CICÉRON
Lélius ou l'Amitié
- extraits -
[L'amitié entre hommes de bien]
18. De prime abord, l'amitié, j'1
en ai la conviction, ne peut exister que chez les hommes de bien. Sur cette
notion, je ne trancherai pas dans le vif, comme certains dont le raisonnement théorique
est plus exigeant, sans doute à juste titre, mais sans grand profit pour la gouverne des
gens ordinaires. Ils refusent que quiconque soit homme de bien excepté le sage.
Admettons. Mais voilà que cette sagesse, ils la définissent de telle façon qu'aucun
mortel à ce jour n'a pu la suivre; or la nôtre, nous nous devons qu'elle prenne en
compte ce qui constitue l'usage et la vie courante, non point ce qui fait la substance des
rêves et des souhaits. Jamais je ne pourrais dire que Caius Fabricius, Manius Curius,
Tibérius Coruncianus, que nos aïeux tenaient pour des sages, l'étaient véritablement,
si j'appliquais les normes de nos brillants théoriciens : qu'ils gardent donc pour eux la
définition du mot sagesse, avec ce qu'il comporte d'enviable et d'obscur, et nous
concèdent que nos concitoyens étaient des hommes de bien. À cela même, hélas,
ils ne consentiront pas : ils refuseront que ce titre puisse être accordé à des gens
qui ne sont pas « sages » .
19. En définitive, nous en déciderons avec, comme on dit, notre bonne grosse
jugeote. Toutes les personnes qui, dans leur conduite, dans leur vie, ont fait preuve de
loyauté, d'intégrité, d'équité, de générosité, qui n'ont en elles ni cupidité, ni
passions, ni inconstance, et sont douées d'une grande force d'âme, comme l'ont été les
hommes que je nommais il y a un instant, toutes peuvent, je pense, être rangées parmi
les gens de bien : ce qui les caractérise, puisqu'ils suivent, autant qu'un
être humain le peut, la nature qui est le meilleur des guides pour vivre de la bonne
façon.
Il me semble, en ce sens, discerner que nous sommes faits pour qu'il existe entre
tous les humains quelque chose de social, et d'autant plus fort que les individus ont
accès à une proximité plus étroite. Ainsi nos concitoyens comptent davantage pour nous
que les étrangers; nos parents proches, plus que les autres personnes. Entre parents, la
nature a ménagé en effet une sorte d'amitié ; mais elle n'est pas d'une résistance à
toute épreuve. Ainsi l'amitié vaut mieux que la parenté, du fait que la parenté peut
se vider de toute affection, l'amitié, non : qu'on ôte l'affection, il n'y a plus
d'amitié digne de ce nom, mais la parenté demeure.
20. La force que recèle l'amitié devient tout à fait claire pour l'esprit si
l'on considère ceci : parmi l'infinie société du genre humain, que la nature elle-même
a ménagée, un lien est contracté et resserré si étroitement que l'affection se trouve
uniquement condensée entre deux personnes, ou à peine davantage.
Ainsi l'amitié n'est rien d'autre qu'une unanimité en toutes choses, divines et
humaines, assortie d'affection et de bienveillance : je me demande si elle ne serait pas,
la sagesse exceptée, ce que l'homme a reçu de meilleur des dieux immortels. Certains
aiment mieux les richesses, d'autres la santé, d'autres le pouvoir, d'autres les
honneurs, beaucoup de gens aussi lui préfèrent les plaisirs. Ce dernier choix est celui
des brutes, mais les choix précédents sont précaires et incertains, reposent moins sur
nos résolutions que sur les fantaisies de la fortune. Quant à ceux qui placent dans la
vertu le souverain bien, leur choix est certes lumineux, puisque c'est cette même vertu
qui fait naître l'amitié et la retient, et que sans vertu, il n'est pas d'amitié
possible !
21. Dès lors que nous définirons la vertu à partir de nos habitudes de vie et de
pensée, plutôt que de l'évaluer, comme certains doctes personnages, d'après la
splendeur verbale, nous compterons effectivement au nombre des hommes de bien ceux qu'on
tient pour tels : les Paul Émile, Caton, Galus, Scipion, Philus. Ces derniers constituent
des modèles satisfaisants pour la vie courante : ne parlons donc plus de ceux qu'on ne
rencontre absolument jamais.
