Zola écrit en ébauchant le manuscrit de L'Argent : « L'argent est devenu, pour beaucoup, la dignité de la vie : il rend libre, est l'hygiène, la propreté, la santé, presque l'intelligence. » Ce constat, établi à l'aube du capitalisme moderne, témoigne d'une évolution morale au terme de laquelle l'argent s'est dégagé de l'anathème généralement formulé contre lui par les valeurs de l'esprit (philosophie, religion). Socrate condamne ainsi la vénalité des sophistes, au nom de la conviction selon laquelle la parole est une révélation, non une compétence acquise par des techniques monnayables. Car, comme le note Aristote, « le savoir et l'argent n'ont aucune commune mesure » (Éthique à Eudème, VII, 10). Ces préventions s'installent pour longtemps dans nos représentations. Flaubert peut encore écrire en 1872 : « Pourquoi publier par les temps qui courent ? Est-ce pour gagner de l'argent ?  Quelle dérision ! Comme si l'argent était la récompense du travail et pouvait l'être ! Cela sera quand on aura détruit la spéculation; d'ici là, non ! [...] Mon service reste donc infini et par conséquent impayable. [...] Je maintiens qu'une œuvre d'art (digne de ce nom et faite avec conscience) est inappréciable, n'a pas de valeur commerciale, ne peut donc se payer. » (Lettre à George Sand). Les religions manifestent la même hostilité. Dans l'éthique chrétienne, notamment, l'avidité matérielle sert Mammon au lieu de servir Dieu, elle assigne à la vie humaine la poursuite vaine et mortifère des nourritures terrestres ("Aucun homme ne peut servir deux maîtres : car toujours il haïra l'un et aimera l'autre. On ne peut servir à la fois Dieu et Mammon" - Matthieu 6, 24). On sait que cette condamnation devait laisser aux seuls Juifs en Europe la pratique du prêt à intérêt et générer par là autant de ferments d'antisémitisme. De fait, il faut attendre Calvin pour trouver dans la bouche de théologiens un propos qui ne soit pas destiné à fustiger les effets de l'argent. Dans l'éthique protestante en effet, comme l'a montré Max Weber, l'ascétisme et l'austérité quittent les enceintes des monastères pour inspirer toute la vie économique : le prêt à intérêt n'est plus si illégitime s'il permet pareillement aux deux contractants de s'enrichir. Sanctifié, le travail sanctifie ainsi les richesses qu'il produit1 : l'argent devient un signe extérieur de la grâce accordée par Dieu aux efforts des hommes ("Tu gagneras ton pain à la sueur de ton front"), et l'économie capitaliste reprendra ce discours sous une forme laïque. Ainsi Zola entend-il le célébrer dans L'Argent : « Je crois que je dirai du bien de l'argent. Je vanterai, j'exalterai sa généreuse et féconde puissance, sa force expansive. Je ne suis pas de ceux qui déblatèrent contre l'argent. Je pars de ce principe que l'argent bien employé est profitable à l'humanité tout entière.» ("Gil Blas" du 8 avril 1890).
  L'argent se trouve ainsi accompagné dans notre civilisation de représentations contrastées : il est aux yeux des sociologues ce phénomène moral autour duquel se cristallisent les options politiques ou métaphysiques les plus opposées. Il est d'abord l'objet de diatribes et de satires dès lors que son culte émane de personnes qui devraient l'ignorer, à preuve les nombreuses charges polémiques dirigées contre l'Église catholique dès le Moyen Âge :
              J'ai vu bien des curés dans leurs prédications
             Stigmatiser l'argent et ses tentations,
             Mais contre argent sonnant octroyer le pardon,
             Et dispenser du jeûne et offrir l'oraison.
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  En servant ainsi le pouvoir temporel de l'Église sur le dos des pauvres, l'argent exprime pour longtemps tous les péchés dont l'accablent les Évangiles. Mais, si Rousseau peut encore considérer que le passage de l'économie primitive, bâtie sur le troc, à l'économie moderne a signé la malédiction de l'humanité, les Lumières, notamment lorsqu'elles célèbrent avec Montesquieu ou Voltaire l'essor du commerce, contribueront à dégager l'argent de cette négativité. En littérature, Balzac, Zola mettent certes en scène des banquiers rapaces ou des affairistes véreux (Gobseck, Nucingen ou Saccard), mais ils dépeignent aussi l'essor considérable dont la circulation des capitaux est responsable. Ceux-là seuls qui thésaurisent méritent l'anathème : l'argent est destiné à servir, à rouler, à rencontrer autrui, et trouve en ce sens une justification morale si cette rencontre va du riche vers le pauvre. L'avare est celui qui refuse à l'argent sa destination véritable, qui en pervertit le sens et en appauvrit la nature : en le retirant de l'échange, il le stérilise, le transforme en concept d'angoisse au lieu de célébrer sa vitalité. Il lui enlève la seule vertu qu'on peut lui reconnaître, celle de sceller la relation, de manifester par l'échange l'interdépendance des êtres, ce que Rabelais montre superbement dans l'éloge des dettes entonné par Panurge dans Le Tiers Livre. L'argent bien employé peut à ce titre contribuer au comportement  moral, et l'économie, dans la parcimonie domestique qui évite de le dépenser, mérite de figurer comme la plus discutable des vertus, prostitution permanente de l'esprit obnubilé par l'épargne et le profit.
