Gustave Flaubert — L'Éducation sentimentale [1869]

Transcription du manuscrit des copistes

Deuxième partie – Chapitre 1

 

I.

151.

                                                                  fond
Quand il fut à sa place, dans le coupé au coin, et que la
diligence s’ébranla, emportée par les cinq chevaux détalant à la
fois, il sentit un débordement d’ivresse le submerger.
Comme un architecte qui fait le plan d’un palais,
il arrangea d’avance sa vie. Il l’emplit de délicatesses et de
splandeurs ; elle montait jusqu’au ciel, une prodigalité de
choses y apparaissait, et cette contemplation était si profonde
que les objets extérieurs avaient disparu.
Au bas de la côte de Sourdun, il s’apperçut de l’endroit
où l’on était. On n’avait fait que cinq kilomètres tout au
plus ! Il fut indigné ! Il abattait le vasistas pour voir la route
Il demanda plusieurs fois au conducteur dans combien
de temps au juste on arriverait ? Il se calma cependant,
et il restait dans son coin, les yeux ouverts.
La lanterne, suspendue au siège du postillon, éclai-
-rait les croupes des limoniers. Il n’appercevait au delà
que les crinières des autres chevaux qui ondulaient com-
-me des vagues blanches ; leurs haleines se déroulaient for-
-mant un brouillard de chaque côté de l’attelage ; les
chaînettes de fer sonnaient, les glaces tremblaient dans
leurs châssis, et la lourde voiture, d’un train égal, roulait
sur le pavé. Çà et là, on distinguait le mur d’une gran-
-ge ou bien une auberge toute seule. Parfois, en pas-
-sant dans les villages, le four d’un boulanger projetait
une lueur d’incendie et la silhouette monstrueuse des
chevaux courait sur l’autre maison, en face. Aux relais

152.

quand on avait dételé il se faisait un grand silence pendant
une minute. Quelqu’un piétinait en haut, sous la bâche,
tandis qu’au seuil d’une porte, une femme debout, abri-
-tait sa chandelle avec sa main. Puis le conducteur sau-
-tant sur le marchepied, la diligence repartait.
À Mormans, on entendit sonner une heure et un
quart. « C’est donc aujourd’hui », pensa-t-il « aujourd’hui
même, tantôt. » Mais, peu à peu, ses espérances et ses sou-
-venirs, Nogent, la rue de Choiseuil, Mme Arnoux, sa mère,
tout se confondait.
Un bruit sourd de planches le réveilla ; On traver-
-sait le pont de Charenton, c’était Paris. alors ses deux com-
-pagnons, ôtant l’un sa casquette, l’autre son foulard, se
couvrirent de leur chapeau et causèrent. Le premier,
un gros homme rouge en redingotte de velours était
un négociant, le second venait dans la capitale pour con-
-sulter un médecin ; – et craignant de l’avoir incommodé
pendant la nuit, Frédéric lui fit spontanément des excu-
-ses, tant il avait l’âme attendrie par le bonheur.
Mais le quai de la gare se trouvant inondé, sans doute,
on continua tout droit et la campagne recommença.
Au loin de hautes cheminées d’usine fumaient.
Puis on tourna dans Ivry. On monta une rue,
et tout à coup, il aperçut le dôme du Panthéon.
La plaine, boulversée, semblait de vagues ruines.
L’enceinte des fortifications y faisait un renflement horizon-
-tal ; et sur les trottoirs en terre qui bordaient la route, de petits
arbres sans branches étaient défendus par des lattes, hérissées
de clous. Des établissements de produits chimiques s’al-
-ternaient avec des chantiers de marchands de bois. De
hautes portes, comme il y en a dans les fermes, laissaient
voir, par leurs battants entr’ouverts, l’intérieur d’ignobles

153.

cours pleines d’immondices avec des flaques d’eau sale, au
milieu. De longs cabarets couleur sang-de-bœuf portaient à
leur premier étage, entre les fenêtres, deux queues de billard
en sautoir dans une couronne de fleurs peintes ; çà et là une bi-
-coque de plâtre à moitié construite était abandonnée. Puis la
double ligne des maisons ne discontina plus. – Et sur la nudité
de leurs façades, se détachait de loin en loin un gigantesque ci-
-gare de fer-blanc, pour indiquer un débit de tabac. Des enseignes
de sage-femme représentaient une matrone en bonnet, dodeli-
-nant un poupon dans une courte-pointe garnie de dentelles.
Des affiches couvraient l’angle des murs, et aux trois quarts
déchirées tremblient au vent, comme des guenilles ; des ouvriers
en blouse passaient, et des haquets de brasseurs, des fourgons de
blanchisseuses, des carioles de boucher ; Une pluie fine tombait,
il faisait froid, le ciel était pâle, mais deux yeux qui valaient
pour lui le soleil resplandissaient derrière la brume.
On s’arrêta longtemps à la barrière, car des coquetiers,
des rouliers, et un troupeau de moutons y faisaient de
l’encombrement. – Le factionnaire, la capote rabattue, allait
et venait devant sa guérite pour se réchauffer. Le commis
de l’octroi grimpa sur l’impériale, et une fanfare de cornet
à piston éclata.
On descendit le boulevard au grand trot, les palonniers
battants, les traits flottants. La mèche du long fouet cla-
-quait dans l’air humide. Le conducteur lançait son cri
sonore « Allume ! allume ! ohé ! » et les balayeurs se ren-
-geaient, les piétons sautaient en arrière, la boue jaillissait
contre les vasistas, on croisait des tombereaux, des cabri-
-olets, des omnibus.
Enfin la grille du Jardin des Plantes se déploya.
La Seine, jaunâtre, touchait presque au tablier des
ponts. Une fraîcheur s’en exhalait. Frédéric l’aspira

154.

de toutes ses forces, savourant ce bon air de Paris qui semble
contenir des éfluves amoureuses et des émanations intellectuel-
-les ; il eut un attendrissement en appercevant le premier
fiacre. Et il aimait jusqu’au seuil des marchands de vin
garnis de paille, jusqu’aux décrotteurs avec leurs boîtes,
jusqu’aux garçons épiciers secouant leur brûloire à café.
Des femmes trottaient sous des parapluies ; il se penchait
pour distinguer leur figure ; un hazard pouvait avoir
fait sortir Mme Arnoux ?
Les boutiques défilaient, la foule augmentait, le
bruit devenait plus fort. Après le quai St Bernard, le
quai de la Tournelle et le quai Montebello, on prit le
quai Napoléon ; il voulut voir ses fenêtres, elles étaient
loin. Puis on repassa la Seine sur le Pont Neuf, on des-
-cendit jusqu’au Louvre, et par les rues St Honoré, Croix
des petits Champs et du Bouloi, on atteignait la rue
Coq-Héron et l’on entra dans la cour de l’hôtel.
Pour faire durer son plaisir, Frédéric s’habilla
le plus lentement possible, et même il se rendit à pied au
boulevard Montmartre ; & il souriait à l’idée de revoir tout-
-à l’heure sur la plaque de marbre le nom chéri, il leva
les yeux – Plus de vitrines, plus de tableau, rien !
Il courut à la rue de Choiseuil. Mr et Mme
Arnoux n’y habitaient pas – et une voisine gardait
la loge du portier. Frédéric l’attendit ; enfin il parut
ce n’était plus le même. Il ne savait point leur adresse.
Frédéric entra dans un café, et tout en déjeunant,
consulta l’almanach du Commerce. Il y avait trois
cents Arnoux, mais pas de Jacques Arnoux ! où
donc logeaient-ils ?
Pellerin devait le savoir ?
Il se transporta tout en haut du faubourg

155.