22. Ainsi donc, une amitié entre hommes de bien a de si puissants avantages que je
peux à peine les décrire. Pour commencer, en quoi peut bien consister une « vie vivable
», comme dit Ennius, qui ne trouverait un délassement dans l'affection échangée avec
un ami ? Quoi de plus agréable que d'avoir quelqu'un à qui l'on ose tout raconter comme
à soi-même ? De quoi serait fait le charme si intense de nos succès, sans un être pour
s'en réjouir tout autant que nous ? Quant à nos défaites, en vérité, elles seraient
difficiles à supporter sans cette personne, pour qui elles sont encore plus pénibles à
supporter que pour nous-mêmes. Par ailleurs, les autres privilèges auxquels les gens
aspirent n'existent qu'en vue d'une seule forme d'utilisation : les richesses, pour être
dépensées; la puissance, pour être courtisée; les honneurs, pour susciter les
louanges; les plaisirs, pour en tirer jouissance; la santé, pour qu 'on n'ait pas à
subir la douleur et qu 'on dispose des ressources de notre corps. L'amitié, elle,
contient une foule de possibilités. Dans quelque direction qu'on se tourne, elle est là,
secourable, n'est exclue d'aucune situation, n'est jamais importune, jamais embarrassante.
C'est pourquoi eau ni feu, comme on dit, ne nous font plus d'usage que
l'amitié.
Et ce n'est pas ici de l'amitié commune ou médiocre, qui pourtant, elle
aussi, a de l'agrément et de l'utilité, mais de la vraie, de la parfaite, que je parle,
telle quelle a existé entre les quelques personnages qu'on cite. Car l'amitié rend
plus merveilleuses les faveurs de la vie, et ses coups durs, en communiquant et
partageant, plus légers.
23. Or, si l'amitié recèle toutes sortes d'avantages, et d'importance, elle les
surpasse tous, parce qu'elle auréole l'avenir d'optimisme et n'admet ni la
démoralisation des esprits ni leur capitulation. En effet, observer un véritable ami
équivaut à observer quelque version exemplaire de soi-même : les absents sont alors
présents, les indigents sont riches, les faibles pleins de force et, ce qui est plus
difficile à expliquer, les morts sont vivants : tant le respect, le souvenir, le regret
de leurs amis continue de leur être attaché. Si bien que la mort des uns n'a pas l'air
d'être un malheur, et la vie des autres suscite l'estime. Enfin, si l'on écartait de
l'ordre naturel la relation d'amicale sympathie, pas une maison, pas une ville ne
resterait debout, et l'agriculture ne saurait subsister. Si l'on ne saisit pas bien quelle
est la force de l'amitié et de la concorde, on peut en avoir une idée à travers les
dissensions et les discordes. En effet, quelle maison est assez solide, quelle cité
possède une cohésion suffisante pour ne pas risquer, par les haines et les mésententes,
de se trouver complètement ruinée ? Cest par là quon peut évaluer ce
quil y a de bon dans lamitié. (V-VII.)
[L'origine de l'amitié]
Le plus souvent, donc, en réfléchissant à l'amitié,
j'ai l'habitude d'en revenir au point qui me semble fondamental : est-ce par faiblesse et
indigence qu'on recherche l'amitié, chacun visant tour à tour, à travers une
réciprocité des services, à recevoir d'un autre et à lui rendre telle ou telle chose
qu'il ne peut obtenir par ses propres moyens, ou cela ne serait-il qu' une de ses
manifestations, l'amitié ayant principalement une autre origine, plus intéressante et
plus belle, enfouie dans la nature elle-même ? L'amour en effet, d'où provient le mot
amitié, est au fondement premier de la sympathie réciproque. Quant aux faveurs, il n'est
pas rare qu'on en obtienne aussi de gens qu'on berce d'un semblant d'amitié et d'un
empressement de circonstance : or, dans l'amitié, rien n'est feint, rien n'est simulé,
tout est vrai et spontané.
27. Cela tendrait à prouver que l'amitié est issue de la nature, me semble-t-il,
plutôt que de l'indigence; qu'elle est une inclination de l'âme associée à un certain
sentiment d'amour, plutôt qu'une spéculation sur l'ampleur des bénéfices qu'on en
tirera.
