Gustave Flaubert —
L'Éducation sentimentale [1869]
Transcription du
manuscrit des copistes
Deuxième partie –
Chapitre 2
II.
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Frédéric se trouva au coin de la rue Rumfort s’ un petit hôtel ; et il s’acheta tout-à-la fois, le coupé le cheval, les meubles, et deux jardinières prises chez Arnoux pour mettre aux deux coins de la porte dans son salon. Derrière cet appartement étaient une chambre et un cabinet. L’idée lui vint d’y lo- -ger Deslauriers. Mais comment la recevrait-il, elle, sa maîtresse future ? La présence d’un ami serait une gêne. Il abattit le refend, pour aggran- dir le salon et fit du cabinet un fumoir. Il s’acheta ensuite tous les poètes qu’il aimait, des voyages, des atlas, des dictionnaires car il avait des plans de travail sans nombre ; et il pressait les ouvriers, courait les magasins et dans son impatience de jouir emportait tout sans marchander. Mais d’après les notes des fournis- seurs, Frédéric s’aperçut qu’il aurait à débourser prochainement, une quarantaine de mille francs, non compris les droits de succession lesquels dépasseraient trente-sept mille ; or, comme sa fortune était en biens territoriaux, il écrivit au notaire du Havre d’en vendre ou d’en hypothéquer une partie, pour se libérer
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de ses dettes et avoir quelqu’argent à sa disposition. Puis, voulant connaître enfin, cette chose vague, miroitante et indéfinissable qu’on appelle Le monde, il demanda par un billet aux Dam- breuse s’ils pouvaient le recevoir. Madame ré- pondit qu’elle espérait sa visite le lendemain. C’était jour de réception. Des voitures stationnaient dans la cour. Deux valets se précipitèrent sous la marquise. – et un troisième au haut de l’escalier, se mit à marcher devant lui. Il traversa une antichambre, une seconde pièce, puis un grand salon à hautes fenêtres, et dont la cheminée monumentale supportait une pendule en forme de Sphère, avec deux vases de porcelaine monstrueux, où se hérissaient comme deux buissons d’or deux faisceaux de bobèches. Des tableaux dans la manière de l’Espagnolet étaient appendus contre les murs ; les lourdes portières en tapisserie tombaient majestueuse- ment ; et les fauteuils, les consoles, les tables, tout le mobilier qui était de Style-Empire, avait quelque chose d’imposant et de diploma- tique. On se sentait là très-loin de la foule, et plus séparée d’elle que dans une forteresse. Fré- déric souriait de plaisir, malgré lui. Enfin il arriva dans un appartement ovale, lambrissé de bois de rose, bourré de meubles mignons, et qu’éclairait une seule glace donnant sur un jardin. Madame Dambreuse était auprès du feu, une douzaine de personnes formant cercle autour d’elle ; avec un mot aimable elle lui fit |
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signe de s’asseoir, mais sans paraître surprise de ne l’avoir pas vu depuis longtemps. On vantait, quand il entra, l’éloquence de l’Abbé Cœur. Puis on déplora l’immoralité des domestiques, à propos d’un vol commis par un valet de chambre, et les cancans se déroulèrent. La vieille dame de Sommery avait un rhume, Mlle de Tourvisot se mariait, les Montcharron ne reviendraient pas avant la fin de Janvier, les Bretancourt non plus, main- tenant on restait tard à la campagne ; Et la misère des propos se trouvait comme renforcée par le luxe des choses ambiantes ; mais ce qu’on disait était moins stupide que la manière de causer, sans but, sans suite et sans animation. Il y avait là cependant, des hommes versés dans la vie, un ancien ministre, le curé d’une grande paroisse, deux ou trois hauts fonctionnaires du gouvernement ; ils s’en tenaient aux lieux-communs les plus rebat- tus. Quelques-uns ressemblaient à des dou- -arières fatiguées ; d’autres avaient des tour- nures de maquignon, et des vieillards accom- pagnaient leurs femmes, dont ils auraient pu se faire passer pour les grands-pères. Mme Dambreuse les recevait tous avec grâce. Dès qu’on parlait d’un malade elle fronçait les sourcils douloureusement, et prenait un air joyeux s’il était question de bals ou de soirées. Elle serait bientôt contrainte de s’en priver, car elle allait faire sortir de pension, une nièce de son mari, une orpheline, trop jeune encore |
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pour la mener dans le monde. On exalta son dévouement ; c’était se conduire en véritable mère de famille. Frédéric l’observait. La peau mate de son visage paraissait tendue, et d’une fraîcheur sans éclat, comme celle d’un fruit conservé. Mais ses cheveux, tirebouchonnés à l’anglaise, étaient plus fins que de la soie, ses yeux d’un azur brillant et tous ses gestes délicats. Assise au fond, sur la causeuse, elle caressait les floques rouges d’un écran Japonais, pour faire valoir ses mains, sans doute, – de longues mains étroites, un peu maigres – avec des doigts retroussés par le bout. – Elle por- tait une robe de moire grise, à corsage montant, comme une puritaine. Frédéric lui demanda si elle ne viendrait pas cette année à la Fortelle. Mme Dambreuse n’en savait rien. Il concevait cela, du reste : Nogent devait l’ennuyer – mais les visites augmentaient. C’était un bruissement continu de robes sur le tapis ; les dames posées au bord des chaises pous- saient de petits ricanements, articulaient deux ou trois mots, et au bout de cinq minutes partaient avec leurs jeunes filles. Bientôt la conversation fut impossible à suivre, et Frédéric se retirait quand Made Dambreuse lui dit : — « Tous les mercredis, n’est-ce pas, Mr Moreau ? » rachetant par cette seule phrase, ce qu’elle avait montré d’indifférence. Il était content. Néanmoins, il huma dans la rue une large bouffée d’air – et par besoin, sans doute, d’un milieu moins artificiel,
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Frédéric se ressouvint qu’il devait une visite à la Maréchale. La porte de l’antichambre était ouverte. Deux bichons havanais accoururent. Une voix cria : « Delphine ! Delphine ! est-ce vous, Félix ? » Il se tenait sans avancer ; les deux petits chiens japaient toujours. Enfin Rosanette parut, en- veloppée dans une sorte de peignoir en mousse- line blanche garnie de dentelles, et pieds nus dans des babouches. — « Ah pardon, monsieur ! Je vous pre- nais pour le coiffeur – Une minute ! je reviens ! » et il resta seul dans la salle à manger. Les persiennes en étaient closes. Frédéric la parcourait des yeux en se rappelant le tapage de l’autre nuit, lorsqu’il remarqua au milieu, sur la table, un chapeau d’homme, un vieux feutre bosselé, gras, immonde. – à qui donc ce chapeau ? montrant impudemment sa coiffe décousue il semblait dire – « Je m’en moque après tout ! Je suis le maître … » La Maréchale survint. Elle le prit, ouvrit la serre, l’y jeta, referma la porte, (D’autres portes, en même temps, s’ouvraient et se refer- maient –) et ayant fait passer Frédéric par la cuisine elle l’introduisit dans son cabinet de toilette. On voyait tout de suite, que c’était l’endroit de la maison le plus hanté, et comme son vrai centre moral – une Perse à grands feuil- lages [* avec des pompons de passementerie dans les coins,] tapissait les murs, les fauteuils, et un vaste divan élastique. Sur une table de marbre
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blanc s’espaçaient deux larges cuvettes en faïence bleue ; des planches de cristal formant étagère au- dessus étaient encombrées par des fioles, des brosses, des peignes, des bâtons de cosmétique, des boîtes à poudre ; Le feu se mirait dans une haute psyché, un drap pendait en dehors d’une baignoire et des senteurs de pâte d’amandes et de benjoin s’ex- -halaient. — « Vous excuserez le désordre ! Ce soir je dîne en ville. » et comme elle tournait sur ses talons, elle faillit écraser un des petits chiens. Frédéric les déclara charmants. Elle les souleva tous les deux, et haussant jusqu’à lui leur museau noir. « Voyons, faites une risette, baisez le monsieur. » Un homme, habillé d’une sale redingote à collet de fourrure, entra brusquement. — « Félix, mon brave. » dit-elle, « vous aurez votre affaire dimanche prochain, sans faute. » Et l’homme se mit à la coiffer. Il lui apprenait des nouvelles de ses amies, Mme de Rochegune, Mme de St Florentin, Mme de Liébard, toutes étant nobles comme à l’hô- tel Dambreuse. Puis il causa théâtres. On don- nait le soir à l’Ambigu une représentation ex- traordinaire. « – Irez-vous » — « ma foi, non ! Je reste chez moi ! » Delphine parut. Tout de suite, elle la gron- da pour être sortie sans sa permission. L’autre jura qu’elle « rentrait du marché ». — « Eh bien ! apportez-moi votre livre ! » — « Vous permettez, n’est-ce pas ? » et lisant à demi-voix le cahier, Rosanette faisait
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des observations sur chaque article. L’addition était fausse. « Rendez-moi quatre sols » Delphine les rendit – et quand elle l’eut congédiée. – — « Ah ! Ste Vierge ! est-on assez malheureux avec ces gens-là ! » Frédéric fut choqué de cette récrimination. Elle lui rappelait trop les autres, et établissait entre les deux maisons une sorte d’égalité fâcheuse. Mais Delphine étant revenue, s’approcha de la Maréchale pour chuchotter un mot à son oreille. — « Eh non ! je n’en veux pas ! » Delphine se présenta de nouveau. — « Madame, elle insiste. » — « Ah ! quel embêtement ! flanque-la dehors ! » Au même instant, une vieille dame habil- lée de noir poussa la porte. Frédéric n’entendit rien, ne vit rien. Rosanette s’était précipitée dans la chambre, à sa rencontre. Quand elle reparut, elle avait les pommettes rouges ; et elle s’assit dans un des fauteuils, sans parler. Une larme tomba sur sa joue, puis se tournant vers le jeune homme, doucement : — « Quel est votre petit nom ? — « Frédéric. — « ah ! Fédérico ! ça ne vous gêne pas que je vous appelle comme ça ? » Et elle le regar- dait d’une façon câline, presque amoureuse. Tout- à-coup, elle poussa un cri de joie, à la vue de Mlle Vatnas. – La femme artiste n’avait pas de temps à perdre, devant à six heures juste présider sa |
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table-d’hôte ; et elle haletait, n’en pouvait plus. D’abord elle retira de son cabas une chaîne de montre avec un papier, puis différents objets, des acquisitions. — « Tu sauras qu’il y a rue Joubert, des gants de Suède à 36 sols, magnifiques ! Ton tein- turier demande encore huit jours ! Pour la gui- -pure, j’ai dit qu’on repasserait. Bugneaux a reçu l’à-compte. Voilà tout, il me semble ? c’est 185 francs que tu me dois ! » Rosanette alla prendre dans un tiroir vingt napoléons. Aucune des deux n’avait de monnaie. Frédéric en offrit. — « Je vous les rendrai. » dit la Vatnas, en fourrant les quinze francs dans son sac. « Mais vous êtes un vilain. Je ne vous aime plus, vous ne m’avez pas fait danser, une seule fois, l’autre jour ! – Ah ! ma chère, j’ai découvert quai Voltaire, à une boutique, un cadre d’oiseaux- mouches empaillés qui sont des amours. à ta place, je me les donnerais. Tiens ! Comment trouves- tu ? » et elle exhiba un vieux coupon de soie rose qu’elle avait acheté au Temple pour faire un pourpoint moyen-âge à Delmar. « Il est venu aujourd’hui, n’est-ce pas ? » — « Non ! » — « C’est singulier ! » et une minute après. « Où vas-tu, ce soir ? » — « Chez Alphonsine » dit Rosanette, ce qui était la troisième version sur la manière dont elle devait passer la soirée. Mlle Vatnas reprit :
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— « Et le vieux de la Montagne, quoi de neuf ? » Mais d’un brusque clin d’œil, la Maréchale lui com- manda de se taire ; et elle reconduisit Frédéric jusque dans l’antichambre – pour savoir s’il verrait bientôt Arnoux. — « Priez-le donc de venir ; pas devant son épouse bien entendu ! » Au haut des marches, un parapluie était posé contre le mur, près d’une paire de socques. — « Les caoutchoucs de la Vatnas, » dit Rosa- nette. « Quel pied, hein ? Elle est forte, ma petite amie ! » et d’un ton mélodramatique, en faisant écouler la dernière lettre du mot. « ne pas s’y fierrr ! » Frédéric, enhardi par cette espèce de confidence, voulut la baiser sur le col. Elle dit froidement : — « Oh ! faites ! ça ne coûte rien ! » Il était léger en sortant de là, ne doutant pas que la Maréchale ne devînt bientôt sa maîtresse. – Ce désir en éveilla un autre ; et malgré l’espèce de ran- cune qu’il lui gardait, il eut envie de voir Made Arnoux. D’ailleurs il devait y aller pour la commission de Rosanette. « mais à présent, » songea-t-il (six heures sonnaient.) « Arnoux est chez lui, sans doute ? » il ajourna sa visite au lendemain. Elle se tenait dans la même attitude que le pre- mier jour, car elle cousait une chemise d’enfant. Le petit garçon, à ses pieds, jouait avec une ménagerie de bois, et Berthe, un peu plus loin, écrivait. Il commença, suivant la tactique ordinaire, par la complimenter de ses enfants. Elle répondit sans aucune exagération de bêtise maternelle.
