MESURE ET DÉMESURE
TEXTES |
François
RABELAIS
Médiocrité
est en tous cas louée
orthographe non modernisée
Ie le veulx,
dist Panurge. Fauldra il peu ou beaucoup soupper à ce soir ? Ie ne le demande
sans cause. Car si bien & largement ie ne souppe, ie ne dors rien qui vaille,
la nuict ne foys que ravasser, & autant songe creux que pour lors restoit mon
ventre.
Poinct soupper (respondit Pantagruel) seroit le meilleur,
attendu vostre bon en poinct & habitude. Amphiarus vaticinateur antique
vouloit ceulx qui par songes recepvoient les oracles, rien tout celluy iour ne
manger, & vin ne boyre troys iours davant. Nous ne userons de tant extreme, &
rigoureuse diaete. Bien croy ie l'homme replet de viandes & crapule,
difficilement concepvoir notice des choses spirituelles: ne suys toutesfoys en
l'opinion de ceulx qui après longs & obstinez ieusnes cuydent plus avant
entrer en contemplation des choses celestes. Souvenir assez vous peut comment
Gargantua mon père (lequel par honneur ie nomme) nous a souvent dict, les
escriptz de ces hermites ieusneurs autant estre fades, ieiunes, & de maulvaise
salive, comme estoient leurs corps lors qu'ilz composoient: & difficile chose
estre, bons & serains rester les espritz, estant le corps en inanition: veu
que les Philosophes & Medicins afferment les espritz animaulx sourdre, naistre,
& practiquer par le sang arterial purifié & affiné à perfection dedans le retz
admirable, qui gist soubs les ventricules du cercerveau. Nous baillans exemple
d'un Philosophe, qui en solitude pensant estre, & hors la tourbe pour mieulx
commenter, discourir, & composer: ce pendent toutesfoys au tour de luy abayent
les chiens, ullent les loups, rugient les Lyons, hannissent les chevaulx,
barrient les elephans, siflent les serpens, braislent les asnes, sonnent les
cigalles, lamentent les tourterelles: c'est à dire plus estoit troublé, que
s'il feust à la foyre de Fontenay, ou Niort: car la faim estoit on corps: pour
à laquelle remedier, abaye l'estomach, la veue esblouit, les vènes sugcent de
la propre substance des membres carniformes: & retirent en bas cestuy esprit
vaguabond, negligent du traictement de son nourrisson & hoste naturel, qui est
le corps: comme si l'oizeau sus le poing estant, vouloit en l'aër son vol
prendre, & incontinent par les longes seroit plus bas deprimé. Et à ce propous
nous alleguant l'auctorité de Homère père de toute Philosophie, qui dict les
Gregeoys lors, non plus tost, avoir mis à leurs larmes fin du dueil de
Patroclus le grand amy de Achilles, quand la faim se declaira, & leurs ventres
protestèrent plus de larmes ne les fournir. Car en corps exinaniz par long
ieusne plus n'estoit de quoy pleurer & larmoier. Mediocrité est en tous cas
louée: & icy la maintiendrez. Vous mangerez à soupper non febves, non lièvres,
ne aultre chair, non Poulpre (qu'on nomme Polype) non choulx, ne aultres
viandes qui peussent vos espritz animaulx troubler & obfusquer. Car comme le
mirouoir ne peult repraesenter les simulachres des choses obiectées & à luy
exposées, si sa polissure est par halaines ou temps nubileux obfusquée, aussi
l'esprit ne recevoit les formes de divination par songes, si le corps est
inquieté & troublé par les vapeurs & fumées des viandes praecedentes, à cause
de la sympathie, laquelle est entre eulx deux indissoluble. Vous mangerez
bonnes poyres Crustumenies, & Berguamotes, une pome de Court pendu, quelques
pruneaulx de Tours, quelques Cerizes de mon verger. Et ne sera pourquoy
doibvez craindre que vos songes en proviennent doubteux, fallaces, ou suspectz,
comme les ont declairez aulcuns Peripateticques on temps de Automne: lors
sçavoir est que les humains plus copieusement usent de fructaiges qu'en aultre
saison. Ce que les anciens prophètes & poëtes mysticquement nous enseignent,
disans les vains & fallacieux songes gesir & estre cachez soubs les feuilles
cheutes en terre. Par ce qu'en Automne les feuilles tombent des arbres. Car
ceste ferveur naturelle laquelle abonde es fruictz nouveaulx, & laquelle par
son ebullition facillement evapore es parties animales (comme nous voyons
faire le moult) est long temps a, expirée & resolue. Et boyrez belle eau de ma
fontaine.
François RABELAIS, Le Tiers Livre, XIII.
