coq de bruyère : « voilà le
meilleur des caractères de La Bruyère ! » Ensuite
il adressa à Mr de Comaing une foule de
questions sur des personnes inconnues à la
société, puis, comme saisi d’une idée :
— « Dites donc ! avez-vous pensé à
moi ? »
L’autre haussa les épaules.
— « Vous n’avez pas l’âge, mon
petiot. impossible ! » |
334.
|
à son
Cisy l’avait prié de le faire admettre au
Jockey club. Mais le Baron, ayant sans doute
pitié de son amour-propre
— « Ah ! j’oubliais ! mille félicitations
pour votre pari, mon cher ! »
— « Quel pari ? »
— « Celui que vous avez fait, aux
Courses, d’aller le soir même chez cette dame ! »
Frédéric éprouva comme la sensation
d’un coup de fouet. Il fut calmé tout de suite
par la figure décontenancée de Cisy.
En effet, la Maréchale, dès le lendemain,
en était aux regrets, quand Arnoux, son
premier amant, son homme, s’était présenté
ce jour-là même. Tous deux avaient fait
comprendre au Vicomte qu’il « gênait » – et
on l’avait flanqué dehors, avec peu de
cérémonie.
Il eut l’air de ne pas entendre. Le
Baron ajouta :
— « Que devient-elle, cette brave Rose ?…
a-t-elle toujours d’aussi jolies jambes ? »
prouvant par ce mot, qu’il la connaissait
intimement.
Frédéric fut contrarié de la découverte.
— « Il n’y a pas de quoi rougir »
reprit le Baron. « C’est une bonne affaire ! »
Cisy claqua de la langue.
— « Peuh ! pas si bonne ! »
— « Ah ! »
— « Mon Dieu, oui ! D’abord, moi, je
ne lui trouve rien d’extraordinaire – et puis |
335.
|
on en récolte de pareilles tant qu’on veut. Car
enfin… elle est à vendre ! »
— « Pas pour tout le monde ! » reprit
aigrement Frédéric.
— « Il se croit différent des autres ! »
répliqua Cisy « quelle farce ! »
et un rire parcourut la table.
Frédéric sentait ses battements de cœur
l’étouffer. Il avala deux verres d’eau, coup
sur coup.
Mais le baron avait gardé bon souvenir
de Rosanette.
— « Est-ce qu’elle est toujours avec
un certain Arnoux ? »
— « Ah ! je n’en sais rien. » dit Cisy.
« Je ne connais pas ce monsieur ! » et il avança
néanmoins que c’était une manière d’escroc.
— « Un moment » s’écria Frédéric.
— « Cependant, la chose est certaine !
il a même eu un procès. »
— « Ce n’est pas vrai ! » et Frédéric
se mit à défendre Arnoux. Il garantissait
sa probité, finissait par y croire, inventait
des chiffres, des preuves. – Mais le vicomte
plein de rancune, et qui était gris, d’ailleurs,
s’entêta dans ses assertions, si bien que
Frédéric lui dit gravement –
— « Est-ce pour m’offenser, monsieur ? »
et il le regardait, avec des prunelles ardentes
comme son cigare.
— « Oh ! pas du tout ! je vous accorde
même qu’il a quelque chose de très bien, sa
femme. » |
336.
|
— « Vous la connaissez ? »
— « Parbleu ! Sophie Arnoux, tout le
monde connaît ça ! »
— « Vous dites ? »
Cisy qui s’était levé, répéta en balbutiant.
— « Tout le monde connaît ça ! »
— « Taisez-vous ! – ce ne sont pas celles-
-là que vous fréquentez ! »
— « Je m’en flatte ! »
Frédéric lui lança son assiette au visage.
Elle passa comme un éclair par-dessus
la table, renversa deux bouteilles, démolit
un compotier et se brisant contre le surtout
en trois morceaux, frappa le ventre du
vicomte.
Tous se levèrent pour le retenir. Il se
débattait, en criant, pris d’une sorte de frénésie.
M. Des Aulnays répétait « Calmez-vous ! voyons !
cher enfant ! » « Mais c’est épouvantable » voci-
-férait le Précepteur. Forchambeaux, livide
comme les prunes, tremblait ; Joseph riait
aux éclats, les garçons épongeaient le vin,
ramassaient par terre les débris ; et le baron
alla fermer la fenêtre, car le tapage, malgré
le bruit des voitures, aurait pu s’entendre
du boulevard.
Comme tout le monde, au moment où
l’assiette avait été lancée parlait à la fois,
il fut impossible de découvrir la raison de
cette offense ; si c’était à cause d’Arnoux, de
Mme Arnoux, de Rosanette ou d’un autre.
Ce qu’il y avait de certain, c’était la brutalité |
337.
|
inqualifiable de Frédéric, et il se refusa posi-
-tivement à en témoigner le moindre regret.
Mr des Aulnays tâcha de l’adoucir, le
cousin Joseph, le Précepteur, Forchambeaux,
lui-même. Le Baron, pendant ce temps-là,
réconfortait Cisy, qui cédant à une faiblesse
nerveuse versait des larmes. Frédéric, au
contraire, s’irritait de plus en plus – et l’on
serait resté là jusqu’au jour si le Baron
n’avait dit pour en finir :
— « Le Vicomte, Monsieur, enverra
demain chez vous ses témoins. »
— « Votre heure ?
— « À midi, s’il vous plaît »
on y sera
— « Parfaitement, monsieur, [illis.].
Frédéric, une fois dehors, respira à pleins
poumons. Depuis trop longtemps – il conte-
-nait son cœur ; Il venait de le satisfaire
enfin ; – et il en éprouvait comme un orgueil
de virilité, une surabondance de forces intimes
qui l’enivraient.
Il avait besoin de deux témoins.
Le premier auquel il songea fut
Regimbart ; et il se dirigea tout de suite
vers un estaminet de la rue Saint-Denys.
La devanture était close – mais de la
lumière brillait à un carreau, au-dessus
de la porte. Elle s’ouvrit et il entra en se
courbant très bas, sous l’auvent.
Une chandelle, au bord du comptoir,
éclairait la salle déserte. Tous les tabourets
les pieds en l’air étaient posés sur les tables.
Le maître et la maîtresse avec leur garçon |
338.
|
soupaient dans l’angle, près de la cuisine ; – et
Regimbart, le chapeau sur la tête, partageait leur
Repas – et même gênait le garçon, qui était contraint
se
à chaque bouchée de tourner de côté, quelque peu.
Frédéric, lui ayant conté la chose brièvement
réclama son assistance.
Le Citoyen commença par ne rien répondre ;
Il roulait des yeux, avait l’air de réfléchir, fit
plusieurs tours dans la salle et dit enfin :
— « Oui, volontiers ! » Et un sourire homicide
le dérida, en apprenant que l’adversaire était
un noble. « Nous le ferons marcher tambour
battant, soyez tranquilles, – D’abord… avec l’épée… »
— « Mais peut-être ? » objecta Frédéric –
« que je n’ai pas le droit »
— « Je vous dis qu’il faut prendre l’épée ! »
répliqua brutalement le Citoyen.
