L'AMOUR
TEXTES

 

 

PLATON
L'amour donne des ailes.

 

[Socrate pose l’existence de quatre types de folie divine, issues d’Apollon, de Dionysos, d’Aphrodite et d’Éros. Afin de comprendre que l’amour est une folie bénéfique, Socrate compare l’âme à un char à deux chevaux mené par un pilote. Le plus grand bien pour l’âme est de se voir pousser des ailes pour rejoindre sa patrie idéale. Si l’âme est forte et contrôle ses chevaux, elle peut apercevoir les Idées intelligibles et connaître le Vrai, le Juste et le Beau. Mais les âmes des hommes sont condamnées à la terre. Selon Socrate, le trouble qui naît à la vue des beaux garçons rappelle l’idée de la Beauté et l’enflamme du désir de la contempler. Ce désir du Beau est Éros.]

 Quand un homme, apercevant la beauté d’ici-bas, se ressouvient de la beauté véritable, son âme alors prend des ailes, et, les sentant battre, désire s’envoler. Impuissante, elle porte comme un oiseau ses regards vers le ciel, néglige les sollicitudes terrestres, et se fait accuser de folie. Mais ce transport qui l’élève est en lui-même et dans ses causes excellentes le meilleur des transports, et pour celui qui le possède et pour celui auquel il se communique. Cet homme que ce délire possède, aimant la beauté dans les jeunes garçons, reçoit le nom d’amant. Effectivement, comme nous l’avons dit, toute âme humaine a par nature contemplé les êtres véritables ; elle ne serait point entrée sans cela dans le corps d’un humain.
  [250] Mais, se ressouvenir à la vue des choses de la terre de cette contemplation, n’est point facile pour toute âme. Certaines âmes n’ont, en effet, que brièvement aperçu ce qui est dans le ciel ; d’autres, étant tombées sur la terre, ont eu le malheur de se laisser entraîner dans l’injustice par de mauvaises compagnies, et d’oublier les mystères sacrés qu’elles avaient alors contemplés. Il reste seulement un petit nombre d’âmes qui en ont gardé un souvenir suffisant. Quand donc ces âmes aperçoivent ici-bas quelque image des choses qu’elles ont vues dans le ciel, elles sont alors frappées d’étonnement et ne peuvent plus se contenir. Elles ignorent pourtant d’où leur provient ce trouble, car elles n’ont pas des perceptions assez claires. C’est qu’ici-bas, en effet, les images de la justice, de la sagesse et des autres biens des âmes, ne jettent aucun éclat, et c’est à peine si l’obscurité de nos organes permet à peu d’entre nous, en rencontrant ces images, de contempler le modèle de ce qu’elles figurent. Mais alors, la beauté était splendide à contempler, lorsque, mêlés à un chœur bienheureux, nous, à la suite de Zeus, les autres, à celle d’un autre dieu, nous contemplions ce ravissant spectacle, et qu’initiés à des mystères qu’il est permis d’appeler très heureux, nous les célébrions en un état parfait, exempts des maux qui nous attendaient dans le temps à venir, admis à contempler dans une pure lumière, comme des mystes et des épopées, des apparitions parfaites, simples, immuables et béatifiques, purs nous-mêmes et point encore scellés dans ce qu’aujourd’hui nous appelons le corps que nous portons, emprisonnés en lui comme l’huître en sa coquille. Que ces paroles soient un hommage au souvenir, grâce auquel le regret de ces visions d’alors vient de nous faire à présent trop longuement parler. Quant à la beauté, elle brillait, nous l’avons dit, parmi ces visions. Retombés sur la terre, nous voyons encore, par le plus clairvoyant de nos sens, cette même beauté très clairement resplendir. La vue est, en effet, la plus pénétrante des facultés sensitives du corps. La sagesse pourtant n’est point par elle aperçue ; elle susciterait de prodigieuses amours, si elle offrait à nos yeux une image aussi claire que celle de la beauté. Il en serait de même de toutes les essences dignes de notre amour. Mais pour le moment, la beauté seule jouit du privilège d’être l’objet le plus visible et le plus attrayant. L’homme pourtant dont l’initiation n’est point récente ou qui s’est laissé corrompre, ne s’élève pas promptement de la beauté d’ici-bas vers la beauté parfaite, quand il contemple sur terre l’image qui en porte le nom. Aussi, loin de se sentir frappé de respect à sa vue, il cède alors au plaisir à la façon des bêtes, cherche à saillir cette image, à lui semer des enfants, et, dans la frénésie de ses fréquentations, il ne craint ni ne rougit de poursuivre une volupté contre nature.
  [251] Mais l’homme, qui a été récemment initié ou qui a beaucoup contemplé dans le ciel, lorsqu’il aperçoit en un visage une belle image de la beauté divine, ou quelque idée dans un corps de cette même beauté, il frissonne d’abord, il sent survenir en lui quelques-uns de ses troubles passés ; puis, considérant l’objet qui émeut ses regards, il le vénère comme un dieu. Et, s’il ne craignait de passer pour un vrai frénétique, il offrirait comme à une statue divine ou à un dieu, des sacrifices à son aimé. À son aspect, comme sous l’emprise d’un frisson, il change de visage, une sueur et une chaleur étrange le saisissent. A peine, en effet, a-t-il reçu par les yeux les émanations de la beauté, qu’il s’échauffe et que se ranime la nature de ses ailes. Cette chaleur fait fondre tout ce qui, au temps de la croissance, était depuis longtemps fermé par un durcissement, et empêchait les ailes de pousser. Sous l’afflux nourrissant de ces émanations, la tige de l’aile se gonfle et prend, depuis la racine, un élan de croissance dans toute la forme de l’âme, car autrefois l’âme était tout ailée. En cet état l’âme entière bouillonne et se soulève. Elle souffre ce qu’ont à supporter ceux dont les dents se forment. Lorsqu’elles commencent à pousser, leur développement provoque tout autour des gencives une démangeaison et une irritation. L’âme souffre d’un pareil agacement lorsque ses ailes commencent à pousser, car la pousse des ailes occasionne une effervescence, une irritation et un prurit du même genre. Quand elle porte son regard sur la beauté d’un garçon, des parcelles s’en détachent et s’écoulent en elle - de là le nom dont on appelle le désir. En la pénétrant ces parcelles la raniment ; elle se réchauffe, se repose de la douleur et se réjouit. Mais, quand elle est séparée du bien-aimé, et qu’elle se dessèche, les bouches des issues par où sortent les ailes se dessèchent aussi, se ferment et empêchent le germe des ailes de se développer. Enfermés avec le désir dans l’intérieur de l’âme, ces germes bondissent comme un pouls agité, heurtent chacune des issues qui leur sont réservées, de sorte que l’âme entière, aiguillonnée de toutes parts, devient furieuse et affligée. D’un autre côté, pourtant, le souvenir du beau la réjouit. Ce mélange de douleur et de joie la tourmente par son étrangeté ; elle s’enrage dans sa perplexité ; sa frénésie l’empêche durant la nuit de dormir et de rester pendant le jour en place ; elle court, avide, là où elle croit pouvoir apercevoir celui qui détient la beauté. Quand elle l’a vu et qu’elle s’est imprégnée de désir, elle sent s’ouvrir ce qui s’était fermé naguère, elle se reprend à respirer, et, cessant de sentir aiguillons et douleurs, elle cueille en cet instant la volupté la plus suave.
  [252] Dès lors, l’amant ne voudrait plus volontairement se séparer de son aimé : personne ne lui est plus précieux ; il oublie mère, frères et tous ses compagnons, et si alors, en la négligeant, il perd sa fortune, il ne s’en soucie point. Les usages et les convenances qu’il se piquait auparavant d’observer, il les méprise tous. Prêt à être esclave, il consent à dormir où l’on voudra, pourvu que ce soit le plus près de son désir. Outre qu’il révère, en effet, celui qui détient la beauté, il ne trouve qu’en lui seul le médecin de ses plus grands tourments. Ce sentiment, bel enfant à qui s’adresse mon discours, les hommes l’ont appelé Éros. Quant au nom que lui donnent les dieux, tu en riras sans doute en l’apprenant, du fait de ta jeunesse. Certains Homérides, je crois, citent à propos d’Éros, deux vers tirés d’un poème en réserve, dont l’un est tout à fait injurieux et fort peu mesuré. Ils chantent ainsi :
                                            « Les mortels l’appellent Éros ailé
                                              Les immortels, Ptéros, parce qu’il donne des ailes. »
  On peut croire ou ne pas croire à ces vers. Mais la cause et la nature des ardeurs des amants sont exactement telles que je les ai décrites.
PLATON, Phèdre
(traduction de Mario Meunier).