Blaise
PASCAL
Les deux infinis
Que l'homme contemple
donc la nature entière dans sa haute et pleine majesté, qu'il éloigne sa vue des
objets bas qui l'environnent. Qu'il regarde cette éclatante lumière, mise comme
une lampe éternelle pour éclairer l'univers, que la terre lui paraisse comme un
point au prix du vaste tour que cet astre décrit et qu'il s'étonne de ce que ce
vaste tour lui-même n'est qu'une pointe très délicate à l'égard de celui que les
astres qui roulent dans le firmament embrassent. Mais si notre vue s'arrête là,
que l'imagination passe outre; elle se lassera plutôt de concevoir, que la
nature de fournir. Tout ce monde visible n'est qu'un trait imperceptible dans
l'ample sein de la nature. Nulle idée n'en approche. Nous avons beau enfler nos
conceptions au-delà des espaces imaginables, nous n'enfantons que des atomes, au
prix de la réalité des choses. C'est une sphère dont le centre est partout, la
circonférence nulle part. Enfin, c'est le plus grand caractère sensible de la
toute puissance de Dieu, que notre imagination se perde dans cette pensée.
Que l'homme, étant revenu à soi, considère ce qu'il est au prix de ce qui
est; qu'il se regarde comme égaré dans ce canton détourné de la nature; et que
de ce petit cachot où il se trouve logé, j'entends l'univers, il apprenne à
estimer la terre, les royaumes, les villes et soi-même son juste prix. Qu'est-ce
qu'un homme dans l'infini ?
Mais pour lui présenter un autre prodige aussi étonnant, qu'il recherche
dans ce qu'il connaît les choses les plus délicates. Qu'un ciron lui offre dans
la petitesse de son corps des parties incomparablement plus petites, des jambes
avec des jointures, des veines dans ces jambes, du sang dans ces veines, des
humeurs dans ce sang, des gouttes dans ces humeurs, des vapeurs dans ces
gouttes; que, divisant encore ces dernières choses, il épuise ses forces en ces
conceptions, et que le dernier objet où il peut arriver soit maintenant celui de
notre discours; il pensera peut-être que c'est là l'extrême petitesse de la
nature. Je veux lui faire voir là dedans un abîme nouveau. Je lui veux peindre
non seulement l'univers visible, mais l'immensité qu'on peut concevoir de la
nature, dans l'enceinte de ce raccourci d'atome. Qu'il y voie une infinité
d'univers, dont chacun a son firmament, ses planètes, sa terre, en la même
proportion que le monde visible; dans cette terre, des animaux, et enfin des
cirons, dans lesquels il retrouvera ce que les premiers ont donné; et trouvant
encore dans les autres la même chose sans fin et sans repos, qu'il se perde dans
ses merveilles, aussi étonnantes dans leur petitesse que les autres par leur
étendue; car qui n'admirera que notre corps, qui tantôt n'était pas perceptible
dans l'univers, imperceptible lui-même dans le sein du tout, soit à présent un
colosse, un monde, ou plutôt un tout, à l'égard du néant où l'on ne peut
arriver ?
Qui se considérera de la sorte s'effrayera de soi-même, et, se
considérant soutenu dans la masse que la nature lui a donnée, entre ces deux
abîmes de l'infini et du néant, il tremblera dans la vue de ces merveilles; et
je crois que sa curiosité, se changeant en admiration, il sera plus disposé à
les contempler en silence qu'à les rechercher avec présomption.
Car enfin qu'est-ce que l'homme dans la nature ? Un néant à l'égard de
l'infini, un tout à l'égard du néant, un milieu entre rien et tout. Infiniment
éloigné de comprendre les extrêmes, la fin des choses et leur principe sont pour
lui invinciblement cachés dans un secret impénétrable, également incapable de
voir le néant d'où il est tiré, et l'infini où il est englouti.
Que fera-t-il donc, sinon d'apercevoir quelque
apparence du milieu des choses, dans un désespoir éternel de connaître ni leur
principe ni leur fin ? Toutes choses sont sorties du néant et portées jusqu'à
l'infini. Qui suivra ces étonnantes démarches? L'auteur de ces merveilles les
comprend. Tout autre ne le peut faire.
Manque d'avoir contemplé ces infinis, les
hommes se sont portés témérairement à la recherche de la nature, comme s'ils
avaient quelque proportion avec elle. C'est une chose étrange qu'ils ont voulu
comprendre les principes des choses, et de là arriver jusqu'à connaître tout,
par une présomption aussi infinie que leur objet. Car il est sans doute qu'on
ne peut former ce dessein sans une présomption ou sans une capacité infinie,
comme la nature.
Quand on est instruit, on comprend que la
nature ayant gravé son image et celle de son auteur dans toutes choses, elles
tiennent presque toutes de sa double infinité.
Blaise PASCAL, Pensées, 72, "Disproportion de l'homme".
MOLIERE
La juste nature
CLÉANTE
Voilà de vos pareils le discours ordinaire.
Ils veulent que chacun soit aveugle comme eux.
C'est être libertin, que d'avoir de bons yeux;
Et qui n'adore pas de vaines simagrées,
N'a ni respect ni foi pour les choses sacrées.
Allez, tous vos discours ne me font point de peur;
Je sais comme je parle, et le Ciel voit mon cœur.
