L'ANIMAL ET L'HOMME
TEXTES (II) |
Denis
DIDEROT
Bête, animal, brute
Bête, animal, brute
(Grammaire). Bête se prend souvent par opposition à
homme; ainsi on dit : l'homme à une âme, mais quelques
philosophes n'en accordent point aux bêtes. Brute est
un terme de mépris qu'on n'applique aux bêtes et à l'homme
qu'en mauvaise part. Il s'abandonne à toute la fureur de son
penchant comme la brute. Animal est un terme générique
qui convient à tous les êtres organisés vivants : l'animal
vit, agit, se meut de lui-même, etc. Si on considère l'animal
comme pensant, voulant, agissant, réfléchissant, etc., on
restreint sa signification à l'espèce humaine; si on le
considère comme borné dans toutes les fonctions qui marquent
de l'intelligence et de la volonté, et qui semblent lui être
communes avec l'espèce humaine, on le restreint à la bête : si
l'on considère la bête dans son dernier degré de stupidité, et
comme affranchie des lois de la raison et de l'honnêteté selon
lesquelles nous devons régler notre conduite, nous l'appelons
brute.
On ne sait si les bêtes sont gouvernées par les
lois générales du mouvement, ou par une motion particulière :
l'un et l'autre sentiment a ses difficultés. Si elles agissent
par une motion particulière, si elles pensent, si elles ont
une âme, etc., qu'est-ce que cette âme ? On ne peut la
supposer matérielle : la supposera-t-on spirituelle ? Assurer
qu'elles n'ont point d'âme, et qu'elles ne pensent point,
c'est les réduire à la qualité de machines; à quoi l'on ne
semble guère plus autorisé qu'à prétendre qu'un homme dont on
n'entend pas la langue est un automate. L'argument qu'on tire
de la perfection qu'elles mettent dans leurs ouvrages est
fort; car il semblerait, à juger de leurs premiers pas,
qu'elles devraient aller fort loin; cependant toutes
s'arrêtent au même point, ce qui est presque le caractère
machinal. Mais celui qu'on tire de l'uniformité de leurs
productions ne me paraît pas tout à fait aussi bien fondé. Les
nids des hirondelles et les habitations des castors ne se
ressemblent pas plus que les maisons des hommes. Si une
hirondelle place son nid dans un angle, il n'aura de
circonférence que l'arc compris entre les côtés de l'angle; si
elle l'applique au contraire contre un mur, il aura pour
mesure la demi-circonférence. Si vous délogez les castors de
l'endroit où ils sont, et qu'ils aillent s'établir ailleurs,
comme il n'est pas possible qu'ils rencontrent le même
terrain, il y aura nécessairement variété dans les moyens dont
ils useront, et variété dans les habitations qu'ils se
construiront.
Quoi qu'il en soit, on ne peut penser que les
bêtes aient avec Dieu un rapport plus intime que les autres
parties du monde matériel; sans quoi, qui de nous oserait sans
scrupule mettre la main sur elles, et répandre leur sang ? Qui
pourrait tuer un agneau en sûreté de conscience ? Le sentiment
qu'elles ont, de quelque nature qu'il soit, ne leur sert que
dans le rapport qu'elles ont entre elles, ou avec d'autres
êtres particuliers, ou avec elles-mêmes. Par l'attrait du
plaisir elles conservent leur être particulier; et par le même
attrait elles conservent leur espèce. J'ai dit attrait du
plaisir, au défaut d'une autre expression plus exacte; car si
les bêtes étaient capables de cette même sensation que nous
nommons plaisir, il y aurait une cruauté inouïe à leur faire
du mal; elles ont des lois naturelles, parce qu'elles sont
unies par des besoins, des intérêts, etc.; mais elles n'en ont
point de positives, parce qu'elles ne sont point unies par la
connaissance. Elles ne semblent pas cependant suivre
invariablement leurs lois naturelles; et les plantes, en qui
nous n'admettons ni connaissance ni sentiment, y sont plus
soumises.
Les bêtes n'ont point les suprêmes avantages que nous
avons; elles en ont que nous n'avons pas : elles n'ont pas nos
espérances, mais elles n'ont pas nos craintes; elles subissent
comme nous la mort, mais c'est sans la connaître; la plupart
même se conservent mieux que nous, et ne font pas un aussi
mauvais usage de leurs passions.
Denis DIDEROT, Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné
des sciences, des arts et des métiers (1750)
BUFFON
La puissance de l'homme a secondé celle de la nature
Ce n'est que depuis environ
trente siècles que la puissance de l'homme s'est réunie à
celle de la Nature et s'est étendue sur la plus grande partie
de la terre ; les trésors de sa fécondité jusqu'alors étaient
enfouis, l'homme les a mis au grand jour ; ses autres
richesses, encore plus profondément enterrées, n'ont pu se
dérober à ses recherches et sont devenues le prix de ses
travaux : partout, lorsqu'il s'est conduit avec sagesse, il a
suivi les leçons de la Nature, profité de ses exemples,
employé ses moyens, et choisi dans son immensité tous les
objets qui pouvaient lui servir ou lui plaire. Par son
intelligence les animaux ont été apprivoisés, subjugués,
domptés, réduits à lui obéir à jamais ; par ses travaux, les
marais ont été desséchés, les fleuves contenus, leurs
cataractes effacées, les forêts éclaircies, les landes
cultivées ; par sa réflexion, les temps ont été comptés, les
espaces mesurés, les mouvements célestes reconnus, combinés,
représentés, le ciel et la terre comparés, l'univers agrandi,
et le Créateur dignement adoré ; par son art émané de la
science, les mers ont été traversées, les montagnes franchies,
les peuples rapprochés, un nouveau monde découvert, mille
autres terres isolées sont devenues son domaine ; enfin la
face entière de la terre porte aujourd'hui l'empreinte de la
puissance de l'homme, laquelle, quoique subordonnée à celle de
la Nature, souvent a fait plus qu'elle, ou du moins l'a si
merveilleusement secondée que c'est à l'aide de nos mains
qu'elle s'est développée dans toute son étendue, et qu'elle
est arrivée par degrés au point de perfection et de
magnificence où nous la voyons aujourd'hui...
