Gustave Flaubert — L'Éducation sentimentale [1869]

Transcription du manuscrit des copistes

Première partie – Chapitre 5

 

V.

73.

Le lendemain, avant midi, il s’était acheté
une boîte de couleurs, des pinceaux, un chevalet.
Pellerin consentit à lui donner des leçons et
Frédéric l’emmena dans son logement, pour voir
si rien ne manquait parmi ses ustensiles de
peinture.
Deslauriers était rentré. Un jeune homme
occupait le second fauteuil. Le clerc dit en le
montrant :
— « C’est lui ! Le voilà ! Sénécal ! – »
Ce garçon déplut à Frédéric. Son front était
rehaussé par la coupe de ses cheveux taillés en
brosse. Quelque chose de dur et de froid perçait
dans ses yeux gris, et sa longue redingote noire,
tout son costume sentait le pédagogue et
l’ecclésiastique.
D’abord, on causa des choses du jour, entr’autres
du Stabat de Rossini. Sénécal interrogé, déclara
qu’il n’allait jamais au théâtre ; Pellerin ouvrit
la boîte de couleurs.

74.

— « Est-ce pour toi, tout cela ? » dit le clerc !
— « Mais sans doute ! »
— « Tiens ! quelle idée ! »
Et il se pencha sur la table, où le répétiteur de
mathématiques feuilletait un volume de Louis Blanc.
Il l’avait apporté lui-même, et lisait à voix basse
des passages, tandis que Pellerin et Frédéric examinaient
ensemble la palette, le couteau, les vessies, puis ils
vinrent à s’entretenir du dîner chez Arnoux.
— « Le marchand de tableaux ? » demanda
Sénécal – « Joli monsieur, vraiment ! »
— « Pourquoi donc ? » dit Pellerin.
Sénécal répliqua :
— « Un homme qui bat monnaie avec des
turpitudes politiques ! »
Et il se mit à parler d’une lithographie
célèbre, représentant toute la famille royale livrée
à des occupations édifiantes : Louis-Philippe te-
-nait un code, la Reine un paroissien, les
Princesses brodaient, le Duc de Nemours
ceignait un sabre, Mr de Joinville mon-
-trait une carte de géographie à ses jeunes
frères, on apercevait dans le fond un lit à
deux compartiments. Cette image, intitu-
lée une Bonne famille, avait fait les
           des bourgeois, mais l’affliction
délices des patriotes. Pellerin, d’un ton
vexé comme s’il en était l’auteur, ré-
pondit que toutes les opinions se valaient :
Sénécal protesta. L’Art, devait exclu-
sivement viser à la moralisation des
masses. Il ne fallait reproduire que des
sujets poussant aux actions vertueuses ;

75.

les autres étaient nuisibles.
— « Mais ça dépend de l’exécution ! » cria
Pellerin. « Je peux faire des chefs-d’œuvre ! »
— « Tant pis pour vous alors, on n’a
pas le droit ! »
— « Comment ? »
— « Non ! monsieur, vous n’avez pas le
droit de m’intéresser à des choses que je
réprouve ! qu’avons-nous besoin de labo-
rieuses bagatelles, dont il est impossible de
tirer aucun profit, de ces Vénus, par exemple,
avec tous vos paysages ! Je ne vois pas là
d’enseignement pour le Peuple ! montrez-
nous ses misères, plutôt ! enthousiasmez-
nous pour ses sacrifices ! Eh bon Dieu ! les
sujets ne manquent pas ! La Ferme-l’Atelier. »
Pellerin en balbutiait d’indignation,
et croyant avoir trouvé un argument :
— « Molière, l’accepterez-vous ? »
— « Soit » – dit Sénécal – « je l’admire
comme précurseur de la Révolution fran-
çaise.
— « Ah ! la Révolution ! quel art !
Jamais il n’y a eu d’époque plus pitoyable ! »
— « Pas de plus grande, monsieur ! »
Pellerin se croisa les bras, et le regar-
dant en face :
— « Vous m’avez l’air d’un fameux
garde-nationale ! »
Son antagoniste, habitué aux discus-
sions, répondit :
— « Je n’en suis pas ! et je la déteste

76.

autant que vous ! Mais avec des principes pa-
-reils on corrompt les foules ! Ça fait le compte
du Gouvernement, du reste ! il ne serait pas si
fort sans la complicité d’un tas de farceurs
comme celui-là. »
Le peintre prit la défense du marchand,
car les opinions de Sénécal l’exaspéraient.
Il osa même soutenir que Jacques Arnoux était
un véritable cœur d’or, dévoué à ses amis, ché-
rissant sa femme.
— « Oh ! oh ! si on lui offrait une bonne
somme, il ne la refuserait pas pour servir
de modèle. »
Frédéric devint blême.
— « Il vous a donc fait bien du tort,
monsieur ? »
— À moi ? non ! Je l’ai vu, une fois,
au café, avec un ami. Voilà tout. »
Sénécal disait vrai. Mais il se trouvait
agacé comme [illis.] quotidiennement
par les réclames de l’Art-industriel. Arnoux
était pour lui le représentant d’un monde
qu’il jugeait funeste à la Démocratie.
Républicain austère il suspectait de corrup-
tion toutes les élégances, n’ayant d’ailleurs
aucun besoin et étant d’une probité in-
flexible.
La conversation eut peine à reprendre.
Le peintre se rappela bientôt son rendez-
-vous, le répétiteur ses élèves ; et quand ils
furent sortis, après un long silence, Deslau-
riers fit différentes questions sur Arnoux.
« Tu m’y présenteras plus tard,

77.

n’est-ce pas, mon vieux ? »
— « Certainement, » dit Frédéric.
  Puis
Alors ils avisèrent à leur installation.
Deslauriers avait obtenu sans peine une
place de second clerc chez un avoué, pris
à l’École de droit son inscription, acheté
les livres indispensables, et la vie qu’ils
avaient tant rêvée commença.
Elle fut charmante, grâce à la beauté de
leur jeunesse. Deslauriers n’ayant parlé
d’aucune convention pécuniaire, Frédéric n’en
parla pas. Il subvenait à toutes les dépen-
ses, rangeait l’armoire, s’occupait du
ménage ; mais s’il fallait donner une mer-
curiale au concierge, le clerc s’en chargeait,
continuant, comme au collège, son rôle de
protecteur et d’aîné.
Séparés tout le long du jour, ils se re-
trouvaient le soir. Chacun prenait sa place au
coin du feu, et se mettait à la besogne. Ils ne
tardaient pas à l’interrompre. C’étaient des
épanchements sans fin, des gaîtés sans cause,
et des disputes, quelquefois, à propos de la
lampe qui filait ou d’un livre égaré – colères
d’une minute, que des rires apaisaient.
La porte du cabinet au bois restant
ouverte, ils bavardaient de loin, dans leur lit.
Le matin, ils se promenaient en man-
ches de chemise sur leur terrasse ; le soleil se
levait, des brumes légères passaient sur le
fleuve, on entendait un glapissement dans le
marché aux fleurs, à côté, – et les fumées
de leurs pipes tourbillonnaient dans l’air

78.

pur qui rafraîchissait leurs yeux encore bouffis.
Ils sentaient en l’aspirant un vaste espoir
épandu.
Quand il ne pleuvait pas, le Dimanche, ils
sortaient ensemble ; et bras dessus bras dessous
ils s’en allaient par les rues. Presque toujours
la même réflexion leur survenait à la fois, ou
bien ils causaient, sans rien voir autour d’eux.
Puis le jour tombait, la foule plus grosse
s’agitait dans un mouvement rapide, infini,
en se confondant avec la boue que battaient
ses mille pieds. De l’entresol des restaurants
s’échappaient des éclats de voix ; des ombres se
balançaient au premier étage des maisons ; – et
par la porte des grands hôtels où s’engouffraient
les équipages on apercevait au bas des péristyles,
des valets en culottes courtes, avec des livrées à
galon d’or
.
Deslauriers ambitionnait la richesse
comme moyen de puissance sur les hommes.
Il aurait voulu remuer beaucoup de monde,
faire beaucoup de bruit, avoir trois secrétaires
sous ses ordres, et un grand dîner politique une
fois la semaine. Frédéric se meublait un pa-
lais à la moresque, pour vivre couché sur
des divans de cachemire, au murmure d’un
jet d’eau, servi par des pages nègres ; et ces
choses rêvées devenaient à la fin tellement
précises qu’elles le désolaient comme s’il les
avait perdues.
— « À quoi bon causer de tout cela, »
disait-il – « puisque jamais nous ne l’aurons !
— « Qui sait ? – »  reprenait Deslauriers

79.

et malgré ses opinions démocratiques il l’en-
gageait à s’introduire chez les Dambreuse.
L’autre objectait ses tentatives.
— « Bah ! retournes-y ! On t’invitera ! »
Ils reçurent, vers le milieu du mois de
Mars, parmi des notes de fournisseurs assez
lourdes celles du restaurateur qui leur apportait
à dîner. Frédéric n’ayant point la somme
suffisante emprunta cent écus à Deslauriers.
Quinze jours plus tard, il réitéra la même
demande ; et le clerc le gronda pour les
dépenses auxquelles il se livrait chez Arnoux.
Effectivement, il n’y mettait point de
modération. Une vue de Venise, une vue de
Naples et une autre de Constantinople occupant
le milieu des trois murailles, des sujets équestres
d’Alfred de Dreux çà et là, un groupe de
Pradier sur la cheminée, des numéros de l’Art-
-industriel sur le piano, et des cartonnages
par terre dans les angles, encombraient le
logis d’une telle façon qu’on avait peine
à poser un livre, à remuer les coudes. Fré-
déric prétendait qu’il lui fallait tout cela
pour sa peinture.
Cependant il travaillait chez Pellerin –
     souvent
Mais Pellerin était en courses, ayant coutume
d’assister à tous les enterrements et évènements
dont les journaux devaient rendre compte ; et
Frédéric passait des heures entièrement seul
dans l’atelier. Le calme de cette grande pièce,
où l’on n’entendait que le trottinement des
souris, la lumière qui tombait du plafond,
et jusqu’au ronflement du poêle, tout le

80.

plongeait d’abord, dans une sorte de bien-être
intellectuel. Puis ses yeux abandonnant son
ouvrage se portaient sur les écaillures de la
muraille, parmi les bibelots de l’étagère, le
long des torses où la poussière amassée faisait
comme des lambeaux de velours ; et tel qu’un
voyageur perdu au milieu d’un bois et que
tous les chemins ramènent à la même place,
continuellement, il retrouvait au fond de
chaque idée le souvenir de Mme Arnoux.
Il se fixait des jours pour aller chez elle.
Mais arrivé au second étage, devant sa porte
il hésitait à sonner. Des pas se rapprochaient,
on ouvrait, et à ces mots : « Madame est sortie »
c’était une délivrance, et comme un fardeau
de moins sur son cœur.
Il la rencontra pourtant ; La première
fois il y avait trois dames avec elle ; Un autre
jour le maître d’écriture de Melle Marthe
survint. D’ailleurs les hommes que recevait
Mme Arnoux ne lui faisaient point de
visites. Il n’y retourna plus, par discrétion.
Mais il ne manquait pas, pour qu’on
l’invitât aux dîners du Jeudi, de se présenter
à l’Art industriel, chaque mercredi, réguliè-
rement ; – et il y restait après tous les autres,
plus longtemps que Regimbart, jusqu’à la
dernière minute, en feignant de regarder une
gravure, de parcourir un journal. Enfin
Arnoux lui disait :
— « Êtes-vous libre, demain soir ? »
Il acceptait aussitôt, avant que la phrase
ne fût achevée. Arnoux semblait le prendre

81.