— « Savez-vous tirer ? »
— « Un peu ! »
— « Ah ! un peu ! voilà comme ils sont
tous ! et ils ont la rage de faire assaut ! qu’est-ce
que ça prouve, la salle d’armes ? – Écoutez-moi.
Tenez-vous bien à distance en vous enfermant
toujours dans des cercles, et rompez ! rompez !
C’est permis – fatiguez-le ! Puis fendez-vous
dessus, franchement ! – et surtout pas de
malices, pas de coups à la La Fougère ! non !
de simples une-deux, des dégagements. Tenez !
voyez-vous ? en tournant le poignet comme
pour ouvrir une serrure. Père Vauthier, donnez-
-moi votre canne – ! – ah ! cela suffit. »
Il empoigna la baguette qui servait à |
339.
|
allumer le gaz, arrondit le bras gauche, plia
le droit, et se mit à pousser des bottes contre
la cloison. Il frappait du pied, s’animait,
feignait même de rencontrer des difficultés, tout
en criant « Y es-tu, là ? y es-tu ? » et sa silhouette
énorme se projetait sur la muraille, avec son
chapeau qui semblait toucher au plafond.
Le limonadier disait de temps en temps :
« bravo, très bien. » son épouse également l’ad-
-mirait, quoiqu’émue – et Théodore [un] ancien
soldat en restait cloué d’ébahissement, étant
du reste fanatique de Mr Regimbart.
Le lendemain, de bonne heure, Frédéric
courut au magasin de Dussardier – après une
suite de pièces, toutes remplies d’étoffes garnissant
des rayons ou étendues en travers sur des tables,
tandis que çà et là des champignons de bois
supportaient des châles, il l’aperçut dans une
espèce de cage grillée, au milieu de registres – et
écrivant debout sur un pupitre.
Le brave garçon lâcha immédiatement sa
besogne.
Les témoins arrivèrent avant midi.
Frédéric, par bon goût, crut devoir ne pas
assister à la conférence.
Le Baron et Mr Joseph déclarèrent qu’ils
se contenteraient des excuses les plus simples.
Mais Regimbart, ayant pour principe de ne céder
jamais, et qui tenait à défendre l’honneur
d’Arnoux (Frédéric ne lui avait point parlé
d’autre chose) demanda que le Vicomte fît des
excuses. Mr de Comaing fut révolté de l’outre-
-cuidance. Le Citoyen n’en voulut pas démordre – |
340.
|
Toute conciliation devenant impossible, on se
battrait.
D’autres difficultés surgirent – Car le choix
des armes, légalement, appartenait à Cisy,
l’offensé. Mais Regimbart soutint que par
l’envoi du cartel, il se constituait l’offenseur.
Ses témoins se récrièrent qu’un soufflet, cependant,
était la plus cruelle des offenses. Alors le
Citoyen épilogua sur les mots, un coup n’étant
pas un soufflet. Enfin on décida qu’on s’en
rapporterait à des militaires – et les quatre té-
-moins sortirent, pour aller consulter des officiers
dans une caserne quelconque.
Ils s’arrêtèrent à celle du quai d’Orsay. Mr de
Comaing, ayant abordé deux capitaines, leur
exposa la contestation.
Les capitaines n’y comprirent goutte, em-
-brouillée qu’elle fut par les phrases incidentes
du Citoyen. Bref, ils conseillèrent à ces messieurs
d’écrire un procès-verbal, après quoi ils décideraient.
Alors on se transporta dans un café – et
même pour faire les choses plus discrètement,
on désigna Cisy par un H et Frédéric par un K.
Puis on retourna à la caserne.
Les officiers étaient sortis.
Ils reparurent ; – et déclarèrent qu’évidemment
le choix des armes appartenait à Mr H.
Tous s’en revinrent chez Cisy. Regimbart
et Dussardier restèrent sur le trottoir.
Le vicomte, en apprenant la solution fut
pris d’un si grand trouble qu’il se la fit répéter
plusieurs fois. – et quand M. de Comaing en
vint aux prétentions de Regimbart, il murmura |
341.
|
« Cependant » n’étant pas loin, en lui-même, d’y
obtempérer. Puis il se laissa cheoir dans un fauteuil,
et déclara qu’il ne se battrait pas.
— « Hein ? coment » dit le Baron.
Alors Cisy s’abandonna à un flux labial
désordonné. Il voulait se battre au tromblon, à bout
portant, avec un seul pistolet. « ou bien on
mettra de l’arsenic dans un verre, qui sera tiré
au sort. Ça se fait quelquefois ; je l’ai lu ! »
Le baron, peu endurant naturellement, le
rudoya.
— « Ces messieurs attendent votre réponse –
C’est indécent, à la fin ! – Que prenez-vous ? voyons !
est-ce l’épée ? »
Le Vicomte répliqua « Oui » par un signe de
Tête – et le rendez-vous fut fixé pour le lendemain,
à la Porte-Maillot, à sept heures juste.
Dussardier étant contraint de s’en retourner à
ses affaires, Regimbart alla prévenir Frédéric.
On l’avait laissé toute la journée sans
nouvelles – son impatience était devenue into-
-lérable. « Tant mieux » s’écria-t-il.
Le Citoyen fut satisfait de sa contenance.
— « On réclamait de nous des excuses,
croiriez-vous ? Ce n’était rien, un simple mot !
mais je les ai envoyés joliment bouler ! – Comme
je le devais, n’est-ce pas ? »
— « Sans doute » dit Frédéric, tout en
songeant qu’il eût, peut-être, mieux fait de
choisir un autre témoin.
Puis quand il fut seul il se répéta tout haut,
plusieurs fois. « je vais me battre – tiens – je vais
me battre ! c’est drôle ! » et, comme il marchait |
342.
|
dans sa chambre, en passant devant sa
glace il s’aperçut qu’il était pâle – « Est-ce
que j’aurais peur ? » et une angoisse abominable
le saisit à l’idée d’avoir peur sur le terrain.
« si j’étais tué, cependant ? Mon père est mort de
la même façon. Oui – je serai tué ! » et tout à
coup, il aperçut sa mère, en robe noire ; des
images incohérentes se déroulèrent dans sa
tête. Mais sa propre lâcheté l’exaspéra. Il
fut pris d’un paroxysme de bravoure, d’une
soif carnassière. Un bataillon ne l’eût pas
fait reculer.
Cette fièvre calmée, il se sentit, avec joie,
inébranlable.
Pour se distraire, il se rendit à l’Opéra où
l’on donnait un ballet. Il écouta la musique,
lorgna les danseuses, et but un verre de punch,
pendant l’entr’acte.
Mais en rentrant chez lui, la vue de son cabinet,
de ses meubles, où il se retrouvait peut-être pour
la dernière fois, lui causa une faiblesse.
Alors il descendit dans son jardin – Les étoiles
brillaient – il les contempla. L’idée de se battre
pour une femme, le grandissait à ses yeux, l’en-
-noblissait. Puis il alla se coucher tran-
-quillement.
Il n’en fut pas de même de Cisy.
