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Abbé
Prévost
Manon Lescaut
(suite)
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«
Si le public a trouvé quelque chose d'agréable
et d'intéressant dans l'histoire de ma vie,
j'ose lui promettre qu'il ne sera pas moins
satisfait de cette addition. Il verra, dans la
conduite de M. Des Grieux, un exemple terrible
de la force des passions. J'ai à peindre un
jeune aveugle, qui refuse d'être heureux, pour
se précipiter volontairement dans les dernières
infortunes ; qui, avec toutes les qualités dont
se forme le plus brillant mérite, préfère, par
choix, une vie obscure et vagabonde, à tous les
avantages de la fortune et de la nature ; qui
prévoit ses malheurs, sans vouloir les éviter ;
qui les sent et qui en est accablé, sans
profiter des remèdes qu'on lui offre sans cesse
et qui peuvent à tous moments les finir ; enfin
un caractère ambigu, un mélange de vertus et de
vices, un contraste perpétuel de bons sentiments
et d'actions mauvaises. Tel est le fond du
tableau que je présente. Les personnes de bon
sens ne regarderont point un ouvrage de cette
nature comme un travail inutile. Outre le
plaisir d'une lecture agréable, on y trouvera
peu d'événements qui ne puissent servir à
l'instruction des mœurs ; et c'est rendre, à mon
avis, un service considérable au public, que de
l'instruire en l'amusant. »
Telle est la teneur de
l'Avis de l'auteur dont l'abbé Prévost a
souhaité qu'il précède le récit. On connaît
semblable prudence : Choderlos de Laclos en use
aussi au début des Liaisons
dangereuses. S'il ne semble
pas tout à fait légitime de dénier tout caractère
édifiant à Manon Lescaut, il convient
néanmoins de se demander de quelle morale Prévost se
réclame ici.
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Un
traité
de morale : Certes
la leçon est dure pour Des Grieux. Le dénouement funeste de
toutes ses aventures hasardeuses semble sauver la morale à
chaque fois et le plonger toujours plus avant dans une vie
indigne et misérable. Nous le voyons parfois s'arrêter sur
cette pente, émettre un regret, ressentir l'appel de la vie
familiale et studieuse :
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« Ce fut, dans ce moment, que
l'honneur et la vertu me firent sentir encore
les pointes du remords, et que je jetai les
yeux, en soupirant, vers Amiens, vers la
maison de mon père, vers Saint-Sulpice et vers
tous les lieux où j'avais vécu dans
l'innocence. Par quel immense espace
n'étais-je pas séparé de cet heureux état ! Je
ne le voyais plus que de loin, comme une ombre
qui s'attirait encore mes regrets et mes
désirs, mais trop faible pour exciter mes
efforts. Par quelle fatalité, disais-je,
suis-je devenu si criminel ? L'amour est une
passion innocente; comment s'est-il changé,
pour moi, en une source de misères et de
désordres ?»
L'agitation perpétuelle à
laquelle le voue la peur de perdre Manon, la
conscience de jouer parfois un rôle indigne
constituent pour Des Grieux un véritable
calvaire qui lui donne parfois jusqu'à l'idée du
suicide. Cette souffrance peut, il est vrai,
servir un projet moral en faisant miroiter aux
yeux du lecteur les dangers de la passion. Des
figures vertueuses jouent aussi dans le roman un
rôle particulièrement édifiant : Tiberge est
l'ami fidèle dont le sacrifice et le dévouement
forcent l'admiration. La fin du roman lui donne
raison en vérifiant ses constants
avertissements. Le Père supérieur et le père de
Des Grieux sont exempts, eux aussi, de ce
ridicule qui parfois s'attache aux représentants
de la vertu : ce sont des personnages tolérants
et généreux qui font paraître le narrateur
d'autant plus ingrat. Enfin, au terme de sa
courte vie, Manon ouvre les yeux sur la grandeur
de l'amour de Des Grieux et la morale chrétienne
semble reprendre ses droits avec le désir de
vertu.
Ainsi Prévost semble mettre la morale de
son côté. Mais pourquoi alors, le livre fermé,
le parfum de Manon nous envahit-il encore de
cette odeur d'amour et de lit défait ? Pourquoi,
au contraire, la vertu paraît-elle si fade et
Manon si insipide dans sa fidélité
nouvelle ?