 

Honoré d'URFÉ
Misérable celui qui n'aime point.

 

 [Le berger Céladon explique à la nymphe Léonide les joies qu'éprouve celui qui aime.]

– Et quoi, dit la Nymphe, laisse-t-on d'être homme quand on devient amant ?
– Si vous appelez être homme, dit-il, que d'être sujet à toutes sortes de peines et d'inquiétudes, j'avoue que l'amant demeure homme ; mais si cet homme a une propre volonté, et juge toutes choses telles qu'elles sont, et non pas selon l'opinion d'autrui, je nie que l'amant soit homme, puisque, dès l'heure qu'il commence de devenir tel, il se dépouille tellement de toute volonté et de tout jugement qu'il ne veut ni ne juge plus que comme veut et juge celle à qui son affection l'a donné.
– Ô ! misérable état que celui de l'amant ! s'écria la Nymphe.
– Mais tant s'en faut, répondit incontinent le Berger, misérable celui qui n'aime point, puisqu'il ne peut jouir des biens les plus parfaits qui soient au monde. Et jugez, belle Nymphe, quels doivent être les contentements d'amour, puisque les moindres surpassent les plus grands qu'on puisse avoir en toutes les choses humaines sans amour. Y a-t-il rien de si aisé à divertir que les biens qui sont en la pensée ? Et toutefois, quand un Amant se représente la beauté de celle qu'il aime, mais encore cela est trop, quand il se remet seulement une de ses actions en mémoire, mais c'est trop encore, quand il se ressouvient du lieu où il l'a vue, voire quand il pense qu'elle se ressouviendra de l'avoir vu en quelque autre endroit, pensez-vous qu'il voulût changer son contentement à tous ceux de l'Univers ? Tant s'en faut, il est si jaloux et si soigneux d'entretenir seul cette pensée que, pour n'en faire part à personne, il se retire ordinairement en lieu solitaire et reculé de la vue des hommes, ne se soucie point de quitter tous les autres biens que les hommes ont accoutumé de chérir et rechercher avec tant de peine, pourvu qu'avec la perte de tous il achète le bien de ses chères pensées. Or, Léonide, puisque les contentements de la pensée sont tels, quels jugerez-vous ceux de l'effet, quand il y peut arriver ? Comment, continuait-il, jouir de la vue de ce que l'on aime ? L'ouïr parler ? Lui baiser la main ? Ouïr de sa bouche cette parole : Je vous aime ? Est-il possible que la faiblesse d'un cœur puisse supporter tant de contentement ? Est-il possible que, le pouvant, un esprit les conçoive sans ravissement ? Et ravi, qu'il ne s'y fonde et se sente dissoudre de trop de plaisir et de félicité ? Je ne rapporte point ici les dernières assurances que l'on peut recevoir d'être aimé, ni les languissements dans le sein de la personne aimée, parce que, comme ces contentements ne se peuvent goûter sans transport et sans nous ravir entièrement à nous-mêmes, aussi ne peuvent-ils être représentés par la parole que trop imparfaitement. Or dites maintenant, belle Nymphe, que l'état d'un Amant est misérable ! Maintenant, dis-je, que vous savez quelles sont ses extrêmes félicités !
– J'avoue, dit la Nymphe après l'avoir écouté avec admiration, j'avoue que véritablement Céladon aime, si c'est aimer que d'être hors de soi-même, et vivre seulement de pensées.
Honoré d'URFÉ, L'Astrée, II, 7 (1610).

 

 George SAND
Lettre à Alfred de Musset

 

[Contemporaine de la passion que George Sand et Alfred de Musset vécurent à Venise, cette lettre souhaite dissiper un malentendu, Musset ayant cru comprendre que son amante souhaitait « ménager son enthousiasme ».]

15 juin 1834
[...]
  Que Dieu te conserve, mon ami, dans la disposition où sont ton cœur et ton esprit. L'amour est un temple que bâtit celui qui aime à un objet plus ou moins digne de son culte ; et ce qu'il y a de plus beau dans cela, ce n'est pas tant le Dieu que l'autel. Pourquoi craindrais-tu de te risquer ? que l'idole reste debout longtemps ou qu'elle se brise bientôt, tu n'en auras pas moins bâti un beau temple. Ton âme l'aura habité, elle l'aura rempli d'un encens divin, et une âme comme la tienne doit produire de grandes œuvres. Le Dieu changera peut-être, le temple durera autant que toi. Ce sera un lieu de refuge sublime où tu iras retremper ton cœur à la flamme éternelle, et ce cœur sera assez riche, assez puissant, pour renouveler la divinité, si la divinité déserte son piédestal. Crois-tu donc qu'un amour ou deux suffisent pour épuiser et flétrir une âme forte ? Je l'ai cru aussi, longtemps, mais je sais à présent que c'est tout le contraire. C'est un feu qui tend toujours à monter et à s'épurer. Peut-être que plus on a cherché en vain, plus on devient habile à trouver; plus on a été forcé de changer plus on devient propre à conserver. Qui sait ! C'est peut-être l'œuvre terrible, magnifique et courageuse de toute une vie. C'est une couronne d'épines qui fleurit et se couvre de roses quand les cheveux commencent à blanchir. Peut-être que Dieu mesure nos douleurs et nos travaux aux forces de notre jeunesse, et qu'il est un temps marqué pour se reposer et pour jouir des fatigues du passé. Quelle est la plus belle de ces deux époques de la vie morale, les larmes de l'espoir ou les hymnes du bonheur ? Peut- être est-ce la première. J'entre dans la seconde et il me semble faire encore un rêve. Mais la première est celle que Dieu chérit et protège, parce que ceux qui la parcourent ont besoin de lui. C'est celle qu'il féconde des plus vives émotions et de la plus ardente poésie. N'en aie donc pas peur. C'est un sentier dans la montagne, dangereux et pénible, mais qui mène à des hauteurs sublimes et qui domine toujours le monde plat et monotone où végètent les hommes sans énergie.
  Tu n'es pas de ceux qu'une fatigue vaine doit décourager ni qu'une chute peut briser. Tu n'es pas destiné à ramper sur la boue de la réalité. Tu es fait pour créer ta réalité toi-même dans un monde plus élevé, et pour trouver tes joies dans le plus noble exercice des facultés de ton âme. Va, espère, et que ta vie soit un poème aussi beau que ceux qu'a rêvés ton intelligence. Un jour tu le reliras avec les saintes joies de l'orgueil. Tu verras peut-être derrière toi bien des débris ; mais tu seras debout et sans tache, au milieu des trahisons, des bassesses et des turpitudes d'autrui. Celui qui s'est toujours livré loyalement et généreusement peut avoir à souffrir, mais à rougir, jamais; et peut-être que la récompense est là tout entière. Jésus disait à Madeleine : « Il te sera beaucoup remis, parce que tu as beaucoup aimé. » Vois combien tu te trompais quand tu te croyais usé par les plaisirs et abruti par l'expérience ! Vois que ton corps s'est renouvelé et que ton âme sort de sa chrysalide. Si, dans son engourdissement, elle a produit de si beaux poèmes, quels sentiments, quelles idées en sortiront maintenant qu'elle a déployé ses ailes ? Aime et écris, c'est ta vocation, mon ami. Monte vers Dieu, sur les rayons de ton génie, et envoie ta muse sur la terre raconter aux hommes les mystères de l'amour et de la foi. Et n'aie pas peur. Dirige mieux ton orgueil, ne l'étouffé pas, tu n'en as pas trop, et à voir quels buts puérils tu lui donnais, j'ai souvent cru que tu n'en avais pas assez. Mais il n'était qu'endormi, ce juste orgueil qui te fait dire maintenant : Je vais me livrer, je vais me risquer. Oui, cela est beau et grand. Tous les sots ont l'orgueil de dire : Je ne me risque pas, moi ! — Ils tiennent à leur repos comme les inutiles à la vie. Un homme comme toi n'est complet que lorsqu'il s'est livré.
  T'ai-je dit que j'avais fait mes adieux à l'enthousiasme ? Si je l'ai dit, j'ai voulu parler de cet enthousiasme des premières années de la carrière, qui a besoin d'être si ardent pour en couvrir les difficultés. Mais cette force que j'avais pour fermer les yeux, afin d'y conserver le rayon de mon soleil, alors même qu'il s'éteignait, je n'en ai plus besoin. Je contemple, les yeux toujours ouverts, une lumière toujours éclatante et pure. Tu m'as fait de grandes et belles prédictions, dans les élans de ta plus vive amitié, alors qu'elle était déjà assez forte pour faire taire les intérêts de l'amour. Tu m'as dit qu'il était temps pour moi de recueillir le fruit de toute une vie de fatigue et que le dernier amour d'une femme était le plus beau. Tes prédictions se réalisent, mon enfant, et j'oublie jusqu'au nom des souffrances que je croyais autrefois inévitablement liées à l'affection. Je souffre encore souvent et beaucoup, mais jamais par lui. N'ayant pas une petite pièce de monnaie pour m'acheter un bouquet, il se lève avant le jour et fait deux lieues à pied pour m'en cueillir un dans les jardins des faubourgs. Cette petite chose est le résumé de toute sa conduite. Il me sert, il me porte et il me remercie. Oh, dis-moi que tu es heureux et je le serai. [...]
George SAND, Correspondance.