Après le départ du baron, Joseph avait
tâché de remonter son moral, et comme le
vicomte demeurait froid :
— « Pourtant, mon brave, si tu préfères
en rester là, j’irai le dire ? » |
343.
|
Cisy n’osa répondre « Certainement » mais il
en voulut à son cousin de ne pas lui rendre ce
service sans en parler.
Il souhaita que Frédéric, pendant la nuit,
mourût d’une attaque d’apoplexie – ou qu’une
émeute survenant, il y eût le lendemain assez
de barricades pour fermer tous les abords du Bois
de Boulogne, ou qu’un événement empêchât un
des témoins de s’y rendre ; Car le duel faute de
témoins manquerait. Il avait envie de
décamper par un train-express, n’importe où.
Il regretta de ne pas savoir la médecine pour
prendre quelque chose qui sans exposer ses jours
ferait croire à sa mort. Il arriva jusqu’à
désirer être malade, gravement.
Afin d’avoir un conseil, un secours, il envoya
chercher Mr des Aulnays.
L’excellent homme était retourné en Saintonge,
sur une dépêche lui apprenant l’indisposition d’une
de ses filles. Cela parut de mauvais augure à
Cisy.
Heureusement que Mr Vezou, son précepteur
vint le voir. Alors il s’épancha.
— « Comment faire, mon Dieu !
Comment faire ! »
— « Moi, à votre place, Mr le Comte,
je paierais un fort de la halle pour lui flanquer
raclée. »
une [illis.] ! »
— « Il saurait toujours de qui ça vient ! »
reprit Cisy. – et de temps à autre, il poussait
un gémissement ; puis « Mais est-ce qu’on a le
droit de se battre en duel ? » |
344.
|
— « C’est un reste de barbarie ! que
voulez-vous ! »
Par complaisance, le Pédagogue s’invita
lui-même à dîner. – son élève ne mangea rien –
et après le repas, sentit le besoin de faire un
tour.
Il dit en passant devant une église : « si
nous entrions un peu… pour voir. » Mr Vezou
ne demanda pas mieux, et même lui présenta
de l’eau bénite.
C’était le mois de Marie, des fleurs couvraient
l’autel, des voix chantaient, l’orgue résonnait.
Mais il lui fut impossible de prier, les pompes
de la religion lui inspirant des idées de funé-
-railles. – il entendait comme des bourdonnements
de de profundis. – « allons-nous-en ! Je ne me
sens pas bien ! »
Ils employèrent toute la nuit à jouer aux
cartes. Le vicomte s’efforça de perdre, afin
de conjurer la mauvaise chance, ce dont Mr
Vezou profita. Enfin, au petit jour, Cisy qui
n’en pouvait plus, s’affaissa sur le tapis vert,
et eut un sommeil plein de songes désagré-
-ables.
Si le courage, pourtant, consiste à vouloir
dominer sa faiblesse, le vicomte fut courageux, –
car à la vue de ses témoins qui venaient le
chercher il se roidit de toutes ses forces, la
vanité lui faisant comprendre qu’une reculade
le perdrait. Mr de Comaing le complimenta
sur sa bonne mine.
Mais, en route, le bercement du fiacre |
345.
|
et la chaleur du soleil matinal l’énervèrent.
Son énergie était retombée. Il ne distinguait
même plus où l’on était.
Alors le Baron se divertit à augmenter sa
frayeur, en parlant du « cadavre » et de la
manière de le rentrer en ville, clandestinement.
Joseph donnait la réplique ; tous deux jugeant
l’affaire ridicule étaient persuadés qu’elle
s’arrangerait.
Cisy gardait sa tête sur sa poitrine ; il la
releva doucement et fit observer qu’on n’avait
pas pris de médecin.
— « C’est inutile » dit le baron.
— « Il n’y a pas de danger, alors ? »
Joseph répliqua d’un ton grave :
— « Espérons-le ! »
Et personne dans la voiture ne parla plus.
À sept heures dix minutes, on arriva devant
la Porte Maillot.
Frédéric et ses témoins s’y trouvaient,
habillés de noir, tous les trois. Regimbart,
au lieu de cravate, avait un col de crin comme
un troupier – et il portait une espèce de longue
boîte à violon, spéciale pour ce genre d’aven-
-tures.
On échangea froidement un salut – puis
tous s’enfoncèrent dans le bois de Boulogne,
par la route de Madrid, afin d’y trouver une
place convenable.
Regimbart dit à Frédéric qui marchait
entre lui et Dussardier.
— « Eh bien, et cette venette, qu’en fait-on ? |
346.
|
Si vous avez besoin de quelque chose, ne vous
gênez pas, je connais ça ! La crainte est
naturelle à l’homme. » puis, à voix basse « ne
fumez plus – ça amollit ! »
Frédéric jeta son cigare qui le gênait et
continua d’un pied ferme. Le vicomte avançait
par derrière, appuyé sur le bras de ses deux
témoins.
De rares passants les croisaient. Le ciel
était bleu, et on entendait, par moments,
des lapins bondir. Au détour d’un sentier,
une femme en madras causait avec un
homme en blouse, et dans la grande avenue
sous les marronniers des domestiques en veste
de toile promenaient leurs chevaux. Cisy se
rappelait les jours heureux où, monté sur
son alezan et le lorgnon dans l’œil, il chevau-
calèches
chait à la portière des équipages. Ces souvenirs
renforçaient son angoisse ; une soif intolérable
le brûlait ; la susurration des mouches se
confondait avec le battement de ses artères ;
ses pieds enfonçaient dans le sable ; il lui
semblait qu’il était en train de marcher
depuis un temps infini.
Les témoins sans s’arrêter, fouillaient
de l’œil les deux bords de la route – on délibéra
si l’on irait à la croix Catelan ou sous les
murs de Bagatelle. Enfin on prit à droite,
et on s’arrêta dans une espèce de quinconce,
entre des pins.
L’endroit fut choisi de façon à répartir
également le niveau du terrain – on marqua |
347.
|
les deux places où les adversaires devaient
se poser. Puis Regimbart ouvrit sa
boîte.
Elle contenait, sur un capitonage de
basane rouge, quatre épées charmantes,
creuses au milieu, avec des poignées gar-
nies de filigrane. Un rayon lumineux
traversant les feuilles tomba dessus – et
elles parurent à Cisy briller comme
des vipères d’argent sur une mare de
sang.
Le Citoyen fit voir qu’elles étaient
de longueur pareille ; – et il prit la
troisième pour lui-même, afin de
séparer les combattants, en cas de besoin.
Mr de Comaing tenait une canne. Il y
eut un silence. On se regarda. Toutes les
figures avaient quelque chose d’effaré
ou de cruel.
Frédéric avait mis bas sa redingote
et son gilet. Joseph aida Cisy à faire
de même. – et sa cravate étant retirée,
on aperçut à son cou une médaille
bénie. Cela fit sourire de pitié Regim-
-bart.
Alors Mr de Comaing (pour laisser
à Frédéric encore un moment de réflexion)
tâcha d’élever des chicanes. Il réclama
le droit de mettre un gant, celui de
saisir l’épée de l’adversaire avec la main
gauche ; Regimbart qui était pressé,
ne s’y refusa pas. Enfin le Baron
s’adressant à Frédéric : |
348.
|
— « Tout dépend de vous, Monsieur !
de
Il n’y a jamais déshonneur à reconnaître
ses fautes »
Dussardier l’approuvait du geste.