On peut constater cet état de choses même chez certains animaux, qui aiment leurs
petits pour un temps donné et en sont également aimés : leur sentiment est évident.
Chez l'homme, il est plus évident encore : d'abord parce qu'il existe une tendresse
spéciale entre enfants et parents, impossible à détruire sauf par un crime exécrable;
ensuite, lorsque le même sentiment d'amour surgit d'une rencontre fortuite avec une
personne dont les murs et le caractère coïncident avec les nôtres, parce qu'elle
nous semble intérieurement illuminée, pour ainsi dire, de probité et de vertu.
28. Rien, ma foi, n'est plus aimable que la vertu, rien n'engage davantage à
s'attacher, attendu que vertu et probité, d'une certaine façon, nous font éprouver de
l'attachement même pour des gens que nous n'avons jamais vus. Qui évoquerait sans
quelque bienveillante sympathie la mémoire de Caius Fabricius, Manus Curius, qu'il n'a
pas connus ? Qui, en revanche, ne haïrait Tarquin le Superbe, Spurius Cassius, Spurius
Mélius ? Deux chefs ont rivalisé avec nous par les armes pour la suprématie en Italie :
Pyrrhus et Hannibal. L'honnêteté du premier nous retient d'éprouver envers lui trop
d'animosité; le second, sa cruauté le rendra à jamais odieux à notre cité.
29. S'il y a tant de force dans la valeur morale que nous l'aimons, soit chez des
gens que nous n'avons jamais vus, soit, ce qui est plus frappant, même chez un ennemi,
faut-il s'étonner que le cur des hommes s'émeuve quand il lui semble, chez des
gens avec lesquels il envisage de nouer des relations intimes, apercevoir vertu et
droiture ? Au reste, le sentiment se confine par un bienfait reçu, par un penchant
dévoilé, par une fréquentation régulière. Choses qui, en nourrissant ce premier
mouvement de l'âme et de l'amour, font merveilleusement flamboyer l'intensité d'une
affection.
Mais en prétendant qu'elle provient de la faiblesse, en s'appuyant sur le fait
qu'il se trouve, dans l'amitié, quelqu'un pour procurer à quelqu'un d'autre ce qu'il
désire, ils abandonnent l'origine de l'amitié à l'abjection et à la mesquinerie totale
: ils en font une chose née, pour ainsi dire, de la gêne et de l'indigence. S'il en
était ainsi, quiconque s'estimerait le plus intérieurement démuni serait le plus apte
à l'amitié. La réalité est bien différente.
30. Car celui qui a le plus confiance en soi, celui qui est si bien aimé en vertu
et en sagesse qu'il n'a besoin de personne et sait qu'il porte tout en lui, celui-là
excelle toujours dans l'art de se gagner des amitiés et de les conserver. Quoi !
L'Africain 2 ? besoin de moi ? Seigneur ! Pas le
moins du monde. Ni moi de lui non plus, mais j'admirais la force de sa personnalité : lui
de son côté n'avait peut- être pas une trop mauvaise opinion de mon tempérament : il
m'apprécia. L'habitude de nous voir accrut notre sympathie réciproque. Mais même si
quantité d'avantages importants en ont résulté, ce n'est certes pas l'ambition de les
obtenir qui a provoqué notre affection.
31. En effet, quand nous sommes généreux et bienfaisants, quand nous
n'exigeons pas de reconnaissance, - n'escomptant aucun bénéfice pour nous-mêmes,
n'éprouvant qu'une envie spontanée d'être généreux -, c'est alors qu'il est bon, je
pense, non point poussés par un espoir mercantile, mais convaincus que l'amour porte en
soi son fruit, d'essayer de nouer amitié.
32. Ainsi sommes-nous fort éloignés des gens qui, à l'instar des animaux,
ramènent tout à la volupté. Ce n'est pas surprenant. Comment pourraient-ils se tourner
vers quoi que ce soit d'élevé, de magnifique, de divin, eux qui ont rabaissé tout souci
au niveau d'une chose si vile et si méprisable ?
