Jean-Pierre VERNANT
Tisser l'amitié
Le sentiment de communauté qui est au cur de
l'amitié se retrouve également dans le lien familial. Pour un Grec, il y a dans
l'amitié civique quelque chose d'assez semblable à la famille. Les membres d'une même
famille se disputent, se font les pires coups, mais ils sont unis en même temps par une
sorte de solidarité fondamentale. J'ai souvent dit que, dans la Résistance aussi, il y
avait quelque chose de ce type. Quand je rencontre quelqu'un que je ne connais pas et dont
je sais qu'il a été un résistant actif, même si c'est un adversaire politique,
j'éprouve un sentiment d'appartenance analogue à celui que je peux avoir en retrouvant
un arrière-cousin : « Il est des nôtres...». Dans une famille, les histoires qui
circulent, les traditions qu'on a entendu raconter, les souvenirs d'enfance forment une
espèce d'horizon commun que l'on partage. Quand quelquun sy inscrit, cela ne
signifie pas que ce soit un ami ou un copain, ni qu'on ait envie de se précipiter dans
ses bras, mais on l'embrasse quand même sur les deux joues, ce qui est une façon de le
reconnaître comme proche. Les racines communes, les liens familiaux viennent tout d'un
coup renforcer votre identité et on se reconstruit soi-même en retrouvant des membres de
la famille à laquelle on appartient. Les sentiments qu'on éprouve à l'égard de soi et
à l'égard des autres sont liés à ce qu'on a ressenti autrefois. C'est, au fond, le
problème du temps : on n'est plus le même, les choses se défont, et on refait son tissu
personnel avec la présence de ceux qu'on n'a pas vus depuis longtemps, quand on peut
évoquer avec eux toute une série de souvenirs auxquels on ne pense jamais. Le passé
revient, et revient partagé. Si on y pense tout seul, on ne sait même pas s'il est vrai,
mais, à partir du moment où il est intégré au folklore familial, il devient une partie
de votre histoire.
D'un autre côté, la solidarité familiale évoque aussi l'idée de clan, et
le clan suppose lexclusion, le secret; les parties rapportées ne sont pas dans le
coup. Dans l'amitié, c'est autre chose, puisqu'il ne s'agit pas d'un rapport
généalogique, mais d'un choix. Certes, il y a toujours dans le choix un élément qui ne
dépend pas de soi, mais des hasards de la vie ou de pressions de toutes sortes; malgré
tout, on a quand même le sentiment de choisir ses amis. Les parents, au contraire, on ne
les a pas choisis, on les a reçus. Il est vrai que les amis peuvent constituer une
espèce de famille et qu'on peut faire avec eux ce qu'on ne ferait pas avec d'autres, y
compris, parfois, des choses qu'on n'approuve pas. Mais l'amitié implique toujours des
affinités relatives aux choses essentielles. [...]
L'amitié a aussi ceci de particulier qu'elle nous change. Pour revenir à la
Résistance, c'est une expérience qui a changé ceux qui lont vécue. Avant-guerre,
j'avais mes groupes damis qui pensaient comme moi. Pendant la guerre, je me suis
trouvé proche de gens qui étaient des militants catholiques, ou même qui avaient été
membres de lAction française. Le fait d'avoir pris ensemble, avec passion, des
risques très grands m'a conduit à ne plus les voir de la même façon, et moi, je ne
suis plus exactement le même depuis. Je n'ai plus porté le même regard sur les
chrétiens ni même sur les nationalistes, à certains égards, dès lors qu'ils sont
devenus presque automatiquement mes amis, c'est-à-dire mes proches de par notre
engagement commun dans des choses d'une importance affective considérable. De même, ceux
qui étaient communistes et qui ont participé activement à la Résistance à côté de
non-communistes ont été profondément modifiés dans leur façon d'être communistes;
ils ont, à mes yeux, cessé de croire qu'il s'agissait soit de conquérir les autres,
soit de les éliminer. Ils ont été amenés à penser qu'il devait exister un moyen de
s'entendre avec les autres pour créer quelque chose ensemble. Et l'amitié, c'est aussi
cela : s'accorder avec quelqu'un qui est différent de soi pour construire quelque chose
de commun. C'est la raison pour laquelle la plupart des communistes qui ont été dans la
Résistance, spécialement dans la Résistance non communiste, se sont trouvés exclus
assez rapidement dans les années qui ont suivi : ils ne pouvaient plus voir les choses
comme auparavant. Mais ceux qui ne veulent ou ne peuvent pas changer, qu'il s'agisse
d'individus ou de groupes politiques ou sociaux, ceux qui n'acceptent pas l'idée que le
changement est une manière de constituer sa propre identité édifient autour d'eux des
murs de Berlin.
Jean-Pierre VERNANT, Entre
mythe et politique (1996).
Michel ONFRAY
De laristocratie ou les affinités électives
Au sommet des vertus, la moins exposée au futile et la plus
insouciante devant les fragilités dues aux caprices, jinstalle lamitié,
souveraine, virile et affirmative. Quand lamour souffre du temps qui passe et se
divise en présence des plaisirs qui lui sont extérieurs, elle se solidifie,
saffine et se précise, comme seule entrave possible à lentropie. À son
origine on trouve lélection qui, toutefois, nest pas pratiquée au hasard, à
la légère. La connaissance nest pas sans relation avec une étrange forme de
reconnaissance, sensation étonnante de trouver complétude à un manque éprouvé depuis
longtemps, mais vécu sereinement parce que dans la certitude dune rencontre
amicale, un jour. Ce désir-là tenaille moins que le désir amoureux, il nest pas
aussi ravageur. Choisir un ami, cest en quelque sorte être choisi par lui, ce que
les premières complicités montrent, comme une autorisation à un engagement dans cette
direction. Puis comme une légitimation du bien-fondé de ce trajet vers lautre.