                                              l’art de
en affection. Il lui montra comment reconnaître
les vins, à brûler le punch, à faire des salmis
de bécasses : Frédéric suivait docilement ses
conseils, aimant tout ce qui dépendait de
Mme Arnoux, ses meubles, ses domestiques, sa
maison, sa rue.
Il ne parlait guères pendant ces dîners.
Il la contemplait. Elle avait à droite, contre
la tempe, un petit grain de beauté ; ses ban-
deaux étaient plus noirs que le reste de sa
chevelure et toujours comme un peu humides
sur les bords ; elle les flattait de temps à
autre, avec deux doigts, seulement. Il connais-
sait la forme de chacun de ses ongles, il se
délectait à écouter le sifflement de sa robe de
soie quand elle passait auprès des portes, il
humait en cachette la senteur de son mouchoir ;
son peigne, ses gants, ses bagues étaient
pour lui des choses particulières, importantes
comme des œuvres d’art, presque animées
comme des personnes. Toutes lui prenaient le
cœur et augmentaient sa passion.
Il n’avait pas eu la force de la cacher
à Deslauriers. Quand il revenait de chez Mme
Arnoux, il le réveillait, comme par mégarde,
afin de pouvoir causer d’elle.
Deslauriers, qui couchait dans le cabinet au bois
au bois
au bois
, près de la fontaine, poussait un
long bâillement. Frédéric s’asseyait au pied
de son lit. D’abord il parlait du dîner, puis
il racontait mille détails insignifiants, où il
voyait des marques de mépris ou d’affection.
Une fois par exemple, elle avait refusé son

82.

bras pour prendre celui de Dittmer et Frédéric se
désolait.
— « Ah ! quelle bêtise ! »
Ou bien elle l’avait appelé son « ami »
— « Vas-y gaiment, alors. »
— « Mais je n’ose pas », – disait Frédéric.
— « Eh bien ! n’y pense plus. – bonsoir ! »
Deslauriers se retournait vers la ruelle et
s’endormait.
Il ne comprenait rien à cet amour qu’il
regardait comme une dernière faiblesse d’ado-
                  son                    [illis.]
lescence. Son L’intimité ne lui suffisant plus,
sans doute, il imagina de réunir leurs amis
communs une fois la semaine.
Ils arrivaient le samedi, vers neuf heures.
Les trois rideaux d’algérienne étaient soigneuse-
ment tirés ; la lampe et quatre bougies brû-
laient ; au milieu de la table, le pot à tabac, tout
plein de pipes, s’étalait entre les bouteilles de
bière, la théière, un flacon de rhum et des
petits fours ; On discutait sur l’immortalité de
l’âme, on faisait des parallèles entre les pro-
fesseurs.
Hussonnet, un soir, introduisit un grand
jeune homme habillé d’une redingote trop
courte des poignets et la contenance embarras-
sée. C’était le garçon qu’ils avaient réclamé
au poste, l’année dernière.
N’ayant pu rendre à son maître le carton
de dentelle perdu dans la bagarre, celui-ci
l’avait accusé de vol, menacé des tribunaux ;
maintenant il était commis dans une maison
                                       le matin
de roulage. Hussonnet le matin, l’avait rencontré

83.

au coin d’une rue, et il l’amenait, car Dussardier,
par reconnaissance, voulait voir « l’autre. »
Il tendit à Frédéric le porte-cigares encore plein,
et qu’il avait gardé religieusement avec l’espoir
de le rendre. Les jeunes gens l’invitèrent à revenir.
Il n’y manqua pas.
Tous sympathisaient. D’abord leur haine
du Gouvernement avait la hauteur d’un dogme
indiscutable. Martinon seul, tâchait de défendre
Louis-Philippe. On l’accablait sous les lieux com-
-muns traînant dans les journaux : l’embastille-
ment de Paris, les lois de Septembre, Pritchard,
lord Guizot, si bien que Martinon se taisait,
craignant d’offenser quelqu’un. En sept ans de
collège il n’avait pas mérité un seul pensum,
                                 il
et à l’École de Droit, savait plaire aux pro-
fesseurs. Il portait ordinairement une grosse
redingote couleur mastic avec des claques en
caoutchouc ; mais il apparut un soir dans une
toilette de marié : gilet de velours à châle, cra-
vate blanche, chaîne d’or – et L’étonnement
redoubla quand on sut qu’il sortait de chez
M. Dambreuse. En effet, le banquier Dambreuse
venait d’acheter au père Martinon une partie
de bois considérable ; le bonhomme lui ayant
présenté son fils, il les avait invités à dîner
tous les deux.
— « Y avait-il beaucoup de truffes ? » – de-
manda Deslauriers – et as-tu pris la taille
à son épouse, entre deux portes, sicut decet ? »
Alors la conversation s’engagea sur les
femmes. Pellerin n’admettait pas qu’il y eût
de belles femmes. (Il préférait les tigres) – D’ail-

84.

leurs la femelle de l’homme était une créature
inférieure dans la hiérarchie esthétique. « Ce qui
vous séduit est particulièrement ce qui la dégrade
comme idée – Je veux dire les seins, les cheveux… »
— « Cependant, » objecta Frédéric, « de longs
cheveux noirs, avec de grands yeux noirs – »
— « Oh ! connu ! » s’écria Hussonnet – « Assez
d’andalouses sur la pelouse ! des choses antiques ?
serviteur ! car enfin, voyons, pas de blagues ! une
lorette est plus amusante que la Vénus de Milo !
Soyons Gaulois ! Nom d’un petit bonhomme ! et
Régence si nous pouvons ! coulez bons vins,
femmes, daignez sourire ! Il faut passer de
la brune à la blonde ! Est-ce votre avis, père
Dussardier ? »
Dussardier ne répondit pas. Tous le pressèrent
pour connaître ses goûts.
— « Eh bien ! » fit-il en rougissant, – « moi
je voudrais aimer la même, toujours ! »
Cela fut dit d’une telle façon qu’il y eut un
moment de silence – les uns étant surpris de cette
candeur, et les autres y découvrant, peut-être,
la secrète convoitise de leur âme.
Sénécal posa sur le chambranle sa choppe
de bière, et déclara dogmatiquement que la Pros-
titution étant une tyrannie et le Mariage une
immoralité, il valait mieux s’abstenir. Des-
lauriers prenait les femmes comme une dis-
traction, rien de plus. Mr de Cisy avait à leur
endroit toute espèce de crainte.
Élevé sous les yeux d’une grand’mère
dévote, il trouvait la compagnie de ces jeunes
gens alléchante comme un mauvais lieu et

85.

instructive comme une Sorbonne. On ne lui ménageait
pas les leçons et il se montrait plein de zèle, jusqu’à
vouloir fumer, en dépit des maux de cœur qui le
tourmentaient chaque fois régulièrement. Frédéric
l’entourait de soins. Il admirait la nuance de
ses cravates, la fourrure de son paletot et surtout
ses bottes, minces comme des gants et qui semblaient
auprès des autres, insolentes de netteté et de délica-
tesse. Sa voiture l’attendait en bas dans la rue.
Un soir qu’il venait de partir – et que la
neige tombait, Sénécal se mit à plaindre son
cocher. Puis il déclama contre les gants jaunes,
le Jockey-Club. – Il faisait plus de cas d’un ouvrier
que de ces messieurs.
— « Moi je travaille, au moins ! Je suis
pauvre ! »
— « Cela se voit, » – dit à la fin, Frédéric
impatienté.
Le répétiteur lui garda rancune pour cette
parole.
Mais Regimbart ayant dit qu’il connaissait
un peu Sénécal, Frédéric, voulant faire une poli-
tesse à l’ami d’Arnoux, le pria de venir aux
réunions du samedi ; et la rencontre fut agréable
aux deux patriotes.
Ils différaient cependant.
Sénécal, qui avait un crâne en pointe, ne
considérait que les systèmes. Regimbart, au
contraire, ne voyait dans les faits que les faits.
Ce qui l’inquiétait principalement, c’était la
frontière du Rhin. Il prétendait se connaître en
artillerie et se faisait habiller par le tailleur
de l'école Polytechnique.

86.

Le premier jour quand on lui offrit des gâteaux,
il leva les épaules dédaigneusement, en disant que
cela convenait aux femmes ; et il ne parut guères
plus gracieux les fois suivantes. Du moment que
les idées atteignaient une certaine hauteur il
murmurait : « – Oh ! pas d’utopies, pas de rêves ! » –
En fait d’art, (bien qu’il fréquentât les ateliers
où quelquefois il donnait, par complaisance, une
leçon d’escrime) ses opinions n’étaient point
transcendantes. Il comparait le style de Mr Mar-
-rast à celui de Voltaire et Melle Vatnas à Mme
de Staël, à cause d’une ode sur la Pologne, « où il
y avait du cœur. » Enfin, Regimbart assommait
tout le monde et particulièrement Deslauriers, –
car le citoyen était un familier d’Arnoux. Or
le clerc ambitionnait de fréquenter cette maison,
espérant y faire des connaissances profitables.
« — Quand donc m’y mèneras-tu ? » disait-il
quelquefois. Arnoux se trouvait surchargé de
besogne, ou bien il partait en voyage. Puis
ce n’était pas la peine, les dîners allaient finir.
S’il avait fallu risquer sa vie pour son
ami, Frédéric l’eût fait – mais comme il tenait à
se montrer le plus avantageusement possible,
comme il surveillait son langage, ses manières
et son costume jusqu’à venir au bureau de l’Art-
-industriel toujours irréprochablement ganté, il
avait peur que Deslauriers, avec son vieil habit
noir, sa tournure de Procureur et ses discours
outrecuidants ne déplût à Mme Arnoux, ce qui pou-
vait le compromettre, le rabaisser lui-même
auprès d’elle. Il admettait bien les autres, l’en-
tourage ordinaire, mais celui-là, précisément

87.

parcequ’il en était mieux connu, l’aurait mille
fois plus embarrassé. Le clerc s’apercevait bien
qu’il ne voulait pas tenir sa promesse, et Frédéric
n’osant s’expliquer là-dessus, ce silence lui sem-
blait une aggravation d’injure.
D’ailleurs, il aurait voulu le conduire absolument,
le voir se développer d’après l’idéal de leur jeunesse ;
et sa fainéantise le révoltait, tout à la fois com-
me une désobéissance et comme une trahison ; Et
puis, Frédéric plein de l’idée de Mme Arnoux parlait
de son mari trop souvent – si bien que Deslauriers
ne tarda pas à exécrer cet homme – alors il
commença une intolérable scie, consistant à
répéter son nom cent fois par jour, à la fin de
chaque phrase, comme un tic d’idiot. Quand on
frappait à la porte il répondait : « Entrez,
Arnoux ». Au restaurant il demandait un
fromage de Brie « à l’instar d’Arnoux » et la
nuit, feignant d’avoir un cauchemar, il réveil-
lait son compagnon en hurlant : « Arnoux ! Ar-
noux ! » – Enfin un jour, Frédéric excédé lui dit
d’une voix lamentable :
— « Mais laisse-moi tranquille avec
Arnoux ! »
— « Jamais ! » répondit le clerc.
« Toujours lui ! lui partout ! ou brûlante ou glacée,
« L’image de l’Arnoux… »
— « Tais-toi donc ! » s’écria Frédéric, en
levant de colère ses deux poings.
Il reprit doucement :
— « C’est un sujet qui m’est pénible, tu
sais bien. »
— « Oh ! pardon, mon bonhomme », répliqua

88.

Deslauriers, en s’inclinant très bas – « on respectera
désormais les nerfs de mademoiselle ! Pardon encore
une fois, – mille excuses ! »
Ainsi fut terminée la plaisanterie.
Mais trois semaines après, un soir, il lui dit :
— « Eh bien ! Je l’ai vue tantôt, Mme Arnoux ! »
— « Où donc ? »
— « Au Palais ! avec Balandard, avoué. Une
femme brune, n’est-ce pas, de taille moyenne ? »
Frédéric fit un signe d’assentiment. Il atten-
dait que Deslauriers parlât. Au moindre mot
d’admiration, il se serait épanché largement, il
était tout prêt à le chérir. L’autre se taisait tou-
jours. – Enfin n’y tenant plus, il lui demanda
d’un air indifférent ce qu’il pensait d’elle.
Deslauriers la trouvait « pas mal sans avoir
pourtant rien d’extraordinaire. »
— « Ah ! tu trouves » – dit Frédéric –
Cependant arriva le mois d’août, époque de
son deuxième examen. D’après l’opinion courante
quinze jours devaient suffire pour en préparer les
matières. Frédéric, ne doutant pas de ses forces, avala,
d’emblée, les quatre premiers livres du Code de
Procédure, les trois premiers du Code Pénal, plusieurs
morceaux d’instruction criminelle et une partie du
Code civil, avec les annotations de Mr Poncelet. Puis
la veille, Deslauriers lui fit faire une récapitula-
tion qui se prolongea jusqu’au matin ; Et pour
mettre à profit le dernier quart d’heure il conti-
nua à l’interroger sur le trottoir, tout en mar-
chant.
Comme plusieurs examens se passaient si-
multanément, il y avait beaucoup de monde dans

89.

la cour, entr’autres Hussonnet et Cisy ; on ne man-
quait pas de venir à ces épreuves quand il s’agissait
des camarades. Frédéric endossa la robe noire tradition-
nelle, puis il entra suivi de la foule, avec trois autres
étudiants, dans une grande pièce éclairée par des
fenêtres sans rideaux et garnie de banquettes le long
des murs. Au milieu, des chaises de cuir entouraient
une table, décorée d’un tapis vert. Elle séparait les
candidats de messieurs les examinateurs en robe
rouges, tous portant des chausses d’hermine sur
l’épaule avec des toques à galons d’or sur le chef.
Frédéric se trouvait l’avant-dernier dans la série,
position mauvaise. À la première question sur la
différence entre une convention et un contrat, il défi-
nit l’une pour l’autre ; et le professeur, un brave
homme, lui dit : « Ne vous troublez pas, monsieur,
remettez-vous ! » puis, ayant fait deux demandes
faciles, suivies de réponses obscures, il passa enfin
au quatrième. Frédéric fut démoralisé par ce piètre
commencement. Deslauriers, en face, dans le public,
lui faisait signe que tout n’était pas encore
perdu. En effet, à la deuxième interrogation sur
le droit criminel, il se montra passable. Mais
après la troisième, relative au testament mystique,
l’examinateur étant resté impassible tout le
temps, son angoisse redoubla ; car Hussonnet
joignait les mains comme pour applaudir
tandis que Deslauriers prodiguait les hausse-
ments d’épaules. Enfin, arriva le moment ter-
rible où il fallut répondre sur la Procédure !
Il s’agissait de la tierce-opposition. Le profes-
seur, choqué d’avoir entendu des théories contrai-
res aux siennes, lui demanda d’un ton brutal :

90.

