Gustave Flaubert —
L'Éducation sentimentale [1869]
Transcription du
manuscrit des copistes
Première partie –
Chapitre 4
IV.
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Un matin du mois de décembre, en se rendant au cours de Procédure, il crut remarquer, dans la rue St Jacques plus d’animation qu’à l’ordinaire. Les étudiants sortaient précipitamment des cafés, ou par les fenêtres ouvertes, ils s’appelaient d’une maison à l’autre ; les boutiquiers au milieu du trottoir, regardaient d’un air inquiet ; les auvents se fermaient, et quand il arriva dans la rue Soufflot, il aperçut un grand rassemblement au- -tour du Panthéon. Des jeunes gens, par bandes inégales de cinq à douze, se promenaient en se donnant le bras et abordaient les groupes plus considérables qui sta- tionnaient çà et là ; au fond de la place, contre les grilles, des hommes en blouse péroraient, tandis que le tricorne sur l’oreille et les mains derrière dans le dos des sergents de ville erraient le long des murs, en faisant sonner les dalles sous leurs fortes bottes ; tous avaient un air mystérieux, ébahi ; On attendait quelque chose évidemment, chacun retenait au bord des lèvres une interro- gation. auprès d’un auprès d’un Auprès de Frédéric, se trouvait un jeune homme blond, à figure avenante et portant
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moustache et barbiche comme un raffiné du temps de Louis XIII. Il lui demanda la cause du désordre. reprit l’autre l’autre « Ma foi – « Je n’en sais rien, reprit-il, ni eux, non plus ! C’est leur mode à présent ! Quelle bonne farce. » & il éclata de rire. Et il éclata de rire. En effet, les pétitions pour la Réforme que l’on faisait signer dans la garde-nationale, le jointes au recensement Human, d’autres événements encore, amenaient depuis six mois, dans Paris, d’inexplicables attroupements, et même ils se renouvelaient si souvent que les journaux n’en parlaient plus. — « Cela manque de galbe et de couleur – continua le voisin de Frédéric, – « je cuyde Messire, que nous avons dégénéré. À la bonne époque de Louis onzième, voire de Benjamin Constant, il y avait plus de mutinerie parmi les escholiers. Je les trouve pacifiques comme moutons, bêtes comme cornichons, et idoines à estre épiciers, Pasque-Dieu ! – Et voilà ce qu’on appelle la jeunesse des Écoles ! – » Il écarta les bras, largement, comme Fré- -déric Lemaître dans Robert Macaire. — « Jeunesse des écoles ! Je te bénis ! » Ensuite, apostrophant un chiffonnier qui remuait des écailles d’huîtres contre la borne d’un marchand de vins : — « En fais-tu partie, toi, de la Jeunesse des Écoles ? » Le vieillard releva une face hideuse où l’on distinguait au milieu d’une barbe grise, un
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nez rouge, et deux yeux avinés stupides : — « Non ! tu me parais plutôt un homme de ces hommes à figure patibulaire que l’on voit dans divers groupes semant l’or à pleines mains. Oh ! sème, mon patriarche, sème ! corromps-moi avec les trésors d’Albion ! Are-you English ? – Je ne repousse pas les présents d’Artaxercès ! Causons un peu de l’union douanière !! Frédéric sentit quelqu’un le toucher à l’épaule ; il se retourna. C’était Martinon prodigieusement pâle. — « Eh bien ! » – fit-il en poussant un gros soupir, – « encore une émeute ! » – Il avait peur d’être compromis, se lamentait. Les hommes en blouse, surtout, l’inquiétaient, comme appartenant à des sociétés secrètes. — « Est-ce qu’il y a des sociétés secrètes ? » – dit le jeune homme à moustaches. – « C’est une vieille blague du gouvernement, pour épouvanter les bourgeois ! » Martinon l’engagea à parler plus bas, dans la crainte de la police. — « Vous croyez encore à la police, vous ? Au fait, que savez-vous, monsieur, si je ne suis point moi-même un mouchard ? » Et il le regarda d’une telle manière que Martinon, fort ému, ne comprit point, d’abord, la plaisanterie. La foule les poussait, et ils avaient été forcés, tous les trois, de se mettre sur le petit escalier conduisant, par un couloir, dans le nouvel amphithéâtre. Mais bientôt la multitude se fendit d’elle-même ; plusieurs têtes se découvrirent,
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on saluait l’illustre professeur Samuel Rondelot de qui, enveloppé dans sa grosse redingotte, levant en l’air ses lunettes d’argent et soufflant de son asthme, s’avançait à pas tranquilles, pour faire son cours. Cet homme était une des gloires judiciaires du XIXe Siècle, le rival des 2 1 Zachariæ, des Ruhdorff. Sa dignité nouvelle de Pair de France n’avait modifié en rien ses allures. – On le savait pauvre, et un grand respect l’entourait. Cependant du fond de la place quelques- -uns crièrent : — « À bas, Guizot ! » — « À bas, Pritchard ! » — « À bas, les vendus ! » — « À bas, Louis-Philippe ! » La foule oscilla, et se pressant contre la porte de la cour qui était fermée, elle empê- chait le professeur d’aller plus loin. Il s’arrêta devant l’escalier – on l’aperçut bientôt sur la dernière des trois marches. Il parla ; un bour- donnement couvrit sa voix. Bien qu’on l’aimât tout-à l’heure, on le haïssait maintenant, car il représentait l’Autorité. Chaque fois qu’il essayait de se faire en- -tendre, les cris recommençaient. Enfin il fit un grand geste pour engager les étudiants à le suivre. Une vocifération universelle lui répondit. Il haussa les épaules dédai- gneusement et s’enfonça dans le couloir. Martinon avait profité de sa place, pour disparaître en même temps. — « Quel lâche ! » – dit Frédéric.