 

Sören KIERKEGAARD
On reconnaît un arbre à ses fruits.

 

  On dit à propos de certains végétaux qu’ils doivent « y mettre du cœur » ; cela s’applique également à l’amour de l’homme ; s’il veut véritablement porter des fruits — donc se faire connaître à ses fruits —, il faut qu’il y mette tout d’abord du cœur. Car s’il est bien vrai que l’amour provient du cœur, cette assertion ne doit pas nous faire oublier trop facilement cette vérité éternelle que l’amour doit mettre du cœur. Des tressaillements vagues et passagers, tout un chacun en a certes déjà éprouvé. Mais avoir du cœur, au sens de la nature, est infiniment différent du fait de mettre tout son cœur, au sens de l’éternité. Combien rare est peut-être cette domination de l’éternité sur l’homme, au point qu’en lui l’amour puisse s’affermir et mettre tout son cœur pour l’éternité ! Toutefois c’est une condition essentielle si l’on veut que l’amour porte des fruits propres qui permettent de le reconnaître. En effet, de même que l’amour reste par lui-même invisible — donc objet de foi —, de. même il est impossible de le reconnaître sans équivoque ni hésitation, d’après une de ses expressions en tant que telle. Il n’existe point de mot dans la langue humaine, pas un seul — voire le plus sacré —, dont nous puissions affirmer que, lorsqu’un homme le prononce, il est prouvé sans conteste que l’amour demeure en lui. La vérité est au contraire que dans la bouche de tel homme c’est un mot, dans la bouche de tel autre un autre mot qui peuvent nous convaincre que l’amour demeure en eux ; en sorte qu’un seul mot peut nous convaincre de ce qu’en celui-ci demeure l’amour mais non en l’autre, qui pourtant prononce le même mot : Il n’y a pas une action — pas une seule —, voire la meilleure ; dont nous ayons le droit d’affirmer : celui qui fait cela prouve indubitablement son amour. Tout dépend de la manière dont l’acte est accompli. Il existe assurément des œuvres qu’on nomme en un sens particulier « œuvres d’amour ». Mais, en vérité, de ce qu’un homme distribue des aumônes, visite les veuves et vêt ceux qui sont nus, il ne ressort nullement qu’il aime ; car on peut s’acquitter de ces œuvres d’amour sans amour, voire de manière égoïste ; dans ces conditions l’œuvre d’amour est bel et bien une œuvre sans amour. Tu as certainement déjà assisté fréquemment à cette triste chose — peut-être, même t’en es-tu toi-même rendu coupable : ce que tout homme de bonne foi reconnaîtra de lui-même, précisément du fait qu’il n’est pas assez froid ni endurci pour méconnaître que ce qu’il accomplit ne doit pas faire oublier la manière dont on l’accomplit. Hélas ! on dit que Luther affirma ne pas avoir prié une seule fois sans être distrait par une idée étrangère ; c’est ainsi que l’homme de bonne foi n’hésitera pas à reconnaître que, si fréquemment et de si bon gré qu’il ait distribué ses aumônes, il les a chaque fois distribuées dans un accès de faiblesse : peut-être fut-il influencé par une impression fortuite, peut-être par une préférence issue d’un caprice, peut-être pour se débarrasser de l’importun, peut-être en détournant son visage — mais pas au sens biblique —, peut-être la main gauche ignora-t-elle bien ce que donna la main droite mais par simple distraction ; peut-être pensait-il à sa souffrance personnelle et non à celle du pauvre ; peut-être cherchait-il, avec sa distribution d’aumônes, son propre apaisement et non l’apaisement de la pauvreté ; ainsi « l’œuvre d’amour » ne se trouva pas être une œuvre de l’amour, au sens le plus élevé du mot. La manière dont on dit et surtout dont on pense les mots, la manière dont on accomplit les actes : tel est le facteur décisif sur lequel doit porter notre attention, si l’on veut reconnaître l’amour à ses fruits. Mais il convient ici encore d’insister sur le fait qu’il n’existe absolument aucun critérium dont on puisse dire en toute certitude qu’il prouve incontestablement ou dément incontestablement la présence de l’amour.
  Il est néanmoins acquis qu’on reconnaît l’amour à ses fruits. Mais les paroles de l’Écriture ne doivent pas nous inciter à passer notre temps à nous juger les uns les autres ; elles s’adressent plutôt, comme une exhortation, à chacun d’entre nous, à toi et à moi ; elles prétendent dire à chacun qu’il n’a pas le droit de laisser son amour en jachère, qu’il doit s’appliquer à ce qu’on le reconnaisse à ses fruits, que ceux-ci soient ou non reconnus effectivement par autrui, peu importe. Ce faisant, il doit veiller à ce que la reconnaissance de son amour ne devienne pas à ses yeux plus importante que la seule chose réellement importante, à savoir, que ce dernier porte des fruits et puisse ainsi être reconnu. Ce sont en effet deux choses différentes que de donner à l’homme un conseil avisé, afin qu’il évite prudemment d’être trompé et dupé par autrui — et, comme le fait l’Évangile (ce qui est beaucoup plus essentiel), d’exhorter chacun à méditer sur la manière de reconnaître un arbre à ses fruits et de le comparer, lui et son amour, à cet arbre. L’Évangile se garde de dire (comme on l’attendrait de la bouche du bon sens) : « On doit reconnaître l’arbre à ses fruits » mais « on reconnaît l’arbre à ses fruits ». En d’autres termes : Toi qui lis cette Parole, tu es l’arbre. Ce que le prophète Nathan ajoute à la parabole : « Tu es l’arbre », l’Évangile n’a nul besoin de l’ajouter car cela est déjà impliqué dans la forme du discours et dans le fait qu’il s’agit d’une parole de l’Évangile. Or, dans son autorité divine, l’Évangile ne parle pas à un homme d’un autre homme ; il ne te parle pas de moi, ni à toi de moi ; non, quand l’Évangile parle, il s’adresse à l’individu ; il ne parle pas de nous autres, hommes, de toi et de moi, mais il nous parle, à toi et à moi et il nous dit qu’on reconnaît l’amour à ses fruits.
  C’est pourquoi, si un homme, par surexcitation, exaltation ou hypocrisie, se mettait à enseigner que l’amour est un sentiment caché, trop noble pour porter des fruits ou encore un sentiment si mystérieux que les fruits ne prouvent rien, nous nous rappellerons pour notre part que l’Évangile nous dit : « On reconnaît un arbre à ses fruits ». Nous nous rappellerons, non pour attaquer mais pour nous défendre, que, sur ce point comme à l’égard de toute autre parole de l’Évangile, le précepte selon lequel « Quiconque y conforme son action est semblable à l’homme qui bâtirait sur un rocher » garde toute sa force. Quand vient l’orage qui détruit cet amour raffiné, distingué, chétif, quand se déchaînent les tempêtes qui mettent en lambeaux ce tissu d’hypocrisie : c’est alors qu’on reconnaît à ses fruits le véritable amour. Car assurément l’amour doit être reconnu à ses fruits, d’où il ne s’ensuit pas en revanche que tu te doives targuer d’être connaisseur. L’on, reconnaît l’arbre à ses fruits, d’où il ne s’ensuit nullement qu’un arbre doive s’occuper de juger ses voisins ; au contraire c’est toujours chaque arbre pris isolément qui doit porter des fruits. Mais l’homme ne doit pas craindre celui qui peut tuer le corps, pas plus que l’hypocrite. Il n’y a qu’un être qui doive inspirer à un homme de l’inquiétude — et c’est lui-même. Sans aucun doute, l’homme qui, dans la crainte et les tremblements, a ressenti pour lui-même de l’inquiétude devant la Face de Dieu, celui-là ne fut jamais trompé du fait d’un hypocrite. Mais celui qui fait profession de déceler les hypocrites, qu’il enregistre ou non quelques succès, que celui-là prenne donc plutôt garde à ne pas commettre par là une hypocrisie de plus : car des découvertes de cette nature peuvent être difficilement comptées comme fruits de l’amour. En revanche, celui dont l’amour porte en toute vérité ses propres fruits démasquera de lui-même et automatiquement tout hypocrite qui s’approchera de lui ou tout au moins le confondra ; cela, sans en être vraisemblablement jamais conscient lui-même. Le moyen le plus insuffisant de se défendre contre l’hypocrisie est la prudence ; bien plus, on peut à peine la considérer comme un moyen de défense ; la meilleure des défenses contre l’hypocrisie est l’amour ; loin même d’être une simple défense, l’amour ressemble à un abîme béant : de toute éternité l’amour n’a rien à voir avec l’hypocrisie. C’est également un fruit auquel on reconnaît l’amour qu’il préserve celui qui aime des embûches de l’hypocrite.
Sören KIERKEGAARD, Vie et règne de l’amour (1847), trad. Pierre Villadsen, Aubier, 1947.