Le Citoyen s’indigna.
— « Croyez-vous que nous sommes ici
pour plumer les canards – fichtre ! – En
garde ! »
Les adversaires étaient l’un devant
l’autre, leurs témoins de chaque côté. il
cria le signal.
— « Allons ! »
Mais Cisy devint effroyablement pâle.
Sa lame tremblait par le bout, comme une
cravache – sa tête se renversait, ses bras
s’écartèrent, il tomba sur le dos, évanoui.
Joseph le releva, et tout en lui poussant
sous les narrines un flacon, il le secouait
fortement. Le vicomte rouvrit les yeux, puis
tout à coup, bondit comme un furieux sur
son épée. Frédéric avait gardé la sienne
et il l’attendait, l’œil fixe, la main haute.
— « Arrêtez, arrêtez ! » cria une voix
qui venait de la route » en même temps que
le bruit d’un cheval au galop, – et la capotte
d’un cabriolet cassait les branches ; un homme
penché en dehors agitait un mouchoir, et
criait toujours « arrêtez, arrêtez ».
Mr de Comaing, croyant à une
intervention de la police, leva sa canne.
— « Finissez donc ! le vicomte saigne ! »
— « Moi ? » dit Cisy. |
349.
|
En effet, il s’était, dans sa chute, écorché
le pouce de la main gauche.
— « Mais c’est en tombant » ajouta
le citoyen.
Le baron feignit de ne pas entendre.
Arnoux avait sauté hors du cabriolet.
— « J’arrive trop tard ? non ! Dieu soit
loué ! il tenait Frédéric à pleins bras, le palpait,
lui couvrait le visage de baisers – « Je sais le
motif – vous avez voulu défendre votre vieil
ami ! C’est bien, cela – c’est bien ! jamais je
n’oublierai ! Comme vous êtes bon ! ah ! cher
enfant ! » et il le contemplait et versait des
larmes, tout en ricanant de bonheur.
Alors, le Baron se tourna vers Joseph.
— « Je crois que nous sommes de trop dans
cette petite fête de famille ? C’est fini, n’est-ce pas,
messieurs ? Vicomte, mettez votre bras en écharpe –
tenez, voilà mon foulard » – puis avec un geste
impérieux « allons ! pas de rancune ! cela se
doit ! »
Les deux combattants se serrèrent la main,
mollement. Puis le vicomte, M. de Comaing et
&
Joseph disparurent d’un côté, & Frédéric
s’en alla, de l’autre avec ses amis.
Comme le restaurant de Madrid n’était
pas loin, Arnoux proposa de s’y rendre, pour
boire un verre de bière.
— « On pourrait même déjeuner » dit
Regimbart.
Mais Dussardier n’en ayant pas le loisir, ils
se bornèrent à un rafraîchissement, dans le jardin.
Tous éprouvaient cette béatitude qui suit les |
350.
|
dénouements heureux. Le citoyen, cependant
était fâché qu’on eût interrompu le duel au bon
moment.
Arnoux en avait eu connaissance par un
nommé Compain ami de Regimbart, et tout de
suite, dans un élan de cœur, il était accouru
pour l’empêcher, croyant, du reste, en être la
cause. Il pria Frédéric de lui fournir là-dessus
quelques détails. Mais Frédéric ému par les
preuves de sa tendresse se fit scrupule d’augmenter
son illusion – « de grâce, n’en parlons plus. » Arnoux
trouva cette réserve fort délicate. Puis
avec sa légèreté ordinaire, passant à une autre idée :
— « Quoi de neuf, citoyen ? »
Et ils se mirent à causer traites, échéances –
afin d’être plus commodément ils allèrent
même chuchoter à l’écart sur une autre table.
Frédéric distingua ces mots :
« Vous allez me souscrire – oui ! mais, vous,
bien entendu… »
– Je l’ai négocié enfin pour trois cents ! – Jolie
commission ma foi ! »
Bref, il était clair qu’Arnoux tripottait avec
le citoyen beaucoup de choses.
Frédéric songea à lui rappeler ses quinze mille
francs. Mais sa démarche récente interdisait les
reproches, même les plus doux. D’ailleurs il se sentait
fatigué. L’endroit n’était pas convenable. Il
remit cela à un autre jour.
à
Arnoux, assis sous l’ombre d’un troène, fumait
d’un air hilare. Il leva les yeux vers les portes des
cabinets donnant toutes sur le jardin, et dit
qu’il était venu là, autrefois, bien souvent.
— « Pas seul, sans doute ? » répliqua le citoyen.
— « Parbleu ! » |
351.
|
— « Quel polisson vous faites ! un homme marié ! »
— « Eh bien, et vous donc ! » reprit Arnoux – et
avec un sourire indulgent « Je suis même sûr que ce gredin
-là possède quelque part une chambre, où il reçoit des
petites filles ! »
Le citoyen confessa que c’était vrai, par un simple
haussement de sourcils. Alors ces deux messieurs exposèrent
leurs goûts. Arnoux préférait maintenant la jeunesse, les
ouvrières, Regimbart détestait les mijaurées et tenait avant
tout au positif. La conclusion fournie par le marchand
de faïence, fut qu’on ne devait pas traiter les femmes
sérieusement.
— « Cependant il aime la sienne », songeait Frédéric, en s’en
retournant ; et il le trouvait un malhonnête homme.
ce duel
Il lui en voulait de s’être battu, comme si c’eût été
pour lui qu’il avait, tout à l’heure, risqué sa vie.
Mais il était reconnaissant à Dussardier de
son dévouement, et le commis sur ses insistances, arriva
bientôt, à lui faire une visite tous les jours. Frédéric lui
prêtait des livres : Thiers, Dulaure, Barante, les
Girondins de Lamartine – Le brave garçon l’écou-
-tait avec recueillement et acceptait ses opinions
comme celles d’un maître.
Il arriva un soir tout effaré.
Le matin, sur le boulevard, un homme qui courait
à perdre haleine s’était heurté contre lui ; et l’ayant
reconnu pour un ami de Sénécal, lui avait dit : «
« on vient de le prendre, je me sauve ! »
Rien de plus vrai. Dussardier avait passé la
journée aux informations – Sénécal était sous
les verrous, comme prévenu d’attentat
politique. |
352.
|
Fils d’un contre-maître, né à Lyon et ayant
eu pour professeur un ancien diciple de Chalier, dès
son arrivée à Paris il s’était fait recevoir de la Société
des Familles ; ses habitudes étaient connues ; La Police
le surveillait. Il s’était battu dans l’affaire de Mai
1839, et depuis lors il se tenait à l’ombre – mais
s’exaltant de plus en plus, fanatique d’Alibaud,
mêlant ses griefs contre la Société à ceux du Peuple
contre la Monarchie et s’éveillant chaque matin
avec l’espoir d’une révolution qui, en quinze
jours ou un mois, changerait le monde. Enfin
écœuré par la mollesse de ses frères, furieux des re-
-tards qu’on opposait à ses rêves et désespérant de la
Patrie, il était entré comme chimiste dans le com-
-plot des bombes incendiaires, et on l’avait surpris
portant de la poudre qu’il allait essayer à Montmar-
-tre, tentative suprême pour établir la République.
