ÉNIGMES DU MOI
Résumés et dissertations |
EXEMPLE 1
TEXTE |
OBSERVATIONS |
« Tu aimeras ton prochain comme toi-même ». Célèbre dans le monde entier, cette maxime est plus vieille à coup sûr que le christianisme, qui s'en est pourtant emparé comme du décret dont il avait lieu de s'estimer le plus fier, mais elle n'est certainement pas très ancienne. A des époques déjà historiques, elle était encore étrangère aux hommes.
Mais adoptons à son égard une attitude naïve comme si nous l'entendions pour la première fois ; nous ne pouvons alors nous défendre d'un sentiment de surprise devant son étrangeté. Pourquoi serait-ce là notre devoir ? Quel secours y trouverions nous ? Et surtout, comment arriver à l'accomplir ? Comment cela nous serait-il possible ? […] Si j'aime un autre être, il doit le mériter à un titre quelconque. […] Il mérite mon amour lorsque par des aspects importants il me ressemble à tel point que je puisse en lui m'aimer moi-même. Il le mérite s'il est tellement plus parfait que moi qu'il m'offre la possibilité d'aimer en lui mon propre idéal ; je dois l'aimer s'il est le fils de mon ami, car la douleur d'un ami, s'il arrivait malheur à son fils, serait aussi la mienne ; je devrais la partager.
En revanche, s'il m'est inconnu, s'il ne m'attire par aucune qualité personnelle et n'a encore joué aucun rôle dans ma vie affective, il m'est bien difficile d'avoir pour lui de l'affection. Ce faisant, je commettrais même une injustice, car tous les miens apprécient mon amour pour eux comme une préférence ; il serait injuste à leur égard d'accorder à un étranger la même faveur. […]
En y regardant de plus près, j'aperçois plus de difficultés
encore. Non seulement cet étranger n'est en général pas digne d'amour, mais,
pour être sincère, je dois reconnaître qu'il a plus souvent droit à mon
hostilité et même à ma haine. Il ne paraît pas avoir pour moi la moindre
affection ; il ne me témoigne pas le moindre égard. Quand cela lui est
utile, il n'hésite pas à me nuire ; il ne se demande même pas si
l'importance de son profit correspond à la grandeur du tort qu'il me cause.
Pis encore : même sans profit, pourvu qu'il y trouve un plaisir quelconque,
il ne se fait aucun scrupule de me railler, de m'offenser, de me calomnier,
ne fût-ce que pour se prévaloir de la puissance dont il dispose contre moi.
Et je peux m'attendre à ce comportement vis-à-vis de moi d'autant plus
sûrement qu'il se sent plus sûr de lui et me considère comme plus faible et
sans défense. S'il se comporte autrement, s'il a pour moi, sans me
connaître, du respect et des ménagements, je suis alors tout prêt à lui
rendre la pareille sans l'intervention d'aucun précepte.
[…]
La part de vérité que dissimule tout cela et qu'on nie volontiers
se résume ainsi : l'homme n'est point cet être débonnaire, au cœur assoiffé d'amour, dont on dit qu'il se défend quand on l'attaque, mais un être, au contraire, qui doit porter au compte de ses données instinctives une bonne somme d'agressivité. Pour lui, par conséquent, le prochain n'est pas seulement un auxiliaire et un objet sexuel possibles, mais aussi un objet de tentation. L'homme est,
en effet, tenté de satisfaire son besoin d'agression aux dépens de son prochain, d'exploiter son travail sans dédommagements, de l'utiliser sexuellement sans son consentement, de s'approprier ses biens, de l'humilier, de lui infliger des souffrances, de le martyriser et de le tuer.
Homo homini lupus : qui aurait le courage, en face de tous les enseignements de la vie et de l'histoire, de s'inscrire en faux contre cet adage ? En règle générale, cette agressivité cruelle ou bien attend une provocation, ou bien se met au service de quelque dessein dont le but serait tout aussi accessible par des moyens plus doux. Dans certaines circonstances favorables en revanche, quand par exemple les forces morales qui s'opposaient à ses manifestations et jusque-là les inhibaient, ont été mises hors d'action, l'agressivité se manifeste aussi de façon spontanée, démasque sous l'homme la bête sauvage qui perd alors tout égard pour sa propre espèce. Quiconque évoquera dans sa mémoire
les horreurs des grandes migrations des peuples, ou de l'invasion des Huns ; celles commises par les fameux Mongols de Gengis Khan ou de Tamerlan, ou celles que déclencha la prise de Jérusalem par les pieux croisés, sans oublier enfin celles de la dernière guerre mondiale, devra s'incliner devant notre conception et en reconnaître le bien-fondé.
