Gustave Flaubert —
L'Éducation sentimentale [1869]
Transcription du
manuscrit des copistes
Première partie –
Chapitre 6
VI.
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Ruiné, dépouillé, perdu ! Il était resté sur le banc comme étourdi par une commotion. Il maudissait le sort, il aurait voulu battre quelqu’un ; et pour renforcer son désespoir, il sentait peser sur lui une sorte d’ou- -trage, un déshonneur ; car Frédéric s’était imaginé que sa fortune paternelle monterait un jour à quinze mille livres de rentes et il l’avait fait savoir d’une façon indirecte aux Arnoux. Il allait donc passer pour un hâbleur, un drôle, un obscur polisson qui s’était introduit chez eux dans l’es- -pérance d’un profit quelconque ! Et elle, Mme Arnoux, comment la revoir maintenant ? Cela d’ailleurs, était complètement impossible, n’ayant que trois mille francs de rente ! Il ne pouvait loger toujours au quatrième, avoir pour domestique portier le concierge, et se présenter avec de pauvres gants noirs bleuis du bout, un chapeau gras, la même redingote pendant un an. — « Non, non ! jamais ! » Cependant l’existence était intolérable sans elle.
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Beaucoup vivaient bien qui n’avaient pas de fortune, Deslauriers entr’autres ; et il se trouva lâche d’atta- -cher une pareille importance à des choses médiocres. La misère peut-être centuplerait ses facultés ? Il s’exalta en pensant aux grands hommes qui tra- -vaillent dans les mansardes. Une âme comme celle de Mme Arnoux devait s’émouvoir à ce spec- -tacle, et elle s’attendrirait ? Ainsi cette catas- -trophe était un bonheur après tout ; comme ces tremblements de terre qui découvrent des trésors, elle lui avait révélé les secrètes opulences de sa nature. Mais il n’existait au monde qu’un seul endroit pour les faire valoir ; Paris – Car dans ses idées, l’art, la science et l’amour (Ces trois faces de Dieu comme eût dit Pellerin) dé- -pendaient exclusivement de la capitale. Il déclara, le soir, à sa mère, qu’il y retour- -nerait. Mme Moreau fut à la fois surprise et indignée. C’était une folie, une absurdité – Il ferait mieux de suivre ses conseils, c’est-à-dire de rester près d’elle, dans une étude. Frédéric haussa les épaules – « allons donc ! » se trouvant insulté par cette proposition. Alors la bonne dame employa une autre méthode. D’une voix tendre et avec de petits sanglots elle se mit à lui parler de sa solitude, de sa vieillesse, des sacrifices qu’elle avait faits – Maintenant qu’elle était plus malheureuse, il l’abandonnait. Puis faisant allusion à sa fin prochaine : — « Un peu de patience, mon Dieu ! bien- -tôt tu seras libre ! »
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Ces lamentations se répétèrent vingt fois par jour, durant trois mois ; et en même temps les délicatesses du foyer le corrompaient ; il jouissait d’avoir un lit plus mou, des serviettes sans déchirures ; si bien que lassé, énervé, vaincu enfin par la terrible force de la Douceur, Frédéric se laissa conduire chez maître Prouharam. Il n’y montra ni science, ni aptitude. On l’avait considéré jusqu’alors comme un jeune homme de grands moyens qui devait être la gloire du Dépar- -tement. Ce fut une déception publique. D’abord il s’était dit : « Il faut avertir Me Arnoux » et pendant une semaine, il avait médité pages des lettres dithyrambiques et de courts billets en style lapidaire et sublime. La crainte d’avouer sa situation le retenait. Puis il songea qu’il valait mieux écrire au mari ? Celui-là connaissait la vie et saurait le comprendre ! Enfin, après quinze jours d’hésitation – « Bah ! je ne dois plus les revoir, qu’ils m’oublient ! au moins je n’aurai pas déchu dans son souvenir ! Elle me croira mort, et me regrettera… peut-être ? » et comme les résolutions excessives lui coûtaient peu il s’était juré ne jamais revenir à Paris, et même de ne point s’informer de Mme Arnoux. Cependant il regrettait jusqu’à la senteur du gaz et au tapage des omnibus. Il rêvait à toutes les paroles qu’elle lui avait dites, au timbre de sa voix, à la lumière de ses yeux – et se considérant comme un homme mort, il ne faisait plus rien, absolument. Il se levait très tard, et regardait par