Élective, lamitié est aussi aristocratique et asociale. Dans la relation au
monde, elle est pourvoyeuse dune force qui isole du reste de lhumanité. Par
elle advient la singularité de chacun, car elle autorise, dans la sculpture de soi, le
recours à lautre comme un miroir quon peut interroger sans risque
dobtenir un reflet infidèle. Elle renforce lintimité contre les obligations
sociales et mondaines. En léprouvant, on mesure combien rien ne résiste, devant
elle, de ce qui fait habituellement le jeu social et le sérieux du monde. La complicité
quelle génère est un démultiplicateur de force. Elle inscrit sa superbe au-dessus
de toutes les obligations qui ne découlent pas delle. En tant que telle, elle est
la vertu sublime par excellence. Car il ne saurait y avoir de normes qui la dépassent, ou
de lois qui la contiennent.
Le dessein de lami est la contribution à lélaboration de soi et
dautrui sous la forme accomplie et achevée dune belle individualité,
dune singularité complète. Dans la seule relation amicale le solipsisme se fait
lointain, presque oublié. Là encore, au contraire de la relation amoureuse qui aggrave
lincommunicabilité entre les sujets. Létymologie signale combien lami
se définit par la privation de soi, par le renoncement à une partie de soi au profit de
lautre entendu comme ce fragment de nous qui fait maintenant défaut. Lamitié
sectionne lamour-propre pour installer dans la coupure ainsi pratiquée les
premières forces qui, se cristallisant, donneront le rhizome essentiel. Ainsi, plus
jamais la solitude ne sera comme auparavant. En ses bouffées les plus ardentes, les plus
destructrices, la sensation dêtre seul disparaît au profit dune douceur
pratiquement acquise et dune bienveillance toujours disponible ce qui
nexclut ni la sévérité ni la rigueur, au contraire.
Parce quelle est une contradiction flagrante au principe démocratique et
égalitaire, elle a déplu fortement à la Révolution française qui a souhaité la
codifier. La meilleure façon danéantir une force redoutée dans ses effets
asociaux, c'est de lui réserver une seule existence sociale. Saint-Just a été le
thuriféraire de cette entreprise réductrice. Faut-il rire ou frémir en lisant le projet
de larchange révolutionnaire ? Je ne sais. Quoique je tende à frémir
plutôt. Dabord, la république à la mode Saint-Just bannit quiconque déclare ne
pas croire à lamitié, quon se le dise. Ensuite, une fête est réservée à
cette vertu le premier jour de Ventôse. Tous sacrifient à la divinité. À cette
occasion, annuelle donc, chacun est tenu de déclarer, publiquement et avec toute la
solennité requise, lidentité et le nom de ses amis. Par ailleurs, si une rupture
est constatée entre deux amis, il faut, selon le même principe, en informer les
autorités, et le public, auxquels les raisons de cet éloignement seront explicitées.
Dans le cas où lun des deux comparses aurait commis un crime, son alter ego serait
banni. Lorsque lun des deux meurt, le deuil est porté par celui qui survit, bien
sûr, mais le défunt ne sera enseveli que dans une tombe creusée par les mains mêmes du
plus vivant des deux. À la mort du deuxième larron, le tombeau est ouvert pour que
reposent en paix, et pour léternité, les deux êtres ainsi retrouvés. Faut-il
redouter pareille puissance pour lui imposer de la sorte les formes dans lesquelles elle
est censée sépanouir au mieux !
On peut imaginer que les amateurs de société transparente ont craint
lamitié pour ce quelle génère dopacité entre les deux êtres et le
reste de la cité. Car entre eux se solidifie une micro-société dans laquelle tout est
commun : destins, passions, projets, passé, craintes, douleurs, peines, jubilations.
Et tout organisme indépendant dun léviathan social semble se nourrir de lui, en
parasite, phagocytant la belle unité sociale. Car lamitié véritable est au-dessus
des lois, du droit, de la loi, des instances sociales quelles aient nom Famille ou
Patrie, État ou Nation. On est ami avant dêtre citoyen et, parfois malgré et
contre létat de citoyen. Doù sa radicale fonction atomique et son caractère
asocial.
Dans lAntiquité, elle fut une vertu cardinale, mais sintégrait dans
une civilisation misogyne, régulant les rapports des hommes entre eux, sur le mode de la
qualité virile et dans une parfaite symbiose avec les impératifs sociaux. Les Grecs et
les Romains ont voulu lamitié comme une vertu spécifique augmentant
linscription de lhomme dans la cité, dans la vie active de leur polis
et urbs respectifs. Vertu guerrière, dune virilité spartiate, quand elle
nest pas purement et simplement homosexuelle, elle est héroïque et se fait la
modalité idéale de la relation à autrui. Datée, elle est une forme historique de
lintersubjectivité masculine, ce qui réduit dautant la possibilité
den démarquer sans réserve les façons pour notre XX° siècle finissant.
Une nouvelle définition de lamitié, moderne, suppose quon prenne en
considération les formes sociales contemporaines dans lesquelles elle pourra
sépanouir. Ni Antiquité gréco-latine, ni époque féodale, ni Renaissance
facilitant les belles et nouvelles possibilités dexistence, mais triomphe de
lère industrielle et de lheureuse égalité théorique avec les femmes :
le problème est déplacé sur de nouveaux terrains. Lépoque entend les sentiments
sur un autre registre que précédemment : les mariages ne sont plus de raison, en
principe, mais damour ; le travail et la vie familiale cellulaire tiennent la
place occupée par feu les microsociétés générées par lamitié. Elle doit se
contenter des portions congrues, du temps laissé par le labeur et la famille. Peut mieux
faire
Car cette souveraine complicité a besoin de temps. Et lon pourrait reprendre
à notre compte la vieille idée en vertu de laquelle il nexiste pas damitié,
en tant que telle, mais seulement des preuves damitié, toutes données dans des
instants, des moments, développés sur la longue durée. Jamais acquise absolument, elle
est à construire sans cesse par des signes, des indications, des démonstrations.