De tous vos façonniers on n'est point les esclaves,
Il est de faux dévots, ainsi que de faux braves :
Et comme on ne voit pas qu'où l'honneur les conduit,
Les vrais braves soient ceux qui font beaucoup de bruit,
Les bons et vrais dévots qu'on doit suivre à la trace,
Ne sont pas ceux aussi qui font tant de grimace.
Hé quoi ! vous ne ferez nulle distinction
Entre l'hypocrisie et la dévotion ?
Vous les voulez traiter d'un semblable langage,
Et rendre même honneur au masque qu'au visage ?
Égaler l'artifice, à la sincérité;
Confondre l'apparence, avec la vérité;
Estimer le fantôme, autant que la personne;
Et la fausse monnaie à l'égal de la bonne ?
Les hommes, la plupart, sont étrangement faits !
Dans la juste nature on ne les voit jamais.
La raison a pour eux des bornes trop petites.
En chaque caractère ils passent ses limites,
Et la plus noble chose, ils la gâtent souvent,
Pour la vouloir outrer, et pousser trop avant.
MOLIERE, Tartuffe, acte I, scène V.
Jean de LA
FONTAINE
Rien de trop
Je ne vois point de créature
Se comporter modérément.
Il est certain tempérament
Que le maître de la nature
Veut que l'on garde en tout. Le fait-on ? nullement.
Soit en bien, soit en mal, cela n'arrive guère.
Le blé, riche présent de la blonde Cérès,
Trop touffu bien souvent, épuise les guérets :
En superfluités s'épandant d'ordinaire,
Et poussant trop abondamment,
Il ôte à son fruit l'aliment.
L'arbre n'en fait pas moins : tant le luxe sait plaire !
Pour corriger le blé, Dieu permit aux moutons
De retrancher l'excès des prodigues moissons :
Tout au travers ils se jetèrent,
Gâtèrent tout et tout broutèrent ;
Tant que le Ciel permit aux loups
D'en croquer quelques-uns : ils les croquèrent tous ;
S'ils ne le firent pas, du moins ils y tâchèrent.
Puis le Ciel permit aux humains
De punir ces derniers : les humains abusèrent
A leur tour des ordres divins.
De tous les animaux, l'homme a le plus de pente
A se porter dedans l'excès.
Il faudrait faire le procès
Aux petits comme aux grands. Il n'est âme vivante
Qui ne prêche en ceci. Rien de trop est un point
Dont on parle sans cesse, et qu'on n'observe point.
Jean de LA FONTAINE, Fables (Livre IX, 11)
d'HOLBACH
La tempérance.
Les
passions sont des effets naturels de l'organisation des hommes, et des
idées qu'ils se font ou qu'on leur donne du bonheur : mais si l'homme
est un être raisonnable et sociable, il doit avoir des idées vraies de
son bien-être, et tâcher de l'obtenir par des voies compatibles avec
les intérêts de ceux auxquels la société l'unit. Un inconsidéré qui
suit les impulsions aveugles de ses passions, n'est ni un être
intelligent, ni un être sociable et doué de raison. L'être intelligent
est celui qui prend de justes mesures pour obtenir son bonheur ; l'être
sociable est celui qui concilie son bien-être avec celui de ses
semblables ; l'être raisonnable est celui qui distingue le vrai du
faux, l'utile du nuisible, et qui sait qu' il doit mettre un frein à
ses désirs. L'homme n'est jamais ce qu'il doit être, s'il ne montre de
la retenue dans sa conduite.
La tempérance est dans l'homme l'habitude de contenir les désirs, les
appétits, les passions nuisibles, soit à lui-même soit aux autres.
Cette vertu, de même que toutes les autres, est fondée sur l'équité.
Que deviendrait une société dans laquelle chacun se permettrait de
suivre ses fantaisies les plus déréglées ? Si chacun pour son intérêt
souhaite que ses associés résistent à leurs caprices, il doit
reconnaître que les autres ont droit d'exiger qu'il contienne les siens
dans les bornes prescrites par l'intérêt général. D'un autre côté si,
comme on l'a dit plus haut, l'homme isolé lui-même doit, en vue de sa
conservation et de son bonheur durable, refuser de satisfaire ses
appétits désordonnés, il y est encore plus obligé dans la vie sociale,
où ses actions influent sur un grand nombre d'êtres qui réagissent sur
lui-même. Si les excès du vin sont capables de nuire à tout homme qui
s'y livre, ils lui nuiront encore bien plus dans la société, où ces
excès l'exposent au mépris, et peuvent en troublant sa raison le porter
à des actions punissables par les lois.
Quelques moralistes sévères, pour rendre l'homme tempérant, lui ont
prescrit un divorce total avec tous les plaisirs, et même lui ont
ordonné de les haïr, de les fuir. Des maximes si dures mettraient
l'homme dans une guerre continuelle contre sa propre nature, et
sembleraient se proposer d'en faire un misanthrope ennemi de lui-même,
et désagréable à la société. Les appétits de l'homme doivent être, sans
doute, réglés par la raison; tout lui prouve qu'il est des plaisirs
dont il doit se priver pour
son propre avantage, et cela par la crainte des conséquences, souvent
terribles, qu'ils pourraient avoir
pour lui-même et pour ses associés. C'est contre les séductions des
plaisirs de cette espèce, que l'être sociable doit se mettre en garde ;
c'est contre des passions injustes et criminelles, qu'il doit apprendre
à combattre sans cesse, afin de contracter l'habitude d'y résister.