  Pourtant l'argent reste un objet magique, capable, écrit Marx, d'allier les contraires, de « convertir la représentation en réalité et la réalité en simple représentation ». Il est, comme le note Zola en préparant son roman, le « levier qui soulève le monde » : bon serviteur, dit-on, mais mauvais maître, il prend, à l'instar du Ploutos de la mythologie, tous les attributs de la divinité. Ainsi il trouve une incarnation concrète dans la monnaie ce qu'on appelle les espèces, en utilisant d'ailleurs le vocabulaire de la théologie et ne cesse pourtant de devenir virtuel, abstrait en effet comme peut  l'être un dieu. On comprend à ce titre que l'on puisse parler d'une religion de l'argent : l'or ou le dollar, étalons planétaires, et maintenant l'euro, relient en effet les peuples, les installent dans un même système de valeurs au mépris de leurs particularités concrètes. Le culte qu'on rend à l'argent pourrait même, au nom de cette abstraction, s'autoriser toutes les pratiques dès lors que sa finalité vise la production et l'échange de richesses : pourquoi en effet parler d'immoralité de l'argent s'il entre dans la logique d'un système, compense les inégalités naturelles, contribue au bonheur et à la liberté ? On voit jusqu'où pourrait mener ce raisonnement pragmatique : son cynisme finirait par légitimer la souveraineté des possédants en la fondant sur des valeurs d'échange au détriment des valeurs d'usage. Pire : on aboutirait (mais n'est-ce pas ce que l'on constate aujourd'hui ?) à la confusion de ces valeurs : l'argent tiendrait lieu de mérite et de vertu, alors que seuls le travail et l'honnêteté engagés pour le gagner peuvent conférer ces titres de moralité. C'est bien de cela que parle Charles Péguy dans L'Argent (1913) lorsqu'il stigmatise la bourgeoisie capitaliste : « C'est parce que la bourgeoisie s'est mise à traiter comme une valeur de bourse le travail de l'homme que le travailleur s'est mis, lui aussi, à traiter comme une valeur de bourse son propre travail. C'est parce que la bourgeoisie s'est mise à faire perpétuellement des coups de bourse sur le travail de l'homme que le travailleur, lui aussi, par imitation, par collusion et encontre, et on pourrait presque dire par entente, s'est mis à faire continuellement des coups de bourse sur son propre travail.»
  Il existe donc bel et bien une morale de l'argent, celle qui peut sanctionner une démesure : c'est en effet démesurer l'argent que de le retirer de l'échange en le thésaurisant. C'est encore le démesurer que d'en faire une valeur de référence. Les passions qu'il génère entrent toutes au même titre dans l'ubris des Grecs : démesure de l'appétit qui veut plus que la part justement attribuée par le destin, soif immodérée d'un or dont on a dit qu'il rendait fou, violation des justes délimitations établies entre les êtres. C'est en horreur de ces vices que l'on entonna toujours l'éloge du bonheur patriarcal, sans apercevoir toutefois comment l'argent, devenu accessible par le travail, pouvait permettre aussi de se libérer du déterminisme de la pauvreté et d'acquérir les biens dont il marquait le prix.
  Que dire du programme que l'on nous soumet aujourd'hui ? La peinture de l'avarice qu'on trouve chez Molière, où celui-ci met en scène une passion dans toute sa morbidité, peut annoncer l'évocation des fureurs ataviques qui agitent les foules boursicotières de Zola, mais c'est dans celui-ci que l'on trouvera aussi l'analyse des mécanismes qui promeuvent un monde neuf et dynamique. Ceux-ci nous prépareront aux processus d'interaction décrits par Georg Simmel. Ainsi, nul manichéisme à l'arrière-plan de ce programme. Zola, présentant son roman, y insiste encore : « l'argent est une force aveugle, capable du bien et du mal, la force même qui aide à la civilisation, au milieu des continuelles ruines que l'humanité laisse derrière elle. » ("Gil Blas", 16 novembre 1891).

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1. « Désirer être pauvre - cette argumentation était fréquente - équivaut à désirer être malade , ce qui est condamnable en tant que sanctification par les œuvres, et dommageable à la gloire de Dieu. En particulier, la mendicité, de la part d'un individu en état de travailler, outre qu'elle est paresse condamnable, est également, selon la parole de l'apôtre, violation du devoir d'amour envers le prochain.» (Max Weber, L'Éthique protestante et l'esprit du capitalisme, 1904-1905).
2. Juan Ruiz, Arcipreste de Hita (1283? - 1350?), "Enxiemplo de la propiedat que el dinero ha" (Libro del buen amor).

 

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