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La chambre avait un aspect tranquille. Un beau soleil passait par les carreaux, les angles des meubles reluisaient ; et comme Mme Arnoux était assise auprès de la fenêtre, un grand rayon, frappant les accroches-cœurs de sa nuque, pénétrait d’un fluide d’or sa peau ambrée. Alors il dit : — « Voilà une jeune personne qui est devenue bien grande, depuis trois ans ! vous rappelez-vous, mademoiselle, quand vous dormiez sur mes genoux, dans la voiture ? » Berthe ne se rappelait pas. « un soir, en revenant de St-Cloud ? » Mme Arnoux eut un regard singulièrement triste. Était-ce pour lui défendre toute allusion à leur souvenir commun ? Ses beaux yeux noirs, dont la sclérotique brillait, se mouvaient doucement sous leurs paupières un peu lourdes ; et il y avait dans la profondeur de ses prunelles comme une bonté infinie. Il fut ressaisi par un amour plus fort que jamais, immense ; c’était l’engourdissait une contemplation qui le stupéfiait ; il la secoua pourtant. Mais comment se faire valoir ? – par quels moyens ? – et ayant bien cherché, Frédéric ne trouva rien de mieux que l’argent. Alors il se mit à parler du temps, lequel était moins froid qu’au Havre. — « Vous y avez été ? » — « Oui ! pour une affaire… de famille ; … un héri- tage. » — « Ah ! j’en suis bien contente » reprit-elle, avec un air de plaisir tellement vrai qu’il en fut touché comme d’un grand service. Puis elle lui demanda ce qu’il voulait faire, un homme devant s’employer à quelque chose. Il se rappela son mensonge, et dit qu’il espérait parvenir au Conseil-d’État grâce à |
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Mr Dambreuse, le député. – « Vous le connaissez peut-être ? » — « De nom, seulement. » Puis d’une voix basse. « Il vous a mené au bal, l’autre jour, n’est-ce pas ? » Frédéric se taisait – « C’est ce que je voulais savoir, merci. » Ensuite elle lui fit deux ou trois questions discrètes sur sa famille et sa province. C’était bien aimable d’être resté là-bas si longtemps, sans les oublier. — « Mais le pouvais-je » » reprit-il. « En doutiez-vous ? » Alors Mme Arnoux se leva. — « Je crois que vous nous portez une bonne et solide affection – adieu – au revoir ! » et elle ten- dit sa main d’une manière franche et virile. N’était-ce pas un engagement, une promesse ! Frédéric se sentait tout joyeux de vivre ; il se retenait pour ne pas chanter, il avait besoin de se répandre, de faire des générosités et des aumônes. Il regarda autour de lui s’il n’y avait personne à secourir. Aucun misérable ne passait, et sa velléité de dévouement s’évanouit car il n’était pas homme à en chercher au loin les occasions. Puis il se ressouvint de ses amis – Le premier auquel il songea fut Hussonnet, le second Pellerin – La position infime de Dussardier commandait naturellement des égards, et quant à Cisy il se réjouissait de lui faire voir un peu sa fortune. Il écrivit donc à tous les quatre de venir pendre la crémaillère le dimanche suivant, à onze heures juste – et il chargea Deslauriers d’amener Sénécal. Le répétiteur avait été congédié de son troisième pensionnat, pour n’avoir point voulu de distribution de prix, usage qu’il regardait comme funeste à l’Égalité. Il était maintenant chez un constructeur de machines, et n’habitait plus avec Deslauriers, depuis six mois.
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Du reste Leur séparation n’avait eu rien de pénible. Sénécal dans les derniers temps recevait des hommes en blouse, tous patriotes, tous travailleurs, tous braves gens, mais dont la compagnie semblait fastidieuse à l’avocat. D’ailleurs certaines idées de son ami, excellen- tes comme armes de guerre, lui déplaisaient. Il s’en tai- sait par ambition, tenant à le ménager pour le conduire – car il attendait avec impatience un grand bouleverse- ment où il comptait bien faire son trou, avoir sa place. Les convictions de Sénécal étaient plus désin- téressées. Chaque soir, quand sa besogne était finie, il regagnait sa mansarde et il cherchait dans les livres de quoi justifier ses rêves. Il avait annoté le Contrat so- cial. Il se bourrait de la Revue-Indépendante. Il connais- sait Mably, Morelly, Fourier, St-Simon, Comte, Cabet, Louis Blanc, la lourde charretée des écrivains socialistes, ceux qui réclament pour l’humanité le niveau des ca- sernes, ceux qui voudraient la divertir dans un lupanar ou la plier sur un comptoir. Et du mélange de tout cela il s’était fait un idéal de Démocratie vertueuse, ayant le double aspect d’une métairie et d’une filature – une sorte de Lacédémone américaine, où l’individu n’existerait que pour servir la Société, plus omnipotente, absolue, infaillible et divine, que les Grands Lamas et les Nabuchodonosors. Il n’avait pas un doute sur l’éventualité prochaine de cette concep- tion ; et tout ce qu’il jugeait lui être hostile Sénécal s’a- charnait dessus, avec des raisonnements de géomètre et une bonne foi d’inquisiteur. Les titres nobiliaires, les croix, les les panaches, les livrées surtout, & même les réputations trop sonores le scandalisaient, ses études comme ses souffrances avivant chaque jour sa haine essentielle de toute distinction ou supériorité quelconque.
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Quand Deslauriers lui communiqua le billet de Frédéric, il répondit : – « qu’est-ce que je dois à ce monsieur pour lui faire des politesses ? s’il voulait de moi, il pouvait venir ! » Deslauriers l’entraîna. Ils trouvèrent leur ami dans sa chambre à coucher. Stores et doubles rideaux, glace de Venise, rien n’y manquait ; et Frédéric en veste de velours était renversé dans une bergère, où il fumait des cigarettes de tabac turc. Sénécal se rembrunit, comme les cagots ame- -nés dans les réunions de plaisir. Deslauriers embrassa tout d’un seul coup d’œil ; puis le salu- -ant très bas, — « Monseigneur ! je vous présente mes res- -pects ! » Dussardier lui sauta au cou. — « Vous êtes donc riche, maintenant ? ah tant mieux, nom d’un chien, tant mieux ! » Cisy parut, avec un crêpe à son chapeau. Depuis la mort de sa grand-mère il jouissait d’une fortune considé- -rable, et tenait moins à s’amuser qu’à se distinguer des autres, à n’être pas comme tout le monde, enfin à « avoir du cachet » – C’était son mot. Il était midi cependant, et tous bâillaient ; mais Frédéric attendait quelqu’un. Au nom d’Arnoux, Pellerin fit la grimace. Il le considérait comme un renégat depuis qu’il avait abandonné les arts. — « Si l’on se passait de lui ? – qu’en dites-vous ? » Tous approuvèrent. Un domestique en longues guêtres ouvrit la porte ; et l’on aperçut la salle à manger avec sa haute plinthe en
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chêne relevée de filets d’or et ses deux dressoirs chargés de vaisselle. Les bouteilles de vin chauffaient sur le poêle ; les lames des couteaux neufs miroitaient près des huîtres ; il y avait dans le ton laiteux des verres-mousseline comme une douceur engageante, et la table disparaissait sous du gibier, des fruits, des choses extraordinaires. Ces attentions furent perdues pour Sénécal. Il commença par demander du pain de ménage (le plus ferme possible) – et à ce propos, parla des meurtres de Buzançais et de la crise des subsistances. Rien de tout cela ne serait survenu si on protégeait mieux l’agri- -culture, si tout n’était pas livré à la concurrence, à l’anarchie, à la déplorable maxime du « Laissez faire, laissez passer ! » voilà comment se constituait la féodalité de l’argent, pire que l’autre ! mais qu’on y prenne garde ! le Peuple, à la fin, se lassera et pourrait faire payer ses souffrances aux détenteurs du Capital, soit par de sanglantes proscriptions ou par le pillage de leurs hôtels. Frédéric entrevit, dans un éclair, un flot d’hom- -mes aux bras nus envahissant le grand salon de Mme Dambreuse, cassant les glaces à coups de pique. Sénécal continuait. L’ouvrier, vu l’insuffisance des salaires, était plus malheureux que l’ilote, le nègre et le paria, s’il a des enfants surtout. – — « Doit-il s’en débarrasser par l’asphyxie, comme le lui conseille je ne sais plus quel docteur anglais issu de Malthus ? »et se tournant vers Cisy « en serons-nous réduits aux conseils de l’infâme Malthus ? » Cisy, qui ignorait l’infamie et même l’exis- -tence de Malthus, répondit qu’on secourait pourtant