Cette tendance à l'agression, que nous pouvons déceler en nous-mêmes et dont nous supposons à bon droit l'existence chez autrui, constitue
le facteur principal de perturbation dans nos rapports avec notre prochain ; c'est elle qui impose à la civilisation tant d'efforts. Par suite de cette hostilité primaire qui dresse les hommes les uns contre les autres, la société civilisée est constamment menacée de ruine. L'intérêt du travail solidaire ne suffirait pas à la maintenir : les passions instinctives sont plus fortes que les intérêts rationnels. La civilisation doit tout mettre en œuvre pour limiter l'agressivité humaine et pour en réduire les manifestations à l'aide de réactions psychiques d'ordre éthique. De là, cette mobilisation de méthodes incitant les hommes à des identifications et à des relations d'amour inhibées quant au but ; de là cette restriction de la vie sexuelle ; de là aussi cet idéal imposé d'aimer son prochain comme soi-même, idéal dont la justification véritable est précisément que rien n'est plus contraire à la nature humaine primitive. Tous les efforts fournis en son nom par la civilisation n'ont guère abouti jusqu'à présent. Elle croit pouvoir prévenir les excès les plus grossiers de la force brutale en se réservant le droit d'en user elle-même envers les criminels,
mais la loi ne peut atteindre les manifestations plus prudentes et plus subtiles de l'agressivité humaine. Chacun de nous en arrive à ne plus voir que des illusions dans les espérances mises pendant sa jeunesse en ses semblables, et comme telles à les abandonner ; chacun de nous peut éprouver combien la malveillance de son prochain lui rend la vie pénible et douloureuse.
[...] Les communistes croient avoir découvert la voie de la délivrance du mal. D'après eux, l'homme est uniquement bon, ne veut que le bien de son prochain ; mais l'institution
de la propriété privée a vicié sa nature. La possession des biens confère la
puissance à un seul individu et fait germer en lui la tentation de
maltraiter son prochain ; celui qui en est dépouillé doit donc devenir
hostile à l'oppresseur et se dresser contre lui. Lorsqu'on abolira la
propriété privée, qu'on rendra toutes les richesses communes et que chacun
pourra participer aux plaisirs qu'elles procurent, la malveillance et
l'hostilité qui règnent parmi les hommes disparaîtront. Comme tous les
besoins seront satisfaits, nul n'aura plus aucune raison de voir un ennemi
en autrui, tous se plieront bénévolement à la nécessité du travail. La
critique économique du système communiste n'est point mon affaire, et il ne
m'est pas possible d'examiner si la suppression de la propriété privée est
opportune et avantageuse. En ce qui concerne son postulat psychologique, je
me crois toutefois autorisé à y reconnaître une illusion sans consistance
aucune. En abolissant la propriété privée, on retire, certes, à
l'agressivité humaine et au plaisir qu'elle procure l'un de ses instruments,
et sans doute un instrument puissant, mais non pas le plus puissant.
En
revanche, on n'a rien changé aux différences de puissance et d'influence
dont l'agressivité abuse, non plus qu'à la nature de celle-ci.
Car elle n'a
pas été créée par la propriété mais régnait de façon presque illimitée en
des temps primitifs où cette dernière était encore bien peu de chose ; à
peine l'instinct de la propriété a-t-il perdu chez les enfants sa forme
anale primitive que déjà l'agression se manifeste chez eux ; elle constitue
enfin le sédiment qui se dépose au fond de tous les sentiments de tendresse
ou d'amour unissant les humains, à l'exception d'un seul peut-être : du
sentiment d'une mère pour son enfant mâle. Abolirait-on le droit individuel
aux biens matériels, que subsisterait le privilège sexuel, d'où émane
obligatoirement la plus violente jalousie ainsi que l'hostilité la plus vive
entre des êtres occupant autrement le même rang. Abolirait-on en outre ce
dernier privilège en rendant la vie sexuelle entièrement libre, en
supprimant donc la famille, cette cellule germinative de la civilisation,
que rien ne laisserait prévoir quelles nouvelles voies la civilisation
pourrait choisir pour son développement. Il faut, en tout cas, prévoir ceci
: quelque voie qu'elle choisisse, le trait indestructible de la nature
humaine l'y suivra toujours. […]. Si la civilisation impose
d'aussi lourds sacrifices, non seulement à la sexualité mais encore à
l'agressivité, nous comprenons mieux qu'il soit si difficile à l'homme d'y
trouver son bonheur. En ce sens, l'homme primitif avait en fait la part
belle puisqu'il ne connaissait aucune restriction à ses instincts. En
revanche, sa certitude de jouir longtemps d'un tel bonheur était très
minime. L'homme civilisé a fait l'échange d'une part de bonheur possible
contre une part de sécurité. Mais n'oublions pas que dans la famille
primitive le chef seul jouissait d'une pareille liberté de l'instinct ; les
autres subissaient en esclaves son oppression. Le contraste entre une
minorité profitant des avantages de la civilisation et une majorité privée
de ceux-ci était donc, à cette époque reculée du développement humain,
poussé à l'extrême. Des renseignements plus exacts sur les mœurs des
sauvages actuels nous ont appris qu'il n'y avait nullement lieu d'envier la
liberté de leur vie instinctive : ils étaient, en effet, soumis à des
restrictions d'un autre ordre, mais plus sévères peut-être que n'en subit le
civilisé moderne. Si nous reprochons à juste titre à notre civilisation
actuelle de réaliser aussi insuffisamment un ordre vital propre à nous
rendre heureux - ce que pourtant nous exigeons d'elle - ainsi que de laisser
subsister tant de souffrances vraisemblablement évitables ; si d'autre part
nous nous efforçons, par une critique impitoyable, de découvrir les sources
de son imperfection, nous ne faisons, certes, qu'exercer notre bon droit; et
en cela nous ne nous déclarons pas ses ennemis. C'est également notre droit
d'espérer d'elle, peu à peu, des changements susceptibles de satisfaire
mieux à nos besoins et de la soustraire ainsi à ces critiques.