L'habitude en effet nous rend faciles des choses qui d'abord nous
paraissaient impossibles. Un des principaux objets de l'éducation
devrait être d'accoutumer de bonne heure les hommes à résister aux
impulsions inconsidérées de leurs désirs, par la crainte des effets qui
peuvent en résulter. La tempérance a pour principe la crainte de
déplaire aux autres et de se nuire à soi-même : cette crainte, rendue
habituelle, suffit pour contrebalancer les efforts des passions qui
peuvent nous solliciter au mal. Tout homme qui ne serait point
susceptible de crainte, ne pourrait guère réprimer les mouvements de
son cœur. Nous voyons que les hommes exempts de crainte par le
privilège de leur état, sont communément les plus nuisibles à la
société. Une crainte juste et bien fondée des êtres qui nous
environnent, et dont nous sentons le besoin pour notre propre félicité,
constitue l'homme vraiment sociable et lui fait un devoir de la
tempérance. C'est par elle qu'il s'habitue à réprimer les
effervescences subites de la colère ou de la haine pour les objets qui
mettent quelques obstacles à ses désirs. C'est par elle qu'il apprend à
se refuser aux plaisirs déshonnêtes, c'est-à-dire qui le rendraient
odieux ou méprisable à la société. C'est par elle qu'il résiste aux
séductions de l'amour, cette passion qui produit tant de ravages parmi
les hommes. La chasteté, qui résiste aux désirs déréglés de l'amour,
est une suite de la tempérance ou de la crainte des effets de la
volupté. La passion naturelle qui porte un sexe vers l'autre est une
des plus violentes dans un très grand nombre d'hommes ; mais
l'expérience et la raison font connaître les dangers de s'y livrer. Les
lois de presque toutes les nations, les opinions de la plupart des
peuples policés, conformes en ce point à la nature et à la droite
raison, ont mis des entraves à l'amour déréglé, pour prévenir les
désordres qu'il causerait dans la société. C'est d'après les mêmes
idées que la continence absolue, le célibat, le renoncement total aux
plaisirs même légitimes de l'amour,
ont été admirés comme des perfections, comme les efforts d'une vertu
surnaturelle. Les pensées enflamment les désirs, échauffent
l'imagination, donnent de l'activité à nos passions. D'où il suit que
la tempérance nous prescrit de mettre un frein même à nos pensées, de
bannir de notre esprit celles qui peuvent nous rappeler des idées
déshonnêtes, capables d'irriter nos passions pour les objets dont
l'usage nous est interdit. Il est certain qu'en méditant sans cesse le
plaisir qu'un objet peut nous causer ou que l'imagination nous exagère,
nous ne faisons qu'attiser nos désirs, leur donner de nouvelles forces,
les rendre habituels, les changer en des besoins impérieux que l'on ne
peut dompter. La tempérance, dit Démophile, est la
vigueur de l'âme. Elle suppose la force, qui mérita toujours la
considération des hommes. [...] La vraie tempérance est accompagnée de
la modération qui nous fait éviter les excès en tous genres.
La vraie morale, toujours guidée par la raison et la prudence, prescrit
à l' homme de vivre suivant sa nature et de ne point prétendre s'élever
au-dessus d'elle : elle sait que des préceptes trop rigoureux sont
inutiles pour le plus grand nombre des mortels, et ne tendent qu'à
faire des enthousiastes orgueilleux ou des fourbes hypocrites. Les
yoghis ou pénitents de l'Inde sont des fourbes, et non des hommes
tempérants. Le fanatique qui fait consister la perfection à
s'affaiblir, ou à se détruire peu à peu, devient un membre inutile de
la société.
d'HOLBACH,
La Morale universelle ou Les devoirs de l'homme fondés
sur la nature, II, 11(1776).
Friedrich
NIETZSCHE
Apollon et Dionysos
[...] Apollon nous apparaît comme la personnification
divine du principe d'individuation qui, lui seul, accomplit la fin depuis
toujours atteinte de la réalité primitive, son repos dans l'apparence. D'un
geste souverain il nous montre que le monde des tourments tout entier est
nécessaire, afin qu'à travers lui l'individu soit contraint de produire la
vision libératrice, puis, abîmé en elle, se tienne paisiblement sur son esquif
battu des houles, au milieu de la mer.