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sa fenêtre, les attelages de rouliers qui passaient. Les six premiers mois surtout furent abominables. En de certains jours pourtant, une indignation le prenait contre lui-même. alors il sortait. Il s’en allait dans les prairies, à moitié couvertes. durant l’hiver par les débordements de la seine. Des lignes de peupliers les divisent. Çà et là un petit pont s’élève. Il vagabondait jusqu’au soir, roulant les feuilles jaunes sous ses pas, aspirant la brume, sautant les fossés ; – et à mesures que ses artères bat- -taient plus fort, des désirs d’action furieuse l’em- -portaient. Il voulait se faire trappeur en Amérique, servir un pacha en Orient, s’embarquer comme matelot ; et il exhalait sa mélancolie dans de longues lettres à Deslauriers. Celui-là se démenait pour percer. La conduite lâche de son ami et ses éternelles jérémiades lui sem- -blaient stupides. Bientôt leur correspondance devint presque nulle. Frédéric avait donné tous ses meubles à Des- -lauriers, qui gardait son logement. Sa mère lui en parlait de temps à autre ; un jour enfin, il déclara son cadeau, et elle le grondait, quand il reçut une lettre. — « Qu’est-ce donc ? » dit-elle, – « tu trembles ? » — « Je n’ai rien » répliqua Frédéric Deslauriers lui apprenait qu’il avait recueilli Senecal, et depuis quinze jours, ils vivaient ensemble. Donc Senecal s’étalait maintenant au milieu des choses qui provenaient de chez Arnoux ! Il pouvait les vendre, faire des remarques dessus, des plaisanteries. Frédéric se sentit blessé jusqu’au fond de l’âme. Il monta dans sa chambre. Une pluie fine battait
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contre les carreaux. Il avait envie de mourir. Sa mère l’appela. C’était pour le consulter, à propos d’une plantation, dans le jardin. Ce jardin, en manière de parc anglais – était coupé à son milieu par une clôture de bâtons, et la moitié appartenait au père Roque qui en possédait un autre pour les légumes, sur le bord de la rivière. Les deux voisins brouillés s’abstenaient d’y paraître aux mêmes heures. Mais depuis que Frédéric était revenu, le bonhomme s’y promenait plus souvent et n’épargnait pas les politesses au fils de Me Moreau. Il le plaignait d’habiter une petite ville. Un jour, il conta que Mr Dambreuse avait demandé de ses nouvelles. Une autre fois il s’étendit sur la coutume de Champagne où le ventre annoblissait. — « Dans ce temps là vous auriez été un seigneur, puisque votre mère s’appelait de Fouvens. Et on a beau dire, allez ! c’est quelque chose, un nom ! après tout, » – ajouta-t-il, en le regardant d’un air malin, « cela dépend du garde des sceaux ! » Frédéric fut étonné par. Cette préoccupation d’aristocratie qui jurait singulièrement avec sa personne. Comme il était petit, sa grande redingote marron exagérait la longueur de son buste. Quand il ôtait sa casquette, on apercevait un visage presque féminin, avec un nez extrêmement pointu ; ses cheveux de couleur jaune ressemblaient à une perruque ; Il saluait le monde très bas, en frisant les murs. Jusqu’à cinquante ans il s’était contenté des services de Catherine, une Lorraine du même âge que lui, et fortement mar- -quée de petite vérole. Mais vers 1834 il ramena
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de Paris une belle blonde à figure moutonnière, à « port-de reine ». On la vit bientôt se pavaner, avec de grandes boucles d’oreilles ; et tout fut expliqué enfin par la naissance d’une fille, déclarée sous les noms d’Élisabeth, Olympe, Louise Roque. Catherine, dans sa jalousie, s’attendait à exécrer cette enfant. Au contraire, elle l’aima. Elle l’entoura de soins, d’attentions et de caresses, pour supplanter sa mère et la rendre odieuse, – entreprise facile – car Mme Eléonore négligeait complètement la petite, préférant bavarder chez les fournisseurs. Puis, dès le lendemain de son mariage, elle alla faire une visite à la sous-Préfecture, ne tutoya plus les servantes et crut devoir, par bon ton, se montrer sévère pour son enfant. Elle assistait à ses leçons. Mais le professeur, un vieux bureau- -crate de la mairie ne savait pas s’y