Au moyen de la greffe, l'homme a, pour ainsi dire, créé
des espèces secondaires qu'il peut propager et multiplier à
son gré : le bouton ou la petite branche qu'il joint au
sauvageon renferme cette qualité individuelle qui ne peut se
transmettre par la graine, et qui n'a besoin que de se
développer pour produire les mêmes fruits que l'individu dont
on les a séparés pour les unir au sauvageon, lequel ne leur
communique aucune de ses mauvaises qualités, parce qu'il n'a
pas contribué à leur formation, qu'il n'est pas une mère, mais
une simple nourrice qui ne sert qu'à leur développement par la
nutrition. Dans les animaux, la plupart des qualités qui
paraissent individuelles ne laissent pas de se transmettre et
de se propager par la même voie que les propriétés spécifiques
; il était donc plus facile à l'homme d'influer sur la nature
des animaux que sur celle des végétaux. Les races dans chaque
espèce d'animal ne sont que des variétés constantes qui se
perpétuent par la génération, au lieu que dans les espèces
végétales il n'y a point de races, point de variétés assez
constantes pour être perpétuées par la reproduction. Dans les
seules espèces de la poule et du pigeon, l'on a fait naître
très récemment de nouvelles races en grand nombre, qui toutes
peuvent se propager d'elles-mêmes; tous les jours, dans les
autres espèces, on relève, on ennoblit en les croisant ; de
temps en temps on acclimate, on civilise quelques espèces
étrangères ou sauvages. Tous ces exemples modernes et récents
prouvent que l'homme n'a connu que tard l'étendue de sa
puissance, et que même il ne la connaît pas encore assez ;
elle dépend en entier de l'exercice de son intelligence;
ainsi, plus il observera, plus il cultivera la Nature, plus il
aura de moyens pour se la soumettre et de facilités pour tirer
de son sein des richesses nouvelles, sans diminuer les trésors
de son inépuisable fécondité.
Et que ne pourrait-il pas sur lui-même, je veux dire
sur sa propre espèce, si la volonté était toujours dirigée par
l'intelligence ? Qui sait jusqu'à quel point l'homme pourrait
perfectionner sa nature, soit au moral, soit au physique
?
Georges-Louis Leclerc, comte de BUFFON, Les Époques de
la Nature, 1778.
Victor
HUGO
Le Crapaud
Que savons-nous ? qui donc connaît le fond des
choses ?
Le couchant rayonnait dans les nuages roses ;
C’était la fin d’un jour d’orage, et l’occident
Changeait l’ondée en flamme en son brasier ardent ;
Près d’une ornière, au bord d’une flaque de pluie,
Un crapaud regardait le ciel, bête éblouie ;
Grave, il songeait ; l’horreur contemplait la splendeur.
(Oh ! pourquoi la souffrance et pourquoi la laideur ?
Hélas ! le bas-empire est couvert d’Augustules,
Les Césars de forfaits, les crapauds de pustules,
Comme le pré de fleurs et le ciel de soleils !)
Les feuilles s’empourpraient dans les arbres vermeils ;
L’eau miroitait, mêlée à l’herbe, dans l’ornière ;
Le soir se déployait ainsi qu’une bannière ;
L’oiseau baissait la voix dans le jour affaibli ;
Tout s’apaisait, dans l’air, sur l’onde ; et, plein d’oubli,
Le crapaud, sans effroi, sans honte, sans colère,
Doux, regardait la grande auréole solaire ;
Peut-être le maudit se sentait-il béni,
Pas de bête qui n’ait un reflet d’infini ;
Pas de prunelle abjecte et vile que ne touche
L’éclair d’en haut, parfois tendre et parfois farouche ;
Pas de monstre chétif, louche, impur, chassieux,
Qui n’ait l’immensité des astres dans les yeux.
Un homme qui passait vit la hideuse bête,
Et, frémissant, lui mit son talon sur la tête ;
C’était un prêtre ayant un livre qu’il lisait ;
Puis une femme, avec une fleur au corset,
Vint et lui creva l’œil du bout de son ombrelle ;
Et le prêtre était vieux, et la femme était belle.
Vinrent quatre écoliers, sereins comme le ciel.
– J’étais enfant, j’étais petit, j’étais cruel ; –
Tout homme sur la terre, où l’âme erre asservie,
Peut commencer ainsi le récit de sa vie.
On a le jeu, l’ivresse et l’aube dans les yeux,
On a sa mère, on est des écoliers joyeux,
De petits hommes gais, respirant l’atmosphère
À pleins poumons, aimés, libres, contents ; que faire
Sinon de torturer quelque être malheureux ?
Le crapaud se traînait au fond du chemin creux.
C’était l’heure où des champs les profondeurs s’azurent ;
Fauve, il cherchait la nuit ; les enfants l’aperçurent
Et crièrent : « Tuons ce vilain animal,
Et, puisqu’il est si laid, faisons-lui bien du mal ! »
Et chacun d’eux, riant, – l’enfant rit quand il tue, –
Se mit à le piquer d’une branche pointue,
Élargissant le trou de l’œil crevé, blessant
Les blessures, ravis, applaudis du passant ;
Car les passants riaient ; et l’ombre sépulcrale
Couvrait ce noir martyr qui n’a pas même un râle,
Et le sang, sang affreux, de toutes parts coulait
Sur ce pauvre être ayant pour crime d’être laid ;
Il fuyait ; il avait une patte arrachée ;
Un enfant le frappait d’une pelle ébréchée ;
Et chaque coup faisait écumer ce proscrit
Qui, même quand le jour sur sa tête sourit,
Même sous le grand ciel, rampe au fond d’une cave ;
Et les enfants disaient : « Est-il méchant ! il bave ! »
Son front saignait ; son œil pendait ; dans le genêt
Et la ronce, effroyable à voir, il cheminait ;
On eût dit qu’il sortait de quelque affreuse serre ;
Oh ! la sombre action, empirer la misère !
Ajouter de l’horreur à la difformité !
Disloqué, de cailloux en cailloux cahoté,
Il respirait toujours ; sans abri, sans asile,
Il rampait ; on eût dit que la mort, difficile,
Le trouvait si hideux qu’elle le refusait ;
Les enfants le voulaient saisir dans un lacet,
Mais il leur échappa, glissant le long des haies ;
L’ornière était béante, il y traîna ses plaies
Et s’y plongea, sanglant, brisé, le crâne ouvert,
Sentant quelque fraîcheur dans ce cloaque vert,
Lavant la cruauté de l’homme en cette boue ;
Et les enfants, avec le printemps sur la joue,
Blonds, charmants, ne s’étaient jamais tant divertis ;
Tous parlaient à la fois et les grands aux petits
Criaient : « Viens voir ! dis donc, Adolphe, dis donc,
Pierre,
Allons pour l’achever prendre une grosse pierre ! »
Tous ensemble, sur l’être au hasard exécré,
Ils fixaient leurs regards, et le désespéré
Regardait s’incliner sur lui ces fronts horribles.
