Gustave Flaubert —
L'Éducation sentimentale [1869]
Transcription du
manuscrit des copistes
Première partie –
Chapitre 5
V.
73.
|
Le lendemain, avant midi, il s’était acheté une boîte de couleurs, des pinceaux, un chevalet. Pellerin consentit à lui donner des leçons et Frédéric l’emmena dans son logement, pour voir si rien ne manquait parmi ses ustensiles de peinture. Deslauriers était rentré. Un jeune homme occupait le second fauteuil. Le clerc dit en le montrant : — « C’est lui ! Le voilà ! Sénécal ! – » Ce garçon déplut à Frédéric. Son front était rehaussé par la coupe de ses cheveux taillés en brosse. Quelque chose de dur et de froid perçait dans ses yeux gris, et sa longue redingote noire, tout son costume sentait le pédagogue et l’ecclésiastique. D’abord, on causa des choses du jour, entr’autres du Stabat de Rossini. Sénécal interrogé, déclara qu’il n’allait jamais au théâtre ; Pellerin ouvrit la boîte de couleurs.
|
74.
|
— « Est-ce pour toi, tout cela ? » dit le clerc ! — « Mais sans doute ! » — « Tiens ! quelle idée ! » Et il se pencha sur la table, où le répétiteur de mathématiques feuilletait un volume de Louis Blanc. Il l’avait apporté lui-même, et lisait à voix basse des passages, tandis que Pellerin et Frédéric examinaient ensemble la palette, le couteau, les vessies, puis ils vinrent à s’entretenir du dîner chez Arnoux. — « Le marchand de tableaux ? » demanda Sénécal – « Joli monsieur, vraiment ! » — « Pourquoi donc ? » dit Pellerin. Sénécal répliqua : — « Un homme qui bat monnaie avec des turpitudes politiques ! » Et il se mit à parler d’une lithographie célèbre, représentant toute la famille royale livrée à des occupations édifiantes : Louis-Philippe te- -nait un code, la Reine un paroissien, les Princesses brodaient, le Duc de Nemours ceignait un sabre, Mr de Joinville mon- -trait une carte de géographie à ses jeunes frères, on apercevait dans le fond un lit à deux compartiments. Cette image, intitu- lée une Bonne famille, avait fait les des bourgeois, mais l’affliction délices des patriotes. Pellerin, d’un ton vexé comme s’il en était l’auteur, ré- pondit que toutes les opinions se valaient : Sénécal protesta. L’Art, devait exclu- sivement viser à la moralisation des masses. Il ne fallait reproduire que des sujets poussant aux actions vertueuses ;
|
75.
|
les autres étaient nuisibles. — « Mais ça dépend de l’exécution ! » cria Pellerin. « Je peux faire des chefs-d’œuvre ! » — « Tant pis pour vous alors, on n’a pas le droit ! » — « Comment ? » — « Non ! monsieur, vous n’avez pas le droit de m’intéresser à des choses que je réprouve ! qu’avons-nous besoin de labo- rieuses bagatelles, dont il est impossible de tirer aucun profit, de ces Vénus, par exemple, avec tous vos paysages ! Je ne vois pas là d’enseignement pour le Peuple ! montrez- nous ses misères, plutôt ! enthousiasmez- nous pour ses sacrifices ! Eh bon Dieu ! les sujets ne manquent pas ! La Ferme-l’Atelier. » Pellerin en balbutiait d’indignation, et croyant avoir trouvé un argument : — « Molière, l’accepterez-vous ? » — « Soit » – dit Sénécal – « je l’admire comme précurseur de la Révolution fran- çaise. — « Ah ! la Révolution ! quel art ! Jamais il n’y a eu d’époque plus pitoyable ! » — « Pas de plus grande, monsieur ! » Pellerin se croisa les bras, et le regar- dant en face : — « Vous m’avez l’air d’un fameux garde-nationale ! » Son antagoniste, habitué aux discus- sions, répondit : — « Je n’en suis pas ! et je la déteste
|
76.
|
autant que vous ! Mais avec des principes pa- -reils on corrompt les foules ! Ça fait le compte du Gouvernement, du reste ! il ne serait pas si fort sans la complicité d’un tas de farceurs comme celui-là. » Le peintre prit la défense du marchand, car les opinions de Sénécal l’exaspéraient. Il osa même soutenir que Jacques Arnoux était un véritable cœur d’or, dévoué à ses amis, ché- rissant sa femme. — « Oh ! oh ! si on lui offrait une bonne somme, il ne la refuserait pas pour servir de modèle. » Frédéric devint blême. — « Il vous a donc fait bien du tort, monsieur ? » — À moi ? non ! Je l’ai vu, une fois, au café, avec un ami. Voilà tout. » Sénécal disait vrai. Mais il se trouvait agacé comme [illis.] quotidiennement par les réclames de l’Art-industriel. Arnoux était pour lui le représentant d’un monde qu’il jugeait funeste à la Démocratie. Républicain austère il suspectait de corrup- tion toutes les élégances, n’ayant d’ailleurs aucun besoin et étant d’une probité in- flexible. La conversation eut peine à reprendre. Le peintre se rappela bientôt son rendez- -vous, le répétiteur ses élèves ; et quand ils furent sortis, après un long silence, Deslau- riers fit différentes questions sur Arnoux. « Tu m’y présenteras plus tard,
|
77.
|
n’est-ce pas, mon vieux ? » — « Certainement, » dit Frédéric. Puis Alors ils avisèrent à leur installation. Deslauriers avait obtenu sans peine une place de second clerc chez un avoué, pris à l’École de droit son inscription, acheté les livres indispensables, et la vie qu’ils avaient tant rêvée commença. Elle fut charmante, grâce à la beauté de leur jeunesse. Deslauriers n’ayant parlé d’aucune convention pécuniaire, Frédéric n’en parla pas. Il subvenait à toutes les dépen- ses, rangeait l’armoire, s’occupait du ménage ; mais s’il fallait donner une mer- curiale au concierge, le clerc s’en chargeait, continuant, comme au collège, son rôle de protecteur et d’aîné. Séparés tout le long du jour, ils se re- trouvaient le soir. Chacun prenait sa place au coin du feu, et se mettait à la besogne. Ils ne tardaient pas à l’interrompre. C’étaient des épanchements sans fin, des gaîtés sans cause, et des disputes, quelquefois, à propos de la lampe qui filait ou d’un livre égaré – colères d’une minute, que des rires apaisaient. La porte du cabinet au bois restant ouverte, ils bavardaient de loin, dans leur lit. Le matin, ils se promenaient en man- ches de chemise sur leur terrasse ; le soleil se levait, des brumes légères passaient sur le fleuve, on entendait un glapissement dans le marché aux fleurs, à côté, – et les fumées de leurs pipes tourbillonnaient dans l’air
|
78.
|
pur qui rafraîchissait leurs yeux encore bouffis. Ils sentaient en l’aspirant un vaste espoir épandu. Quand il ne pleuvait pas, le Dimanche, ils sortaient ensemble ; et bras dessus bras dessous ils s’en allaient par les rues. Presque toujours la même réflexion leur survenait à la fois, ou bien ils causaient, sans rien voir autour d’eux. Puis le jour tombait, la foule plus grosse s’agitait dans un mouvement rapide, infini, en se confondant avec la boue que battaient ses mille pieds. De l’entresol des restaurants s’échappaient des éclats de voix ; des ombres se balançaient au premier étage des maisons ; – et par la porte des grands hôtels où s’engouffraient les équipages on apercevait au bas des péristyles, des valets en culottes courtes, avec des livrées à galon d’or. Deslauriers ambitionnait la richesse comme moyen de puissance sur les hommes. Il aurait voulu remuer beaucoup de monde, faire beaucoup de bruit, avoir trois secrétaires sous ses ordres, et un grand dîner politique une fois la semaine. Frédéric se meublait un pa- lais à la moresque, pour vivre couché sur des divans de cachemire, au murmure d’un jet d’eau, servi par des pages nègres ; et ces choses rêvées devenaient à la fin tellement précises qu’elles le désolaient comme s’il les avait perdues. — « À quoi bon causer de tout cela, » disait-il – « puisque jamais nous ne l’aurons ! — « Qui sait ? – » reprenait Deslauriers
|
79.
|
et malgré ses opinions démocratiques il l’en- gageait à s’introduire chez les Dambreuse. L’autre objectait ses tentatives. — « Bah ! retournes-y ! On t’invitera ! » Ils reçurent, vers le milieu du mois de Mars, parmi des notes de fournisseurs assez lourdes celles du restaurateur qui leur apportait à dîner. Frédéric n’ayant point la somme suffisante emprunta cent écus à Deslauriers. Quinze jours plus tard, il réitéra la même demande ; et le clerc le gronda pour les dépenses auxquelles il se livrait chez Arnoux. Effectivement, il n’y mettait point de modération. Une vue de Venise, une vue de Naples et une autre de Constantinople occupant le milieu des trois murailles, des sujets équestres d’Alfred de Dreux çà et là, un groupe de Pradier sur la cheminée, des numéros de l’Art- -industriel sur le piano, et des cartonnages par terre dans les angles, encombraient le logis d’une telle façon qu’on avait peine à poser un livre, à remuer les coudes. Fré- déric prétendait qu’il lui fallait tout cela pour sa peinture. Cependant il travaillait chez Pellerin – souvent Mais Pellerin était en courses, ayant coutume d’assister à tous les enterrements et évènements dont les journaux devaient rendre compte ; et Frédéric passait des heures entièrement seul dans l’atelier. Le calme de cette grande pièce, où l’on n’entendait que le trottinement des souris, la lumière qui tombait du plafond, et jusqu’au ronflement du poêle, tout le
|
80.
|
plongeait d’abord, dans une sorte de bien-être intellectuel. Puis ses yeux abandonnant son ouvrage se portaient sur les écaillures de la muraille, parmi les bibelots de l’étagère, le long des torses où la poussière amassée faisait comme des lambeaux de velours ; et tel qu’un voyageur perdu au milieu d’un bois et que tous les chemins ramènent à la même place, continuellement, il retrouvait au fond de chaque idée le souvenir de Mme Arnoux. Il se fixait des jours pour aller chez elle. Mais arrivé au second étage, devant sa porte il hésitait à sonner. Des pas se rapprochaient, on ouvrait, et à ces mots : « Madame est sortie » c’était une délivrance, et comme un fardeau de moins sur son cœur. Il la rencontra pourtant ; La première fois il y avait trois dames avec elle ; Un autre jour le maître d’écriture de Melle Marthe survint. D’ailleurs les hommes que recevait Mme Arnoux ne lui faisaient point de visites. Il n’y retourna plus, par discrétion. Mais il ne manquait pas, pour qu’on l’invitât aux dîners du Jeudi, de se présenter à l’Art industriel, chaque mercredi, réguliè- rement ; – et il y restait après tous les autres, plus longtemps que Regimbart, jusqu’à la dernière minute, en feignant de regarder une gravure, de parcourir un journal. Enfin Arnoux lui disait : — « Êtes-vous libre, demain soir ? » Il acceptait aussitôt, avant que la phrase ne fût achevée. Arnoux semblait le prendre
|
81.
|
l’art de en affection. Il lui montra comment reconnaître les vins, à brûler le punch, à faire des salmis de bécasses : Frédéric suivait docilement ses conseils, aimant tout ce qui dépendait de Mme Arnoux, ses meubles, ses domestiques, sa maison, sa rue. Il ne parlait guères pendant ces dîners. Il la contemplait. Elle avait à droite, contre la tempe, un petit grain de beauté ; ses ban- deaux étaient plus noirs que le reste de sa chevelure et toujours comme un peu humides sur les bords ; elle les flattait de temps à autre, avec deux doigts, seulement. Il connais- sait la forme de chacun de ses ongles, il se délectait à écouter le sifflement de sa robe de soie quand elle passait auprès des portes, il humait en cachette la senteur de son mouchoir ; son peigne, ses gants, ses bagues étaient pour lui des choses particulières, importantes comme des œuvres d’art, presque animées comme des personnes. Toutes lui prenaient le cœur et augmentaient sa passion. Il n’avait pas eu la force de la cacher à Deslauriers. Quand il revenait de chez Mme Arnoux, il le réveillait, comme par mégarde, afin de pouvoir causer d’elle. Deslauriers, qui couchait dans le cabinet au bois au bois au bois, près de la fontaine, poussait un long bâillement. Frédéric s’asseyait au pied de son lit. D’abord il parlait du dîner, puis il racontait mille détails insignifiants, où il voyait des marques de mépris ou d’affection. Une fois par exemple, elle avait refusé son
|
82.