 

 

Arthur SCHOPENHAUER
Une ruse de la nature.

 

 Toute passion, en effet, quelque apparence éthérée qu’elle se donne, a sa racine dans l’instinct sexuel, ou même n’est pas autre chose qu’un instinct sexuel plus nettement déterminé, plus spécialisé ou, au sens exact du mot, plus individualisé. Considérons maintenant, sans perdre de vue ce principe, le rôle important que joue l’amour, à tous ses degrés et à toutes ses nuances, non seulement au théâtre et dans les romans, mais aussi dans le monde réel. Avec l’amour de la vie il nous apparaît comme le plus puissant et le plus énergique de tous les ressorts ; il accapare sans cesse la moitié des forces et des pensées de la partie la plus jeune de l’humanité ; but final de presque tous les efforts des hommes, il exerce dans toutes les affaires importantes une déplorable influence : à toute heure il vient interrompre les occupations les plus sérieuses ; parfois il dérange pour quelque temps les têtes les plus hautes ; il ne craint pas d’intervenir en perturbateur, avec tout son bagage, dans les délibérations des hommes d’État et les recherches des savants ; il s’entend à glisser ses billets doux et ses boucles de cheveux dans le portefeuille d’un ministre ou dans un manuscrit philosophique ; il fait naître tous les jours les querelles les plus inextricables et les plus funestes, brise les relations les plus précieuses, rompt les liens les plus solides ; il enlève à ses victimes parfois la vie ou la santé, parfois la richesse, le rang et le bonheur ; d’un homme honnête il peut faire un coquin sans conscience ; d’un homme jusqu’alors fidèle, un traître ; partout, en un mot, il nous apparaît comme un démon ennemi qui s’efforce de tout intervertir, de tout troubler, de tout bouleverser. Comment donc alors ne pas s’écrier : « À quoi bon tout ce bruit ? Pourquoi cette agitation et cette fureur, ces angoisses et ces misères ? » Il s’agit simplement, en somme, pour chacun de trouver sa chacune : pourquoi une chose si simple doit-elle tenir une place de cette importance et venir sans cesse déranger et brouiller la bonne ordonnance de la vie humaine ? – Mais l’esprit de vérité découvre peu à peu la réponse à l’observateur attentif. Non, ce n’est pas d’une bagatelle qu’il s’agit ici ; au contraire, l’importance de la chose en question est en raison directe de la gravité et de l’ardeur des efforts qu’on y consacre. Le but dernier de toute intrigue d’amour, qu’elle se joue en brodequins ou en cothurnes, est, en réalité, supérieur à tous les autres buts de la vie humaine et mérite bien le sérieux profond avec lequel on le poursuit. C’est que ce n’est rien moins que la composition de la génération future qui se décide là. Ces intrigues d’amour si frivoles servent à déterminer l’existence et la nature des personnages du drame (dramatis personæ) destinés à paraître sur la scène, quand nous l’aurons quittée. De même que l’existence, existentia, de ces personnages futurs a pour condition générale l’instinct sexuel, de même leur essence, essentia, est fixée par le choix que fait chacun en vue de sa satisfaction personnelle, c’est-à-dire par l’amour sexuel, et se trouve ainsi, à tous égards, irrévocablement établie. Voilà la clef du problème : l’application nous apprendra à la mieux connaître ; si nous passons en revue les divers degrés de l’amour, depuis l’inclination la plus fugitive jusqu’à la passion la plus violente, nous constaterons que la différence qui les sépare provient du degré d’individualisation apportée dans le choix. [...]
  L’instinct sexuel en général, tel qu'il se présente dans la conscience de chacun, sans se porter sur un individu déterminé de l’autre sexe, n’est, en soi et en dehors de toute manifestation extérieure, que la volonté de vivre. Mais quand il apparaît à la conscience avec un individu déterminé pour objet, cet instinct sexuel est en soi la volonté de vivre en tant qu’individu nettement déterminé. En ce cas l’instinct sexuel, bien qu’au fond pur besoin subjectif, sait très habilement prendre le masque d’une admiration objective et donner ainsi le change à la conscience ; car la nature a besoin de ce stratagème pour arriver à ses fins. Mais si objective et si bien revêtue de sublimes couleurs que cette admiration puisse nous paraître, cependant cette passion amoureuse n’a en vue que la procréation d’un individu de nature déterminée ; et ce qui le prouve avant tout, c’est que l’essentiel n’est pas la réciprocité de l’amour, mais bien la possession, c’est-à-dire la jouissance physique. La certitude d’être payé de retour ne peut nullement consoler de la privation de cette jouissance : bien des hommes, en pareille circonstance, se sont brûlé la cervelle. Et en revanche, des hommes passionnément amoureux, faute de pouvoir se faire aimer eux-mêmes, se contentent de la possession, de la jouissance physique. J’en trouve la preuve dans tous les mariages forcés, dans ces faveurs que l’on achète si souvent d’une femme, en dépit de sa répugnance, au prix de présents considérables ou d’autres sacrifices, et aussi dans les cas de viol. La procréation de tel enfant déterminé, voilà le but véritable, quoique ignoré des acteurs, de tout roman d’amour : les moyens et la façon d’y atteindre sont chose accessoire. J’entends d’ici les cris qu’arrache aux âmes élevées et sensibles, et surtout aux âmes amoureuses, le brutal réalisme de mes vues, et cependant l’erreur n’est pas de mon côté. La détermination des individualités de la génération future n’est-elle pas, en effet, une fin qui surpasse en valeur et en noblesse tous leurs sentiments transcendants et leurs bulles de savon immatérielles ? Peut-il y en avoir, parmi les fins terrestres, de plus haute et de plus grande ? C’est la seule qui réponde à la profondeur de l’amour passionné, au sérieux avec lequel il se présente, à la gravité attachée à toutes les vétilles qui l'accompagnent ou le font naître.
A. SCHOPENHAUER, Métaphysique de l'amour sexuel (Le Monde comme volonté et comme représentation, 44), 1844.