– Hélas ! ayons des buts, mais n’ayons pas de cibles ;
Quand nous visons un point de l’horizon humain,
Ayons la vie, et non la mort, dans notre main. –
Tous les yeux poursuivaient le crapaud dans la vase ;
C’était de la fureur et c’était de l’extase ;
Un des enfants revint, apportant un pavé,
Pesant, mais pour le mal aisément soulevé,
Et dit : « Nous allons voir comment cela va faire. »
Or, en ce même instant, juste à ce point de terre,
Le hasard amenait un chariot très lourd
Traîné par un vieux âne éclopé, maigre et sourd ;
Cet âne harassé, boiteux et lamentable,
Après un jour de marche approchait de l’étable ;
Il roulait la charrette et portait un panier ;
Chaque pas qu’il faisait semblait l’avant-dernier ;
Cette bête marchait, battue, exténuée ;
Les coups l’enveloppaient ainsi qu’une nuée ;
Il avait dans ses yeux voilés d’une vapeur
Cette stupidité qui peut-être est stupeur ;
Et l’ornière était creuse, et si pleine de boue
Et d’un versant si dur que chaque tour de roue
Était comme un lugubre et rauque arrachement ;
Et l’âne allait geignant et l’ânier blasphémant ;
La route descendait et poussait la bourrique ;
L’âne songeait, passif, sous le fouet, sous la trique,
Dans une profondeur où l’homme ne va pas.
Les enfants entendant cette roue et ce pas,
Se tournèrent bruyants et virent la charrette :
« Ne mets pas le pavé sur le crapaud. Arrête ! »
Crièrent-ils. « Vois-tu, la voiture descend
Et va passer dessus, c’est bien plus amusant. »
Tous regardaient.
Soudain, avançant dans l’ornière
Où le monstre attendait sa torture dernière,
L’âne vit le crapaud, et, triste, – hélas ! penché
Sur un plus triste, – lourd, rompu, morne, écorché,
Il sembla le flairer avec sa tête basse ;
Ce forçat, ce damné, ce patient, fit grâce ;
Il rassembla sa force éteinte, et, roidissant
Sa chaîne et son licou sur ses muscles en sang,
Résistant à l’ânier qui lui criait : Avance !
Maîtrisant du fardeau l’affreuse connivence,
Avec sa lassitude acceptant le combat,
Tirant le chariot et soulevant le bât,
Hagard, il détourna la roue inexorable,
Laissant derrière lui vivre ce misérable ;
Puis, sous un coup de fouet, il reprit son chemin.
Alors, lâchant la pierre échappée à sa main,
Un des enfants – celui qui conte cette histoire, –
Sous la voûte infinie à la fois bleue et noire,
Entendit une voix qui lui disait : Sois bon !
Bonté de l’idiot ! diamant du charbon !
Sainte énigme ! lumière auguste des ténèbres !
Les célestes n’ont rien de plus que les funèbres
Si les funèbres, groupe aveugle et châtié,
Songent, et, n’ayant pas la joie, ont la pitié.
Ô spectacle sacré ! l’ombre secourant l’ombre,
L’âme obscure venant en aide à l’âme sombre,
Le stupide, attendri, sur l’affreux se penchant,
Le damné bon faisant rêver l’élu méchant !
L’animal avançant lorsque l’homme recule !
Dans la sérénité du pâle crépuscule,
La brute par moments pense et sent qu’elle est sœur
De la mystérieuse et profonde douceur ;
Il suffit qu’un éclair de grâce brille en elle
Pour qu’elle soit égale à l’étoile éternelle ;
Le baudet qui, rentrant le soir, surchargé, las,
Mourant, sentant saigner ses pauvres sabots plats,
Fait quelques pas de plus, s’écarte et se dérange
Pour ne pas écraser un crapaud dans la fange,
Cet âne abject, souillé, meurtri sous le bâton,
Est plus saint que Socrate et plus grand que Platon.
Tu cherches, philosophe ? Ô penseur, tu médites ?
Veux-tu trouver le vrai sous nos brumes maudites ?
Crois, pleure, abîme-toi dans l’insondable amour !
Quiconque est bon voit clair dans l’obscur carrefour ;
Quiconque est bon habite un coin du ciel. Ô sage,
La bonté, qui du monde éclaire le visage,
La bonté, ce regard du matin ingénu,
La bonté, pur rayon qui chauffe l’inconnu,
Instinct qui, dans la nuit et dans la souffrance, aime,
Est le trait d’union ineffable et suprême
Qui joint, dans l’ombre, hélas ! si lugubre souvent,
Le grand innocent, l’âne, à Dieu le grand savant.
26-29 mai 1858.
Victor HUGO, La Légende des siècles (1859).
écouter ce poème (Mary Marquet - fichier mp4, 6'46. ©
INA) :
Friedrich NIETZSCHE
C'est une
lourde peine de vivre ainsi en animal
De tout temps, les hommes
profonds ont toujours eu pitié des animaux, de cela justement
qu'ils souffraient de la vie et n'avaient pourtant pas la
force de tourner contre eux-mêmes l'aiguillon de la souffrance
et de comprendre leur existence de manière métaphysique; la
souffrance dépourvue de sens a au plus profond quelque chose
de révoltant. Aussi sur divers points de la terre est née la
supposition que les âmes des hommes coupables sont reléguées
dans ces corps d'animaux et que cette souffrance au premier
regard révoltante et dépourvue de sens se résolvait en pure
intelligibilité selon la justice éternelle, en tant que peine
et expiation. En vérité, c'est une lourde peine de vivre ainsi
en animal, soumis à la faim et au désir et de ne pas même
parvenir à la moindre conscience sur cette vie. Comment
imaginer destin plus lourd que celui de la bête de proie,
pourchassée dans le désert par le plus rongeur des tourments,
rarement satisfaite et ne l'étant jamais qu'avec une
satisfaction qui se fait douleur, soit dans la lutte sanglante
avec d'autres animaux, soit dans la voracité répugnante et le
trop-plein de la satiété ? Tenir à la vie avec cet
aveuglement, cette folie, y tenir sans autre ambition, loin de
savoir que l'on est ainsi puni et pourquoi on l'est, mais au
contraire dans la stupidité d'un effroyable désir, aspirer à
ce châtiment comme à un bonheur, c'est cela être animal; et si
la nature entière s'empresse vers l'homme, elle donne aussi à
entendre qu'il lui est nécessaire pour la délivrer de la
malédiction de la vie animale et qu'enfin en lui l'existence
se présente à elle-même un miroir sur le fond duquel la vie
n'apparaît plus insensée mais au contraire dans sa
signification métaphysique. Pourtant, que l'on y réfléchisse
bien : où cesse l'animal et où commence l'homme ? Cet homme
qui importe seul à la nature ! Aussi longtemps que quelqu'un
réclame la vie comme un bonheur, il n'a pas encore élevé son
regard au-dessus de l'horizon de l'animal, si ce n'est qu'il
veut avec davantage de conscience ce que l'animal cherche dans
une pulsion aveugle. Mais c'est ainsi qu'il en va pour nous
tous durant la plus grande partie de notre vie: nous ne
sortons pas d'ordinaire de l'animalité, nous sommes nous-mêmes
ces animaux qui semblent souffrir sans raison.