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— « Il est prudent ! » reprit l’autre. La foule éclata en applaudissements. Cette retraite du professeur devenait une vic- toire pour elle. À toutes les fenêtres, des curieux entonnèrent regardaient. Quelques-uns entonnaient la Marseillaise – D’autres proposaient d’aller chez Béranger. — « Chez Laffite ! » — « Chez Chateaubriand ! — « Chez Voltaire ! » – hurla le jeune homme à moustaches blondes. Les sergents de ville tâchaient de circuler, en disant le plus doucement qu’ils pouvaient : — « Partez, messieurs, partez, retirez-vous ! » Quelqu’un cria : — « À bas les assommeurs ! » C’était une injure usuelle depuis les troubles du mois de Septembre. Tous la répétè- rent. On huait, on sifflait les gardiens de l’ordre public ; – ils commençaient à pâlir ; un d’eux n’y résista plus et avisant un petit jeune homme qui s’approchait de trop près, en lui riant au nez, il le repoussa si rudement qu’il le fit tomber cinq pas plus loin, sur le dos, devant la boutique du marchand de vins. Tous s’écartèrent, mais presqu’aussitôt il roula lui-même, ter- rassé par une sorte d’Hercule dont la chevelure telle qu’un paquet d’étoupes, débordait sous une casquette en toile cirée. Arrêté depuis quelques minutes au coin de la rue St Jacques, il avait lâché bien vite un large carton qu’il portait
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pour bondir vers le sergent de ville, et le tenant renversé sous lui, il labourait sa face à grands coups de poing. Les autres sergents accoururent. Le terrible garçon était si fort qu’il en fallut quatre, au moins, pour le dompter. Deux le secouaient par le collet, deux autres le tiraient par les bras, un cinquième lui donnait, avec le genou, des bourrades dans les reins, et tous l’appelaient brigand, assassin, émeutier. La poitrine nue et les vêtements en lambeaux, il protestait de son innocence. Il n’avait pu, de sang-froid, voir battre un enfant : — « Je m’appelle Dussardier ! – chez Messieurs Valinçart frères, dentelles et nouveautés, rue de Cléry. – Où est mon carton ? – Je veux mon carton ! » – Il répétait : — « Dus- sardier ! – rue de Cléry. – mon carton ! – » Il s’apaisa pourtant, et d’un air stoïque se laissa conduire vers le poste de la rue Descartes. Un flot de monde énorme le suivit. Frédé- -ric et le jeune homme à moustaches mar- chaient immédiatement par derrière, pleins d’admiration pour le commis et révoltés contre la violence du Pouvoir. À mesure que l’on avançait, la foule devenait moins grosse. Les sergents de ville, de temps à autre, se retournaient d’un air féroce ; et les tapageurs n’ayant plus rien à faire, les curieux rien à voir, tous s’en allaient peu à peu ; [illis.] Des passants, que l’on croisait, considéraient Dus- sardier et se livraient tout haut à des
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commentaires outrageants. Une vieille femme, sur sa porte, s’écria même qu’il avait volé un pain ; Cette injustice augmenta l’irritation des deux amis. Enfin on arriva devant le corps de garde. Il ne restait qu’une vingtaine de personnes. La vue des soldats suffit pour les disperser, – mais Frédéric et son camarade réclamèrent hardiment celui qu’on venait de mettre en prison. Le factionnaire les menaça, s’ils insistaient, de les y fourrer eux-mêmes. Ils demandèrent le chef du poste, et déclinè- rent leur nom avec leur qualité d’élève en droit, affirmant que le prisonnier était leur condis- ciple. Enfin, on les fit entrer dans une pièce toute nue, où quatre bancs s’allongeaient contre les murs de plâtre, enfumés. Au fond, un gui- chet s’ouvrit. Alors parut le robuste visage de Dussardier, qui dans le désordre de sa chevelure avec ses petits yeux francs et son nez carré du bout, rappelait confusément la physionomie d’un bon chien. — « Tu ne nous reconnais pas ? » dit Hussonnet. C’était le nom du jeune homme à moustaches. — « Mais… mais… » balbutia Dussardier. — « Ne fais donc plus l’imbécille » – re- prit l’autre – « on sait que tu es, comme nous, élève en droit ! » Malgré leurs clignements de paupières, Dussardier ne devinait rien. Il parut se recueillir, puis tout-à-coup : — « A-t-on trouvé mon carton ? »
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Frédéric leva les yeux, découragé. Hussonnet Répliqua : — « Ah ! ton carton, où tu mets tes notes de cours ? – Oui, oui ! rassure-toi ! » Ils redoublaient leur pantomime. Dussardier comprit enfin qu’ils venaient pour le servir, et il se tut, craignant de les compromettre. D’ail- leurs il éprouvait une sorte de honte en se voyant haussé au rang social d’étudiant et le pareil de ces jeunes hommes qui avaient des mains si blanches. — « Veux-tu faire dire quelque chose à quelqu’un ? » – dit Frédéric. — « Non, merci. – à personne ! » — « Mais ta famille ? » Il baissa la tête sans répondre. Le pauvre garçon était bâtard. Les deux amis restaient éton- nés de son silence. — « As-tu de quoi fumer ? » reprit Frédéric. Il se palpa, puis retira, du fond de sa poche, les débris d’une pipe – une belle pipe, en écume de mer, avec un tuyau en bois noir, un couver- -cle d’argent et un bout d’ambre. Depuis trois ans il travaillait à en faire eu un chef-d’œuvre. Il avait soin d’en tenir le four- neau constamment serré dans une gaine de chamois, de la fumer toujours le plus lentement possible, sans jamais la poser sur du marbre, et chaque soir de la suspendre toute droite au chevet de son lit. À présent il secouait les morceaux dans sa main dont les ongles saignaient – et le menton sur la poitrine, les prunelles fixes, béant, il contemplait ces
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ruines de sa joie avec un regard d’une ineffable tristesse. — « Si nous lui donnions des cigares, hein ? » – dit tout bas Hussonnet, en faisant le geste d’en atteindre. Frédéric avait déjà posé au bord du guichet un porte-cigares, rempli. — « Prends donc ! – Adieu – bon courage ! » Dussardier se jeta sur les deux mains qui s’avançaient. Il les serrait frénétiquement, la voix entrecoupée par des sanglots. — « Comment !.. à moi ?.. à moi ? » Les deux amis se dérobèrent à sa recon- naissance. Puis ils allèrent déjeuner ensemble au café Tabourey, devant le Luxembourg ; Et là, tout en séparant le beafstek, Hussonnet apprit à son compagnon qu’il travaillait dans des journaux de modes et fabriquait des récla- mes pour l’Art industriel. — « Chez Jacques Arnoux ? » – dit Frédéric. — « Vous le connaissez ? » — « Oui ! – non ! C’est-à-dire je l’ai vu. Je l’ai rencontré. » Il demanda négligemment à Hussonnet s’il voyait quelquefois « sa femme ». — « De temps à autre. » – reprit le bohème. Frédéric n’osa poursuivre ses questions. Cet homme venait de prendre une place dé- mesurée dans sa vie ; et il paya la note du déjeuner, sans qu’il y eût de la part de l’autre aucune protestation. La sympathie était mutuelle ; ils échan- gèrent leurs adresses. Puis Hussonnet l’in- vita cordialement à l’accompagner jusqu’à la rue de Fleurus.