Poissonnière à son atelier. à son atelier. La porte n’a-
-yant ni sonnette ni marteau, il donna de grands coups
de poing, et il appela, cria. Le vide seul lui répondit, un
pressentiment funèbre l’envahit.
Il songea ensuite à Hussonnet. Mais où décou-
-vrir un pareil homme ? une fois, il l’avait accom-
-pagné jusqu’à la maison de sa maîtresse
rue de Fleurus. Parvenu dans la rue de Fleurus,
Frédéric s’apperçut qu’il ignorait le nom de la demoi-
-selle.
Il eut recours à la Préfecture de Police. Il
erra d’escalier en escalier, de bureau en bureau.
Celui des Renseignements se fermait. On lui dit
de repasser le lendemain.
Puis il entra chez tous les marchands de
                             découvrir
tableaux qu’il put découvrir, pour savoir si l’on
ne connaissait point Arnoux ? Mr Arnoux ne
faisait plus le commerce.
Enfin découragé, harassé, malade, il s’en
revint à son hôtel et se coucha. Au moment où
il s’allongeait entre ses draps, une idée le fit bondir
de joie « Regimbart !  quel imbécille je suis de n’y
avoir pas songé ! »
Le lendemain, dès sept heures, il arriva rue
Notre-Dame-des-Victoires devant la boutique d’un
rogomiste, où Regimbart avait coutume de prendre
le vin blanc. Elle n’était pas encore ouverte ; il fit un
tour de promenade aux environs, et au bout d’une
demi-heure s’y présenta de nouveau. Regimbart
en sortait.
Frédéric s’élança dans la rue. Il crut même
appercevoir au loin son chapeau, mais un

156.

corbillard et des voitures de deuil s’interposèrent. L’embar-
-ras passé, la vision avait disparu.
Heureusement, il se rappela que le citoyen
déjeunait tous les jours à onze heures précises chez
un petit restaurateur de la place Gaillon. Il s’agis-
-sait de patienter ; Et après une interminable flâ-
-nerie de la Bourse à la Madeleine, et de la Madeleine
au Gymnase, Frédéric à onze heures précises, entra
dans le restaurant de la place Gaillon, sûr d’y trouver
son Regimbart.
— « Connais pas ! » dit le gargottier d’un ton
rogue ; Frédéric insistait, il reprit – « Je ne le con-
-nais plus, monsieur ! » avec un haussement de
sourcils majestueux et des oscillations de la tête qui
décelaient un mystère.
Mais dans leur dernière entrevue le citoyen
avait parlé de l’estaminet-Alexandre ? Frédéric avala
une brioche et sautant dans un cabriolet s’enquit près
du cocher s’il n’y avait point, quelque part, sur les
hauteurs de Ste Geneviève un certain café Alexandre ?
Le cocher le conduisit rue des Francs bourgeois Saint
Michel dans un établissement de ce nom-là – et à
sa question « Mr Regimbart s’il vous plaît ! » le cafe-
-tier lui répondit, avec un sourire extra-gracieux.
— « Nous ne l’avons pas encore vu, monsieur »
tandis qu’il jetait à son épouse, assise dans le comp-
-toir, un regard d’intelligence – et aussitôt se tournant
vers l’horloge – « mais nous l’aurons, j’espère, d’ici à
dix minutes, un quart d’heure tout au plus ?
Célestin, vite les feuilles ! qu’est-ce que monsieur dé-
-sire prendre ? »
Frédéric, quoique n’ayant besoin de rien
                                                     de       prendre

157.

avala
prit un verre de rhum, puis un verre de kirsch, puis un
verre de Cuiraçao, puis différents grogs, tant froids
que chauds. Il lut tout le Siècle du jour, et le relut,
il examina jusque dans les grains du papier la carica-
-ture du Charivari ; à la fin, il savait par cœur les
annonces. De temps à autres, des bottes résonnaient sur
le trottoir, c’était lui ! et la forme de quelqu’un se pro-
-filait sur les carreaux, mais cela passait toujours !
Afin de se désennuyer, Frédéric changeait de
place ; il alla se mettre dans le fond, puis à droite,
ensuite à gauche, et il restait au milieu de la ban-
-quette, les deux bras étendus. Mais un chat, foulant
délicatement le velours du dossier, lui faisait des peurs
en bondissant tout-à-coup, pour lécher les taches de
sirop, sur le plateau ; – et l’enfant de la maison, un
                                                                               crécelle
intolérable mioche de quatre ans, jouait avec une crécel-
-le sur les marches du comptoir ; sa maman, pe-
-tite femme palotte à dents gâtées, souriait d’un air
stupide. Que pouvait donc faire Regimbart ? Frédé-
-ric l’attendait, perdu dans une détresse illimitée.
La pluie sonnait comme grêle sur la capote du ca-
-briolet. Par l’écartement du rideau de mousseline, il ap-
-percevait dans la rue, le pauvre cheval, plus immobile
qu’un cheval de bois. Le ruisseau, devenu énorme, cou-
-lait entre deux rayons des roues, et le cocher s’abritant
de la couverture sommeillait. Mais craignant que
son bourgeois ne s’esquivât, de temps à autres il entrou-
-vrait la porte, tout ruisselant comme un fleuve ; et si
les regards pouvaient user les choses Frédéric aurait dis-
-sous l’horloge, à force d’attacher dessus les yeux. Elle
marchait, cependant. Le sieur Alexandre se prome-
-nait de long en large, en répétant « Il va venir, allez !

158.

il va venir ! » et pour le distraire, lui tenait des discours, par-
-lait politique. Il poussa même la complaisance jusqu’à
lui proposer une partie de dominos.
Enfin à quatre heures et demie, Frédéric qui était
là depuis midi, se leva d’un bond, déclarant qu’il n’atten-
-dait plus.
— « Je n’y comprends rien moi-même », répondit le
cafetier d’un air candide, « c’est la première fois que manque
Mr Ledoux ! »
— « Comment Mr Ledoux ? »
— « Mais oui, monsieur ! »
— « J’ai dit Regimbard ! » s’écria Frédéric exaspéré
— « Ah ! mille excuses ! vous faites erreur ! n’est-ce
pas, Madame Alexandre, Monsieur a dit : Mr Ledoux ? »
et interpellant le garçon : « Vous l’avez entendu vous-
même comme moi ? »
Mais le garçon, pour se venger de son maître sans
doute, se contenta de sourire.
Frédéric se fit ramener vers les boulevards, indi-
-gné du temps perdu, furieux contre le Citoyen, im-
-plorant sa présence comme celle d’un Dieu, et bien
résolu à l’extraire du fond des caves les plus lointaines.
Sa voiture l’agaçait, il la renvoya ; ses idées se brouil-
-laient ; puis tous les noms des cafés qu’il avait enten-
-du prononcer par cet imbécille jaillirent à la fois de
sa mémoire, à la fois, comme les mille pièces d’un
feu d’artifice : café Gascard, café Grimbert, café
Halbout, estaminet-Bordelais, Havanais, Havrais,
bœuf-à-la-mode, brasserie Allemande, mère-Morel ; et
il se transporta dans tous, successivement. Mais dans
l’un Regimbart venait de sortir ; dans un autre,
                peut-être ;
il viendrait [illis.] ; dans un troisième, on ne l’avait

159.

pas vu depuis six mois, ailleurs il avait commandé
hier, un gigot pour Samedi. Enfin chez Vautier,
                                            la porte
limonadier Frédéric ouvrant se heurta contre le garçon.
— « Connaissez-vous Mr Regimbart ? »
— « Comment, monsieur si je le connais ! c’est
moi qui ai l’honneur de le servir. Il est en haut.
Il achève de dîner ! » Et sa serviette sous le bras, le
maître de l’établissement lui-même l’aborda :
— « Vous demandez Mr Regimbart, monsieur ?
il était ici, à l’instant. »
Frédéric poussa un juron, mais le limonadier
affirma qu’il se trouverait chez Bouttevilain, in-
-failliblement.
— « Je vous en donne ma parole d’honneur ! il
est parti un peu plus tôt que de coutume, car il
a un rendez-vous d’affaires, avec des messieurs.
Mais vous le trouverez, je vous le répète, chez Beau-
-vilain, rue St Martin 92, deuxième perron à
gauche, fond de la cour, entresol, porte à droite ! »
Enfin, il l’apperçut à travers la fumée des
pipes, seul, au fond de la petite pièce qui se
trouvait après le billard, une choppe devant lui,
le menton baissé, et dans une attitude méditative.
— « Ah ! il y a longtemps que je vous cherch-
-ais, vous ! »
Sans s’émouvoir, Regimbart lui tendit deux
doigts, seulement ; et comme s’il l’avait vu la veille,
débita quelques phrases insignifiantes sur l’ou-
-verture de la session.
Frédéric l’interrompit, en lui disant de l’air
le plus naturel qu’il put : — « Arnoux va bien ? »
La réponse fut longue à venir, Regimbart

160.