Pensée sur le mode impératif et normatif, cette individuation divinisée
ne connaît qu'une seule loi, le respect des limites de l'individualité, la
mesure au sens hellénique. Apollon, dieu éthique, réclame des siens la mesure et,
pour qu'ils puissent s'y tenir, la connaissance d'eux-mêmes. C'est pourquoi le «
connais-toi toi-même » et le « rien de trop » font pendant a l'exigence
esthétique, tandis que l'excès d'orgueil et la démesure, démons entre tous
ennemis de la sphère apollinienne, furent considérés comme l'apanage des temps pré-apolliniens, de l'âge des Titans, ou du monde extra-apollinien, c'est-à-dire
barbare. C'est pour avoir aimé les hommes comme un Titan que Prométhée fut
déchiré par les vautours; pour avoir fait preuve, en résolvant l'énigme du
Sphinx, d'une sagesse plus qu'humaine qu'OEdipe s'égara dans un enchevêtrement
de crimes. Ainsi le dieu de Delphes interpréta-t-il le passé grec.
Le Grec apollinien dut ressentir également comme « titanesque » et «
barbare » l'action du dionysiaque, sans toutefois pouvoir se dissimuler qu'au
fond de son être il était apparenté à ces Titans et ces héros déchus. Davantage :
il dut comprendre que son existence tout entière, avec sa beauté et sa mesure,
reposait sur un fonds caché de souffrance et de connaissance que le dionysiaque
lui faisait redécouvrir. Et voici qu'Apollon ne pouvait vivre sans Dionysos !
L'élément titanesque et barbare était en définitive aussi nécessaire que
l'apollinien. Imaginons l'effet que la fête dionysienne et ses ensorcelantes
musiques produisirent sur ce monde artificiellement protégé, édifié sur
l'apparence et la mesure, la puissance avec laquelle toute la démesure de la
nature, douleur, joie et connaissance mêlées, retentit dans ces hymnes en
s'exaspérant jusqu'au cri... Imaginons ce que pouvait signifier, en face de ces
démoniaques chants populaires, l'artiste apollinien avec sa psalmodie et les
exsangues sonorités de sa harpe... Les muses des arts de l'« apparence »
pâlirent devant un art qui, dans l'ivresse, prononçait la vérité; la sagesse de
Silène proclama « hélas! hélas! » à la face des lumineux olympiens. L'individu
s'abîma en Dionysos, avec ses limites et sa mesure, et oublia la règle
d'Apollon. La démesure se révéla comme vérité; la contradiction, la joie née de
la douleur parlèrent un langage jailli du cœur de la nature. De sorte qu'en
tous lieux conquis par le dionysiaque, l'apollinien fut aboli et détruit. Mais
il est non moins certain que chez les peuples qui résistèrent au premier assaut,
la souveraineté et la majesté du dieu de Delphes s'exprimèrent sous une forme
plus rigide et plus menaçante que jamais. Je ne puis m'expliquer l'Etat et l'art
doriques autrement que sous la forme d'un camp retranché du monde apollinien :
seule une résistance opiniâtre à l'essence titanesque et barbare du dionysiaque
rendit durable un art d'une aussi farouche hauteur et comme entouré de bastions,
une éducation aussi rude et guerrière, un régime politique aussi cruel et
impitoyable.
Friedrich NIETZSCHE, La Naissance de la Tragédie, 1872.
Émile-Michel CIORAN
Les dangers de la sagesse
Si, parmi les facteurs de stérilité, la sagesse vient
en tête, c'est parce qu'elle s'emploie à nous réconcilier avec le monde et avec
nous-mêmes; elle est le plus grand malheur qui puisse s'abattre sur nos
ambitions et nos talents, elle les assagit, autant dire qu'elle les tue. [...]
Avons-nous attenté à nos désirs, brimé et étouffé nos attaches et nos passions ?
Nous maudirons ceux qui nous y ont encouragé, en premier lieu le sage en nous,
notre plus redoutable ennemi, coupable de nous avoir guéri de tout sans nous
avoir ôté le regret de rien. Le désarroi est sans limite de celui qui soupire
après ses emballements d'autrefois et qui, inconsolé d'en avoir triomphé, se
voit succomber au poison de la quiétude. [...]
Avancer dans le détachement, c'est nous priver de toutes nos
raisons d'agir, c'est, en perdant le bénéfice de nos défauts et de nos vices,
sombrer dans cet état qui a nom cafard - absence consécutive à l'évanouissement
de nos appétits, anxiété dégénérée en indifférence, engouffrement dans la
neutralité. Nous sommes au cœur de l'indifférencié, de l'Un, morne et sans
faille, où, à la place de l'illusion, s'étale une illumination prostrée, dans
laquelle tout nous est révélé, mais cette révélation nous est si contraire que
nous ne songeons qu'à l'oublier. Avec ce qu'il sait, avec ce qu'il connaît, nul
ne peut aller de l'avant, l'homme de cafard moins que personne; il vit au milieu
d'une lourde irréalité : la non-existence des choses lui pèse. Pour s'accomplir,
pour respirer seulement, il lui faudra s'affranchir de sa science. C'est ainsi
qu'il conçoit le salut par le non-savoir. Il n'y accédera qu'en s'acharnant
contre l'esprit de désintéressement et d'objectivité. Un jugement « subjectif »,
partial, mal fondé constitue une source de dynamisme : au niveau de l'acte, le
faux seul est chargé de réalité - mais quand nous sommes condamnés à une vue
exacte de nous-mêmes et du monde, à quoi adhérer, et sur quoi se prononcer
encore ? Il y avait un fou en nous; le sage l'en a chassé. Avec lui s'en est
allé ce que nous possédions de plus précieux, ce qui nous faisait accepter les
apparence sans avoir à pratiquer à tout bout de champ cette discrimination entre
le réel et l'illusoire. Il donnait du piquant à l'existence, il était
l'existence. Maintenant, nul intérêt, nul point d'appui. Le véritable vertige,
c'est l'absence de la folie. [...]