Sigmund FREUD, Malaise dans la civilisation, 1929.
|
Première étape :
l'énonciation :
Une première - voire une seconde - lecture doit vous amener à identifier les caractères
essentiels du texte, que votre résumé devra reproduire :
- situation d'énonciation : le
texte s'inscrit bien sûr dans une démarche psychanalytique mais aussi morale
et sociale, voire politique (fonctions expressive et impressive).
- niveau de langue : relativement courant, et d'un registre
didactique (voir l'utilisation, dans la plus grande partie du texte, des pronoms
je et
nous).
- difficultés de vocabulaire : assurez-vous du sens des mots
difficiles (germinative, inhibées, débonnaire, adage, l'expression
"forme anale primitive").
Deuxième étape : thème, thèse :
- Efforcez-vous de formuler pour vous-même le sujet du texte :
le rapport du moi à autrui, et plus largement à la
civilisation. On pourra réfléchir utilement à l'annexion que nous proposons
de ce texte à la question "Les énigmes du moi".
- Plus important encore : repérez la thèse et prenez soin de la rédiger
rapidement : Dans ce texte, Freud met en cause le commandement
chrétien d'aimer son prochain : à ses yeux, la tendance à l'agression est
inhérente à l'homme, ce qui explique le caractère nécessairement répressif
et frustrateur de la civilisation.
Troisième étape : l'organisation :
La lecture du texte vous fait percevoir par les paragraphes différentes unités de sens.
Ces paragraphes constituent cependant des indices insuffisants de l'organisation. Vous
savez que tout raisonnement discursif s'accompagne de connexions logiques (nous les
soulignons en rouge : en gras
pour les connexions essentielles) qui vous feront percevoir l'enchaînement des arguments.
(Voyez le tableau de structure).
Comme toujours dans une argumentation, les arguments s'accompagnent d'exemples
ou de métaphores :
leur caractère concret et circonstancié vous permet de les repérer d'emblée (nous les
soulignons en bleu : le quatrième
paragraphe s'appuie certes sur l'exemple de l'idéologie communiste, mais en
développe longuement la réfutation. Nous le considérons comme un exemple
argumentatif.)
C'est cette organisation que nous vous invitons à représenter
précisément dans un tableau de structure : ne pensez pas que le fait
d'établir ce tableau au brouillon vous fera perdre du temps. Une fois rempli, il vous
permettra au contraire d'aller plus vite dans la reformulation, chaque unité de sens
étant nettement repérée. La colonne Parties sépare chaque étape de
l'argumentation, que la colonne Sous-Parties décompose si nécessaire. La
colonne Arguments vous permet d'identifier rapidement chaque argument et d'aller
déjà vers son expression la plus concise en repérant les mots-clefs. C'est cette
colonne, surtout, qui vous sera précieuse. Quant à la colonne Exemples,
elle vous permet de repérer ce que votre résumé pourra ensuite ignorer
(attention cependant au fait qu'un long paragraphe d'exemples peut parfois avoir une
valeur argumentative !). |
TABLEAU DE STRUCTURE
PARTIES |
SOUS-PARTIES |
ARGUMENTS (mots-clefs) |
EXEMPLES |
«Tu aimeras ton prochain ...
→
la même faveur. Introduction |
« Tu aimeras ton prochain → étrangère aux hommes. |
Cette devise chrétienne est célèbre mais n'est pas très
ancienne. |
/ |
Mais adoptons
→ je
devrais la partager. |
Comment arriver à aimer une personne étrangère ? |
/ |
En revanche, s'il m'est
inconnu → la même faveur. |
Ce serait même une injustice d'aimer cet autre comme on aime
les siens. |
/ |
En y regardant de plus près ...