se gargarisant avec son liquide.
— « Oui, pas mal ?
— « Où demeure-t-il donc maintenant ? »
— « Mais… rue Paradis Poissonnière », répondit le
citoyen étonné
— « Quel numéro ? »
— « Trente sept, parbleu ! vous êtes drôle ! » – Frédéric se
leva — « comment vous partez ? »
— « Oui, oui, j’ai une course, une affaire que j’ou-
-bliais ! Adieu !
Frédéric alla de l’estaminet chez Arnoux, com-
-me soulevé par un vent tiède, et avec l’aisance ex-
-traordinaire que l’on éprouve dans les songes ; il se
trouva bientôt à un second étage, devant une porte
dont la sonnette retentissait ; une servante parut ;
une seconde porte s’ouvrit. Mme Arnoux était
assise près du feu. Arnoux fit un bond et l’embrassa
Elle avait sur ses genoux, un petit garçon
de trois ans à peu près ; sa fille grande comme elle
maintenant, se tenait debout, de l’autre côté de la
cheminée.
— « Permettez moi de vous présenter ce monsieur
là, » dit Arnoux en prenant son fils par les aissel-
-les, et il s’amusa, quelques minutes, à le faire
sauter en l’air, très haut, pour le recevoir au bout
de ses bras.
— « Tu vas le tuer ! ah ! mon Dieu ! finis donc ! »
s’écriait Mr Arnoux.
Mais Arnoux, jurant qu’il n’y avait pas
de danger, continuait et même zézéyait des ca-
-resses en patois marseillais, son langage natal.
« Ah ! brave pichoûn, mon poulit rossignolet … »

161.

                              Frédéric
Puis il demanda à [illis.] pourquoi il avait été si long-
-temps sans leur écrire, ce qu’il avait pu faire là-bas,
ce qui le ramenait — « moi, à présent, cher ami, je suis
marchand de faïences. Mais causons de vous ! »
Frédéric allégua un long procès, la santé de sa
mère ; il insista beaucoup là-dessus, afin de se rendre
intéressant. Bref, il se fixait à Paris, définitive-
-ment cette fois ; et il ne dit rien de l’héritage, dans la
peur de nuire à son passé.
Les rideaux, comme les meubles étaient en
damas de laine marron ; deux oreillers se touchai-
-ent contre le traversin ; une bouillotte chauffait dans
les charbons, et l’abat-jour de la lampe, posé au bord
de la commode, assombrissait l’appartement. Me
Arnoux avait une robe de chambre en mérinos gros
bleu, le regard tourné vers les cendres, et une main
sur l’épaule du petit garçon, elle défaisait de l’autre
le lacet de sa brassière ; et le mioche en chemise
pleurait, tout en se grattant la tête comme monsieur
Alexandre fils. Frédéric s’était attendu à des
spasmes de joie, mais les passions s’étiolent
quand on les dépayse, et ne retrouvant plus Mme
Arnoux dans le milieu où il l’avait connue, elle
lui semblait avoir perdu quelque chose, porter
confusément comme une dégradation, enfin n’être
pas la même ; et le calme de son cœur le stupéfiait.
Il s’informa des anciens amis, de Pellerin
entr’autres.
— « Je ne le vois pas souvent », Dit Arnoux.
       Elle
Madame ajouta :
— « Nous ne recevons plus comme autrefois ! »
Était-ce l’avertir qu’on ne lui ferait aucune

162.

invitation ?
Mais Arnoux, poursuivant ses cordialités, lui
reprocha de n’être pas venu dîner avec eux, à l’im-
-proviste, et il expliqua pourquoi il avait changé d’in-
-dustrie.
                                                                            décadence
— « Que voulez-vous faire dans une époque de [illis.]
comme la nôtre ? la grande peinture est passée de
mode ! D’ailleurs on peut mettre de l’art partout !
vous savez, moi, j’aime le Beau ! il faudra un de
ces jours que je vous mène à ma fabrique ! » Et il
voulut lui montrer immédiatement quelques uns
de ses produits, dans son magasin, à l’entresol.
Les plats, les soupières, les assiettes et les cuvettes
encombraient le plancher. Contre les murs étaient
dressés de larges carreaux de pavage pour salles de
bain et cabinets de toilette, avec sujets mythologiques
dans le style de la Renaissance, tendis qu’au mi-
-lieu, une double étagère, montant jusqu’au pla-
-fond, supportait des vases à contenir la glace, des
pots de fleurs, des candélabres, de petites jardinières
et de grandes statuettes polychromes figurant un
nègre ou une bergère-pompadour. Les démonstra-
-tions d’Arnoux ennuyaient Frédéric qui avait
froid et faim.
Il courut au café-Anglais, y soupa splendi-
-dement et tout en mangeant il se disait :
« J’étais bien bon là-bas, avec mes douleurs ! à
peine si elle m’a reconnu ! quelle bourgeoise ! » et
dans un brusque épanouissement de santé, il se
fit des résolutions d’égoïsme. Il se sentait le cœur
dur comme la table où ses coudes posaient. Donc
il pouvait maintenant se jeter au milieu du

163.

monde, sans peur. L’idée des Dambreuse lui vint ; il
les utiliserait ; puis il se rappela Deslauriers « Ah ! ma
foi, tant pis ! » Cependant il lui envoya, par un commis-
-sionnaire, un billet lui donnant rendez-vous le lende-
-main au Palais-Royal, afin de déjeuner ensemble.
La fortune n’était pas si douce pour celui-là
Il s’était présenté au concours d’agrégation
avec une thèse sur le droit de tester où il soutenait qu’on
devait le restreindre autant que possible – et son adver-
-saire l’excitant à lui faire dire des sottises, il en avait
dit beaucoup, sans que les examinateurs bronchas-
-sent. Puis le hazard avait voulu qu’il tirât au
sort, pour sujet de leçon, la Prescription. Alors Des-
-lauriers s’était livré à des théories déplorables. Les vieil-
-les contestations devaient se produire comme les nouvelles
Pourquoi le propriétaire serait-il privé de son bien
parcequ’il n’en peut fournir les titres qu’après
trente et un an révolus ? C’était donner la sécurité de
l’honnête homme à l’héritier du voleur enrichi !
Toutes les injustices s’étaient consacrées par une
extension de ce droit qui était la tyrannie, l’abus
de la force ! Il s’était même écrié : « Abolissons-le, et
les Franks ne pèseront plus sur les Gaulois, les An-
-glais sur les Irlandais, les Yankee sur les Peaux-
-Rouges, les Turcs sur les Arabes, les Blancs sur
les nègres, la Pologne…
Le président l’avait interrompu :
— « Bien ! bien ! monsieur ! nous n’avons que
faire de vos opinions politiques, vous vous représen-
-terez plus tard ! »
Deslauriers n’avait pas voulu se représenter.
Mais ce malheureux titre XX du 3e livre du code

164.

civil était devenu pour lui une montagne d’achoppe-
-ment, il élabarait un grand ouvrage sur la prescrip-
-tion considérée comme base du droit civil et du droit
naturel des peuples
. et il était perdu dans Dunod,
               Balbus
Rogerius, Merlin, Vaseille, Savigny, Troplong et autres
lectures considérables. Afin de s’y livrer plus à l’aise,
il s’était démis de sa place de maître-clerc. Il vivait
en donnant des répétitions, en fabriquant des thèses,
et aux séances de la Parlotte, il effrayait par sa virulen-
-ce le parti conservateur, tous les jeunes Doctrinaires
issus de Mr Guisot, si bien qu’il avait dans un cer-
-tain monde, une espèce de célébrité, quelque peu
mêlée de défiance pour sa personne.
Il arriva au rendez-vous, portant un gros
paletot doublé de flanelle rouge, comme celui de
Sénécal autrefois.
Le respect humain, à cause du public qui
passait, les empêcha de s’étreindre longuement ; et ils
                     [illis.] chez Véfour
allèrent jusque ‘aux Provençaux, bras dessus dessous
en ricanant de plaisir, avec une larme au bord des
yeux. Puis dès qu’ils furent seuls, Deslauriers s’écria
— « Ah ! saprelotte, nous allons nous la repasser
douce, maintenant ! »
Frédéric n’aima point cette manière de s’as-
          tout
-socier de suite à sa fortune. Son ami témoignait
trop de joie pour eux deux, et pas assez pour lui
seul.
Ensuite Deslauriers conta son échec, et peu-
-à-peu ses traveaux, son existance, parlant de lui
-même stoïquement et des autres avec aigreur. Tout
lui déplaisait ! Pas un homme en place qui ne
fût un crétin ou une canaille. Pour un verre

165.