Voilà qui suffit à les éliminer de notre conversation, mais gardons à l'esprit
que c'est la nature qui engendre le sentiment de l'affection et la tendresse née de la
sympathie, une fois établie la preuve de la loyauté. Ceux qui la recherchent s'abordent
puis se fréquentent de plus près, pour profiter de la présence de celui qu'ils ont
commencé à affectionner, et de sa personnalité; pour instaurer une réciprocité et une
égalité d'affection : ils se montrent alors plus enclins à rendre service qu'à exiger
du retour et entre eux s'établit une noble rivalité. C'est ainsi qu'à la fois l'on
retirera de l'amitié les plus grands avantages, et que, d'être issue de la nature
plutôt que de la faiblesse, sa croissance sera plus intense et plus vraie. Car si
l'intérêt cimentait les amitiés, au moindre changement d'intérêts, on les verrait se
dénouer. Mais comme la nature ne saurait changer, les vraies amitiés sont éternelles.
Voilà donc l'origine de l'amitié, à moins que vous n'y trouviez à redire. (VIII-IX.)
[L'amitié n'obéit pas à des raisons
utilitaires]
C'est donc bien la première loi qu'il faille instaurer en
amitié : ne demander à nos amis que des choses honnêtes, ne rendre à nos amis que des
services honnêtes, sans même attendre qu 'on nous les demande, rester toujours
enthousiaste, bannir l'hésitation, oser donner un avis en toute liberté. Dans le domaine
de l'amitié, il faut que prédomine l'autorité des amis les plus avisés, et que cette
influence s'applique à mettre les autres en garde, non seulement avec franchise mais
aussi avec assez d'énergie, si la chose l'exige, pour que le conseil soit mis en
application.
45. Notons que certains personnages, considérés, à ce que je me suis laissé
dire, comme des sages en Grèce, ont proposé des théories à mon sens bien étranges;
mais il n'est rien que ces gens-là ne sachent développer par des arguties : pour les
uns, tout éventail d'amitiés un peu vaste est à fuir, de façon à ne pas, à soi tout
seul, devoir se tracasser pour une foule de gens; l'on en a bien assez, et même plus
qu'assez, de ses propres affaires, trop s'impliquer dans celles des autres ne peut que
nuire; le plus judicieux est de laisser autant qu'on peut à nos amitiés la bride sur le
cou, de manière à pouvoir, à notre gré, la serrer fort ou la relâcher. Le principal
en effet, pour vivre heureux, est la tranquillité, dont un esprit ne peut jouir s'il est,
seul, en mal de solutions pour une multitude de personnes.
46. Mais d'autres soutiennent, dit-on, des thèses beaucoup plus indignes,
j'y ai fait brièvement allusion, il y a un moment : ce serait par besoin d'assistance et
de protection, et non de sympathie et d'affection, qu'on recherche l'amitié; selon ce
principe, c'est dans la mesure où quelqu'un a le moins de solidité et le moins de forces
viriles, qu'il recherchera le plus l'amitié; c'est ce qui expliquerait que les faibles
femmes recherchent davantage la protection de l'amitié que les hommes; les pauvres que
les riches; et les malheureux davantage que ceux qu'on répute heureux.
47. La belle sagesse que voilà! On dirait qu'ils enlèvent le soleil du
monde, ceux qui enlèvent l'amitié de la vie, alors que nous n'avons rien reçu de
meilleur des dieux immortels, rien de plus plaisant. Quelle est en effet cette
tranquillité, apparemment séduisante, mais à repousser, tous comptes faits, dans bien
des cas ? Sans compter qu'il n'est pas très noble, ni de refuser son soutien à une
entreprise ou à une action honnête, seulement pour fuir les complications, ni de s'en
désintéresser après avoir commencé à la soutenir. Et si nous fuyons les soucis, il
faut fuir aussi la vertu, qui implique inévitablement son lot de soucis parce qu 'elle
méprise et déteste tout ce qui lui est contraire : ainsi la bonté déteste la malice,
la tempérance la passion, le courage la lâcheté; c'est pourquoi l'on voit que
l'injustice fait surtout souffrir les justes, la lâcheté les forts, l'infamie les gens
honnêtes. En conclusion, la caractéristique d'un esprit bien constitué est de se
réjouir de ce qui est bien et de souffrir du contraire.
48. De ce point de vue, si la douleur affecte l'âme du sage - et très
certainement c'est ce qui se passe, sauf à supposer que toute humanité soit éradiquée
de son âme -, quelle raison justifierait qu'on éliminât complètement de notre vie
l'amitié, pour l'unique motif qu'elle nous impose quelques désagréments ?