Tout ce qui chatoie à la surface du monde, tout ce qu'on y qualifie
d'intéressant, est fruit d'ivresse et d'ignorance. A peine sommes-nous
dégrisés, que nous ne distinguons partout que ressassement et désolation. La Vie
elle-même y est exposée dès qu'elle ralentit son allure et que se calme la
frénésie qui la soutient et l'anime. Qu'est-elle, en dernier ressort, sinon un
phénomène de rage ? Rage bénie, à laquelle il importe de se livrer. Dès qu'elle
nous saisit, nos impulsions inassouvies se réveillent : plus elles furent
réfrénées, plus elles se déchaînent. Malgré ses côtés affligeants, le spectacle
que nous offrons alors prouve que nous réintégrons notre vraie condition, notre
nature, fût-elle méprisable et même odieuse. Il vaut mieux être abject sans
effort que « noble » par imitation ou persuasion. Un vice inné étant préférable
à une vertu acquise, on ressent nécessairement de la gêne devant ceux qui ne
s'acceptent pas, devant le moine, le prophète, le philanthrope, l'avare qui
s'astreint à la dépense, l'ambitieux à la résignation, l'arrogant à la
prévenance, devant tous ceux qui se surveillent, sans en excepter le sage,
l'homme qui se contrôle et se contraint, et n'est jamais lui-même. [...]
Il n'est pas de livre édifiant ni même cynique où l'on n'insiste sur les
méfaits de la colère, cette performance, cette gloire de la rage. Quand le sang
afflue au cerveau et que nous commençons à trembler, en un instant. s'annule
l'effet de jours et de jours de méditation. Rien de plus ridicule et de plus
dégradant qu'un tel accès, inévitablement disproportionné à la cause qui l'a
déclenché; cependant l'accès passé, nous en oublions le prétexte, tandis qu'une
fureur rentrée nous travaille jusqu'à notre dernier soupir. Pénible autant que
nécessaire, la colère nous empêche de tomber en proie à des obsessions et nous
épargne le risque de complications sérieuses : c'est une crise de démence qui
nous préserve de la démence. Tant que nous pouvons compter sur elle, sur son
apparition régulière, notre équilibre est assuré, de même que notre honte. Dans
la colère, on se sent vivre; comme malheureusement elle ne dure pas longtemps,
il faut se résigner à ses sous-produits, qui vont de la médisance à la calomnie,
et qui, de toute façon, offrent plus de ressources que le mépris, trop débile,
trop abstrait, sans chaleur ni souffle, et inapte à procurer le moindre
bien-être; quand on s'en détourne, on découvre avec émerveillement la volupté
qu'il y a à noircir les autres. On est enfin de plain-pied avec eux, on lutte,
on n'est plus seul. L'homme étant un animal fielleux, toute opinion qu'il émet
sur ses semblables participe du dénigrement. Non qu'il ne puisse en dire du bien; mais il y éprouve une sensation de plaisir et de force sensiblement moindre
que lorsqu'il en dit du mal. S'il les rabaisse et les exécute, ce n'est donc pas
tant pour leur nuire, que pour sauvegarder ses restes de colère, ses restes de
vitalité, pour échapper aux effets débilitants qu'entraîne une longue pratique
du mépris.
Le calomniateur n'est pas le seul à tirer profit de la calomnie; elle
sert autant, sinon plus, au calomnié, à condition toutefois qu'il la ressente
vivement. Elle lui donne alors une vigueur insoupçonnée, aussi profitable à ses
idées qu'à se muscles : elle l'incite à haïr; or la haine n'est pas un
sentiment mais une puissance, un facteur de diversité, qui fait prospérer les
êtres aux dépens de l'être. Quiconque aime son statut d'individu doit rechercher
toutes les occasions où il est obligé de haïr; la calomnie étant la meilleure,
s'en estimer victime, c'est user d'une expression impropre, c'est méconnaître
les avantages qu'on en peut retirer. Le mal qu'on dit de nous, comme le mal
qu'on nous fait, ne vaut que s'il nous blesse, s'il nous fouette et nous
réveille. Avons-nous la malchance d'y être insensibles ? Nous tombons dans un
état d'invulnérabilité désastreux, nous perdons les privilèges inhérents aux
coups des hommes. Ceux qui cèdent à leurs émotions ou à leurs caprices, ceux qui
s'emportent à longueur de journée sont à l'abri de troubles graves. (La
psychanalyse ne compte qu'auprès des Anglo-Saxons et des Scandinaves, qui ont le
malheur d'avoir de la tenue; elle n'intrigue guère les peuples latins.) Pour
être normaux, pour nous conserver en bonne santé, nous ne devrions pas nous
modeler sur le sage mais sur l'enfant, nous rouler par terre et pleurer toutes
les fois que nous en avons envie. Quoi de plus lamentable que de le vouloir et
de ne pas l'oser ? Pour avoir désappris les larmes, nous sommes sans ressources.