mal rincé, il s’emporta contre le garçon, et sur le repro-
che anodin de Frédéric
— « Comme si j’allais me gêner pour de pareils co-
-cos, qui vous gagnent jusqu’à des six et huit mille francs,
par an, qui sont électeurs, éligibles peut-être, ah non,
non ! » Puis d’un air enjoué, « mais j’oublie que je parle
à un capitaliste, à un Mondor, car tu es un Mondor,
maintenant ! » et revenant sur l’héritage, il exprima
cette idée : que les successions collatérales (Chose injus-
-te en soi, bien qu’il se réjouît de celle-là) seraient
abolis un de ces jours à la prochaines révolution.
— « Tu crois ? » dit Frédéric.
— « Compte dessus ! » répondit-il. « Ça ne peut pas
durer ! on souffre trop !
Quand je vois dans la misère des gens comme
Sénécal. »
                          Sénécal !
— « Toujours le Senecal ! pensa Frédéric
— « Quoi de neuf, du reste ? es-tu encore amoureux
de madame Arnoux ? C’est passé, hein ?
Frédéric ne sachant que répondre ferma les yeux
en baissant la tête.
                              Deslauriers
À propos d’Arnoux, [illis.] lui apprit que
son journal appartenait maintenant à Hussonnet
lequel l’avait transformé. Cela s’appelait « L’Art, insti-
-tut littéraire, – société par actions de cent francs cha-
-cune, capital social : quarante mille francs » avec
la facuté pour chaque actionnaire de pousser là
sa copie, car « la société a pour but de publier les
œuvres des débutants, d’épargner au talent, au
génie, peut-être, les crises douloureuses qui a-
-breuvent etc…, tu vois la blague ! » Il y avait cepen-
-dant quelque chose à faire, c’était de hausser le

166.

ton de ladite feuille, puis tout-à-coup gardant les
mêmes rédacteurs et promettant la suite du feuilleton,
de servir aux abonnés un journal politique « les avances
ne seraient pas énormes, qu’en penses-tu, voyons ?
veux-tu t’y mettre ? »
Frédéric ne repoussa pas la proposition. Mais
il fallait attendre le règlement de ses affaires. « Alors
si tu as besoin de quelque chose… »
— « Merci mon petit », dit Deslauriers.
Ensuite, ils fumèrent des Puros, accoudés sur
la planche de velours, au bord de la fenêtre. Le so-
-leil brillait, l’air était doux, des troupes d’oiseaux,
voletant, s’abattaient dans le jardin ; les statues de
marbre et de bronze et de marbre, lavées par
la pluie, miroitaient ; des bonnes en tablier cau
-saient assises sur des chaises ; et l’on entendait
les rires des enfants, avec le murmure con-
-tinu que faisait la gerbe du jet d’eau.
Frédéric s’était senti troublé par l’amer-
-tume de Deslauriers ; mais sous l’inflience du
vin qui circulait dans ses veines, à moitié
endormi, engourdi, et recevant la lumière en plein
visage, il n’éprouvait plus qu’un immense
bien-être voluptueusement stupide, comme
une plante saturée de chaleur et d’humidité.
Deslauriers, les paupières entrecloses regardait
au loin, vaguement. Sa poitrine se gonflait
et il se mit à dire :
— « Ah ! C’était plus beau, quand Camille
                                              une
Desmoulins, debout là-bas, sur table, poussait
le peuple à la Bastille ! On vivait dans ce temps
-là, on pouvait s’affirmer, prouver sa force !

167.

De simples avocats commandaient à des généraux,
des va-nu-pieds battaient les Rois, tandis qu’à pré-
-sent… » Il se tut, puis tout-à-coup « Bah ! l’avenir
est gros ! – » et tambourinant la charge sur les
vitres, il déclama ces vers de Barthélemy.
          reparaîtra
« Elle reviendra la terrible Assemblée
« Dont après quarante ans votre tête est troublée
« Colosse qui sans peur marche d’un pas puissant
— « Je ne sais plus le reste ! – mais il est tard,
si nous partions ? » et il continua, dans la rue, à
exposer ses théories.
Frédéric, sans l’écouter, observait à la devan-
-ture des marchands les étoffes et les meubles con-
-venables pour son installation ; – et ce fut peut-
être la pensée de Mme Arnoux qui le fit s’arrê-
-ter à l’étalage d’un brocanteur devant trois as-
-siettes de faïence. Elles étaient décorées d’arabes-
-ques jaunes, à reflets métalliques, et valaient
cent écus la pièce. Il les fit mettre de côté.
— « Moi, à ta place », dit Deslauriers, « je m’a-
-chèterais plutôt de l’argenterie », décelant ainsi,
par cet amour du cossu, l’homme de mince
origine.
Dès qu’il fut seul, Frédéric se rendit
                          Pomadère
chez le célèbre Pommadère, où il se comman-
-da trois pantalons, deux habits, une pelisse de
                                           chez
fourrure et cinq gilets – puis un bottier, chez
un chemisier, et chez un chapelier, ordonnant
partout qu’on se hâtât le plus possible.
Trois jours après, le soir, à son retour du
Havre, il trouva chez lui sa garde-robe com-
-plète ; – et impatient de s’en servir, il résolut de

168.

faire à l’instant-même une visite aux Dambreuse.
Mais il était trop tôt, huit heures à peine. – « Si
j’allais chez les autres, » se dit-il.
Arnoux, seul, devant sa glace était en train
de se raser. Il lui proposa de le conduire dans
                                                                Mr
un endroit où il s’amuserait et au nom de Da-
-mbreuse
— « Ah ! ça se trouve bien ! Vous verrez-là de
ses amis. venez donc ! ce sera drôle ! »
Frédéric s’excusait, me Arnoux reconnut
sa voix et lui souhaita le bonjour à travers la
                                      indisposée
cloison, car sa fille était malade, elle-même souf-
-frante ; – et l’on entendait le bruit d’une
cuillère contre un verre, et tout ce frémis-
-sement de choses délicatement remués qui se
fait dans la chambre d’un malade.
Puis Arnoux disparut pour dire
adieu à sa femme. Il entassait les raisons –
                                                         il faut que j’y aille
— « tu sais bien que c’est sérieux ! j’y ai besoin,
on m’attend ! »
— « Va va, mon ami. amuse toi ! »
Arnoux refusa de monter dans la
voiture, trop petite pour ses projets ; il héla un
fiacre. — « Palais-Royal ! galerie Montpensier
7 » et se laissant tomber sur les coussins — « Ah !
comme je suis las, mon cher ! j’en crèverai
– Du reste je peux bien vous le dire, à vous », –
il se pencha vers son oreille, mystérieusement
— « je cherche à retrouver le rouge de cuivre des
chinois » et il expliqua ce qu’étaient la sous-
                [illis.]
la couverte et le petit-feu.
Arrivés chez Chevet, on lui remit une

169.

grande corbeille, qu’il fit porter sur le fiacre. Puis
il choisit pour « sa pauvre femme » du raisin, des
ananas, différentes curiosités de bouche, et recom-
-manda qu’elles fussent envoyées de bonne heu-
-re, le lendemain. Ils allèrent ensuite chez un
costumier – C’était d’un bal qu’il s’agissait – Ar-
-noux prit une culotte de velours bleu, une veste
pareille [* blanche], une perruque rouge, Frédéric un domi-
-no ; et ils descendirent rue de Laval, devant une
maison, illuminée au second étage par des
lanternes de couleur.
Dès le bas de l’escalier on entendait le bruit
des violons.
— « Où diable me menez-vous ? » dit Frédéric ?
— « Chez une bonne fille ! n’ayez pas peur ! »
Un groom leur ouvrit la porte et ils
entrèrent dans l’antichambre, où des paletots, des
manteaux et des châles étaient jetés en pile, sur
des chaises. Une jeune femme, en costume de dra-
                                           en
-gon Louis XV, le traversait à ce moment-là –
C’était Mlle Rose-Annette-Bron, la maîtresse
du lieu.
— « Eh bien ? » dit Arnoux
— « C’est fait ! » répondit-elle
— « Ah ! merci, mon ange ! » et il voulut l’em-
-brasser.
— « Prends donc garde, imbécille ! tu vas gâ-
-ter mon maquillage ! »
Arnoux présenta Frédéric — « Tapez-là-
-dedans, monsieur, soyez le bien venu ! » elle écarta
une portière derrière elle, et se mit à crier em-
-phatiquement. — « le sieur Arnoux, marmiton,

170.