— « Et vous, monsieur, est-ce votre avis ? Com-
ment conciliez-vous le principe de l’article 1351
du Code civil avec cette voie d’attaque extraordinaire ! »
Frédéric se sentait un grand mal de tête, pour
avoir passé la nuit sans dormir. Un rayon de
soleil, entrant par l’intervalle d’une jalousie, le
frappait au visage. Debout derrière la chaise,
il se dandinait un peu et tirait sa moustache
— « J’attends toujours votre réponse ! » – reprit
l’homme à la toque d’or.
Et comme le geste de Frédéric l’agaçait, sans
doute :
— « Ce n’est pas dans votre barbe que vous
la trouverez ! »
Ce sarcasme causa un rire dans l’auditoire ; et
le professeur, flatté, s’amadoua. Il lui fit deux ques-
tions encore sur l’ajournement et sur l’affaire-
-sommaire, puis baissa la tête en signe d’appro-
bation ; l’acte public était fini. Frédéric rentra
dans le vestibule.
Pendant que l’huissier le dépouillait de sa
robe, pour la repasser à un autre immédiatement,
ses amis l’entourèrent en achevant de l’ahurir
avec leurs opinions contradictoires sur le résultat de
l’examen. On le proclama, bientôt d’une voix
sonore, à l’entrée de la salle – « le troisième
était… ajourné ! »
— « Emballé ! » dit Hussonnet – « allons-
nous-en !
Devant la loge du concierge, ils rencontrèrent
Martinon, – rouge, ému, avec un sourire dans les
yeux et l’auréole du triomphe sur le front. Il
venait de subir sans encombre son dernier

91.

examen. Restait seulement la thèse. Avant quinze
jours il serait licencié. Sa famille connaissait un
ministre – « une belle carrière » s’ouvrait devant lui.
— « Celui-là t’enfonce tout de même, » – dit
Deslauriers.
Rien n’est humiliant comme de voir les sots
réussir dans les entreprises où l’on échoue. – Frédéric,
vexé, répondit qu’il s’en moquait. Ses prétentions
étaient plus hautes et comme Hussonnet faisait
mine de s’en aller, il le prit à l’écart pour lui dire :
— « Pas un mot de tout cela, chez eux, bien
entendu »
Le secret était facile, puisque Arnoux, le lende-
main partait en voyage pour l’Allemagne.
Le soir en rentrant, le clerc trouva son ami
singulièrement changé : il pirouettait, sifflait ; et
l’autre s’étonnant de cette humeur, Frédéric déclara
qu’il n’irait pas chez sa mère ; il emploierait ses
vacances à travailler.
À la nouvelle du départ d’Arnoux, une joie l’avait
saisi. Il pouvait maintenant se présenter là-bas, tout
à son aise, sans crainte d’être interrompu dans ses
visites. C’était, croyait-il, ce qui retenait ses paroles
ou les rendait insignifiantes ; mais la conviction d’une
sécurité absolue lui donnerait du courage. Enfin il
ne serait pas éloigné, il ne serait pas séparé d’elle !
Quelque chose de plus fort qu’une chaîne de fer
l’attachait à Paris, une voix intérieure lui criait
de rester.
Des obstacles s’y opposaient. Il les franchit, en
écrivant à sa mère.
Il confessait d’abord son échec, occasionné par
des changements faits dans le programme, un

92.

hasard, une injustice ; D’ailleurs tous les grands
avocats (il citait leurs noms) avaient été refusés à
leurs examens. Mais il comptait se présenter de
nouveau au mois de Novembre. Or, n’ayant pas de
temps à perdre, il n’irait point à la maison cette
année ; – et il demandait, outre l’argent d’un tri-
mestre, deux cent cinquante francs, pour des
répétitions de droit, fort utiles, le tout enguirlandé
de regrets, condoléances, chatteries et protestations
d’amour filial.
Mme Moreau qui l’attendait le lendemain,
fut chagrinée doublement. Elle cacha la mésaventure
de son fils et lui répondit « de venir tout de
même » Frédéric ne céda pas. Une brouille s’en
suivit. – À la fin de la semaine, néanmoins, il
reçut l’argent du trimestre avec la somme desti-
née aux répétitions, et qui servit à payer un pan-
talon gris-perle, un chapeau de feutre blanc et une
badine à pomme d’or.
Mais quand tout cela fut en sa possession –
« – C’est peut-être une idée de coiffeur que j’ai eue »,
songea-t-il – et une grande hésitation le prit.
Enfin, pour savoir s’il irait chez Mme Arnoux
il jeta par trois fois, dans l’air, des pièces de monnaie.
Toutes les fois le présage fut heureux. Donc, la fata-
lité l’ordonnait. Il se fit conduire en fiacre rue de
Choiseul.
Il monta vivement l’escalier, tira le cordon de
la sonnette ; elle ne sonna pas ; il se sentait
prêt à défaillir.
Puis il ébranla d’un coup furieux le lourd
gland de soie rouge. Un carillon retentit, s’apaisa
par degrés, et l’on n’entendait plus rien. Frédéric
eut peur.

93.

Il colla son oreille contre la porte ; pas un souffle !
Il mit son œil au trou de la serrure, et il n’apercevait
dans l’antichambre que deux pointes de roseau, sur la
muraille, parmi les fleurs du papier. Enfin il tournait
les talons quand il se ravisa. Cette fois, il donna
un petit coup, léger. La porte s’ouvrit ; et sur le seuil, les
cheveux ébouriffés, la face cramoisie et l’air maussade,
Arnoux lui-même parut.
— « Tiens ! qui diable ! vous amène ? – Entrez ! »
Il l’introduisit, non dans le boudoir ou dans sa
chambre, mais dans la salle à manger, où l’on voyait
sur la table une bouteille de vin de Champagne avec deux
verres ; et d’un ton brusque :
— « Vous avez quelque chose à me demander,
cher ami ? »
— « Non ! rien ! rien » – balbutia le jeune homme,
cherchant un prétexte à sa visite. Enfin il dit qu’il
était venu savoir de ses nouvelles, car il le croyait
en Allemagne, sur le rapport d’Hussonnet.
— « Nullement ! » – reprit Arnoux – quelle linotte
que ce garçon-là, pour entendre tout de travers ! »
Afin de dissimuler son trouble, Frédéric marchait
de droite et de gauche dans la salle. En heurtant
le coin d’une chaise, il fit tomber une ombrelle
posée dessus ; le manche d’ivoire se brisa.
— « Mon Dieu ! » s’écria-t-il – « comme je suis
chagrin d’avoir cassé l’ombrelle de Mme Arnoux. »
À ce mot, le marchand releva la tête – et eut un
singulier sourire. Mais Frédéric prenant l’occasion qui
s’offrait de parler d’elle, ajouta timidement :
— « Est-ce que je ne pourrai pas la voir ? »
Elle était dans son pays, près de sa mère
malade.

94.

Il n’osa faire de questions sur la durée de
cette absence. Il demanda seulement quel était
le pays de Mme Arnoux.
— « Chartres ! – cela vous étonne ? »
— « Moi ? non ! pourquoi ? Pas le moins du
monde ! »
Ils ne trouvèrent, ensuite, absolument
rien à se dire. Arnoux qui s’était fait une cigarette,
tournait autour de la table en soufflant. Frédéric
debout contre le poêle, contemplait les murs,
l’étagère, le parquet ; et des images charmantes
défilaient dans sa mémoire, devant ses yeux
plutôt. Enfin il se retira.
Un morceau de journal, roulé en boule, traînait
par terre, dans l’antichambre ; Arnoux le prit ; et
se haussant sur la pointe des pieds, il l’enfonça
dans la sonnette, pour continuer, dit-il, sa sieste
interrompue. Puis, en lui donnant une poignée
de main :
— « Avertissez donc le concierge, s’il vous plaît, que je
n’y suis pas ! »
Et il referma la porte sur son dos, violemment.
Frédéric descendit l’escalier marche à marche.
L’insuccès de cette première tentative le découra-
geait sur le hasard des autres.
Alors commencèrent trois mois d’ennui. Comme
il n’avait aucun travail, son désœuvrement renforçait
sa tristesse.
Il passait des heures à regarder, du haut de son
balcon, la rivière qui coulait entre les quais grisâtres,
noircis de place en place, par la bavure des égouts,
avec un ponton de blanchisseuses

95.

amarré contre le bord, où des gamins quelquefois
s’amusaient, dans la vase, à faire baigner un
caniche. Mais ses yeux, délaissant à gauche le
pont de pierre de Notre-Dame et trois ponts sus-
                                                                       aux-
pendus, se dirigeaient toujours vers le quai des
-Ormes, sur un massif de vieux arbres, pareils aux
tilleuls du Port de Montereau. Cependant la tour
St Jacques, l’Hôtel-de-ville, St Paul, St Louis ,
St Antoine se levaient en face, parmi les toits
confondus, et le Génie de la colonne de Juillet
resplendissait à l’Orient, comme une large étoile
d’or tandis qu’à l’autre extrémité, le dôme des
Tuileries arrondissait sur le ciel sa lourde masse
bleue. C’était par derrière, de ce côté-là, que
devait être la maison de Mme Arnoux.
Il rentrait dans sa chambre, puis couché
sur son divan, il s’abandonnait à une médita-
tion désordonnée : plans d’ouvrage, projets de con-
duite, élancements vers l’avenir. Enfin, pour
se débarrasser de lui-même, il sortait.
Il remontait, au hasard, le quartier-latin,
si tumultueux d’habitude, mais désert à cette
époque, car les étudiants étaient partis dans
leurs familles. Les grands murs des collèges,
comme allongés par le silence, avaient un aspect
plus morne encore ; on entendait toutes sortes de
                                                                        des
bruits paisibles : des battements d’ailes dans les
cages, le ronflement d’un tour, le marteau d’un
savetier ; et les marchands d’habits, au milieu
des rues, interrogeaient de l’œil, chaque fenêtre,
inutilement. Au fond des cafés solitaires, la dame
du comptoir bâillait entre ses carafons remplis ; –
les journaux demeuraient en ordre sur la table

96.