Dans l'Antiquité, on pleurait; de même au Moyen Age ou pendant le Grand Siècle
(le roi s'y entendait bien, à en croire Saint-Simon). Depuis, l'intermède
romantique mis à part, on a jeté le discrédit sur l'un des remèdes les plus
efficaces que l'homme ait jamais possédés. S'agit-il d'une défaveur passagère ou
d'une nouvelle conception de l'honneur ? Ce qui paraît sûr, c'est que toute une
partie des infirmités qui nous harcèlent, tous ces maux diffus, insidieux, indépistables, viennent de l'obligation où nous sommes de ne pas extérioriser
nos fureurs ou nos afflictions. Et de ne pas nous laisser aller à nos plus
anciens instincts.
[...] Nous devrions avoir la faculté de hurler un quart d'heure par jour
au moins ; il faudrait même que l'on créât à cette fin des hurloirs. « La
parole, objectera-t-on, n'allège-t-elle pas suffisamment ? Pourquoi revenir à
des usages si révolus ? » Conventionnelle par définition, étrangère à nos
exigences impérieuses, la parole est vide, exténuée, sans contact avec nos
profondeurs : il n'en est aucune qui en émane ni qui y descende. Si, au début,
au moment où elle fit son apparition, elle pouvait servir, il en va différemment
aujourd'hui : pas une seule, même pas celles qui furent transfigurées en jurons,
ne contient la moindre vertu tonique. Elle se survit : longue et pitoyable
désuétude. Le principe d'anémie qu'elle recèle, nous continuons néanmoins à en
subir l'influence nocive. Mode d'expression du sang, le hurlement, en revanche,
nous soulève, nous fortifie, et quelquefois nous guérit. Quand nous avons le
bonheur de nous y adonner, nous nous sentons d'emblée à proximité de nos
lointains ancêtres, qui devaient dans leurs cavernes rugir sans cesse, tous, y
compris ceux qui en barbouillaient les parois. A l'antipode de ces temps
heureux, nous sommes réduits à vivre dans une société si mal organisée que
l'unique endroit où l'on puisse hurler impunément est l'asile d'aliénés. Ainsi
nous est défendue la seule méthode que nous ayons de nous débarrasser de
l'horreur des autres et de l'horreur de nous-mêmes. S'il y avait du moins des
livres de consolation ! Il en existe très peu, pour la raison qu'il n'y a pas de
consolation et ne saurait y en avoir, tant qu'on ne secoue pas les chaînes de la
lucidité et de la décence. L'homme qui se contient, qui se domine en toute
rencontre, l'homme « distingué » en somme est virtuellement un détraqué. Il en
est de même de quiconque « souffre en silence ». Si nous tenons à un minimum
d'équilibre, remettons-nous au cri, ne perdons aucune occasion de nous y jeter
et d'en proclamer l'urgence. La rage nous y aidera d'ailleurs, elle qui procède
du fond même de la vie.
E.M. CIORAN, La chute dans le temps, 1964 (voir
le résumé de ce
texte)
André COMTE-SPONVILLE
La tempérance
La tempérance - comme la prudence, et comme toutes les
vertus peut-être - relève donc de l'art de jouir : c'est un travail du désir sur
lui-même, du vivant sur lui-même. Elle ne vise pas à dépasser nos limites, mais
à les respecter. Elle est une occurrence parmi d'autres de ce que Foucault
appelait le souci de soi : vertu éthique, plutôt que morale, et qui
relève moins du devoir que du bon sens. C'est la prudence appliquée aux plaisirs
: il s'agit de jouir le plus possible, le mieux possible, mais par une
intensification de la sensation ou de la conscience qu'on en prend, et non par
la multiplication indéfinie de ses objets. Pauvre Don Juan, qui a besoin de tant
de femmes ! Pauvre alcoolique, qui a besoin de tant boire ! Pauvre goinfre, qui a
besoin de tant manger ! Epicure apprenait à prendre plutôt les plaisirs comme
ils viennent, aussi faciles à satisfaire, quand ils sont naturels, que le corps
à apaiser. Quoi de plus simple qu'étancher une soif ? Quoi de plus facile à
satisfaire - sauf misère extrême - qu'un ventre ou qu'un sexe? Quoi de plus
limité, et de plus heureusement limité, que nos désirs naturels et nécessaires ?
