On connaît la formule de Céline selon laquelle « l’amour, c’est l’infini mis à la portée des caniches » et sans doute convient-il d’y voir à l’œuvre une conception du sentiment amoureux qui ne valorise pas, loin s’en faut, le transport soudain de ceux que frappe l’ange cupidonien. Pour autant si chacun aspire en droit à tomber ou être amoureux – un état qui se donne, semble-t-il, moins comme une preuve que comme une épreuve –, c’est qu’un tel penchant caractérise aussi le propre de l’homme. L’amour alors, parce qu’il s’affirme, quelle que soit sa forme, comme indépendant de tout discours rationnel, prend souvent la forme de ce sur quoi la Raison ne saurait se prononcer. Mais faut-il estimer, partant, que l’amour, dans sa dimension embrasante et dévastatrice, s’excepte de toute rationalité ? En ce sens, se demander s’il est raisonnable d’aimer revient à se demander si l’amour – conçu comme débordement de l’étroite raison logique – peut tout de même être compatible avec la connaissance de soi, celle du monde ou celle d’autrui.
Si aimer, c’est en effet être appelé vers un être autre, éprouver un sentiment d’affection, de tendresse pour un tiers par exemple, il semble que l’amour se sépare d’emblée de toute discussion de type axiologique : un amour-passion renvoie toujours, et pas seulement dans l’œuvre de Racine, à un amour que l’on subit, impuissant à y faire intervenir la raison ou la volonté. L’amour est de fait moins un concept qu’une notion regroupant différents sentiments et qui repose sur la subjectivité, le mythe et l’illusion. Comment ne pas noter aussi que, bien que relevant d’un épanouissement culturel et social, l’amour n’obéit pas à l’ordre social ? Dès qu’il apparaît, il brise les barrières et les transgresse, ce qui semble à l’évidence peu raisonnable. D’où découle la disjonction dont il fait l’objet dans la civilisation occidentale entre l’amour vécu comme mythe et l’amour vécu comme désir. C’est-à-dire un amour spirituel qui éradique tout contact avec le charnel d’une part, et un amour rivé sur le sexe ou la bestialité d’autre part. Au nom de ces facettes contradictoires, qui voient entées sur l’amour individuel les catégories du religieux, du mythique et du mystère, la raison froide des Lumières est intervenue de manière critique, engendrant le scepticisme, et ramenant l’amour au rang de l’illusion, de la folie ou de la pathologie. Si l’on accepte la tendresse et l’amitié, si l’on tolère la jouissance et le plaisir, on éradique en revanche l’amour considéré comme délire.
Pourtant aimer ne revient pas seulement à « être touché par » mais à « tendre vers », à désirer. L’homme désire connaître – sa nature, sa constitution physiologique et psychologique, le monde dans lequel il émerge, l’univers auquel il appartient – et à ce titre la philosophie elle-même, prise comme amour de la sagesse, s’enracine dans un élan d’amour, un acte d’aimer initial qui ne semble pas, il s’en faut de beaucoup, déraisonnable.
Ainsi, l’action d’aimer est présentée dans le Banquet comme la condition sine qua non de la dialectique platonicienne, de l’élévation du philosophe au-delà des reflets ou formes sensibles afin de connaître l’essence réelle, la Beauté ou Bonté de toutes choses. On assiste même d’ailleurs à cet égard à une étonnante conversion puisque l’amour devient des plus rationnel : n’est-il pas requis d’aimer en raison, voire d’aimer la raison, viatique à l’être premier des éléments sensibles, pour parvenir enfin à connaître leur véritable origine donatrice ? Et Socrate de conclure dans le Banquet que rien ne vaut la vie de cet homme qui s’élèverait de l’amour des belles choses physiques à l’amour des beaux comportements (soit du sensible au raisonnable), et de là à l’amour de l’essence, la Beauté suprême dont ils émanent.
Toute la difficulté, lorsque l’on est confronté à l’amour, revient donc à parvenir à le définir en dépit de son aspect protéiforme. On peut d’ailleurs reprocher à la langue française d’employer le même mot pour qualifier des variétés diverses d’amour (par exemple, aimer à l’envi une cause sociale et politique, aimer une gourmandise…). Mais il faut noter que sous la variété apparente des sens se cache une similitude qui accroît l’aspect tant affectif qu’émotionnel de l’amour : un universel de l’amour culmine de facto dans ces trois caractérisations principales : l’exaltation, l’intériorisation et l’oblation.
Les « transports de l’amour » revêtent effectivement dans le premier cas ce qui ressortit à l’ordre de l’orgasme et de la transe, qui insiste sur la fusion et la mystique propre à tout amour. Or, l’on vit l’amour au fond de soi-même, dans ses fantasmes ou ses rêves, ce qui fait dans le deuxième cas que l’objet de notre amour nous habite toujours en quelque sorte (puisqu’on a dit qu’un autre y prenait possession de nous et qu’on ne pouvait plus le quitter, faute de sombrer dans le désespoir et la mort). Ceci nous invite à concevoir dans le troisième cas que l’amour est amour d’un autre, figure emblématique d’une réciprocité envahissante. Celle-la même pourtant qui nous permet – en sortant de nous-mêmes parce qu’on rencontre un autre – de rompre en visière avec une solitude fondamentale, quitte à nous ouvrir éventuellement à la voie de la dépossession et du sacrifice. L’amour se manifeste alors comme cet étonnant et détonnant symposium des projections de ces idées ou sentiments permettant d’éclairer la réalité quotidienne.