des cabinets de lecture ; dans l’atelier des repasseuses
des linges frissonnaient sous les bouffées du vent
tiède. De temps à autre, il s’arrêtait à l’étalage
d’un bouquiniste ; le ronflement d’un omnibus, qui
descendait en frôlant le trottoir le faisait se retour-
ner, et parvenu devant le Luxembourg, il n’allait
pas plus loin.
Quelquefois, l’espoir d’une distraction l’attirait
vers les boulevards – après de sombres ruelles exhalant
des fraîcheurs humides, il arrivait sur de grandes
places désertes, éblouissantes de lumière, et où les
                                                                         escalopures
monuments dessinaient au bord du pavé des [illis.]
découpures                                                      dentelures
d’ombre noire. Mais les charrettes, les boutiques
recommençaient, et la foule l’étourdissait – le diman-
che surtout – quand depuis la Bastille jusqu’à la
Madeleine, c’était un immense flot ondulant sur
l’asphalte, au milieu de la poussière dans une rumeur
continue ; il se sentait tout écœuré par la bassesse
des figures, la niaiserie des propos, la satisfaction
imbécille transpirant sur les fronts en sueur ! Ce-
pendant la conscience de mieux valoir que ces hom-
mes atténuait la fatigue de les regarder.
                                                    à
Il allait tous les jours au bureau de l’Art-
-industriel ; – et pour savoir quand reviendrait Mme
Arnoux, il s’informait de sa mère, très longuement.
La réponse d’Arnoux ne variait pas « le mieux
se continuait » sa femme avec la petite seraitent de
retour la semaine prochaine. – Plus elle tardait
à revenir, plus Frédéric témoignait d’inquiétudes
si bien qu’Arnoux attendri par tant d’affection
l’emmena cinq à six fois dîner au restaurant.
Frédéric dans ces longs tête-à-tête, reconnut
que le marchand de peintures n’était pas fort

97.

spirituel. – Arnoux pouvait s’apercevoir de ce refroi-
dissement – et puis c’était l’occasion de lui rendre
un peu ses politesses. Voulant donc faire les choses
                                                          tous ses habits
très bien, il vendit à un brocanteur tout son costu-
neufs
me, moyennant la somme de quatre-vingt trois
francs, et l’ayant grossie de cent autres qui lui
restaient, il vint chez Arnoux le prendre pour
                                                       Il     Ils
dîner. Regimbart s’y trouvait. Tous trois s’en allè-
      au restaurant des
rent aux Provençaux.  aux Trois frères Provençaux –
Le citoyen commença par retirer sa redingote,
et sûr de la déférence des deux autres écrivit la carte.
Mais il eut beau se transporter dans la cuisine pour
parler lui-même au chef, descendre à la cave dont
il connaissait tous les coins, et faire monter le
maître de l’établissement auquel il « donna « un
savon », il ne fut content ni des mets, ni des vins,
ni du service ! À chaque plat nouveau, à chaque
bouteille différente, dès la première bouchée, la
première gorgée, il laissait tomber sa fourchette
ou repoussait au loin son verre, puis s’accoudant
sur la nappe de toute la longueur de son bras
il s’écriait qu’on ne pouvait plus dîner à Paris !
Enfin, ne sachant qu’imaginer pour sa bouche,
Regimbart se commanda des haricots à l’huile,
« tout bonnement », lesquels bien qu’à moitié
réussis l’apaisèrent, un peu. Puis, il eut avec le
garçon un dialogue, roulant sur les anciens
garçons des Provençaux – « qu’était devenu
Antoine ? et un nommé Eugène ? – et Théodore,
le petit, qui servait toujours en bas ? Il y
avait dans ce temps-là une chère autrement
distinguée ! et des têtes de Bourgogne, comme
on n’en reverra plus ! »

98.

Ensuite il fut question de la valeur des ter-
      dans
rains de la banlieue, – une spéculation d’Arnoux,
infaillible. En attendant, il perdait ses intérêts.
Puisqu’il ne voulait vendre à aucun prix, Regim-
bart lui découvrirait quelqu’un ; – Et ces deux
messieurs firent avec un crayon, des calculs, jusqu’à
la fin du dessert.
                                                   du Saumon dodat 
On s’en alla prendre le café, passage Véro dodat
-dodat
dans un estaminet, à l’entresol. Frédéric assista
sur ses jambes à d’interminables parties de
billard, abreuvées d’innombrables chopes. Et il
resta là, jusqu’à minuit, sans savoir pourquoi,
par lâcheté, par bêtise, dans l’espérance confuse
d’un événement quelconque favorable à son
amour.
Quand donc la reverrait-il ? – Frédéric se
désespérait. – Mais un soir, vers la fin de no-
vembre, Arnoux lui dit :
— « Ma femme est revenue hier, vous
savez !. »
Le lendemain, à cinq heures, il entrait
chez elle.
Il débuta par des félicitations à propos de
sa mère dont la maladie avait été si grave.
— « Mais non ! Qui vous l’a dit ?
— Arnoux ! »
Elle fit un « ah ! » léger, puis ajouta : qu’elle
avait eu d’abord, il est vrai, des craintes sérieuses
maintenant disparues.
Elle se tenait près du feu, dans la bergère
de tapisserie. Il était sur le canapé, avec
son chapeau entre ses genoux ; et l’entretien
fut pénible ; elle l’abandonnait à chaque minute ;
                      pas
il ne trouvait point de joint, pour y introduire

99.

ses sentiments. Mais comme il se plaignait d’étu-
dier la chicane elle répliqua : « Oui… je conçois…
les affaires. » en baissant la figure, absorbée
tout-à-coup, par des réflexions. Il avait soif de
les connaître, et même ne songeait pas à autre
chose. Le crépuscule amassait de l’ombre autour
d’eux.
Elle se leva, ayant une course à faire, puis
reparut avec une capote de velours et une mante
noire bordée de petit-gris. Il osa offrir de l’accom-
pagner.
On n’y voyait plus ; le temps était froid, et
un lourd brouillard, estompant la façade des
maisons, puait dans l’air. Frédéric le humait avec
délices ; car il sentait à travers la ouate du
vêtement la forme de son bras – et sa main, prise
dans un gant chamois à deux boutons, sa
petite main qu’il aurait voulu couvrir de
baisers, s’appuyait sur sa manche. À cause du
pavé glissant ils oscillaient un peu, et il lui
semblait qu’ils étaient tous les deux comme
bercés par le vent, au milieu d’un nuage.
L’éclat des lumières sur le boulevard le remit
dans la réalité. L’occasion était bonne, le temps
pressait. Il se donna jusqu’à la rue de Richelieu
pour déclarer son amour. Mais presque aussitôt,
devant un magasin de porcelaines, elle s’arrêta
net, en lui disant :
— « Nous y sommes, je vous remercie ! – À jeudi,
n’est-ce pas, comme d’habitude ?.. »
Les dîners recommencèrent, et plus il
fréquentait Mme Arnoux plus ses langueurs
augmentaient.

100.

La contemplation de cette femme l’énervait
comme l’usage d’un parfum trop fort. Cela
descendit dans les profondeurs de son tempérament
et devenait presque une manière générale de
sentir, un mode nouveau d’exister.
Les prostituées qu’il rencontrait aux feux
du gaz, les cantatrices poussant leurs roulades, les
écuyères qui tournaient sur leurs chevaux au
galop, les bourgeoises à pied, les grisettes à leur
fenêtre, toutes les femmes lui rappelaient celle-
là par de vagues similitudes ou par des contrastes
violents. Il regardait le long des boutiques, les
cachemires, les dentelles et les pendeloques de
pierreries, en les imaginant drapées autour de ses
reins, cousues à son corsage, faisant des feux
dans sa chevelure noire. À l’éventaire des
marchandes, les fleurs s’épanouissaient pour
qu’elle les choisît en passant ; dans la montre
des cordonniers les petites pantoufles de satin à
bordure de cygne semblaient attendre son pied ;
toutes les rues conduisaient vers sa maison ; Les
voitures ne stationnaient sur les places que
pour y mener plus vite ; Paris se rapportait
à sa personne – et la grande ville, avec toutes
ses voix bruissait, comme un immense orches-
tre autour d’elle.
Quand il allait au Jardin-des-Plantes
la vue d’un palmier l’entraînait vers des
pays lointains. Alors ils voyageaient ensemble,
au dos des dromadaires, sous le tendelet des
éléphants, dans la cabine d’un yacht parmi
                  bleus
les archipels indiens – ou côte à côte sur deux
mulets à clochettes, qui trébuchent dans les
herbes, contre des colonnes brisées – quelquefois il

101.

s’arrêtait au Louvre devant de vieux tableaux ; – et son
amour l’embrassant jusque dans les siècles disparus,
il la substituait aux personnages des peintures.
Coiffée d’un hennin elle priait à deux genoux
derrière un vitrage de plomb. Seigneuresse des
Castilles ou des Flandres, elle se tenait assise, avec
une fraise empesée et un cors [corps] de baleines à gros
bouillons. Puis elle descendait quelque grand es-
calier de porphyre, au milieu des sénateurs, sous
un dais de plumes d’autruches, dans une robe
de brocart. D’autres fois, il la rêvait en panta-
-lons de soie jaune, sur les coussins d’un harem ;
et tout ce qui était beau : le scintillement des
étoiles, certains airs de musique, l’allure d’une
phrase, un contour, l’amenaient à sa pensée
d’une façon brusque et insensible.
Quant à essayer d’en faire sa maîtresse, il
était sûr que toute tentative serait vaine.
Un soir, Dittmer qui arrivait la baisa
sur le front. Lovarias fit de même, en disant :
— « Vous permettez, n’est-ce pas, selon
le privilège des amis ? »
Frédéric balbutia :
— « Il me semble que nous sommes tous des
amis ? »
— « Pas tous des vieux ! » reprit-elle.
C’était le repousser d’avance, indirectement.
Que faire d’ailleurs ?.. Lui dire qu’il l’ai-
mait ! Elle l’éconduirait sans doute ? ou bien s’in-
dignant le chasserait de sa maison ! Or il
préférait toutes les douleurs, à l’horrible chance
de ne plus la voir.
Il enviait le talent des pianistes, les balafres

102.

des soldats. Il souhaitait une maladie dangereuse,
espérant de cette façon l’intéresser.
Une chose l’étonnait, c’est qu’il n’était
pas jaloux d’Arnoux ; et il ne pouvait se la figurer
autrement que vêtue – tant sa pudeur semblait
naturelle et reculait son sexe dans une ombre
mystérieuse.
Cependant il songeait au bonheur de vivre avec
elle, de la tutoyer, de lui passer la main sur les
bandeaux longuement, ou de se tenir par terre, à
genoux, les deux bras autour de sa taille, à boire
son âme dans ses yeux ! Il aurait fallu pour cela,
subvertir la destinée ; – et incapable d’action,
maudissant Dieu et s’accusant d’être lâche, il
tournait dans son désir, comme un prisonnier
dans son cachot. Une angoisse permanente l’étouf-
fait – Il restait pendant des heures immobile, – ou
bien, il éclatait en larmes ; et un jour qu’il
n’avait pas eu la force de se contenir, Deslauriers
lui dit :
— « Mais saprelotte, qu’est-ce que tu as ? »
Frédéric souffrait des nerfs. Deslauriers n’en
crut rien. Devant une pareille douleur, il avait
senti se réveiller sa tendresse et il le réconforta.
Un homme comme lui se laisser abattre,
quelle sottise ! Passe encore dans la jeunesse,
mais plus tard c’est perdre son temps.
— « Tu me gâtes mon Frédéric ! – Je
redemande l’ancien ! – garçon, toujours du
même ! Il me plaisait ! – Voyons, fume une
pipe, animal ! secoue-toi un peu, tu me
désoles ! »

103.