Mais il est des moments où nous comprenons cela : alors
les nuages se déchirent, et nous voyons comment nous-mêmes
avec la nature tout entière nous nous empressons vers l'homme
comme vers quelque chose d'élevé au-dessus de nous.
Frissonnant dans cette clarté soudaine, nous jetons nos
regards alentour et en arrière : là s'agitent les bêtes de
proie affamées et nous sommes au milieu d'elles. La
monstrueuse mobilité des hommes sur le grand désert terrestre,
les villes et les États qu'ils fondent, leurs guerres, leur
activité incessante d'accumulation et de dépense, leur cohue,
leur façon d'apprendre les uns des autres, de se tromper et de
se piétiner mutuellement, leurs cris dans la détresse, leurs
clameurs dans la victoire - tout cela est le prolongement de
l'animalité; comme si l'homme devait être à dessein rétrogradé
dans son éducation et frustré par tromperie de sa disposition
métaphysique, et, pour tout dire, comme si la nature après
avoir si longtemps désiré l'homme et travaillé à lui,
tremblait maintenant devant lui et préférait retourner à
l'inconscience de l'instinct.
Tout cela, je l'ai dit, nous le comprenons de temps à
autre et nous nous étonnons beaucoup de ce vertige d'angoisse
et de précipitation et de tout ce qu'il y a de rêve dans notre
vie qui semble redouter le réveil et rêve avec d'autant plus
de vivacité‚ et d'inquiétude qu'elle approche de celui-ci.
Mais nous sentons en même temps que nous sommes trop faibles
pour supporter longtemps ces instants de repliement au plus
profond et que nous ne sommes pas les hommes vers lesquels la
nature aspire pour sa délivrance : ce nous est déjà beaucoup
de pouvoir, un instant, dégager notre tête et remarquer dans
quel fleuve nous sommes plongés. Et même à cette émergence, à
cet éveil d'un instant vite évanoui, nous n'y parvenons pas de
notre propre force, il faut que nous soyons soulevés - et
quels sont ceux qui nous soulèvent ? Ce sont ces hommes
véritables, ceux qui ne sont plus des animaux, les
philosophes, les artistes et les saints ; dès qu'ils
paraissent - et avec cette apparition - la nature qui ne
bondit jamais fait son unique bond, et c'est un bond de joie,
car pour la première fois elle se sent arrivée au but, là où
elle comprend qu'elle doit désapprendre à se chercher des fins
et qu'elle a misé trop haut dans le jeu de la vie et du
devenir.
Friedrich NIETZSCHE, Considérations inactuelles,
1876.
ALAIN
Esquisses de l'homme
Il n'est pas étonnant qu'un castor
ronge l'arbre qui est au bord de l'eau ; non plus qu'il le
ronge du côté de l'eau ; non plus que l'arbre tombe en travers
du ruisseau ; non plus qu'un barrage se forme, par tout ce que
le ruisseau charrie. Pour arriver à expliquer cette célèbre
industrie des castors par des causes de ce genre-là, il
faudrait observer sans admirer. Une sorte de religion va
naturellement à l'animal, et les pensées du naturaliste sont
toujours trop égyptiennes. Un chasseur prête généreusement à
son chien. Les oiseleurs font conversation avec les oiseaux.
Un oiseau trouve à se baigner, et ensuite il chante ; on veut
croire qu'il remercie.
Le tissu des nids est un objet d'étonnement ; il nous
semble que l'oiseau a entrelacé les racines, les roseaux et
les crins à la manière d'un vannier. Je remarque à ce sujet-là
que le crin d'un vieux coussin, longtemps foulé, forme une
sorte de feutre ; il aurait fallu un adroit vannier pour
entrelacer les brins comme nous voyons qu'ils sont ; mais cela
s'est fait par élasticité et tassement, chaque brin se coulant
par où il trouve passage.
Un chien fait son lit dans l'herbe en tournant sur
lui-même plusieurs fois avant de se coucher ; les brins
d'herbe s'arrangent comme ils peuvent, et selon la forme de
cet animal tournant ; et cela fait une sorte de corbeille, qui
semble construite en vue d'une fin, quoiqu'elle s'explique par
les causes. J'en dirais autant du nid et de l'oiseau, qui lui
aussi se tourne en tous sens et foule son matelas, traçant une
sorte de cercle sans y penser. Plus évidemment le ver à soie,
dès qu'il secrète un fil aussitôt séché et résistant, a
bientôt limité ses mouvements, et finalement s'emprisonne
lui-même. Comprendre cela, c'est penser qu'il fait son cocon ;
mais faire naître un cocon d'une pensée, c'est ne rien penser
du tout. Il faut toujours que, partout, du pourquoi j'arrive
au comment. Aussi, par précaution de méthode, je poserais
d'abord la sévère idée de Descartes, d'après laquelle les
animaux ne pensent point. Cette idée offense tout le monde.
Mais pourtant que dit-on quand on explique un fait par une
pensée ? Quand on dit que l'oiseau fait son nid pour y pondre
et y couver, qu'explique-t-on par là ? Il faut voir comment il
fait, c'est-à-dire considérer sa forme, ses mouvements et les
choses autour.
L'instinct est entièrement inventé ; nous imaginons
quelque besoin s'éveillant à l'intérieur de la bête. Or c'est
l'occasion qui fait l'instinct ; c'est le terrain qui change
l'agitation en un mouvement. Il n'y a donc rien à admirer dans
l'animal, ni aucune âme à y supposer, ni aucune prédiction à
en attendre ; l'animal est une masse matérielle qui roule
selon sa forme et selon le plan. C'est en observant ainsi d'un
œil sec le vol des oiseaux que l'on est parvenu au vol plané.