Quelle serait la différence, une fois l'émotion supprimée de l'âme, je ne dis
pas entre un animal et un homme, mais entre un homme et un tronc d'arbre, ou un rocher, ou
n'importe quoi du même genre ? Fermons donc nos oreilles aux discours des individus qui
voudraient que la vertu fût dure et comme bardée de fer, alors que dans nombre de cas,
dont l'amitié, elle est tendre et accommodante, se dilatant, dirions-nous, pour
accueillir le bonheur d'un ami, se contractant pour faire front à ses malheurs. Vue sous
cet angle, l'anxiété qu'on est souvent amené à ressentir pour un ami n'est pas de
taille à chasser l'amitié de notre vie : pas davantage qu'on ne va répudier les vertus
parce qu'elles occasionnent soucis et désagréments de bonne taille.
Du fait qu'on noue amitié, ainsi que je l'ai dit plus haut, si transparaît
quelque indice de vertu auquel une âme similaire peut s'attacher et s'associer, quand
cela se produit, l'affection ne manque pas, comme le soleil, de se lever.
49. Quoi de plus absurde que d'être attiré par des vanités comme l'honneur, la
gloire, l'édification de monuments, le vêtement et le culte du corps, et de ne point
l'être par une âme parée de vertu, qui. saurait aimer ou, pour mieux dire, rendre amour
pour amour ? Rien n'offre plus d'agrément en effet que de se voir récompensé de son
obligeance, rien n'a plus de charme que d'échanger tour à tour attentions et bons
offices.
50. Quoi! Si nous ajoutons encore, et nous sommes en droit de le faire, que rien ne
montre autant de force de séduction et d'attraction que la ressemblance engageant à
l'amitié, on nous accordera sûrement qu'il est vrai que les hommes de bien aiment les
hommes de bien et s'associent à eux, comme s'ils leur étaient liés par la parenté et
par la nature.
Rien n'est plus avide de son semblable ni plus rapace que la nature. Partant de
là, chers Fannius et Scévola, on constate, c'est pour moi évident, une sympathie
presque inévitable des bons entre eux, qui est le principe de l'amitié instauré par la
nature. Mais cette même bonté s'étend aussi à l'ensemble des gens. En effet, la vertu
n'est pas inhumaine, ni avare, ni orgueilleuse : elle a même pour habitude de protéger
des peuples entiers et d'agir au mieux de leurs intérêts, ce qu'elle ne ferait sûrement
pas si elle répugnait à aimer les gens.
51. Il me semble par ailleurs que ceux qui prêtent aux amitiés des motivations
bassement utilitaires escamotent, ce faisant, le plus aimable nud de l'amitié. Car
ce ne sont pas tant les services rendus par un ami, que l'affection de cet ami, en soi,
qui fait plaisir : ce qu'un ami nous offre ne nous rend heureux que dans la mesure où
c'est offert avec affection; et il s'en faut de beaucoup que ce soit l'indigence
qui amène à cultiver l'amitié, si l'on songe que ce sont les êtres qui sur le plan des
ressources, des richesses, de la vertu surtout, en laquelle réside le principal secours,
manquent le moins d'autrui, qui sont les plus généreux et les plus obligeants. Au
demeurant, je ne sais pas si c'est une bonne chose que nos amis ne manquent strictement
jamais de rien. En quel domaine en effet notre intérêt l'un pour l'autre aurait-il pu
s'épanouir, si jamais Scipion n'avait éprouvé le besoin d'un conseil, ni d'aucun
service de ma part, que ce soit dans la vie civile ou aux armées ? Ce n'est donc pas
l'amitié qui a découlé de l'utilité, mais l'utilité qui a découlé de l'amitié.
52. Nous nous garderons donc d'écouter des hommes confits en délices, quand ils
dissertent sur l'amitié sans avoir en la matière de connaissances ni pratiques, ni
théoriques. Qui soutiendrait en effet devant les dieux et les hommes qu'il rêve de
n'aimer personne et de n'être aimé de personne, seulement pour se voir submergé de
toutes les richesses et pour vivre dans l'opulence absolue ? C'est là l'existence des
tyrans, indiscutablement, en laquelle il n'existe aucune sincérité, aucune
tendresse, aucune affection durable auxquelles on puisse se fier : tout y est toujours
suspect et alarmant, point de place pour l'amitié.