Cest dans cette mesure que lécoulement des années, en ce qui la concerne,
est un facteur dembellissement. Rarement elle supporte léloignement ou
linstallation du silence ou le défaut de temps. Elle périt de négligence et
dabsence de raison dêtre, car elle nest pas un sentiment éthéré sans
relation avec ses conditions dexercice. La mort, en revanche, arrête la passion
dans létat où elle est : Patrocle et La Boétie seront, de la part
dAchille et de Montaigne, lobjet dun rare dévouement, dune
fidélité remarquable. Luvre entier du philosophe de Bordeaux est un tombeau
à la mémoire de lombre. Je songe, aujourdhui, à ce que Deleuze, parlant de
Félix Guattari, appelle une écriture à quatre mains pour dire le lien qui les unissait
les unit. La mort de lami est un trou dans lâme, impossible à
combler, le même qui se trouve rempli lorsque lamitié paraît.
En effet, à lorigine de cette vertu noble, on trouve le manque, la même
incomplétude que celle dont Aristophane parle dans le Banquet de Platon :
défaut de perfection, solitude, angoisse et vide gisant au milieu de soi. Expériences
douloureuses du solipsisme, isolement métaphysique, conscience de ses possibilités et
savoir de ses limites, toutes ces certitudes malheureuses conduisent à un sentiment de
malaise que lamitié comble. Car elle est partage de cette intraitable mélancolie,
tout comme elle est participation aux excès, aux débordements, à tout ce qui menace
expansion en soi. En elle se font les équilibres obtenus par une économie des dons et
des présents reçus. Elle est besoin de recevoir et jubilation à donner dans
lexacte relation déchanges affinés et privilégiés : aucune
intersubjectivité ne pourrait se prévaloir de lamitié qui vivrait hors les
confidences et la complicité. Lami est le seul à détenir des secrets,
lunique à savoir lindicible. Le terme ne se conjugue pas, et je
limagine mal au pluriel.
Lamitié restaure les équilibres intérieurs, soit en évitant les
mouvements excessifs vers le bas, de même pour ceux qui visent le haut : elle
conjure les dépressions, au sens physique du terme, tout autant que les pressions trop
fortes. En quelque sorte, elle est une science singulière, un art thermodynamique. Les
plaisirs et les douleurs qui menaceraient dabîmer lâme sont ainsi
désamorcés par la partage, la confidence. Doù lextrême modernité des
analyses de François Bacon qui définit lamitié comme un sentiment apparenté à
la confession auriculaire dont elle procède. Pour lui, ne pas avoir dami,
cest être un cannibale qui dévore son propre cur, car lamitié est
lart damoindrir les douleurs et de pulvériser les calculs. En tant que telle,
sa nature cathartique est indéniable, elle aide à vivre en installant léquilibre,
la paix intérieure, lordre dans une âme où menaçaient le déséquilibre, la
guerre avec soi-même et le chaos. Dans le registre hédoniste, lamitié est
principe dharmonie par lequel, en réalisant le partage des affects, on augmente les
joies et lon diminue les douleurs de laimé tout autant que les siennes.
Lamoindrissement de la peine engage immédiatement laugmentation de
jouissance.
En dautres cas, ainsi de lindécision, de linterdiction devant
des choix ou une alternative, lamitié est un facteur de clarification. Soit parce
que autrui donne lui-même et directement des avis, des conseils, des jugements, soit
parce quen écoutant, en pratiquant cette confession auriculaire, il permet au sujet
indécis qui formule ses problèmes de trouver tout seul une solution. Car formuler,
cest mettre en ordre, construire, produire du sens et avancer vers la résolution.
Loreille amie est loccasion dune conceptualisation qui ne se serait pas
faite sans elle. En franchissant les limites qui contiennent les enchevêtrements, les
parts dombre, les dynamiques obscures, le langage est auxiliaire de clarté et de
distinction. Le verbe a toujours été contemporain de toute création, il est ce par quoi
advient le logos. Le langage est un grand démiurge, lamitié est son laboratoire.
La psychanalyse fera lusage que lon sait des vertus cathartiques de la parole
après que la confession auriculaire aura été pratiquée, comme on ne lignore
plus, par plusieurs siècles de christianisme triomphant. Quadvienne une logique
langagière laïque, immanente, hédoniste, rebelle aux codifications et individualiste,
lamitié en fournira le prétexte, les formes et loccasion. Elle est un
cordial. Jaime ce mot qui, par son étymologie, rappelle quon peut faciliter
le fonctionnement du cur , rendre moins douloureuses les effusions pathétiques.
Elle est un régulateur des passions et se manifeste, comme la politesse, dans un nombre
incalculable de faits et gestes, secours et soulagements, intentions et délicatesses. Le
condouloir est son principe, la parole son véhicule en tant quelle est
manifestation de sentiments, de sensations, de désirs, de craintes, mais aussi dans la
mesure où elle annonce une pratique, des actes, des effets immanents dans le réel et le
quotidien. La parole est métaphorique : elle peut aussi sentendre comme
lensemble des signes émis dans la direction dautrui. Le sourire, le regard,
le silence, la présence sont autant de paroles, bien sûr. Et là, peut-être plus
quailleurs, sexpriment les quintessences subjectives. Une présence minérale,
par exemple, une disponibilité totale dont pourtant nul nabuse sont les indices
dune amitié qui irradie. Jy vois la possibilité de redéfinir la virilité,
loin des scories qui font disparaître jusquau sens premier : est viril ce qui
manifeste lessence de lhomme, en tant quespèce tendue vers le sublime,
visant larrachement au terreau naturel dont elle procède. Est viril le geste androphore,
quon veuille bien me passer le néologisme, jaime ce mot qui, dans le domaine
dEros, fait le pendant au psychopompe dans le territoire de Thanatos. Porteur
dhomme et de ses douleurs, de ses peines, des charges qui alourdissent sa marche,
soutien du fardeau de qui lon aime, recours permanent : Sisyphe épaulé.