|
bras pour prendre celui de Dittmer et Frédéric se désolait. — « Ah ! quelle bêtise ! » Ou bien elle l’avait appelé son « ami » — « Vas-y gaiment, alors. » — « Mais je n’ose pas », – disait Frédéric. — « Eh bien ! n’y pense plus. – bonsoir ! » Deslauriers se retournait vers la ruelle et s’endormait. Il ne comprenait rien à cet amour qu’il regardait comme une dernière faiblesse d’ado- son [illis.] lescence. Son L’intimité ne lui suffisant plus, sans doute, il imagina de réunir leurs amis communs une fois la semaine. Ils arrivaient le samedi, vers neuf heures. Les trois rideaux d’algérienne étaient soigneuse- ment tirés ; la lampe et quatre bougies brû- laient ; au milieu de la table, le pot à tabac, tout plein de pipes, s’étalait entre les bouteilles de bière, la théière, un flacon de rhum et des petits fours ; On discutait sur l’immortalité de l’âme, on faisait des parallèles entre les pro- fesseurs. Hussonnet, un soir, introduisit un grand jeune homme habillé d’une redingote trop courte des poignets et la contenance embarras- sée. C’était le garçon qu’ils avaient réclamé au poste, l’année dernière. N’ayant pu rendre à son maître le carton de dentelle perdu dans la bagarre, celui-ci l’avait accusé de vol, menacé des tribunaux ; maintenant il était commis dans une maison le matin de roulage. Hussonnet le matin, l’avait rencontré
|
83.
|
au coin d’une rue, et il l’amenait, car Dussardier, par reconnaissance, voulait voir « l’autre. » Il tendit à Frédéric le porte-cigares encore plein, et qu’il avait gardé religieusement avec l’espoir de le rendre. Les jeunes gens l’invitèrent à revenir. Il n’y manqua pas. Tous sympathisaient. D’abord leur haine du Gouvernement avait la hauteur d’un dogme indiscutable. Martinon seul, tâchait de défendre Louis-Philippe. On l’accablait sous les lieux com- -muns traînant dans les journaux : l’embastille- ment de Paris, les lois de Septembre, Pritchard, lord Guizot, si bien que Martinon se taisait, craignant d’offenser quelqu’un. En sept ans de collège il n’avait pas mérité un seul pensum, il et à l’École de Droit, savait plaire aux pro- fesseurs. Il portait ordinairement une grosse redingote couleur mastic avec des claques en caoutchouc ; mais il apparut un soir dans une toilette de marié : gilet de velours à châle, cra- vate blanche, chaîne d’or – et L’étonnement redoubla quand on sut qu’il sortait de chez M. Dambreuse. En effet, le banquier Dambreuse venait d’acheter au père Martinon une partie de bois considérable ; le bonhomme lui ayant présenté son fils, il les avait invités à dîner tous les deux. — « Y avait-il beaucoup de truffes ? » – de- manda Deslauriers – et as-tu pris la taille à son épouse, entre deux portes, sicut decet ? » Alors la conversation s’engagea sur les femmes. Pellerin n’admettait pas qu’il y eût de belles femmes. (Il préférait les tigres) – D’ail-
|
84.
|
leurs la femelle de l’homme était une créature inférieure dans la hiérarchie esthétique. « Ce qui vous séduit est particulièrement ce qui la dégrade comme idée – Je veux dire les seins, les cheveux… » — « Cependant, » objecta Frédéric, « de longs cheveux noirs, avec de grands yeux noirs – » — « Oh ! connu ! » s’écria Hussonnet – « Assez d’andalouses sur la pelouse ! des choses antiques ? serviteur ! car enfin, voyons, pas de blagues ! une lorette est plus amusante que la Vénus de Milo ! Soyons Gaulois ! Nom d’un petit bonhomme ! et Régence si nous pouvons ! coulez bons vins, femmes, daignez sourire ! Il faut passer de la brune à la blonde ! Est-ce votre avis, père Dussardier ? » Dussardier ne répondit pas. Tous le pressèrent pour connaître ses goûts. — « Eh bien ! » fit-il en rougissant, – « moi je voudrais aimer la même, toujours ! » Cela fut dit d’une telle façon qu’il y eut un moment de silence – les uns étant surpris de cette candeur, et les autres y découvrant, peut-être, la secrète convoitise de leur âme. Sénécal posa sur le chambranle sa choppe de bière, et déclara dogmatiquement que la Pros- titution étant une tyrannie et le Mariage une immoralité, il valait mieux s’abstenir. Des- lauriers prenait les femmes comme une dis- traction, rien de plus. Mr de Cisy avait à leur endroit toute espèce de crainte. Élevé sous les yeux d’une grand’mère dévote, il trouvait la compagnie de ces jeunes gens alléchante comme un mauvais lieu et
|
85.
|
instructive comme une Sorbonne. On ne lui ménageait pas les leçons et il se montrait plein de zèle, jusqu’à vouloir fumer, en dépit des maux de cœur qui le tourmentaient chaque fois régulièrement. Frédéric l’entourait de soins. Il admirait la nuance de ses cravates, la fourrure de son paletot et surtout ses bottes, minces comme des gants et qui semblaient auprès des autres, insolentes de netteté et de délica- tesse. Sa voiture l’attendait en bas dans la rue. Un soir qu’il venait de partir – et que la neige tombait, Sénécal se mit à plaindre son cocher. Puis il déclama contre les gants jaunes, le Jockey-Club. – Il faisait plus de cas d’un ouvrier que de ces messieurs. — « Moi je travaille, au moins ! Je suis pauvre ! » — « Cela se voit, » – dit à la fin, Frédéric impatienté. Le répétiteur lui garda rancune pour cette parole. Mais Regimbart ayant dit qu’il connaissait un peu Sénécal, Frédéric, voulant faire une poli- tesse à l’ami d’Arnoux, le pria de venir aux réunions du samedi ; et la rencontre fut agréable aux deux patriotes. Ils différaient cependant. Sénécal, qui avait un crâne en pointe, ne considérait que les systèmes. Regimbart, au contraire, ne voyait dans les faits que les faits. Ce qui l’inquiétait principalement, c’était la frontière du Rhin. Il prétendait se connaître en artillerie et se faisait habiller par le tailleur de l'école Polytechnique.
|
86.
|
Le premier jour quand on lui offrit des gâteaux, il leva les épaules dédaigneusement, en disant que cela convenait aux femmes ; et il ne parut guères plus gracieux les fois suivantes. Du moment que les idées atteignaient une certaine hauteur il murmurait : « – Oh ! pas d’utopies, pas de rêves ! » – En fait d’art, (bien qu’il fréquentât les ateliers où quelquefois il donnait, par complaisance, une leçon d’escrime) ses opinions n’étaient point transcendantes. Il comparait le style de Mr Mar- -rast à celui de Voltaire et Melle Vatnas à Mme de Staël, à cause d’une ode sur la Pologne, « où il y avait du cœur. » Enfin, Regimbart assommait tout le monde et particulièrement Deslauriers, – car le citoyen était un familier d’Arnoux. Or le clerc ambitionnait de fréquenter cette maison, espérant y faire des connaissances profitables. « — Quand donc m’y mèneras-tu ? » disait-il quelquefois. Arnoux se trouvait surchargé de besogne, ou bien il partait en voyage. Puis ce n’était pas la peine, les dîners allaient finir. S’il avait fallu risquer sa vie pour son ami, Frédéric l’eût fait – mais comme il tenait à se montrer le plus avantageusement possible, comme il surveillait son langage, ses manières et son costume jusqu’à venir au bureau de l’Art- -industriel toujours irréprochablement ganté, il avait peur que Deslauriers, avec son vieil habit noir, sa tournure de Procureur et ses discours outrecuidants ne déplût à Mme Arnoux, ce qui pou- vait le compromettre, le rabaisser lui-même auprès d’elle. Il admettait bien les autres, l’en- tourage ordinaire, mais celui-là, précisément
|
87.
|
parcequ’il en était mieux connu, l’aurait mille fois plus embarrassé. Le clerc s’apercevait bien qu’il ne voulait pas tenir sa promesse, et Frédéric n’osant s’expliquer là-dessus, ce silence lui sem- blait une aggravation d’injure. D’ailleurs, il aurait voulu le conduire absolument, le voir se développer d’après l’idéal de leur jeunesse ; et sa fainéantise le révoltait, tout à la fois com- me une désobéissance et comme une trahison ; Et puis, Frédéric plein de l’idée de Mme Arnoux parlait de son mari trop souvent – si bien que Deslauriers ne tarda pas à exécrer cet homme – alors il commença une intolérable scie, consistant à répéter son nom cent fois par jour, à la fin de chaque phrase, comme un tic d’idiot. Quand on frappait à la porte il répondait : « Entrez, Arnoux ». Au restaurant il demandait un fromage de Brie « à l’instar d’Arnoux » et la nuit, feignant d’avoir un cauchemar, il réveil- lait son compagnon en hurlant : « Arnoux ! Ar- noux ! » – Enfin un jour, Frédéric excédé lui dit d’une voix lamentable : — « Mais laisse-moi tranquille avec Arnoux ! » — « Jamais ! » répondit le clerc. « Toujours lui ! lui partout ! ou brûlante ou glacée, « L’image de l’Arnoux… » — « Tais-toi donc ! » s’écria Frédéric, en levant de colère ses deux poings. Il reprit doucement : — « C’est un sujet qui m’est pénible, tu sais bien. » — « Oh ! pardon, mon bonhomme », répliqua
|
88.
|
Deslauriers, en s’inclinant très bas – « on respectera désormais les nerfs de mademoiselle ! Pardon encore une fois, – mille excuses ! » Ainsi fut terminée la plaisanterie. Mais trois semaines après, un soir, il lui dit : — « Eh bien ! Je l’ai vue tantôt, Mme Arnoux ! » — « Où donc ? » — « Au Palais ! avec Balandard, avoué. Une femme brune, n’est-ce pas, de taille moyenne ? » Frédéric fit un signe d’assentiment. Il atten- dait que Deslauriers parlât. Au moindre mot d’admiration, il se serait épanché largement, il était tout prêt à le chérir. L’autre se taisait tou- jours. – Enfin n’y tenant plus, il lui demanda d’un air indifférent ce qu’il pensait d’elle. Deslauriers la trouvait « pas mal sans avoir pourtant rien d’extraordinaire. » — « Ah ! tu trouves » – dit Frédéric – Cependant arriva le mois d’août, époque de son deuxième examen. D’après l’opinion courante quinze jours devaient suffire pour en préparer les matières. Frédéric, ne doutant pas de ses forces, avala, d’emblée, les quatre premiers livres du Code de Procédure, les trois premiers du Code Pénal, plusieurs morceaux d’instruction criminelle et une partie du Code civil, avec les annotations de Mr Poncelet. Puis la veille, Deslauriers lui fit faire une récapitula- tion qui se prolongea jusqu’au matin ; Et pour mettre à profit le dernier quart d’heure il conti- nua à l’interroger sur le trottoir, tout en mar- chant. Comme plusieurs examens se passaient si- multanément, il y avait beaucoup de monde dans
|
89.