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Ils étaient au milieu du jardin quand l’employé d’Arnoux retenant son haleine, contourna son visage dans une grimace abominable et se mit à faire le coq. Alors tous les coqs qu’il y avait aux environs lui répondirent par des cocoricos prolongés. — « C’est un signal ! » dit Hussonnet. Ils s’arrêtèrent près du théâtre Bobino, devant une maison, où l’on pénétrait par une allée. Dans la lucarne d’un grenier, entre des capucines et des pois de senteur, une jeune fem- -me se montra, nu-tête, en corset, et appuyant ses deux bras contre le bord de la gouttière. — « Bonjour, mon ange, bonjour, Bibiche ! » – fit Hussonnet, en lui envoyant des baisers ; puis il ouvrit la barrière d’un coup de pied, et dispa- rut. Frédéric l’attendit toute la semaine. Il n’osait aller chez lui, pour n’avoir point l’air impatient de se faire rendre à déjeuner – mais il le chercha par tout le quartier Latin. Il le rencontra un soir et l’emmena dans sa chambre sur le quai Napoléon. La causerie fut longue ; ils s’épanchèrent. Hussonnet ambitionnait la gloire et les profits du théâtre. Il collaborait à des vaudevilles non reçus, avait « des masses de plans » tour- nait le couplet ; – il en chanta même quelques- uns. Puis remarquant dans l’étagère un volume de Hugo et un autre de Lamartine, il se répandit en sarcasmes sur l’école romantique. Ces poètes-là n’avaient ni bon sens ni correction, et n’étaient pas Français,
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et surtout. Il se vantait de savoir sa langue éplu- chait les phrases les plus belles avec cette sévérité hargneuse, ce goût académique qui distingue les personnes d’humeur folâtre quand elles abordent l’art sérieux. Frédéric fut blessé dans ses prédilections. Il avait envie de rompre ; mais pourquoi ne pas ha- sarder tout de suite, le mot d’où son bonheur dépendait ? – Alors il demanda au garçon-de- lettres s’il pouvait le présenter chez Arnoux. La chose était facile, et ils convinrent du jour suivant. Hussonnet manqua le rendez-vous. Il en manqua trois autres – Un samedi, vers quatre heures, il apparut. Mais profitant de la voiture, il s’arrêta d’abord, au Théâtre-Français, pour avoir un coupon de loge – Il se fit descendre chez un tail- leur, chez une couturière ; il écrivait ses billets chez les concierges. Enfin ils arrivèrent Boule- vard Montmartre. Frédéric traversa la boutique, monta l’escalier. Arnoux le reconnut dans la glace placée devant son bureau ; et, tout en continuant à écrire il lui tendit la main par- dessus l’épaule. Cinq à six personnes, debout, emplissaient l’appartement étroit, qu’éclairait une seule fenêtre donnant sur la cour ; un canapé en damas de laine brune occupait au fond l’in- térieur d’une alcôve, entre deux portières d’étoffe semblable. Sur la cheminée, couverte de paperasses, il y avait une Vénus en bronze ; et deux candélabres garnis de bougies
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roses, la flanquaient parallèlement. À droite, près d’un cartonnier, un homme dans un fauteuil, lisait le journal, en gardant son chapeau sur sa tête ; et les murailles disparaissaient sous des estampes et des tableaux, gravures précieuses ou esquisses de maîtres contemporains ornées de dédicaces qui témoignaient pour Jacques Arnoux de l’affection la plus sincère. — « Cela va toujours bien ? » – fit-il, en se tournant vers Frédéric. – Et sans attendre sa réponse, il demanda bas à Hussonnet : « Com- ment l’appelez-vous, votre ami ? » – Puis tout haut : — « Prenez donc un cigare, sur le carton- nier, dans la boîte ! » L’Art-industriel, posé au point central de Paris, était un lieu de rendez-vous commode, un terrain neutre où les rivalités se coudoyaient familièrement. On y voyait, ce jour-là, Anténor Braive le portraitiste des rois, Jules Burrieu qui commençait à populariser par ses dessins les guerres d’Algérie, le caricaturiste Sombaz, le sculpteur Vourdat, d’autres encore, et aucun ne répondait aux préjugés de l’étudiant. Leurs manières étaient simples, leurs propos libres. Le mystique Lovarias débita un conte obscène et l’inventeur du paysage oriental, le fameux Dittmer, portait une camisole de tricot sous son gilet et prit l’omnibus pour s’en retour- ner. Il fut d’abord question d’une nommée Apol- lonie, un ancien modèle, que Burieu prétendait avoir reconnu sur le boulevard, dans une dau- mont.
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Hussonnet expliqua cette métamorphose par la série de ses entreteneurs. — « Comme ce gaillard-là connaît les filles de Paris ! » – dit Arnoux. — « Après vous, s’il en reste, sire ! » – répliqua le bohème, avec un salut militaire, pour imiter le grenadier offrant sa gourde à Napoléon. Puis on discuta quelques toiles, où la tête d’Apollonie avait servi. Les confrères absents furent critiqués. On s’étonnait du prix de leurs œuvres, et tous se plaignaient de ne point gagner suffisamment lorsqu’entra un homme de taille moyenne, l’habit fermé par un seul bouton, les yeux vifs, l’air un peu fou. — « Quel tas de bourgeois vous êtes ! » – dit-il. – « Qu’est-ce que cela fait, miséricorde ! Les vieux qui confectionnaient des chefs-d’œuvre ne s’in- quiétaient pas du million. Corrège, Murillo… » — « Ajoutez Pellerin » – dit Sombaz. Mais sans relever l’épigramme, il conti- nua de discourir, avec tant de véhémence, qu’Ar- noux fut contraint de lui répéter deux fois : — « Ma femme a besoin de vous, jeudi. N’oubliez pas ! » Cette parole ramena la pensée de Frédéric sur Mme Arnoux. Sans doute on pénétrait chez elle par le cabinet près du divan ? Arnoux, pour prendre un mouchoir venait de l’ouvrir. Frédéric avait même aperçu, dans le fond, un lavabo – mais une sorte de grommellement sortit du coin de la cheminée. C’était le per- sonnage qui lisait son journal dans le fau- teuil. Il avait cinq pieds neuf pouces, les paupières un peu tombantes, la chevelure grise,
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l’air majestueux et s’appelait Regimbart. — « Qu’est-ce donc, Citoyen ? » – dit Arnoux. — « Encore une nouvelle canaillerie du Gou- vernement ! » Il s’agissait de la destitution d’un maître d’école – Pellerin reprit son parallèle entre Michel-Ange et Shakespeare. Dittmer s’en allait. Arnoux le rattrapa pour lui mettre dans la main deux billets de banque. Alors Hussonnet croyant le moment favorable : — « Vous ne pourriez pas m’avancer, mon cher patron… » Mais Arnoux s’était rassis – et gourmandait un vieillard d’aspect sordide, en lunettes bleues. — « Ah ! vous êtes joli, père Isaac ! Voilà trois œuvres décriées, perdues ! Tout le monde se fiche de moi ! On les connaît, maintenant ! Que voulez- vous que j’en fasse ? Il faudra que je les envoie en Californie ! au diable ! taisez-vous ! » La spécialité de ce bonhomme consistait à mettre au bas des tableaux des signatures de maîtres anciens. Arnoux refusait de le payer ; il le congédia brutalement. Puis changeant de manières, il salua un monsieur décoré, gourmé, avec favoris et cravate blanche. Le coude sur l’espagnolette de la fenêtre, il lui parla pendant longtemps, d’un air mielleux. Enfin il éclata : — « Eh ! je ne suis pas embarrassé d’avoir des courtiers, Mr le comte ! » Le gentilhomme s’étant résigné, Arnoux lui solda vingt-cinq louis, et dès qu’il fut dehors : — « Sont-ils assommants, ces grands seigneurs ! »
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— « Tous des misérables ! » – murmura Regimbart À mesure que l’heure avançait, les occupations d’Arnoux redoublaient ; il classait des articles, déca- chetait des lettres, alignait des comptes, au bruit du marteau dans le magasin sortait pour surveiller les emballages, puis reprenait sa besogne ; et tout en faisant courir sa plume de fer sur le papier, il ripostait aux plaisanteries. Il devait dîner le soir chez son avocat, et partait le lendemain pour la Belgique. Les autres causaient des choses du jour : le portrait de Cherubini, l’hémicycle des Beaux-Arts, l’Exposition prochaine. Pellerin déblatérait contre l’Institut. Les cancans, les discussions s’entre- croisaient. L’appartement, bas de plafond, était si rempli qu’on ne pouvait remuer, et la lumière des bougies roses passait dans la fumée des cigares comme des rayons de soleil dans la brume. Mais la porte, près du divan, s’ouvrit, et une grande femme mince entra, – avec des gestes brusques qui faisaient sonner sur sa robe en taffetas noir toutes les breloques de sa montre. C’était la femme entrevue l’été dernier au Palais-Royal. Quelques-uns, l’appelant par son nom, échangèrent avec elle des poignées de main. Hus- sonnet avait enfin arraché une cinquantaine de francs ; La pendule sonna sept heures ; tous se retirèrent. Arnoux dit à Pellerin de rester, et conduisit Mlle Vatnas dans le cabinet Malgré la porte entrebâillée, Frédéric n’en- tendait pas leurs paroles, – ils chuchotaient.