Michel ONFRAY, La sculpture de soi.
texte numérisé par Colette Lallement
André COMTE-SPONVILLE
Érôs et Philia
En français, [nous avons
le mot] amour : aimer un être, c'est désirer qu'il soit, quand il est (on
ne fait autrement que l'espérer), c'est jouir de son existence, de sa présence, de ce
qu'il offre de plaisirs ou de joies. Mais le même mot vaut aussi, on l'a vu, pour le
manque ou la passion (pour éros), et prête par là à confusions. Le grec est
plus clair, qui utilise sans hésiter le verbe philein (aimer, quel que soit
l'objet de cet amour) et, surtout pour les rapports interpersonnels, le substantif philia.
L'amitié ? Oui, mais au sens le plus large du terme, qui est aussi le plus fort et le
plus élevé. Le modèle de l'amitié, pour Aristote, c'est d'abord « la joie que les
mères ressentent à aimer leurs enfants », c'est aussi « l'amour [philia] entre
mari et femme », spécialement quand « tous deux mettent leur joie en la vertu de
l'autre », c'est encore l'amour paternel, fraternel ou filial, mais c'est aussi l'amour
des amants, qu'érôs ne saurait tout entier contenir ni épuiser, et c'est enfin
l'amitié parfaite, celle des hommes vertueux, ceux qui « souhaitent du bien à leurs
amis pour l'amour de ces derniers », ce qui en fait « des amis par excellence ». Disons
le mot : Philia c'est l'amour, quand il s'épanouit entre humains et quelles qu'en
soient les formes, dès lors qu'il ne se réduit pas au manque ou à la passion (à l'érôs).
Le mot a donc une extension plus restreinte que le français « amour » (qui peut valoir
aussi pour un objet, un animal ou un dieu), mais plus large que notre « amitié » (qui
ne se dit guère, par exemple, entre enfants et parents). Disons que c'est l'amour-joie,
en tant qu'il est réciproque ou peut l'être : c'est la joie d'aimer et d'être aimé,
c'est la bienveillance mutuelle ou susceptible de le devenir, c'est la vie partagée, le
choix assumé, le plaisir et la confiance réciproques, bref c'est l'amour-action, qu'on
opposera pour cela à érôs (l'amour-passion), même si rien n'interdit qu'ils
puissent converger ou aller de pair. Quels amants, s'ils sont heureux ensemble, qui ne
deviennent amis ? Et comment autrement seraient-ils heureux ? Aristote voit bien que «
l'amour [philia] entre mari et femme » est une des formes de l'amitié, sans doute
la plus importante (puisque « l 'homme est un être naturellement enclin à former un
couple, plus même qu'à former une société politique »), et qu'elle inclut évidemment
la dimension sexuelle. C'est ce qui m'autorise à reprendre ce mot de philia pour
distinguer, même dans notre vie amoureuse, l'amour-joie (l'amour selon Spinoza) de
l'amour-manque (l'amour selon Platon), comme m'y autorise cette formule toute spinoziste
d' Aristote: « Aimer, c'est se réjouir ». Cela ne serait pas vrai du manque, et
suffit à les distinguer . [...]
J'observe d'ailleurs que le langage moderne, ici comme
souvent, donne raison à Aristote. Comment, dans un couple non marié, désigner (quand on
en parle à quelqu'un d'autre) celui ou celle dont on partage la vie ? Mon compagnon, ma
compagne ? Cela fait scout ou suranné. Mon concubin, ma concubine ? Cela ne se dit que
pour l'état civil ou les impôts. Mon partenaire ? Quel horreur! Mon amant, ma maîtresse
? Cela suppose ordinairement un autre couple, que l'on transgresse. Alors ? A l'intérieur
du couple, le prénom suffit, ou bien l'on dit « Mon amour », comme tout le monde. Mais
quand il faut en parler au dehors, devant quelqu'un à qui le prénom ne dira rien ? Le
plus souvent on dit alors « mon ami(e) » (ou pour les plus jeunes : mon copain, ma
copine), et chacun comprend ce que cela veut dire. L'ami, ou l'amie, c'est celui ou celle
que l'on aime; et si l'on en parle au singulier, comme d'un absolu, c'est celui ou celle
dont on partage la vie ou, à tout le moins, avec qui on fait l'amour, non une fois ou de
loin en loin, comme avec un « partenaire » occasionnel, mais de manière régulière,
sur la longue (plus ou moins longue) durée du couple... Comment l'amitié, au fil des
années, ne se mêlerait-elle pas au désir ? Comment ne se substituerait-elle pas, peu à
peu, à la dévorante passion (ou simplement à l'état amoureux) qui l'a précédée et
d'ailleurs préparée? Cela est vrai aussi dans le mariage, quand il est heureux, et
seules les habitudes de langage le rendent alors moins manifeste. On parle de l'autre en
disant « ma femme », « mon mari », plutôt que « mon ami(e) ». Heureux les couples
mariés pour lesquels ce n'est qu'une question d'usage, qu'un mot différent pour dire la
même chose ! Quelle chose? L'amour, mais réalisé et non plus rêvé. Je me souviens
avec émotion de cette femme d'une quarantaine d'années, qui me disait, parlant de
l'homme avec qui elle vivait depuis dix ou douze ans, dont elle avait eu deux enfants,
qu'ils élevaient ensemble: « Bien sûr, je ne suis plus amoureuse de lui. Mais j'ai
toujours du désir pour lui, et puis c'est mon meilleur ami. » J'y ai reconnu, enfin
dite, et tranquillement dite, la vérité des couples, quand ils sont heureux, et aussi
une expérience, soit dit en passant, sexuellement très forte, très douce, très
troublante... Ceux qui n'ont jamais fait l'amour avec leur meilleur(e) ami(e) ignorent
quelque chose d'essentiel, me semble-t-il, sur l'amour et sur les plaisirs de l'amour, sur
le couple et sur la sensualité des couples. Le meilleur ami, la meilleure amie, c'est
celui ou celle que l'on aime le plus, mais sans en manquer, sans en souffrir, sans en pâtir
(d'où vient passion), c'est celui ou celle que l'on a choisi(e), celui ou celle que
l'on connaît le mieux, qui nous connaît le mieux, sur qui on peut compter, avec qui on
partage souvenirs et projets, espoirs et craintes, bonheurs et malheurs... Qui ne voit que
c'est en effet le cas dans un couple, marié ou pas, dès lors qu'il dure un peu, du moins
si c'est un couple uni, et pas seulement par l'intérêt ou le confort, si c'est un couple
aimant, et vrai, et fort ? C'est ce que Montaigne appelait si joliment « l'amitié
maritale », et je ne connais pas de couple heureux, hormis le feu des commencements, que
cette catégorie ne décrive plus adéquatement que celles de manque, de passion ou
d'amour-fou. [...]