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beaucoup de misères et que les classes élevées… — « Ah ! les classes élevées ! » dit en ricanant, le socialiste. « D’abord il n’y a pas de classes élevées ! on n’est élevé que par le cœur ! nous ne voulons pas d’aumônes, entendez-vous ! mais l’Égalité, la juste répartition des produits ! » Ce qu’il demandait c’est que l’ouvrier pût devenir capitaliste comme le soldat Colonel. Les Jurandes au moins, en limitant le nombre des apprentis empêchaient l’encombrement des travailleurs, et le sentiment de la fraternité se trouvait entretenu par les fêtes, les bannières. Hussonnet, comme poète, regrettait les bannières – Pellerin aussi, prédilection qui lui était venue au café Dagneaux en écoutant causer des Phalans- -tériens. Il déclara Fourier un grand homme. — « Allons donc ! » dit Deslauriers – « une vieille bête ! qui voit dans les bouleversements d’empires des effets de la vengeance divine ! C’est comme le sieur St-Simon et son église, avec sa haine de la Révolution-Française ! un tas de farceurs qui voudraient nous refaire le catholi- -cisme. » Alors, Mr de Cisy, pour s’éclairer sans doute ou donner de lui une bonne opinion, se mit à dire doucement : — « Ces deux savants ne sont donc pas de l’avis de Voltaire ? » — « Celui-là, je vous l’abandonne ! » reprit Sénécal. — « Comment ? moi je croyais… » — « Eh non ! – il n’aimait pas le Peuple ! » Puis la conversation descendit aux événements contemporains : les mariages espagnols, les
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dilapidations de Rochefort, le nouveau chapitre de St Denys, ce qui amènerait un redoublement d’impôts. Selon Sénécal, on en payait assez, cependant ! « Et pourquoi, mon Dieu ? pour élever des palais aux singes du Muséum, faire parader sur nos places de brillants États- -major ; ou soutenir, parmi les valets du Château, une étiquette gothique ! » — « J’ai lu dans la Mode » dit Cisy, « qu’à la St Ferdinand, au bal des Tuileries, tout le monde était déguisé en chicards. » — « Si ce n’est pas pitoyable ! » fit le socialiste, en haussant de dégoût les épaules. — « Et le musée de Versailles ! » s’écria Pellerin. « Parlons-en ! Ces imbéciles-là ont raccourci un Delacroix et rallongé un Gros ! Au Louvre on a si bien restauré, gratté et tripoté toutes les toiles que dans dix ans peut-être, pas une ne restera ! Quant aux erreurs du catalogue, un allemand a écrit dessus, tout un livre. Les Étrangers, ma parole, se fichent de nous ! » — « Oui, nous sommes la risée de l’Europe, » dit Sénécal. — « C’est parce que l’art est inféodé à la couronne ! » — « Tant que vous n’aurez pas le suf- -frage universel ! — « Permettez » car l’artiste refusé depuis vingt ans à tous les Salons était furieux contre le Pouvoir. « Eh ! qu’on nous laisse tranquilles – moi, je ne demande rien ! seulement, les chambres devraient statuer sur les intérêts de l’Art ! Il faudrait établir une chaire d’Esthétique et dont le professeur un homme à la fois praticien et philosophe
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parviendrait, j’espère, à grouper la multitude ! vous feriez bien, Hussonnet, de toucher un mot de ça dans votre journal ? » — « Est-ce que les journaux sont libres ! – Est-ce que nous le sommes ? » dit Deslauriers avec emportement – « Quand on pense qu’il peut y avoir jusqu’à vingt-huit formalités pour établir un batelet sur une rivière, ça me donne envie d’aller vivre chez les anthropophages ! Le Gouvernement nous dévore ! Tout est à lui, la Philosophie, le Droit, les arts, l’air du ciel ; et la France râle énervée sous la botte du gendarme la soutane du Calotin ! » Le futur Mirabeau épanchait ainsi sa bile, largement. Enfin il prit son verre, se leva, et le poing sur la hanche, l’œil allumé : — « Je bois à la destruction complète de l’ordre actuel, – c’est-à-dire de tout ce qu’on nomme Privilège, Monopole, Direction, hiérar- -chie, autorité, État. » – et d’une voix plus haute, « que je voudrais briser comme ceci, » en lançant sur la table le beau verre à patte, qui se fracassa en mille morceaux. Tous applaudirent et Dussardier prin- -cipalement. Le spectacle des injustices lui faisait bondir le cœur. Il s’inquiétait de Barbès. Il était de ceux qui se jettent sous les voitures pour porter secours aux chevaux tombés. Son érudition se bornait à deux ouvrages l’un intitulé Crimes des rois, l’autre Mystères du Vatican. Il avait écouté l’avocat, bouche béante, avec délices. Enfin, n’y tenant plus :
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— « Moi, ce que je reproche à Louis-Philippe, c’est d’abandonner les Polonais ! » — « Un moment ! » dit Hussonnet – « D’abord la Pologne n’existe pas. C’est une inven- -tion de Lafayette ! Les Polonais, règle générale, sont tous du faubourg St-Marceau, les véritables s’étant noyés avec Poniatowski » Bref. « il ne donnait plus là-dedans » il était « revenu de tout ça ! C’était comme le serpent de mer, la révoca- -tion de l’édit de Nantes et « cette vieille blague de la St Barthélemy ! » Sénécal, sans défendre les Polonais, releva les derniers mots de l’homme de lettres. On avait calomnié les papes qui, après tout, défendaient le peuple. – et il appelait la Ligue, « l’aurore de la Démocratie, un grand mouvement égalitaire l’individualisme contre l’individualisme des Protestants » Frédéric était un peu surpris par ces idées. Elles ennuyaient Cisy probablement, car il mit la conversation sur les tableaux vivants du Gymnase, qui attiraient alors beaucoup de monde. Sénécal s’en affligea. De tels spectacles cor- -rompaient les filles du prolétaire. Puis on les voyait étaler un luxe insolent. Aussi approu- -vait-il les étudiants Bavarois qui avaient outragé Lolla Montès. À l’instar de Rousseau il faisait plus de cas de la femme d’un charbonnier que de la maîtresse d’un roi. — « Vous blaguez les truffes ! » répliqua majestueusement Hussonnet ; et il prit la défense de ces dames, en faveur de Rosanette. Puis comme il parlait de son bal et du costume d’Arnoux :
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— « on prétend qu’il branle dans le manche ? » dit Pellerin. Le marchand de tableaux Il venait d’avoir un procès pour ses terrains de Belleville et il était actuellement dans une Compagnie de caolin bas-Breton avec d’autres farceurs de son espèce. Dussardier en savait plus ; Car son patron, à lui, Mr Moussinot ayant été aux informations sur Arnoux près du banquier Oscar-Lefebvre, celui-ci avait répondu qu’il le jugeait peu solide, connais- -sant quelques-uns de ses renouvellements. Mais le dessert était fini on passa dans le salon, tendu comme celui de la Maréchale en damas jaune et de style Louis XVI. Pellerin blâma Frédéric de n’avoir pas choisi plutôt le style néo-grec. Sénécal frotta les allumettes contre les tentures. Deslauriers ne fit aucune observation. Il en fit dans la bibliothèque, qu’il appela une bibliothèque de petite fille. La plupart des littérateurs contemporains s’y trouvaient. Mais il fut impossible de parler de leurs ou- -vrages, car Hussonnet, immédiatement, contait des anecdotes sur leurs personnes, criti- -quait leurs figures, leurs mœurs, leur costume, exaltant les esprits de quinzième ordre, déni- -grant ceux du premier et déplorant, bien entendu, la décadence moderne. Telle chansonnette de villageois contenait à elle seule plus de poésie lyriques du XIXème siècle que tous les poètes – Balzac était surfait, Byron démoli, Hugo n’entendait rien au théâtre » etc etc. — « Pourquoi donc » dit Sénécal n’avez-vous
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pas les volumes de nos poètes-ouvriers ? » et Mr de Cisy (qui s’occupait de littérature) s’étonna de la table de Frédéric ne pas voir sur son bureau « quelques unes de ces physio- -logies nouvelles – physiologie du fumeur – du pêcheur à la ligne – de l’employé de barrière. » Enfin ils arrivèrent à l’agacer tellement, qu’il eut envie de les pousser dehors, par les épaules – « mais je deviens bête » et prenant Dussardier à l’écart, il lui demanda s’il pouvait le servir en quelque chose ? Le brave garçon fut attendri. Avec sa place de caissier, il n’avait besoin de rien. Ensuite Frédéric emmena Deslauriers dans sa chambre, et tirant de son secrétaire deux mille francs. — « Tiens, mon brave, empoche ! C’est le reliquat de mes vieilles dettes. » — « Mais… et le journal » dit l’avocat – « J’en ai parlé à Hussonnet tu sais bien ! » et Frédéric ayant répondu qu’il se trouvait « un peu gêné maintenant », l’autre eut un mauvais sourire. Après les liqueurs on but de la bière, après la bière des grogs, on refuma des pipes. Enfin à cinq heures du soir tous s’en allèrent ; Et ils mar- -chaient les uns près des autres, sans parler, quand Dussardier se mit à dire que Frédéric les avait reçus parfaitement. Tous en convinrent. Cependant Hussonnet déclara son déjeuner un peu trop lourd. Alors Sénécal critiqua la futilité de son intérieur.