— « C’est vrai, » – dit Frédéric, « – je suis
fou ! »
Le clerc reprit :
— « Ah ! vieux troubadour, je sais
bien ce qui t’afflige ! Le petit cœur ? – Avoue-
-le ! bah ! une de perdue, quatre de trouvées !
On se console des femmes vertueuses avec
les autres. Veux-tu que je t’en fasse connaître,
des femmes ? Tu n’as qu’à venir à l’Allam-
-bra ! – »
C’était un bal public, ouvert récem-
ment au haut des Champs-Élysées et qui se
ruina dès la seconde saison, par un luxe pré-
-maturé de ce genre d’établissement.
— « On s’y amuse à ce qu’il paraît –
Allons-y ! – Tu prendras tes amis si tu veux Je
te passe même Regimbart ! »
Frédéric n’invita pas le Citoyen. Des-
-lauriers se priva de Sénécal. Ils emmenèrent
seulement Hussonnet et Cisy avec Dussardier ;
et le même fiacre les descendit tous les cinq
à la porte de l’Allambra.
Deux galeries moresques s’étendaient
à droite et à gauche parallèlement. Le mur
d’une maison en face, occupait tout le fond – et le
quatrième côté, (celui du restaurant) figurait
un cloître gothique à vitraux de couleurs – Une
sorte de toiture chinoise abritait l’estrade où
jouaient les musiciens ; le sol autour était cou-
vert d’asphalte, et des lanternes vénitiennes,
accrochées à des poteaux formaient de loin,
sur les quadrilles, une couronne de
feux multicolores. Un piédestal, çà et là,
supportait une cuvette de pierre d’où s’élevait

104.

un mince filet d’eau. on apercevait dans
les feuillages des statues en plâtre, Hébés ou
Cupidons tout gluants de peinture à l’huile
et les allées nombreuses, garnies d’un sable
très jaune soigneusement ratissé, faisaient
paraître le jardin beaucoup plus vaste qu’il
ne l’était.
Des étudiants y promenaient leur
maîtresse ; des commis en nouveautés se pava-
-naient une canne entre les doigts ; des collégiens
fumaient des régalias ; de vieux célibataires ca-
-ressaient avec un peigne leur barbe teinte ;
Il y avait des Anglais, des Russes, des gens de
l’Amérique du Sud, trois Orientaux en tarbouch.
Des lorettes, des grisettes et des filles étaient ve-
-nues là, espérant trouver un protecteur, un
amoureux, une pièce d’or, ou simplement pour
le plaisir de la danse ; et leur robe à tunique
vert d’eau, bleu cerise, ou violette, passaient,
s’agitaient entre les ébéniers et les lilas. Presque
tous les hommes portaient des étoffes à carreaux,
quelques-uns des pantalons blancs, malgré la
fraîcheur du soir. On allumait les becs de
gaz.
Hussonnet, par ses relations avec les
journaux de modes et les petits théâtres, con-
-naissait beaucoup de femmes ; il leur envo-
-yait des baisers du bout des doigts, et de temps
à autre, quittant ses amis, allait causer avec
elles.
Deslauriers fut jaloux de ces allures. Il
aborda cyniquement une grande blonde, vêtue
de nankin. Après l’avoir considéré d’un air

105.

maussade, elle dit : « Non ! – pas de confiance,
mon bonhomme ! » et tourna les talons. Il re-
-commença près d’une grosse brune, qui était
folle sans doute, – car elle bondit dès le premier
mot, en le menaçant s’il continuait d’appeler
les sergents de ville. Deslauriers s’efforça de rire –
puis découvrant une petite femme assise à
l’écart sous un réverbère, il lui proposa une
contredanse.
Les musiciens, juchés sur l’estrade, dans
des postures de singe, raclaient et soufflaient
impétueusement. Le chef d’orchestre, debout, bat-
-tait la mesure d’une façon automatique. On
était tassé, on s’amusait ; Les brides dénouées des
chapeaux effleuraient les cravates, les bottes
s’enfonçaient sous les jupons ; Tout cela sautait
en cadence ; Deslauriers pressait contre lui la
petite femme, et gagné par le délire du cancan
se démenait au milieu des quadrilles, comme
une grande marionnette. Cisy et Dussardier
continuaient leur promenade ; le jeune aristocra-
te lorgnait les filles, et malgré les exhortations
du commis n’osait pas leur parler – s’imaginant
qu’« il y avait toujours chez ces femmes-là,
un homme caché dans l’armoire avec un pis-
-tolet, et qui en sort pour vous faire souscrire
des lettres de change ».
Ils revinrent près de Frédéric. Deslauriers
ne dansait plus, et tous se demandaient com-
-ment finir la soirée, quand Hussonnet
s’écria :
— « Tiens ! la marquise d’A-
-maëgui !

106.

C’était une femme pâle, à nez retrous-
-sé, avec des mitaines jusqu’au coude et de gran-
-des boucles noires qui pendaient le long de ses
joues, comme deux oreilles de chien.
Hussonnet lui dit :
— « Nous devrions organiser ce soir
une petite fête chez toi, un raout oriental ?
tâche d’herboriser quelques unes de tes amies
pour ces chevaliers français ? Eh bien ? qu’est-ce
qui te gêne ? Attendrais-tu ton hidalgo ? »
L’Andalouse baissait la tête. Il était faci-
le de voir que sachant les habitudes peu luxu-
-euses de son ami, elle avait peur d’en être
pour ses rafraîchissements. Enfin, au mot d’ar-
-gent lâché par elle, Cisy proposa cinq napolé-
-ons, toute sa bourse ; La chose fut décidée. Mais
Frédéric n’était plus là.
Il avait cru reconnaître la voix d’Ar-
noux, avait aperçu un chapeau de femme, et
il s’était enfoncé bien vite dans le bosquet à
côté.
Mlle Vatnas se trouvait seule avec Ar-
noux.
— « Excusez-moi ! Je vous dérange ! »
— « Pas le moins du monde ! » reprit
le marchand.
Frédéric, aux derniers mots de leur con-
-versation, comprit qu’il était accouru à
l’Allambra pour entretenir Mlle Vatnas d’une
affaire urgente – et il n’était pas complète-
-ment rassuré, sans doute, car il lui dit d’un
air inquiet.
— « Vous êtes bien sûre ? »

107.

— « Très sûre ! On vous aime ! Ah !
quel homme ! »
Et elle lui faisait la moue, en avan-
-çant ses grosses lèvres, presque sanguinolentes
à force d’être rouges. Mais elle avait d’admirables
yeux, fauves avec des points d’or dans les pru-
nelles – tout pleins d’esprit, d’amour et de
sensualité. Ils éclairaient comme des lampes
le teint un peu jaune de sa figure maigre –
Arnoux semblait jouir de ses rebuffades. Il se
pencha de son côté, en lui disant :
— « Vous êtes gentille, embrassez-
moi ! »
Elle le prit par les deux oreilles et le
baisa sur le front.
À ce moment, les danses s’arrêtèrent,
et à la place du chef d’orchestre parut un beau
jeune homme, trop gras, et d’une blancheur de
cire. Il avait de longs cheveux noirs disposés à la
manière du Christ. un gilet de velours azur à
grandes palmes d’or, l’air orgueilleux comme
un paon, bête comme un dindon, et quand il
eut salué le public, il entama une chanson-
-nette. C’était un villageois narrant lui-mê-
-me son voyage dans la capitale. L’artiste par-
-lait bas-normand, faisait l’homme soûl, le
refrain :
       « Ah ! J’ai-t’y ri, – j’ai-t’y ri !
       « Dans ce gueusard de Paris »
soulevait des trépignements d’enthousiasme. Del-
-mas « chanteur expressif » était trop malin
pour le laisser refroidir. On lui passa vivement
une guitare, et il gémit une romance intitulée

108.

« Le Frère de l’Albanaise. »
Les paroles rappelèrent à Frédéric celles
que chantait l’homme en haillons entre les
tambours du bateau. Ses yeux s’attachaient in-
-volontairement sur le bas de la robe étalée de-
-vant lui. Après chaque couplet, il y avait une
longue pause, et le souffle du vent dans les
arbres ressemblait au bruit des ondes.
Mlle Vatnas, en écartant d’une main les
branches d’un troène qui lui masquait la vue
de l’estrade, contemplait le chanteur, fixement
les narines ouvertes, les cils rapprochés
et comme perdue dans une joie sérieu-
-se.
— « Très bien ! » dit Arnoux. « Je com-
-prends pourquoi vous êtes ce soir à l’Al-
lambra ! Delmas vous plaît, ma chère. »
Elle ne voulut rien avouer.
— « Ah ! quelle pudeur ! »
Et, montrant Frédéric
— « Est-ce à cause de lui ? Vous au-
-riez tort ! Pas de garçon plus discret ! J’en
réponds ! »
Mais les autres qui cherchaient leur
ami entrèrent dans la salle de verdure. Hus-
-sonnet les présenta. Arnoux fit une distri-
-bution de cigares, et régala de sorbets la
compagnie.
Mlle Vatnas avait rougi en apercevant
Dussardier. Elle se leva bientôt et lui tendant
la main :
— « Vous ne me remettez pas, Mr
Auguste ?

109.

— « Comment la connaissez-vous ? » de-
-manda Frédéric.
— « Nous avons été dans la même
maison, » reprit-il !
Mais Cisy le tirait par la manche,
Ils sortirent ; et à peine disparu, Mlle Vatnas
commença l’éloge de son caractère. Elle ajouta
même qu’il avait le génie du cœur. Puis on cau-
-sa de Delmas qui pourrait comme mime avoir
des succès au théâtre ; et il s’ensuivit une discus-
-sion, où l’on mêla Shakespeare, la censure, le
style, le peuple, les recettes de la Porte St Martin,
Alexandre Dumas, Victor Hugo et Dumersan.
Arnoux avait connu plusieurs actrices célèbres ;
les jeunes gens se penchaient pour l’écouter. Mais
ses paroles étaient couvertes par le tapage de la
musique – et sitôt le quadrille ou la polka termi-
né, tous s’abattaient sur les tables, appelaient le
garçon, riaient ; les bouteilles de bière et de limo-
-nade gazeuse détonnaient dans les feuillages,
des femmes criaient comme des poules, quelquefois
deux messieurs voulaient se battre, un voleur fut
arrêté.
Puis au galop, les danseurs envahirent les
allées. Haletant, souriant, et la face rouge, ils
défilaient dans un tourbillon qui soulevait les ro-
bes avec les basques des habits ; Les trombones ru-
-gissaient plus fort ; le rythme s’accélérait ; derrière
le cloître moyen-âge, on entendit des crépitations, des
pétards éclatèrent ; des soleils se mirent à tour-
ner ; La lueur des feux de Bengale, couleur d’é-
meraude, éclaira pendant une minute tout le
jardin ; et à la dernière fusée, la multitude exhala

110.

un grand soupir. Puis, elle s’écoula lentement. Un
nuage de poudre à canon flottait dans l’air. Fré-
-déric et Deslauriers marchaient au milieu de
la foule pas à pas, quand un spectacle les
arrêta.
Martinon se faisait rendre de la monnaie
au dépôt des parapluies, et il accompagnait une
femme d’une cinquantaine d’années, laide,
magnifiquement vêtue ; et d’un rang social pro-
-blématique.
— « Ce gaillard-là, » dit Deslauriers, « est
moins simple qu’on ne suppose. Mais où est
donc Cisy ? »
Dussardier leur montra l’estaminet – où
ils aperçurent le fils des preux, devant un
bol de punch, en compagnie d’un chapeau
rose.
Hussonnet qui s’était absenté depuis
cinq minutes, reparut au même moment.
Une jeune fille s’appuyait sur son bras, en
l’appelant tout haut « mon petit chat ».
— « Mais non ! » – lui disait-il.  – « Non ! pas
en public ! Appelle-moi vicomte, plutôt ! Ça
vous donne un genre cavalier, Louis XIII et bottes
molles qui me plaît ! – Oui, mes bons, une an-
-cienne ! – n’est-ce pas qu’elle est gentille ? » – Il lui
prenait le menton. – « Salue ces messieurs ! Ce sont
tous des fils de Pairs de France ! Je les fréquente
pour qu’ils me nomment ambassadeur ! »
— « Comme vous êtes fou ! » soupira
Mlle Vatnas.
Puis elle pria Dussardier de la reconduire
jusqu’à sa porte.

111.

Arnoux les regarda s’éloigner et se tournant
vers Frédéric :
— « Vous plairait-elle, la Vatnas ? – Au
reste vous n’êtes pas franc là-dessus ? Je crois
que vous cachez vos amours ? »
Frédéric devenu blême, jura qu’il ne ca-
-chait rien.
— « C’est qu’on ne vous connaît pas de
maîtresses, » – reprit Arnoux.
Frédéric eut envie de citer un nom, au ha-
-sard. Mais l’histoire pouvait lui être racontée.
Il répondit « qu’effectivement, il n’avait pas de
maîtresse. »
Le marchand l’en blâma.
— « Ce soir, l’occasion était bonne !
pourquoi n’avez-vous pas fait comme les
autres qui s’en vont tous avec une fem-
-me ? »
— « Eh bien ? – Et vous ! » – dit Frédéric
impatienté d’une telle persistance.
— « Ah ! moi ! mon petit ! c’est diffé-
-rent ! Je m’en retourne auprès de la
mienne ! »
                   cabriolet
Il appela un mylord et disparut.
Les deux amis s’en retournèrent à
pied. Un vent d’Est soufflait. Ils ne parlaient
ni l’un ni l’autre. Deslauriers regrettait de
n’avoir pas brillé devant le Directeur d’un jour-
nal, et Frédéric s’enfonçait dans sa tristesse. Enfin,
ouvrant la bouche, il dit que le bastringue lui a-
vait paru stupide.
— « À qui la faute ? Si tu ne nous
avais pas lâchés pour ton Arnoux ? »

112.