prendre. L’élève s’insurgeait, recevait des giffles, et allait pleurer sur les genoux de Catherine qui lui don- -nait invariablement raison. Alors les deux chamaillaient femmes se querellaient, Mr Roque les faisait taire. Il s’était marié par tendresse pour sa fille et n’entendait pas qu’on la tourmentât Souvent elle portait une robe en lambeaux, avec un pantalon garni de dentelles – puis aux grandes fêtes, elle sortait vêtue comme une princesse, afin de mortifier un peu les bourgeois qui empêchaient leurs marmots de la fréquenter, vu sa naissance illégitime. Elle vivait donc seule, dans son jardin, se balançait à l’escarpolette, courait après les pa- -pillons – puis tout à coup, s’arrêtait à contempler cétoines les cantharides s’abattant sur les rosiers. C’était
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2 1 sans doute ces habitudes qui donnaient à sa figure une expression, à la fois, de hardiesse et de rêverie. Elle avait la taille de Marthe d’ailleurs – si bien que Frédéric lui dit, dès leur seconde entrevue : — « Voulez-vous me permettre de vous em- -brasser, Mademoiselle ? » La petite personne leva la tête, et répondit : — « Je veux bien ! » Mais la haie de bâtons les séparait l’un de l’autre. — « Il faut monter dessus » – dit Frédéric. — « Non ! Enlève-moi. » Il se pencha par-dessus la haie, et la saisit au bout de ses bras, en la baisant sur les deux joues ; – puis il la remit chez elle, par le même procédé, qui se renouvela les fois suivantes. Sans plus de réserve qu’un enfant de quatre ans, sitôt qu’elle entendait venir son ami, elle s’élançait à sa rencontre – ou bien se cachant derrière un arbre, elle poussait un jappement de chien, pour l’effrayer. Un jour que Mme Moreau était sortie, il la fit monter dans sa chambre. Elle ouvrit tous les flacons d’odeurs et se pommada les cheveux abondamment ; puis, sans la moindre gêne elle se coucha sur le lit, où elle restait tout de son long, éveillée. — « Je m’imagine que je suis ta femme, » disait-elle. Mais le lendemain, il l’aperçut tout en larmes. Elle avoua « qu’elle pleurait ses péchés » – et comme il cherchait à les connaître, elle répondit en baissant les yeux :
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— « Ne m’interroge pas davantage ! » Sa première communion approchait ; on l’avait conduite le matin à confesse. Le sacrement ne la rendit guères plus sage. Elle entrait parfois dans de véritables colères ; on avait recours à Mr Frédéric pour la calmer. Souvent il l’emmenait avec lui dans ses promenades. Tandis qu’il rêvassait en marchant, elle cueillait des coquelicots au bord des blés, – et quand elle le voyait plus triste qu’à l’ordinaire, elle tâchait de le consoler par de gentilles paroles. Son cœur privé d’amour se rejeta sur cette amitié d’enfant ; Il lui dessinait des bonshommes, lui contait des histoires et il se mit à lui faire des lectures. Il commença par les Annales romantiques, un de recueil de vers et prose, alors célèbre. Puis oubliant son âge tant son intelligence le charmait, il lut successivement Atala, Cinq-mars, les Feuilles d’automne. Mais une nuit (le soir même elle avait entendu Macbeth dans la simple traduction de Letourneur) elle se réveilla en criant : « la tache ! la tache ! » ses dents claquaient, elle tremblait, et fixant des yeux épouvantés sur sa main droite, elle la frottait en répétant « toujours une tache ! » Enfin arriva le médecin qui prescrivit d’éviter les émotions. Les bourgeois ne virent là-dedans qu’un pronostic défavorable pour ses mœurs. On disait que le fils Moreau voulait en faire plus tard une actrice – Mais bientôt il fut question d’un autre événe- -ment, à savoir l’arrivée de l’oncle Barthélemy. Me Moreau lui donna sa chambre à coucher, et poussa la condescendance jusqu’à servir du gras