Ce n'est pas le corps qui est insatiable. L'illimitation des désirs, qui nous
voue au manque, à l'insatisfaction ou au malheur, n'est qu'une maladie de
l'imagination. Nous avons les rêves plus grands que le ventre, et reprochons
absurdement à notre ventre sa petitesse ! Le sage au contraire « fixe des bornes
au désir comme à la crainte » : ce sont les bornes du corps, et ce sont celles
de la tempérance. Mais les intempérants les méprisent ou veulent s'en
affranchir. Ils n'ont plus faim ? Ils se font vomir. Plus soif ? Quelques
cacahuètes bien salées ou l'alcool lui-même - vont y remédier. Plus envie de
faire l'amour ? Quelque revue pornographique saura bien relancer la machine...
Sans doute, mais à quoi bon ? Et à quel prix ? Les voilà prisonniers du plaisir,
au lieu d'en être (par le plaisir lui-même) libérés ! Prisonniers du manque, au
point qu'il finit, dans la satiété, par leur manquer ! Quelle tristesse,
disent-ils alors, que de n'avoir ni faim ni soif d'aucune sorte... C'est qu'ils
en veulent plus, toujours plus, et ne savent se contenter, même, de trop ! C'est
pourquoi les débauchés sont tristes; c'est pourquoi les alcooliques sont
malheureux; et quoi de plus sinistre qu'un goinfre repu ? « J'ai trop mangé »,
dit-il en s'affalant, et le voilà lourd, gonflé, épuisé... «L'intempérance est
peste de la volupté, disait Montaigne, et la tempérance n'est pas son fléau :
c'est son assaisonnement », qui permet de savourer le plaisir « en sa plus
gracieuse douceur ». Ainsi fait déjà le gourmet qui, au contraire du goinfre,
préférera la qualité à la quantité. C'est un premier progrès. Mais le sage vise
plus haut, plus près de soi ou de l'essentiel : la qualité de son plaisir lui
importe plus que celle du mets qui l'occasionne. C'est un gourmet, si l'on veut,
mais au second degré, qui serait pourtant le degré primordial : un gourmet de
soi, ou plutôt (car le moi n'est qu'un mets comme un autre) de la vie, du
plaisir anonyme et impersonnel de manger, de boire, de sentir, d'aimer... Ce
n'est pas un esthète : c'est un connaisseur. Il sait qu'il n'est plaisir que du
goût, et goût que du désir : « Les mets simples, se dit-il, donnent un plaisir
égal à celui d'un régime somptueux, une fois supprimée toute la douleur qui
vient du besoin; et du pain d'orge et de l'eau donnent le plaisir extrême,
lorsqu'on les porte à sa bouche dans le besoin. L'habitude donc de régimes
simples et non dispendieux est propre à parfaire la santé, rend l'homme actif
dans les occupations nécessaires de la vie, nous met dans une meilleure
disposition quand nous nous approchons, par intervalles, des nourritures
coûteuses, et nous rend sans crainte devant la fortune.1 » Dans une société
développée, comme était celle d'Epicure, comme est la nôtre, ce qui est
nécessaire est facile à se procurer; ce qui ne l'est pas, difficile à obtenir ou
à conserver sereinement. Mais qui sait se contenter du nécessaire? Qui sait
n'aimer le superflu que lorsqu'il se présente ? Le sage seul, peut-être. La
tempérance intensifie son plaisir, quand le plaisir est là, et en tient lieu,
quand il n'y est pas. Il y est donc toujours, ou presque toujours : quel plaisir
d'être vivant ! quel plaisir de ne manquer de rien ! quel plaisir d'être maître
de ses plaisirs ! Le sage épicurien pratique la culture intensive - plutôt
qu'extensive - de ses voluptés. Le mieux, non le plus, est ce qui l'attire et
qui suffit à son bonheur. Il vit « le coeur content de peu », comme dira
Lucrèce, d'autant plus assuré de son bien-être qu'il sait que « de ce peu il n'y
a jamais disette », ou que celle-ci, si elle venait à s'imposer, le guérirait
rapidement d'elle-même, et de tout. Celui à qui la vie suffit, de quoi
pourrait-il manquer? Saint François d'Assise retrouvera ce secret, peut-être,
d'une pauvreté heureuse. Mais la leçon vaut surtout pour nos sociétés
d'abondance, où l'on meurt et souffre plus souvent par intempérance que par
famine ou ascétisme. La tempérance est une vertu pour tous les temps, mais
d'autant plus nécessaire qu'ils sont plus favorables. Ce n'est pas une vertu
d'exception, comme est le courage (d'autant plus nécessaire, au contraire, que
les temps sont plus difficiles), mais une vertu ordinaire et humble : vertu non
d'exception mais de règle, non d'héroïsme mais de mesure. C'est le contraire du
dérèglement de tous les sens cher à Rimbaud. C'est pourquoi peut-être
notre époque, qui préfère les poètes aux philosophes et les enfants aux sages,
tend à oublier que la tempérance est une vertu, pour ne plus y voir - « je fais
attention », disent-ils - qu'une hygiène. Pauvre époque, qui ne sait mettre
au-dessus des poètes que les médecins !
André COMTE-SPONVILLE, Petit traité des grandes vertus, 4, 1999. (voir
le résumé de ce
texte)
1 Epicure, Lettre à Ménécée, 130-131.
|