— « Bah ! tout ce que j’aurais pu faire
eût été complètement inutile ! »
Mais le clerc avait des théories. Il suffi-
-sait pour obtenir les choses de les désirer for
tement.
— « Cependant, toi-même, tout à
l’heure !!.
— « Je m’en moquais bien » – fit Des-
-lauriers arrêtant net l’allusion. « Est-ce que
je vais m’empêtrer de femmes ? » – Et il déclama
contre leurs mièvreries, leurs sottises. Bref, elles
lui déplaisaient.
— « Ne pose donc pas ! » dit Frédéric.
Deslauriers se tut. Puis tout à coup :
— « Veux-tu parier cent francs que
je fais la première qui passe ? »
— « Oui ! – accepté ! »
La première qui passa était une men-
-diante hideuse ; et ils désespéraient du hasard,
lorsqu’au milieu de la rue de Rivoli, ils aperçu-
rent une grande fille, portant à la main un
petit carton.
Deslauriers l’accosta sous les arcades. Elle
inclina brusquement du côté des Tuileries, – et elle
prit bientôt par la place du Carrousel ; Elle
jetait des regards de droite et de gauche. Elle cou-
-rut après un fiacre ; Deslauriers la rattrapa. Il
marchait près d’elle, en lui parlant avec des gestes
expressifs. Enfin elle accepta son bras, et ils con-
-tinuèrent le long des quais. Puis à la hauteur
du Châtelet, pendant vingt minutes au moins,
ils se promenèrent sur le trottoir, comme deux
marins faisant leur quart. Mais tout à coup,

113.

ils traversèrent le Pont-au-Change, le mar-
-ché aux Fleurs, le quai Napoléon. Frédéric
entra derrière eux. Deslauriers lui fit compren-
-dre qu’il les gênerait, et n’avait qu’à suivre
son exemple.
— « Combien as-tu encore ? »
                                          sous
— « Deux pièces de cent sols ! »
— « C’est assez ! bonsoir ! »
Frédéric fut saisi par l’étonnement
que l’on éprouve à voir une farce réussir. 
Puis, cherchant en lui-même où coucher – « Il
se moque de moi » – pensa-t-il. « Si je remon-
tais ? » Deslauriers croirait, peut-être, qu’il
lui enviait cet amour ? « Comme si je
n’en avais pas un, et cent fois plus rare,
plus noble, plus fort ! » Une espèce de colère
le poussait. Il arriva devant la porte de
Mme Arnoux.
Aucune des fenêtres extérieures ne dé-
pendait de son logement. Cependant il restait
les yeux collés sur la façade – comme s’il a-
-vait cru, par cette contemplation, pouvoir
fendre les murs. Maintenant sans doute, el-
-le reposait, – tranquille comme une
fleur endormie, avec ses beaux cheveux
noirs parmi les dentelles de l’oreiller, les lè-
vres entrecloses, la tête sur un bras. Celle d’Ar-
noux lui apparut. Il s’éloigna, pour fuir
cette vision.
Le conseil de Deslauriers vint à sa
Mémoire. – Il en eut horreur. Alors, il vaga-
bonda dans les rues.

114.

Quand un piéton s’avançait, il tâchait de
distinguer son visage. De temps à autre, un rayon
de lumière lui passait entre les jambes, décrivait
au ras du pavé un immense quart de cercle ; et
un homme surgissait, dans l’ombre, avec sa
hotte et sa lanterne. Le vent, en de certains
                 secouait fe              de tôle
endroits, faisait battre le tuyau d’une
                                                 de tôle
cheminée ; des sons lointains s’élevaient ;
et se mêlant au bourdonnement de sa
tête, il croyait entendre, dans les airs la
vague ritournelle des contredanses. Le mou-
-vement de sa marche entretenait cette
caresse ; il se trouva sur le pont de la
Concorde.
Alors, il se ressouvint de ce soir de
l’autre hiver, où sortant de chez elle, pour
la première fois, il lui avait fallu s’arrêter
tant son cœur battait vite, sous l’étreinte
de ses espérances ! Toutes étaient mortes
maintenant ! –
Des nuées sombres couraient sur la
face de la lune. Il la contempla, en rêvant
à la grandeur des espaces, à la misère de la
vie, au néant de tout. Puis le jour parut ;
ses dents claquaient, et à moitié endormi, mouil-
lé par le brouillard et tout plein de larmes,
il se demanda pourquoi n’en pas finir ? Rien
qu’un mouvement à faire, le poids de son
front l’entraînait, il voyait son cadavre flot-
-tant sur l’eau. Frédéric se pencha. mais le
parapet était un peu trop large, et ce fut
par lassitude qu’il n’essaya pas de le fran-
-chir.

115.

Alors une épouvante le saisit. Il rega-
-gna les boulevards et s’affaissa sur un
banc.
Des agents de police le réveillèrent, con-
-vaincus qu’il « avait fait la noce ».
Il se remit en marche.
Mais comme il se sentait grand faim
et que tous les restaurants étaient fermés, il
alla souper dans un cabaret des Halles. Après
quoi, jugeant qu’il était encore trop tôt, il
flâna aux alentours de l’hôtel-de-ville, jus-
-qu’à huit heures et un quart.
Deslauriers avait depuis longtemps
congédié sa donzelle ; et il écrivait sur la table,
au milieu de la chambre.
Vers quatre heures, Mr de Cisy entra.
Grâces à Dussardier, la veille au soir, il
s’était abouché avec une dame, et même il
l’avait reconduite en voiture, avec son mari
jusqu’au seuil de sa maison, où elle lui a-
-vait donné rendez-vous. Il en sortait. On ne
connaissait pas ce nom-là.
— « Que voulez-vous que j’y fasse ? » dit
Frédéric.
Alors le gentilhomme battit la cam-
pagne. Il parla de Mlle Vatnas, de l’Anda-
-louse, et de toutes les autres. Enfin, avec
beaucoup de périphrases il exposa le but de
sa visite. Se fiant à la discrétion de son ami,
il venait pour qu’il l’assistât dans une dé-
marche, après laquelle il se regarderait
définitivement comme un homme ; et Fré-
-déric ne le refusa pas. Il conta l’histoire

116.

à Deslauriers sans dire la vérité sur ce
qui le concernait personnellement. Le
clerc trouva qu’« il allait maintenant
très bien » – Cette déférence à ses conseils
augmenta sa bonne humeur.
C’était 
C’est par   
       qu’il
   Elle avait séduit, dès le premier
jour, Mlle Clémence Daviou, brodeuse en
or pour équipements militaires, la plus
douce personne qui fût, et svelte comme
un roseau, avec de grands yeux bleus conti-
nuellement ébahis. Le clerc abusait de sa
candeur jusqu’à lui faire accroire qu’il était
décoré. Il ornait sa redingote d’un ruban
rouge dans leurs tête-à-tête, mais s’en
privait en public, pour ne point humilier
son patron, disait-il. Du reste, il la te-
-nait à distance, se laissait caresser
comme un pacha et l’appelait « Fille du
peuple » par manière de rire. Elle lui ap-
-portait chaque fois de petits bouquets de
violettes. Frédéric n’aurait pas voulu d’un tel
amour.
Cependant lorsqu’ils sortaient bras
dessus bras dessous pour se rendre dans un
cabinet chez Pinson ou chez Barillot,
il éprouvait une singulière tristesse.
Frédéric ne savait pas, combien depuis
un an, chaque jeudi, il avait fait souf-
-frir Deslauriers, quand il se brossait les
ongles, avant d’aller dîner rue de Choiseul !
Un soir, que du haut de son balcon
il venait de les regarder partir, il vit, de
loin, Hussonnet sur le pont d’Arcole. Le

117.

Bohème se mit à l’appeler par des signaux, et
Frédéric ayant descendu ses cinq étages.
— « Voici la chose : C’est samedi pro-
-chain, 24, la fête de Mme Arnoux ».
— « Comment ? puisqu’elle s’appelle
Marie ? »
— « Angèle, aussi, n’importe ! On
festoiera dans leur maison de campagne, à
St Cloud, je suis chargé de vous en prévenir,
et que vous trouvez un véhicule à trois heu-
res, au Journal ! Ainsi convenu ! pardon de
vous avoir dérangé. Mais j’ai tant de cour-
-ses ! »
Frédéric n’avait pas tourné les talons
                portier
que son concierge lui remit une lettre : –
« Mr et Mme Dambreuse prient Mr F.
Moreau de leur faire l’honneur de
venir dîner chez eux samedi, 24 courant.
R. S. V. P. »
— « Trop tard » – pensa-t-il ; – néan-
-moins il montra la lettre à Deslauriers,
lequel s’écria :
— « Ah ! enfin ! Mais tu n’as pas l’air
content ? Pourquoi ? »
Frédéric, ayant hésité quelque peu,
dit qu’il avait le même jour, une autre
invitation.
— « Fais-moi le plaisir d’envoyer
bouler la rue de Choiseul. Pas de bêtises. Je
vais répondre pour toi, si ça te gêne ? »
Et le clerc écrivit une acceptation à
la troisième personne.
N’ayant jamais vu le monde qu’à

118.

travers la fièvre de ses convoitises, il se l’ima-
-ginait comme une création artificielle
fonctionnant en vertu de lois mathé-
-matiques. Un dîner en ville, la rencontre
d’un homme en place, le sourire d’une jolie
femme pouvaient, par une série d’actions se
déduisant les unes des autres, avoir de gi-
-gantesques résultats. Certains salons pari-
-siens étaient comme ces machines qui pren-
-nent la matière à l’état brut et la ren-
-dent centuplée de valeur. Il croyait aux cour-
-tisanes conseillant les diplomates, aux riches
mariages obtenus par les intrigues, au
génie des galériens et aux docilités du ha-
-sard sous la main des forts. Enfin il
estimait la fréquentation des Dambreuse
                 utile
tellement bonne et il parla si bien que
Frédéric ne savait plus à quoi se résou-
-dre.
Il n’en devait pas moins, puisque
c’était la fête de Mme Arnoux, lui offrir
un cadeau ; et il songea naturellement à
une ombrelle, afin de réparer sa maladres-
-se. Or il découvrit une marquise en
soie gorge-pigeon, avec un petit manche
d’ivoire ciselé, qui arrivait de la Chine. Mais
cela coûtait 175 francs ! Et il n’avait pas
un sou, vivant même à crédit sur le tri-
mestre prochain. Cependant il la voulait, il
y tenait et malgré sa répugnance il eut
recours à Deslauriers.
Deslauriers lui répondit qu’il n’avait
pas d’argent.

119.

— « J’en ai besoin, » – dit Frédéric –
« grand besoin ! »
Et l’autre ayant répété la même excu-
-se, il s’emporta.
                                     quelquefois
— « Tu pourrais bien, [      illis       ]
[     illis    ]
— « Quoi donc ? »
— « Rien ! »
Mais le clerc avait compris. Il leva
sur sa réserve la somme en question et
quand il l’eut versée pièce à pièce :
— « Je ne te réclame pas de quittan-
-ce, puisque je vis à tes crochets ! »
Frédéric lui sauta au cou, avec mille
protestations affectueuses. Deslauriers resta
froid. Puis le lendemain, apercevant l’ombrelle
sur le piano :
— « Ah ! c’était pour cela ! »
— « Je l’enverrai, peut-être » – dit lâ-
-chement Frédéric.
Le hasard le servit, car il reçut dans
la soirée un billet bordé de noir, et où Mme
Dambreuse, lui annonçant la perte d’un
oncle, s’excusait de remettre à plus tard le
plaisir de faire sa connaissance.
Il arriva dès deux heures au bureau
du Journal. Mais au lieu de l’attendre pour
le mener dans sa voiture, Arnoux était parti,
la veille, ne résistant plus à son besoin de
grand air.
Chaque année, aux premières feuilles,
durant plusieurs jours de suite, il décampait
le matin, faisait de longues courses à travers

120.

champs, buvait dans les fermes, batifolait
avec les villageoises, s’informait des ré-
-coltes, et rapportait des pieds de salade dans
son mouchoir. Enfin, réalisant un vieux
rêve, il s’était acheté nouvellement une
maison de campagne.
Pendant que Frédéric parlait au
commis Mlle Vatnas survint, et fut désap-
                                                     serait
-pointée de ne pas voir Arnoux. Il reste-
-rait là-bas encore deux jours, peut-être ; Le
commis lui conseilla « d’y aller » ; elle ne
pouvait y aller ; d’écrire une lettre ; elle avait
peur que la lettre ne fût perdue. Frédéric
s’offrit à la porter lui-même. Elle en fit
une rapidement, et le conjura de la remet-
-tre sans témoins.
Vingt minutes après, il débarquait
à St Cloud.
La maison, cent pas plus loin que le
pont, se trouvait à mi-hauteur de la
colline. Les murs du jardin étaient cachés
par deux rangs de tilleuls, et une large pe-
-louse descendait jusqu’au bord de la rivière.
La porte de la grille étant ouverte, Frédéric
entra.
Arnoux, étendu sur l’herbe, jouait avec
une portée de petits chats. Cette distraction
paraissait l’absorber infiniment. Mais la lettre
de Mlle Vatnas le tira de sa torpeur.
— « Diable, diable ! c’est ennuyeux ! elle
a raison – il faut que je parte ! » –
Puis, ayant fourré la missive dans
sa poche, il prit plaisir à montrer son