Les scolastiques distinguaient l'amour de concupiscence ou de convoitise (amor
concupiscentiae) de l'amour de bienveillance ou, comme dit aussi saint Thomas,
d'amitié (amor benevolentiae sive amicitiae). Sans que cela recouvre exactement
l'opposition érôs/philia, telle que j'ai essayé de la penser, on peut dire que
l'amour de convoitise reste fidèle à Platon « lorsqu'un être manque de quelque chose
et rencontre ce qui lui manque, il le convoite »), comme l'amour de bienveillance reste
fidèle à Aristote (pour lequel, rappelle saint Thomas, « aimer, c'est vouloir du bien
à quelqu'un »). L'amour, explique saint Thomas, se divise ainsi « en amour d'amitié et
amour de convoitise : car un ami, au sens propre, est celui à qui nous voulons du bien;
et l'on parle de convoitise à l'égard de ce que nous voulons pour nous ». Bref, l'amour
de convoitise ou de concupiscence (gardons ce dernier mot, puisque le français en propose
deux, pour le désir sexuel), sans être forcément coupable, est un amour égoïste :
c'est aimer l'autre pour son bien à soi. L'amour de bienveillance ou d'amitié, au
contraire, est un amour généreux : c'est aimer l'autre pour son bien à lui. Saint
Thomas n'ignore pas que les deux peuvent se mêler, et se mêlent en effet dans la plupart
de nos amours. La différence n'en subsiste pas moins, que le mélange suppose et
confirme. J'aime les huîtres et j'aime mes enfants. Mais ce n'est pas le même amour dans
les deux cas : ce n'est pas pour le bien des huîtres que je les aime; ni seulement pour
le mien que j'aime mes enfants. Aucun amour humain, sans doute, n'est totalement dépourvu
de convoitise. Mais il arrive que la convoitise règne seule (quand j'aime les huîtres,
l'argent, les femmes...), et l'amour, même intense, est alors au plus bas. Ou qu'à la
convoitise se mêle la bienveillance (quand j'aime mes enfants, mes amis, la femme que
j'aime), et l'amour est alors d'autant plus élevé que la bienveillance se développe
davantage. Aristote est manifestement ému par ces mères qui doivent abandonner leurs
enfants à la naissance, pour leur bien à eux, et qui continueront de les aimer sans en
être connues, une vie durant, qui vont les aimer en pure perte ou désespérément,
souhaitant le bien de leurs enfants davantage que le leur propre, prêtes à sacrifier
même, pour autant qu'elle puisse distinguer l'un de l'autre, celui-ci à celui-là. C'est
pure bienveillance, et cela est beau (« il est beau de faire du bien sans espoir d'être
payé en retour »). Mais ce n'est pas la règle. Le plus souvent
bienveillance et convoitise vont se mêler, et c'est tant mieux pour tous ceux qui ne sont
pas des saints, c'est-à-dire pour nous tous, puisque cela nous permet de chercher notre
bien en en faisant un peu, de mêler égoïsme et altruisme, bref d'être l'ami de nos
amis (à qui nous voulons du bien) et de nous-même (à qui nous en voulons aussi). Ainsi,
dans le couple : quoi de plus naturel que d'aimer (philia) la femme ou l'homme que
l'on désire avidement (érôs), quoi de plus normal que de vouloir du bien à
celui ou celle qui nous en fait, que d'aimer avec bienveillance, et joyeusement, celui ou
celle dont on jouit concupiscemment, que d'être l'ami, donc, de celui ou celle que l'on
convoite et possède... Erôs et philia se mêlent, presque toujours, et
c'est ce qu'on appelle un couple ou une histoire d'amour. Simplement érôs s'use
au fur et à mesure qu'il est satisfait, ou plutôt (car le corps a ses exigences et ses
limites), érôs ne renaît que pour mourir à nouveau, puis renaître, puis
mourir, avec toutefois de moins en moins de violence, de moins en moins de passion, de
moins en moins de manque (de moins en moins d'érôs, ce qui ne veut pas dire moins
de puissance ni de plaisir), quand philia au contraire, dans un couple heureux, ne
cesse de se renforcer, de s'approfondir, de s'épanouir, et c'est très bien ainsi. C'est
la logique de la vie, c'est la logique de l'amour. On n'aime d'abord que soi : l'amant se
jette sur l'aimé comme le nouveau-né sur le sein, comme le loup sur l'agneau. Manque :
concupiscence. La faim est un désir; le désir, une faim. C'est l'amour qui prend, c'est
l'amour qui dévore. Erôs : égoïsme. Puis on apprend (dans la famille,
dans le couple) à aimer un peu l'autre pour lui-même aussi : joie, amitié,
bienveillance. C'est passer de l'amour charnel, comme dit saint Bernard, à l'amour
spirituel, de l'amour de soi à l'amour de l'autre, de l'amour qui prend à l'amour qui
donne, de la concupiscence à la bienveillance, du manque à la joie, de la violence à la
douceur - d'érôs à philia.
André COMTE-SPONVILLE, Petit traité des grandes vertus, 18.
Bernard MORLINO
Louis Nucera, achevé dimprimer.
(Extraits)
« On peut feindre lamour, mais il est impossible
de feindre lamitié. » Philippe Soupault.
Je ne me doutais pas que lan 2000 pulvériserait ma
plus belle histoire damourtié. Mot inventé au plaisir de Louis qui menviait cette paternité. Le néologisme définit
lamitié à labri des inconvénients de lamour. Lorsque nous ne nous
voyions pas, nous étions comme disparus, mais maintenant il ne vit plus.