53. Qui aimerait, ma foi, une personne qu'il redoute ou une personne qui,
pense-t-il, le redoute ? On s'empresse pourtant autour de ces gens-là, par hypocrisie,
tant que les choses durent. Mais si par hasard, comme c'est d'ordinaire le cas, ils
tombent, alors on découvre combien ils étaient dépourvus d'amis. C'est ce dont Tarquin,
dit-on, aurait fait la remarque durant son exil : il aurait découvert à ce moment-là
quil était loyal ou déloyal parmi ses amis, du fait que, dans sa situation, il ne
pouvait plus les payer de retour ni les uns ni les autres.
54. Il me paraît surprenant du reste, étant donné sa superbe et son odieux
caractère, qu'il ait pu avoir un ami quelconque. Quoi qu'il en soit, de même que le
caractère du personnage que je viens d'évoquer ne lui a guère permis de se faire de
vrais amis, le pouvoir dont disposent beaucoup de gens puissants est incompatible avec
toute amitié fidèle. C'est que non seulement la Fortune est aveugle, mais elle rend
surtout aveugles, la plupart du temps, ceux qu'elle favorise; aussi versent-ils facilement
dans l'arrogance et la fatuité et rien ne saurait être plus insupportable qu'un
imbécile heureux. C'est ainsi qu'on peut voir des gens, jusqu'alors d'un commerce
agréable, se métamorphoser : sous l'effet du commandement, du pouvoir, de la réussite
en affaires, les voici qui dédaignent leurs anciennes amitiés pour en cultiver de
nouvelles.
55. Mais quoi de plus stupide, quand on a sous la main richesses, facilités,
considération, que de s'offrir tout ce que peut procurer l'argent, chevaux, domestiques,
habits luxueux, vaisselle précieuse, et de ne pas se faire d'amis, qui sont comme je l'ai
dit le meilleur et le plus bel ornement de la vie ? Car en s'offrant tous ces biens
matériels, ils ne savent ni qui en faire profiter, ni pour qui ils travaillent si dur :
n'importe lequel de ces biens matériels est à qui saura s'en emparer de force, mais dans
ses amitiés chacun conserve un droit de propriété ferme et inaliénable, de sorte que,
même s'il nous reste les biens matériels, qui sont plus ou moins des dons de la
Fortune, une vie délaissée et désertée par les amis ne peut guère offrir un aspect
très riant. Mais c'est assez là-dessus. (XIII-XV.)
[Les limites de l'amitié]
56. Toutefois, il y a aussi en amitié des limites, et presque
des bornes, à instaurer pour l'affection. Sur cette question, je vois se présenter trois
thèses différentes, dont aucune ne me satisfait : pour l'une, nous devons ressentir
à l'égard d'un ami le même sentiment que pour nous-mêmes ; pour l'autre, notre
bonté envers nos amis doit répondre à leur bonté envers nous selon une stricte et
symétrique réciprocité ; pour la troisième, le cas que chacun fait de
soi dicte le cas que ses amis doivent faire de lui.
57. À aucune de ces trois maximes je ne souscris tout à fait. La
première, déjà, n'est pas vraie, qui dit qu'on se doit d'agir à l'égard de ses
amis comme on le ferait à l'égard de soi-même. Que de fois, en effet, nous faisons
pour nos amis des choses que nous ne ferions jamais pour nous-mêmes, solliciter un
personnage indigne, supplier, ou alors attaquer trop violemment quelqu'un et l'invectiver
avec trop de passion ! Tout cela qui, concernant nos propres affaires, ne serait guère
honorable, devient tout à fait noble en revanche quand on le fait pour des amis, et il
existe bien des domaines où souvent des hommes de bien consentent à perdre ou à ne pas
obtenir certains avantages, afin que ce soient leurs amis, plutôt qu'eux-mêmes, qui en
profitent.