 

Germain NOUVEAU
Amour.

 

Je ne crains pas les coups du sort,
Je ne crains rien, ni les supplices,
Ni la dent du serpent qui mord,
Ni le poison dans les calices,
Ni les voleurs qui fuient le jour,
Ni les sbires ni leurs complices,
Si je suis avec mon Amour.

Je me ris du bras le plus fort,
Je me moque bien des malices,
De la haine en fleur qui se tord,
Plus caressante que les lices ;
Je pourrais faire mes délices
De la guerre au bruit du tambour,
De l'épée aux froids artifices,
Si je suis avec mon Amour.

Haine qui guette et chat qui dort
N'ont point pour moi de maléfices ;
Je regarde en face la mort,
Les malheurs, les maux, les sévices ;
Je braverais, étant sans vices,
Les rois, au milieu de leur cour,
Les chefs, au front de leurs milices,
Si je suis avec mon Amour.
 

                     ENVOI.

Blanche Amie aux noirs cheveux lisses,
Nul Dieu n'est assez puissant pour
Me dire : « Il faut que tu pâlisses »,
Si je suis avec mon Amour.

Germain NOUVEAU, Valentines et autres vers (1885)

 

André BRETON
Tout attendre de l'amour.

 

[Cette lettre que Breton destine à sa fille Aube, alors âgée de huit mois, clôt L'Amour fou.]

Chère Écusette de Noireuil,
  Au beau printemps de 1952 vous viendrez d’avoir seize ans et peut-être serez-vous tentée d’entrouvrir ce livre dont j’aime à penser qu’euphoniquement le titre vous sera porté par le vent qui courbe les aubépines… Tous les rêves, tous les espoirs, toutes les illusions danseront, j’espère, nuit et jour à la lueur de vos boucles et je ne serai sans doute plus là, moi qui ne désirerais y être que pour vous voir. Les cavaliers mystérieux et splendides passeront à toutes brides, au crépuscule, le long des ruisseaux changeants. Sous de légers voiles vert d’eau, d’un pas de somnambule une jeune fille glissera sous de hautes voûtes, où clignera seule une lampe votive. Mais les esprits des joncs, mais les chats minuscules qui font semblant de dormir dans les bagues, mais l’élégant revolver-joujou perforé du mot « Bal » vous garderont de prendre ces scènes au tragique. Quelle que soit la part jamais assez belle, ou tout autre, qui vous soit faite, je ne puis savoir. Vous vous plairez à vivre, à tout attendre de l’amour. Quoi qu’il advienne d’ici que vous preniez connaissance de cette lettre – il semble que c’est l’insupposable qui doit advenir – laissez-moi penser que vous serez prête alors à incarner cette puissance éternelle de la femme, la seule devant laquelle je me sois jamais incliné. Que vous veniez de fermer un pupitre sur un monde bleu corbeau de toute fantaisie ou de vous profiler, à l’exception d’un bouquet à votre corsage, en silhouette solaire sur le mur d’une fabrique – je suis loin d’être fixé sur votre avenir – laissez-moi croire que ces mots : « L’amour fou » seront un jour seuls en rapport avec votre vertige.
  Ils ne tiendront pas leur promesse puisqu’ils ne feront que vous éclairer le mystère de votre naissance. Bien longtemps j’avais pensé que la pire folie était de donner la vie. En tout cas j’en avais voulu à ceux qui me l’avaient donnée. Il se peut que vous m’en vouliez certains jours. C’est même pourquoi j’ai choisi de vous regarder à seize ans, alors que vous ne pouvez m’en vouloir. Que dis-je, de vous regarder, mais non, d’essayer de voir par vos yeux, de me regarder par vos yeux.
  Ma toute petite enfant qui n’avez que huit mois, qui souriez toujours, qui êtes faite à la fois comme le corail et la perle, vous saurez alors que tout hasard a été rigoureusement exclu de votre venue, que celle-ci s’est produite à l’heure même où elle devait se produire, ni plus tôt ni plus tard et qu’aucune ombre ne vous attendait au-dessus de votre berceau d’osier. Même l’assez grande misère qui avait été et reste la mienne, pour quelques jours faisait trêve. Cette misère, je n’étais d’ailleurs pas braqué contre elle : j’acceptais d’avoir à payer la rançon de mon non-esclavage à vie, d’acquitter le droit que je m’étais donné une fois pour toutes de n’exprimer d’autres idées que les miennes. Nous n’étions pas tant… Elle passait au loin, très embellie, presque justifiée, un peu comme dans ce qu’on a appelé, pour un peintre qui fut de vos tout premiers amis, l’époque bleue. Elle apparaissait comme la conséquence à peu près inévitable de mon refus d’en passer par ou presque tous les autres en passaient, qu’ils fussent dans un camp ou dans un autre. Cette misère, que vous ayez eu ou non le temps de la prendre en horreur, songez qu’elle n’était que le revers de la miraculeuse médaille de votre existence : moins étincelante sans elle eût été la Nuit du Tournesol.
  Moins étincelante puisque alors l’amour n’eût pas eu à braver tout ce qu’il bravait, puisqu’il n’eût pas eu, pour triompher, à compter en tout et pour tout sur lui-même. Peut-être était-ce d’une terrible imprudence mais c’était justement cette imprudence le plus beau joyau du coffret. Au-delà de cette imprudence ne restait qu’à en commettre une plus grande : celle de vous faire naître, celle dont vous êtes le souffle parfumé. Il fallait qu’au moins de l’une à l’autre une corde magique fût tendue, tendue à se rompre au-dessus du précipice pour que la beauté allât vous cueillir comme une impossible fleur aérienne, en s’aidant de son seul balancier. Cette fleur, qu’un jour du moins il vous plaise de penser que vous l’êtes, que vous êtes née sans aucun contact avec le sol malheureusement non stérile de ce qu’on est convenu d’appeler « les intérêts humains ». Vous êtes issue du seul miroitement de ce qui fut assez tard pour moi l’aboutissement de la poésie à laquelle je m’étais voué dans ma jeunesse, de la poésie que j’ai continué à servir, au mépris de tout ce qui n’est pas elle. Vous vous êtes trouvée là comme par enchantement, et si jamais vous démêlez trace de tristesse dans ces paroles que pour la première fois j’adresse à vous seule, dites-vous que cet enchantement continue et continuera à ne faire qu’un avec vous, qu’il est de force à surmonter en moi tous les déchirements du cœur. Toujours et longtemps, les deux grands mots ennemis qui s’affrontent dès qu’il est question de l’amour, n’ont jamais échangé de plus aveuglants coups d’épée qu’aujourd’hui au-dessus de moi, dans un ciel tout entier comme vos yeux dont le blanc est encore si bleu. De ces mots, celui qui porte mes couleurs, même si son étoile faiblit à cette heure, même s’il doit perdre, c’est toujours. Toujours, comme dans les serments qu’exigent les jeunes filles. Toujours, comme sur le sable blanc du temps et par la grâce de cet instrument qui sert à le compter mais seulement jusqu’ici vous fascine et vous affame, réduit à un filet de lait sans fin fusant d’un sein de verre. Envers et contre tout j’aurai maintenu que ce toujours est la grande clé. Ce que j’ai aimé, que je l’aie gardé ou non, je l’aimerai toujours. Comme vous êtes appelée à souffrir aussi, je voulais en finissant ce livre vous expliquer. J’ai parlé d’un certain « point sublime » dans la montagne. Il ne fut jamais question de m’établir à demeure en ce point. Il eût d’ailleurs, à partir de là, cessé d’être sublime et j’eusse, moi, cessé d’être un homme. Faute de pouvoir raisonnablement m’y fixer, je ne m’en suis du moins jamais écarté jusqu’à le perdre de vue, jusqu’à ne plus pouvoir le montrer. J’avais choisi d’être ce guide, je m’étais astreint en conséquence à ne pas démériter de la puissance qui, dans la direction de l’amour éternel, m’avait fait voir et accordé le privilège plus rare de faire voir. Je n’en ai jamais démérité, je n’ai jamais cessé de ne faire qu’un de la chair de l’être que j’aime et de la neige des cimes au soleil levant. De l’amour je n’ai voulu connaître que les heures de triomphe, dont je ferme ici le collier sur vous. Même la perle noire, la dernière, je suis sûr que vous comprendrez quelle faiblesse m’y attache, quel suprême espoir de conjuration j’ai mis en elle. Je ne nie pas que l’amour ait maille à partir avec la vie. Je dis qu’il doit vaincre et pour cela s’être élevé à une telle conscience poétique de lui-même que tout ce qu’il rencontre nécessairement d’hostile se fonde au foyer de sa propre gloire. [...]
  Qu’avant tout l’idée de famille rentre sous terre ! Si j’ai aimé en vous l’accomplissement de la nécessité naturelle, c’est dans la mesure exacte où en votre personne elle n’a fait qu’une avec ce qu’était pour moi la nécessité humaine, la nécessité logique et que la conciliation de ces deux nécessités m’est toujours apparue comme la seule merveille à portée de l’homme, comme la seule chance qu’il ait d’échapper de loin en loin à la méchanceté de sa condition. Vous êtes passée du non-être à l’être en vertu d’un de ces accords réalisés qui sont les seuls pour lesquels il m’a plu d’avoir une oreille. Vous étiez donnée comme possible, comme certaine au moment même où, dans l’amour le plus sûr de lui, un homme et une femme vous voulaient.
  M’éloigner de vous ! Il m’importait trop, par exemple, de vous entendre un jour répondre en toute innocence à ces questions insidieuses que les grandes personnes posent aux enfants : « Avec quoi on pense, on souffre ? Comment on a su son nom, au soleil ? D’où ça vient la nuit ? » Comme si elles pouvaient le dire elles-mêmes ! Étant pour moi la créature humaine dans son authenticité parfaite, vous deviez contre toute vraisemblance me l’apprendre…
  Je vous souhaite d’être follement aimée.
André BRETON, L’Amour fou, Gallimard, 1937.