Dussardier ne la chérissait pas moins,
car elle signifiait, croyait-il, affranchissement et
bonheur universel. Un jour – à quinze ans – dans
la rue Transnonain, devant la boutique d’un
bayonnette
épicier, il avait vu des soldats la crosse rouge de sang
avec des cheveux collés à la crosse de leur fusil ; et
depuis ce temps-là le Gouvernement l’exaspérait
comme l’incarnation même de l’Injustice. Il con-
-fondait un peu les assassins et les gendarmes, un
mouchard valait à ses yeux un parricide. Tout le
mal répandu sur la terre, il l’attribuait naïvement
au Pouvoir, – et il le haïssait d’une haine essentielle,
permanante, qui lui tenait tout le cœur et [illis.]
raffinait
[illis.] sa sensibilité. Les déclamations de Sénécal
l’avaient ébloui. Qu’il fût coupable ou non, et sa |
353.
|
tentative odieuse. Peu importe ! Du moment qu’il était
la victime de l’Autorité on devait le servir.
— « Les Pairs le condamneront, certainement. Puis
il sera emmené dans une voiture cellulaire, comme
un galérien et on l’enfermera au Mont-St-Michel, où
le gouvernement les fait mourir !
Austen est devenu fou ! Steuben s’est tué ! Pour
transférer Barbès dans un cachot on l’a tiré par
les jambes, par les cheveux ! On lui piétinait
le corps – et sa tête rebondissait à chaque marche
tout le long de l’escalier.
Quelle abomination ! les misérables ! » – Des
en
sanglots de colère l’étouffait, et il tournait dans la
chambre, comme pris d’une grande angoisse. – « Il
faudrait faire quelque chose, cependant ! Voyons !
moi, je ne sais pas !
Si nous tâchions de le délivrer, hein ? Pen-
-dant qu’on le mènera au Luxembourg on peut
se jeter sur l’escorte, dans le couloir ! Une douzaine
d’hommes déterminés, ça passe partout. » – Et il y
avait tant de flamme dans ses yeux que Frédé-
-ric en tressaillit.
Sénécal lui apparut plus grand qu’il ne
croyait. Il se rappela ses souffrances, sa vie aus-
-tère ; – et sans avoir pour lui l’enthousiasme de
néanmoins
Dussardier, il éprouvait du moins, cette admira-
-tion qu’inspire tout homme se sacrifiant à une
idée. Dailleurs, il se disait que s’il l’eût secouru,
Sénécal n’en serait pas là ; et les deux amis cher-
-chèrent laborieusement, quelque combinaison
pour le sauver.
Il leur fut impossible de parvenir jusqu’à |
354.
|
lui.
Frédéric s’enquérait de son sort dans les jour-
-naux, et pendant trois semaines fréquenta les cabinets
de lecture.
Un jour, plusieurs numéros du Flambard
lui tombèrent sous la main.
L’article de fond, invariablement, était
consacré à démolir un homme illustre. Venaient
ensuite les nouvelles du monde, les cancans. Puis
on blaguait l’Odéon, Carpentras, la Pisiculture, et
les condamnés à mort quand il y en avait – La
disparition d’un paquebot fournit matière à
plaisanteries pendant un an – Dans la troisième
colonne un Courrier-des-Arts donnait, sous forme
d’anecdote ou de conseil, des réclames de tailleurs,
avec des compte-rendus de soirées, des annonces de
ventes, des analyses d’ouvrages, – traitant de la mê-
-me encre un volume de vers et une paire de bottes
La seule partie sérieuse était la critique des petits
théâtres où l’on s’acharnait sur deux ou trois di-
-recteurs ; – et les intérêts de l’Aart étaient invo-
-qués à propos d’un décor des Funambules ou
d’une amoureuse des Délassements.
Frédéric allait rejeter tout cela quand ses yeux
rencontrèrent un article intitulé – Une Poulette entre
trois cocos.
C’était l’histoire de son duel, narrée en style
sémillant, gaulois. Il se reconnut sans peine, car
il était désigné par cette plaisanterie, laquelle re-
-venait souvent – « Un jeune homme du collège de Sens
et qui en manque. » – On le représentait même
comme un pauvre diable de provincial, un obscur |
355.
|
nigaud tâchant de frayer avec les grands Seigneurs.
Quant au vicomte, il avait le beau rôle, d’abord
dans le souper où il s’introduisait de force, ensuite dans
le pari puisqu’il emmenait la demoiselle, et finalement
sur le terrain, où il se comportait en gentilhomme.
La bravoure de Frédéric n’était pas niée, précisément,
mais on faisait comprendre qu’un intermédiaire,
le protecteur, lui-même, était survenu juste à temps.
Le tout se terminait par cette phrase, grosse peut
-être de perfidies – « D’où vient leur tendresse ? Pro-
-blème ! – et – comme dit Bazile, qui diable est-ce qu’on
trompe ici ? – »
C’était, sans le moindre doute, une ven-
-geance d’Hussonnet contre Frédéric, pour son
refus des cinq mille francs.
Que faire ? – S’il lui en demandait rai-
-son, le Bohème protesterait de son innocence, et
il n’y gagnerait rien. Le mieux était d’avaler
la chose silencieusement. Personne, après tout, ne
lisait le Flambard.
En sortant du cabinet de lecture, il aperçut
du monde devant la boutique d’un marchand
de tableaux.
On regardait un portrait de femme,
avec cette ligne écrite au bas en lettres noires – « Mlle
Rose-Annette Bron, appartenant à Mr Frédéric
Moreau, de Nogent – »
C’était bien elle, – ou à peu près – vue de face,
les seins découverts, les cheveux dénoués, et tenant
dans ses mains une bourse de velours rouge, tan-
-dis que par derrière, un paon avançait son bec
sur son épaule, en couvrant la muraille de ses |
356.
|
deux ailes.
Pellerin avait fait cette exhibition pour con-
-traindre Frédéric au paiement, – persuadé qu’il était célèbre
et que tout Paris s’animant en sa faveur, allait
s’occuper de cette misère.
Était-ce une conjuration ? Le peintre et le
journaliste avaient-ils monté leur coup ensemble ?
Son duel n’avait rien empêché. Il devenait
ridicule, tout le monde se moquait de lui.
jours
Mais trois après – à la fin de Juin, les actions
quinze
du Nord ayant fait [illis.] francs de hausse, com-
-me il en avait acheté deux mille l’autre mois, il se
trouva gagner trente mille francs. Cette caresse
de la fortune lui redonna confiance. Il se dit qu’il
n’avait besoin de personne, que tous ses embarras
venaient de sa timidité, de ses hésitations. Il au-
-rait dû commencer avec la Maréchale, brutalement,
refuser Hussonnet dès le premier jour, ne pas se
compromettre avec Pellerin ; et pour montrer que
rien ne le gênait, il se rendit chez Madame Dam-
-breuse à une de ses soirées ordinaires.