Aimer étant source de complétude, l’on voit mal ce faisant en quoi il serait déraisonnable de s’engager dans la dynamique qu’il promet et promeut. En aimant l’être authentique, par delà le voile des apparences que nous livre le monde, on accède au miracle de l’être, au pourquoi des choses, et alors, en supposant que, pour habiter le monde, il faille, ainsi que nous le recommande le précepte religieux « aimer les autres comme soi-même », on répondra à la question « est-il raisonnable d’aimer ? » en affirmant : « et pourquoi pas ? ».
Mais l’on peut s’interroger ici, se demander, puisque l’on est dans la sphère du raisonnable : aimer de la sorte, est-ce cependant réellement aimer ? Vouloir faire coïncider l’amour et le raisonnable dans la dimension heuristique et régulatrice de la connaissance, n’est-ce pas toujours une tentative prétentieuse de la raison pour rogner les ailes, les angles de ce négatif de l’amour qui la travaillerait de l’intérieur constamment ? Dire ainsi, sur le modèle du traitement que lui réserve Descartes dans le Traité des passions de l’âme, que la passion n’est pas mauvaise en soi, mais que tout dépend en fait de l’usage qu’on en fait ; dire donc que l’acte d’aimer est moins à condamner qu’à orienter (ou réorienter), n’est-ce pas au fond se cantonner de manière illusoire au pseudo ordre de ses désirs – quand le moi n’est pas le maître de sa propre maison – plutôt qu’affronter le désordre du monde ?
Fermeté et prudence sont donc de rigueur face à la question de départ car l’on est rapidement tenté de transformer « est-il raisonnable d’aimer ? » en « est-il toujours raisonnable d’aimer ? » On ne peut projeter du « raisonnable » sur l’acte d’aimer que si l’on sait à quelle finalité et quel sujet/objet ce dernier se rapporte. Aimer s’entendant de manière polysémique, il convient de faire la différence entre amour sensible, intelligible ou religieux par exemple, pour être à même de juger du caractère raisonnable ou non de l’amour en question.
C’est dire que l’amour se déploie dans toute la richesse et la fécondité de ses manifestations – dont on peut tout juste chercher alors à épouser les contours pour tâcher de comprendre ce qu’est un vivant animé. Si l’on peut de ce fait le constater toujours à l’œuvre, il devient beaucoup plus difficile de le contester.
Ainsi, dans le pire des cas, s’il n’est guère envisageable d’aimer rationnellement (on sait quelle misère produisirent les mariages dits « de raison » fut un temps), loisir nous est donné d’aimer raisonnablement, ce afin de ne pas verser dans l’illusion du fanatisme toujours possible, que ce soit en matière de politique, de science ou de religion.
Frédéric Grolleau, Le Philosophoire, n°11 (2000). |
Première étape
l'énonciation :
Une première, voire une seconde, lecture doit vous amener à
identifier les caractères essentiels du texte, que votre résumé devra
reproduire :
- situation d'énonciation (de type expressif ici);
- niveau de langue (soutenu);
- vocabulaire : le texte ne présente pas de sérieuses difficultés sur ce plan.
Attention néanmoins aux mots axiologique, viatique, protéiforme, oblation, symposium, heuristique, polysémique.
Deuxième étape
thème, thèse :
- Efforcez-vous de formuler pour vous-même le sujet du texte (au
besoin, donnez-lui un titre.
Ici, le texte pourrait s'intituler : L'amour est-il raisonnable ?).
- Plus important encore : repérez la (ou les) thèse(s) et prenez soin
de la (les) rédiger rapidement.
Dans ce texte, l'auteur, estime qu'à défaut d'aimer rationnellement, il est possible d'aimer raisonnablement (sic).
Troisième étape
l'organisation :
La lecture du texte vous fait percevoir par les paragraphes différentes
unités de sens. Nous avons fait précéder d'une "puce" () les principales. Cependant les paragraphes constituent des indices
insuffisants de l'organisation. Vous savez que tout raisonnement
discursif s'accompagne de connexions logiques (nous les soulignons en rouge : en gras
pour les connexions essentielles) qui vous feront percevoir
l'enchaînement des arguments.
Le texte s'articule en trois mouvements : le premier insiste sur l’irrationalité de l'amour; le deuxième tente de rapprocher amour et raison; le troisième s'inscrit dans une synthèse en distinguant rationnel et raisonnable.
Comme toujours dans une argumentation, les arguments
s'accompagnent d'exemples : leur caractère concret et circonstancié
vous permet de les repérer d'emblée (nous les soulignons en bleu).
C'est cette organisation que nous
vous invitons à représenter précisément dans un tableau de
structure : ne pensez pas que le fait d'établir ce tableau au
brouillon vous fera perdre du temps. Une fois rempli, il vous permettra
au contraire d'aller plus vite dans la reformulation, chaque unité de
sens étant nettement repérée :
- la colonne Parties sépare chaque étape de l'argumentation,
que la colonne Sous-Parties décompose si nécessaire.
- la colonne Arguments vous permet d'identifier rapidement
chaque argument et d'aller déjà vers son expression la plus concise en
repérant les mots-clefs. C'est cette colonne, surtout, qui vous sera
précieuse.
- quant à la colonne Exemples, elle vous permet de repérer ce
que votre résumé pourra ensuite ignorer (attention cependant au fait
qu'un long paragraphe d'exemples peut avoir une valeur argumentative !).
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