Aucune mort précédente ne servit de répétition générale à ce deuil. Je ne
peux rester de marbre, faire comme si rien nétait. Jouer à être un homme
mindispose face au scandale suprême. Le code de la route requiert de rouler
lentement avec des bolides en vente libre. Lalcool toléré nous permet de circuler
armé dun revolver virtuel garni dune seule balle dans le barillet. Les villes
roulettes russes seraient rendues aux piétons si lon appliquait la loi.
LÉtat est le fossoyeur de Louis. Les financiers, ses croque-morts. Lodeur
autour des carrefours interurbains a des relents de charnier. [
]
Le responsable de la collision ma ôté un ami de vingt ans avec lequel je
faisais lamitié tous les jours. [
]
Jécris pour men sortir, bien que je me refuse à faire de lart
avec le souvenir de Louis. Impossible de raturer son cadavre. Je ne minspire pas de
ce qui nest plus quun fait divers pour broder un roman en vue de séduire.
Lidée de toucher un à-valoir sur son dos brisé appartient à linconcevable.
Puisque les écrits restent, il est grave décrire que si jétais moins
réfléchi je pourrais commettre une action irréparable. Je persiste, pèse mes mots,
pour mon reliquat dannées à vivre, et maudis lindividu qui a réduit en
lambeaux une vie consacrée à lintelligence. La lourdeur à heurter de plein fouet
lesprit. La pesanteur a vaincu la grâce. Une poignée de secondes a suffi. Ennemi
de là-peu-près, Louis a été emporté par labjection quil ne cessa de
combattre à longueur de chroniques ciselées avec le souci dun ébéniste des
lettres. [
]
S.O.S ne peut rien contre la détresse. Mon cur et mes poumons sont
asphyxiés par langoisse du néant. Au moindre répit, une dague saiguise la
lame sur mon plexus. La sauvagerie du 9 août mempêche de respirer [..] Je renonce
à la pharmacopée, et ne cesse dêtre au supplice, avec la honte de me plaindre. Je
ressasse toujours le même cauchemar vivant : « Mardi soir je lui ai parlé au
téléphone et samedi je lenterre
» Jai muselé ma peine, avec la
référence de Louis qui men impose par-delà son inhumation. Sa dignité ne
sest pas évanouie à cause de la violence administrée par un inqualifiable ayant
permis de tuer octroyé par la République française. Je dois me remettre du décès
comme il sest remis de celui dAlphonse Boudard. Cest un bien grand mot
car, précisément, il ne sen était pas remis.
Jécris sur Louis alors que je devrais entendre sa voix ensoleillée. Il eût
suffi que le motorisé ne naquît jamais. Lhomme explosé sur le goudron surchauffé
de la périphérie niçoise sétait construit au contact des grands textes. Une vie
de labeur réduite à zéro, anéantie par un mal élevé.[.. ]
Avant de naître, jétais lui. Entre la rue de la République et
lavenue des Diables- Bleus1, un quart
de siècle ne nous séparait pas. Nous étions tout aussi près dans la capitale, au pied
du Sacré- Cur. Nous ignorions cette promiscuité jusquà notre rencontre en
1980. Lamour des lettres, la passion du sport et nos dégoûts communs scellèrent
notre connivence. Sans se lavouer, nous étions père et fils, à la frontière des
personnes et des héros de papier. À force de lire des histoires, nous voulions croire à
la nôtre.
Je suis obligé décrire, écrire encore, et toujours pour maintenir le lien
avec Louis, aussi ténu soit-il. Ce même fil quil a arrimé au spectre de Cocteau
et de Kessel pour les sauvegarder des ténèbres. Louis a voulu être digne devant le
tribunal des morts. Ne jamais trahir ses parents quil vénérait. Linnommable
ne maurait pas atteint davantage sil mavait tiré une balle en plein
cur. Mes battements némettent plus que le compte à rebours de mes jours. Je
suis le cercueil dans lequel mon ami se débat pour en sortir.[
]
Nous faisions lamitié et prenions du rab, au cas où. Au téléphone, nous
parlions de tout et de rien, cinq fois par jour, parfois plus. Nous dépassions Cocteau
qui envoyait une lettre quotidienne à Guillaume Apollinaire. Nous jouions à Montaigne et
à La Boétie : « Parce que cétait lui ; parce que cétait
moi. ».
Son unique arme était la gentillesse. Quelques fervents de lamitié
lempêchaient de sombrer dans le désespoir. Hormis sa femme et ses amis, il ne rate
plus rien de notre civilisation. Mais à 72 ans, il nétait toujours pas lassé des
« clartés indécises de laurore » et des « versatiles parements
de la nature ». Louis était le lien qui maintenait uni un groupe, allant de
lun à lautre. Les épouses nétaient pas exclues du cercle de
lAmicale Louis Nucera. Le collier tombé au sol, le fil a cédé et toutes les
perles ont roulé à terre.
Jai la sinistre impression de traîner derrière moi mon cadavre, chien au
bout dune laisse. Les nuits ont une obscurité de tombeau. Le rire a pris le maquis.