Au milieu de l’antichambre, Martinon, qui
arrivait en même temps que lui, se retourna.
— « Comment, tu viens ici, toi ? – avec l’air sur-
-pris, et même contrarié de le voir.
— « Pourquoi pas ? – et tout en cherchant la
cause d’un tel abord, Frédéric s’avança dans le
salon.
La lumière était faible, malgré les lam-
-pes posées dans les coins, car les trois fenêtres,
grandes ouvertes, dressaient parallèlement trois larges
carrés d’ombre noire. Mais des jardinières, toutes |
357.
|
pleines occupaient jusqu’à hauteur d’homme, sous les
tableaux, les intervalles de la muraille, et une théière
d’argent avec un samovard se mirait au fond, dans
une glace.
Un murmure de voix discrètes s’élevait. On
entendait des escarpins craquer sur le tapis.
Il distingua des habits noirs, puis une table
ronde, éclairée par un grand abat-jour, sept ou huit
femmes en toilette d’été, et un peu plus loin, madame
Dambreuse dans un fauteuil à bascule. Sa robe
de taffetas lilas avait des manches à crevés, d’où s’é-
-chappaient des bouillons de mousseline blanche, le
ton doux de l’étoffe se mariant à la nuance de ses
cheveux ; et elle se tenait quelque peu renversé
en arrière, avec le bout de son pied sur un coussin,
tranquille comme une œuvre d’art pleine de déli-
-catesse, une fleur de haute culture.
Monsieur Dambreuse – et un vieillard
à chevelure blanche se promenaient dans toute
la longueur du salon. – Quelques uns s’entrete-
-naient au bord des petits divans, çà et là ; – les au-
-tres, debout, formaient un cercle au milieu.
Ils causaient de votes, d’amandements, de
sous-amandements, du discours de Mr Grandin, de
la réplique de Mr Benoist, – Le tiers-parti décidé-
-ment allait trop loin ! Le Centre-gauche aurait
dû se souvenir un peu mieux de ses origines ! Le
ministère avait reçu de graves atteintes ! – Ce
qui devait rassurer pourtant, c’est qu’on ne lui voyait
point de successeur ? Bref, la situation était com-
-plètement analogue à celle de 1834 !
Comme ces choses ennuyaient Frédéric, |
358.
|
il se rapprocha des femmes.
Martinon était près d’elles, debout, le chapeau
sous le bras, la figure de trois quarts, et si convenable
qu’il ressemblait à de la porcelaine de Sèvres. Il prit
une Revue-des-deux-mondes traînant sur la table, entre
une Imitation et un Annuaire de Gotha – et jugea de
haut un poète illustre, dit qu’il allait aux conféran-
-ces de St-François, se plaignit de son larynx, avalait
de temps à autre une boule de gomme ; et cependant
parlait musique, faisait le léger ! Mlle Cécile, la
nièce de monsieur Dambreuse, qui se brodait une
paire de manchettes le regardait, en dessous, avec ses
prunelles d’un bleu pâle, et Miss John, l’institutrice
à nez camus, en avait lâché sa tapisserie, toutes deux
paraissaient s’écrier intérieurement – « Qu’il est beau ! »
Me Dambreuse se tourna vers lui :
— « Donnez-moi donc mon éventail, qui est sur
cette console, là-bas – vous vous trompez ! l’autre ! – Elle
se leva, et comme il revenait, ils se rencontrèrent au
milieu du salon, face-à-face ; Elle lui adressa quel-
-ques mots, vivement, – des reproches sans doute, à en
juger par l’expression altière de sa figure ; Mar-
-tinon tâchait de sourire ; puis il alla se mêler au
conciliabule des hommes sérieux. – Me Dambreuse
reprit sa place – et, se penchant sur le bras de son
fauteuil, elle dit à Frédéric :
— « J’ai vu quelqu’un, avant-hier, qui m’a
parlé de vous, monsieur de Cisy, vous le connaissez
n’est-ce pas ? »
— Oui… un peu. »
Mais tout-à-coup Mme Dambreuse s’écria :
— « Duchesse, ah ! quel bonheur ! » – et elle s’a- |
359.
|
-vança jusqu’à la porte, au-devant d’une vieille petite dame
qui avait une robe de taffetas carmélite et un bonnet de
guipure, à longues pattes.
Fille d’un compagnon d’exil du comte d’Artois,
et veuve d’un maréchal de l’Empire créé Pair de France
en 1830, elle tenait à l’ancienne cour comme à la nouvelle
et pouvait obtenir beaucoup de choses.
Ceux qui causaient debout s’écartèrent, puis
reprirent leur discussion.
Maintenant, elle roulait sur le paupérisme,
dont toutes les peintures, d’après ces messieurs, étaient
fort exagérées.
— « Cependant » objecta Martinon, « la misère existe,
avouons-le ! Mais le remède ne dépend ni de la Science
ni du pouvoir. C’est une question purement individu-
-elle. Quand les basses classes voudront se débarrasser de
leurs vices, elles s’affranchiront de leurs besoins. Que le
peuple soit plus moral, et il sera moins pauvre ! » –
M.
Suivant monsieur Dambreuse on n’arriverait
à rien de bien sans une surabondance du capital. Donc
le seul moyen possible était de confier – « comme le vou-
-laient, du reste, les St Simoniens, – (mon Dieu, ils avaient
du bon ! – soyons justes envers tout le monde) de con-
-fier, dis-je, la cause du Progrès à ceux qui peu-
-vent accroître la fortune publique » – et insensiblement,
on aborda les grandes exploitations industrielles, les
M.
chemins de fer, la houille. – Alors monsieur Dam-
-breuse s’adressant à Frédéric, lui dit tout bas :
— « Vous n’êtes pas venu pour notre affaire. »
Frédéric allégua une maladie ; mais, sen-
-tant que l’excuse était trop bête : – « D’ailleurs, j’ai eu
besoin de mes fonds. » |
360.
|
— « Pour acheter une voiture ? reprit madame Dam-
-breuse qui passait près de lui, une tasse de thé à la
main – et elle le considéra pendant une minute, la tête
un peu tournée sur son épaule.
Ainsi elle le croyait l’amant de Rosanette,
l’allusion était claire. Il sembla même à Frédéric
que toutes les dames le regardaient de loin, en chuchot-
-tant ; – et pour mieux voir ce qu’elles pensaient il
se rapprocha d’elles, encore une fois.
De l’autre côté de la table, Martinon auprès
de Madelle Cécile feuilletait un album. C’étaient des
lithographies représentant des costumes espagnols.
Il lisait tout haut les légendes – « Femme de Séville, –
jardinier de Valence, — Picador andaloux » – et descen-
-dant une fois jusqu’au bas de la page, il continua
d’une haleine. — « Jacques Arnoux, éditeur, un de tes
amis, hein ? » –
— « C’est vrai, » dit Frédéric, blessé par son air
Aussitôt Me Dambreuse reprit :
— « En effet, vous êtes venu, un matin… pour…
une maison, je crois ? oui une maison appartenant à
sa femme » – Cela signifiait – « C’est votre maîtresse » – Il
M.
rougit jusqu’aux oreilles. – Et Monsieur Dambreuse
qui arrivait au même moment, ajouta :
— « Vous paraissiez-même vous intéresser beau-
-coup à eux ! »
Ces derniers mots achevèrent de décontenan-
-cer Frédéric. Son trouble que l’on voyait, pensait-
il, allait confirmer les soupçons, quand monsieur
Dambreuse lui dit de plus près, d’un ton grave
— « Vous ne faites pas d’affaires ensemble, je
suppose ? » |
361.
|
Il protesta par des secousses de tête multipliées.