Nos actions valent mieux que l'instinct et quand nous avons
éliminé d'un problème physique tout ce qui est hors physique,
nous tenons la solution si nous nous laissons aller ; telle
est, au fond, l'histoire de la technique.
Bossuet, en sa célèbre histoire, pose que le peuple
romain a étendu ses conquêtes d'après un décret providentiel,
et en vue de préparer la monarchie spirituelle, dont il
faisait le lit ou le nid, en quelque sorte. Voilà donc une
pensée à l'œuvre. Mais il faut voir le comment, ce qui revient
à considérer le climat, le terrain, les productions,
l'industrie, le régime des fleuves, les estuaires. Car il est
très évident, qu'un homme ne peut agir où il n'est pas, ni
couper un arbre avec ses dents, ni percer le bois avec ses
ongles, et qu'un bateau à grande quille ne naviguera point sur
un marais ; et penser que les choses ont été faites comme Dieu
l'a voulu, c'est toujours penser qu'elles ont été faites selon
les lieux et selon les forces. Par exemple c'est la fièvre due
aux brouillards nocturnes qui explique ce forum, qui n'était
habité que de jour. Et il est remarquable que Bossuet ait
conduit ses pensées dans le vrai chemin, préparant Montesquieu
et le marxisme, qui nous apprennent enfin comment est fait un
nid, laissant aller le pourquoi.
Une bataille étonne d'abord l'historien, par
l'entrelacement des causes qui mènent au résultat. Et comme ce
résultat était la fin poursuivie par l'un des généraux, tous
les mouvements sont orientés à partir de la pensée dirigeante
; ainsi raisonnent les théologiens bottés. Mais le naturaliste
recherche les passages abrités, sûr que les troupes ont
incliné par là, expliquant le mouvement tournant par
l'obstacle, et la reconnaissance de cavalerie par le fourrage.
Comme Tolstoï, expliquant le génie du général par ceci qu'il
veut avec confiance ce que ses troupes font. D'où l'on voit
qu'il se glisse de l'anthropomorphisme dans l'étude de l'homme
aussi.
8 mai 1923. [...]
Les animaux ont la mémoire aussi bonne que nous. Un
cheval reconnaît, après des années, le tournant qui mène à la
bonne auberge ; et le chien qui a trouvé un lièvre en un
certain buisson ne manque jamais d'y regarder, et tout étonné
que le lièvre manque. L'animal se trompe donc par être trop
fidèle. L'homme a seul des souvenirs et un tout autre genre de
fidélité. Les souvenirs sont un mélange du vrai et du faux,
que la rêverie compose avec bonheur. Mémoire est adaptation ;
j'apprends un mouvement pour chaque situation. Souvenir est
plutôt un refus de s'adapter, et une volonté de tenir l'homme
dans la situation de roi. Qui se souvient fait des immortels.
Ce que l'on remarque dans les animaux, c'est qu'ils ne
font point de commémoration, ni de monuments, ni de statues.
Ils célèbrent les fêtes de nature comme nous et mieux que nous
; au reste l'anémone et la violette célèbrent le printemps non
moins que le font le merle et le loriot. Ce n'est toujours
qu'adaptation. C'est pourquoi les sociétés d'animaux font voir
un oubli étonnant en même temps qu'une mémoire merveilleuse.
Chaque fourmi sait ce qu'une fourmi doit faire, mais, autant
que nous savons, elle n'en fait point honneur à quelque
illustre fourmi morte depuis longtemps. Et pareillement les
chevaux galopent selon leur structure, sans qu'on les voie
jamais arrêtés et méditant devant l'image d'un cheval au
galop, qu'ils auraient faite. Encore moins voit-on les bêtes
devant un tombeau fait de pierres amoncelées ; et pourtant il
n'est pas difficile de faire un tombeau. Mais l'ancêtre est
oublié dès qu'il est mort. On le recommence, sans penser
jamais à lui. Or, si la pensée n'est pas le pouvoir de penser
à ce qui n'est plus, est-elle pensée ? Et cette société des
bêtes, qui n'est que de présence, est-elle société ?
Auguste Comte, qui a poussé fort loin ce genre de
remarques, conclut qu'il n'y a point de sociétés animales, et
finalement définit la société par le culte des morts, idée
immense, et qui n'a pas été suivie. Au reste il est bien
facile de manquer une idée ; et je crois même que, sans la
piété en quelque façon filiale qui cherche des idées dans les
grands précurseurs, on n'aura point d'idées du tout. Et c'est
par là que nos sociétés, même avec toutes leurs machineries
risquent de retomber à l'animal. Mais faut-il craindre ?
L'homme s'interrompt de voler par-dessus les océans pour
célébrer le premier homme qui ait volé. Ainsi il ne faut point
rire de toutes ces statues, qui sont véritablement nos
pensées.
Quelles pensées ? D'étranges pensées qui se moquent du
vrai. Car le plus ancien des inventeurs et des précurseurs,
nous le voulons plein de génie, plus courageux que nous, plus
juste que nous. Il faut de grandes preuves contre lui pour
nous détourner d'en faire un dieu. Aussi quel heureux culte
que celui d'Homère, dont nous ne savons rien, que ses œuvres !
Il se peut bien que les grands hommes aient été mélangés,
capricieux et faibles comme nous. Mais quoi ? Si nous partons
sur cette idée, nous n'avons donc plus à imiter que nous-mêmes
? La triste psychologie régnerait ? Je conviens qu'il n'est
pas facile d'admirer un homme vivant. Lui-même nous décourage.
Seulement dès qu'il est mort un choix se fait. La piété
filiale le rétablit d'après le bonheur d'admirer, qui est
l'essentielle consolation. À chaque foyer se composent les
dieux du foyer, et tous ces efforts, qui sont réellement des
prières, se rassemblent pour élever les statues des grands
hommes, plus grands et plus beaux que nous. Ils sont nos
modèles, désormais, et nos législateurs. Tout homme imite un
homme plus grand que nature, que ce soit son père, ou son
maître, ou César, ou Socrate ; et de là vient que l'homme se
tire un peu au-dessus de lui-même. Le progrès se fait donc par
la légende ; et au contraire par l'histoire exacte on
arriverait vite à se prendre au-dessous de soi ; d'où une
misanthropie qui, après avoir rabaissé les inventeurs d'idées,
perdrait bientôt les idées elles-mêmes. Comte en est lui-même
un exemple ; car j'ai remarqué que ceux qui pensent mal de lui
manquent bien aisément la présente idée, quoiqu'ils
connaissent la célèbre formule : « Les morts gouvernent les
vivants. » Et ils ne savent point trouver l'autre formule,
plus explicite : « Le poids croissant des morts ne cesse de
régler de mieux en mieux notre instable existence. » Souvent
on se trompe faute d'admirer.