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les jours maigres. Le vieillard fut médiocrement aimable. C’étaient de perpétuelles comparaisons entre le Havre et Nogent, dont il trouvait l’air lourd, le pain mauvais, les rues mal pavées, la nourriture médiocre et les habi- -tants des parresseux. « Quel pauvre commerce chez vous ! » Il blâma les extravagances de défunt son frère, tandis que lui, il avait amassé vingt- -sept mille livres de rente ! Enfin il partit au bout de la semaine, et sur le marchepied de la voiture, lâcha ces mots peu rassurants : — « Je suis toujours bien aise de vous savoir dans une bonne position. » — « Tu n’auras rien ! » dit Me Moreau, en rentrant dans la salle. Il n’était venu que sur ses instances ; et huit jours durant, elle avait sollicité de sa part, une ouverture, trop clairement peut-être – Elle se repentait d’avoir agi, et restait dans son fau- -teuil, la tête basse, les lèvres serrées. Frédéric, en face d’elle l’observait, et ils se taisaient tous les deux, comme il y avait cinq ans au retour de Montereau. Cette coïncidence s’offrant même à sa pensée lui rappela Me Arnoux. Mais à ce moment, des coups de fouet reten- -tirent sous la fenêtre, en même temps qu’une voix l’appelait. C’était le père Roque – seul – dans sa tapissière. Il allait passer toute la journée à la Fortelle, chez Mr Dambreuse, et proposa cordialement à Frédéric de l’y conduire. – « vous n’avez pas besoin d’invitation avec moi ! soyez sans crainte ! »
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Frédéric eut envie d’accepter. Mais comment expliquerait-il son séjour définitif à Nogent ? puis un costume il n’avait pas une toilette d’été convenable ! enfin que dirait sa mère ? Il refusa. Le voisin se montra dès lors, moins amical. D’ail- -leurs Louise grandissait. Me Éléonore tomba ma- -lade, dangereusement ; – et la liaison se dénoua au grand plaisir de Mme Moreau, qui redoutait pour l’établissement de son fils la fréquentation de pareils gens. Elle rêvait de lui acheter le greffe du tribunal – et Frédéric ne repoussait pas trop cette idée. Maintenant il l’accompagnait à la messe, il faisait le soir sa partie d’impériale, il s’accoutumait à la province, s’y enfonçait ; – et même son amour avait pris comme une douceur funèbre, un charme assoupissant – À force d’avoir versé sa douleur dans ses lettres, de l’avoir mêlée à ses lectures, promenée dans la campagne, et partout épandue, il l’avait pres- que Me -que tarie – si bien que Arnoux était pour lui comme une morte, dont il ne s’étonnait de ne pas connaître le tombeau, tant cette affection était devenue tranquille et résignée ! Un jour – le 12 Décembre 1845, vers neuf heures du matin, la cuisinière monta dans sa chambre une lettre. L’adresse en gros caractères était d’une écriture inconnue – et Frédéric sommeillant ne se pressa pas de la décacheter. – Enfin il lut. — « Justice de paix du Havre. 3e arrondissement. Monsieur. Mr Moreau votre oncle étant décédé, ab intestat » Il héritait.
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Comme si un incendie eût éclaté derrière le mur, il sauta hors de son lit, pieds nus, en chemise ; il se passa la main sur le visage, doutant de ses yeux, croyant qu’il rêvait encore, et pour se raffermir dans la réalité, il ouvrit la fenêtre, toute grande. était Il avait tombé de la neige ; les toits étaient tout blancs ; et même il reconnut dans la cour un baquet à lessive, qui l’avait fait trébucher la veille au soir. Alors il relut la lettre, trois fois de suite – rien de plus vrai ! toute la fortune de l’oncle ! vingt sept mille livres de rentes ! et une joie fré- -nétique le bouleversa, à l’idée de revoir Mme Arnoux. Avec la netteté d’une hallucination, il s’apperçut auprès d’elle, chez elle, lui appor- -tant quelque cadeau dans du papier de soie, tandis qu’à la porte stationnerait son tilbury – non, un coupé plutôt ! – un coupé noir, avec un domestique en livrée brune. – et il entendait son son cheval [illis.] cheval piaffer dans les brancards et le bruit de la gourmette se confondant avec le murmure de leurs baisers. Cela se renouvellerait tous les jours, indéfiniment ! il les recevrait chez lui, dans sa maison ! La salle à manger serait en cuir rouge, le boudoir en soie jaune – des divans partout ! et quelles étagères ! quels vases de Chine ! quels tapis ! Ces images arrivaient si tumultueusement qu’il sentait la tête lui tourner. Alors il se rappela sa mère, et il des- -cendit tenant toujours la lettre à sa main. Mr [Mme] Moreau tâcha de contenir son émotion et eut une défaillance.