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Cependant la voix féminine s’éleva : — « Depuis six mois que l’affaire est faite, j’attends toujours ! » Il y eut un long silence, Mlle Vatnas reparut. Arnoux lui avait encore promis quelque chose. — « Oh ! oh ! plus tard, nous verrons ! » — « Adieu, homme heureux ! » – dit-elle, en s’en allant. Arnoux rentra vivement dans le cabinet, écrasa du cosmétique sur ses moustaches, haussa ses bretelles pour tendre ses sous-pieds ; et, tout en se lavant les mains : — « Il me faudrait deux dessus de porte, à 250 la pièce, genre Boucher. – Est-ce convenu ? » — « Soit » – dit l’artiste, devenu rouge. — « Bon ! et n’oubliez pas ma femme ! » Frédéric accompagna Pellerin jusqu’au haut du faubourg Poissonnière – et lui demanda la permis- sion de venir le voir, quelquefois, – faveur qui fut accordée, gracieusement. Pellerin lisait tous les ouvrages d’esthétique pour découvrir la véritable théorie du Beau, convaincu quand il l’aurait trouvée de faire des chefs-d’œuvre. Il s’entourait de tous les auxiliaires imaginables, dessins, plâtres, modèles, gravures ; et il cherchait, se rongeait ; il accusait le temps, ses nerfs, son atelier, sortait dans la rue pour rencontrer l’inspiration, tressaillait de l’avoir saisie, puis abandonnait son œuvre et en rêvait une autre qui devait être plus belle ! Ainsi tourmenté par des convoitises de gloire et perdant ses jours en discussions, croyant à mille niaiseries, aux sys- tèmes, aux critiques, à l’importance d’un rè-
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glement ou d’une réforme en matière d’art, il n’avait , à cinquante ans, encore produit que des ébauches. Son orgueil robuste l’empêchait de subir aucun découra- gement ; Mais il était toujours irrité, et dans cette exaltation à la fois factice et naturelle qui constitue les comédiens. On remarquait en entrant chez lui deux grands tableaux, où les premiers tons, posés çà et là, faisaient sur la toile encore blanche, des taches de brun, de rouge, et de bleu. Un réseau de lignes à la craie s’étendait par-dessus, comme les mailles vingt fois reprises, d’un filet ; Il était même impossible d’y rien com- prendre. Pellerin expliqua le sujet de ces deux compo- sitions, en indiquant avec le pouce les parties qui manquaient. L’une devait représenter la demeure [démence] de Nabuchodonosor, l’autre l’incendie de Rome par Néron. Frédéric les admira. Il admira des académies de femmes échevelées, des paysages où les troncs d’arbre tordus par la tempête foisonnaient, et surtout des caprices à la plume, souvenirs de Calot, de Rembrandt ou de Goya – dont il ne connaissait pas les modèles, mais Pellerin n’estimait plus ces travaux de sa jeunesse ; maintenant, il était pour le grand style. Il dogmatisa sur Phidias et Winckelman, éloquem- ment. D’ailleurs, les choses autour de lui renfor- çaient la puissance de sa parole : On voyait une tête de mort, sur un prie-Dieu, des yatagans, une robe de moine ; Frédéric l’endossa. Quand il arrivait de bonne heure, il le surprenait dans son mauvais lit de sangle, que cachait un lambeau de tapisserie ; car Pellerin se couchait tard, fréquentant les théâtres avec
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assiduité. Il était servi par une vieille femme en haillons, dînait à la gargote, et vivait sans maî- tresse. Ses connaissances ramassées pêle-mêle ren- daient ses paradoxes amusants. Sa haine contre le commun et le bourgeois débordait en sarcasmes d’un lyrisme superbe, et il avait pour les maîtres une telle religion qu’elle le montait presque jus- qu’à eux. Mais pourquoi ne parlait-il jamais de Mme Arnoux ? Quant à son mari, tantôt il l’appelait un bon garçon, d’autres fois un charla- -tan. Frédéric attendait ses confidences. Un jour, en feuilletant un de ses cartons, il trouva dans le portrait d’une bohémienne quelque chose de Mlle Vatnas – et comme cette personne l’in- -téressait il voulut savoir sa position. Elle avait été, croyait Pellerin, d’abord institu- -trice en province, maintenant elle donnait des leçons et tâchait d’écrire dans les petites feuilles. D’après ses manières avec Arnoux, on pouvait selon Frédéric, la supposer sa maîtresse. — « Ah ! bah ! il en a d’autres ! » Alors le jeune homme, en détournant son visage qui rougissait de honte sous l’infamie de sa pensée, ajouta d’un air crâne : — « Et sa femme le lui rend, sans doute ? » – — « Pas du tout ! elle est honnête ! » Frédéric eut un remords, et se montra plus assidu au journal. Les grandes lettres composant le nom d’Ar- noux sur la plaque de marbre, au haut de la bou- tique, lui semblaient toutes particulières et grosses de significations, comme une écriture sacrée. Le large trottoir, descendant, facilitait sa marche,
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la porte tournait presque d’elle-même et la poignée, lisse au toucher, avait la douceur et comme l’intel- ligence d’une main dans la sienne. Insensiblement, il devint aussi ponctuel que Regimbart Tous les jours Regimbart s’asseyait au coin du feu, dans son fauteuil, s’emparait du national, ne le quittait plus, et exprimait sa pensée par des exclamations ou de simples haussements d’épaules. De temps à autre, il s’essuyait le front avec son de poche mouchoir de poche, roulé en boudin, et qu’il portait entre deux boutons sur sa poitrine entre deux boutons de sa redingotte dans l’ouverture de sa redingotte verte. Il avait dans l’ouverture un pantalon à plis, des souliers-bottes, une cravate longue, et son chapeau à bords retroussés le faisait reconnaître, de loin, dans les foules. À huit heures du matin, il descendait des hauteurs de Montmartre, pour prendre le vin blanc dans la rue Notre-Dame-des-Victoires. Son déjeuner, que suivaient plusieurs parties de billard, le con- duisait jusqu’à trois heures. Il se dirigeait alors vers le passage des Panoramas, pour prendre l’ab- sinthe. Après la séance chez Arnoux, il entrait à l’estaminet-Bordelais, pour prendre le ver- muth ; puis, au lieu de rejoindre sa femme, souvent il préférait dîner seul, dans un petit café de la place Gaillon, où il voulait qu’on lui servît « des plats de ménage, des choses naturelles ! » Enfin il se transportait dans un autre billard, et y restait jusqu’à minuit, jusqu’à une heure du matin, jusqu’au moment où le gaz éteint et les volets fermés, le maître de l’établissement, exténué, le sup- pliait de sortir. boissons Et ce n’était pas l’amour des consommations qui attirait dans ces endroits le citoyen Regimbart !