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Cisy pensait de même. Cela manquait de cachet, absolument. — « Moi, je trouve » dit Pellerin « qu’il aurait bien pu me commander un tableau » Deslauriers se taisait, en tenant dans la poche de son pantalon ses billets de banque. Frédéric était resté seul. Il pensait à ses amis, et sentait entre eux et lui quelque chose d’indéfi- -nissable et comme un grand fossé plein d’ombre qui les séparait. Il leur avait tendu la main cependant, et ils n’avaient pas répondu à la franchise de son cœur. Puis iI se rappela les mots de Pellerin et de Dussardier sur Arnoux. C’était une invention, une calomnie sans doute ? Mais pourquoi ? et il aperçut Mme Arnoux, ruinée, pleurant, ven- -dant ses meubles. Cette idée le tourmenta toute la nuit, – et le lendemain, il se présenta chez elle. Ne sachant comment s’y prendre pour communiquer ce qu’il savait, il lui demanda, en manière de conversation, si Arnoux avait toujours ses terrains de Belleville ? — « Oui, toujours » — « Il est maintenant dans une compa- -gnie pour du caolin de Bretagne, je crois ? — « C’est vrai ! » — « Sa fabrique marche très bien, n’est-ce pas ? » — « Mais… je le suppose » et comme il hésitait « qu’avez-vous donc ? vous me faites peur ! »
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Alors il lui apprit l’histoire des renouvellements. Elle baissa la tête et dit : — « Je m’en doutais ! » En effet Arnoux, pour faire une bonne spéculation, s’était refusé à vendre ses terrains, avait emprunté dessus largement, puis ne trouvant point d’acqué- -reurs, avait cru se rattraper par l’établissement d’une manufacture ; Les frais avaient dépassé les devis. Elle n’en savait pas davantage ; Il éludait toute question et affirmait continuellement que « ça allait très bien. » Frédéric tâcha de la rassurer. C’étaient peut-être des embarras momentanés ? Du reste, s’il apprenait quelque chose il lui en ferait part. — « Oh ! oui ! n’est-ce pas ? » dit-elle, en joignant ses deux mains avec un air de supplication charmant. Il pouvait donc lui être utile ! Le voilà qui entrait dans son existence, dans son cœur ! Arnoux parut. — « Ah ! comme c’est gentil de venir me prendre pour dîner. » Frédéric en resta muet. Arnoux parla de choses indifférentes, puis avertit sa femme qu’il rentrerait fort tard, ayant un rendez-vous avec Mr Oudry. — « Chez lui ? — « Mais certainement ! chez lui ! » Il avoua, tout en descendant l’escalier, que la Maréchale se trouvant libre, ils allaient faire ensemble une partie fine au Moulin-rouge – et comme il lui fallait toujours quelqu’un pour recevoir ses épanchements, il se fit conduire |
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par Frédéric jusqu’à la porte. Au lieu d’entrer, il se promena sur le trottoir, en observant les fenêtres du second étage. Tout-à- coup les rideaux s’écartèrent. — « Ah ! bravo ! le père Oudry n’y est plus, – Bonsoir ! » C’était donc le père Oudry qui l’entretenait ? Frédéric ne savait que penser maintenant. À partir de ce jour-là, Arnoux fut encore plus cordial qu’auparavant ; il l’invitait à dîner chez sa maîtresse ; et bientôt Frédéric hanta, tout à la fois, les deux maisons. Celle de Rosanette l’amusait. On venait là, le soir, en sortant du club ou du spectacle, on prenait une tasse de thé, on faisait une partie de loto, le dimanche on jouait des charades, – et Rosanette plus turbulente que les autres se dis- -tinguait par des inventions drôlatiques comme de courir à quatre pattes ou de s’affubler d’un bonnet de coton. Pour regarder les passants par la croisée, elle avait un chapeau de cuir bouilli, elle fumait des chibouks, elle chantait des tyro- -liennes. L’après-midi, par désœuvrement, elle découpait des fleurs dans un morceau de toile perse, les collait elle-même sur ses carreaux, barbouillait de fard ses deux petits chiens, faisait brûler des pastilles, ou se tirait la bonne aventure. Incapable de résister à une envie, elle s’engouait d’un bibelot qu’elle avait vu, n’en dormait pas, cou- -rait l’acheter, le troquait contre un autre, et gâchait les étoffes, perdait ses bijoux, gaspillait l’argent, aurait vendu sa chemise pour une loge d’avant- -scène. Souvent elle demandait à Frédéric l’explication
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d’un mot qu’elle avait lu, mais n’écoutait pas sa réponse, car elle sautait vite à une autre idée en multipliant les questions. Après des spasmes de gaité, c’étaient des colères enfantines, ou bien elle rêvait, assise par terre, devant le feu, la tête basse et le genou dans ses deux mains, plus inerte qu’une couleuvre engourdie. Sans y prendre garde, elle s’habillait devant lui, tirait avec lenteur ses bas de soie, puis se lavait à grande eau le visage, en se renversant la taille comme une naïade qui frissonne ; – et le rire de ses dents blanches, les étin- -celles de ses yeux, sa beauté, sa gaité éblouissaient Frédéric et lui fouettaient les nerfs. Presque toujours il trouvait Mme Arnoux mon- -trant à lire à son bambin, ou derrière la chaise de Berthe qui faisait des gammes sur son piano, – et quand elle travaillait à un ouvrage de couture c’était pour lui un grand bonheur que de ramasser quelquefois ses ciseaux. Tous ses mouvements étaient d’une majesté tranquille ; ses petites mains semblaient faites pour épandre des aumônes, pour essuyer des pleurs, et sa voix, un peu sourde naturelle- -ment, avait des intonations caressantes, et comme des légèretés de brise. Elle ne s’exaltait point pour la Littérature, mais son esprit charmait par des mots simples et pénétrants. Elle aimait les voyages, le bruit du vent dans les bois et à se promener tête-nue sous la pluie. Frédéric écoutait ces choses délicieusement, croyant voir un aban- -don d’elle-même qui commençait. Ainsi, la fréquentation de ces deux
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femmes faisait dans sa vie comme deux musiques ; l’une folâtre, emportée, divertissante, – l’autre grave et presque religieuse ; et vibrant à la fois, elles augmentaient toujours, et peu à peu se mêlaient ; – Car si Mme Arnoux venait à l’effleurer du doigt seulement, l’image de l’autre, tout de suite, se présentait à son désir, parce qu’il avait de ce côté là une chance moins lointaine, – et dans la compa- -gnie de Rosanette, quand il lui arrivait d’avoir le cœur ému, il se rappelait immédiatement son grand amour. Cette confusion était provoquée par des simi- -litudes entre les deux logements. Un des bahuts que l’on voyait autrefois boulevard Montmartre ornait à présent la salle à manger de Rosa- -nette, l’autre le salon de Mme Arnoux. Dans les deux maisons les services de table étaient pareils, et l’on retrouvait jusqu’à la même calotte de velours traînant sur les bergères ; Puis une foule de petits cadeaux, des écrans, des boîtes, des éventails allaient et venaient de chez la maîtresse chez l’épouse, – car, sans la moindre gêne, Arnoux souvent reprenait à l’une ce qu’il lui avait donné pour l’offrir à l’autre. La Maréchale riait avec Frédéric de ses mauvaises façons. Un dimanche après dîner, elle l’emmena derrière la porte, et lui fit voir dans son paletot un sac de gâteaux qu’il venait d’escamoter sur la table, afin d’en régaler sans doute sa petite famille. Mr Arnoux se livrait même à des espiègleries côtoyant la turpitude. C’était, pour lui, un devoir que de frauder l’octroi. Il n’allait jamais au spectacle en payant – avec |
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un billet de Secondes prétendait toujours se pousser aux Premières – et racontait comme une farce excellente qu’il avait coutume aux bains froids de mettre dans le tronc du garçon, un bouton de culotte pour une pièce de dix sols – ce qui n’empêchait point la Maréchale de l’aimer. Un jour, cependant, elle dit en parlant de lui : — « ah ! il m’embête, à la fin ! J’en ai assez ! Ma foi, tant pis, j’en trouverai un autre ! » Frédéric croyait « l’autre » déjà trouvé et qu’il s’appelait Mr Oudry ? — « Eh bien » dit Rosanette « qu’est-ce que cela fait ? » puis avec des larmes dans la voix « Je lui demande bien peu de choses, pourtant ! et il ne veut pas, l’animal ! il ne veut pas ! Quant à ces promesses, oh ! c’est différent. » Il lui avait même promis un quart de ses bénéfices dans les fameuses mines de Caolin. Mais aucun bénéfice ne se mon- -trait, pas plus que le cachemire dont il la leurrait depuis six mois. Frédéric pensa immédiatement à lui en faire cadeau. Arnoux pouvait prendre cela pour une leçon et se fâcher. Il était bon, cependant ; sa femme elle-même le disait. Mais si fou ! Au lieu d’amener tous les jours du monde à dîner chez lui, à présent il traitait ses connaissances chez le restaurateur. Il achetait des choses complètement inutiles, telles que des chaînes d’or, des pendules, des articles de ménage. Mme Arnoux montra même à Frédéric, dans le couloir, une énorme provision de bouillottes, – chaufferettes et samovars. – Enfin, un jour, elle avoua ses inquiétudes : Arnoux lui avait fait
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signer un billet, souscrit à l’ordre de Mr Dambreuse. Cependant Frédéric conservait ses projets littéraires, par une sorte de point d’honneur vis-à- vis de lui-même. – Il voulut écrire une histoire de l’esthétique, résultat de ses conversations avec Pellerin, puis mettre en drames différentes époques de la révolution-française et composer une grande comédie, par l’influence indirecte de Deslauriers et d’Hussonnet. Mais au milieu de son travail, souvent, le visage de l’une ou de l’autre passait devant lui ; il luttait contre l’envie de la voir, ne tardait pas à y céder, et il était plus triste en revenant de chez Mme Arnoux. Un matin, qu’il ruminait sa mélancolie au coin de son feu, Deslauriers entra. Les discours incendiaires de Sénécal avaient inquiété son patron, et une fois de plus il se trouvait sans ressources. — « Que veux-tu que j’y fasse ? » dit Frédéric. — « Rien ! tu n’as pas d’argent, je le sais. Mais ça ne te gênerait guères de lui découvrir une place, soit par Mr Dambreuse ou bien Arnoux ? » Celui-ci devait avoir be- -soin d’ingénieurs dans son établissement. Frédéric eut une inspiration. Sénécal pourrait l’avertir des absences du mari, porter des lettres, l’aider enfin dans mille occasions qui se présenteraient. D’homme à homme on se rend toujours ces services-là. D’ailleurs il trouverait moyen de l’employer sans qu’il s’en doutât. Le hasard lui offrait un auxiliaire. |
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C’était de bon augure, Il fallait le saisir ; et affectant de l’indifférence il répondit que la chose peut-être était faisable, et qu’il s’en occuperait. Il s’en occupa tout de suite. Arnoux se donnait beaucoup de peine dans sa fabrique. Il cherchait le rouge de cuivre des Chinois. Mais ses couleurs se volatilisaient par la cuisson. Afin d’éviter les gerçures de ses faïen- -ces, il mêlait de la chaux à son argile, mais les pièces se brisaient pour la plupart, l’émail de ses peintures sur cru bouillonnait, ses grandes plaques gondolaient ; et attribuant ces mécomptes au mauvais outillage de sa fa- -brique, il voulait se faire faire d’autres moulins à broyer, d’autres séchoirs. Frédéric se rappela quelques-unes de ces choses ; et il l’aborda en annonçant qu’il avait découvert un homme très fort, capable de trouver son fameux rouge. Arnoux en fit un bond ; puis l’ayant écouté répondit qu’il n’avait besoin de personne. Fré- -déric exalta les connaissances prodigieuses de Sénécal tout à la fois ingénieur, chimiste, et comptable étant un mathématicien de première force. Le faïencier consentit à le voir. Tous deux se chamaillèrent sur les émo- -luments. Frédéric s’interposa, et parvint au bout de la semaine, à leur faire conclure un arrangement. Mais l’usine étant située à Creil, Sénécal ne pouvait en rien l’aider. Cette réflexion, très simple, abattit son courage, comme une mésaventure.