et un prince de ses amis ! »
Frédéric fut d’abord ébloui par les lumières,
il n’apperçut que de la soie, du velours, des épaules
nues, une masse de couleurs qui se balançait aux
sons d’un orchestre caché par des verdures, entre
des murailles tendues de soie jaune, avec des portraits
au pastel, çà et là, et des torchères de cristal en
style Louis XVI. De hautes lampes, dont les globes
dépolis ressemblaient à des boules de neige, domi-
-naient des corbeilles de fleurs, posées sur des conso
les, dans les coins ; – et en face, après une seconde
pièce plus petite, on distinguait dans une troisiè-
-me, un lit à colonnes torses ayant une glace
de Venise à son chevet.
Mais les danses s’arrêtèrent ; et il y eut des
applaudissements, un vacarme de joie, à la vue
d’Arnoux s’avançant avec son panier sur la tête ;
Les victuailles dont il était plein faisaient bosse
                                            cria-t-on
au milieu. – « gare au lustre ! » Frédéric leva les yeux ;
C’était le lustre en vieux saxe qui ornait la bouti-
que de l’Art-industriel ; Le souvenir des anciens
jours passa dans sa mémoire. Mais un fantas-
-sin de la ligne en petite tenue, avec cet air nigaud
que la tradition donne aux conscrits, se planta
devant lui, en écartant les deux bras pour marquer
                                                          les
l’étonnement ; et il reconnut, malgré d’ effroyables
moustaches noires extra-pointues qui le défigu-
-raient, son ancien ami Hussonnet. Dans un
charabia moitié alsacien, moitié nègre, le bo-
-hème l’accablait de félicitations, l’appelant son
colonel. Frédéric, décontenancé par toutes ces per-
-sonnes, ne savait que répondre. Mais un

171.

archet ayant frappé sur un pupitre, danseurs et
danseuses se mirent en place.
Ils étaient une soixantaine environ, les femmes
pour la plupart en villageoises ou en marquises,
et les hommes, presque tous d’âge mûr, en costu-
                       de                   de
-mes de roulier, débardeur ou matelot.
Frédéric s’étant rangé contre le mur, obser-
-va le quadrille devant lui.
Un vieux Beau, vêtu, comme un doge
Vénitien d’une longue simarre de soie pourpre,
dansait avec Me Rose-Annette qui portait un
habit vert, une culotte de tricot et des bottes molles
à éperons d’or. Le couple en face se composait
d’un Arnaute chargé de yatagans et d’une Suis-
-sesse aux yeux bleus, blanche comme du lait, po-
-telée comme une caille, en manches de chemise
et corset rouge. Pour faire valoir sa chevelure
qui lui descendait jusqu’aux jarrets, une grande
blonde marcheuse à l’Opéra, s’était mis en fem-
-me sauvage ; et pardessus son maillot de cou-
-leur brune n’avait qu’un pagne de cuir, des
bracelets de verroterie, et un diadème de clinquant,
d’où s’élevait une haute gerbe en plumes de paon.
Devant elle, un Prittchard affublé d’un habit
noir grotesquement large, battait la mesure avec
son coude sur sa tabatière. Un petit berger-
-Watteau, azur et argent comme un clair de
lune, choquait sa houlette contre le tyrse d’une
Bacchante couronnée de raisins, une peau de Lé-
-opard sur le flanc gauche et des cothurnes à
rubans d’or. De l’autre côté, une Polonnaise,
en spencer de velours nacarat, balançait son

172.

jupon de gaze sur ses bas de soie gris-perle pris dans
des bottines roses cerclées de fourrure blanche. Elle
souriait à un quadragénaire ventru, déguisé en
                                                                          levant
enfant de chœur ; et qui gambadait très haut, [illis.]
d’une main son surplis et retenant de l’autre sa ca-
-lotte rouge. Mais la reine, l’étoile, c’était Mademoi-
-selle Loulou célèbre danseuse des bals publics. Com-
-me elle se trouvait riche maintenant, elle portait
une large collerette de dentelle sur sa veste de velours
noir uni, et son large pentalon de soie ponceau, col-
-lant sur la croupe et serré à la taille par une
écharpe de cachemire, avait, tout le long de la cou-
-ture, des petits camélias blancs, naturels. Sa mine
pâle un peu bouffie et à nez retroussé, semblait plus
insolente encore par l’ébouriffure de sa perruque
où tenait un chapeau d’homme en feutre gris,
plié d’un coup de poing sur l’oreille droite ; et,
dans les bonds qu’elle faisait, ses escarpins à bou-
-cles de diamants atteignaient presqu’au nez
                                      baron
de son voisin, un grand [illis.] moyen âge tout
empêtré dans une armure de fer. Il y avait
aussi une Ange, un glaive d’or à la main, deux
ailes de cygne dans le dos, et qui allant, venant,
perdant à toute minute son cavalier, un [illis.]
Louis XIV, ne comprenait rien aux figures et
embarrassait la contredanse.
Frédéric, en regardant ces personnes, éprou-
-vait un sentiment d’abandon, un malaise.
Il songeait encore à Mme Arnoux, et il lui semblait
participer à quelque chose d’hostile se tramant
contre elle.
Quand le quadrille fut achevé, Me

173.

Rosanette l’aborda. Elle haletait un peu, et son hausse-
-col, poli comme un miroir, se soulevait doucement
sous son menton.
— « Et vous, monsieur, » dit-elle, « vous ne dan-
sez pas ? »
Frédéric s’excusa, il ne savait pas danser.
— « Vraiment ? Mais avec moi ? bien sûr ? »
Et posée sur une seule hanche, l’autre
                                 en
genou un peu rentré, caressant de la main gau-
-che le pommeau de nacre de son épée, elle le con-
-sidéra pendant une minute, d’un air moitié sup-
-pliant, moitié gouailleur. Enfin elle dit « Bon-
-soir ! » fit une pirouette et disparut.
Frédéric, mécontent de lui-même et ne
sachant que faire, se mit à errer dans le bal.
Il entra dans le boudoir, capitonné de soie
bleue pale avec des bouquets de fleurs des champs,
tandis qu’au plafond dans un cercle de bois doré
des amours, émergeant d’un ciel d’azur, batifo-
-laient sur des nuages en forme d’édredon. Ces élé-
-gances, qui seraient aujourd’hui des misères pour
les pareilles de Rosanette, l’éblouirent ; et il admira
tout : les volubilis artificiels ornant le contour
de la glace, les rideaux de la cheminée, le divan
turc, et dans un renfoncement de la muraille une
manière de tente tapissée de soie rose, avec de la
mousseline blanche par dessus. Des meubles noirs
à marquetterie de cuivre garnissaient la cham-
-bre à coucher, où se dressait sur une estrade
couverte d’une peau de cygne le grand lit à bal-
-daquin et à plumes d’autruche. Des épingles
          de pierreries
à tête de [illis.] fichées dans des pelottes, des

174.

             trainant
bagues trainaient sur des plateaux, des médaillons à cer-
-cles d’or et des coffrets d’argent se distinguaient dans
l’ombre, sous la lueur qu’épenchait une urne de Bo-
-hême, suspendue à trois chainettes. Par une petite
porte entre baillée on appercevait une serre-chaude
occupant toute la largeur d’une terrasse, et que termi-
nait une volière à l’autre bout.
                                                    lui
C’était bien là un milieu fait pour lui
plaire. Dans une brusque révolte de sa jeunesse
il se jura d’en jouir, s’enhardit ; puis revenu à
l’entrée du salon – où il y avait plus de monde
maintenant, (tout s’agitait dans une sorte de
pulvérulence lumineuse) – il resta debout à contem-
à contempler les quadrilles
-pler la foule, clignant les yeux pour la mieux
voir – et humant les molles senteurs de femme
qui circulaient, comme un immense baiser
épandu.
Mais il y avait près de lui – de l’autre
côté de la porte, Pellerin – Pellerin en grande
toilette, le bras gauche dans la poitrine et
tenant de la droite, avec son chapeau,
un gant blanc, déchiré
— « Tiens, il y a longtemps qu’on ne vous
a vu ! où diable étiez-vous donc ? parti en
voyage, en Italie ? – Poncif, hein, l’Italie ?
pas si raide qu’on dit ! n’importe ! apportez
-moi vos esquisses, un de ces jours ! » – Et, sans
attendre sa réponse, l’artiste se mit à parler
de lui-même.
Il avait fait beaucoup de progrès, ayant
reconnu définitivement la bêtise de la ligne.
droite. On ne devait pas tant s’enquérir de la Beauté