121.

domaine.
Il montra tout, l’écurie, le hangar,
la cuisine. Le salon était à droite et du
côté de Paris, donnait sur une varangue
en treillage, chargée d’une clématite –
mais au-dessus de leur tête, une roulade
éclata. Mme Arnoux, se croyant seule, s’a-
-musait à chanter. Elle faisait des gam-
-mes, des trilles, des arpèges. Il y avait de lon-
-gues notes, qui semblaient se tenir suspendues ;
d’autres tombaient précipitées comme les
gouttelettes d’une cascade ; et sa voix passant
par la jalousie, coupait le grand silence, et
montait vers le ciel bleu.
Elle cessa tout à coup, quand Mr et
Mme Oudry, deux voisins, se présentèrent.
Puis elle parut elle-même au haut du
perron ; et comme elle descendait les marches,
il aperçut son pied. Elle avait de petites
chaussures découvertes, en peau mordorée, a-
-vec trois pattes transversales, ce qui dessinait
sur ses bas un grillage d’or.
                                              Mtre
Les invités arrivèrent ; sauf Maître Le-
faucheur avocat, c’étaient les convives du
Jeudi ; chacun avait apporté quelque cadeau ;
Dittmer une écharpe syrienne, Rosenwald
un album de romances, Burieu une aqua-
-relle, Sombaz sa propre caricature, et Pellerin
un fusain, représentant une espèce de dan-
-se macabre, hideuse fantaisie d’une
exécution médiocre – Hussonnet s’était
dispensé de tout présent.
Frédéric attendit après les autres pour

122.

offrir le sien. Elle l’en remercia beaucoup.
Alors il dit :
— « Mais… c’est presqu’une dette !
J’ai été si fâché. »
— « De quoi donc ? » – reprit-elle –
« Je ne comprends pas ! »
— « À table ! » – fit Arnoux, en le
saisissant par le bras. – puis dans l’oreille :
« Vous n’êtes guères malin, vous ! »
Rien n’était plaisant comme la
salle à manger, peinte d’une couleur vert
d’eau. À l’un des bouts, une nymphe de
pierre trempait son orteil dans un bassin
en forme de coquille. Par les fenêtres ouvertes
on apercevait tout le jardin avec la longue
pelouse que flanquait un vieux pin d’Écosse,
aux trois quarts dépouillé ; des massifs de fleurs
la bombaient inégalement, et au-delà du fleu-
-ve se développaient en large demi-cercle le
Bois de Boulogne, Neuilly, Sèvres, Meudon.
Devant la grille, en face, un canot à la voi-
le prenait des bordées.
On causa d’abord de cette vue que l’on
avait, puis du paysage en général ; et les
discussions commençaient quand Arnoux
donna l’ordre à son domestique d’atteler l’A-
-méricaine vers les neuf heures et demie.
Une lettre de son caissier le rappelait.
— « Veux-tu que je m’en retourne
avec toi ? » dit Mme Arnoux.
— « Mais certainement ! » – et en lui
faisant un beau salut : – « Vous savez bien
madame, qu’on ne peut vivre sans vous ! »

123.

Tous la complimentèrent d’avoir un si
bon mari.
— « Ah ! c’est que je ne suis pas seule ! »
répliqua-t-elle doucement, en montrant sa
petite fille.
Puis la conversation ayant repris sur
la peinture, on parla d’un Ruysdaël, dont
Arnoux espérait des sommes considérables.
et Pellerin lui demanda s’il était vrai que
le fameux Saül Mathias de Londres fût
venu le mois passé lui en offrir vingt
trois mille francs.
— « Rien de plus vrai ! » – et se tour-
-nant vers Frédéric : – « C’est même le monsi-
-eur que je promenais l’autre jour à l’Alham-
-bra – bien malgré moi, je vous assure, car
ces Anglais ne sont pas drôles ! – »
Frédéric, soupçonnant dans la lettre de
Mlle Vatnas quelque histoire de femme,
avait admiré l’aisance du sieur Arnoux à
trouver un moyen honnête de déguerpir.
Mais son nouveau mensonge, absolument
inutile, lui fit écarquiller les yeux.
Le marchand ajouta d’un air simple :
— « Comment l’appelez-vous donc, ce
grand jeune homme, votre ami ? »
— « Deslauriers » – dit vivement Frédéric,
et pour réparer les torts qu’ils se sentait à son
endroit, il le vanta comme une intelligence
supérieure.
— « Ah ! vraiment ! mais il n’a pas
l’air si brave garçon que l’autre, le commis du
roulage ! »

124.

Frédéric maudit Dussardier. Elle allait croire
qu’il frayait avec les gens du commun.
Ensuite, il fut question des embellissements
de la Capitale, des quartiers nouveaux et le bon-
homme Oudry vint à citer parmi les grands
spéculateurs Mr Dambreuse.
Frédéric, saisissant l’occasion de se faire valoir
dit qu’il le connaissait. – Mais Pellerin se lança
dans une catilinaire contre les épiciers ; vendeurs de
chandelles ou d’argent, il n’y voyait pas de diffé-
-rence. Puis Rosenwald et Burieu devisèrent por-
                                                      avec
-celaines, Arnoux causait jardinage a Mme Oudry –
Sombaz, loustic de la vieille école, s’amusait à
blaguer son époux. Il l’appelait Odry comme
l’acteur ; il déclara qu’il devait descendre d’Oudry,
le peintre des chiens, car la bosse des animaux
était visible sur son front. Il voulut même lui
tâter le crâne ; l’autre s’en défendait à cause de
sa perruque, et le dessert finit avec des éclats de
rire.
Quand on eut pris le café sous les tilleuls, en
fumant, et fait plusieurs tours dans le jardin, on
s’alla promener le long de la rivière.
La compagnie s’arrêta devant un pêcheur
qui nettoyait des anguilles dans une boutique à
poisson. Mlle Marthe voulut les voir. Il vida
sa boîte sur l’herbe, et la petite fille se jetait à
genoux pour les rattraper, riait de plaisir, criait
d’effroi. Toutes furent perdues. Arnoux les paya.
Il eut ensuite l’idée de faire une promena-
de en canot.
Cependant, un côté de l’horizon commençait
à pâlir, tandis que de l’autre une large couleur

125.

orange s’étalait dans le ciel et était plus
empourprée au faîte des collines devenues
complètement noires. Me Arnoux se tenait
assise sur une grosse pierre, ayant cette lueur
d’incendie derrière elle – Les autres personnes
flânaient, çà et là ; Hussonnet, au bas de
la berge, faisait des ricochets sur l’eau.
Arnoux revint, suivi par une vieille cha-
-loupe, où malgré les représentations les plus
sages il empila ses convives. Elle sombrait ; Il
fallut débarquer.
Déjà les bougies brûlaient dans le salon,
tout tendu de perse, avec des girandoles en cristal
contre les murs. La mère Oudry s’endormit
doucement dans un fauteuil et les autres
écoutaient Mr Lefaucheux dissertant
sur les gloires du barreau. Mme Arnoux était
seule près de la croisée, Frédéric l’aborda.
Ils causèrent de ce qu’on disait. Elle admirait
les orateurs ; lui, il préférait la gloire des écri-
-vains. Mais on devait sentir, reprit-elle, une
plus forte jouissance à remuer les foules, direc-
-tement, soi-même, à voir que l’on fait passer
dans leur âme tous les sentiments de la sienne.
Ces triomphes ne tentaient guère Frédéric
qui n’avait point d’ambition.
— « Ah ! pourquoi ? » – dit-elle. – « Il faut
en avoir un peu ! »
Ils étaient l’un près de l’autre, debout, dans
l’embrasure de la croisée. La nuit, devant eux,
s’étendait comme un immense voile sombre
piqué d’argent ; et c’était la première fois qu’ils
ne parlaient pas de choses insignifiantes. Il vint

126.

même à savoir ses antipathies et ses goûts ;
certains parfums lui faisaient mal ; Les livres
d’histoire l’intéressaient ; elle croyait aux
songes.
Il entama le chapitre des aventures senti-
-mentales. Elle plaignait les désastres de la
passion, Mais était révoltée par les turpitudes
hypocrites ; et cette droiture d’esprit se rapportait
si bien à la beauté régulière de son visage qu’elle
semblait en dépendre.
                                             arrêtant sur lui
Elle souriait quelquefois, en le fixant des
ses
ses yeux une minute. Alors il sentait ses regards
pénétrer son âme, comme ces grands rayons de
soleil qui descendent jusqu’au fond de l’eau.
Il l’aimait sans arrière-pensée, sans espoir de
retour, absolument ; – et dans ces muets transports,
pareils à des élans de reconnaissance, il aurait
voulu couvrir son front d’une pluie de baisers.
Cependant un souffle intérieur l’enlevait comme
                                                  se
hors de lui ; c’était une envie de sacrifier, un
besoin de dévouement immédiat et d’autant
plus fort qu’il ne pouvait l’assouvir.
Il ne partit pas avec les autres, Hussonnet
non plus. Ils devaient s’en retourner dans la voiture,
                           bas du
et elle attendait au perron, quand Arnoux descendit
dans le jardin cueillir des roses. Puis le bouquet
étant lié avec un fil, comme les tiges dépassaient
inégalement, il fouilla dans sa poche, pleine de
papiers, en prit un au hazard, les enveloppa, puis
consolida son œuvre par une forte épingle et il
l’offrit à sa femme avec une certaine émotion.
— « Tiens ! ma chérie, excuse-moi de
t’avoir oubliée ! »

127.

Mais elle poussa un petit cri – L’épingle
sottement mise l’avait blessée et elle remonta dans
sa chambre.
On l’attendit près d’un quart d’heure.
Enfin elle reparut, enleva Marthe, se jeta
dans la voiture.
— « Et ton bouquet ? » dit Arnoux.
— « Non ! non ! ce n’est pas la peine ! »
Frédéric courait pour l’aller prendre.
Elle lui cria :
— « Je n’en veux pas ! »
Mais il l’apporta bientôt, disant qu’il venait
de le remettre dans l’enveloppe, car il avait trouvé
les fleurs à terre.
Elle les enfonça dans le tablier de cuir, contre
le siège, et l’on partit. Frédéric assis près d’elle
remarqua qu’elle tremblait horriblement. Puis
quand on eut passé le pont, comme Arnoux
tournait à gauche :
— « Mais non ! tu te trompes ! par là,
à droite ! »
Elle semblait irritée ; tout la gênait. Enfin
Marthe ayant fermé les yeux elle tira le
bouquet doucement, et le lança par la portière
puis saisit au bras Frédéric, en lui faisant
signe avec l’autre main de n’en jamais par-
-ler.
Ensuite elle appliqua son mouchoir contre
ses lèvres, et ne bougea plus.
Les deux autres sur le siège causaient im-
-primerie, abonnés – Mais Arnoux, qui conduisait
sans attention, se perdit au milieu du bois de
Boulogne. Alors on s’enfonça dans de petits

128.

chemins.
Le cheval marchait au pas ; les branches des
arbres frôlaient la capotte. Il n’apercevait de
Mme Arnoux que ses deux yeux, dans l’ombre.
Marthe s’était allongée sur elle, et Frédéric lui
soutenait la tête.
— « Elle vous fatigue ? » – dit sa mère.
Il répondit :
— « Non ! oh non ! »
De lents tourbillons de poussière se levaient.
On traversait Auteuil. Toutes les maisons
étaient closes. Un réverbère çà et là éclairait
l’angle d’un mur, puis on rentrait dans les
ténèbres – Une fois il s’aperçut qu’elle pleu-
-rait.
Était-ce un remords ? un désir ? quoi donc ?
Ce chagrin qu’il ne savait pas l’intéressait,
comme une chose personnelle – car mainte-
-nant il y avait entre eux un lien nouveau,
une espèce de complicité, et il lui dit de la
voix la plus caressante qu’il put :
— « Vous souffrez ?
— « Oui, un peu, » reprit-elle.
La voiture roulait, – et les chèvrefeuilles
et les seringas débordant les clôtures des jardins
envoyaient dans la nuit des bouffées d’odeurs
amollissantes. Les plis nombreux de sa robe
couvraient ses pieds. Il lui semblait communi-
-quer avec toute sa personne par ce corps d’en-
-fant étendu entre eux. Son cœur se fondait.
Il se pencha vers la petite fille et écartant
ses jolis cheveux bruns, la baisa au front
doucement.