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Une
allègre
transgression des codes :
La sympathie qu'on persiste à éprouver pour les deux
personnages pourrait bien en effet constituer le vrai
scandale : jamais décrite, mais toujours évoquée par
l'hyperbole, Manon se prête à l'imagination du lecteur,
libre de la parer des charmes les plus irrésistibles. De
fait, on se prend à tout pardonner de ses frasques quand
elle-même sait si habilement les présenter comme des
vétilles sans conséquence. Des Grieux lui-même s'encanaille
avec tant d'élégance qu'on ne s'avise pas de plaindre ses
victimes. Qui faudrait-il plaindre d'ailleurs : des
vieillards salaces et cruels (MM. de B. ou de G.M.), des
prudes qu'effarouche une passion dont leur pruderie seule
les gardera à jamais ? Non, décidément, Manon et Des Grieux,
eux au moins, sont drôles. Ils peuvent bafouer très
lestement la morale officielle, dont d'ailleurs la société
ne s'avise plus de compter les accrocs, et la remplacer par
leurs propres codes : le "vertige de sympathie" qui nous
emporte nous laisse scandaleusement complaisants. Manon peut
considérer raisonnablement que la fidélité est celle du cœur
: on s'étonnera avec elle que Des Grieux ne perçoive pas
instantanément cet essentialisme qui, pourtant, néglige le
corps de façon si chrétienne ! Une
seule lettre de Manon résume à peu près tout de l'indignité,
et même d'une certaine vulgarité, du personnage. Il nous est
pourtant difficile d'y lire autre
chose que l'accent sincère de l'amour même : « Je te
jure, mon cher Chevalier, que tu es l'idole de mon cœur,
et qu'il n'y a que toi au monde que je puisse aimer de la
façon dont je t'aime ; mais ne vois-tu pas, ma pauvre
chère âme, que, dans l'état où nous sommes réduits, c'est
une sotte vertu que la fidélité ? Crois-tu qu'on puisse
être bien tendre lorsqu'on manque de pain ? La faim me
causerait quelque méprise fatale ; je rendrais quelque
jour le dernier soupir, en croyant en pousser un d'amour.
Je t'adore, compte là-dessus ; mais laisse-moi, pour
quelque temps, le ménagement de notre fortune. Malheur à
qui va tomber dans mes filets ! Je travaille pour rendre
mon Chevalier riche et heureux. Mon frère t'apprendra des
nouvelles de ta Manon, et qu'elle a pleuré de la nécessité
de te quitter.»
Le chevalier lui-même s'autorise
semblable révision en arguant de quelque supériorité qui le
situerait au-delà de la morale commune (lire le texte
2) : il y aurait ainsi de la justice à profiter de la
sottise des grands; on peut, au nom de la même logique,
s'en prendre au Ciel qui s'acharne sur deux êtres si
rares ! La conscience qu'a Des Grieux de cette excellence du
sentiment peut se manifester par exemple par les calculs
faits sur la mort de son père ou par l'absence totale d'une
ombre de remords après la mort du portier...
Scandale donc que cette allègre
transgression de la morale qui nous force, à notre tour, d'y
ajuster la nôtre. Mais peut-on en rester là ? N'y a-t-il
aucun projet moral de Manon Lescaut ?
Retrouvez ces thèmes dans le texte 3.
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Un
univers tragique
:
Des Grieux n'est pas un débauché : il affirme
son aversion pour le vice et dispose de
l'éducation nécessaire pour sentir vivement ce
que certaines situations ont d'intolérable. Mais
il pactise avec sa conscience et la force de ses
impulsions voile son jugement moral. Il apporte
ainsi un soin particulier à rejeter sa
responsabilité sur autrui ou sur la fatalité, à
coups de raisonnements et de sophismes. Cette
mise en cause du Destin, si elle est, à
l'évidence, un alibi commode, installe cependant
Manon en femme
fatale et caractérise le déchirement
de Des Grieux : chez lui, la conscience morale,
le sens du devoir, l'aptitude au remords,
l'horreur du mal se heurtent aux impulsions
génératrices de violences et de crimes, aux
entraînements mystérieux qui contraignent la
volonté et sapent les résistances morales, sans
jamais étouffer tout à fait la connaissance du
bien. C'est dans cette coexistence d'une vérité
impuissante et d'un destin ravageur que réside
la dualité tragique du passionné. Ces accents
sont bien ceux des grands personnages tragiques.
Écoutons la Médée d'Ovide : Video meliora
proboque, deteriora sequor ("Je vois
le bien et l'approuve; et c'est au pire que je
m'abandonne") et citons en écho cette
plainte de Des Grieux : « S'il est
vrai que les secours célestes sont à tous
moments d'une force égale à celle des
passions, qu'on m'explique donc par quel
funeste ascendant on se trouve emporté tout
d'un coup loin de son devoir, sans se trouver
capable de la moindre résistance, et sans
ressentir le moindre remords. » Il s'agit
bien de la même inopérante lucidité et de la
même inaptitude au bonheur. Pour les grands
cyniques en effet, bien à l'abri d'un amoralisme
absolu, comme pour les consciences pures éprises
de ce qu'elles estiment, le bonheur est
possible. Il ne l'est pas pour l'âme écartelée
de Des Grieux. Si ses désirs coïncidaient avec
le sentiment du bien, l'esprit jouirait de cette
unité intérieure. Mais la passion fait des êtres
divisés, à la fois clairvoyants et dominés.