175.

et de l’Unité, dans une œuvre, que du ca-
-ractère et de la diversité des choses – « Car
tout existe dans la nature, donc tout est
légitime, tout est plastique ! Il s’agit
seulement d’attraper la note, voilà. J’ai
découvert le secret » et lui donnant un coup
de coude, il répéta plusieurs fois – « j’ai décou-
-vert le secret, vous voyez ! – ainsi regardez-moi
cette petite femme à coiffure de sphinx qui
danse avec un postillon russe, c’est net, sec,
arrêté, tout en méplats et en tons crus, de l’in-
-digo sous les yeux, une plaque de cinabre
à la joue, du bistre sur les tempes, pif ! paf ! »
et il jetait, avec le pouce, comme des
coups de pinceau dans l’air – « Tandis
que la grosse, là-bas, » contina-t-il, en
montrant une Poissarde, en robe de
soie cerise avec une croix d’or au
cou et un fichu de linon noué dans
le dos – « rien que des rondeurs ; les narri-
-nes s’épatent comme les deux ailes de
son bonnet, les coins de la bouche se
relèvent, le menton s’abaisse, tout est gras,
fondu, copieux, tranquille et soleillant,
un vrai Rubens ! Elles sont parfaites
cependant ! Où est le type, alors ? » – il s’é-
-chauffait. – « qu’est-ce qu’une belle femme ?
Qu’est-ce que le beau ? Ah ! le Beau ! me
direz-vous… »
Frédéric l’interrompit, pour savoir ce qu’était
un Pierrot à profil de bouc, en train de bénir
tous les danseurs, au milieu d’une pastourelle.

176.

« — « Rien du tout ! un veuf, père de treize garçons.
Il les laisse sans culottes, passe sa vie au club, et couche
         la
avec sa bonne. »
« — Et celui-là, costumé en bailli, qui parle
dans l’embrasure de la fenêtre à une Marquise
Pompadour ?
« — La marquise, c’est Mme Vandaël, l’ancien-
-ne actrice du Gymnase, la maîtresse du Doge, le
Comte de Palazot. Voilà vingt ans qu’ils sont
ensemble ; on ne sait pourquoi ! Avait-elle de
beaux yeux, autrefois, cette femme-là ! Quant
au citoyen près d’elle, on le nomme le capitaine
d’Herbigny, un vieux de la Vieille, qui n’a pour
toute fortune que sa croix d’honneur et sa
pension, sert d’oncle aux grisettes dans les [illis.]
solennités, arrange les duels et dîne en ville.
« — Une canaille ? » dit Frédéric.
« — Non ! un honnête homme ! »
« — Ah ! »
L’artiste lui en nomma d’autres encore, quand
                        monsieur
apercevant un Monsieur, qui portait comme
les médecins de Molière une grande robe de serge
noire, mais bien ouverte de haut en bas, afin
de montrer toutes ses breloques :
« — Ceci vous représente le docteur Des Rogis,
enragé de n’être pas célèbre, a écrit un livre de
pornographie médicale, – cire volontiers les
bottes dans le grand monde, – est discret – Ces
dames l’adorent. Lui et son épouse (cette mai-
-gre chatelaine en robe grise) se trimbalent
ensemble dans tous les endroits publics, et autres.
Malgré la gêne du ménage, on a un jour, — thés

177.

artistiques où il se dit des vers. — Attention ! »
                                                 Et
En effet, le docteur les aborda ; bientôt ils formè-
-rent, tous les trois, à l’entrée du salon, un groupe
de causeurs, où vint s’adjoindre Hussonnet, puis
l’amant de la femme sauvage, un jeune poète
exhibant sous son court mantel à la François Ier,
la plus piètre des anatomies, et enfin un garçon
d’esprit, déguisé en Turc de barrière. Mais sa veste
à galons jaunes avait si bien voyagé sur le dos des
dentistes ambulants, son large pantalon à plis était
d’un rouge si déteint, son turban roulé comme une
anguille à la tartare d’un aspect si pauvre, tout
son costume enfin tellement déplorable et réus-
-si, que les femmes ne dissimulaient pas leur
dégoût. Le Docteur l’en consola par de grands
éloges sur la débardeuse sa maîtresse. – Ce Turc était
fils d’un banquier.
Entre deux quadrilles Rosanette se dirigea
vers la cheminée, où était installé dans un fau-
-teuil, un petit vieillard replet, en habit marron,
à boutons d’or. Malgré ses joues flétries qui tom-
-baient sur sa haute cravate blanche, ses cheveux
encore blonds et frisés naturellement comme
les poils d’un caniche, lui donnaient quelque chose
de folâtre.
Elle l’écouta, penchée vers son visage. Ensuite
elle lui accommoda un verre de sirop ; – et rien n’é-
-tait mignon comme ses mains sous leurs
manches de dentelles qui dépassaient les pare-
-ments de l’habit vert. Quand le bonhomme
eut bu, il les baisa.
« — Mais c’est Mr Oudry, le voisin d’Arnoux

178.

« — Il l’a perdu » dit en riant Pellerin.
— « Comment ? »
Un postillon de Lonjumeau la saisit par
la taille, une valse commençait. Alors toutes
les femmes, assises autour du salon sur les ban-
-quettes, se levèrent à la file, prestement ; et
leurs jupes, leurs écharpes, leurs coiffures se
mirent à tourner.
Elles tournaient si près de lui que Frédéric
distinguait les gouttelettes de leur front, – et ce
mouvement giratoire de plus en plus vif et
régulier, vertigineux, communiquant à sa
pensée une sorte d’ivresse y faisait surgir
d’autres images, tandis que toutes passaient
dans le même éblouissement, et chacune avec
une excitation particulière selon le genre de sa
beauté.
La Polonaise, qui s’abandonnait d’une façon
langoureuse, lui inspirait l’envie de la tenir
contre son cœur, en filant tous les deux dans
un traîneau sur une plaine couverte de neige.
Des horizons de volupté tranquille au bord d’un
lac, dans un chalet, se déroulaient sous les
pas de la Suissesse qui valsait le torse droit
et les paupières baissées. Puis, tout à coup, la
Bacchante penchant en arrière sa tête brune,
le faisait rêver à des caresses dévoratrices, dans
des bois de lauriers roses, par un temps d’orage,
au bruit confus des tambourins. La Poissarde,
que la mesure trop rapide essoufflait, poussait
des rires, et il aurait voulu, buvant avec elle
aux Porcherons, chiffonner à pleines mains

179.

son fichu, comme au bon vieux temps. Mais la
Débardeuse, dont les orteils légers effleuraient à peine
le parquet, semblait recéler dans la souplesse de
ses membres et le sérieux de son visage tous les
raffinements de l’amour moderne, qui a la justesse
[d’une] science et la mobilité d’un oiseau. La Rosannette
tournait le poing sur la hanche. Sa perruque
à marteau, sautillant sur son collet, envoyait
de la poudre d’iris autour d’elle ; et à chaque tour,
du bout de ses éperons d’or, elle manquait d’attra-
-per Frédéric.
Au dernier accord de la valse, Mlle Vatnas
parut. Elle avait un mouchoir algérien sur la
tête, beaucoup de piastres sur le front, de l’an-
-timoine au bord des yeux, avec une espèce de
paletot en cachemire noir tombant sur un
jupon clair, lamé d’argent, et elle tenait un
tambour de basque à la main.
Derrière son dos marchait un grand garçon,
dans le costume classique du Dante et qui était
(Elle ne s’en cachait plus, maintenant) l’ancien
chanteur de l’Allambra, – lequel s’appelant
s’était fait appeler primitivement Anténor Dellamare
Auguste Delamarre, puis Delmas, puis
Belmar, et enfin Delmar, modifiant ainsi,
et perfectionnant son nom, d’après sa gloire
croissante, car il avait quitté le Bastringue
pour le Théâtre, et venait même de débuter
bruyamment, à l’Ambigu, dans Gaspardo le
pêcheur
.
                         2                       1
Hussonnet se renfrogna en l’apercevant.
Depuis qu’on avait refusé sa pièce, il exécrait
les comédiens. On n’imaginait pas la vanité de

180.