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mais l’habitude ancienne d’y causer politique. Avec l’âge sa verve, était tombée ; et il n’avait plus qu’une morosité silencieuse. On aurait dit à voir le sérieux de son visage qu’il roulait le monde dans sa tête. Rien n’en sortait ; et personne, même de ses amis, ne lui connaissait d’occupations, bien qu’il se donnât pour tenir un cabinet d’affaires. Arnoux paraissait l’estimer infiniment. Il dit un jour à Frédéric : — « Celui-là en sait long, allez ! c’est un homme fort ! » pupitre Une autre fois, Regimbart étala, sur son bur- concernant reau, des papiers relatifs à des mines de Caolin en Bretagne. Arnoux s’en rapportait à son expérience. Frédéric se montra plus cérémonieux pour Regim- bart, jusqu’à lui offrir l’absinthe de temps à autre ; – et bien qu’il l’ennuyât, bien qu’il n’en put peux rien tirer, quoiqu’il le jugeât stupide, sou- vent il demeurait dans sa compagnie pendant une grande heure, uniquement parce qu’il était l’ami de Jacques Arnoux ! Après avoir poussé dans leurs débuts les maîtres contemporains, cet homme de progrès avait tâché, tout en conservant des allures artistiques, d’étendre ses profits pécuniaires. Ce qu’il voulait c’était l’émancipation des arts, le sublime à bon marché. Il vulgarisa quantité de perfectionnements. Toutes les industries du luxe parisien subirent son influence, qui fut bonne sur les petites choses, et funeste pour les grandes. Avec sa rage de flatter l’opinion, il détourna de leur voie les artistes habiles, corrompit les forts, épuisa les faibles et illustra les médiocres. Il en disposait
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par ses relations, et par sa Revue. Les rapins ambi- tionnaient de voir leurs œuvres à sa vitrine, et les tapissiers prenaient chez lui des modèles d’ameu- blement. Frédéric le considérait à la fois comme millionnaire, comme dilettante, comme homme d’action. Bien des choses pourtant l’étonnaient, car le sieur Arnoux était malicieux dans son commerce. Il recevait du fond de l’Allemagne ou de l’Italie une toile achetée à Paris quinze cents francs, et exhibant une facture qui la portait à quatre mille la revendait trois mille cinq cents, par complaisance. Un de ses tours ordinaires avec les peintres était d’exiger comme pot-de-vin une réduction de leur tableau, sous le prétexte d’en publier la gravure ; Il vendait toujours la réduction et jamais la gravure ne paraissait. À ceux qui se plaignaient d’être exploités, il répon- dait par une tape sur le ventre. Excellent d’ailleurs, il prodiguait les cigares, tutoyait les inconnus, s’enthousiasmait pour une œuvre ou pour un homme, et s’obstinant alors ne regardait à rien, multipliait les courses, les correspondances, les réclames. Il se croyait fort honnête et, dans son besoin d’expansion, racontait naïvement ses indéli- catesses. Une fois, pour vexer un confrère qui inaugu- rait un autre journal de peinture par un grand festin, il pria Frédéric d’écrire sous ses yeux, un peu avant l’heure du rendez-vous, des billets où l’on désinvitait les convives – « Cela n’attaque pas l’honneur, vous comprenez ? » Et le jeune homme n’osa lui refuser ce service.
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Le lendemain, en entrant avec Hussonnet dans son bureau, Frédéric vit par la porte (celle qui s’ouvrait sur l’escalier) le bas d’une robe dispa- raître. — « Mille excuses ! » – dit Hussonnet. – « Si j’avais cru qu’il y eût des femmes… » — « Oh ! pour celle-là c’est la mienne. » reprit Arnoux. – « Elle montait me faire une petite visite, en passant. » — « Comment ? » – dit Frédéric. — « Mais oui ! elle s’en retourne chez elle, à la maison. » Le charme des choses ambiantes se retira, tout-à-coup. Ce qu’il y sentait confusément épandu venait de s’évanouir – ou plutôt n’y avait jamais été. Il éprouvait une surprise infinie et comme la douleur d’une trahison. Arnoux en fouillant dans son tiroir, souriait. Se moquait-il de lui ? Le commis alors déposa sur la table une liasse de papiers humides. — « Ah ! les affiches ! » – s’écria le marchand. – « Je ne suis pas près de dîner, ce soir ! – » Regimbart prenait son chapeau. — « Comment, vous me quittez ? » — « Sept heures ! » – dit Regimbart. – Et Frédéric le suivit. Au coin de la rue Montmartre, il se retour- na ; il regarda les fenêtres du premier étage ; – et il rit intérieurement de pitié sur lui-même, en se rappelant avec quel amour il les avait si sou- vent contemplées ! Où donc vivait-elle ? Comment la rencontrer, maintenant ? La solitude se r’ou- vrait autour de son désir, plus immense que jamais !