58. Il y a aussi l'autre maxime, qui définit l'amitié par une équivalence de
services et dattentions réciproques. C'est vouer l'amitié à une comptabilité
trop chiche, trop mesquine, ma foi, que de vouloir cette parité rigoureuse entre ce qu'on
donne et ce qu'on reçoit. L'amitié vraie me semble à moi plus riche et plus
désintéressée : elle n'est pas là, sévère, à contrôler si elle n'est pas en train
de rendre davantage qu'elle n'a reçu. Et pour tout dire, on ne doit pas craindre qu'un de
nos bienfaits soit perdu, qu'une de nos propositions passe aux oubliettes : en amitié, on
ne charge jamais trop le plateau de la balance.
59. Quant à la troisième maxime, le cas que chacun fait de soi dicte le cas
que ses amis doivent faire de lui, c'est vraiment la pire des définitions ! Il n'est
pas rare en effet, chez certaines personnes, que le moral soit trop bas, ou que l'espoir
d'une amélioration de leur destinée soit trop ténu. Ce n'est donc pas à un ami
d'entretenir avec une personne la même relation qu'elle entretient avec elle-même : il
devra plutôt s'efforcer de remonter le moral de son ami, et réussir peu à peu à lui
insuffler de l'optimisme et des pensées plus positives.
On voit qu'une nouvelle définition de l'amitié vraie reste à établir, j'y
viendrai dès que j'aurai exposé celle que Scipion avait coutume de blâmer le plus :
d'après lui, on ne pouvait pas rencontrer parole plus hostile à l'amitié que celle du
personnage qui disait : « Il importe d'aimer comme si l'avenir nous réservait de
haïr »; il ne pouvait vraiment consentir à croire que, comme on le pense, Bias
avait dit cela, lui qui est réputé être l'un des Sept Sages; cette maxime venait de
quelqu'un d'infâme, d'ambitieux, ramenant tout au souci de sa propre puissance. Comment
pourrait-on être ami avec quelqu'un dont on imagine pouvoir devenir l'ennemi ? Plus
encore : il faudra désirer et souhaiter que l'ami commette des fautes le plus souvent
possible, qu'il prête ainsi chaque fois le flanc à la réprobation; a contrario, les
actes de droiture et les privilèges des amis inspireront forcément anxiété, peine,
jalousie.
60. C'est pourquoi une telle règle de conduite, quel qu'en soit
l'inventeur, ne vaut que pour détruire l'amitié. La règle qu'il eût plutôt fallu
enseigner, c'est de choisir l'éventail de nos amitiés avec assez de soin pour ne jamais
commencer d'aimer quelqu'un qu'on risque un jour de haïr. En outre, s'il se trouvait que
nous n'ayons pas été très heureux dans le choix de nos affections, Scipion pensait
qu'il fallait le supporter plutôt que de se préparer à des temps d'inimitiés.
61. Voici donc les limites à respecter, selon moi : si les murs des amis
sont bien policées, ils instaureront entre eux une communauté en toutes choses,
ambitions, projets, sans aucune exception; en outre, s'il arrivait par accident qu'on dût
assister des amis dans des projets pas très convenables, où sont en jeu leur personne ou
leur réputation, on s'autorisera un écart de conduite, pourvu que l'honneur n'ait pas à
en souffrir gravement. En effet, jusqu'à un certain point, il y a des concessions que
l'on peut faire à l'amitié sans qu'il faille vraiment renoncer à notre réputation, ou
perdre de vue que la sympathie des citoyens, dans le domaine politique, n'est pas une arme
à sous-estimer : qu'il soit ignoble de la récolter par les flatteries et la démagogie
n'implique pas que la vertu, qui suscite aussi l'affection, doive le moins du monde être
rejetée. (XVI-XVII)
[Il n'est pas d'amitié sans vertu]
La vertu, je dis bien : la vertu, mes bons Caius Fannius
et Quintus Mucius, à la fois nous concilie les amitiés et nous les conserve. C'est en
elle que réside l'accord général de toutes choses, en elle la stabilité, en elle la
constance : quand elle a élevé et fait resplendir sa lumière, puis aperçu et reconnu
la même lumière chez autrui, elle s'en approche et reçoit, en récompense, une part de
l'éclat qui vient de l'autre; au cur de ces interférences, se met à briller, soit
la figure de l'amour, soit la figure de l'amitié. L'un et l'autre en effet dérivent du
verbe aimer; aimer pourtant n'est rien d'autre que chérir l'être que l'on aime, sans
qu'il soit question de combler un manque ou d'en tirer un bénéfice : lequel s'épanouit
tout seul, dans le contexte de l'amitié, même s'il se trouve qu'on ne l'a nullement
recherché.