25 novembre 1935.
ALAIN, Esquisses de l’homme (1927)
Max SCHELER
Les privilèges de l'homme sur l'animal
C'est ici que surgit la question
décisive pour l'ensemble de notre problème : si l'intelligence
appartient à l'animal, existe-t-il plus qu'une simple
différence de degré entre l'homme et l'animal ? Y a-t-il aussi
une différence d'essence ? En d'autres termes, existe-t-il en
l'homme quelque chose qui dépasse les formes psychiques
essentielles que nous avons successivement considérées, et qui
s'en distingue radicalement ? Quelque chose de spécifiquement
humain, qui soit d'une autre nature que le choix et
l'intelligence en général, et qui leur soit irréductible ?
C'est sur ce point que les divergences sont le plus
marquées. Les uns veulent voir dans l'intelligence et le choix
qu'ils refusent à l'animal, des monopoles de l'homme. Et par
là sans doute affirment-ils qu'il y a une différence
d'essence, mais ils la situent à un niveau où selon moi elle
n'est pas. Les autres, tous les évolutionnistes de l'école
darwinienne et lamarckienne en particulier, tirant argument du
fait que déjà l'animal possède aussi l'intelligence, rejettent
avec Darwin, Schwalbe et W. Kohler également, l'idée d'une
différence irréductible entre l'homme et l'animal. Ils se
rattachent ainsi sous une forme quelconque à la grande théorie
de l'unité de l'homme, qu'on appelle la théorie de l'homo
faber et ne connaissent dès lors évidemment aucune
espèce d'être métaphysique et aucune métaphysique de l'homme,
c'est-à-dire nul rapport distinctif que l'homme en tant que
tel posséderait avec le monde.
Pour ma part, je crois nécessaire de repousser sans
hésitation ces deux théories. J'affirme que ce qui fait
l'essence de l'homme et la particularité de sa position dans
le monde, se situe à un niveau bien supérieur à ce qu'on nomme
intelligence et aptitude au choix, et que ce niveau ne serait
même pas atteint si l'on se représentait ces facultés
amplifiées jusqu'à n'importe quel degré et même infiniment
accrues1. Mais on se méprendrait aussi sur
l'essence humaine, si l'on se représentait le principe nouveau
qui la constitue comme venant s'ajouter simplement aux formes
psychiques antérieures, poussée affective, instinct, mémoire
associative, intelligence et choix et comme un nouveau degré
des fonctions et aptitudes psychiques et vitales : en ce cas,
la connaissance de ce principe relèverait encore de la
compétence de la psychologie. Le nouveau principe qui fait de
l'homme l'homme n'a rien de commun avec tout ce que nous
pouvons nommer vie au sens le plus vaste du mot, psychisme
interne ou vitalité externe. Ce qui constitue l'homme comme
tel est un principe opposé à toute vie en général, et qui pris
en lui-même n'est pas réductible à « l'évolution naturelle de
la vie »; s'il se ramène à quelque chose c'est seulement au
fondement ultime du monde — donc à la même réalité
fondamentale dont « la vie » est aussi une manifestation
partielle. Les Grecs déjà ont affirmé l'existence d'un tel
principe et l'ont nommé « Raison ». Nous préférons utiliser,
pour désigner cet X, un mot dont le sens est plus étendu
: ce mot est l'esprit (Geist). Le centre d'actes
dans lequel l'esprit se manifeste dans les sphères finies de
l'être, nous le désignerons comme la personne; il est en effet
bien différent de tous les centres vitaux fonctionnels qui,
considérés du point de vue interne, sont nommés aussi centres
« psychiques ».
Mais qu'est-ce maintenant que cet esprit, ce principe
nouveau et si décisif ? Peu de mots ont donné lieu à autant
d'abus que celui-ci, auquel on attache rarement un sens
déterminé. Si l'esprit, en sa plus haute acception, est une
fonction particulière de connaissance, une sorte de savoir
qu'il est seul à pouvoir apporter, alors le caractère
fondamental d'un être spirituel est son détachement
existentiel, sa liberté, la possibilité qu'il a de se dégager
de la fascination et de la pression de ce qui est organique,
de se rendre indépendant de « la vie » et de tout ce qui
relève de « la vie », par conséquent aussi de sa propre
intelligence soumise aux tendances. Un tel être spirituel
n'est plus assujetti au désir ni lié au milieu, il est libéré
du milieu, nous dirons qu'il est ouvert au monde, qu'il a un
univers.
Les centres de résistance et de réaction de son milieu,
qui lui sont primitivement donnés à lui aussi, et dans
lesquels l'animal est extatiquement absorbé, il peut les
élever à la condition d'objets, il peut saisir en principe
l'être-tel (Sosein) lui-même de ces objets, sans la
limitation qu'impose à ce monde objectif et à sa présence le
système des tendances vitales ainsi que les fonctions et
organes sensoriels qui en sont le prolongement.
L'esprit est donc objectivité; il est l'aptitude à être
déterminé par l'être-tel des choses mêmes et à y répondre. Et
l'être support de l'esprit est celui dont les relations
fondamentales avec la réalité qui lui est extérieure sont au
point de vue dynamique exactement l'inverse de ce qu'elles
sont chez l'animal.
Chez ce dernier, quel que soit le degré, inférieur ou
supérieur de son organisation, chaque action, chaque réaction,
y compris la réaction intelligente, émane d'une disposition
physiologique de son système nerveux, à laquelle sont liées du
côté psychique les impulsions des tendances et la perception
sensible. Ce qui n'intéresse pas ces tendances n'est pas donné
non plus, et ce qui est donné l'est seulement à titre de
centre de résistance par rapport au désir ou à l'aversion. Le
premier acte du drame que constitue le comportement d'un
animal envers son milieu a donc toujours son point de départ
dans l'état psychophysiologique. La structure du milieu est
toujours parfaitement conforme à la nature physiologique et
indirectement à la nature morphologique de l'animal, comme
aussi à la structure de ses tendances et de ses organes
sensoriels : structure et nature qui forment d'ailleurs une
rigoureuse unité fonctionnelle. Tout ce que l'animal peut
saisir et remarquer de son milieu est intérieur aux sûres
frontières de la structure qu'il lui confère. Le deuxième acte
de ce drame consiste à introduire dans le milieu quelque
modification effective, en réagissant dans le sens qu'impose
la fin désirée. D'où le troisième acte, qui est la
transformation de l'état psychophysiologique.