ces Messieurs, de celui-là, surtout ! « Quel poseur, voyez
donc ! »
En effet, après un léger salut à Rosanette, Delmar s’é-
-tait adossé à la cheminée ; et il restait immobile, une
main sur le cœur, le pied gauche en avant, les yeux au ciel,
avec sa couronne de lauriers dorés par-dessus son capuchon,
tout en s’efforçant de mettre dans son regard beaucoup de poé-
                              mieux
-sie, pour fasciner même les dames. On faisait de loin un
grand cercle autour de lui.
Mais la Vatnas, quand elle eut embrassé longuement
Rosanette, s’en vint prier Hussonnet de revoir, sous le point
de vue du style, un ouvrage d’éducation qu’elle voulait publier.
La guirlande des jeunes personnes, recueil de littérature et
de morale. L’homme de lettres promit son concours.
                                                                                     des
Alors elle lui demanda s’il ne pourrait pas, dans une feuil
feuilles où il avait accès, faire mousser quelque peu son ami – et
même lui confier plus tard un rôle ? Hussonnet en ou-
-blia de prendre un verre de punch.
C’était Arnoux qui l’avait fabriqué ; et suivi par
le groom du Comte portant un plateau vide, il l’offrait
aux personnes avec satisfaction.
Quand il vint à passer devant Mr Oudry, Rosanette
l’arrêta.
« — Eh bien ! et cette affaire ? »
Il rougit quelque peu, enfin s’adressant au bonhomme :
« — Notre amie m’a dit que vous auriez l’obligeance…
« — Comment donc, mon voisin, tout à vous »
Et de suite, le nom de Mr Dambreuse fut prononcé, –
mais comme ils s’entretenaient à demi-voix, Frédéric les
                 confusément
entendait continuellement et il se porta vers l’autre
coin de la cheminée, où Rosanette et Delmar causaient
ensemble.
Le cabotin avait une mine vulgaire, faite comme

181.

les décors de théâtre pour être contemplée à distance, des
                                                                 2       1
mains épaisses, de grands pieds, une lourde machoire ;
et il dénigrait les acteurs les plus illustres, traitait de
haut les poètes, disait : « mon organe, mon physique, mes
moyens, » en émaillant son discours de mots peu intelli-
-gibles pour lui-même, et qu’il affectionnait, tels que
« morbidezza, analogue, et homogénéité. »
Elle l’écoutait avec de petits mouvements de
tête approbatifs. On voyait l’admiration s’épa-
-nouir sous le fard de ses joues, et quelque chose
d’humide passait comme un voile sur ses yeux
clairs, d’une indéfinissable couleur. Comment
                                                   la
donc un pareil homme pouvait-il charmer ?
Frédéric s’excitait intérieurement à le mépri-
-ser encore plus, pour bannir peut-être, l’es-
-pèce d’envie qu’il lui portait.
Mlle Vatnas était maintenant avec Arnoux,
et tout en riant très haut, de temps à autre,
                                              son amie
elle jetait un coup d’œil sur Rosanette que Mr
Oudry ne perdait pas de vue.
Puis Arnoux et la Vatnas disparurent, le
                         parler bas à Rosanette
bonhomme vint lui parler à l’oreille.
— « Eh bien, oui, oui ! c’est convenu ! Laissez-
moi tranquille. » – Et elle pria Frédéric d’aller
voir dans la cuisine si Mr Arnoux n’y était pas.
Un bataillon de verres à moitié pleins cou-
-vrait le plancher, et les casseroles, les marmites,
la turbotière, la poêle à frire sautaient ! Ar-
-noux commandait aux domestiques en les
                                rémolade
tutoyant, battait la rémoulade, goûtait les
sauces, rigolait avec la bonne.
— « Bien » dit-il, « avertissez-la ! Je fais
servir. »

182.

On ne dansait plus, les femmes venaient
de se rasseoir, les hommes se promenaient.
                                                         tendu
Au milieu du salon, un des rideaux [illis.]
sur une fenêtre se bombait au vent ; et la
Sphinx, malgré les observations de tout le
monde, exposait au courant d’air ses bras en
sueur. Où donc était Rosanette ? – Frédéric
                                   jusque
la chercha plus loin, presque dans le boudoir
et dans la chambre. – Quelques-uns, pour être
seuls ou deux-à-deux, s’y étaient réfugiés.
L’ombre et les chuchottements se mêlaient.
Il y avait de petits rires sous des mouchoirs ;
et l’on entrevoyait au bord des corsages, des fris-
-sonnements d’éventails, lents et doux comme
des battements d’aile d’oiseau blessé.
En entrant dans la serre, il vit, sous les
larges feuilles d’un Caladium près le jet d’eau,
Delmar couché à plat ventre sur le canapé
de toile ; avec son capuchon rabattu Rosa-
-nette, assise près de lui, avait la main passée
                                                                  même
dans ses cheveux et ils se regardaient. Au mo-
-ment [illis.] Arnoux entra par, l’autre côté,
celui de la volière. Delmar se leva d’un bond, puis
il sortit à pas tranquilles, sans se retourner,
– Et même il s’arrêta près de la porte, pour
cueillir une fleur d’hibiscus dont il garnit
sa boutonnière.
Rosanette pencha le visage ; – Frédéric
qui la voyait de profil, s’aperçut qu’elle
pleurait.
« — Tiens ! qu’as-tu donc ? » dit Arnoux.
Elle haussa les épaules sans répondre.

183.

« — Est-ce à cause de lui ? » reprit-il.
Elle étendit le bras autour de son cou, en le baisant
au front lentement :
« — Tu sais bien que je t’aimerai toujours, mon
gros. – N’y pensons plus ! Allons souper ! »
Un lustre de cuivre, à quarante bougies éclairait
la salle, dont les murailles disparaissaient sous de
vieilles faïences accrochées ; – et cette lumière vive, crue,
tombant d’aplomb, rendait plus blanc encore parmi
les hors-d’œuvre et les fruits, un gigantesque turbot
occupant le milieu de la nappe, bordée par des assiettes
pleines de potages à la brisque. Alors toutes à la foi, avec
un froufrou d’étoffes, les femmes tassant leurs jupes,
leurs manches et leurs écharpes s’assirent les unes
près des autres ; les hommes debout s’établirent dans
les angles. Pellerin et Mr Oudry furent placés
près de Rosanette ; Arnoux était en face. Pala-
-zot et son amie venaient de partir. – « Bon voyage ! »
dit-elle, « attaquons ! » Et l’enfant de chœur,
homme facétieux, en faisant un grand signe
de croix commença le benedicite.
Les dames furent scandalisées, et principa-
-lement la Poissarde, mère d’une fille dont elle
voulait faire une femme honnête. Arnoux
non plus « n’aimait pas ça » trouvant qu’on
devait respecter la religion.
Puis tout le monde se remit à manger,
   mais
quand une horloge allemande, munie d’un
coq, carrillonnant deux heures, provoqua
sur le coucou force plaisanteries. Toutes
sortes de propos s’ensuivirent : calembourgs,
anecdotes, vantardises, gageures, mensonges
tenus pour vrais, assertions improbables, un

184.

tumulte de paroles qui bientôt s’éparpilla en
conversations particulières. Les vins circulaient,
les plats se succédaient, le docteur découpait ;
quelquefois une truffe roulait par terre, On
se lançait de loin une orange, un bouchon, on
quittait sa place pour causer avec quelqu’un.
Souvent Rosanette se tournait vers Delmar,
immobile derrière elle ; Pellerin bavardait, Mr
Oudry souriait. Mme Vatnas mangea pres-
-que à elle seule le buisson d’écrevisses, et
les carapaces, sonnaient sous ses longues dents.
Mais L’Ange, posée sur le tabouret du piano
(seul endroit où ses ailes lui permissent de
s’asseoir) mastiquait placidement, sans
discontinuer, – « [illis.] quelle fourchette ! »
 répétait
[illis.] l’Enfant de chœur ébahi, « quelle fourchette »
Et la Sphinx buvait de l’eau-de-vie, criait à
plein gosier, se démenait comme un démon.
Tout-à-coup ses joues s’enflèrent, et ne résis-
-tant plus au sang qui l’étouffait, elle porta
sa serviette contre ses lèvres, puis la jeta sous
la table.
Frédéric l’avait vue.
« — Ce n’est rien » et à ses instances pour
partir et se soigner elle répondit, lentement :
« — Bah ! à quoi bon ! autant ça qu’autre chose !
La vie n’est pas si drôle ! »
Alors il frissonna, pris d’une tristesse gla-
ciale, comme s’il avait aperçu des mondes en-
-tiers de misère et de désespoirs, – un réchaud
de charbon près d’un lit de sangle – et les cadavres
de la morgue en tablier de cuir, avec le robinet