Sans comprendre l’intention du Capitaliste qui voulait
lui donner un conseil – et se figurant qu’on n’é-
-tait pas loin de le croire un peu complice d’Ar-
-noux.
Il avait envie de partir. La peur de sembler
lâche le retint. Un domestique enlevait les tasses de
thé ; Madame Dambreuse causait avec un diplo-
-mate en habit bleu ; Deux jeunes filles, rapprochant
leurs fronts, se faisaient voir une bague ; Les autres,
assises en demi cercle sur des fauteuils, remuaient
doucement leurs blancs visages, bordés de chevelures
noires ou blondes, personne enfin ne s’occupait de
lui. Frédéric tourna les talons, et par une suite de
longs zig-zags il avait presque gagné la porte,
quand passant près d’une console, il remarqua, des-
-sus, entre un vase de Chine et la boiserie, le bord
d’un journal plié en deux. Il le tira quelque peu
et lut ce mot : le Flambard.
Qui l’avait apporté ? Cisy ! pas un autre
évidemment. Qu’importait, du reste – Ils allaient
croire, tous déjà croyaient peut-être à l’article. Pour-
-quoi cet acharnement ? Une ironie silencieuse
l’enveloppait. Il se sentait comme perdu dans un
désert.
Mais la voix de Martinon s’éleva :
— « À propos d’Arnoux, j’ai lu, parmi les pré-
-venus des Bombes-incendiaires, le nom d’un de ses
employés, Sénécal. Est-ce le nôtre ?
— « Lui-même » – dit Frédéric.
Martinon répéta, en riant très haut
— « Comment ! notre Sénécal ! notre Sénécal ! » |
362.
|
Alors, on le questionna sur le complot ; sa
place d’attaché au parquet devait lui fournir des
renseignements.
Il confessa n’en pas avoir. Du reste il con-
-naissait fort peu le personnage, l’ayant vu deux
ou trois fois, seulement, et le tenait en définitive pour
un assez mauvais drôle.
Frédéric indigné, s’écria
— « Pas du tout ! C’est un très honnête garçon ! »
— « Cependant, monsieur, » – dit un propriétaire –
« On n’est pas honnête quand on conspire ! »
La plupart des hommes qui étaient là avaient
servi, au moins, quatre gouvernements – et ils auraient
vendu la France et le genre humain pour garantir
leur fortune, s’épargner un malaise, un embarras, ou
même par simple bassesse, adoration instinctive de la
Force. Tous déclarèrent les crimes politiques inexcu-
-sables. Il fallait plutôt pardonner à ceux qui pro-
-venaient du besoin ! – et on ne manqua pas de mettre
en avant l’éternel exemple du père de famille, vo-
l’éternel
-lant l’éternel morceau de pain chez le boulanger.
Un administrateur s’écria même :
— « Moi, monsieur, si j’apprenais que mon
frère conspire, je le dénoncerais ! »
Frédéric invoqua le droit de résistance, et se
rappelant quelques phrases que lui avait dites Des-
-lauriers, il cita Desolmes, Blacstone, le bill des droits
en Angleterre – et l’article 2 de la constitution de
91.
C’était même en vertu de ce droit-là qu’on
avait proclamé la déchéance de Napoléon ; Il avait
été reconnu en 1830, inscrit en tête de la Charte. – |
363.
|
— D’ailleurs, quand le Souverain manque au
contrat la Justice veut qu’on le renverse !
— « Mais c’est abominable ! » – exclama la femme
d’un Préfet.
Et toutes les autres se taisaient, vaguement
épouvantées comme si elles eussent entendu le bruit des
balles. Madame Dambreuse, se balançait dans son
fauteuil, et l’écoutait parler en souriant.
Un industriel, ancien Carbonaro, tâcha de
lui démontrer que les d’Orléans étaient une belle
famille, sans doute il y avait des abus.
— « Eh bien, alors ? »
— « Mais on ne doit pas les dire, cher Monsieur,
si vous saviez comme toutes ces criailleries de l’opposi-
-tion nuisent aux affaires ! »
— « Je me moque des affaires ! » – reprit Frédéric.
La pourriture de ces vieux l’exaspérait ; et
emporté par la bravoure qui saisit quelques fois
les plus timides, il attaqua les financiers, les députés,
le gouvernement, le Roi, prit la défense des Arabes,
débitait beaucoup de sottises. Quelques uns l’encou-
-rageaient ironiquement. – « Allez donc ! Continuez ! » –
Tandis que d’autres murmuraient – « Diable ! quelle
exaltation ! »
Enfin, il jugea convenable de se retirer ; et
comme il s’en allait, monsieur Dambreuse lui dit,
faisant allusion à la place de Secrétaire.
— « Rien n’est terminé encore ! mais dépêchez-vous ! »
Et Madame Dambreuse :
— « À bientôt, n’est-ce pas ? »
jugea
Frédéric prit leur adieu pour une dernière
moquerie. Il était déterminé à ne jamais revenir |
364.
|
dans cette maison, à ne plus fréquenter tous ces gens
là. D’ailleurs il croyait les avoir blessés, ne sachant
pas quel large fonds d’indifférence le monde possède
Ces femmes surtout l’indignaient ! Pas une qui
l’eût soutenu, même du regard ! Il leur en voulait
de ne pas les avoir émotionnées. Quant à madame
Dambreuse, il lui trouvait quelque chose à la fois
de langoureux et de sec qui empêchait de la définir
par une formule. Avait-elle un amant ? quel
amant ? était-ce le diplomate, ou un autre ?
Martinon, peut-être ? Impossible ! Cependant, il
éprouvait une espèce de jalousie contre lui, et envers
elle une malveillance inexplicable.
Dussardier, venu ce soir-là comme d’habi-
-tude, l’attendait.
Frédéric avait le cœur gonflé ; il le dégorgea
et ses griefs, bien que vagues et difficiles à compren-
-dre attristèrent le brave commis, il se plaignit
même de son isolement. Alors Dussardier, en hési-
-tant un peu, proposa de se rendre chez Deslauriers.
Frédéric, au nom de l’avocat, fut pris par
un besoin extrême de le revoir. Sa solitude intellec-
-tuelle était profonde, et la compagnie de Dussar-
-dier insuffisante. Il lui répondit d’arranger les
choses comme il voudrait.
Deslauriers, également, sentait depuis
leur brouille, une privation dans sa vie. Il céda
sans peine à des avances cordiales.
Tous deux s’embrassèrent, puis se mirent
à causer de choses indifférentes.