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— « Venez-vous la prendre ? » – dit Regimbart. — « Prendre qui ? » — « L’absinthe ! » Et cédant à ses obsessions, Frédéric se laissa conduire à l’estaminet-Bordelais. Tandis que son compagnon posé sur le coude, considérait la carafe, il jetait les yeux de droite et de gauche. Mais il aperçut le profil de Pellerin sur le trottoir. Il cogna vivement contre le carreau et le peintre n’était pas assis que Regimbart lui demanda pourquoi on ne le voyait plus à l’Art industriel. — « Que je crève, si j’y retourne ! C’est une brute, un bourgeois, un misérable, un drôle ! » Ces injures flattaient la colère de Frédéric. Il en était blessé cependant – car il lui semblait qu’elles atteignaient, un peu, Mme Arnoux. — « Qu’est-ce donc qu’il vous a fait ? » – dit Regimbart. Pellerin battit le sol avec son pied, et souffla fortement au lieu de répondre. Il se livrait à des travaux clandestins, tels que portraits aux deux crayons ou pastiches de grands maîtres pour les amateurs peu éclairés ; Et comme ces travaux l’humiliaient, il préférait se taire, généralement. Mais « la crasse d’Arnoux » l’exaspérait trop. Il se soulagea. D’après une commande dont Frédéric était le témoin, il lui avait apporté deux tableaux. Le marchand, alors, s’était permis des critiques ! Il avait blâmé la composition, la couleur et le des- sin – le dessin surtout, bref, à aucun prix n’en avait voulu. Mais forcé par l’échéance d’un
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billet, Pellerin les avait cédés au Juif Isaac ; Et quinze jours plus tard, Arnoux, lui-même, les ven- dait à un Espagnol, pour deux mille francs – « pas un sou de moins ! Quelle gredinerie ! et il en fait bien d’autres, parbleu ! nous le verrons un de ces matins, en cour d’assises. » — « Comme vous exagérez ! » – dit Frédéric d’une voix timide. — « Allons ! bon ! j’exagère ! » – s’écria l’artiste en donnant sur la table un grand coup de poing. Cette violence rendit au jeune homme tout son aplomb. Sans doute on pouvait se conduire plus gen- timent ; Cependant si Arnoux trouvait ces deux toiles… — « Mauvaises !.. lâchez le mot ! Les connais- sez-vous ? Est-ce votre métier ? Or, vous savez, mon petit, – moi, – je n’admets pas cela, les amateurs ! » – — « Eh ! ce ne sont pas mes affaires ! » – dit Frédéric. — « Quel intérêt avez-vous donc à le défendre ? » – reprit froidement Pellerin. Le jeune homme balbutia : — « Mais… parce que je suis son ami. » — « Embrassez-le de ma part ! bonsoir. – » Et le peintre sortit, furieux, sans parler, bien entendu, de sa consommation. Frédéric s’était convaincu lui-même, en dé- fendant Arnoux. Dans l’échauffement de son éloquence, il fut pris de tendresse pour cet homme intelligent et bon, que ses amis calomniaient et qui maintenant travaillait tout seul, abandonné. Il ne résista pas au singulier besoin de le revoir immédiatement – Dix minutes après, il poussait la porte du magasin.
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Arnoux élaborait avec son commis des affiches- monstres pour une exposition de tableaux… — « Tiens ! qui vous ramène ? » Cette question, bien simple, embarrassa Frédé- ric ; – Et ne sachant que répondre il demanda si l’on n’avait point trouvé par hasard son calepin, un petit calepin en cuir bleu ! — « Celui où vous mettez vos lettres de femmes ? » – dit Arnoux. Frédéric, en rougissant comme une vierge, se défendit d’une telle supposition. — « Vos poésies, alors ? » – répliqua le mar- chand. Il maniait les spécimens étalés, en discutait la forme forme, la couleur, la bordure ; et Frédéric se sentait de plus en plus irrité par son air de médi- tation, et surtout par ses mains qui se prome- naient sur les affiches, – De grosses mains – un peu molles, à ongles plats. Enfin Arnoux se leva ; et en disant : « C’est fait » il lui passa la main sous le menton, familièrement. Cette privauté déplut à Frédéric, – il se recula ; – puis il franchit le seuil du bureau, pour la dernière fois de son existence, croyait-il. Mme Arnoux, elle-même, se trouvait comme diminuée par la vulgarité de son mari. Il reçut dans la même semaine une lettre, où Deslauriers annonçait qu’il arriverait à Paris, jeudi prochain. Alors il se rejeta violemment sur cette affection plus solide et plus haute. Un pareil homme valait toutes les femmes. Il n’aurait plus besoin de Regimbart, de Pellerin, d’Hussonnet, de personne ! Afin de mieux loger son ami, il acheta une couchette
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de fer, un second fauteuil, dédoubla sa literie ; et le jeudi matin, il s’habillait pour aller au-devant de Deslauriers quand un coup de sonnette retentit à sa porte. Arnoux entra. — « Un mot, seulement ! Hier on m’a envoyé de Genève une belle truite ; nous comptons sur vous, tantôt, à sept heures juste – C’est rue de Choiseul, 24 bis. N’oubliez pas. – » Frédéric fut obligé de s’asseoir. Ses genoux chan- celaient. Il se répétait : « Enfin ! enfin ! » Puis il écrivit à son tailleur, à son chapelier, à son bottier ; et il fit porter ces trois billets par trois commission- naires différents. Mais la clef tourna dans la serrure portier et le concierge parut, avec une malle sur l’épaule. Frédéric, en apercevant Deslauriers, se mit à trembler comme une femme adultère sous le regard de son époux. — « Qu’est-ce donc qui te prend ? » – dit Des- lauriers » – tu dois cependant avoir reçu, de moi, une lettre ? » Frédéric n’eut pas la force de mentir : — « Oui, je l’ai reçue ! » Il ouvrit les bras et se jeta sur sa poitrine. Ensuite, le clerc conta son histoire. Son père n’avait pas voulu rendre ses comptes de tutelle, s’imaginant que ces comptes-là se prescrivaient par dix ans. Mais fort en procédure, Deslauriers avait enfin arraché tout l’héritage de sa mère, sept mille francs nets, qu’il tenait là, sur lui, dans un vieux portefeuille. — « C’est une réserve, en cas de malheur. Il faut que j’avise à les placer et à me caser moi-même, dès demain matin.
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— Pour aujourd’hui vacance complète, et tout à toi, mon vieux ! » — « Oh ! ne te gêne pas ! » dit Frédéric. – « Si tu avais ce soir quelque chose d’important… » — « Allons donc ! Je serais un fier misérable !.. » Et cette épithète, lancée au hasard, toucha Fré- déric en plein cœur, comme une allusion outra- geante. concierge portier Cependant le concierge avait disposé sur la table, auprès du feu, des côtelettes, de la galantine, une langouste, un dessert, et deux bouteilles de vin de Bordeaux. émut Une réception si bonne émotionna Deslauriers. — « Tu me traites comme un roi, ma parole ! » Ils causèrent de leur passé, de l’avenir ; et de temps à autre ils se prenaient les mains par dessus la table, en se regardant une minute, avec attendrissement. Mais un commissionnaire apporta un chapeau neuf. Deslauriers remarqua, tout haut, combien la coiffe était brillante. Puis le tailleur, lui-même, vint remettre l’ha- bit auquel il avait donné un coup de fer. — « On croirait que tu vas te marier, » dit Deslauriers. Une heure après, un troisième individu sur- vint et retira d’un grand sac noir une paire de bottes vernies, splendides ! – Pendant que Frédéric les essayait, le bottier observait narquoisement la chaussure du provincial. — « Monsieur n’a besoin de rien ? » — « Merci, » – répliqua le clerc, en rentrant sous sa chaise ses vieux souliers à cordons.