|
la cour, entr’autres Hussonnet et Cisy ; on ne man- quait pas de venir à ces épreuves quand il s’agissait des camarades. Frédéric endossa la robe noire tradition- nelle, puis il entra suivi de la foule, avec trois autres étudiants, dans une grande pièce éclairée par des fenêtres sans rideaux et garnie de banquettes le long des murs. Au milieu, des chaises de cuir entouraient une table, décorée d’un tapis vert. Elle séparait les candidats de messieurs les examinateurs en robe rouges, tous portant des chausses d’hermine sur l’épaule avec des toques à galons d’or sur le chef. Frédéric se trouvait l’avant-dernier dans la série, position mauvaise. À la première question sur la différence entre une convention et un contrat, il défi- nit l’une pour l’autre ; et le professeur, un brave homme, lui dit : « Ne vous troublez pas, monsieur, remettez-vous ! » puis, ayant fait deux demandes faciles, suivies de réponses obscures, il passa enfin au quatrième. Frédéric fut démoralisé par ce piètre commencement. Deslauriers, en face, dans le public, lui faisait signe que tout n’était pas encore perdu. En effet, à la deuxième interrogation sur le droit criminel, il se montra passable. Mais après la troisième, relative au testament mystique, l’examinateur étant resté impassible tout le temps, son angoisse redoubla ; car Hussonnet joignait les mains comme pour applaudir tandis que Deslauriers prodiguait les hausse- ments d’épaules. Enfin, arriva le moment ter- rible où il fallut répondre sur la Procédure ! Il s’agissait de la tierce-opposition. Le profes- seur, choqué d’avoir entendu des théories contrai- res aux siennes, lui demanda d’un ton brutal :
|
90.
|
— « Et vous, monsieur, est-ce votre avis ? Com- ment conciliez-vous le principe de l’article 1351 du Code civil avec cette voie d’attaque extraordinaire ! » Frédéric se sentait un grand mal de tête, pour avoir passé la nuit sans dormir. Un rayon de soleil, entrant par l’intervalle d’une jalousie, le frappait au visage. Debout derrière la chaise, il se dandinait un peu et tirait sa moustache — « J’attends toujours votre réponse ! » – reprit l’homme à la toque d’or. Et comme le geste de Frédéric l’agaçait, sans doute : — « Ce n’est pas dans votre barbe que vous la trouverez ! » Ce sarcasme causa un rire dans l’auditoire ; et le professeur, flatté, s’amadoua. Il lui fit deux ques- tions encore sur l’ajournement et sur l’affaire- -sommaire, puis baissa la tête en signe d’appro- bation ; l’acte public était fini. Frédéric rentra dans le vestibule. Pendant que l’huissier le dépouillait de sa robe, pour la repasser à un autre immédiatement, ses amis l’entourèrent en achevant de l’ahurir avec leurs opinions contradictoires sur le résultat de l’examen. On le proclama, bientôt d’une voix sonore, à l’entrée de la salle – « le troisième était… ajourné ! » — « Emballé ! » dit Hussonnet – « allons- nous-en ! Devant la loge du concierge, ils rencontrèrent Martinon, – rouge, ému, avec un sourire dans les yeux et l’auréole du triomphe sur le front. Il venait de subir sans encombre son dernier
|
91.
|
examen. Restait seulement la thèse. Avant quinze jours il serait licencié. Sa famille connaissait un ministre – « une belle carrière » s’ouvrait devant lui. — « Celui-là t’enfonce tout de même, » – dit Deslauriers. Rien n’est humiliant comme de voir les sots réussir dans les entreprises où l’on échoue. – Frédéric, vexé, répondit qu’il s’en moquait. Ses prétentions étaient plus hautes et comme Hussonnet faisait mine de s’en aller, il le prit à l’écart pour lui dire : — « Pas un mot de tout cela, chez eux, bien entendu » Le secret était facile, puisque Arnoux, le lende- main partait en voyage pour l’Allemagne. Le soir en rentrant, le clerc trouva son ami singulièrement changé : il pirouettait, sifflait ; et l’autre s’étonnant de cette humeur, Frédéric déclara qu’il n’irait pas chez sa mère ; il emploierait ses vacances à travailler. À la nouvelle du départ d’Arnoux, une joie l’avait saisi. Il pouvait maintenant se présenter là-bas, tout à son aise, sans crainte d’être interrompu dans ses visites. C’était, croyait-il, ce qui retenait ses paroles ou les rendait insignifiantes ; mais la conviction d’une sécurité absolue lui donnerait du courage. Enfin il ne serait pas éloigné, il ne serait pas séparé d’elle ! Quelque chose de plus fort qu’une chaîne de fer l’attachait à Paris, une voix intérieure lui criait de rester. Des obstacles s’y opposaient. Il les franchit, en écrivant à sa mère. Il confessait d’abord son échec, occasionné par des changements faits dans le programme, un
|
92.
|
hasard, une injustice ; D’ailleurs tous les grands avocats (il citait leurs noms) avaient été refusés à leurs examens. Mais il comptait se présenter de nouveau au mois de Novembre. Or, n’ayant pas de temps à perdre, il n’irait point à la maison cette année ; – et il demandait, outre l’argent d’un tri- mestre, deux cent cinquante francs, pour des répétitions de droit, fort utiles, le tout enguirlandé de regrets, condoléances, chatteries et protestations d’amour filial. Mme Moreau qui l’attendait le lendemain, fut chagrinée doublement. Elle cacha la mésaventure de son fils et lui répondit « de venir tout de même » Frédéric ne céda pas. Une brouille s’en suivit. – À la fin de la semaine, néanmoins, il reçut l’argent du trimestre avec la somme desti- née aux répétitions, et qui servit à payer un pan- talon gris-perle, un chapeau de feutre blanc et une badine à pomme d’or. Mais quand tout cela fut en sa possession – « – C’est peut-être une idée de coiffeur que j’ai eue », songea-t-il – et une grande hésitation le prit. Enfin, pour savoir s’il irait chez Mme Arnoux il jeta par trois fois, dans l’air, des pièces de monnaie. Toutes les fois le présage fut heureux. Donc, la fata- lité l’ordonnait. Il se fit conduire en fiacre rue de Choiseul. Il monta vivement l’escalier, tira le cordon de la sonnette ; elle ne sonna pas ; il se sentait prêt à défaillir. Puis il ébranla d’un coup furieux le lourd gland de soie rouge. Un carillon retentit, s’apaisa par degrés, et l’on n’entendait plus rien. Frédéric eut peur.
|
93.
|
Il colla son oreille contre la porte ; pas un souffle ! Il mit son œil au trou de la serrure, et il n’apercevait dans l’antichambre que deux pointes de roseau, sur la muraille, parmi les fleurs du papier. Enfin il tournait les talons quand il se ravisa. Cette fois, il donna un petit coup, léger. La porte s’ouvrit ; et sur le seuil, les cheveux ébouriffés, la face cramoisie et l’air maussade, Arnoux lui-même parut. — « Tiens ! qui diable ! vous amène ? – Entrez ! » Il l’introduisit, non dans le boudoir ou dans sa chambre, mais dans la salle à manger, où l’on voyait sur la table une bouteille de vin de Champagne avec deux verres ; et d’un ton brusque : — « Vous avez quelque chose à me demander, cher ami ? » — « Non ! rien ! rien » – balbutia le jeune homme, cherchant un prétexte à sa visite. Enfin il dit qu’il était venu savoir de ses nouvelles, car il le croyait en Allemagne, sur le rapport d’Hussonnet. — « Nullement ! » – reprit Arnoux – quelle linotte que ce garçon-là, pour entendre tout de travers ! » Afin de dissimuler son trouble, Frédéric marchait de droite et de gauche dans la salle. En heurtant le coin d’une chaise, il fit tomber une ombrelle posée dessus ; le manche d’ivoire se brisa. — « Mon Dieu ! » s’écria-t-il – « comme je suis chagrin d’avoir cassé l’ombrelle de Mme Arnoux. » À ce mot, le marchand releva la tête – et eut un singulier sourire. Mais Frédéric prenant l’occasion qui s’offrait de parler d’elle, ajouta timidement : — « Est-ce que je ne pourrai pas la voir ? » Elle était dans son pays, près de sa mère malade.
|
94.
|
Il n’osa faire de questions sur la durée de cette absence. Il demanda seulement quel était le pays de Mme Arnoux. — « Chartres ! – cela vous étonne ? » — « Moi ? non ! pourquoi ? Pas le moins du monde ! » Ils ne trouvèrent, ensuite, absolument rien à se dire. Arnoux qui s’était fait une cigarette, tournait autour de la table en soufflant. Frédéric debout contre le poêle, contemplait les murs, l’étagère, le parquet ; et des images charmantes défilaient dans sa mémoire, devant ses yeux plutôt. Enfin il se retira. Un morceau de journal, roulé en boule, traînait par terre, dans l’antichambre ; Arnoux le prit ; et se haussant sur la pointe des pieds, il l’enfonça dans la sonnette, pour continuer, dit-il, sa sieste interrompue. Puis, en lui donnant une poignée de main : — « Avertissez donc le concierge, s’il vous plaît, que je n’y suis pas ! » Et il referma la porte sur son dos, violemment. Frédéric descendit l’escalier marche à marche. L’insuccès de cette première tentative le découra- geait sur le hasard des autres. Alors commencèrent trois mois d’ennui. Comme il n’avait aucun travail, son désœuvrement renforçait sa tristesse. Il passait des heures à regarder, du haut de son balcon, la rivière qui coulait entre les quais grisâtres, noircis de place en place, par la bavure des égouts, avec un ponton de blanchisseuses
|
95.
|
amarré contre le bord, où des gamins quelquefois s’amusaient, dans la vase, à faire baigner un caniche. Mais ses yeux, délaissant à gauche le pont de pierre de Notre-Dame et trois ponts sus- aux- pendus, se dirigeaient toujours vers le quai des -Ormes, sur un massif de vieux arbres, pareils aux tilleuls du Port de Montereau. Cependant la tour St Jacques, l’Hôtel-de-ville, St Paul, St Louis , St Antoine se levaient en face, parmi les toits confondus, et le Génie de la colonne de Juillet resplendissait à l’Orient, comme une large étoile d’or tandis qu’à l’autre extrémité, le dôme des Tuileries arrondissait sur le ciel sa lourde masse bleue. C’était par derrière, de ce côté-là, que devait être la maison de Mme Arnoux. Il rentrait dans sa chambre, puis couché sur son divan, il s’abandonnait à une médita- tion désordonnée : plans d’ouvrage, projets de con- duite, élancements vers l’avenir. Enfin, pour se débarrasser de lui-même, il sortait. Il remontait, au hasard, le quartier-latin, si tumultueux d’habitude, mais désert à cette époque, car les étudiants étaient partis dans leurs familles. Les grands murs des collèges, comme allongés par le silence, avaient un aspect plus morne encore ; on entendait toutes sortes de des bruits paisibles : des battements d’ailes dans les cages, le ronflement d’un tour, le marteau d’un savetier ; et les marchands d’habits, au milieu des rues, interrogeaient de l’œil, chaque fenêtre, inutilement. Au fond des cafés solitaires, la dame du comptoir bâillait entre ses carafons remplis ; – les journaux demeuraient en ordre sur la table
|
96.