129.

— « Vous êtes bon, » – dit alors Me Arnoux.
— « Pourquoi ? »
— « Parce que vous aimez les enfants ! »
— « Pas tous ! »
Il n’ajouta rien – Mais il étendit la main
gauche de son côté – et la laissa toute grande ouverte,
s’imaginant qu’elle allait faire comme lui
peut-être, et qu’il rencontrerait la sienne.
Puis il eut honte et la retira –
On arriva bientôt sur le pavé. La voiture
allait plus vite, les becs de gaz se multiplièrent,
c’était Paris. Hussonnet devant le garde-
-meubles sauta du siège. Frédéric attendit pour
descendre que l’on fût arrivé dans la cour, puis
il s’embusqua au coin de la rue de Choiseul et
aperçut Arnoux qui remontait lestement vers
les boulevards.
Dès le lendemain il se mit à travailler de
toutes ses forces.
Il se voyait dans une cour-d’assises, par un soir
d’hiver, à la fin des plaidoiries, quand les jurés sont
pâles et que la foule haletante fait craquer les
cloisons du prétoire, parlant depuis quatre heures
déjà, résumant toutes ses preuves, en découvrant de
nouvelles, et sentant à chaque phrase, à chaque mot,
à chaque geste le couperet de la guillotine suspendu sur
le malheureux derrière lui, se relever ; Puis, à la tribune
de la chambre, orateur qui porte sur ses lèvres le salut
de tout un peuple, noyant ses adversaires sous ses
prosopopées, les écrasant d’une riposte, avec des foudres
et des intonations musicales dans la voix, ironique,
pathétique, emporté, sublime ; et elle serait là quelque
part, au milieu des autres, cachant sous son voile ses
pleurs d’enthousiasme. Ils se retrouveraient ensuite

130.

et les découragements, les calomnies et les injures ne l’atteindraient pas
si elle disait : « ah ! cela est beau » en lui passant sur le front ses mains légères.
Ces images fulguraient comme des phares à l’horizon de sa vie. Son
esprit excité devint plus leste et plus fort. Jusqu’au mois d’août il s’enferma
et fut reçu à son dernier examen.
Deslauriers, qui avait eu tant de mal à lui seriner encore une fois
                                                                             en
le deuxième à la fin de décembre et le troisième en février, s’étonnait de
son ardeur. Alors les vieux espoirs revinrent. Dans dix ans, il fallait
que Frédéric fût député, dans quinze, ministre, pourquoi pas ? Avec
son patrimoine qu’il allait toucher bientôt, il pouvait d’abord fonder
un journal. Ce serait le début, ensuite on verrait. Quant à lui, il ambi-
-tionnait toujours une chaire à l’École de Droit ; et il soutint sa thèse pour
le Doctorat d’une façon si remarquable qu’elle lui valut les compliments
des professeurs.
Frédéric passa la sienne trois jours après. Avant de partir en vacances,
il eut l’idée d’un pique-nique pour clore les réunions du samedi.
Il s’y montra gai. Mme Arnoux était maintenant près de
sa mère, à Chartres. Mais il la retrouverait bientôt et finirait
par être son amant. Deslauriers, admis le jour même à la parlotte
d’Orsay, avait fait un discours fort applaudi –quoiqu’il fût sobre,
il se grisa et dit au dessert à Dussardier.
— « Tu es honnête, toi – quand je serai riche, je t’insti-
-tuerai mon régisseur. »
Tous étaient heureux : Cisy ne finirait pas son droit.
Martinon allait continuer son stage en province, où il serait nommé
substitut. Pellerin se disposait à un grand tableau figurant Le
Génie de la Révolution. Hussonnet, la semaine prochaine, devait
lire au directeur des Délassements le plan d’une pièce et ne doutait
pas du succès. « Car la charpente du drame on me l’accorde ! les
passions, j’ai assez roulé ma bosse pour m’y connaître, &
quant aux traits d’esprit, c’est mon métier. » et il fit
un saut, retomba sur les deux mains, et marcha quelque
temps autour de la table, les jambes en l’air.

131.

Cette gaminerie ne dérida pas Sénécal.
Il venait d’être chassé de sa pension, pour avoir
battu un fils d’aristocrate ; et Sa misère augmen-
-tant, il s’en prenait à l’ordre social, maudis-
-sait les riches, et il s’épancha dans le sein de
Regimbart, lequel était de plus en plus désillu-
-sionné, attristé, dégouté. Le Citoyen se tournait
maintenant vers les questions budgétaires, et
accusait la Camarilla de perdre des millions en
Algérie.
Comme il ne pouvait dormir sans avoir sta-
-tionné à l’estaminet Alexandre, il disparut
dès onze heures. Les autres se retirèrent plus
tard, et Frédéric en faisant ses adieux à Hus-
-sonnet apprit que Mme Arnoux avait dû
revenir la veille.
Il alla donc aux Messageries changer sa
place pour le lendemain, et vers six heures du soir
se présenta chez elle.
                                 concierge
                                portier
Son retour, lui dit le concierge, était différé
d’une semaine. Frédéric dîna seul, puis flâna
sur les boulevards.
Des nuages roses, en forme d’écharpe, s’allon-
-geaient au-delà des toits ; on commençait à relever
les tentes des boutiques ; des tombereaux d’arrosage
versaient une pluie sur la poussière ; et une
fraîcheur inattendue se mêlait aux émanations
des cafés, laissant voir par leurs portes ouvertes,
entre des argenteries et des dorures, des fleurs en
gerbes qui se miraient dans les hautes glaces.
La foule marchait lentement. Il y avait des
groupes d’hommes, causant au milieu du trottoir ;
et des femmes passaient avec une mollesse

132.

dans les yeux et ce teint de camélia que donne aux
chairs féminines la lassitude des grandes chaleurs.
Quelque chose d’énorme s’épanchait, enveloppait les
maisons. Jamais Paris ne lui avait semblé si beau. Il
n’apercevait dans l’avenir qu’une interminable série
d’années toutes pleines d’amour.
Il s’arrêta devant le théâtre de la Porte St Martin
à regarder l’affiche et, par désœuvrement, prit un
billet.
On jouait une vieille férie. Les spectateurs étaient
rares ; et dans les lucarnes du paradis le jour se découpait
en petits carrés bleus, tandis que les quinquets de
la rampe formaient une seule ligne de lumières
jaunes.
La scène représentait un marché d’esclaves
à Pékin, avec clochettes, tamtams, sultanes, bonnets
pointus et calembourgs. Puis la toile baissée, il erra
dans le foyer, solitairement ; et admira sur le
boulevard, au bas du perron, un grand landau
vert, attelé de deux chevaux blancs, tenus par
un cocher en culotte courte.
Il regagnait sa place, quand au balcon, dans
la première loge d’avant-cène [scène], entrèrent une
Dame et un Monsieur.
Le mari avait un visage pâle, bordé d’un
filet de barbe grise, la rosette d’officier, et cet as-
-pect glacial qu’on attribue aux diplomates.
Sa femme, de vingt ans plus jeune pour
le moins, ni grande ni petite, ni laide ni jolie,
portait ses cheveux blonds, tirebouchonnés à
l’anglaise, une robe à corsage plat et un large
éventail de dentelle noire. Pour que des gens
d’un pareil monde fussent venus au spectacle

133.

dans cette saison, il fallait supposer le hasard
ou l’ennui de passer leur soirée en tête-à-tête. La
Dame mordillonnait son éventail et le monsieur
baillait. Frédéric ne pouvait se rappeler où il
avait vu cette figure.
À l’entr’acte suivant, comme il traversait
                                                                 sur
un couloir, il les rencontra tous les deux ; et le
vague salut qu’il fit, Mr Dambreuse le
reconnaissant l’aborda, et s’excusa tout de
suite de négligences impardonnables. C’était une
allusion aux cartes de visite, nombreuses, en-
-voyées d’après les conseils du clerc. Toutefois,
il confondait les époques, croyant que Frédéric
était à sa seconde année de droit. Puis il l’envia
de partir à la campagne. Il aurait eu besoin
de se reposer ; mais les affaires le retenaient
à Paris.
Mme Dambreuse, appuyée sur son bras,
inclinait la tête, légèrement, et l’aménité
spirituelle de son visage contrastait avec
son expression chagrine de tout à l’heure.
— « On y trouve pourtant de belles distrac-
tions ! » – dit-elle aux derniers mots de son mari.
— « Comme ce spectacle est bête, n’est-ce pas, Monsieur ? »
Et tous trois restèrent debout, à causer thé-
-âtres et pièces nouvelles.
Frédéric, habitué aux grimaces des bour-
-geoises provinciales, n’avait vu chez aucune
femme une pareille aisance de manières, cette
simplicité, qui est un rafinement, et où les
naïfs aperçoivent l’expression d’une sympa-
thie instantanée.

134.

On comptait sur lui, dès son retour ; et Mr
Dambreuse le chargea de ses souvenirs pour
le père Roque.
Frédéric ne manqua pas, en rentrant,
de conter cet accueil à Deslauriers.
— « Fameux ! » – reprit le clerc – « et ne te
laisse pas entortiller par ta maman. Reviens
tout de suite. »
Le lendemain de son arrivée, après leur
déjeuner, Mme Moreau emmena son
fils dans le jardin.
Elle se dit heureuse de lui voir un état –
car ils n’étaient pas aussi riches que l’on croy-
-ait. – La terre rapportait peu. Les fermiers
payaient mal. Elle avait même été contrain-
-te de vendre sa voiture. – Enfin elle lui expo-
-sa leur situation.
Dans les premiers embarras de son veu-
-vage, un homme astucieux, Mr Roque
lui avait fait des prêts d’argent renouvelés,
prolongés malgré elle. Puis il était venu les
réclamer tout à coup ; et elle avait passé
par ses conditions, en lui cédant à un prix dé-
risoire la ferme de Presles. Dix ans plus tard
son capital disparaissait dans la faillite d’un
banquier à Melun. – Alors, par horreur des
hypothèques et pour conserver des apparences
utiles à l’avenir de son fils, comme le père
Roque se présentait de nouveau, elle l’avait
écouté encore une fois. Mais elle était quitte
maintenant. Bref il leur restait environ

135.

dix mille francs de rente, dont deux mille trois
cents à lui, tout son patrimoine !
— « Ce n’est pas possible ! » s’écria Frédéric.
Elle eut un mouvement de tête signifiant
que cela était très possible. – Mais son oncle
lui laisserait quelque chose ?
Rien n’était moins sûr !
Et ils firent un tour de jardin, sans parler.
Enfin elle l’attira contre son cœur, et d’une
voix que les larmes étouffaient :
— « Ah ! mon pauvre garçon ! Il m’a fallu
abandonner bien des rêves ! »
Il s’assit alors sur le banc, à l’ombre du
grand accacia.
Ce qu’elle lui conseillait, c’était de se met-
-tre clerc chez Mr Prouharam, avoué, lequel
lui céderait son étude. S’il la faisait bien va-
-loir, il pourrait la revendre, et trouver un
bon parti.
Frédéric n’entendait plus. Il regardait,
machinalement, par-dessus la haie, dans
l’autre jardin, en face.
Une petite fille, d’environ douze ans, et
qui avait les cheveux rouges, se trouvait là,
toute seule. Elle s’était fait des boucles d’oreilles
avec des baies de sorbier. Son corset de toile grise
laissait à découvert ses épaules, un peu dorées
par le Soleil ; des tâches de confitures maculaient
son jupon blanc, et il y avait comme une
grâce de jeune bête sauvage dans toute sa per-
-sonne à la fois nerveuse et fluette. La présence
d’un inconnu l’étonnait, sans doute, – car elle

136.

s’était brusquement arrêtée, avec son arrosoir
à la main, – en dardant sur lui ses prunelles,
d’un vert-bleu limpide.
— « C’est la fille de Mr Roque » – dit
Mme Moreau. — « Il vient d’épouser sa
servante et de légitimer son enfant. »

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