185.

d’eau froide qui coule sur leurs cheveux.
Cependant Hussonnet accroupi aux pieds de la
femme sauvage, braillait d’une voix enrouée pour
imiter l’acteur Grassot.
« — Ne sois pas cruelle, ô Celuta ! cette petite
fête de famille est charmante ! Enivrez-moi de
voluptés mes amours ! Folichonnons ! follichonnons !
Et il se mit à baiser toutes les femmes sur
l’épaule. Elles tressaillaient, piquées par ses
moustaches ; puis il imagina de casser contre sa
tête une assiette, en la heurtant d’un petit coup.
D’autres l’imitèrent, les morceaux de faïence
 volaient
[illis.] comme des ardoises par un grand vent,
et la débardeuse s’écria :
« — Ne vous gênez pas ! ça ne coûte rien ! Le
bourgeois qui en fabrique nous en cadotte ! »
Tous les yeux se portèrent sur Arnoux. Il
répliqua :
« — Ah ! sur facture, permettez ! » tenant
sans doute, à passer pour n’être pas ou n’être plus
l’amant de Rosanette.
Mais deux voix furieuses s’élevèrent :
« — Imbécile !
« — Polisson !
« — À vos ordres !
« — Aux vôtres ! »
C’était le Chevalier moyen âge et le Postillon
Russe qui se disputaient ; celui-ci ayant
soutenu que les armures dispensaient d’être
brave, l’autre avait pris cela pour une injure.
Il voulait se battre, tous s’interposaient, et
le capitaine, au milieu du tumulte, tâchait
de se faire entendre.

186.

« — Messieurs, écoutez-moi ! un mot ! j’ai
de l’expérience, Messieurs ! »
Mais Rosanette, ayant frappé avec son couteau
sur un verre, finit par obtenir du silence – et s’adres-
-sant au chevalier qui gardait son casque, puis
au postillon coiffé d’un bonnet à longs poils.
« — Retirez d’abord votre casserole ! ça m’é-
-chauffe ! — et vous, là-bas, votre tête de loup. —
Voulez-vous bien m’obéir, saprelotte ! Regardez
donc mes épaulettes ! Je suis votre maréchale. »
Il s’exécutèrent et tous applaudirent en
criant « Vive la Maréchale ! vive la Maréchale ! »
Alors elle prit sur le poêle une bouteille de
vin de Champagne, et elle le versa de haut,
dans les coupes qu’on lui tendait. Comme la
table était trop large, les convives, les femmes
surtout, se portèrent de son côté, en se dressant
sur la pointe des pieds, sur les barreaux des
chaises, ce qui forma pendant une minute
un groupe pyramidal de coiffures, d’épaules
nues, de bras tendus, de corps penchés ; – Et de
longs jets de vin rayonnaient dans tout cela,
car le Pierrot et Arnoux, aux deux angles
de la salle, lâchant chacun une bouteille,
éclabouissaient les visages. Mais les petits
oiseaux de la volière, dont on avait laissé la
porte ouverte, envahirent la salle, tout effa-
-rouchés, voletant autour du lustre, se cognant
contre les carreaux, contre les meubles, et quel-
-ques-uns posés sur les têtes, faisaient au mi-
-lieu des chevelures comme de larges fleurs.
Les musiciens étaient partis. On tira le
piano de l’antichambre dans le salon. La

187.

Vatnas s’y mit, et accompagnée de l’Enfant de
chœur qui battait du tambour de basque, elle
entama une contredanse avec furie, tapant
les touches comme un cheval qui piaffe, et se
dandinant de la taille, pour mieux marquer
la mesure. La Maréchale entraîna Frédéric,
Hussonnet et faisait la roue, la Débardeuse
se disloquait comme un clown, le Pierrot avait
des façons d’orang-outang, la Sauvagesse
                      imitait
les bras écartés l’oscillation d’une chaloupe.
Enfin tous, n’en pouvant plus, s’arrêtèrent ;
et on ouvrit une fenêtre.
Le grand jour entra, avec la fraîcheur du
matin. Il y eut une exclamation d’étonne-
-ment, puis un silence. Les flammes jaunes
des bougies vacillaient, en faisant de temps
à autre éclater leurs bobèches. Des rubans, des
fleurs et des perles jonchaient le parquet ; des taches
de punch et de sirop poissaient les consoles ; les
tentures étaient salies, les costumes frippés,
poudreux. Les nattes pendaient sur les épau-
-les, et le maquillage coulant avec la sueur
découvrait des faces blêmes, dont les paupières
rouges clignottaient.
La Maréchale, fraîche comme au sortir d’
un bain, avait les joues roses, les yeux bril-
-lants. Elle jeta au loin sa perruque ; et ses
cheveux tombèrent autour d’elle comme une
toison, ne laissant voir de tout son vêtement
que sa culotte, ce qui produisit un effet à la
fois comique et gentil.
Cependant la Sphinx, dont les dents cla-
-quaient de fièvre, eut besoin d’un châle.

188.

Rosanette courut dans sa chambre pour le chercher,
et comme l’autre la suivait, elle lui ferma la porte au
nez, vivement. Le Turc observa, tout haut, qu’on n’a-
-vait pas vu sortir Mr Oudry. Aucun ne releva
cette malice, tant on était fatigué. Puis, en attendant
les voitures, on s’embobelina dans les capelines et les
manteaux. Sept heures sonnèrent. L’Ange était
toujours dans la salle, attablée devant une compotte de
beurre et de sardines, et la Poissarde près d’elle, fu-
-mait des cigarettes, tout en lui donnant des conseils
sur l’existence.
Enfin les fiacres étant survenus, les invités s’en
allèrent. Hussonnet, employé dans une corres-
-pondance pour la Province, devait lire avant
son déjeuner cinquante-trois journaux, la Sau-
-vagesse avait une répétition à son théâtre,
Pellerin un modèle, l’Enfant de chœur trois
rendez-vous. Mais l’Ange, envahie par les
premiers symptômes d’une indigestion, ne put
se lever. Le baron moyen âge la porta jusqu’au
fiacre.
« — Prends garde à ses ailes » cria, par la fe-
-nêtre, la débardeuse.
On était sur le palier quand Mme Vatnas
dit à Rosanette :
« — Adieu, chère ! C’était très bien, ta soirée »
Puis se penchant à son oreille : « garde-le ! »
« — Jusqu’à des temps meilleurs » reprit
la Maréchale en tournant le dos, lentement.
Arnoux et Frédéric s’en revinrent en-
-semble, comme ils étaient venus. Mais le
marchand de faïence avait un air tellement
sombre que son compagnon le crut indisposé.

189.

« — Moi ? pas du tout ! »
Cependant il se mordait la moustache, fron-
-çait les sourcils, et Frédéric lui demanda si ce
n’étaient pas ses affaires qui le tourmentaient.
« — Nullement » Puis tout-à-coup « Vous
le connaissiez, n’est-ce pas, le père Oudry ? » et
avec une expression de rancune : « Il est riche,
le vieux gredin ! »
Ensuite Arnoux parla d’une cuisson im-
-portante que l’on devait finir aujourd’hui, à
sa fabrique. Il voulait la voir. Le train partait
dans une heure. « Il faut cependant que j’aille
embrasser ma femme »
« — Ah ! sa femme ! » pensa Frédéric.
Puis il se coucha, avec une douleur intolérable
à l’occiput ; et il but une caraffe d’eau, pour calmer
sa soif.
Une autre soif lui était venue, celle des femmes,
du luxe, et de tout ce que comporte l’existence
Parisienne. Il se sentait quelque peu étourdi, comme
un homme qui descend d’un vaisseau ; et dans l’halluci-
-nation du premier sommeil, il voyait passer et repasser
continuellement les épaules de la poissarde, les reins de
la débardeuse, les mollets de la Polonaise, la chevelure de la
sauvagesse. Puis deux grands yeux noirs, qui n’étaient pas
dans le bal, parurent ; – et légers comme des papillons, ar-
-dents comme des torches, ils allaient, venaient, vibrai-
-ent, montaient dans la corniche, descendaient jusqu’à
sa bouche. Frédéric s’acharnait à reconnaître ces yeux
sans y parvenir. Mais déjà le rêve l’avait pris. Il lui semblait
qu’il était attelé près d’Arnoux, au timon d’un fiacre,
et que la Maréchale, à califourchon sur lui, l’éventrait
avec ses éperons d’or.

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