 

Denis de ROUGEMONT
Amour et malheur.

 

  « Seigneurs, vous plaît-il d’entendre un beau conte d’amour et de mort ?…»
  Rien au monde ne saurait nous plaire davantage. À tel point que ce début du Tristan de Bédier doit passer pour le type idéal de la première phrase d’un roman. C’est le trait d’un art infaillible qui nous jette dès le seuil du conte dans l’état passionné d’attente où naît l’illusion romanesque. D’où vient ce charme ? Et quelles complicités cet artifice de “rhétorique profonde” sait-il rejoindre dans nos cœurs ?
  Que l'accord d'amour et de mort soit celui qui émeuve en nous les résonances les plus profondes, c'est un fait qu'établit à première vue le succès prodigieux du roman. Il est d'autres raisons, plus secrètes, d'y voir comme une définition de la conscience occidentale...
  Amour et mort, amour mortel : si ce n’est pas toute la poésie, c’est du moins tout ce qu’il y a de populaire, tout ce qu’il y a d’universellement émouvant dans nos littératures ; et dans nos plus vieilles légendes, et dans nos plus belles chansons. L’amour heureux n’a pas d’histoire. Il n’est de roman que de l’amour mortel, c’est à-dire de l’amour menacé et condamné par la vie même. Ce qui exalte le lyrisme occidental, ce n’est pas le plaisir des sens, ni la paix féconde du couple. C’est moins l’amour comblé que la passion d’amour. Et passion signifie souffrance. Voilà le fait fondamental.
  Mais l'enthousiasme que nous montrons pour le roman, et pour le film né du roman ; l'érotisme idéalisé diffus dans toute notre culture, dans notre éducation, dans les images qui font le décor de nos vies ; enfin le besoin d'évasion exaspéré par l'ennui mécanique, tout en nous et autour de nous glorifie à tel point la passion que nous en sommes venus à voir en elle une promesse de vie plus vivante, une puissance qui transfigure, quelque chose qui serait au-delà du bonheur et la souffrance, une béatitude ardente.
  Dans "passion" nous ne sentons plus "ce qui souffre" mais "ce qui est passionnant". Et pourtant, la passion d'amour signifie, de fait, un malheur.   
  La société où nous vivons et dont les mœurs n'ont guère changé, sous ce rapport, depuis des siècles, réduit l'amour-passion, neuf fois sur dix, à revêtir la forme de l'adultère. Et j'entends bien que les amants invoqueront tous les cas d'exception, mais la statistique est cruelle : elle réfute notre poésie.
  Vivons-nous dans une telle illusion, dans une telle "mystification" que nous ayons vraiment oublié ce malheur ? Où faut-il croire qu'en secret nous préférons ce qui nous blesse et nous exalte à ce qui semblerait combler notre idéal de vie harmonieuse ?
  Serrons de plus près cette contradiction, par un effort qui doit paraître déplaisant, puisqu'il tend à détruire une illusion. Affirmer que l'amour-passion signifie, de fait, l'adultère, c'est insister sur la réalité que notre culte de l'amour masque et transfigure à la fois ; c'est mettre au jour ce que ce culte dissimule, refoule, et refuse de nommer pour nous permettre un abandon ardent à ce que nous n'osons pas revendiquer. La résistance même qu'éprouvera le lecteur à reconnaître que passion et adultère se confondent le plus souvent dans la société qui est la nôtre, n'est-ce pas une première preuve de ce fait paradoxal : que nous voulons la passion et le malheur à condition de ne jamais avouer que nous les voulons en tant que tels ?
Denis de ROUGEMONT, L'Amour et l'Occident (1939).

 

Roland BARTHES
L'Intraitable amoureux.

 

  En dépit des difficultés de mon histoire, en dépit des malaises, des doutes, des désespoirs, en dépit des envies d'en sortir, je n'arrête pas d'affirmer en moi-même l'amour comme une valeur. Tous les arguments que les systèmes les plus divers emploient pour démystifier, limiter, effacer, bref déprécier l'amour, je les écoute, mais je m'obstine : « Je sais bien, mais quand même ... » Je renvoie les dévaluations de l'amour à une sorte de morale obscurantiste, à un réalisme-farce, contre lesquels je dresse le réel de la valeur : j'oppose à tout « ce qui ne va pas » dans l'amour, l'affirmation de ce qui vaut en lui. Cet entêtement, c'est la protestation d'amour : sous le concert des « bonnes raisons » d'aimer autrement, d'aimer mieux, d'aimer sans être amoureux, etc., une voix têtue se fait entendre qui dure un peu plus longtemps : voix de l'Intraitable amoureux. [...]

  Qu'est-ce que je pense de l'amour ? - En somme, je n'en pense rien. Je voudrais bien savoir ce que c'est, mais, étant dedans, je le vois en existence, non en essence. Ce dont je veux connaître (l'amour) est la matière même dont j'use pour parler (le discours amoureux). La réflexion m'est certes permise, mais, comme cette réflexion est aussitôt prise dans le ressassement des images, elle ne tourne jamais en réflexivité : exclu de la logique (qui suppose des langages extérieurs les uns aux autres), je ne peux prétendre bien penser. Aussi, j'aurais beau discourir sur l'amour à longueur d'année, je ne pourrais espérer en attraper le concept que « par la queue » : par des flashes, des formules, des surprises d'expression, dispersés à travers le grand ruissellement de l'Imaginaire; je suis dans le mauvais lieu de l'amour, qui est son lieu éblouissant : « Le lieu le plus sombre, dit un proverbe chinois, est toujours sous la lampe.»
Roland BARTHES, Fragments d'un discours amoureux (1977).

 

André COMTE-SPONVILLE
Qu’est-ce que l’amour ?