|
des cabinets de lecture ; dans l’atelier des repasseuses des linges frissonnaient sous les bouffées du vent tiède. De temps à autre, il s’arrêtait à l’étalage d’un bouquiniste ; le ronflement d’un omnibus, qui descendait en frôlant le trottoir le faisait se retour- ner, et parvenu devant le Luxembourg, il n’allait pas plus loin. Quelquefois, l’espoir d’une distraction l’attirait vers les boulevards – après de sombres ruelles exhalant des fraîcheurs humides, il arrivait sur de grandes places désertes, éblouissantes de lumière, et où les escalopures monuments dessinaient au bord du pavé des [illis.] découpures dentelures d’ombre noire. Mais les charrettes, les boutiques recommençaient, et la foule l’étourdissait – le diman- che surtout – quand depuis la Bastille jusqu’à la Madeleine, c’était un immense flot ondulant sur l’asphalte, au milieu de la poussière dans une rumeur continue ; il se sentait tout écœuré par la bassesse des figures, la niaiserie des propos, la satisfaction imbécille transpirant sur les fronts en sueur ! Ce- pendant la conscience de mieux valoir que ces hom- mes atténuait la fatigue de les regarder. à Il allait tous les jours au bureau de l’Art- -industriel ; – et pour savoir quand reviendrait Mme Arnoux, il s’informait de sa mère, très longuement. La réponse d’Arnoux ne variait pas « le mieux se continuait » sa femme avec la petite seraitent de retour la semaine prochaine. – Plus elle tardait à revenir, plus Frédéric témoignait d’inquiétudes si bien qu’Arnoux attendri par tant d’affection l’emmena cinq à six fois dîner au restaurant. Frédéric dans ces longs tête-à-tête, reconnut que le marchand de peintures n’était pas fort
|
97.
|
spirituel. – Arnoux pouvait s’apercevoir de ce refroi- dissement – et puis c’était l’occasion de lui rendre un peu ses politesses. Voulant donc faire les choses tous ses habits très bien, il vendit à un brocanteur tout son costu- neufs me, moyennant la somme de quatre-vingt trois francs, et l’ayant grossie de cent autres qui lui restaient, il vint chez Arnoux le prendre pour Il Ils dîner. Regimbart s’y trouvait. Tous trois s’en allè- au restaurant des rent aux Provençaux. aux Trois frères Provençaux – Le citoyen commença par retirer sa redingote, et sûr de la déférence des deux autres écrivit la carte. Mais il eut beau se transporter dans la cuisine pour parler lui-même au chef, descendre à la cave dont il connaissait tous les coins, et faire monter le maître de l’établissement auquel il « donna « un savon », il ne fut content ni des mets, ni des vins, ni du service ! À chaque plat nouveau, à chaque bouteille différente, dès la première bouchée, la première gorgée, il laissait tomber sa fourchette ou repoussait au loin son verre, puis s’accoudant sur la nappe de toute la longueur de son bras il s’écriait qu’on ne pouvait plus dîner à Paris ! Enfin, ne sachant qu’imaginer pour sa bouche, Regimbart se commanda des haricots à l’huile, « tout bonnement », lesquels bien qu’à moitié réussis l’apaisèrent, un peu. Puis, il eut avec le garçon un dialogue, roulant sur les anciens garçons des Provençaux – « qu’était devenu Antoine ? et un nommé Eugène ? – et Théodore, le petit, qui servait toujours en bas ? Il y avait dans ce temps-là une chère autrement distinguée ! et des têtes de Bourgogne, comme on n’en reverra plus ! »
|
98.
|
Ensuite il fut question de la valeur des ter- dans rains de la banlieue, – une spéculation d’Arnoux, infaillible. En attendant, il perdait ses intérêts. Puisqu’il ne voulait vendre à aucun prix, Regim- bart lui découvrirait quelqu’un ; – Et ces deux messieurs firent avec un crayon, des calculs, jusqu’à la fin du dessert. du Saumon dodat On s’en alla prendre le café, passage Véro dodat -dodat dans un estaminet, à l’entresol. Frédéric assista sur ses jambes à d’interminables parties de billard, abreuvées d’innombrables chopes. Et il resta là, jusqu’à minuit, sans savoir pourquoi, par lâcheté, par bêtise, dans l’espérance confuse d’un événement quelconque favorable à son amour. Quand donc la reverrait-il ? – Frédéric se désespérait. – Mais un soir, vers la fin de no- vembre, Arnoux lui dit : — « Ma femme est revenue hier, vous savez !. » Le lendemain, à cinq heures, il entrait chez elle. Il débuta par des félicitations à propos de sa mère dont la maladie avait été si grave. — « Mais non ! Qui vous l’a dit ? — Arnoux ! » Elle fit un « ah ! » léger, puis ajouta : qu’elle avait eu d’abord, il est vrai, des craintes sérieuses maintenant disparues. Elle se tenait près du feu, dans la bergère de tapisserie. Il était sur le canapé, avec son chapeau entre ses genoux ; et l’entretien fut pénible ; elle l’abandonnait à chaque minute ; pas il ne trouvait point de joint, pour y introduire
|
99.
|
ses sentiments. Mais comme il se plaignait d’étu- dier la chicane elle répliqua : « Oui… je conçois… les affaires. » en baissant la figure, absorbée tout-à-coup, par des réflexions. Il avait soif de les connaître, et même ne songeait pas à autre chose. Le crépuscule amassait de l’ombre autour d’eux. Elle se leva, ayant une course à faire, puis reparut avec une capote de velours et une mante noire bordée de petit-gris. Il osa offrir de l’accom- pagner. On n’y voyait plus ; le temps était froid, et un lourd brouillard, estompant la façade des maisons, puait dans l’air. Frédéric le humait avec délices ; car il sentait à travers la ouate du vêtement la forme de son bras – et sa main, prise dans un gant chamois à deux boutons, sa petite main qu’il aurait voulu couvrir de baisers, s’appuyait sur sa manche. À cause du pavé glissant ils oscillaient un peu, et il lui semblait qu’ils étaient tous les deux comme bercés par le vent, au milieu d’un nuage. L’éclat des lumières sur le boulevard le remit dans la réalité. L’occasion était bonne, le temps pressait. Il se donna jusqu’à la rue de Richelieu pour déclarer son amour. Mais presque aussitôt, devant un magasin de porcelaines, elle s’arrêta net, en lui disant : — « Nous y sommes, je vous remercie ! – À jeudi, n’est-ce pas, comme d’habitude ?.. » Les dîners recommencèrent, et plus il fréquentait Mme Arnoux plus ses langueurs augmentaient.
|
100.
|
La contemplation de cette femme l’énervait comme l’usage d’un parfum trop fort. Cela descendit dans les profondeurs de son tempérament et devenait presque une manière générale de sentir, un mode nouveau d’exister. Les prostituées qu’il rencontrait aux feux du gaz, les cantatrices poussant leurs roulades, les écuyères qui tournaient sur leurs chevaux au galop, les bourgeoises à pied, les grisettes à leur fenêtre, toutes les femmes lui rappelaient celle- là par de vagues similitudes ou par des contrastes violents. Il regardait le long des boutiques, les cachemires, les dentelles et les pendeloques de pierreries, en les imaginant drapées autour de ses reins, cousues à son corsage, faisant des feux dans sa chevelure noire. À l’éventaire des marchandes, les fleurs s’épanouissaient pour qu’elle les choisît en passant ; dans la montre des cordonniers les petites pantoufles de satin à bordure de cygne semblaient attendre son pied ; toutes les rues conduisaient vers sa maison ; Les voitures ne stationnaient sur les places que pour y mener plus vite ; Paris se rapportait à sa personne – et la grande ville, avec toutes ses voix bruissait, comme un immense orches- tre autour d’elle. Quand il allait au Jardin-des-Plantes la vue d’un palmier l’entraînait vers des pays lointains. Alors ils voyageaient ensemble, au dos des dromadaires, sous le tendelet des éléphants, dans la cabine d’un yacht parmi bleus les archipels indiens – ou côte à côte sur deux mulets à clochettes, qui trébuchent dans les herbes, contre des colonnes brisées – quelquefois il
|
101.
|
s’arrêtait au Louvre devant de vieux tableaux ; – et son amour l’embrassant jusque dans les siècles disparus, il la substituait aux personnages des peintures. Coiffée d’un hennin elle priait à deux genoux derrière un vitrage de plomb. Seigneuresse des Castilles ou des Flandres, elle se tenait assise, avec une fraise empesée et un cors [corps] de baleines à gros bouillons. Puis elle descendait quelque grand es- calier de porphyre, au milieu des sénateurs, sous un dais de plumes d’autruches, dans une robe de brocart. D’autres fois, il la rêvait en panta- -lons de soie jaune, sur les coussins d’un harem ; et tout ce qui était beau : le scintillement des étoiles, certains airs de musique, l’allure d’une phrase, un contour, l’amenaient à sa pensée d’une façon brusque et insensible. Quant à essayer d’en faire sa maîtresse, il était sûr que toute tentative serait vaine. Un soir, Dittmer qui arrivait la baisa sur le front. Lovarias fit de même, en disant : — « Vous permettez, n’est-ce pas, selon le privilège des amis ? » Frédéric balbutia : — « Il me semble que nous sommes tous des amis ? » — « Pas tous des vieux ! » reprit-elle. C’était le repousser d’avance, indirectement. Que faire d’ailleurs ?.. Lui dire qu’il l’ai- mait ! Elle l’éconduirait sans doute ? ou bien s’in- dignant le chasserait de sa maison ! Or il préférait toutes les douleurs, à l’horrible chance de ne plus la voir. Il enviait le talent des pianistes, les balafres
|
102.
|
des soldats. Il souhaitait une maladie dangereuse, espérant de cette façon l’intéresser. Une chose l’étonnait, c’est qu’il n’était pas jaloux d’Arnoux ; et il ne pouvait se la figurer autrement que vêtue – tant sa pudeur semblait naturelle et reculait son sexe dans une ombre mystérieuse. Cependant il songeait au bonheur de vivre avec elle, de la tutoyer, de lui passer la main sur les bandeaux longuement, ou de se tenir par terre, à genoux, les deux bras autour de sa taille, à boire son âme dans ses yeux ! Il aurait fallu pour cela, subvertir la destinée ; – et incapable d’action, maudissant Dieu et s’accusant d’être lâche, il tournait dans son désir, comme un prisonnier dans son cachot. Une angoisse permanente l’étouf- fait – Il restait pendant des heures immobile, – ou bien, il éclatait en larmes ; et un jour qu’il n’avait pas eu la force de se contenir, Deslauriers lui dit : — « Mais saprelotte, qu’est-ce que tu as ? » Frédéric souffrait des nerfs. Deslauriers n’en crut rien. Devant une pareille douleur, il avait senti se réveiller sa tendresse et il le réconforta. Un homme comme lui se laisser abattre, quelle sottise ! Passe encore dans la jeunesse, mais plus tard c’est perdre son temps. — « Tu me gâtes mon Frédéric ! – Je redemande l’ancien ! – garçon, toujours du même ! Il me plaisait ! – Voyons, fume une pipe, animal ! secoue-toi un peu, tu me désoles ! »
|
103.
|
— « C’est vrai, » – dit Frédéric, « – je suis fou ! » Le clerc reprit : — « Ah ! vieux troubadour, je sais bien ce qui t’afflige ! Le petit cœur ? – Avoue- -le ! bah ! une de perdue, quatre de trouvées ! On se console des femmes vertueuses avec les autres. Veux-tu que je t’en fasse connaître, des femmes ? Tu n’as qu’à venir à l’Allam- -bra ! – » C’était un bal public, ouvert récem- ment au haut des Champs-Élysées et qui se ruina dès la seconde saison, par un luxe pré- -maturé de ce genre d’établissement. — « On s’y amuse à ce qu’il paraît – Allons-y ! – Tu prendras tes amis si tu veux Je te passe même Regimbart ! » Frédéric n’invita pas le Citoyen. Des- -lauriers se priva de Sénécal. Ils emmenèrent seulement Hussonnet et Cisy avec Dussardier ; et le même fiacre les descendit tous les cinq à la porte de l’Allambra. Deux galeries moresques s’étendaient à droite et à gauche parallèlement. Le mur d’une maison en face, occupait tout le fond – et le quatrième côté, (celui du restaurant) figurait un cloître gothique à vitraux de couleurs – Une sorte de toiture chinoise abritait l’estrade où jouaient les musiciens ; le sol autour était cou- vert d’asphalte, et des lanternes vénitiennes, accrochées à des poteaux formaient de loin, sur les quadrilles, une couronne de feux multicolores. Un piédestal, çà et là, supportait une cuvette de pierre d’où s’élevait
|
104.