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Puis il songea que plus Arnoux serait détaché de sa femme, plus il aurait de chance auprès d’elle. Alors il se mit à faire l’apologie de Rosanette continuellement. Il lui représenta tous ses torts à son endroit, conta les vagues menaces de l’autre jour, et même parla du cachemire, sans taire qu’elle l’accusait d’avarice. Arnoux, piqué du mot (et d’ailleurs concevant des inquiétudes) apporta le cachemire à Rosa- -nette, Mais la gronda de s’être plainte à Frédéric ; et, comme elle disait lui avoir cent fois rappelé sa promesse, il prétendit qu’il ne s’en était pas souvenu, ayant trop d’occupations. Le lendemain, Frédéric se présenta chez elle. Bien qu’il fût deux heures la Maréchale était encore couchée – et à son chevet, Delmar installé devant un guéridon finissait une tranche de foie gras. Elle cria de loin « Je l’ai » je l’ai » puis le prenant par les oreilles elle l’embrassa au front, le remercia beaucoup, le tutoya, et même voulut le faire asseoir sur son lit. Ses jolis yeux tendres pétillaient, sa bouche humide souriait, ses deux bras ronds sortaient de sa chemise qui n’avait pas de manches ; et de temps à autre, il sentait, à travers la batiste les fermes contours de son corps. Delmar, pendant ce temps-là, roulait ses prunelles. — « Mais véritablement, mon amie ! ma chère amie ! » Il en fut de même les fois suivantes. Dès que Frédéric entrait, elle montait debout sur un coussin, pour qu’il l’embrassât mieux, l’appe- -lait un mignon, un chéri, mettait une fleur à
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sa boutonnière, arrangeait sa cravate ; et ces gentillesses redoublaient toujours lorsque Delmar se trouvait là. Était ce des avances ? Frédéric le crut. Quant à tromper un ami, Arnoux, à sa place, ne s’en gênerait guères ! et il avait bien le droit de n’être pas vertueux avec sa maîtresse, l’ayant toujours été avec sa femme – car il croyait l’avoir été – ou plutôt il aurait voulu se le faire accroire, pour la justification de sa prodigieuse couardise. Il se trouvait stupide cependant, et résolut de s’y prendre avec la Maréchale carrément. Donc un après-midi, comme elle se baissait devant sa commode, il s’approcha d’elle et eut d’une un geste éloquence si peu ambiguë qu’elle se redressa toute empourprée. Il recommença de suite. Alors elle fondit en larmes, disant qu’elle était bien malheureuse et que ce n’était pas une raison pour qu’on la méprisât. Comme il n’en voulait pas démordre, il réitéra ses tentatives. Alors elle prit un autre genre, qui fut de rire toujours. Il crut malin de riposter par le même ton, et en l’exagérant. Mais il se montrait trop gai pour qu’elle le crût sincère ; et leur camaraderie faisait obstacle à l’épanchement de toute émotion sérieuse. Enfin un jour elle répondit qu’elle n’acceptait pas les restes d’une autre. — « Quelle autre ? » — « Eh ! oui ! va retrouver madame Arnoux ! » Car Frédéric en parlait souvent. Arnoux, de son côté, avait la même manie. Elle s’impatientait
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à la fin, d’entendre toujours vanter cette femme ! et son imputation était une espèce de vengeance. Frédéric lui en garda rancune. Elle commençait, du reste, à l’agacer forte- -ment. Quelquefois se posant comme expérimentée, elle disait du mal de l’amour avec un rire sceptique qui donnait des démangeaisons de la gifler. Un quart d’heure après, c’était la seule chose qu’il y eût au monde – et croisant ses bras sur sa poitrine, comme pour serrer quelqu’un, elle murmurait : « oh, oui ! c’est bon ! c’est si bon ! » les paupières entre-closes et à demi pâmée d’ivresse. Il était impossible de la connaître, de savoir par exemple si elle ai- -mait Arnoux, car elle se moquait de lui et en paraissait jalouse. De même pour la Vatnas qu’elle appelait une misérable, d’autres fois sa meilleure amie. Elle avait enfin sur toute sa personne et jusque dans le retroussement de son chignon, quelque chose d’inexprimable qui ressemblait à un défi ; et il la désirait, pour le plaisir surtout de la vaincre et de la do- -miner. Mais comment faire ? car souvent elle le renvoyait sans nulle cérémonie, apparais- -sant une minute entre deux portes pour chuchotter « Je suis occupée, à ce soir ! » ou bien il la trouvait au milieu de douze personnes ; et quand ils étaient seuls on aurait juré une gageure, tant les empêchements se succé- -daient. Il l’invitait à dîner, elle refusait toujours – une fois elle accepta, mais ne vint pas. Enfin une idée machiavélique surgit dans sa cervelle. |
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Connaissant par Dussardier les récrimi- -nations de Pellerin sur son compte, il imagina de lui commander le portrait de la Maréchale, un portrait grandeur nature qui exigerait beaucoup de séances ; Il n’en manquerait pas une seule ; L’inexactitude habituelle de l’artiste faciliterait les tête-à-tête. Il engagea donc Rosanette à se faire peindre, pour offrir son visage au cher Arnoux. Elle accepta – car elle se voyait au milieu du grand Salon, à la place d’honneur, avec une foule devant elle – et les journaux en parleraient – ce qui « la lancerait » tout à coup. Quant à Pellerin, il saisit la proposition avidement. Ce portrait devait le poser en grand homme, être un chef-d’œuvre. Il passa en revue dans sa mémoire tous les portraits de maître qu’il connaissait, et se décida finalement pour un Titien – lequel serait rehaussé d’ornements à la Véronèse. Donc il exécuterait son projet, sans ombres factices, dans une lumière franche éclairant les chairs d’un seul ton et faisant étinceler les ac- -cessoires. Si je lui mettais, pensa-t-il, une robe de soie rose avec un burnous oriental ? oh non ! Canaille le burnous ! – ou plutôt si je l’ha- -billais de velours bleu sur un fond gris très coloré ? On pourrait lui donner également une collerette de guipure blanche, avec un éventail noir et un rideau d’écarlate par derrière ? Et cherchant ainsi, il élargissait chaque jour sa conception et s’en émerveillait. –
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Il eut un battement de cœur quand Rosanette accompagnée de Frédéric arriva chez lui pour la première séance. Il la plaça debout, sur une manière d’es- -trade, au milieu de l’appartement ; et en se plai- -gnant du jour et regrettant son autre atelier, il la fit d’abord s’accouder contre un piédestal, puis asseoir dans un fauteuil, et tour à tour s’éloi- -gnant d’elle et s’en rapprochant pour corriger d’une chiquenaude les plis de sa robe, il la regardait les paupières entrecloses, et consultait d’un mot, Frédéric. — « Eh bien non ! » s’écria-t’il. « J’en reviens à mon idée ! Je vous flanque en Vénitienne ! » Elle aurait une robe de velours ponceau avec une ceinture d’orfèvrerie et sa large manche doublée d’hermine, laisserait voir son bras nu qui toucherait à la balustrade d’un escalier montant derrière elle. À sa gauche, une grande colonne irait jusqu’au haut de la toile, rejoindre des architectures décrivant un arc. On apercevrait en dessous, vaguement, des massifs d’orangers presque noirs, où se décou- -perait un ciel bleu, rayé de nuages blancs. Sur la balustre couverte d’un tapis, il y aurait, dans un plat d’argent, un bouquet de fleurs, un chapelet d’ambre, un poignard et un coffret de vieil ivoire un peu jaune dégor- -geant des sequins d’or ; quelques-uns même tombés par terre çà et là, formeraient une suite d’éclaboussures brillantes, de manière à conduire l’œil vers la pointe de son pied – car elle serait posée sur l’avant dernière marche, dans un
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mouvement naturel et en pleine lumière. Il alla chercher une caisse à tableaux qu’il mit sur l’estrade pour figurer la marche – puis il disposa comme accessoires sur un tabouret en guise de balustrade, sa vareuse, un bouclier, une boîte de sardines, un paquet de plumes, un couteau, et quand il eut jeté devant Rosanette une douzaine de gros sous, il lui fit prendre sa pose. — « Imaginez-vous que ces choses-là sont des richesses, des présents splendides. La tête un peu à droite ! – Parfait – et ne bougez plus ! Cette attitude majestueuse va bien à votre genre de beauté ! » Elle avait une robe écossaise avec un gros manchon et se retenait pour ne pas rire. « Quant à la coiffure, nous la mêlerons à un tortis de perles cela fait toujours bon effet dans les cheveux rouges. » La Maréchale se récria, disant qu’elle n’avait pas les cheveux rouges. — « Laissez donc ! le rouge des peintres n’est pas celui des bourgeois ! » Il commença à esquisser la position des masses, & il était si préo- -ccupé des grands artistes de la Renaissance qu’il en parlait. Pendant une heure il rêva tout haut à ces existences magnifiques, pleines de génie, de gloire et de somptuosités avec des entrées triomphales dans les villes, et des galas à la lueur des flambeaux, entre des femmes à moitié nues, belles comme des déesses – « vous étiez faite pour vivre dans ce temps-là. Une créature de votre calibre aurait mérité un Monseigneur ! » |
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Rosanette trouvait ses compliments fort gentils. On fixa le jour de la séance prochaine. Frédéric se chargeait d’apporter les accessoires. Mais comme la chaleur du poêle l’avait étourdie & quelque peu, ils s’en retournèrent à pied par la rue du Bac, arrivèrent sur le pont Royal. Il faisait un beau temps, âpre et splendide. Le soleil s’abaissait ; quelques vitres de maison, dans la Cité, brillaient au loin comme des plaques d’or, tandis que par derrière, à droite, les tours de Notre-Dame avec la Sainte-Chapelle se profilaient en noir sur le ciel bleu, mollement baigné à l’horizon dans des vapeurs grises. Puis le vent souffla ; et Rosanette ayant déclaré qu’elle avait faim, ils entrèrent à la pâtisserie -anglaise. Des jeunes femmes, avec leurs enfants, man- -geaient debout contre le buffet de marbre, où se pressaient sous des cloches de verre, les assiettes de petits gâteaux. Rosanette avala deux tartes à la crème. Le sucre en poudre faisait des moustaches au coins de sa bouche. De temps à autre pour l’essuyer, elle tirait son mouchoir de son manchon – et sa figure ressemblait, sous sa capote de soie verte, à une rose épanouie entre ses feuilles. Puis ils se remirent en marche, et dans la rue de la Paix, elle s’arrêta devant la boutique d’un orfèvre à considérer un bracelet. Frédéric voulut lui en faire cadeau. — « Non » dit-elle, « garde ton argent. » Il fut blessé de cette parole « qu’a donc le mimi ? On est triste ? »
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Et la conversation s’étant renouée, il en vint comme d’habitude à des protestations d’amour. — « Tu sais bien que c’est impossible ! » — « Pourquoi ? » — « Ah ! parce que… » Ils allaient côte à côte, – elle appuyée sur son bras et les volants de sa robe lui battaient contre les jambes. Alors il se rappela un crépuscule d’hiver où sur le même trottoir Mme Arnoux marchait ainsi à son côté, – et ce souvenir, bientôt, l’absorba tellement, qu’il ne s’apercevait plus de Rosanette et n’y songeait pas. Elle regardait, au hasard, devant elle, tout en se laissant un peu traîner comme un enfant pares- -seux. C’était l’heure où l’on rentrait de la prome- -nade, et les équipages défilaient au grand trot sur le pavé sec. Mais les flatteries de Pellerin lui revenant sans doute à la mémoire, elle poussa un soupir. — « Ah ! il y en a qui sont heureuses ! Je suis faite pour un homme riche décidément » Il répliqua d’un ton brutal : — « Vous en avez un, cependant ! » Car Mr Oudry passait pour trois fois millionnaire. Elle ne demandait pas mieux que de s’en débarrasser. — « Qui vous en empêche ? » et il exhala d’amères plaisanteries sur ce vieux bourgeois à perruque, – en lui montrant qu’une pareille liaison était indigne et qu’elle devait la rompre ! — « Oui » répondit la Maréchale, comme se parlant à elle-même, « C’est ce que je finirai par faire, sans doute ? »
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Frédéric fut charmé de ce désintéressement. Puis comme elle se ralentissait, il la crut fatiguée. Elle s’obstina à ne pas vouloir de voiture, – et elle le congédia devant sa porte, en lui envoyant un baiser du bout des doigts. « Ah ! quel dommage – et songer que des imbéciles me trouvent riche ! Il était sombre en arrivant chez lui. Hussonnet et Deslauriers l’attendaient. Le bohème, assis devant sa table dessinait des têtes de turcs – et l’avocat en bottes crottées som- -meillait sur le divan. — « Ah ! enfin » – s’écria-t-il – « Mais quel air farouche ! Peux-tu m’écouter ? » Sa vogue comme répétiteur diminuait, car il bourrait ses élèves de théories défavorables pour leurs examens – Il avait plaidé deux ou trois fois, avait perdu, et chaque déception nou- -velle le rejetait plus fortement vers son vieux rêve : un journal où il pourrait s’étaler, se venger, cracher sa bile et ses idées. Fortune et réputation d’ailleurs s’ensuivraient. C’était dans cet espoir qu’il avait circonvenu le bohème, Hussonnet possédant une feuille. À présent, il la tirait sur papier rose ; il inventait des canards, composait des rébus, tâ- -chait d’engager des polémiques et même en dépit du local voulait monter des concerts ! L’abonnement d’un an donnait droit à une place d’orchestre dans un des principaux théâtres de Paris ; de plus l’administration se chargeait de fournir à M.M. les étrangers, tous