Mais un être en lequel réside l'esprit est capable
d'une conduite dont le mode de développement est exactement
opposé. Voici le premier acte de ce nouveau drame, le drame
humain : le comportement est motivé d'abord par le pur
être-tel (Sosein) d'un ensemble intuitif élevé à la
condition d'objet et cette motivation est indépendante par
essence de la disposition physiologique de l'organisme humain,
indépendante de ses impulsions et de l'aspect extérieur et
sensible du milieu, qui précisément reçoit de celles-ci son
éclairage et possède toujours telle détermination qualitative,
donc optique ou acoustique, etc... Au deuxième acte, le centre
de la personne agissant librement, inhibe ou libère une
impulsion primitivement retenue. Et le troisième acte est une
transformation de l'objectivité d'une chose, transformation
dont on éprouve la valeur propre et le caractère définitif.
Ce comportement, dès le moment où il existe, est apte
par nature à une extension illimitée, aussi loin que se
déploie le monde des choses existantes. L'homme est donc l' «
x » qui peut, sans limites aucunes, se comporter comme un être
ouvert au monde. L'animal, lui, n'a pas d'objets; il vit
seulement plongé extatiquement dans son milieu que, tel un
escargot sa coquille, il apporte comme structure partout où il
va. Il est donc incapable de ce recul spécial et de cette
substantification qui d'un milieu font un monde, tout comme il
est inapte à transformer en objets les centres de « résistance
» que délimitent ses émotions et tendances. Je dirais que
l'animal est par essence attaché à la réalité vitale qui
correspond à ses états organiques, et qu'il est engagé en
elle, sans jamais pouvoir la saisir objectivement.
L'animal a sans doute une conscience, à la différence
de la plante; mais il n'a pas de conscience de soi, comme
Leibniz l'a déjà vu. Il ne se possède pas, il n'est pas maître
de lui, et c'est pourquoi il n'est pas non plus conscient de
lui-même. Concentration, conscience de soi, capacité et
possibilité d'objectiver ce qui est originairement résistance
à la tendance, forment donc une seule structure indissociable,
qui comme telle n'appartient qu'à l'homme. Cette formation de
la conscience de soi, ce nouveau degré de reploiement et de
concentration de l'existence que l'esprit rend possibles,
engendrent aussitôt la seconde caractéristique de l'homme :
celui-ci peut non seulement agrandir le milieu selon la
dimension de l'univers et transformer des obstacles en objets,
mais il peut aussi, et c'est là le plus remarquable, traiter
encore objectivement sa propre constitution physiologique et
psychique et même chaque vécu particulier. C'est seulement
pour cela qu'il peut aussi renoncer librement à sa vie.
L'animal entend et voit, mais sans savoir qu'il entend et
qu'il voit; si nous voulons nous placer en quelque mesure dans
son état normal, il nous faut penser à des états extatiques de
l'homme, d'ailleurs très rares : nous les rencontrons dans
l'hypnose en sa phase terminale, après l'absorption de
certains poisons enivrants et aussi comme conséquence de
certaines techniques propres à paralyser l'esprit, celle par
exemple des cultes orgiaques de toute espèce. Même les
impulsions issues de ses tendances, l'animal ne les vit pas en
tant que siennes, mais comme des tractions et des répulsions
dynamiques, qui émanent des choses mêmes du milieu. Et l'homme
primitif lui-même, qui par certains traits est encore proche
de l'animal, ne dit pas « j'ai cette chose en horreur », mais
la chose « est tabou ». L'animal n'a pas de volonté qui
survive à ses impulsions et à leur changement et qui puisse,
dans la transformation de ses états psychophysiques, assurer
une continuité. On pourrait dire qu'un animal arrive toujours
ailleurs qu'il ne voulait primitivement. C'est une remarque
juste et profonde de Nietzsche, que, au contraire, l'homme est
l'animal qui peut promettre. [...]
Or cette structure de l'homme, cette propriété qu'il a
d'être donné à lui-même, permettent de comprendre toute une
série de particularités humaines; indiquons-en brièvement
quelques-unes. D'abord l'homme est seul à posséder pleinement
la catégorie de chose et de substance concrète, que les
animaux supérieurs eux-mêmes paraissent ne pas avoir
complètement. Un singe, auquel on donne une banane à demi
pelée, s'enfuit à cette vue, tandis qu'il la mange quand elle
est entièrement pelée; et quand elle est intacte, il la pèle
lui-même et la mange ensuite. Pour l'animal, la chose ne s'est
pas modifiée, elle s'est changée en une autre2. Il
est clair qu'il manque ici à l'animal un centre, qui lui
permettrait de rapporter à une seule et même chose concrète, à
un noyau identique de réalité, ses fonctions psychophysiques
de vision, d'audition, d'olfaction, et corrélativement les
réalités préhensibles, visibles, palpables, audibles,
gustatives et olfactives. [...]
L'animal n'a pas non plus, disions-nous, l'espace
mondial. Un chien peut vivre des années en un jardin et en
avoir souvent visité chaque endroit : de ce jardin il ne
pourra jamais, quelle qu'en soit la taille, se faire une image
d'ensemble non plus que de la disposition, indépendante de sa
propre situation corporelle, des arbres, des buissons, etc.
Les seuls espaces qu'il perçoive et qui changent avec ses
mouvements sont les espaces d'environnement commandés par sa
structure, et il ne peut pas les coordonner dans l'espace
total du jardin, espace indépendant de sa situation
corporelle. La raison en est qu'il n'est pas à même
d'objectiver son propre corps et les mouvements de celui-ci,
ce qui lui permettrait d'englober dans son intuition de
t'espace sa propre situation corporelle à titre d'élément
changeant, et il apprendrait ainsi à compter quasi
instinctivement avec la contingence de sa position, comme
l'homme y parvient même sans la science, ne faisant que
commencer par là ce qu'il continue à réaliser par l'activité
scientifique. Car c'est la grandeur de la science humaine
d'apprendre à l'homme à se regarder de plus en plus lui-même,
et toute sa constitution physique et psychique, comme une
chose étrangère reliée aux autre choses par des liaisons
causales rigoureuses: il sait ainsi se faire une image du
monde même, dont les objets sont tout à fait indépendants de
son organisation psychophysique, de ses sens et de leurs
seuils, de ses besoins et de t'intérêt que sous l'action de
ceux-ci il prend aux choses: et par conséquent, au milieu du
changement de toutes ses positions, de tous ses états et de
toutes ses impressions sensibles, ces objets demeurent
stables. L'homme seul en tant qu'il est une personne est
capable de s'élever au dessus de lui-même en tant qu'être
vivant, et il peut, d'un centre qui est pour ainsi dire par
delà le monde spatio-temporel, faire de tout, y compris de
lui-même, l'objet de sa connaissance.