|
un mince filet d’eau. on apercevait dans les feuillages des statues en plâtre, Hébés ou Cupidons tout gluants de peinture à l’huile et les allées nombreuses, garnies d’un sable très jaune soigneusement ratissé, faisaient paraître le jardin beaucoup plus vaste qu’il ne l’était. Des étudiants y promenaient leur maîtresse ; des commis en nouveautés se pava- -naient une canne entre les doigts ; des collégiens fumaient des régalias ; de vieux célibataires ca- -ressaient avec un peigne leur barbe teinte ; Il y avait des Anglais, des Russes, des gens de l’Amérique du Sud, trois Orientaux en tarbouch. Des lorettes, des grisettes et des filles étaient ve- -nues là, espérant trouver un protecteur, un amoureux, une pièce d’or, ou simplement pour le plaisir de la danse ; et leur robe à tunique vert d’eau, bleu cerise, ou violette, passaient, s’agitaient entre les ébéniers et les lilas. Presque tous les hommes portaient des étoffes à carreaux, quelques-uns des pantalons blancs, malgré la fraîcheur du soir. On allumait les becs de gaz. Hussonnet, par ses relations avec les journaux de modes et les petits théâtres, con- -naissait beaucoup de femmes ; il leur envo- -yait des baisers du bout des doigts, et de temps à autre, quittant ses amis, allait causer avec elles. Deslauriers fut jaloux de ces allures. Il aborda cyniquement une grande blonde, vêtue de nankin. Après l’avoir considéré d’un air
|
105.
|
maussade, elle dit : « Non ! – pas de confiance, mon bonhomme ! » et tourna les talons. Il re- -commença près d’une grosse brune, qui était folle sans doute, – car elle bondit dès le premier mot, en le menaçant s’il continuait d’appeler les sergents de ville. Deslauriers s’efforça de rire – puis découvrant une petite femme assise à l’écart sous un réverbère, il lui proposa une contredanse. Les musiciens, juchés sur l’estrade, dans des postures de singe, raclaient et soufflaient impétueusement. Le chef d’orchestre, debout, bat- -tait la mesure d’une façon automatique. On était tassé, on s’amusait ; Les brides dénouées des chapeaux effleuraient les cravates, les bottes s’enfonçaient sous les jupons ; Tout cela sautait en cadence ; Deslauriers pressait contre lui la petite femme, et gagné par le délire du cancan se démenait au milieu des quadrilles, comme une grande marionnette. Cisy et Dussardier continuaient leur promenade ; le jeune aristocra- te lorgnait les filles, et malgré les exhortations du commis n’osait pas leur parler – s’imaginant qu’« il y avait toujours chez ces femmes-là, un homme caché dans l’armoire avec un pis- -tolet, et qui en sort pour vous faire souscrire des lettres de change ». Ils revinrent près de Frédéric. Deslauriers ne dansait plus, et tous se demandaient com- -ment finir la soirée, quand Hussonnet s’écria : — « Tiens ! la marquise d’A- -maëgui !
|
106.
|
C’était une femme pâle, à nez retrous- -sé, avec des mitaines jusqu’au coude et de gran- -des boucles noires qui pendaient le long de ses joues, comme deux oreilles de chien. Hussonnet lui dit : — « Nous devrions organiser ce soir une petite fête chez toi, un raout oriental ? tâche d’herboriser quelques unes de tes amies pour ces chevaliers français ? Eh bien ? qu’est-ce qui te gêne ? Attendrais-tu ton hidalgo ? » L’Andalouse baissait la tête. Il était faci- le de voir que sachant les habitudes peu luxu- -euses de son ami, elle avait peur d’en être pour ses rafraîchissements. Enfin, au mot d’ar- -gent lâché par elle, Cisy proposa cinq napolé- -ons, toute sa bourse ; La chose fut décidée. Mais Frédéric n’était plus là. Il avait cru reconnaître la voix d’Ar- noux, avait aperçu un chapeau de femme, et il s’était enfoncé bien vite dans le bosquet à côté. Mlle Vatnas se trouvait seule avec Ar- noux. — « Excusez-moi ! Je vous dérange ! » — « Pas le moins du monde ! » reprit le marchand. Frédéric, aux derniers mots de leur con- -versation, comprit qu’il était accouru à l’Allambra pour entretenir Mlle Vatnas d’une affaire urgente – et il n’était pas complète- -ment rassuré, sans doute, car il lui dit d’un air inquiet. — « Vous êtes bien sûre ? »
|
107.
|
— « Très sûre ! On vous aime ! Ah ! quel homme ! » Et elle lui faisait la moue, en avan- -çant ses grosses lèvres, presque sanguinolentes à force d’être rouges. Mais elle avait d’admirables yeux, fauves avec des points d’or dans les pru- nelles – tout pleins d’esprit, d’amour et de sensualité. Ils éclairaient comme des lampes le teint un peu jaune de sa figure maigre – Arnoux semblait jouir de ses rebuffades. Il se pencha de son côté, en lui disant : — « Vous êtes gentille, embrassez- moi ! » Elle le prit par les deux oreilles et le baisa sur le front. À ce moment, les danses s’arrêtèrent, et à la place du chef d’orchestre parut un beau jeune homme, trop gras, et d’une blancheur de cire. Il avait de longs cheveux noirs disposés à la manière du Christ. un gilet de velours azur à grandes palmes d’or, l’air orgueilleux comme un paon, bête comme un dindon, et quand il eut salué le public, il entama une chanson- -nette. C’était un villageois narrant lui-mê- -me son voyage dans la capitale. L’artiste par- -lait bas-normand, faisait l’homme soûl, le refrain :
« Ah ! J’ai-t’y ri, – j’ai-t’y ri ! « Dans ce gueusard de Paris » soulevait des trépignements d’enthousiasme. Del- -mas « chanteur expressif » était trop malin pour le laisser refroidir. On lui passa vivement une guitare, et il gémit une romance intitulée
|
108.
|
« Le Frère de l’Albanaise. » Les paroles rappelèrent à Frédéric celles que chantait l’homme en haillons entre les tambours du bateau. Ses yeux s’attachaient in- -volontairement sur le bas de la robe étalée de- -vant lui. Après chaque couplet, il y avait une longue pause, et le souffle du vent dans les arbres ressemblait au bruit des ondes. Mlle Vatnas, en écartant d’une main les branches d’un troène qui lui masquait la vue de l’estrade, contemplait le chanteur, fixement les narines ouvertes, les cils rapprochés et comme perdue dans une joie sérieu- -se. — « Très bien ! » dit Arnoux. « Je com- -prends pourquoi vous êtes ce soir à l’Al- lambra ! Delmas vous plaît, ma chère. » Elle ne voulut rien avouer. — « Ah ! quelle pudeur ! » Et, montrant Frédéric — « Est-ce à cause de lui ? Vous au- -riez tort ! Pas de garçon plus discret ! J’en réponds ! » Mais les autres qui cherchaient leur ami entrèrent dans la salle de verdure. Hus- -sonnet les présenta. Arnoux fit une distri- -bution de cigares, et régala de sorbets la compagnie. Mlle Vatnas avait rougi en apercevant Dussardier. Elle se leva bientôt et lui tendant la main : — « Vous ne me remettez pas, Mr Auguste ?
|
109.
|
— « Comment la connaissez-vous ? » de- -manda Frédéric. — « Nous avons été dans la même maison, » reprit-il ! Mais Cisy le tirait par la manche, Ils sortirent ; et à peine disparu, Mlle Vatnas commença l’éloge de son caractère. Elle ajouta même qu’il avait le génie du cœur. Puis on cau- -sa de Delmas qui pourrait comme mime avoir des succès au théâtre ; et il s’ensuivit une discus- -sion, où l’on mêla Shakespeare, la censure, le style, le peuple, les recettes de la Porte St Martin, Alexandre Dumas, Victor Hugo et Dumersan. Arnoux avait connu plusieurs actrices célèbres ; les jeunes gens se penchaient pour l’écouter. Mais ses paroles étaient couvertes par le tapage de la musique – et sitôt le quadrille ou la polka termi- né, tous s’abattaient sur les tables, appelaient le garçon, riaient ; les bouteilles de bière et de limo- -nade gazeuse détonnaient dans les feuillages, des femmes criaient comme des poules, quelquefois deux messieurs voulaient se battre, un voleur fut arrêté. Puis au galop, les danseurs envahirent les allées. Haletant, souriant, et la face rouge, ils défilaient dans un tourbillon qui soulevait les ro- bes avec les basques des habits ; Les trombones ru- -gissaient plus fort ; le rythme s’accélérait ; derrière le cloître moyen-âge, on entendit des crépitations, des pétards éclatèrent ; des soleils se mirent à tour- ner ; La lueur des feux de Bengale, couleur d’é- meraude, éclaira pendant une minute tout le jardin ; et à la dernière fusée, la multitude exhala
|
110.
|
un grand soupir. Puis, elle s’écoula lentement. Un nuage de poudre à canon flottait dans l’air. Fré- -déric et Deslauriers marchaient au milieu de la foule pas à pas, quand un spectacle les arrêta. Martinon se faisait rendre de la monnaie au dépôt des parapluies, et il accompagnait une femme d’une cinquantaine d’années, laide, magnifiquement vêtue ; et d’un rang social pro- -blématique. — « Ce gaillard-là, » dit Deslauriers, « est moins simple qu’on ne suppose. Mais où est donc Cisy ? » Dussardier leur montra l’estaminet – où ils aperçurent le fils des preux, devant un bol de punch, en compagnie d’un chapeau rose. Hussonnet qui s’était absenté depuis cinq minutes, reparut au même moment. Une jeune fille s’appuyait sur son bras, en l’appelant tout haut « mon petit chat ». — « Mais non ! » – lui disait-il. – « Non ! pas en public ! Appelle-moi vicomte, plutôt ! Ça vous donne un genre cavalier, Louis XIII et bottes molles qui me plaît ! – Oui, mes bons, une an- -cienne ! – n’est-ce pas qu’elle est gentille ? » – Il lui prenait le menton. – « Salue ces messieurs ! Ce sont tous des fils de Pairs de France ! Je les fréquente pour qu’ils me nomment ambassadeur ! » — « Comme vous êtes fou ! » soupira Mlle Vatnas. Puis elle pria Dussardier de la reconduire jusqu’à sa porte.
|
111.
|
Arnoux les regarda s’éloigner et se tournant vers Frédéric : — « Vous plairait-elle, la Vatnas ? – Au reste vous n’êtes pas franc là-dessus ? Je crois que vous cachez vos amours ? » Frédéric devenu blême, jura qu’il ne ca- -chait rien. — « C’est qu’on ne vous connaît pas de maîtresses, » – reprit Arnoux. Frédéric eut envie de citer un nom, au ha- -sard. Mais l’histoire pouvait lui être racontée. Il répondit « qu’effectivement, il n’avait pas de maîtresse. » Le marchand l’en blâma. — « Ce soir, l’occasion était bonne ! pourquoi n’avez-vous pas fait comme les autres qui s’en vont tous avec une fem- -me ? » — « Eh bien ? – Et vous ! » – dit Frédéric impatienté d’une telle persistance. — « Ah ! moi ! mon petit ! c’est diffé- -rent ! Je m’en retourne auprès de la mienne ! » cabriolet Il appela un mylord et disparut. Les deux amis s’en retournèrent à pied. Un vent d’Est soufflait. Ils ne parlaient ni l’un ni l’autre. Deslauriers regrettait de n’avoir pas brillé devant le Directeur d’un jour- nal, et Frédéric s’enfonçait dans sa tristesse. Enfin, ouvrant la bouche, il dit que le bastringue lui a- vait paru stupide. — « À qui la faute ? Si tu ne nous avais pas lâchés pour ton Arnoux ? »
|
112.