Innommable ! Où vous irez, labsent vous harcèlera ! Même au bout du
monde, dans lhôtel le plus retranché vous ne rêverez plus jamais. [
]
On jouait au ping-pong verbal. Il me servait Igor Stravinsky :« Jai
fait toute mon uvre avec une gomme » ; je lui retournais du Paul
Morand : «Écrire consiste à enlever des mots et non pas à en aligner. » Il
menvoyait à la volée du Cendrars : « Il faut vivre la poésie et
lécrire ensuite » ; je contrais avec du Roland Dubillard :
« Je suis mon délégué. » Il liftait du Jules Renard : « Écrire
est une façon de parler sans être interrompu » ; je smashais avec
Perros : « Jécris parce que personne ne mécoute. » Il
sen sortait avec du Cocteau : « Un chef-duvre est un
dictionnaire dans le désordre. » Rageur, je rebondissais sur : « Tous
les enfants naissent artistes mais peu le restent. » Lui, dans les cordes :
« Cest de qui ? » Alors magnanime : « Cest de
moi ! » Le rire ne retombait plus. Nous disputions des finales de Coupe du
monde damourtié. Si nous parlions trop de littérature, il fallait dévier sur le
sport, et après trois heures passées devant une course télévisée, il fallait
retourner aux livres, histoire de rester en jambes. À lheure du sport- argent,
Louis était un sportif dans lâme ; il se battait contre lui-même pour rester
frais et dispos.[
]
Avant la barbarie, je navais pas lintention décrire sur Louis,
trop occupé à vivre le présent avec lui. Je disais : « Je suis ton
lecteur » pour quil rectifie : « Non ! mon biographe.. »
Et de rire, à men effrayer. Quelle est la part de jeu ? minterrogeai-
je. Il bluffait sa mélancolie. Maintenant, il faut passer à lacte, dévaler sur
les pages, franchir lobstacle de son corps pour rejoindre lessentiel. Le natif
de la ville du Carnaval naimait pas les masques. Je suis dans la peau dun
adversaire de la peine de mort auquel un sadique a tué ses enfants.
« On oublie le timbre de la voix dun être. » Il vérifia maintes
fois cette allégation. Ses inflexions méridionales sont pourtant gravées dans mes
tympans. Un soir, il avait vu sanimer Kessel sur lécran de télévision, et
mappela, bouleversé. Je refuse de voir Louis sagiter comme sil était
parmi nous, et je ne veux pas me rendre au cimetière pour y surplomber ses entrailles
offertes aux asticots. Je crois à léventuelle immortalité de lâme, sauf
devant la tombe. Face à la sépulture de Louis, je ne suis pas au seuil du caveau de
Baudelaire qui ne ma jamais embrassé. La charogne a pris le métro avec moi.
Jappelais lêtre humain, rien que pour me réchauffer le cur, de
Nice, de Paris ou dailleurs. Parfois lappel suspendait lune de ses
phrases, au-dessus de la page en cours : « Je nai rien à te dire, je
tappelle, cest tout. » Aussitôt, il montait dun ton :
« Tu es un frère ! »
Ce matin, jai hâte de retrouver Louis sur la page blanche. Le curseur de mon
ordinateur clignote à la manière des battements du cur. [
] Jécris
même si je sais que la littérature ne fait pas de miracles. Louis serait content de me
savoir à sa recherche. « Écrire, cest notre béquille », disait-il.
Je suis Louis au point de nêtre plus moi.
Ce nétait ni Flaubert ni Proust ni Céline, cétait plus que cela,
cétait mon ami.
Bernard MORLINO, Louis Nucera, achevé d'imprimer, 2001.
texte numérisé par Colette Lallement
1. Au 9 de cette avenue à Nice, naquit Louis Nucera.
Jacques DERRIDA
Politiques de lamitié
Lidéal du sage vertueux, lui prescrit
lindépendance et lautosuffisance, donc de se dispenser, le plus possible, des
autres : peu damis, le moins possible.
En schématisant beaucoup, on dirait que linterprétation de cette loi peut
en appeler à deux grandes logiques. Il sagit toujours de lamitié
véritable (amitié première, prote philia, dans lÉthique à Eudème,
amitié parfaite ou achevée, teleia philia, dans lÉthique à Nicomaque).
Lune de ces deux logiques peut faire de cette amitié par excellence (lamitié
souveraine de Montaigne) une arkke ou un télos, justement, vers lequel il
faut tendre même si on ne latteint jamais. Pas plus quon natteint ni ne
doit atteindre, quand on est un homme, la rareté absolue des amis.
Linaccessibilité, dans ce cas, ne serait quun éloignement dans
limmensité dun espace homogène : un chemin à parcourir. Mais on peut
aussi interpréter autrement linaccessibilité. Autrement,
cest-à-dire depuis une pensée de laltérité qui rend lamitié
véritable ou parfaite non seulement inaccessible comme un télos concevable, mais
inaccessible parce que inconcevable dans son essence même et donc dans son télos.
Dun côté, on aurait ainsi un télos concevable et déterminable
auquel en fait on ne peut atteindre : on ne peut y arriver et il ne peut
arriver, il ne peut nous arriver. Cest une nouvelle façon dinterpréter ,
hors contexte, le « nul amy ». Il ny a pas dami, tout simplement,
parce que cest trop difficile, la perfection, voilà. Nous ny avions pas
encore fait allusion.
De lautre, le télos reste inaccessible parce que inconcevable, et
inconcevable parce que contradictoire en lui-même. Linaccessibilité aurait
alors un tout autre sens, celui dune barre interdictrice dans le concept
même de lamitié. Comme le dit justement Aubenque,[1]
« lamitié parfaite se détruit elle-même ». Elle est
contradictoire dans son essence même. Dune part, en effet, on doit vouloir
le plus grand bien pour lami et donc quil devienne un dieu. Mais on
ne peut le vouloir, on ne peut vouloir ce quon voudrait alors, au moins pour
trois raisons.
1.Lune, cest quil ny a plus damitié possible
avec Dieu en raison de son éloignement ou de sa séparation.[2]
La présence ou la proximité sont la condition de lamitié, dont lénergie se
perd dans labsence ou dans léloignement Les hommes sont dits
« bons » ou vertueux soit du point de vue de laptitude, de la
possibilité, de lhabitus (kathexin), soit en acte (katenergeian).
