La pensée d'Épicure dit, sous les formes les plus variées, le
retranchement, la recherche de l'enclos et du rempart. La réponse de
l’homme épicurien à la vie sociale pleine de périls est le refuge derrière
les hauts murs d'un jardin et le renoncement à toute activité politique, à
toute charge dans la Cité : « Ce fut un grand bonheur pour moi de ne
m'être jamais mêlé aux troubles de l'État, dit Épicure, et de n'avoir
jamais cherché à plaire au peuple, parce que le peuple n'approuve pas ce
que je sais, et que j'ignore ce que le peuple approuve ». La vie politique
apparaît comme un océan d'insécurité dont il faut s'abstraire. Ici,
Épicure polémique contre l'école platonico-aristotélicienne, qui faisait
de la mesure une règle de l’action politique. Diogène Laërce nous rapporte
qu'Épicure déclarait qu’en ce domaine « la couronne de l'ataraxie a une
valeur incomparable par rapport à la prééminence politique ».
Fuyant la sphère trop vaste et polémique de la Cité, Épicure ne se
réfugie pas pour autant dans un Jardin désert : il le peuple d'amis. La
vie politique est remplacé par la philia, conçue comme sentiment
intersubjectif et non plus comme lien politique. Par cette attitude de
choix et d'évitement, l'épicurien s'oppose au stoïcien : il sélectionne,
goûte le monde dans les deux sens du terme, c'est-à-dire privilégie telle
saveur, et par là peut prendre goût à elle. La concentration l'emporte
donc sur l'expansion - cela est vrai aussi pour la vie morale, sur
laquelle il convient d'insister, puisque c'est bien la découverte de
l'individualité jouissante qui fait la modernité d'Épicure. Comme le dira
Proust, « le bien-être résultant pour nous de l'excédent inemployé de nos
forces, nous pouvons y atteindre, tout aussi bien qu'en augmentant
celles-ci, en restreignant notre activité ». Il ne suffit pas de dire que
l'épicurisme est un hédonisme; il faut comprendre que, si le souverain
bien est plaisir, c'est par la croyance en la possibilité de dominer
l'affect, c'est à dire d'enfermer le plaisir et la douleur dans des bornes
étroites, faciles à circonscrire. C'est ce que révèle la grande polémique
d'Épicure avec Platon, à propos de la nature du plaisir corporel.
Calliclès, dans le Gorgias, fait l'apologie de l'assouvissement sans
frein des passions. Socrate lui oppose son idéal éthique d'ordre et de
modération, que la nature tout entière nous présente, dans son mélange
réglé de froid et de chaud, de limite et d'indéfini. Ceci bien accepté,
bien acceptée aussi l'idée qu'il y a des plaisirs bons et des plaisirs
mauvais, Socrate n'a aucune peine à dire, dans Philèbe, que la nature du
plaisir le situe du côté de l'illimité, et Platon accepte lui aussi cette
thèse : le plaisir sans limite et sans frein est identifiable comme
plaisir mauvais; le plaisir bon, pour exister, exigera l'intervention de
la limite, donc de l'action de l'intellect sur la nature en soi illimitée
du plaisir. Mais la grande révolution qu'introduit Épicure dans la pensée
du plaisir, est de montrer que celui-ci, de par sa nature même, est
limité; il n'a pas besoin que l'intellect vienne du dehors lui imposer des
bornes; bien au contraire, c'est le mental qui le pousse à l'excès et,
pour ainsi dire, le fait sortir de ses gonds.
L'enjeu est de taille puisque si le plaisir est, de l'intérieur de
lui-même en quelque sorte, borné, il n'est plus irrationnel ni
incontrôlable. Épicure, pour sa démonstration, fait appel au concept de
nature et montre que l'appétit, si du moins il reste appétit naturel, ne
saurait conduire à l'excès, c'est-à-dire au dépassement de la limite.