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les renseignements désirables, artistiques et autres. » Mais l’imprimeur faisait des menaces, on devait trois termes au propriétaire, toutes sortes d’embarras surgissaient ; et Hussonnet aurait laissé périr l’Art, sans les exhortations de l’avocat qui lui chauffait le moral quotidiennement ; – et il l’avait pris afin de donner plus de poids à sa démarche. — « Nous venons pour le Journal » dit-il. — « Tiens, tu y penses encore ! » répondit Frédéric, d’un ton distrait. — « Certainement, j’y pense ! » et il exposa de nouveau son plan. Par des comptes-rendus de la Bourse, ils se mettraient en relations avec des financiers et ob- -tiendraient ainsi les cent mille francs de cautionnement indispensables – « on ne te les demande pas ! note bien » Mais pour que la feuille pût être transformée en journal politique il fallait auparavant avoir une large clientèle. – et pour cela, se résoudre à quelques dépenses, tant pour les frais de papeterie, d’imprimerie, de bureau, bref une somme de quinze mille francs. — « Je n’ai pas de fonds » dit Frédéric. — « Et nous donc ! » fit Deslauriers, en croisant ses deux bras. Frédéric blessé du geste, répliqua : — « Est-ce ma faute ! » — « Ah ! très bien ! Ils ont du bois dans leur cheminée, des truffes sur leur table, un bon lit, une bibliothèque, une voiture, toutes les douceurs ! Mais qu’un autre grelotte sous les ardoises, dîne à vingt sols, travaille comme
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comme un forçat, et patauge dans la misère ! est-ce leur faute ? » et il répétait « est-ce leur faute ? » avec une ironie Cicéronienne qui sentait le Palais. – Frédéric voulait parler – « Du reste je comprends, on a des besoins… aristocratiques, car sans doute… quelque femme… — « Eh bien, quand cela serait ! ne suis-je pas libre ! » — « Oh très libre ! » et après une minute de silence, « C’est si commode les promesses ! » — « Mon Dieu ! Je ne les nie pas ! » dit Frédéric. L’avocat continuait — « Au collège on fait des serments, on constituera une phalange, on imitera les treize de Balzac ! Puis quand on se retrouve : Bonsoir, mon vieux, va te promener ! Car celui qui pourrait précieusement servir l’autre retient précieusement tout pour lui seul. » — « Comment ? — « Oui, tu ne nous as pas même présenté chez les Dambreuse ! » Frédéric le regarda ; et avec sa pauvre redingote, ses lunettes dépolies et sa figure blême, l’avocat lui parut un tel cuistre qu’il ne put empêcher sur ses lèvres un sourire dédaigneux. Deslauriers l’aperçut et rougit. Il avait déjà son chapeau pour s’en aller. Hussonnet plein d’inquiétude, tâchait de l’adoucir par des regards suppliants, et comme Frédéric lui tournait le dos : — « Voyons, mon petit père ! soyez mon Mécène ! Protégez les arts ! »
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Frédéric, dans un brusque mouvement de résignation, prit une feuille de papier, et ayant griffonné dessus quelques lignes, la lui tendit. Alors le visage du bohème s’illumina. Puis repassant la lettre à Deslauriers : — « Faites des excuses, seigneur ! » Leur ami conjurait son notaire de lui envoyer au plus vite, quinze mille francs. — « ah ! je te reconnais là ! » dit Deslauriers. — « Foi de gentilhomme » ajouta le Bohème « vous êtes un brave ! on vous mettra dans la galerie des hommes utiles ! » L’avocat reprit. — « Tu n’y perdras rien – la spéculation est excellente. » — « Parbleu ! » s’écria Hussonnet « j’en fourrerais ma tête sur l’échafaud » et il débita tant de sottises et promit tant de merveilles (auxquelles il croyait peut-être) que Frédéric ne savait pas si c’était pour se moquer des autres ou de lui-même. Ce soir-là, il reçut une lettre de sa mère. Elle s’étonnait de ne pas le voir encore mi- -nistre, tout en le plaisantant quelque peu. Puis elle parlait de sa santé, et lui apprenait que M. Roque venait maintenant chez elle « Depuis qu’il est veuf, j’ai cru sans inconvénient de le recevoir – Louise est très changée à son avantage » et en post-scriptum « Tu ne me dis rien de ta belle connaissance, Mr Dambreuse – à ta place, je l’utiliserais » En effet, pourquoi pas ?
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Ses ambitions intellectuelles l’avaient quitté, et sa fortune, (il s’en apercevait,) était insuffisante ; car ses dettes payées, et la somme convenue remise aux deux autres, son revenu serait diminué de quatre mille francs pour le moins ! D’ailleurs il sentait le besoin de sortir de cette existence, de se raccrocher à quelque chose. Aussi le lendemain, en dînant chez Mme Arnoux, il dit que sa mère le tourmen- -tait pour qu’il embrassât une profession. — « Mais je croyais » reprit-elle, « que Mr Dambreuse devait vous faire entrer au Conseil- -d’État ? cela vous irait très bien. » « Elle le voulait donc ! il obéit. Le banquier, comme la première fois, était assis à son bureau – et d’un geste le pria d’attendre quelques minutes, car un monsieur, tournant le dos à la porte, l’entretenait de matières graves. Il s’agissait de charbons de terre, et d’une fusion à opérer entre diverses compagnies. Les portraits du général Foy et de Louis Philippe se faisaient pendant de chaque côté de la glace ; des cartonniers montaient contre le lambris jusqu’au plafond, et il y avait six chaises de paille, Mr Dambreuse n’ayant pas besoin, pour ses affaires, d’un appartement plus beau. C’était comme ces sombres cuisines où s’élaborent de grands festins – Frédéric observa surtout deux coffres-forts mons- -trueux dressés dans les encoignures. – il se demandait combien de millions y pouvaient tenir. Mais le banquier en ouvrit un, et la planche de fer tourna, ne laissant voir à l’intérieur que des cahiers de papier bleu.
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Enfin l’individu passa devant Frédéric. c’était le père Oudry. Tous deux se saluèrent en rougissant, ce qui parut étonner Mr Dambreuse. Du reste, il se montra fort aimable. Rien n’était plus facile que de recommander son jeune ami au garde-des-sceaux. On serait trop heureux de l’avoir ; et il termina ses politesses en l’invitant à une soirée qu’il donnait dans quelques jours. Frédéric montait en coupé pour s’y rendre quand arriva un billet de la maréchale – à la lueur des lanternes, il lut : — « Cher ! – J’ai suivi vos conseils. Je viens d’expulser enfin mon Osage — À partir de demain soir, liberté ! – Dites que je ne suis pas brave ? » Rien de plus ! mais c’était le convier à la place vacante ? vacante ? Il poussa une exclamation – serra le billet dans sa poche et partit. Deux municipaux à cheval, stationnaient dans la rue. Une file de lampions brûlait sur les deux portes cochères – et les domestiques, dans la cour, criaient, pour faire avancer les voitures jus- -qu’au bas du perron – sous la marquise. Puis, tout à coup, le bruit cessait dans le vestibule. De grands arbustes emplissaient la cage de l’escalier ; les globes de porcelaine versaient une blanc lumière qui ondulait comme des moires de satin sur les murailles. Frédéric monta les marches, allègrement. Un huissier lança son nom ; Mr Dambreuse lui tendit la main ; presqu’aussitôt Mme Dambreuse parut. Elle avait une robe mauve garnie de dentelles, les boucles de sa coiffure plus abondantes qu’à l’ordinaire – et pas un seul bijou.
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Elle se plaignit de ses rares visites, trouvait moyen de dire quelque chose. Les invités arrivaient ; en manière de salut, ils jetaient leur torse de côté, ou se courbaient en deux, ou baissaient la figure seulement ; – puis un couple conjugal, une famille passait, et tous se dispersaient dans le salon déjà plein. Sous le lustre, au milieu, un pouf énorme supportait une jardinière dont les fleurs, s’incli- -nant et comme des panaches, surplombaient la tête des femmes assises en rond, tout autour, tandis que d’autres occupaient les bergères formant deux lignes droites, interrompues symétriquement par les grands rideaux des fenêtres en velours nacarat et les hautes baies des portes à linteau doré. La foule des hommes qui se tenaient debout sur le parquet, avec leur chapeau à la main, faisait de loin une seule masse noire où les rubans des boutonnières mettaient des points rouges çà et là, et que rendait plus sombre la monotone blancheur des cravates. Sauf de petits jeunes gens à barbe naissante, tous paraissaient s’ennuyer ; et quel- dandies -ques dandys, d’un air maussade, se balançaient sur leurs talons. Les têtes grises, les perruques étaient nombreuses ; de place en place un crâne chauve luisait ; et des visages ou empourprés ou très blêmes, laissaient voir dans leur flétrissure la trace d’immenses fatigues, – les gens qu’il y avait là appartenant à la politique ou aux affaires. Mr Dambreuse avait aussi invité plusieurs savants, des magistrats, deux ou trois médecins illustres – et il repoussait avec d’humbles attitudes les éloges qu’on lui faisait sur sa soirée, et les allusions à sa richesse. |
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Partout, une valetaille à large galon d’or circulait. Les De grandes torchères, comme des bouquets de feu, s’épa- -nouissaient sur les tentures, elles se répétaient dans les glaces ; et au fond de la salle à manger, que tapissait un treillage de jasmin, le buffet ressemblait à un maître- -autel de cathédrale ou à une exposition d’orfèvrerie, tant il y avait de plats, de cloches, de couverts et de cuillers en argent et en vermeil, au milieu des cristaux à facettes qui entrecroisaient, par-dessus les viandes, des lueurs irrisées. Les trois autres salons regorgeaient d’objets d’art : paysages de maîtres contre les murs, ivoires et porcelaines au bord des tables, chinoiseries sur les consoles ; des paravents de laque se développaient devant les fenêtres, des touffes de camélias montaient dans les cheminées ; on trébuchait sur des peaux de tigre, et une musique légère vibrait, au loin, comme un bourdonnement d’abeilles. Les quadrilles cependant n’étaient pas nom- -breux, et les danseurs, à la manière nonchalante dont ils traînaient leurs escarpins, semblaient s’acquitter d’un devoir. Frédéric entendait des phrases comme celles-ci : — « Avez-vous été à la dernière fête de charité de l’hôtel-Lambert, mademoiselle ? — « Non, monsieur ! — « Il va faire, tout à l’heure, une chaleur ! — « Oh ! c’est vrai, étouffante ! » — « De qui donc cette polka ? — « Mon Dieu ! je ne sais pas, madame ! Et derrière lui, trois roquentins postés dans une embrasure chuchottaient des remarques obscènes. D’autres causaient chemins de fer, libre-échange. Un sportman contait une histoire
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-de chasse – Un légitimiste et un Orléaniste dis- -cutaient. En errant de groupe en groupe, il arriva dans le salon des joueurs, où dans un cercle de gens graves, il reconnut Martinon « attaché mainte- -nant au parquet de la Capitale ». Sa grosse face couleur de cire, emplissait convena- -blement son collier, lequel était une merveille, tant les poils noirs se trouvaient bien égalisés ; – et gardant un juste milieu entre l’élégance voulue par son âge et la dignité que réclamait sa profession, il accrochait son pouce dans son aisselle suivant l’usage des Beaux, puis mettait son bras dans son gilet à la façon des doctrinaires. Bien qu’il eût des bottes extra-vernies, il portait les tempes rasées, pour se faire un front de penseur. Après quelques mots débités froidement, il se retourna vers son conciliabule – Un propriétaire disait : — « C’est une classe d’hommes qui rêvent le bouleversement de la société ! » — « Ils demandent l’organisation du travail ! » reprit un autre. « Conçoit-on cela ! » — « Que voulez-vous ? » fit un troisième – « quand on voit Mr de Genoude donner la main au Siècle ! » — « Et des conservateurs eux-mêmes s’intituler progressifs ! Pour nous amener, quoi ? la république ! Comme si elle l’était possible en France ! » Tous déclarèrent que la république était impossible en France.