101. Cette affection, du temps de notre jeunesse, nous l'avons éprouvée
pour des vieillards, Lucius Paulus, Marcus Caton, Caius Galus, Publius Nasica, Tibérius
Gracchus, le beau-père de notre Scipion. Devenus vieux à notre tour, nous trouvons une
forme de quiétude dans l'affection des jeunes gens, la vôtre, ou celle de Quintus
Tubéro; de fait, je trouve également un plaisir sans mélange à l'affectueuse
assiduité des jeunes Publius Rutilius, Aulus Verginius. Et puisque la vie et la nature
sont articulées de telle sorte qu'une génération succède à une autre, il est avant
tout souhaitable de faire jeu égal avec ceux qui ont pris le départ en même temps que
nous, et d'arriver avec eux, comme on dit, au bout de la course.
102. Mais, puisque ce qui est humain est fragile et périssable, il y aura
toujours à chercher autour de soi des gens que nous aimerons et de qui nous serons aimés
: privée d'affection et de sympathie, la vie est dénuée de toute joie. Pour moi, ma
foi, Scipion, quoiqu'il ait été subitement emporté, vit et vivra toujours : j'ai aimé
la vertu de cet homme brillant, et cette vertu n'est pas éteinte. Je ne suis pas le seul
à en voir l'éclat repasser devant mes yeux, moi qui l'ai toujours eue à ma portée,
tenue comme une lanterne : elle brillera et sera un phare pour nos descendants. Jamais
personne ne concevra d'ambitions ou d'espérances un peu élevées, sans penser qu'il doit
prendre pour modèle la mémoire et l'image de Scipion.
103. Pour tout dire, il n'y a rien, dans tout ce que j'ai reçu de la
fortune ou de la nature, que je puisse comparer à son amitié : j'y trouvais une
communauté de conceptions politiques, j'y trouvais des conseils pour mes affaires
privées, j'y trouvais une détente pleine d'agrément. Jamais je ne l'ai offensé même
dans le plus petit détail, pour autant que je m'en sois rendu compte; je n'ai rien
entendu de lui que je n'eusse voulu entendre. Nous avions une seule et même maison, le
même style de vie, et cela nous rapprochait; et il n'y avait pas que le temps passé sous
les armes, mais aussi nos promenades à la campagne, qui nous réunissaient.
104. Que dire aussi de nos efforts pour en savoir toujours davantage et pour
apprendre des choses neuves, études qui nous tinrent éloignés du regard des foules, et
occupèrent toutes nos heures de loisirs ? Si la mémoire de ces images, l'émotion qui
leur reste attachée, était morte en même temps que Scipion, je serais totalement
incapable de supporter le regret de l'homme qui fut le plus proche de moi, et que j'aimais
le plus. Mais ces images ne sont pas éteintes, ma méditation et ma mémoire ont plutôt
tendance à les entretenir et à les augmenter, et même si j'en étais radicalement
dépouillé, l'âge en soi m'apporterait une puissante consolation. Car, de toutes
façons, je n'ai plus beaucoup de temps à passer au milieu de ces regrets désormais;
toute peine brève est obligatoirement supportable, même si elle est vive.
Voilà ce que j'avais à dire sur l'amitié. Et puisqu'il n'est pas d'amitié sans
vertu, je vous engage à ménager à la vertu une place telle que, elle mise à part, dans
votre pensée rien ne soit préférable à l'amitié.
Marcus Tullius CICÉRON, Lælius de Amicitia (44 av. J.-C.).
traduction Xavier Bordes.
1- Composant ce traité à la demande de son ami Atticus,
Cicéron y fait parler le consul Caïus Lælius Sapiens (v. 185 -v. 115 av. J.-C.) que son amitié avec Scipion Emilien et son autorité
d' « homme du passé » rendaient propre à traiter le sujet.
2- L'Africain : Scipion Emilien (185 - 129 av. J.-C.), surnommé le Second
Africain. Général romain, il mit fin à la troisième guerre punique par la prise
et la destruction de Carthage.
Le
texte intégral
de Lélius ou l'Amitié est disponible sur Itinera Electronica
dans la traduction de Charles Appuhn (1933).