Ainsi la faim, besoin naturel, ne demande pas pour être apaisée une
quantité indéfinie de nourriture; bien au contraire, une ingestion
outrancière de nourriture reçoit aussitôt dans l'indigestion sa sanction
naturelle. On parle de satisfaire un appétit issu d'un besoin;
l'étymologie latine du mot montre qu'il y a une possibilité de «faire
assez » eu égard à cet appétit; elle désigne le repos de l'appétit dans la
satiété. C'est pourquoi Épicure affirme qu'il y a une « limite en grandeur
de plaisirs ». Le tort des intempérants n'est pas de rechercher les
plaisirs, mais d'en outrepasser la frontière naturelle. Le plaisir est
donc bon parce que limité par nature; c'est pourquoi il est toujours
disponible et en quelque sorte toujours à portée de la main, puisque la
source d'un plaisir par essence limité ne peut être que modique. Épicure
peut alors développer ses célèbres paradoxes, qui font de l'hédonisme
épicurien un ascétisme. Les frontières du plaisir limité par lui-même sont
étroites en vérité, et la nature, pour procurer le plaisir, ne demande que
le minimum vital : « C'est un ragoût admirable que le pain et l'eau
lorsqu'on en trouve dans le temps de sa faim et de sa soif ». On peut donc
posséder le plaisir tout entier, même dans un relatif dénuement. On
comprend alors qu'Épicure fasse écho aux diatribes des Cyniques contre les
richesses. L'ascétisme, loin d'être la négation du plaisir, en est la
condition même. Pour être pleinement ressenti, un plaisir doit intervenir
comme dérogation légère d'un régime habituellement austère. Épicure disait
à un ami: « Envoie-moi un petit pot de lait caillé, afin que je fasse
bombance ». C’est l'opinion qui, prolongeant l'élan de l'appétit, nous
fait manger au-delà de notre faim, boire au-delà de notre soif, désirer
bien au-delà de nos besoins. C'est l'opinion qui incite l'avare à entasser
plus de richesses que nécessaire, et même à se priver de plaisirs réels et
limités au nom de plaisirs rêvés et sans limites. La cérébralité dénature
le besoin et le plaisir qui découle de sa satisfaction normale; l'esprit,
plus facile à tromper que le corps, détraque la mécanique du plaisir en la
poussant aux extrêmes.
Nous voyons encore à l'œuvre la notion de limite dans la conception
épicurienne du corps propre. Notre corps est un agrégat d'atomes dont
l'édifice est précaire, et qui doit pour cela se préserver de toute
secousse intempestive. La superficie du corps est un bouclier, une
carapace qui protège celui-ci de l'agression perceptive. Toute la pensée
épicurienne s'organise autour de cette notion centrale de pourtour et
d'enveloppe. L'emblème de cette volonté de circonscrire pourrait bien être
ce Jardin, que l'Histoire a pour toujours attaché à la mémoire d'Épicure.
Mais que signifie cette volonté de circonscrire, sinon celle de trouver
abri et refuge, protection contre les tempêtes de la vie ? La doctrine du
plaisir elle-même se ressent de ce caractère frileux. Nous savons
qu'Épicure, toute sa vie, fut un malade, un malade pour qui la cessation
de ses douleurs constitue un plaisir réel et consistant. Il ne fit
peut-être ainsi, pour reprendre une expression un peu cruelle de Platon
dans le Philèbe, que « chagriner le plaisir ». Quelle différence en effet
entre le plaisir étriqué d'Épicure et la joie des banquets telle qu'elle
monte des poèmes homériques ou des romans rabelaisiens, débordante,
généreuse, pleine de santé et si peu méfiante envers la vie !
Épicure élabore donc une pensée de la protection, du retranchement
derrière des positions bien tracées, des défenses et des chicanes. Médecin
d'autrui, il a été en même temps médecin de lui-même; sa sérénité et son
bonheur, qu'il prétend égaux à ceux de « Zeus lui-même », il les gagne
contre la souffrance, une souffrance exorcisée mais toujours menaçante.
Bien que pour le Sage, la mort ne soit rien, puisqu'elle est « privation
de sensation », donc de douleur, et puisque, « quand nous sommes, la mort
n'est pas là, et quand la mort est là, nous ne sommes plus », la mort
représente néanmoins la seule véritable brèche dans sa fortification,
brèche à vrai dire aussitôt anéantie qu'ouverte, puisque par elle le Sage
s'échappe et disparaît : « À l'égard de toutes les autres choses, il est
possible de se procurer la sécurité, mais, à cause de la mort, nous, les
hommes, habitons tous une Cité sans murailles ».
L'homme est de toutes parts cerné, mais transformer le bonheur le plus
exposé et le plus fragile en sérénité, voilà ce qui donne à la pensée
d'Épicure sa tension, celle que ressentait sans cesse cet hédoniste
souffrant qu'a si bien compris Nietzsche : « Oui, je suis fier de sentir
le caractère d'Épicure comme nul peut-être ne le sent. [...] Je vois son
œil errer sur de vastes mers blanchâtres, sur des falaises où repose le
soleil, tandis que des bêtes de toutes tailles viennent jouer à sa
lumière, sûres et calmes comme cette lumière et cet œil mêmes. Un tel
bonheur n'a pu être inventé que par quelqu'un qui souffrait sans cesse ».
Gilbert Romeyer-Dherbey
Encyclopédie de l'Agora
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