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remarqua tout haut objecta — « N’importe » observa objecta un monsieur. — « On s’occupe trop de la Révolution, on publie là- -dessus un tas d’histoires, de livres ! » — « Sans compter » dit Martinon « qu’il y a, peut-être, des sujets d’étude plus… sérieux ! » Un ministériel s’en prit aux scandales du théâtre. — « Ainsi, par exemple » « ce nouveau drame la Reine-Margot dépasse, véritablement, les bornes ! Où était le besoin qu’on nous parle des Valois ! Tout cela montre la royauté sous un jour défavorable ! C’est comme votre Presse ! Les lois de Septembre, on a beau dire, sont infiniment trop douces ! moi, je voudrais des cours martiales pour bâillonner les journalistes ! – à la moindre insolence, traînés devant un conseil de guerre ! – et allez donc ! » — « Oh ! prenez garde, Monsieur, prenez garde ! » dit un professeur « n’attaquez pas nos précieuses conquêtes de 1830 ! respectons [illis.] nos libertés. » — « Il fallait décentraliser plutôt, répartir l’excédent des villes dans les campagnes » — « Mais elles sont gangrenées ! » – s’écria un catholique. » Faites qu’on rafermisse la religion ! » Martinon s’empressa de dire : — « Effectivement, c’est un frein ! » Tout le mal gisait dans cette envie moderne de s’élever au-dessus de sa classe, d’avoir du luxe. — « Cependant » objecta un industriel –
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le luxe favorise le commerce. Aussi j’approuve le duc de Nemours d’exiger la culotte courte à ses soirées » — « Mr Thiers y est venu en pantalon – Vous connaissez son mot ? » — « Oui, charmant ! mais il tourne au démagogue – et son discours dans la question des incompatibilités n’a pas été sans influence sur l’attentat du 12 mai. — « Ah ! bah ! — « Eh ! eh ! Le cercle fut contraint de s’entr’ouvrir pour livrer passage à un domestique portant un pla- -teau – et qui tâchait d’entrer dans le salon des joueurs. Sous l’abat-jour vert des bougies, des rangées de cartes et de pièces d’or couvraient les tables – Frédéric s’arrêta devant une d’elles, perdit les quinze napoléons qu’il avait dans sa poche, fit une pirouette et se trouva au seuil du boudoir où était alors Mme Dambreuse. Des femmes le remplissaient, les unes près des autres, sur des sièges sans dossier. Leurs longues jupes bouffant autour d’elles, semblaient des flots d’où leur taille émergeait. – et les seins s’offraient aux regards dans l’échancrure des corsages. Presque toutes portaient un bouquet de violettes à la main. Le ton mat de leurs gants fesait ressortir la blan- -cheur humaine de leurs bras ; des effilés, des herbes, les leur pendaient sur [illis.] épaules, et on croyait quelquefois à certains frissonnements que la robe allait tomber. Mais la décence des figures tempé- -rait les provocations du costume ; plusieurs même
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avaient une placidité presque bestiale, et ce rassemblement de femmes demi-nues faisait songer à un intérieur de harem ; il vint à l’esprit du jeune homme une comparaison plus grossière. En effet, toutes sortes de beautés se trouvaient là : des anglaises à profil de Keapsake, une italienne dont les yeux noirs fulguraient comme un vésuve, trois sœurs habillées de bleu, trois Normandes fraîches comme des pommiers d’avril, une grande rousse avec une parure d’améthystes ; – et les blanches scintilla- -tions des diamants qui tremblaient en aigrettes dans les chevelures, les taches lumineuses des pierreries étalées sur les poitrines, et l’éclat doux des perles accompagnant les visages se mêlaient aux miroitements des anneaux d’or, aux dentelles, à la poudre, aux plumes, au vermillon des petites bouches, à la nacre des dents. Le plafond arrondi en coupole donnait au boudoir la forme d’une corbeille, et un courant d’air parfumé cir- -culait sous le battement des éventails. Frédéric, campé derrière elles avec son lorgnon dans l’œil, ne jugeait pas toutes les épaules irréprochables ; Puis il songeait à la Maréchale, – ce qui refoulait ses tentations ou l’en consolait. Il regardait cependant Mme Dambreuse. et il la trouvait charmante, malgré sa bouche un peu longue et ses narines trop ouvertes. Mais sa grâce était particulière. Les boucles de sa chevelure avaient comme une langueur passionnée, – et son front
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couleur d’agathe semblait contenir beaucoup de choses et dénotait un maître. Elle avait mis près d’elle la nièce de son mari, jeune personne assez laide. De temps à autres elle se dérangeait pour recevoir celles qui entraient ; et le murmure des voix féminines augmentant faisait comme un caquetage d’oiseaux. Il était question des ambassadeurs Tunisiens et de leurs costumes. Une dame avait assisté à la dernière réception de l’Académie ; une autre parla du Don Juan de Molière représenté nouvelle- -ment aux Français – Mais, désignant sa nièce d’un coup d’œil, Mme Dambreuse posa un doigt contre sa bouche – et un sourire qui lui échappa, démentait cette austérité. Tout-à-coup, Martinon apparut, en face, sous l’autre porte. Elle se leva. Il lui offrit son bras. Frédéric pour le voir continuer ses galanteries traversa les tables de jeu et les rejoignit dans le grand salon ; Mme Dambreuse quitta aussitôt son cavalier et l’entretint familièrement. Elle comprenait qu’il ne jouât pas, ne dansât pas. « Dans la jeunesse on est triste ! » puis envelop- -pant le bal, d’un seul regard « d’ailleurs, tout cela n’est pas drôle ! pour certaines natures du moins ! » Et elle s’arrêtait devant la rangée des fauteuils, distribuant çà et là des mots aimables, tandis que des vieux, qui avaient des binocles à deux branches, venaient lui faire la cour. Elle présenta Frédéric à quelques uns. Mr Dambreuse le toucha au coude, légèrement, et l’emmena dehors, sur la terrasse. |
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Il avait vu le ministre. La chose n’était pas facile. Avant d’être présenté comme auditeur au Conseil-d’État, on devait subir un examen. Frédéric, pris d’une confiance inexplicable, répondit qu’il en savait les matières. Le financier n’en était pas surpris, d’après tous les éloges que faisait de lui Mr Roque. Frédéric, aussitôt, revit la petite Louise, sa maison, sa chambre ; et il se rappela des nuits pareilles, où il restait à sa fenêtre écoutant les rouliers qui passaient. Ce souvenir de ses tristesses amena la pensée de Mme Arnoux ; et il se taisait, tout en continuant à marcher sur la terrasse. Les croisées dressaient au milieu des ténèbres de longues plaques rouges ; le bruit du bal s’affaiblissait. Les voitures commençaient à s’en aller. — « Pourquoi donc » reprit Mr Dambreuse « tenez-vous au Conseil-d’État ? » et il affirma d’un de ton libéral, que les fonctions publiques n’amenaient à rien ; il en savait quelque chose ; Les affaires valaient mieux. Frédéric objecta la difficulté de les apprendre. « — Ah ! bah ! en peu de temps je vous y mettrais » voulait-il l’associer à ses entreprises ? Le jeune homme aperçut, comme dans un éclair, une immense fortune qui allait venir ! — « Rentrons » dit le banquier. « vous soupez avec nous, n’est-ce pas ? Il était trois heures ; on partait. Dans une salle à manger, une table servie attendait les intimes. Mr Dambreuse aperçut Martinon, et sa femme s’approchant de Madame, d’une voix basse — « C’est vous qui l’avez invité ? Elle répliqua sèchement : — Mais oui ! »
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La nièce n’était pas là. On but très bien, on rit très haut ; et des plaisanteries hasardeuses ne choquèrent point, tous éprouvant cet allégrement qui suit les contraintes un peu longues. Seul Martinon se montra sérieux ; il refusa de boire du vin de champagne par bon genre, – souple d’ailleurs et fort poli, car Mr Dambreuse, qui avait la poi- -trine étroite se plaignant d’oppression, il s’informa de sa santé à plusieurs reprises, puis il dirigeait ses yeux bleuâtres du côté de Me Dambreuse. Elle interpella Frédéric, pour savoir quelles jeunes personnes lui avaient plu. Il n’en avait remarqué aucune, et préférait d’ailleurs les femmes de trente ans. — « Ce n’est peut-être pas bête ! » répondit- elle. Puis, comme on mettait les pelisses et les paletots, Mr Dambreuse lui dit : — « Venez me voir un de ces matins, nous causerons ! » Martinon, au bas de l’escalier, alluma un cigare ; et il offrait en le suçant, un profil telle- -ment lourd que son compagnon lâcha cette phrase : — « Tu as une bonne tête, ma parole ! » — « Elle en fait tourner quelques-unes » reprit le jeune magistrat, d’un air à la fois convaincu et vexé. Frédéric, en se couchant, résuma la soirée. D’abord sa toilette (il s’était observé dans les glaces, plusieurs fois) depuis la coupe de l’habit jusqu’au nœud des escarpins ne laissait rien à reprendre ; Il avait parlé à des hommes
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considérables, avait vu de près des femmes riches ; Mr Dambreuse s’était montré excellent et Mme Dambreuse presqu’engageante. Il pesa un à un ses moindres mots, ses regards, mille choses inanalysables et cependant expressives. « Ce serait crânement beau d’avoir une pareille maîtresse ! « Pourquoi non ? après tout ? Il en valait bien un autre ! peut-être qu’elle n’était pas si difficile ? Martinon, ensuite, revint à sa mémoire ; et en s’endormant, il souriait de pitié sur ce brave garçon. L’idée de la Maréchale le réveilla – ces mots de son billet « à partir de demain soir » étaient bien un rendez-vous pour le jour même. – Il attendit jusqu’à neuf heures et courut chez elle. Quelqu’un, devant lui, qui montait l’es- -calier, ferma la porte. Il tira la sonnette – Delphine vint ouvrir, et affirma que Made n’y était pas. Frédéric insista, pria. Il avait à lui communiquer quelque chose de très grave, un simple mot. Enfin l’argument de la pièce de cent sols réussit, et la bonne le laissa seul dans l’antichambre. Rosanette parut. Elle était en chemise, les cheveux dénoués ; et tout en hochant la tête, elle fit de loin avec les deux bras, un grand geste exprimant qu’elle ne pouvait le recevoir. Frédéric descendit l’escalier, lentement – ce caprice-là dépassait tous les autres. Il |
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n’y comprenait rien. la loge du portier la loge du portier Devant le concierge Mlle Vatnas, l’arrêta. — « Elle vous a reçu ? — « Non ! — « On vous a mis à la porte ? — « Comment le savez-vous ? — « Ça se voit ! Mais venez ! sortons ! j’étouffe ! » Elle l’emmena dans la rue. Elle haletait. Il sentait son bras maigre trembler sur le sien. Tout-à-coup elle éclata. — « Ah ! le misérable ! — « Qui donc ? — « Mais c’est lui ! lui ! Delmar ! » Cette révélation humilia Frédéric, il reprit : — « En êtes-vous bien sûre ? — « Mais quand je vous dis que je l’ai suivi ! » s’écria la Vatnas « je l’ai vu entrer ! Comprenez-vous maintenant ? – Je devais m’y attendre, d’ailleurs ; c’est moi, dans ma bêtise qui l’ai mené chez elle, – et si vous saviez, mon Dieu ! Je l’ai recueilli, je l’ai nourri, je l’ai habillé – et toutes mes démarches dans les journaux ! Je l’aimais comme une mère ! » Puis avec un ricanement : « ah ! c’est qu’il faut à Monsieur des robes de velours ! – une spéculation de sa part, vous pensez bien ! – et Elle ! Dire que je l’ai connue confectionneuse de lingerie ! – sans moi, plus de vingt fois, elle serait tombée dans la crotte. Mais je l’y plongerai ! oh oui ! je veux qu’elle crève à l’hôpital ! on saura tout ! » et comme un torrent d’eau de vaisselle qui charrie