|
— « Bah ! tout ce que j’aurais pu faire eût été complètement inutile ! » Mais le clerc avait des théories. Il suffi- -sait pour obtenir les choses de les désirer for tement. — « Cependant, toi-même, tout à l’heure !!. — « Je m’en moquais bien » – fit Des- -lauriers arrêtant net l’allusion. « Est-ce que je vais m’empêtrer de femmes ? » – Et il déclama contre leurs mièvreries, leurs sottises. Bref, elles lui déplaisaient. — « Ne pose donc pas ! » dit Frédéric. Deslauriers se tut. Puis tout à coup : — « Veux-tu parier cent francs que je fais la première qui passe ? » — « Oui ! – accepté ! » La première qui passa était une men- -diante hideuse ; et ils désespéraient du hasard, lorsqu’au milieu de la rue de Rivoli, ils aperçu- rent une grande fille, portant à la main un petit carton. Deslauriers l’accosta sous les arcades. Elle inclina brusquement du côté des Tuileries, – et elle prit bientôt par la place du Carrousel ; Elle jetait des regards de droite et de gauche. Elle cou- -rut après un fiacre ; Deslauriers la rattrapa. Il marchait près d’elle, en lui parlant avec des gestes expressifs. Enfin elle accepta son bras, et ils con- -tinuèrent le long des quais. Puis à la hauteur du Châtelet, pendant vingt minutes au moins, ils se promenèrent sur le trottoir, comme deux marins faisant leur quart. Mais tout à coup,
|
113.
|
ils traversèrent le Pont-au-Change, le mar- -ché aux Fleurs, le quai Napoléon. Frédéric entra derrière eux. Deslauriers lui fit compren- -dre qu’il les gênerait, et n’avait qu’à suivre son exemple. — « Combien as-tu encore ? » sous — « Deux pièces de cent sols ! » — « C’est assez ! bonsoir ! » Frédéric fut saisi par l’étonnement que l’on éprouve à voir une farce réussir. Puis, cherchant en lui-même où coucher – « Il se moque de moi » – pensa-t-il. « Si je remon- tais ? » Deslauriers croirait, peut-être, qu’il lui enviait cet amour ? « Comme si je n’en avais pas un, et cent fois plus rare, plus noble, plus fort ! » Une espèce de colère le poussait. Il arriva devant la porte de Mme Arnoux. Aucune des fenêtres extérieures ne dé- pendait de son logement. Cependant il restait les yeux collés sur la façade – comme s’il a- -vait cru, par cette contemplation, pouvoir fendre les murs. Maintenant sans doute, el- -le reposait, – tranquille comme une fleur endormie, avec ses beaux cheveux noirs parmi les dentelles de l’oreiller, les lè- vres entrecloses, la tête sur un bras. Celle d’Ar- noux lui apparut. Il s’éloigna, pour fuir cette vision. Le conseil de Deslauriers vint à sa Mémoire. – Il en eut horreur. Alors, il vaga- bonda dans les rues.
|
114.
|
Quand un piéton s’avançait, il tâchait de distinguer son visage. De temps à autre, un rayon de lumière lui passait entre les jambes, décrivait au ras du pavé un immense quart de cercle ; et un homme surgissait, dans l’ombre, avec sa hotte et sa lanterne. Le vent, en de certains secouait fe de tôle endroits, faisait battre le tuyau d’une de tôle cheminée ; des sons lointains s’élevaient ; et se mêlant au bourdonnement de sa tête, il croyait entendre, dans les airs la vague ritournelle des contredanses. Le mou- -vement de sa marche entretenait cette caresse ; il se trouva sur le pont de la Concorde. Alors, il se ressouvint de ce soir de l’autre hiver, où sortant de chez elle, pour la première fois, il lui avait fallu s’arrêter tant son cœur battait vite, sous l’étreinte de ses espérances ! Toutes étaient mortes maintenant ! – Des nuées sombres couraient sur la face de la lune. Il la contempla, en rêvant à la grandeur des espaces, à la misère de la vie, au néant de tout. Puis le jour parut ; ses dents claquaient, et à moitié endormi, mouil- lé par le brouillard et tout plein de larmes, il se demanda pourquoi n’en pas finir ? Rien qu’un mouvement à faire, le poids de son front l’entraînait, il voyait son cadavre flot- -tant sur l’eau. Frédéric se pencha. mais le parapet était un peu trop large, et ce fut par lassitude qu’il n’essaya pas de le fran- -chir.
|
115.
|
Alors une épouvante le saisit. Il rega- -gna les boulevards et s’affaissa sur un banc. Des agents de police le réveillèrent, con- -vaincus qu’il « avait fait la noce ». Il se remit en marche. Mais comme il se sentait grand faim et que tous les restaurants étaient fermés, il alla souper dans un cabaret des Halles. Après quoi, jugeant qu’il était encore trop tôt, il flâna aux alentours de l’hôtel-de-ville, jus- -qu’à huit heures et un quart. Deslauriers avait depuis longtemps congédié sa donzelle ; et il écrivait sur la table, au milieu de la chambre. Vers quatre heures, Mr de Cisy entra. Grâces à Dussardier, la veille au soir, il s’était abouché avec une dame, et même il l’avait reconduite en voiture, avec son mari jusqu’au seuil de sa maison, où elle lui a- -vait donné rendez-vous. Il en sortait. On ne connaissait pas ce nom-là. — « Que voulez-vous que j’y fasse ? » dit Frédéric. Alors le gentilhomme battit la cam- pagne. Il parla de Mlle Vatnas, de l’Anda- -louse, et de toutes les autres. Enfin, avec beaucoup de périphrases il exposa le but de sa visite. Se fiant à la discrétion de son ami, il venait pour qu’il l’assistât dans une dé- marche, après laquelle il se regarderait définitivement comme un homme ; et Fré- -déric ne le refusa pas. Il conta l’histoire
|
116.
|
à Deslauriers sans dire la vérité sur ce qui le concernait personnellement. Le clerc trouva qu’« il allait maintenant très bien » – Cette déférence à ses conseils augmenta sa bonne humeur. C’était C’est par qu’il Elle avait séduit, dès le premier jour, Mlle Clémence Daviou, brodeuse en or pour équipements militaires, la plus douce personne qui fût, et svelte comme un roseau, avec de grands yeux bleus conti- nuellement ébahis. Le clerc abusait de sa candeur jusqu’à lui faire accroire qu’il était décoré. Il ornait sa redingote d’un ruban rouge dans leurs tête-à-tête, mais s’en privait en public, pour ne point humilier son patron, disait-il. Du reste, il la te- -nait à distance, se laissait caresser comme un pacha et l’appelait « Fille du peuple » par manière de rire. Elle lui ap- -portait chaque fois de petits bouquets de violettes. Frédéric n’aurait pas voulu d’un tel amour. Cependant lorsqu’ils sortaient bras dessus bras dessous pour se rendre dans un cabinet chez Pinson ou chez Barillot, il éprouvait une singulière tristesse. Frédéric ne savait pas, combien depuis un an, chaque jeudi, il avait fait souf- -frir Deslauriers, quand il se brossait les ongles, avant d’aller dîner rue de Choiseul ! Un soir, que du haut de son balcon il venait de les regarder partir, il vit, de loin, Hussonnet sur le pont d’Arcole. Le
|
117.
|
Bohème se mit à l’appeler par des signaux, et Frédéric ayant descendu ses cinq étages. — « Voici la chose : C’est samedi pro- -chain, 24, la fête de Mme Arnoux ». — « Comment ? puisqu’elle s’appelle Marie ? » — « Angèle, aussi, n’importe ! On festoiera dans leur maison de campagne, à St Cloud, je suis chargé de vous en prévenir, et que vous trouvez un véhicule à trois heu- res, au Journal ! Ainsi convenu ! pardon de vous avoir dérangé. Mais j’ai tant de cour- -ses ! » Frédéric n’avait pas tourné les talons portier que son concierge lui remit une lettre : – « Mr et Mme Dambreuse prient Mr F. Moreau de leur faire l’honneur de venir dîner chez eux samedi, 24 courant. R. S. V. P. » — « Trop tard » – pensa-t-il ; – néan- -moins il montra la lettre à Deslauriers, lequel s’écria : — « Ah ! enfin ! Mais tu n’as pas l’air content ? Pourquoi ? » Frédéric, ayant hésité quelque peu, dit qu’il avait le même jour, une autre invitation. — « Fais-moi le plaisir d’envoyer bouler la rue de Choiseul. Pas de bêtises. Je vais répondre pour toi, si ça te gêne ? » Et le clerc écrivit une acceptation à la troisième personne. N’ayant jamais vu le monde qu’à
|
118.
|
travers la fièvre de ses convoitises, il se l’ima- -ginait comme une création artificielle fonctionnant en vertu de lois mathé- -matiques. Un dîner en ville, la rencontre d’un homme en place, le sourire d’une jolie femme pouvaient, par une série d’actions se déduisant les unes des autres, avoir de gi- -gantesques résultats. Certains salons pari- -siens étaient comme ces machines qui pren- -nent la matière à l’état brut et la ren- -dent centuplée de valeur. Il croyait aux cour- -tisanes conseillant les diplomates, aux riches mariages obtenus par les intrigues, au génie des galériens et aux docilités du ha- -sard sous la main des forts. Enfin il estimait la fréquentation des Dambreuse utile tellement bonne et il parla si bien que Frédéric ne savait plus à quoi se résou- -dre. Il n’en devait pas moins, puisque c’était la fête de Mme Arnoux, lui offrir un cadeau ; et il songea naturellement à une ombrelle, afin de réparer sa maladres- -se. Or il découvrit une marquise en soie gorge-pigeon, avec un petit manche d’ivoire ciselé, qui arrivait de la Chine. Mais cela coûtait 175 francs ! Et il n’avait pas un sou, vivant même à crédit sur le tri- mestre prochain. Cependant il la voulait, il y tenait et malgré sa répugnance il eut recours à Deslauriers. Deslauriers lui répondit qu’il n’avait pas d’argent.
|
119.
|
— « J’en ai besoin, » – dit Frédéric – « grand besoin ! » Et l’autre ayant répété la même excu- -se, il s’emporta. quelquefois — « Tu pourrais bien, [ illis ] [ illis ] — « Quoi donc ? » — « Rien ! » Mais le clerc avait compris. Il leva sur sa réserve la somme en question et quand il l’eut versée pièce à pièce : — « Je ne te réclame pas de quittan- -ce, puisque je vis à tes crochets ! » Frédéric lui sauta au cou, avec mille protestations affectueuses. Deslauriers resta froid. Puis le lendemain, apercevant l’ombrelle sur le piano : — « Ah ! c’était pour cela ! » — « Je l’enverrai, peut-être » – dit lâ- -chement Frédéric. Le hasard le servit, car il reçut dans la soirée un billet bordé de noir, et où Mme Dambreuse, lui annonçant la perte d’un oncle, s’excusait de remettre à plus tard le plaisir de faire sa connaissance. Il arriva dès deux heures au bureau du Journal. Mais au lieu de l’attendre pour le mener dans sa voiture, Arnoux était parti, la veille, ne résistant plus à son besoin de grand air. Chaque année, aux premières feuilles, durant plusieurs jours de suite, il décampait le matin, faisait de longues courses à travers
|
120.
|
champs, buvait dans les fermes, batifolait avec les villageoises, s’informait des ré- -coltes, et rapportait des pieds de salade dans son mouchoir. Enfin, réalisant un vieux rêve, il s’était acheté nouvellement une maison de campagne. Pendant que Frédéric parlait au commis Mlle Vatnas survint, et fut désap- serait -pointée de ne pas voir Arnoux. Il reste- -rait là-bas encore deux jours, peut-être ; Le commis lui conseilla « d’y aller » ; elle ne pouvait y aller ; d’écrire une lettre ; elle avait peur que la lettre ne fût perdue. Frédéric s’offrit à la porter lui-même. Elle en fit une rapidement, et le conjura de la remet- -tre sans témoins. Vingt minutes après, il débarquait à St Cloud. La maison, cent pas plus loin que le pont, se trouvait à mi-hauteur de la colline. Les murs du jardin étaient cachés par deux rangs de tilleuls, et une large pe- -louse descendait jusqu’au bord de la rivière. La porte de la grille étant ouverte, Frédéric entra. Arnoux, étendu sur l’herbe, jouait avec une portée de petits chats. Cette distraction paraissait l’absorber infiniment. Mais la lettre de Mlle Vatnas le tira de sa torpeur. — « Diable, diable ! c’est ennuyeux ! elle a raison – il faut que je parte ! » – Puis, ayant fourré la missive dans sa poche, il prit plaisir à montrer son
|
121.