Dans lamitié, il en est de même : les amis qui dorment ou qui vivent en des
lieux séparés ne sont pas des amis en acte (ouk energousi). Lénergie de
lamitié tire sa force de la présence ou de la proximité. Si
labsence et léloignement ne détruisent pas lamitié, ils
latténuent ou lexténuent, ils lénervent. Le proverbe que cite à ce
sujet Aristote marque bien que labsence, ou léloignement, est pour lui
synonyme de silence : des amis sont séparés quand ils ne peuvent pas se parler
(cest laprosegoria, la non- allocution, la non- adresse, mot rare qui
apparaît dans ce proverbe dorigine inconnue : « laprosegoria a
dénoué plus dune amitié »). Il ne sagit donc pas seulement de la
distance entre des lieux, bien quAristote la mentionne aussi, mais de ce qui alors
va pour lui de pair avec la séparation topologique, à savoir limpossibilité de
lallocution ou du colloque. (Question : quest-ce que ce discours faisait
de la télécommunication en général ? et que ferait-il aujourdhui du
téléphone et de toutes les dis-locations nouvelles qui dissocient lallocution de
la co- présence en un même lieu ? On peut se parler de très loin, on le pouvait
déjà, Aristote nen tenait pas compte.) Aporie encore : « Si lun
des amis est séparé par un intervalle considérable, comme par exemple Dieu est
éloigné de lhomme, il ny a plus damitié possible.» Cest même
ce qui a donné lieu à la question difficile (aporeitai) de savoir si, en fin de
compte, les amis souhaitent vraiment pour leurs amis les biens les plus grands, comme par
exemple dêtre des dieux, car alors ce ne seront plus des amis pour eux, ni par
suite des biens, puisque les amis sont des biens [3] .Il
ny a pas damitié possible avec Dieu parce que cette absence et cette
séparation signifient aussi labsence de commune mesure pour une égalité
proportionnelle entre Dieu et moi. Puis on ne parle pas avec ce Dieu : aproségorie
absolue. On ne peut même pas sadresser à lui pour lui dire quil ny a
pas dami. On ne peut donc vouloir Dieu pour ami.
2. Lautre raison, cest que lamitié me commande daimer
lautre tel quil est en souhaitant quil le demeure et le fasse dans sa
nature humaine, dans son « être dhomme » [4]
. Dans son origine et sa fin, dans son sens premier ou dans son achèvement,
lamitié est encore le propre de lhomme. On ne peut donc diviniser
lami tout en souhaitant quil reste ce quil est dans sa nature
dhomme.
3. Et pourtant, troisième raison, sans doute la plus radicale, lhomme
damitié, en tant quhomme de vertu, devrait néanmoins ressembler à Dieu.
Or Dieu na pas besoin dami, il se pense lui-même et non autre chose. La noesis
noesos, la pensée de la pensée qui caractérise le premier moteur aussi bien que,
dans la même tradition, le savoir absolu, au sens de Hegel, na que faire de
lamitié parce quelle na que faire de lautre. Lamitié
parfaite ou véritable, celle de lhomme juste et vertueux qui veut ressembler à
Dieu, tend donc à cette autarkeia divine qui se passe fort bien de lautre et
na donc aucun rapport à lamitié, pas plus quà la mort de
lautre. Cest justement dans un développement consacré à lautarcie
quAristote souligne cette sorte daporie : « De ce que Dieu est tel
quil na pas besoin damis, nous concluons quil en est de même pour
lhomme semblable à Dieu. Mais alors, si lon suit ce raisonnement, il faudra
dire aussi que le valeureux [ou le vertueux, spoudaios] ne pense même pas ;
car ce nest pas dans la pensée que réside la perfection de Dieu : Dieu est
supérieur à une pensée qui serait pensée dautre choseà moins quil
ne se pense lui-même ; la cause en est que, pour nous, le bien implique le rapport
à lautre, alors que Dieu est à lui-même son propre bien. [5] »
Cest en somme à Dieu (ou à lhomme en tant quil devrait ou voudrait lui
ressembler) quon doit penser en disant : « il ny a nul amy ».
Mais on pense alors à quelquun qui ne pense pas ou qui ne pense rien dautre
que soi, qui ne pense pas en tant quil ne pense rien dautre que soi. Or
sil a des amis, sil le désire, cest parce que lhomme pense et
pense lautre.
Lamitié par excellence ne peut être quhumaine mais surtout, et du
même coup, il ny a pour lhomme de pensée que pour autant quelle est
pensée de lautre et pensée de lautre comme pensée du mortel.
Dans la même logique, il ny a de pensée, il ny a dêtre pensant, si du
moins la pensée doit être pensée de lautre, que dans lamitié. La pensée,
pour autant quelle doit être pensée de lautre et cest ce
quelle devrait être pour lhommene va pas sans la philia.
Traduite dans la logique dun cogito humain et fini, cela donne la
formule : je pense, donc je pense lautre : je pense, donc jai besoin
de lautre (pour penser) : je pense, donc la possibilité de lamitié se
loge dans le mouvement de ma pensée en tant quil requiert, appelle, désire
lautre, la nécessité de lautre, la cause de lautre au cur du cogito.
Traduite dans la logique dun cogito divin, du cogito de ce
dieu : je pense, donc je me pense et me suffis à moi-même, il ny a pas
(besoin) dami, etc. O amis (vous autres hommes), pour moi il ny a pas
dami. Ainsi parlerait un tel dieu, sil venait à parler. Divine pourrait être
la parole qui nous retient encore. Divine reste une certaine vérité du dit
dAristote, dès lors quon ne peut sadresser à des amis, nous venons de
le vérifier, quà la condition quils soient hommes. Il suffit en tout cas que
le concept damitié parfaite soit contradictoire pour que quelquun élève la
voix et dise « O mes amis, il ny a nul amy ».
Á la condition du cogito. Mais toute pensée ne se traduit pas
nécessairement dans la logique du cogito, et nous pourrions retrouver, sur une
autre voie, cette affinité du phileîn, de la pensée et de la mortalité.
[1] « Sur lamitié chez Aristote »,
appendice dans La Prudence chez Aristote, P.U.F., 1963.
[2] À Nicomaque, VIII, 9, 1159a 5.
[3] À Nicomaque, VII, 9, 1159a 5-11.
[4] ibid.
[5] À Eudème, VII, 1245b 14-19 (traduction Aubenque).
Jacques DERRIDA, Politiques de l'amitié, chapitre
VIII, Replis.
texte numérisé par Colette Lallement.