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Frédéric la prit dans ses bras et la baisa au front. racheter — « Bonne mère, tu peux [illis.] ta voiture maintenant – ris donc, ne pleure plus ! sois heureuse ! » Dix minutes après la nouvelle circulait jusqu’aux faubourgs. Alors Me Benoist, Mr Gamblin, Mr Chambrion, tous les amis accoururent – Frédéric s’échappa une minute pour écrire à Deslauriers – D’autres visites survinrent. L’après midi se passa en félicitations. On en oubliait la femme Roque qui était cependant « très bas ». Puis, le soir quand ils furent seuls, tous les deux Me Moreau dit à son fils qu’elle lui conseillait de s’établir à Troyes, avocat. Étant plus connu dans son pays que dans un autre il pourrait plus facilement y trouver « des partis avantageux. » — « Ah ! c’est trop fort ! » s’écria Frédéric. À peine avait-il son bonheur entre les mains qu’on voulait le lui prendre. Il signifia sa résolution formelle d’habiter Paris. — « Pourquoi y faire ? » — « Rien ! » Me Moreau, surprise de ses façons, lui demanda ce qu’il comptait sérieusement devenir. — « Ministre ! » répliqua Frédéric. Et il affirma qu’il ne plaisantait nulle- -ment, qu’il prétendait se lancer dans la diploma- -tie, que ses études et ses instincts l’y poussaient. Il entrerait d’abord au conseil-d’État, avec la protection de Mr Dambreuse.
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— « Tu le connais donc ? » — « Mais oui ! par M. Roque ! » — « Tiens ! cela est singulier » dit Mme Moreau. Il avait réveillé dans son cœur ses vieux rêves d’ambition. Elle s’y abandonna intérieurement et ne reparla plus des autres. S’il eût écouté son impatience, Frédéric fût parti à l’instant même. Le lendemain toutes les places dans les diligences étaient retenues, et il se rongea jusqu’au lendemain, à sept heures du soir. Ils s’asseyaient pour dîner, quand tintèrent à l’Église trois longs coups de cloche ; et la domestique, entrant, annonça que Made [Melle] Eléonore venait de mourir. Cette mort, après tout, n’était un malheur pour personne, pas même pour son enfant. La jeune fille ne s’en trouverait que mieux, plus- tard. Cependant comme les deux maisons se touchaient on entendait un grand va-et-vient, un bruit de paroles ; et l’idée de ce cadavre près d’eux jetait quelque chose de funèbre sur leur séparation. Madame Moreau, deux ou trois fois, s’essuya les yeux. Frédéric avait le cœur serré. Le repas fini, Catherine l’arrêta entre deux portes. Mademoiselle voulait absolu- -ment le voir. Elle l’attendait dans le jardin. Il sortit, enjamba la haie, et tout en se
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cognant aux arbres quelque peu, se dirigea vers la maison de Mr Roque. Des lumières brillaient à une fenêtre au second étage – puis une forme apparut dans les ténèbres, et une voix chuchotta : — « C’est moi. » Elle lui sembla plus grande qu’à l’ordinaire à cause de sa robe noire, sans doute ? Ne sachant par quelle phrase l’aborder, il se contenta de lui prendre les mains, en soupirant ! — « Ah ! ma pauvre Louise ! » Elle ne répondit pas. Elle le regarda & profondément, pendant longtemps. Frédéric avait peur de manquer la voiture ; Il croyait entendre un roulement tout au loin, et pour en finir : — « Catherine m’a prévenu que tu avais quelque chose… » — « Oui, c’est vrai ! je voulais vous dire… » Ce vous l’étonna ; et comme elle se taisait encore. — « Eh bien ? quoi ? » — « Je ne sais plus. J’ai oublié ! Est-ce vrai que vous partez ? » — « Oui ! tout à l’heure ! » Elle répéta :
— « Ah ! tout-à-l’heure ! tout à fait !… nous ne nous reverrons plus ! » des sanglots l’étouf- -ffaient « adieu ! adieu ! embrasse-moi donc ! » Et elle le serra dans ses bras avec emportement.
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