|
domaine. Il montra tout, l’écurie, le hangar, la cuisine. Le salon était à droite et du côté de Paris, donnait sur une varangue en treillage, chargée d’une clématite – mais au-dessus de leur tête, une roulade éclata. Mme Arnoux, se croyant seule, s’a- -musait à chanter. Elle faisait des gam- -mes, des trilles, des arpèges. Il y avait de lon- -gues notes, qui semblaient se tenir suspendues ; d’autres tombaient précipitées comme les gouttelettes d’une cascade ; et sa voix passant par la jalousie, coupait le grand silence, et montait vers le ciel bleu. Elle cessa tout à coup, quand Mr et Mme Oudry, deux voisins, se présentèrent. Puis elle parut elle-même au haut du perron ; et comme elle descendait les marches, il aperçut son pied. Elle avait de petites chaussures découvertes, en peau mordorée, a- -vec trois pattes transversales, ce qui dessinait sur ses bas un grillage d’or. Mtre Les invités arrivèrent ; sauf Maître Le- faucheur avocat, c’étaient les convives du Jeudi ; chacun avait apporté quelque cadeau ; Dittmer une écharpe syrienne, Rosenwald un album de romances, Burieu une aqua- -relle, Sombaz sa propre caricature, et Pellerin un fusain, représentant une espèce de dan- -se macabre, hideuse fantaisie d’une exécution médiocre – Hussonnet s’était dispensé de tout présent. Frédéric attendit après les autres pour
|
122.
|
offrir le sien. Elle l’en remercia beaucoup. Alors il dit : — « Mais… c’est presqu’une dette ! J’ai été si fâché. » — « De quoi donc ? » – reprit-elle – « Je ne comprends pas ! » — « À table ! » – fit Arnoux, en le saisissant par le bras. – puis dans l’oreille : « Vous n’êtes guères malin, vous ! » Rien n’était plaisant comme la salle à manger, peinte d’une couleur vert d’eau. À l’un des bouts, une nymphe de pierre trempait son orteil dans un bassin en forme de coquille. Par les fenêtres ouvertes on apercevait tout le jardin avec la longue pelouse que flanquait un vieux pin d’Écosse, aux trois quarts dépouillé ; des massifs de fleurs la bombaient inégalement, et au-delà du fleu- -ve se développaient en large demi-cercle le Bois de Boulogne, Neuilly, Sèvres, Meudon. Devant la grille, en face, un canot à la voi- le prenait des bordées. On causa d’abord de cette vue que l’on avait, puis du paysage en général ; et les discussions commençaient quand Arnoux donna l’ordre à son domestique d’atteler l’A- -méricaine vers les neuf heures et demie. Une lettre de son caissier le rappelait. — « Veux-tu que je m’en retourne avec toi ? » dit Mme Arnoux. — « Mais certainement ! » – et en lui faisant un beau salut : – « Vous savez bien madame, qu’on ne peut vivre sans vous ! »
|
123.
|
Tous la complimentèrent d’avoir un si bon mari. — « Ah ! c’est que je ne suis pas seule ! » répliqua-t-elle doucement, en montrant sa petite fille. Puis la conversation ayant repris sur la peinture, on parla d’un Ruysdaël, dont Arnoux espérait des sommes considérables. et Pellerin lui demanda s’il était vrai que le fameux Saül Mathias de Londres fût venu le mois passé lui en offrir vingt trois mille francs. — « Rien de plus vrai ! » – et se tour- -nant vers Frédéric : – « C’est même le monsi- -eur que je promenais l’autre jour à l’Alham- -bra – bien malgré moi, je vous assure, car ces Anglais ne sont pas drôles ! – » Frédéric, soupçonnant dans la lettre de Mlle Vatnas quelque histoire de femme, avait admiré l’aisance du sieur Arnoux à trouver un moyen honnête de déguerpir. Mais son nouveau mensonge, absolument inutile, lui fit écarquiller les yeux. Le marchand ajouta d’un air simple : — « Comment l’appelez-vous donc, ce grand jeune homme, votre ami ? » — « Deslauriers » – dit vivement Frédéric, et pour réparer les torts qu’ils se sentait à son endroit, il le vanta comme une intelligence supérieure. — « Ah ! vraiment ! mais il n’a pas l’air si brave garçon que l’autre, le commis du roulage ! »
|
124.
|
Frédéric maudit Dussardier. Elle allait croire qu’il frayait avec les gens du commun. Ensuite, il fut question des embellissements de la Capitale, des quartiers nouveaux et le bon- homme Oudry vint à citer parmi les grands spéculateurs Mr Dambreuse. Frédéric, saisissant l’occasion de se faire valoir dit qu’il le connaissait. – Mais Pellerin se lança dans une catilinaire contre les épiciers ; vendeurs de chandelles ou d’argent, il n’y voyait pas de diffé- -rence. Puis Rosenwald et Burieu devisèrent por- avec -celaines, Arnoux causait jardinage a Mme Oudry – Sombaz, loustic de la vieille école, s’amusait à blaguer son époux. Il l’appelait Odry comme l’acteur ; il déclara qu’il devait descendre d’Oudry, le peintre des chiens, car la bosse des animaux était visible sur son front. Il voulut même lui tâter le crâne ; l’autre s’en défendait à cause de sa perruque, et le dessert finit avec des éclats de rire. Quand on eut pris le café sous les tilleuls, en fumant, et fait plusieurs tours dans le jardin, on s’alla promener le long de la rivière. La compagnie s’arrêta devant un pêcheur qui nettoyait des anguilles dans une boutique à poisson. Mlle Marthe voulut les voir. Il vida sa boîte sur l’herbe, et la petite fille se jetait à genoux pour les rattraper, riait de plaisir, criait d’effroi. Toutes furent perdues. Arnoux les paya. Il eut ensuite l’idée de faire une promena- de en canot. Cependant, un côté de l’horizon commençait à pâlir, tandis que de l’autre une large couleur
|
125.
|
orange s’étalait dans le ciel et était plus empourprée au faîte des collines devenues complètement noires. Me Arnoux se tenait assise sur une grosse pierre, ayant cette lueur d’incendie derrière elle – Les autres personnes flânaient, çà et là ; Hussonnet, au bas de la berge, faisait des ricochets sur l’eau. Arnoux revint, suivi par une vieille cha- -loupe, où malgré les représentations les plus sages il empila ses convives. Elle sombrait ; Il fallut débarquer. Déjà les bougies brûlaient dans le salon, tout tendu de perse, avec des girandoles en cristal contre les murs. La mère Oudry s’endormit doucement dans un fauteuil et les autres écoutaient Mr Lefaucheux dissertant sur les gloires du barreau. Mme Arnoux était seule près de la croisée, Frédéric l’aborda. Ils causèrent de ce qu’on disait. Elle admirait les orateurs ; lui, il préférait la gloire des écri- -vains. Mais on devait sentir, reprit-elle, une plus forte jouissance à remuer les foules, direc- -tement, soi-même, à voir que l’on fait passer dans leur âme tous les sentiments de la sienne. Ces triomphes ne tentaient guère Frédéric qui n’avait point d’ambition. — « Ah ! pourquoi ? » – dit-elle. – « Il faut en avoir un peu ! » Ils étaient l’un près de l’autre, debout, dans l’embrasure de la croisée. La nuit, devant eux, s’étendait comme un immense voile sombre piqué d’argent ; et c’était la première fois qu’ils ne parlaient pas de choses insignifiantes. Il vint
|
126.
|
même à savoir ses antipathies et ses goûts ; certains parfums lui faisaient mal ; Les livres d’histoire l’intéressaient ; elle croyait aux songes. Il entama le chapitre des aventures senti- -mentales. Elle plaignait les désastres de la passion, Mais était révoltée par les turpitudes hypocrites ; et cette droiture d’esprit se rapportait si bien à la beauté régulière de son visage qu’elle semblait en dépendre. arrêtant sur lui Elle souriait quelquefois, en le fixant des ses ses yeux une minute. Alors il sentait ses regards pénétrer son âme, comme ces grands rayons de soleil qui descendent jusqu’au fond de l’eau. Il l’aimait sans arrière-pensée, sans espoir de retour, absolument ; – et dans ces muets transports, pareils à des élans de reconnaissance, il aurait voulu couvrir son front d’une pluie de baisers. Cependant un souffle intérieur l’enlevait comme se hors de lui ; c’était une envie de sacrifier, un besoin de dévouement immédiat et d’autant plus fort qu’il ne pouvait l’assouvir. Il ne partit pas avec les autres, Hussonnet non plus. Ils devaient s’en retourner dans la voiture, bas du et elle attendait au perron, quand Arnoux descendit dans le jardin cueillir des roses. Puis le bouquet étant lié avec un fil, comme les tiges dépassaient inégalement, il fouilla dans sa poche, pleine de papiers, en prit un au hazard, les enveloppa, puis consolida son œuvre par une forte épingle et il l’offrit à sa femme avec une certaine émotion. — « Tiens ! ma chérie, excuse-moi de t’avoir oubliée ! »
|
127.
|
Mais elle poussa un petit cri – L’épingle sottement mise l’avait blessée et elle remonta dans sa chambre. On l’attendit près d’un quart d’heure. Enfin elle reparut, enleva Marthe, se jeta dans la voiture. — « Et ton bouquet ? » dit Arnoux. — « Non ! non ! ce n’est pas la peine ! » Frédéric courait pour l’aller prendre. Elle lui cria : — « Je n’en veux pas ! » Mais il l’apporta bientôt, disant qu’il venait de le remettre dans l’enveloppe, car il avait trouvé les fleurs à terre. Elle les enfonça dans le tablier de cuir, contre le siège, et l’on partit. Frédéric assis près d’elle remarqua qu’elle tremblait horriblement. Puis quand on eut passé le pont, comme Arnoux tournait à gauche : — « Mais non ! tu te trompes ! par là, à droite ! » Elle semblait irritée ; tout la gênait. Enfin Marthe ayant fermé les yeux elle tira le bouquet doucement, et le lança par la portière puis saisit au bras Frédéric, en lui faisant signe avec l’autre main de n’en jamais par- -ler. Ensuite elle appliqua son mouchoir contre ses lèvres, et ne bougea plus. Les deux autres sur le siège causaient im- -primerie, abonnés – Mais Arnoux, qui conduisait sans attention, se perdit au milieu du bois de Boulogne. Alors on s’enfonça dans de petits
|
128.
|
chemins. Le cheval marchait au pas ; les branches des arbres frôlaient la capotte. Il n’apercevait de Mme Arnoux que ses deux yeux, dans l’ombre. Marthe s’était allongée sur elle, et Frédéric lui soutenait la tête. — « Elle vous fatigue ? » – dit sa mère. Il répondit : — « Non ! oh non ! » De lents tourbillons de poussière se levaient. On traversait Auteuil. Toutes les maisons étaient closes. Un réverbère çà et là éclairait l’angle d’un mur, puis on rentrait dans les ténèbres – Une fois il s’aperçut qu’elle pleu- -rait. Était-ce un remords ? un désir ? quoi donc ? Ce chagrin qu’il ne savait pas l’intéressait, comme une chose personnelle – car mainte- -nant il y avait entre eux un lien nouveau, une espèce de complicité, et il lui dit de la voix la plus caressante qu’il put : — « Vous souffrez ? — « Oui, un peu, » reprit-elle. La voiture roulait, – et les chèvrefeuilles et les seringas débordant les clôtures des jardins envoyaient dans la nuit des bouffées d’odeurs amollissantes. Les plis nombreux de sa robe couvraient ses pieds. Il lui semblait communi- -quer avec toute sa personne par ce corps d’en- -fant étendu entre eux. Son cœur se fondait. Il se pencha vers la petite fille et écartant ses jolis cheveux bruns, la baisa au front doucement.