La réserve de Deslauriers attendrit Fré-
déric ; et pour lui faire une sorte de réparation |
365.
|
quinze
il lui conta le lendemain, sa perte de quelques mille
francs, sans dire que ces quinze mille francs lui étaient
primitivement destinés
L’avocat n’en douta pas, néanmoins. Mais
cette mésaventure qui lui donnait raison dans ses
préjugés contre Arnoux, désarma, tout à fait, sa
point
rancune, et il ne lui parla pas de l’ancienne
promesse.
Frédéric, trompé par son silence, crut qu’il
l’avait oubliée.
Quelques jours après, il lui demanda s’il
n’existait pas de moyens de rentrer dans ses fonds ?
On pouvait discuter les hypothèques pré-
-cédentes, attaquer Arnoux comme Stellionnataire,
faire des poursuites au domicile contre la femme.
— « Non ! non ! pas contre elle ! » s’écria Frédé-
-ric et cédant aux questions de l’ancien clerc, il avoua
la vérité.
Deslauriers fut convaincu qu’il ne la disait
pas complètement, par délicatesse sans doute. Ce
défaut de confiance le blessa.
Ils étaient cependant, aussi liés qu’autrefois
et même ils avaient tant de plaisir à se trouver
ensemble que la présence de Dussardier les gênait.
Sous prétexte de rendez-vous, ils arrivèrent à s’en
débarrasser, peu à peu. – Il y a des hommes n’a-
-yant pour mission parmi les autres que de servir
d’intermédiaires ; On les franchit comme des ponts,
et l’on va plus loin.
Frédéric ne cachait rien à son ancien ami
Il lui dit l’affaire des houilles, avec la proposition de
Mr Dambreuse. |
366.
|
Alors l’avocat devint rêveur. — « C’est drôle ! il
faudrait pour cette place quelqu’un d’assez fort en droit ! »
— « Mais tu pourras m’aider, » reprit Frédéric
— « Oui… tiens… parbleu ! certainement. »
Dans la même semaine, il lui montra une
lettre de sa mère.
Madame Moreau s’accusait d’avoir mal jugé
Monsieur Roque, lequel avait donné de sa conduite
des explications satisfaisantes. Puis elle parlait de
sa fortune, et de la possibilité pour plus tard, d’un
mariage avec Louise — « Ce ne serait peut-être pas
bête ! » – dit Deslauriers.
Frédéric s’en rejeta loin ; le père Roque
d’ailleurs, était un vieux filou. – Cela n’y faisait
rien, selon l’avocat.
À la fin de juillet, une baisse inexpli-
-cable fit tomber les actions du Nord. Frédéric
n’avait pas vendu les siennes ; il perdit d’un seul
coup, soixante mille francs.
Ses revenus se trouvaient sensiblement
diminués. Il devait ou restreindre sa dépense, ou
prendre un état, ou faire un beau mariage.
Alors Deslauriers lui reparla de Mlle
Roque. Rien ne l’empêchait d’aller voir un peu
les choses par lui-même. Frédéric était fatigué,
la province et la maison maternelle le délasse-
-raient. Il partit.
L’aspect des rues de Nogent, qu’il monta
sous le clair de la lune, le reporta dans de vieux
souvenirs – et il éprouvait une sorte d’angoisse,
comme ceux qui reviennent après de longs
voyages. sorte d’angoisse, comme ceux qui |
367.
|
reviennent après de longs voyages.
Il y avait chez sa mère, tous les habitués
d’autre fois : Messieurs Gamblin, Heudras et Cham-
-brion, la famille Lebrun. – « Ces demoiselles Auger »
&
de plus, le père Roque, – en face de Mme Moreau,
devant une table de jeu, Mlle Louise. C’était une
femme, à présent.
Elle se leva, en poussant un cri. Tous
s’agitèrent. Elle était resté immobile, debout ; et
les quatre flambeaux d’argent posés sur la
table augmentant sa pâleur. Quand elle se
remit à jouer, sa main tremblait.
Cette émotion flatta démesurément
Frédéric – dont l’orgueil était malade ; il se dit –
« Tu m’aimeras, toi ! » – et, prenant sa revanche des
déboires qu’il avait essuyés là-bas, il se mit à
faire le Parisien, le lion, donna des nouvelles des
théâtres, rapporta des anecdotes du monde – puisées
dans les petits journaux, enfin éblouit ses
compatriotes.
Le lendemain, Mme Moreau s’étendit sur
[illis.] énuméra
les qualités de Louise, puis elle [ illis. ] les
bois, les fermes qu’elle posséderait. La fortune de Mr
Roque était considérable.
Il l’avait acquise en faisant des place-
-ments pour Monsieur Dambreuse ; car il prê-
-tait à des personnes pouvant offrir de bonnes ga-
-ranties hypothécaires – Ce qui lui permettait de
demander des suppléments d’intérêts ou des com-
-missions. Le capital, grâce à une surveillan-
-ce active, ne risquait rien. D’ailleurs le père
Roque n’hésitait jamais devant une saisie. –
|
368.
|
puis il rachetait à bas prix les biens hypothéqués – et
Monsieur Dambreuse, voyant ainsi rentrer ses fonds,
trouvait ses affaires très bien faites.
Mais cette manipulation extra-légale,
le compromettait vis-à-vis de son régisseur. Il
n’avait rien à lui refuser. C’était sur ses instances
qu’il avait si bien accueilli Frédéric.
En effet, le père Roque couvait au fond
de son âme une ambition. Il voulait que
sa fille fût comtesse – et pour y parvenir,
sans mettre en jeu le bonheur de son enfant, il
gendre
ne voyait pas d’autre jeune homme que celui-là.
Par la protection de Monsieur Dam-
-breuse, on lui ferait avoir le titre de son aïeul,
madame Moreau étant la fille d’un comte
de Fouvens, apparentée, d’ailleurs, aux
plus vieilles familles champenoises, Les La-
-vernade, les d’Étrigny – Quant aux Mo-
-reau, une inscription gothique près des mou-
-lins de Villeneuve-l’Archevêque parlait
d’un Jacob Moreau qui les avait réédifiés en
1596. – Et la tombe de son fils, Pierre Mo-
-reau écuyer du Roi sous Louis XIV se
voyait dans la chapelle Saint-Nicolas.
Tant d’honorabilité fascinait mon-
-sieur Roque, fils d’un ancien domestique.
Si la couronne comtale ne venait
pas, il s’en consolerait sur autre chose.
Car Frédéric, pouvait parvenir à la députa-
tion quand monsieur Dambreuse serait
élevé à la Pairie – et alors l’aider dans ses affai-
-res, lui obtenir des fournitures, des concessions. |
369.
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Le jeune homme lui plaisait personnellement.
Enfin il le voulait pour gendre, parce que depuis
longtemps il s’était féru de cette idée qui ne faisait
que s’accroître.
Maintenant il fréquentait l’église, – et il
avait séduit Madame Moreau par l’espoir du
titre, surtout. Elle s’était gardée cependant de
faire une réponse décisive.
Donc huit jours après, sans qu’aucun
engagement eût été pris, Frédéric passait pour
« le futur » de Mademoiselle Louise – et le père
Roque peu scrupuleux, les laissait ensemble
quelques fois.
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