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Cette humiliation gêna Frédéric. Il reculait à faire son aveu. Enfin, il s’écria, comme saisi par une idée. — « Ah ! saprelotte, j’oubliais ! » — « Quoi donc ? » — « Ce soir, je dîne en ville ! » — « Chez les Dambreuse ? Pourquoi ne m’en parles-tu jamais dans tes lettres ?.. » Ce n’était pas chez les Dambreuse – mais chez les Arnoux. — « Tu aurais dû m’avertir ! » – dit Deslau- riers. Je serais venu un jour plus tard. » — « Impossible ! » – répliqua brusquement Fré- déric – « On ne m’a invité que ce matin, tout-à- l’heure. Et pour racheter sa faute, et en distraire son ami, il dénoua les cordes emmêlées de sa malle, il rangea dans sa commode toutes ses affaires, il voulait lui donner son propre lit, coucher dans le cabinet au bois. Puis dès quatre heures, il commen- ça les préparatifs de toilette. — « Tu as bien le temps ! » – dit l’autre. Enfin il s’habilla, il partit. — « Voilà les riches ! » – pensa Deslauriers, et il alla dîner, rue St Jacques, chez un petit res- taurateur, qu’il connaissait. Frédéric s’arrêta plusieurs fois dans l’escalier, tant son cœur battait fort. un de ses gants trop juste éclata, et tandis qu’il enfonçait la déchirure sous la manchette de sa chemise, Arnoux qui montait par derrière le saisit au bras et le fit entrer. L’antichambre décoré à la chinoise avait
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une lanterne peinte au plafond, et des bambous dans les coins. En traversant le salon, Frédéric trébucha contre une peau de tigre. On n’avait point allumé les flambeaux, mais deux lampes brûlaient dans le boudoir tout au fond. Mlle Marthe vint dire que sa maman s’ha- billait. Arnoux l’enleva jusqu’à la hauteur de sa bouche, pour la baiser ; puis, voulant choisir lui- même dans la cave certaines bouteilles de vin, il laissa Frédéric avec l’enfant. Elle avait grandi beaucoup depuis le voyage de Montereau. Ses cheveux bruns descendaient en longs anneaux frisés sur ses bras nus. Sa robe plus bouffante que le jupon d’une danseuse laissait voir ses mollets roses, Et toute sa gentille person- ne sentait frais comme un bouquet. Elle reçut les compliments du monsieur avec des airs de coquette, fixa sur lui ses yeux profonds, puis se coulant parmi les meubles, disparut comme un jeune chat. Il n’éprouvait plus aucun trouble. Les globes des lampes, recouverts d’une dentelle en papier, tamisaient un jour laiteux et qui attendrissait la couleur des murailles, tendues de satin mauve. À travers les lames du garde-feu, pareil à un gros éventail, on apercevait les charbons dans la cheminée ; il y avait dessus, contre la pendule un coffret à fermoirs d’argent. Çà et là, des choses intimes traî- naient : une poupée au milieu de la causeuse, un fichu contre le dossier d’une chaise – et sur la table à ouvrage, un tricot de laine d’où pendaient en dehors deux aiguilles d’ivoire la pointe en bas. C’était un endroit paisible, honnête et familier tout ensemble.
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Arnoux rentra, et par l’autre portière, Mme Arnoux parut. Comme elle se trouvait enveloppée d’ombre, il ne distingua, d’abord, que sa tête. Elle avait une robe et de velours noir ; Dans les cheveux une longue bourse algérienne, en filet de soie rouge, qui s’entortillant à son peigne lui tombait sur l’épaule gauche. Arnoux présenta Frédéric. — « Oh ! Je reconnais monsieur parfaitement, » répondit-elle. Puis les convives arrivèrent tous, pres- qu’en même temps : Dittmer, Lavarias, Burieu, le compositeur Rosenwald, le poète Théophile Lorris, deux critiques d’art collègues d’Hussonnet, un fabri- cant de papiers, et enfin l’illustre Pierre Paul Mensius, le dernier représentant de la grande peinture, qui portait gaillardement, avec sa gloire, ses quatre-vingts années et son gros ventre. Lorsqu’on passa dans la salle à manger, Mme Arnoux prit son bras. Une chaise était restée vide pour tout en l’exploitant Pellerin. Arnoux l’aimait, bien qu’il l’exploitât le plus possible. D’ailleurs il redoutait sa terrible langue, si bien que pour l’attendrir il avait publié dans l’Art- -industriel son portrait accompagné d’éloges hyper- boliques ; Et Pellerin, plus sensible à la gloire qu’à l’argent, apparut vers huit heures, tout essoufflé. Fré- déric s’imagina qu’ils étaient réconciliés depuis longtemps. La compagnie, les mets, tout lui plaisait. La salle, telle qu’un parloir moyen-âge, était tendue de cuir battu ; une étagère hollandaise se dressait de- -vant un râtelier de chibouks ; Et tout autour de la table, les verres de Bohême diversement colorés, fai- saient au milieu des fleurs et des fruits comme une
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Illumination dans un jardin. Il eut à choisir entre dix espèces de moutardes. Il mangea du daspachio, du garrick, du gingembre, des merles de Corse, des lasagnes romaines ; il but des vins extraordinaires du Lip-Fraoli et du Tokay. – Arnoux se piquait effectivement de bien recevoir. Il courtisait en vue des comestibles tous les conducteurs de malle- poste, et il était lié avec des cuisiniers de grandes maisons qui lui communiquaient des sauces. amusait Mais la causerie surtout amusait Frédéric. Son goût pour les voyages fut caressé par Dittmer qui parla de l’Orient ; il assouvit sa curiosité des choses du théâtre en écoutant Rosenwald causer de l’Opéra ; Et l’existence atroce de la Bohème lui parut drôle, à travers la gaieté d’Hussonnet, le- quel narra, d’une manière pittoresque, comment il avait passé tout un hiver, n’ayant pour nourri- ture que du fromage de Hollande. Puis une discussion 2 1 entre Lovarias et Burrieu, sur l’école florentine, lui révéla des chefs-d’œuvre, lui ouvrit des horizons, et il eut mal à contenir son enthousiasme quand Pelle- rin s’écria : — « Laissez-moi tranquille avec votre hideuse réalité ! qu’est-ce que cela veut dire, la réalité ? – Les uns voient noir, d’autres bleu, la multitude voit bête. Rien de moins naturel que Michel-Ange, rien de plus fort ! Le souci de la vérité extérieure dénote la bassesse contemporaine ; Et l’art deviendra, si l’on je ne sais quelle continue, rocambolle au-dessous de la religion comme poésie, et de la politique, comme intérêt. Vous n’arriverez pas à son but. – Oui – son but ! – qui est de nous causer une exaltation impersonnelle avec de petites œuvres, malgré toutes vos finasse-