|
129.
|
— « Vous êtes bon, » – dit alors Me Arnoux. — « Pourquoi ? » — « Parce que vous aimez les enfants ! » — « Pas tous ! » Il n’ajouta rien – Mais il étendit la main gauche de son côté – et la laissa toute grande ouverte, s’imaginant qu’elle allait faire comme lui peut-être, et qu’il rencontrerait la sienne. Puis il eut honte et la retira – On arriva bientôt sur le pavé. La voiture allait plus vite, les becs de gaz se multiplièrent, c’était Paris. Hussonnet devant le garde- -meubles sauta du siège. Frédéric attendit pour descendre que l’on fût arrivé dans la cour, puis il s’embusqua au coin de la rue de Choiseul et aperçut Arnoux qui remontait lestement vers les boulevards. Dès le lendemain il se mit à travailler de toutes ses forces. Il se voyait dans une cour-d’assises, par un soir d’hiver, à la fin des plaidoiries, quand les jurés sont pâles et que la foule haletante fait craquer les cloisons du prétoire, parlant depuis quatre heures déjà, résumant toutes ses preuves, en découvrant de nouvelles, et sentant à chaque phrase, à chaque mot, à chaque geste le couperet de la guillotine suspendu sur le malheureux derrière lui, se relever ; Puis, à la tribune de la chambre, orateur qui porte sur ses lèvres le salut de tout un peuple, noyant ses adversaires sous ses prosopopées, les écrasant d’une riposte, avec des foudres et des intonations musicales dans la voix, ironique, pathétique, emporté, sublime ; et elle serait là quelque part, au milieu des autres, cachant sous son voile ses pleurs d’enthousiasme. Ils se retrouveraient ensuite
|
130.
|
et les découragements, les calomnies et les injures ne l’atteindraient pas si elle disait : « ah ! cela est beau » en lui passant sur le front ses mains légères. Ces images fulguraient comme des phares à l’horizon de sa vie. Son esprit excité devint plus leste et plus fort. Jusqu’au mois d’août il s’enferma et fut reçu à son dernier examen. Deslauriers, qui avait eu tant de mal à lui seriner encore une fois en le deuxième à la fin de décembre et le troisième en février, s’étonnait de son ardeur. Alors les vieux espoirs revinrent. Dans dix ans, il fallait que Frédéric fût député, dans quinze, ministre, pourquoi pas ? Avec son patrimoine qu’il allait toucher bientôt, il pouvait d’abord fonder un journal. Ce serait le début, ensuite on verrait. Quant à lui, il ambi- -tionnait toujours une chaire à l’École de Droit ; et il soutint sa thèse pour le Doctorat d’une façon si remarquable qu’elle lui valut les compliments des professeurs. Frédéric passa la sienne trois jours après. Avant de partir en vacances, il eut l’idée d’un pique-nique pour clore les réunions du samedi. Il s’y montra gai. Mme Arnoux était maintenant près de sa mère, à Chartres. Mais il la retrouverait bientôt et finirait par être son amant. Deslauriers, admis le jour même à la parlotte d’Orsay, avait fait un discours fort applaudi –quoiqu’il fût sobre, il se grisa et dit au dessert à Dussardier. — « Tu es honnête, toi – quand je serai riche, je t’insti- -tuerai mon régisseur. » Tous étaient heureux : Cisy ne finirait pas son droit. Martinon allait continuer son stage en province, où il serait nommé substitut. Pellerin se disposait à un grand tableau figurant Le Génie de la Révolution. Hussonnet, la semaine prochaine, devait lire au directeur des Délassements le plan d’une pièce et ne doutait pas du succès. « Car la charpente du drame on me l’accorde ! les passions, j’ai assez roulé ma bosse pour m’y connaître, & quant aux traits d’esprit, c’est mon métier. » et il fit un saut, retomba sur les deux mains, et marcha quelque temps autour de la table, les jambes en l’air.
|
131.
|
Cette gaminerie ne dérida pas Sénécal. Il venait d’être chassé de sa pension, pour avoir battu un fils d’aristocrate ; et Sa misère augmen- -tant, il s’en prenait à l’ordre social, maudis- -sait les riches, et il s’épancha dans le sein de Regimbart, lequel était de plus en plus désillu- -sionné, attristé, dégouté. Le Citoyen se tournait maintenant vers les questions budgétaires, et accusait la Camarilla de perdre des millions en Algérie. Comme il ne pouvait dormir sans avoir sta- -tionné à l’estaminet Alexandre, il disparut dès onze heures. Les autres se retirèrent plus tard, et Frédéric en faisant ses adieux à Hus- -sonnet apprit que Mme Arnoux avait dû revenir la veille. Il alla donc aux Messageries changer sa place pour le lendemain, et vers six heures du soir se présenta chez elle. concierge portier Son retour, lui dit le concierge, était différé d’une semaine. Frédéric dîna seul, puis flâna sur les boulevards. Des nuages roses, en forme d’écharpe, s’allon- -geaient au-delà des toits ; on commençait à relever les tentes des boutiques ; des tombereaux d’arrosage versaient une pluie sur la poussière ; et une fraîcheur inattendue se mêlait aux émanations des cafés, laissant voir par leurs portes ouvertes, entre des argenteries et des dorures, des fleurs en gerbes qui se miraient dans les hautes glaces. La foule marchait lentement. Il y avait des groupes d’hommes, causant au milieu du trottoir ; et des femmes passaient avec une mollesse
|
132.
|
dans les yeux et ce teint de camélia que donne aux chairs féminines la lassitude des grandes chaleurs. Quelque chose d’énorme s’épanchait, enveloppait les maisons. Jamais Paris ne lui avait semblé si beau. Il n’apercevait dans l’avenir qu’une interminable série d’années toutes pleines d’amour. Il s’arrêta devant le théâtre de la Porte St Martin à regarder l’affiche et, par désœuvrement, prit un billet. On jouait une vieille férie. Les spectateurs étaient rares ; et dans les lucarnes du paradis le jour se découpait en petits carrés bleus, tandis que les quinquets de la rampe formaient une seule ligne de lumières jaunes. La scène représentait un marché d’esclaves à Pékin, avec clochettes, tamtams, sultanes, bonnets pointus et calembourgs. Puis la toile baissée, il erra dans le foyer, solitairement ; et admira sur le boulevard, au bas du perron, un grand landau vert, attelé de deux chevaux blancs, tenus par un cocher en culotte courte. Il regagnait sa place, quand au balcon, dans la première loge d’avant-cène [scène], entrèrent une Dame et un Monsieur. Le mari avait un visage pâle, bordé d’un filet de barbe grise, la rosette d’officier, et cet as- -pect glacial qu’on attribue aux diplomates. Sa femme, de vingt ans plus jeune pour le moins, ni grande ni petite, ni laide ni jolie, portait ses cheveux blonds, tirebouchonnés à l’anglaise, une robe à corsage plat et un large éventail de dentelle noire. Pour que des gens d’un pareil monde fussent venus au spectacle
|
133.
|
dans cette saison, il fallait supposer le hasard ou l’ennui de passer leur soirée en tête-à-tête. La Dame mordillonnait son éventail et le monsieur baillait. Frédéric ne pouvait se rappeler où il avait vu cette figure. À l’entr’acte suivant, comme il traversait   sur un couloir, il les rencontra tous les deux ; et le vague salut qu’il fit, Mr Dambreuse le reconnaissant l’aborda, et s’excusa tout de suite de négligences impardonnables. C’était une allusion aux cartes de visite, nombreuses, en- -voyées d’après les conseils du clerc. Toutefois, il confondait les époques, croyant que Frédéric était à sa seconde année de droit. Puis il l’envia de partir à la campagne. Il aurait eu besoin de se reposer ; mais les affaires le retenaient à Paris. Mme Dambreuse, appuyée sur son bras, inclinait la tête, légèrement, et l’aménité spirituelle de son visage contrastait avec son expression chagrine de tout à l’heure. — « On y trouve pourtant de belles distrac- tions ! » – dit-elle aux derniers mots de son mari. — « Comme ce spectacle est bête, n’est-ce pas, Monsieur ? » Et tous trois restèrent debout, à causer thé- -âtres et pièces nouvelles. Frédéric, habitué aux grimaces des bour- -geoises provinciales, n’avait vu chez aucune femme une pareille aisance de manières, cette simplicité, qui est un rafinement, et où les naïfs aperçoivent l’expression d’une sympa- thie instantanée.
|
134.
|
On comptait sur lui, dès son retour ; et Mr Dambreuse le chargea de ses souvenirs pour le père Roque. Frédéric ne manqua pas, en rentrant, de conter cet accueil à Deslauriers. — « Fameux ! » – reprit le clerc – « et ne te laisse pas entortiller par ta maman. Reviens tout de suite. » Le lendemain de son arrivée, après leur déjeuner, Mme Moreau emmena son fils dans le jardin. Elle se dit heureuse de lui voir un état – car ils n’étaient pas aussi riches que l’on croy- -ait. – La terre rapportait peu. Les fermiers payaient mal. Elle avait même été contrain- -te de vendre sa voiture. – Enfin elle lui expo- -sa leur situation. Dans les premiers embarras de son veu- -vage, un homme astucieux, Mr Roque lui avait fait des prêts d’argent renouvelés, prolongés malgré elle. Puis il était venu les réclamer tout à coup ; et elle avait passé par ses conditions, en lui cédant à un prix dé- risoire la ferme de Presles. Dix ans plus tard son capital disparaissait dans la faillite d’un banquier à Melun. – Alors, par horreur des hypothèques et pour conserver des apparences utiles à l’avenir de son fils, comme le père Roque se présentait de nouveau, elle l’avait écouté encore une fois. Mais elle était quitte maintenant. Bref il leur restait environ
|
135.
|
dix mille francs de rente, dont deux mille trois cents à lui, tout son patrimoine ! — « Ce n’est pas possible ! » s’écria Frédéric. Elle eut un mouvement de tête signifiant que cela était très possible. – Mais son oncle lui laisserait quelque chose ? Rien n’était moins sûr ! Et ils firent un tour de jardin, sans parler. Enfin elle l’attira contre son cœur, et d’une voix que les larmes étouffaient : — « Ah ! mon pauvre garçon ! Il m’a fallu abandonner bien des rêves ! » Il s’assit alors sur le banc, à l’ombre du grand accacia. Ce qu’elle lui conseillait, c’était de se met- -tre clerc chez Mr Prouharam, avoué, lequel lui céderait son étude. S’il la faisait bien va- -loir, il pourrait la revendre, et trouver un bon parti. Frédéric n’entendait plus. Il regardait, machinalement, par-dessus la haie, dans l’autre jardin, en face. Une petite fille, d’environ douze ans, et qui avait les cheveux rouges, se trouvait là, toute seule. Elle s’était fait des boucles d’oreilles avec des baies de sorbier. Son corset de toile grise laissait à découvert ses épaules, un peu dorées par le Soleil ; des tâches de confitures maculaient son jupon blanc, et il y avait comme une grâce de jeune bête sauvage dans toute sa per- -sonne à la fois nerveuse et fluette. La présence d’un inconnu l’étonnait, sans doute, – car elle
|
136.
|
s’était brusquement arrêtée, avec son arrosoir à la main, – en dardant sur lui ses prunelles, d’un vert-bleu limpide. — « C’est la fille de Mr Roque » – dit Mme Moreau. — « Il vient d’épouser sa servante et de légitimer son enfant. »
__________________
|
|