 

  Qu’est-ce que l’amour ? La tradition philosophique propose essentiellement deux réponses à cette question. Je passe rapidement sur la première, car elle me paraît la moins éclairante, mais il faut la mentionner parce qu’elle est partiellement vraie et historiquement importante.
  C’est la réponse de Platon, dans Le Banquet. L’amour est désir, explique Socrate, et le désir est manque : « Ce qu’on n’a pas, ce qu’on n’est pas, ce dont on manque, voilà les objets du désir et de l’amour. » J’ajouterais volontiers : et voilà pourquoi il n’y a pas d’amour heureux. Si l’amour est manque, et dans la mesure où il est manque, nous n’avons guère le choix qu’entre deux positions amoureuses, ou deux positions quant à l’amour. Soit nous aimons celui ou celle que nous n’avons pas, et nous souffrons de ce manque : c’est ce qu’on appelle un chagrin d’amour. Soit nous avons celui ou celle qui ne nous manque plus, puisque nous l’avons, que nous n’aimons donc plus, puisque l’amour est manque, et c’est ce qu’on appelle un couple. Si bien que la seule réfutation vraie du platonisme, ce sont les couples heureux. C’est pour ça que Platon est un si grand philosophe, la plupart des couples lui donnent raison. Mais il suffit, en bonne logique, d’un seul contre-exemple pour lui donner tort dans sa prétention à l’universel. Or les couples heureux, malgré tout, cela existe aussi…
  Il faut donc une autre définition, pour rendre compte des couples heureux, ou, pour dire la chose de façon plus réaliste, pour rendre du compte du fait que des couples, parfois, sont heureux. Cette deuxième définition, c’est celle que donne Aristote. Dans une phrase pure comme l’aube, Aristote écrit : « Aimer, c’est se réjouir », idée que reprendra Spinoza, quelque vingt siècles plus tard, en disant – et c’est la définition de l’amour que je préfère : « L’amour est une joie qu’accompagne l’idée d’une cause extérieure ». Autrement dit, aimer c’est se réjouir de.
  Si quelqu’un vous dit : « Je suis joyeux à l’idée que tu existes », vous prendrez cela pour une déclaration d’amour, et vous aurez évidemment raison. Vous aurez aussi beaucoup de chance, parce que c’est une déclaration spinoziste d’amour, ça n’arrive pas tous les jours, beaucoup de gens sont morts sans avoir entendu ça ; et puis, surtout, c’est une déclaration d’amour qui ne vous demande rien. Et ça, c’est tout à fait exceptionnel. Profitez-en bien ! Parce que si quelqu’un vous dit : « Je t’aime », mais s’avère être platonicien, son « je t’aime » signifie en vérité « Tu me manques, je te veux ». Donc il demande tout, puisqu’il vous demande vous-même. Alors que si quelqu’un vous dit : « Je t’aime » en un sens spinoziste, cela veut dire : « Tu es la cause de ma joie, je me réjouis à l’idée que tu existes ». Il ne demande rien puisque votre existence suffit à le convaincre et à le satisfaire.
  Pour Spinoza, l’amour n’est pas manque. Pour lui comme pour Platon l’amour est désir ; mais si pour Platon le désir est manque, pour Spinoza le désir est puissance (par exemple au sens où l’on parle de la puissance sexuelle, mais pas seulement) : puissance de jouir et jouissance en puissance. L’amour est désir, oui, dirait Spinoza, mais non pas manque : l’amour est puissance et joie. Qu’est-ce qui indique que Spinoza a raison contre Platon ? D’abord qu’il existe malgré tout, parfois, des couples heureux, qui s’aiment d’autant plus, pourrait-on dire, qu’ils se manquent moins. Ensuite qu’il n’est pas besoin de manquer de nourriture, ni même d’avoir faim, pour aimer manger : il suffit de manger de bon appétit, comme on dit, et d’aimer ce qu’on mange. La faim est un manque et une faiblesse ; l’appétit, une puissance et une joie. Aussi qu’il n’est pas besoin d’être frustré pour aimer faire l’amour, et même qu’on le fait d’autant mieux qu’on n’est pas frustré ou « en manque ». Enfin qu’il n’est pas besoin de manquer de ses amis pour les aimer : la passion donne raison à Platon, presque toujours ; l’amitié, à Aristote et Spinoza, presque toujours. Or toute passion qui dure se transforme en amitié ou devient mortifère. La passion est du côté de la mort, montre Denis de Rougemont. L’amitié, du côté de la vie. Tant pis pour Platon. Tant mieux pour nous. On peut aimer ce qui manque, et souffrir. On peut aussi aimer ce qui ne nous manque pas, c’est-à-dire jouir ou se réjouir de ce qui est.
  Je dis « Jouir ou se réjouir », parce que le mot amour – que je prends depuis le début, parce que c’est notre sujet, dans son sens intersubjectif : l’amour d’un individu pour un autre, et spécialement d’un homme pour une femme, d’une femme pour un homme – vaut également pour des objets. On peut aimer un bon vin. On peut aimer un mets, on peut aimer une musique, etc. Aimer, ce n’est pas seulement se réjouir, comme disait Aristote ; aimer c’est jouir ou se réjouir, pouvoir jouir ou pouvoir se réjouir. Puissance de jouir et de se réjouir : jouissance et réjouissance en puissance. Celui qui ne sait pas aimer ce qu’il mange, ce n’est pas celui qui manque de nourriture, c’est celui qui manque d’appétit. Il a perdu la puissance de jouir de ce qu’il mange, il n’aime pas manger. Si bien que cet amour qui est puissance de jouir et jouissance en puissance, c’est ce que l’on pourrait appeler, pour être plus clair, l’appétit ou le désir. Et si l’on veut garder un terme propre pour désigner l’amour en tant qu’il se distingue du désir, on va alors dire que l’amour est puissance de se réjouir et joie en puissance. Se réjouir de l’existence de l’autre, ce n’est pas la même chose que jouir de son corps. Dans les deux cas, il y a puissance. Il y a des gens qui n’ont pas la puissance de jouir du corps de l’autre, c’est ce qu’on appelle l’impuissance ou la frigidité ; et il y a des gens qui sont incapables de se réjouir de l’existence de l’autre, ce que Freud appelait la perte de la capacité d’aimer. Les deux troubles peuvent aller de pair (par exemple dans la dépression), mais peuvent aussi exister séparément. Certains peuvent jouir qui ne peuvent pas se réjouir ; d’autres peuvent se réjouir qui ne peuvent pas jouir. Cela confirme que le désir et l’amour sont deux choses différentes, quoique liées, ou deux aspects différents d’une même chose, qui est la pulsion de vie. Fort heureusement, que ces deux puissances soient différentes, cela n’empêche pas qu’elles puissent exister ensemble et souvent de façon simultanée… Si l’amour rendait toujours impuissant ou frigide, quelle tristesse ! Mais cela n’est pas : on peut jouir et se réjouir à la fois, et au fond ce sont les plus beaux moments que nous connaissons… Heureux les amants pour qui la chair n’est pas triste !
André COMTE-SPONVILLE, Qu’est-ce que l’amour ? (2001)

 

Alain BADIOU
Amour et amitié.

 

  [Une tradition sceptique] prétend qu'en réalité l'amour n'existe pas et qu'il n'est que l'oripeau du désir. La seule chose qui existe, c'est le désir. Selon cette vision, l'amour n'est qu'une construction imaginaire plaquée sur le désir sexuel. Cette conception, qui a une longue histoire, invite tout un chacun à se méfier de l'amour. Elle appartient déjà au registre sécuritaire, parce qu'elle consiste à dire : « Écoutez, si vous avez des désirs sexuels, réalisez-les. Mais vous n'avez pas besoin de vous monter le bourrichon avec l'idée qu'il faut aimer quelqu'un. Laissez tomber tout ça et allez droit au but ! » Mais dans ce cas, je dirai simplement que l'amour est disqualifié - ou déconstruit, si l'on veut - au nom du réel du sexe.
  Sur ce point, je voudrais faire état de mon expérience vivante. Je connais, je crois, comme à peu près tout le monde, la force, l'insistance, du désir sexuel. Mon âge ne me l'a pas fait oublier. Je sais aussi que l'amour inscrit dans son devenir la réalisation de ce désir. Et c'est un point important, parce que, comme toute une littérature très ancienne le dit, l'accomplissement du désir sexuel fonctionne aussi comme une des rares preuves matérielles, absolument liée au corps, de ce que l'amour est autre chose qu'une déclaration. La déclaration du type « je t'aime » scelle l'événement de la rencontre, elle est fondamentale, elle engage. Mais livrer son corps, se déshabiller, être nu(e) pour l'autre, accomplir les gestes immémoriaux, renoncer à toute pudeur, crier, toute cette entrée en scène du corps vaut preuve d'un abandon à l'amour. C'est tout de même une différence essentielle avec l'amitié. L'amitié n'a pas de preuve corporelle, de résonance dans la jouissance du corps. C'est pourquoi elle est le sentiment le plus intellectuel, celui que ceux des philosophes qui se méfient de la passion ont toujours préféré. L'amour, surtout dans la durée, a tous les traits positifs de l'amitié. Mais l'amour se rapporte à la totalité de l'être de l'autre, et l'abandon du corps est le symbole matériel de cette totalité. On dira : « Mais non ! C'est le désir, et lui seul, qui fonctionne alors. » Je soutiens que, dans l'élément de l'amour déclaré, c'est cette déclaration, même si elle est encore latente, qui produit les effets de désir, et non directement le désir. L'amour veut que sa preuve enveloppe le désir. La cérémonie des corps est alors le gage matériel de la parole, elle est ce à travers quoi passe l'idée que la promesse d'une réinvention de la vie sera tenue, et d'abord au ras des corps. Mais les amants savent, jusque dans le plus violent délire, que l'amour est là, comme un ange gardien des corps, au réveil, au matin, quand la paix descend sur la preuve de ce que les corps ont entendu la déclaration d'amour. Voilà pourquoi l'amour ne peut être, et je crois n'est pour personne, sinon des idéologues intéressés à sa perte, un simple habillage du désir sexuel, une ruse compliquée et chimérique pour que s'accomplisse la reproduction de l'espèce.
Alain BADIOU, Éloge de l'amour (2009).