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-series d’exécution. Voilà les tableaux de Bassolier, par exemple ! C’est joli, coquet, - propret, et pas lourd ! Ça peut se mettre dans la poche, se prendre en voyage ! Les notaires achètent ça vingt mille francs. Il y a pour trois sous d’idées – mais sans l’idée, rien de grand ! Sans grandeur, pas de beau ! L’Olympe est une montagne ! Le plus crâne monu- ment ce sera toujours les Pyramides ! Mieux vaut l’exubérance que le goût, le désert qu’un trottoir, et un sauvage qu’un coiffeur ! – » Frédéric, en écoutant ces choses, regardait Mme Arnoux. Elles tombaient dans son esprit comme des métaux dans une fournaise, s’ajoutaient à sa pas- sion et faisaient de l’amour. Il était assis trois places au-dessous d’elle, sur le même côté. De temps à autre, elle se pen- chait un peu, en tournant la tête pour adresser quelques mots à sa petite fille ; Et comme elle sou- riait alors, une fossette se creusait dans sa joue, – ce qui donnait à son visage un air de bonté plus délicate. Au moment des liqueurs, elle disparut. La conversation devint très libre, Mr Arnoux y brilla ; et Frédéric fut étonné du cynisme de ces hommes. Cependant leur préoccupation de la femme établis- sait entre eux et lui comme une égalité, qui le haus- sait dans sa propre estime. Puis rentré au salon, il prit, par contenance, un des albums traînant sur la table. Les grands artistes de l’époque l’avaient illustré de dessins, y avaient mis de la prose, des vers, ou simplement leur signa- ture. Mais parmi les noms fameux, il s’en trouvait beaucoup d’inconnus, et les pensées curieuses n’appa-
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-raissaient que sous un débordement de sottises. Toutes contenaient un hommage plus ou moins direct à Mme Arnoux. Frédéric aurait eu peur d’écrire une ligne à côté. Elle alla chercher dans son boudoir, le coffret à fermoirs d’argent qu’il avait remarqué sur la che- minée. C’était un cadeau de son mari, un ouvrage de la Renaissance. Les amis d’Arnoux le complimentè- rent. Sa femme le remerciait – il fut pris d’attendris- sement et lui donna devant le monde un baiser. Ensui- te, tous causèrent çà et là, par groupes ; le bonhomme Meinsius était avec Mme Arnoux sur une bergère, près du feu ; Elle se penchait vers son oreille, leurs têtes se touchaient, et Frédéric aurait accepté d’être sourd, infirme et laid pour un nom illustre et des cheveux blancs, pour avoir quelque chose en- fin, qui l’intronisât dans une intimité pareille. furieux obscurité Il se rongeait le cœur, contre sa jeunesse. & son obscurité. & son obscurité Mais elle vint dans l’angle du salon où il se tenait. Elle lui demanda s’il connaissait quel- ques-uns des convives, s’il aimait la peinture, depuis combien de temps il étudiait à Paris ? Chaque mot qui sortait de sa bouche semblait à Frédéric être une chose nouvelle, une dépendance exclusive de sa personne. Il regardait attentivement les effilés de sa coiffure, caressant par le bout, son épaule nue ; et il n’en détachait pas ses yeux ; il enfonçait son âme dans la blancheur de cette chair féminine ; Cependant il n’osait lever ses paupières, pour la voir plus haut, face à face. priant Rosenwald les interrompit, en sollicitant Mme Arnoux de chanter quelque chose. Il préluda ; elle attendait ; ses lèvres s’entr’ouvrirent, – et un son pur, long, filé, monta dans l’air.
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Frédéric ne comprit rien aux paroles italiennes. Cela commençait sur un rythme grave, tel qu’un chant d’église, puis s’animant crescendo, mul- tipliait les éclats sonores, s’apaisait tout-à-coup ; et la mélodie revenait amoureusement, avec une oscillation large et paresseuse. Elle se tenait debout, auprès du clavier, les bras tombants, le regard perdu. Quelquefois, pour lire la musique, elle clignait ses paupières en avançant le front, un instant. Sa voix de contralto prenait dans les cordes basses une intonation lu- gubre qui glaçait ; – Et alors sa belle tête, aux grands sourcils s’inclinait sur son épaule. Elle la relevait, soudain, avec des flammes dans les yeux, sa poitrine se gonflait, ses bras s’écar- taient, son cou d’où s’échappaient des roulades se renversait mollement comme sous des baisers aériens. Elle lança trois notes aiguës, redescen- dit, en jeta une plus haute encore – et, après un silence, termina par un point d’orgue. Rosenwald n’abandonna pas le piano. Il continua de jouer pour lui-même. De temps à autre, un des convives disparaissait. Puis, à onze heures, comme les derniers s’en allaient, Arnoux sortit avec Pellerin, sous prétexte de le reconduire. Il était de ces gens qui se disent malades quand ils n’ont pas fait leur tour après dîner. Mme Arnoux s’était avancée dans l’anti- chambre – Dittmer et Hussonnet la saluaient,
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elle leur tendit la main. Elle la tendit également à Frédéric – et il éprouva, bien qu’elle fut souple et fondante, comme une pénétration à tous les atomes de sa peau. Il quitta ses amis – Il avait besoin d’être seul – Son cœur débordait. Pourquoi cette main offerte ? Était-ce un geste irréfléchi, ou un encouragement ? – « Al- lons donc ! – Je suis fou ! » et qu’importait d’ail- leurs, puisqu’il pouvait maintenant la fréquenter tout à son aise, vivre dans son atmosphère. Les rues étaient désertes. Quelquefois une charrette lourde passait, en ébranlant les pavés. Les maisons se succédaient avec leurs façades grises, leurs fenêtres closes, – et il songeait dédaigneusement à tous ces êtres humains couchés derrière ces murs, qui existaient sans la voir, et dont pas un même ne se doutait qu’elle vécût ! Il n’avait plus cons- cience du milieu, de l’espace, de rien ; – et, en battant le sol du talon, en frappant avec sa canne les auvents des boutiques, il allait tou- jours devant lui, au hasard, éperdu, entraîné. Un air humide l’enveloppa. Il se reconnut au bord des quais. Les réverbères brillaient en deux lignes droites, indéfiniment ; – et de longues flammes rouges vacillaient dans la profondeur de l’eau. Elle était de couleur ardoise, tandis que le ciel plus clair, semblait soutenu par les
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grandes masses d’ombres qui se levaient de chaque côté du fleuve. Des édifices que l’on n’apercevait pas, faisaient des redoublements d’obscurité. – Un brouillard lumineux flottait au delà, sur les toits ; Tous les bruits se fondaient en un seul bourdonnement ; un vent léger soufflait. Il s’était arrêté au milieu du Pont-Neuf ; et tête nue, poitrine ouverte, il aspirait l’air – Cependant, il sentait monter du fond de lui-mê- me quelque chose d’intarissable, un afflux de tendresse qui l’énervait, comme le mouvement des ondes sous ses yeux. À l’horloge d’une église, une heure sonna, lentement, pareille à une voix qui l’eût appelé. Alors il fut saisi par un de ces frissons de l’âme où il vous semble qu’on est transporté dans un monde supérieur. Une faculté extra- ordinaire, dont il ne savait pas l’objet, lui était venue. Il se demanda, sérieusement, s’il serait un grand peintre ou un grand poète ; et il se décida pour la peinture, car les exigences de ce métier le rapprocheraient de Mme Arnoux. Il avait donc trouvé sa vocation ! Le but de son existence était clair maintenant, et l’avenir infaillible ! Quand il eut refermé sa porte, il entendit quelqu’un qui ronflait, dans le cabinet noir, près de la chambre. C’était l’autre. Il n’y
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pensait déjà plus. Son visage s’offrit à lui dans la glace. Il se trouva beau et resta une minute à se regarder.
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