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des ordures, sa colère fit passer tumultueusement a sous Frédéric les hontes de sa rivale « Elle avait couché avec Jumillac, avec Flacourt, avec le petit Allard, avec Bertinaux, avec Saint-Valéry, le grêlé – non ! l’autre – ils sont deux frères, n’im- -porte ! Et quand elle avait des embarras, j’arran- -geais tout. Qu’est-ce que j’y gagnais ? Elle est si avare ! Et puis, vous en conviendrez, c’était une jolie complaisance que de la voir, car enfin, nous ne sommes pas du même monde ! Est-ce que je suis une fille, moi ? est-ce que je me vends ? sans un compter qu’elle est bête comme chou ! Elle écrit catégorie par un th. Au reste, ils vont bien ensemble, ça fait la paire, quoiqu’il s’intitule artiste et se croie du génie ! Mais mon Dieu ! s’il avait seulement de l’intelligence, il n’aurait pas commis une infamie pareille ! On ne quitte pas une femme supérieure pour une coquine ! Je m’en moque, après tout. Il devient laid ! Je l’exècre ! si je le rencontrais, tenez, je lui cracherais à la figure. » Elle cracha « Oui, voilà le cas que j’en fais, maintenant ! – Et Arnoux, hein ? n’est-ce pas abominable ? Il lui a tant de fois pardonné ! on n’imagine pas ses sacrifices ! Elle devrait baiser ses pieds ! – il est si généreux, si bon ! » Frédéric jouissait à entendre dénigrer Delmar – Il avait accepté Arnoux. Cette perfidie de Rosanette lui semblait une chose anormale, injuste, et gagné par l’émotion de la vieille fille, il arrivait à sentir pour lui comme de l’attendrissement ; Tout-à-coup, il se trouva devant sa porte ;
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– « Je peux
n’est-ce
Arnoux
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Mlle Vatnas, sans qu’il s’en aperçût, lui avait fait descendre le faubourg Poissonnière. — « Nous y voilà » dit-elle. « moi, je ne veux pas monter – mais vous, rien ne vous empêche ? — « Pourquoi faire ? — « Pour lui dire tout, parbleu ! » Frédéric, comme se réveillant en sursaut, comprit l’infamie où on le poussait. — « Eh bien » reprit-elle. second étage Il leva les yeux vers le troisième – La lampe de Mme Arnoux brûlait. Rien effectivement ne l’empêchait de monter. — « Je vous attends ici – allez donc ! » Ce commandement acheva de le refroidir et il dit : — « Je serai là haut, longtemps. Vous feriez mieux de vous en retourner ? J’irai demain chez vous » — « Non, non ! » répliqua la Vatnas, en tapant du pied. « Prenez-le ! emmenez-le ! faites qu’il les surprenne ! » — « Mais Delmar n’y sera plus ! » Elle baissa la tête. c’est — « Oui, peut-être vrai ? » Et elle resta sans parler, au milieu de la rue, sur lui entre les voitures ; puis, le fixant avec ses yeux de chatte sauvage. « Je peux compter sur vous, n’est-ce compter sur vous n’est-ce pas pas ? entre nous deux maintenant, c’est sacré ! – pas ? Faites donc ! – à demain ! » Frédéric, en traversant le corridor, entendit deux voix qui se répondaient. – Celle de madame disait « – Ne ments pas ! ne ments donc pas »
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Il entra. On se tut. Arnoux marchait de long en large – et Ma- -dame était assise sur la petite chaise près du feu, extrêmement pâle [illis.] la poitrine haletante, l’œil fixe. Frédéric fit un mouvement pour se retirer – Arnoux lui saisit la main, heureux du secours qui lui arrivait. je crains » — « Mais j’ai peur… dit Frédéric. — « Restez donc ! » souffla Arnoux dans son oreille. Madame reprit : — « Il faut être indulgent, Mr Moreau ! ce sont de ces choses que l’on rencontre parfois dans les ménages. — « C’est qu’on les y met » dit gaillar- -dement Arnoux « Les femmes vous ont des lubies ! Ainsi, celle-là, par exemple, n’est pas mauvaise – Non, au contraire ! Eh bien ! elle s’amuse depuis une heure à me taquiner avec un tas d’histoires » — « Elles sont vraies ! » répliqua Mme Arnoux impatientée « car enfin tu l’as acheté » — « Moi ? — « Oui, toi-même ! au Persan ! — « Le cachemire ! » pensa Frédéric – Il se sentait coupable et avait peur. tout Elle ajouta de suite : — « C’était l’autre mois, un samedi, – le 14. — « Ah ! ce jour-là, précisément, j’étais à Creil ! ainsi tu vois…» — « Pas du tout ! Car nous avons dîné chez les Bertin, le 1. — « Le 14 »… fit Arnoux, en levant les yeux comme pour chercher une date.
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— « Et même le commis qui t’a vendu était un blond ! — « Est-ce que je peux me rappeler le commis ! » — « Il a cependant écrit sous ta dictée, l’adresse, 18 rue de Laval. — « Comment sais-tu ? » dit Arnoux stupéfait. Elle leva les épaules. — « Oh ! c’est bien simple : J’ai été pour faire réparer mon cachemire, et un chef de rayon m’a appris qu’on venait d’en expédier un autre pareil chez Mme Arnoux » — « Est-ce ma faute, à moi, s’il y a dans la même rue une dame Arnoux ! » — « Oui ! mais pas Jacques Arnoux » reprit-elle. Alors il se mit à divaguer, protestant de son innocence – C’était une méprise, un hasard, une de ces choses inexplicables comme il en arrive – On ne devait pas condamner les gens sur de simples soupçons, des indices vagues ; et il cita l’exemple de l’infortuné Lesurques « Enfin j’affirme que tu te trompes ! veux-tu que je t’en jure ma parole ». — « Non – Ce n’est point la peine ! » — « Pourquoi ? » Elle le regarda en face, sans rien dire ; puis, allongea la main, prit le coffret d’argent sur la cheminée, et lui tendit une facture grande ouverte. Arnoux rougit jusqu’aux oreilles et ses traits décomposés s’enflèrent
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— « Eh bien ? — « Mais » répondit-il lentement « qu’est-ce que ça prouve ? » — « Ah ! » fit-elle, avec une intonation de voix singulière, où il y avait de la douleur et de l’ironie « ah ! » Arnoux gardait la note entre ses mains, et la retournait, n’en détachait pas les yeux comme s’il avait dû y découvrir la solution d’un grand problème. — « Oh ! oui, oui, je me rappelle » dit-il enfin « C’est une commission » – vous devez savoir cela, vous, Frédéric ? » Frédéric se taisait « une commission dont j’étais chargé… par… par le père Oudry. — « Et pour qui ? — « Pour sa maîtresse ! — « Pour la vôtre ! » s’écria Me Arnoux, se levant toute droite. — « Je te jure… — « Ne recommencez pas ! Je sais tout ! » — « ah ! très bien ! ainsi, on m’espionne ! » Elle répliqua froidement : — « Cela blesse, peut-être, votre dé- -licatesse ? » — « Ah ! du moment qu’on s’emporte » reprit Arnoux, en cherchant son chapeau « et qu’il n’y a pas moyen de raisonner ! » – puis, avec un grand soupir « Ne vous mariez pas, mon pauvre ami, – non, croyez-moi ! » et il décampa, ayant besoin de prendre l’air. Alors il se fit un grand silence – et tout dans
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l’appartement, sembla plus immobile. Un cercle lumineux, au-dessus de la Carcel, blanchissait le plafond, tandis que dans les coins l’ombre s’étendait comme des gases noires superposées ; on n’entendait que le tic-tac de la pendule avec la crépitation du feu. Mme Arnoux venait de se rasseoir, à l’autre angle de la cheminée dans le fauteuil. Elle mordait ses lèvres en grelot- -tant. Puis ses deux mains se levèrent, un sanglot lui échappa – elle pleurait. Il se mit sur la petite chaise et d’une voix cares- -sante comme on fait à une personne ma- -lade. — « Vous ne doutez pas que je ne partage »… ? Elle ne répondit rien. Mais continuant tout haut ses réflexions. — « Je le laisse bien libre ! Il n’avait pas besoin de mentir ! » — « Certainement » dit Frédéric. C’était la conséquence de ses habitudes sans doute, il n’y avait pas songé, et peut-être, que dans des choses plus graves… — « Que voyez-vous donc de plus grave ? » — « Oh rien » et Frédéric s’inclina, avec un sourire d’obéissance. Arnoux néan- -moins possédait certaines qualités – Il aimait ses enfants. — « Ah ! et il fait tout pour les ruiner ! » Cela venait de son humeur
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trop facile. Car enfin, c’était un bon garçon. Elle s’écria : — « Mais, qu’est-ce que cela veut dire un bon garçon ! » Il le défendait ainsi, de la manière la plus vague qu’il pouvait trouver, et tout en la plaignant, il se réjouissait, se délectait au fond de l’âme. Par vengeance ou besoin d’affection, elle se réfugierait vers lui – Son espoir démesurément accru renforçait son amour. Jamais elle ne lui avait paru si captivante, si profondément belle. De temps à autre, une aspiration soulevait sa poitrine ; ses deux yeux fixes semblaient dilatés par une vision intérieure – et sa bouche demeurait entreclose comme pour donner son âme – Quelquefois elle appuyait dessus forte- -ment son mouchoir ; et il aurait voulu être ce petit morceau de batiste tout trempé de larmes. Malgré lui, il regardait la couche, au fond de l’alcôve, en imaginant sa tête sur l’oreiller, et il voyait cela si bien qu’il se retenait pour ne pas la saisir dans ses bras. Mais elle ferma les paupières, apaisée, inerte – alors il s’approcha de plus près et penché sur elle, il examinait avidement sa figure. résonna Un bruit de bottes [illis.] dans le couloir ; C’était l’autre ! Ils l’entendirent fermer la porte de sa chambre. Frédéric
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demanda, d’un signe, à Mme Arnoux, s’il devait y aller. Elle répliqua « oui » de la même façon ; et ce muet échange de leurs pensées était comme un consentement, un début d’adultère. Arnoux près de se coucher, défaisait sa redingote. — « Eh bien ? comment va-t-elle ? — « Oh ! mieux, dit Frédéric – « Cela se passera ! » peiné Mais Arnoux était profondément chagriné « vous ne la connaissez pas ! » « Elle a maintenant des nerfs… ! Imbécile de commis ! voilà ce que c’est que d’être trop bon ! si je n’avais pas donné ce maudit châle à Rosanette ! » — « Ne regrettez rien ! Elle vous est on ne peut plus reconnaissante ! — « Vous croyez ? Frédéric n’en doutait pas – La preuve c’est qu’elle venait de congédier le père Oudry. — « Ah ! pauvre biche ! » et dans l’excès de son émotion Arnoux voulait courir chez elle. — « Ce n’est pas la peine ! j’en viens. Elle est malade ! » — « Raison de plus ! » Il repassa vivement sa redingote et avait pris son bougeoir. Frédéric se maudit pour sa sottise, et lui représenta qu’il devait, par décence,
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sa femme rester ce soir auprès de Madame. Il ne pouvait l’abandonner, ce serait très mal. « franchement, vous auriez tort ! rien ne presse, là-bas ! vous irez demain ! voyons ! faites cela pour moi » Arnoux déposa son bougeoir, et lui dit, en l’embrassant : — « Vous êtes bon, vous ! »
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