L'histoire de Des Grieux accède
donc au statut aristocratique de la tragédie
malgré le cadre parfois ignoble qui est le sien.
Les étapes successives du roman sont les degrés
d'une véritable ascension spirituelle au terme
de laquelle Des Grieux, épuré, a renoncé à tout
ce qui n'est pas son amour.
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Une
morale héroïque :
La passion est le signe d'élection des âmes prédestinées.
Dans Manon Lescaut, on sent moins l'esclavage que
la passion impose et les abîmes où elle précipite le
passionné, que le caractère d'exception dont elle est
marquée. C'est ce que le lecteur constate sans vraie
surprise : ce "fripon" et cette "catin" séduisent par leur
distinction naturelle comme par le caractère
exceptionnel de leurs vilenies et des châtiments
qu'elles leur valent. Au lieu de prendre tous les caractères
du roman de mœurs, voilà que le récit s'infléchit vers la
tragédie héroïque, tant nos personnages opposent leur
énergie aux pires coups du sort. Des Grieux affirme à
plusieurs reprises cette constance stoïque dans un
vocabulaire où les termes religieux s'appliquent aux
créatures : « Chère Manon ! lui dis-je, avec un mélange
profane d'expressions amoureuses et théologiques, tu es
trop adorable pour une créature. Je me sens le cœur
emporté par une délectation victorieuse. Tout ce qu'on dit
de la liberté à Saint-Sulpice est une chimère. Je vais
perdre ma fortune et ma réputation pour toi, je le prévois
bien ; je lis ma destinée dans tes beaux yeux, mais de
quelles pertes ne serai-je pas consolé par ton amour ! Les
faveurs de la fortune ne me touchent point ; la gloire me
paraît une fumée ; tous mes projets de vie ecclésiastique
étaient de folles imaginations ; enfin tous les biens
différents de ceux que j'espère avec toi sont des biens
méprisables, puisqu'ils ne sauraient tenir un moment, dans
mon cœur, contre un seul de tes regards.» L'amour
impose ici, bien loin de la jouissance épicurienne, une
recherche de l'absolu, poursuivi dans une ferveur quasi
religieuse à travers les souffrances acceptées de la vie
dangereuse. Plus encore, Des Grieux se fait un devoir
moral de consentir aux pratiques indignes puisqu'elles
scellent son sacrifice et l'emportent au-dessus de lui-même.
Car, loin de se faire une éthique de la vie dangereuse, il
serait comblé par une existence paisible. Mais pour y
accéder, il passe avec délectation par les pires
souffrances, et cet héroïsme du mal lui semble un aspect
acceptable de la vie morale. Il importait donc à Prévost de
nous montrer qu'à travers des aventures romanesques où la
morale est bafouée, un être parfois se dépasse dans la
ferveur du sacrifice et de l'oubli de soi. L'instigation
héroïque s'égare sans doute dans des actes sans gloire, mais
elle persiste chaque fois que la passion conduit le héros
moins à posséder qu'à donner.
Retrouvez
ces thèmes dans le texte 4.
Ainsi
Prévost met en scène une morale de la transgression qui
explique que le roman ait aussitôt fait scandale.
Gardons-nous pourtant d'identifier le narrateur à l'abbé.
Le récit de Des Grieux nous offre au contraire de quoi
mesurer la mauvaise foi du personnage et sa
promptitude à s'autoriser de la pire inconduite. Mais
Prévost livre à notre réflexion un dilemme qui reste
tragique : si l'amour est une passion noble qui mobilise
les plus hautes énergies en engageant toute l'aspiration
des hommes à se fondre à l'autre, pourquoi se résout-il
dans le mal ? On ne peut répondre à la question qu'en
mettant en cause l'étroitesse de la sanction
ecclésiastique et la corruption sociale qui le bafouent,
l'une en contestant le droit au plaisir, l'autre en
l'intégrant à ses valeurs mercantiles. La puissance de
l'amour reste ainsi la vraie leçon du roman : c'est
l'amour et non la vertu qui régénère Manon; c'est l'amour
qui commande la vraie noblesse des actions, même si elles
sont basses. Quoi d'étonnant à cela, d'ailleurs ? Le
propre de l'écrivain n'est-il pas de s'affranchir des
codes moraux de son époque et de proposer, loin de tous
les psittacismes, de tous les faux-semblants, une morale
vivante et tolérante ?
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