Mais ce centre, d'où l'homme accomplit les actes par
lesquels il objective le monde, son corps et son âme (Psyché),
ne peut pas être lui-même une partie de ce monde; il est donc
impossible de lui assigner une place dans l'espace ou dans le
temps — il ne peut être rattaché qu'au principe le plus élevé
de la réalité. Ainsi l'homme est-il l'être supérieur à
soi-même et au monde. En tant que tel, il est apte aussi à
l'ironie et à l'humour, qui impliquent toujours qu'on domine
sa propre existence. [...]
Nous nous trouvons avoir dégagé ainsi une troisième
détermination importante de l'esprit : il est le seul être qui
soit incapable d'être lui-même objet — il est actualité (Aktualitat)
pure, il n'existe que dans le libre accomplissement de ses
actes. Le centre de l'esprit, la personne, n'existe donc ni
comme objet ni comme chose, il est seulement une forme
(déterminée par essence) d'organisation d'actes, qui
continuellement se réalise elle-même en elle même. Ce qui est
psychique ne se réalise pas soi-même; c'est une série
d'événements dans le temps, auxquels, du centre de notre
esprit, nous pouvons en principe assister et que dans la
perception interne et l'observation nous pouvons encore
constituer en objet. Mais l'être de notre personne, nous ne
pouvons que tendre vers lui en nous recueillant; que nous
concentrer dans sa direction : il nous est impossible de
l'objectiver. Les autres ne sont pas non plus objectivables en
tant que personnes. Nous n'avons d'accès possible à l'intimité
d'autrui qu'en reproduisant et en accomplissant en commun avec
lui ses actes libres, qu'en nous identifiant, comme nous
disons, avec sa volonté, son amour, etc., et, par là, avec
lui-même. De même c'est seulement en les accomplissant en
commun avec lui que nous pouvons participer aux actes de cet
esprit unique, supra-singulier, que nous devons admettre au
principe de la liaison essentielle et inviolable de l'idée et
de l'acte, si nous croyons qu'indépendamment de la conscience
humaine un ordre d'idées se réalise en ce monde et si nous
l'attribuons à l'être primordial lui-même comme une de ses
priorités. L'ancienne philosophie des idées, qui dominait
depuis saint Augustin, avait admis le principe ideae ante
res, c'est-à-dire l'existence d'une providence et d'un
plan de la création antérieur à la réalité effective du monde.
Mais les idées ne sont pas avant les choses, ni en elles ni
après elles : elles sont avec elles, et ne sont engendrées
dans l'esprit éternel que dans l'acte de la production
continue du monde (création continue). Aussi lorsque, pensant
les idées, nous participons aux actes de cet esprit éternel,
on ne saurait dire que nous trouvons ou découvrons simplement
quelque chose qui existe déjà, et qui est déjà constitué
indépendamment de nous : mais, en vérité, nous participons
intimement alors à l'activité de production et de génération,
qui, du principe même des choses, fait jaillir les idées, et
les valeurs liées à l'amour éternel.
Max SCHELER, La situation de l'homme dans le monde,
II, L'Esprit (1928).
1. Entre Edison, considéré
seulement comme technicien, et un chimpanzé intelligent, la
différence, pour être très grande, n'est que de degré.
2. Voir aussi les expériences de H. Volkelt sur les
araignées. On trouvera en grand nombre dans mon
anthropologie des faits qui ont une signification analogue.
Michel SERRES
Cette distance infime à nos cousins animaux
Jusqu'à aujourd’hui en effet,
l’humanisme n’eut jamais lieu parce que l’homme universel
qu’il évoquait n’existait pas. […]
Il vient de naître aujourd’hui, d’une toute autre
source. Tiré de la paléoanthropologie, de la biochimie et de
quelques autres disciplines expertes dans les datations, le
Grand récit qui raconte l’émergence, l’expansion et les
voyages aventureux d’Homo sapiens permet de dessiner l’arbre
généalogique d’une seule et même famille et donc d’accéder à
un nouvel universel.
Et de nouveau : existe t-il une nature humaine ?
Qu’est-ce donc que l’homme ? A ces deux questions, chaque
réponse proposée par la tradition tente de définir notre
espèce en général. Mais toujours quelque critique, ironique et
judicieux, oppose à chaque essai une bête dite brute qui
correspond à cette définition, soit parce qu’elle a deux pieds
sans plume ou qu’elle rit, soit qu’experte, elle fabrique des
outils, qu’elle fait l’amour face à face… Fourmis, termites,
castors, chimpanzés, bonobos… voilà, que je sache, autant
d’animaux politiques. Et combien de fois, mon âme, avez-vous
assisté à la réception du corps diplomatique par un chef
d’Etat ou, malade, à la visite d’un patron de médecine
précédant sa suite… sans reconnaître là, immanquablement,
quelque mâle dingo dominant ses femelles et autres dépendants,
un coq en gloire dans la basse-cour parmi poules et chapons,
un lion de mer sur la plage sale, levant son cou flasque ?
Ethologie et génétique savent mesurer cette distance infime à
nos cousins animaux.
Que l’on définisse enfin l’homme comme chose qui pense,
combien en avez-vous rencontré sur la place publique ou dans
quelque amphithéâtre ? Inversement, qui vous assure qu’aucune
bête n’a conscience de soi, que la vache dans son pré ne
médite pas sur ce pourquoi elle se trouve comme jetée dans ce
carré de luzerne, ruminant sa déréliction ? Qui d’entre nous
entra jamais dans la cénesthésie d’une chauve-souris ?
Une fois rejetées ces définitions absurdes, une fois
fermé cet accès à l’homme universel, il semble plus aisé de
répondre à la question : qui es-tu toi, mon prochain, mon
voisin, que je fréquente au quotidien et que je crois
connaître ?
Michel SERRES, Récits d’humanisme (2006).
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