 

Pascal BRUCKNER
Frissonner sans se perdre.

 

  On a donc délivré l’amour comme on délivre une princesse endormie. Mais on a délivré aussi l’individu de la gangue des traditions, de la religion, de la famille. A dire vrai, l’un ne pouvait aller sans l’autre : dès lors qu’on affranchit la personne privée de la tutelle collective, dès lors qu’on lui offre, grâce au salariat, un début d’autonomie, elle peut enfin s’intéresser à la qualité de ses émotions, les valoriser à sa guise. Elle peut privilégier la loi du cœur sur la loi du clan et tenir pour nulles et non avenues les pressions de la communauté. Ainsi commence, en partie grâce au capitalisme naissant, la révolution sentimentale en Europe. Pour la première fois la masse a droit aux nobles passions jusque-là réservées aux princes et poètes. L’amour n’est libre que dans une société d’individus libres. Mais on aboutit alors à une aporie. La liberté peut signifier l’indépendance (n’être asservi à aucune autorité), la disponibilité (rester ouvert à toutes les occasions), la souveraineté (imposer aux autres son bon plaisir), la responsabilité (assumer les conséquences de ses actes). Or trois de ces modalités contrarient le type de relation qu’implique la vie à deux. Nous voici soumis aujourd’hui, hommes et femmes, à une exigence contradictoire : aimer passionnément, si possible être aimé de même tout en restant autonome. Être entouré sans être entravé avec l’espérance que le couple manifestera assez de souplesse pour permettre cette coexistence harmonieuse.
  Je demande à l’autre de renoncer librement à sa liberté et je m’engage à faire de même. Mais je suis un captif retors qui veut pouvoir se reprendre à tout moment. Si la volupté de l’amour est de ne plus s’appartenir, la volupté du moi est de ne jamais s’abandonner. Formule tragi-comique que le roman contemporain exploite à satiété : celle d’hommes ou de femmes qui veulent éprouver le grand frisson sans se perdre et redoutent d’être floués. D’où cet effroi relationnel des couples modernes qui se cherchent, se fuient, ce ballet d’engagements passionnels et de retraites précipitées. « Libres ensemble », a joliment formulé un sociologue, François de Singly, à propos du mariage moderne : oui à la sécurité du foyer pourvu qu’elle n’empêche en rien l’accomplissement de chacun. Robert Musil notait déjà au début du XX° siècle l’importance qu’avait pris le mot de partenaire en lieu et place de mari et femme : relation contractuelle qu’on peut dissoudre par convention mutuelle, Prégnance du modèle économique : chacun désormais est devenu sa petite entreprise, les affaires de cœur ressortissent des affaires tout court. D’autant que l’émancipation, surtout pour les femmes requises de réussir dans leur vie professionnelle, conjugale, maternelle, a multiplié le poids de contraintes nouvelles. On calque les relations intimes sur celles du labeur : le retour sur investissement doit être maximal. Cette gestion libérale est ce qui donne aux histoires modernes leur âpreté. Dosage délicat d’une réticence et d’une oblation. Rêve d’un rapport humain qui ne déborderait jamais: tu me plais, je te prends, tu me fatigues, je te largue. On essaye l’autre comme un produit.
  Tout amoureux parle ainsi deux langues, celle de l’attachement fatal et celle de la libre disposition de soi. C’est la superposition de ces deux langues qui donne aux relations actuelles leur allure de romances nerveuses et monotones à la fois : deux mariages sur trois se terminent par un divorce à Paris, un sur deux en province, les familles recomposées se multiplient. Toute liaison est vécue comme une chance et comme un étouffoir qui nous vole à nous-mêmes. S’exposer tout en se préservant: telle est la demande contemporaine. La culture des plaisirs est devenue hantise de l’addiction. Une sexualité hypo-active est une maladie, une sexualité hyperactive en est une autre. De la cigarette à l’ordinateur, tout est occasion de dénoncer une dépendance pathologique. Schizophrénie d’une époque qui prêche à la fois la jouissance et la méfiance et qui pense le lien avec autrui sur le modèle de la toxicomanie. Au lieu de s’émanciper tous ensemble, comme dans les années 60, on cherche d’abord à s’affranchir les uns des autres.
  Dilemme de l’individu : il voudrait n’être qu’au fondement de lui-même mais quête avec angoisse l’approbation de ses proches. Il voudrait pouvoir dire comme l’ex-yippie Jerry Rubin : « Je dois m’aimer assez pour n’avoir pas besoin des autres pour être heureux. » Formule improbable et qui rappelle cette autre de l’économiste français Léon Walras : « Être libre, c’est se sentir quitte de tous les autres. » Le solipsisme ne fonctionne pas ou avec de multiples ratés. L’affirmation qu’on n’a besoin de personne va de pair avec le constat désolé que personne n’a besoin de nous, l’orgueil de l’autosuffisance avec l’angoisse d’être seul, l’aspiration à se distinguer avec l’imitation frénétique des autres. Tel est le tourment du misanthrope : pratiquer la séduction par l’invective, mendier les suffrages des hommes tout en les méprisant, cacher son envie démesurée de compagnie sous les apparences de l’éloignement. Il se doit d’être dans le monde pour le vomir et si le monde lui tourne le dos, il lit dans cette froideur la justesse de son diagnostic et vaticine sur la méchanceté de la foule. Nous sommes libres, en démocratie du moins, d’aimer qui nous voulons, d’embrasser la sexualité de notre choix mais vient un moment où il faut prendre le risque de l’autre qui va bouleverser nos attentes, nous affranchir du triste tête-à-tête avec nous-mêmes. L’indépendance n’est pas le dernier mot de l’homme, voilà ce que nous dit l’amour qui place une foi aveugle en l’autre : de là que le pire des malheurs sur terre soit la disparition des quelques personnes qui nous sont chères et sans lesquelles la vie n’a plus ni sens ni saveur. Mais l’amour n’est pas le dernier mot de la destinée humaine s’il signifie ennui et malheur, voilà ce que nous dit l’individualisme. Nous ne cessons de nous débattre entre ces deux injonctions, de confondre la liberté du choix amoureux, immense progrès, avec le choix de la liberté individuelle. Dans un cas, on développe une solidarité conjugale qui surpasse le moi insulaire de chacun des conjoints; dans l’autre on fait passer l’ego avant le nous, au risque de juxtaposer deux solitudes. S’il y a un rêve moderne (vieux comme le monde mais aujourd’hui massivement partagé), il tient tout entier dans cette double aspiration : jouir de la symbiose avec l’autre tout en restant maître de sa vie.
Pascal BRUCKNER, Le paradoxe amoureux, Grasset (2009).