→ d'aucun
précepte.
Addition |
En y regardant de plus près
→ qu'il me cause. |
Cet étranger a le plus souvent droit à mon hostilité. |
/ |
Pis encore : même sans profit
→ d'aucun
précepte.
|
Il n'a aucun scrupule à se prévaloir de la puissance
qu'il a sur moi. |
/ |
La part de vérité ... se résume ainsi ... → le bien-fondé.
Conséquence |
La part de vérité ... ainsi
→ objet de tentation. |
L'homme est doté d'une bonne dose d'agressivité. |
/ |
L'homme est,
en effet, tenté → le bien-fondé. |
Il est tenté de satisfaire son besoin d'agression aux dépens
de son prochain. |
invasion des Huns, Gengis Khan, Tamerlan |
Cette tendance ... constitue le facteur principal ...
→
pénible et douloureuse.
Deuxième conséquence |
Cette tendance → nature humaine
primitive. |
Cette tendance explique tous les efforts que la civilisation
déploie pour la contrer. |
/ |
Tous les efforts ...
mais ... → pénible et
douloureuse. |
Tous ces efforts n'ont guère abouti. |
Les communistes
croient
→ l'y suivra toujours.
Exemple argumentatif |
Les communistes → la
nécessité du travail. |
Les communistes situent le mal dans la propriété et croient
au retour de l'harmonie quand elle disparaîtra. |
/ |
La critique économique ... toutefois
→ la nature de celle-ci. |
Ceci est une illusion car la propriété n'est pas le principal
motif d'agressivité. |
/ |
Car elle n'a pas été créée →
l'y suivra toujours. |
L'agressivité correspond à une tendance primitive
constitutive de la nature humaine. |
/ |
Si la civilisation ... nous comprenons mieux ...
→ ces critiques.
Conclusion |
/ |
Le civilisé a choisi de réduire ses instincts dans l'ordre de
la civilisation. Il est fondé à souhaiter d'elle des changements aptes à le
satisfaire. |
la famille primitive, les mœurs des
sauvages actuels |
REFORMULATION
Résumez
ce texte en 180 mots ±10%.
PARTIES |
Observations
sur les réductions |
PROPOSITION DE RÉSUMÉ |
1° § |
Les trois étapes de ce paragraphe sont fondues en une seule phrase. Noter la conservation - nécessaire - du
je. |
Le commandement chrétien d'aimer son prochain comme soi-même paraît bien
paradoxal : je puis aimer autrui par l'estime ou l'amitié, mais ne serait-ce
pas une injustice à l'égard des miens que d'aimer cet étranger à leur égal ? |
2° § |
Une seule phrase rend compte du paragraphe grâce à l'emploi des adverbes
plutôt et surtout. |
C'est plutôt ma haine qu'il [50] mérite, par la manière dont il me sacrifie à ses intérêts, et surtout
par ce plaisir gratuit qu'il éprouve à m'humilier. |
3° § |
Le :
sert de simple relation causale et introduit une série de termes englobants. |
Il est clair que l'homme a par nature pour son prochain la violence du prédateur : l'exploitation, le vol, la torture ou le meurtre n'attendent
[100] que le relâchement des interdits sociaux pour se déchaîner. |
4° § |
L'opposition est traduite en une seule phrase, par la formule concessive "sans" + infinitif. |
De là viennent tous les efforts que déploie la civilisation pour contenir ces tendances,
sans jamais les apaiser pourtant. |
5° § |
La nature d'exemple argumentatif que revêt ce paragraphe permet plus de rapidité dans le traitement de la réfutation. |
L'idéologie communiste voit dans la propriété la source unique de cette
agressivité, sans en comprendre le fondement sexuel autrement plus primaire
[150] et naturel. |
6° § |
L'analogie introduite par "comme" suffit à intégrer le parallèle avec les groupes primitifs. |
Ainsi, par la civilisation, aujourd'hui comme dans les temps primitifs, l'homme a choisi de réduire ses instincts. Il est fondé
à attendre d'elle moins de frustrations. [180 mots] |
EXEMPLE 2
Quand nous voyons quelqu'un pour la première fois et que nous nous demandons « à qui » nous avons affaire, ce que nous voyons de lui, d'abord, c'est moins sa personne que son personnage. Celui-ci, proclamé par l'uniforme du soldat ou la casquette du wattman, se traduit aussi parfois, d'une manière qui semble plus discrète, par certaines particularités du costume ou de la coiffure, par le jeu des décorations ou des insignes. Ces détails ne sont pas sans importance, car ils traduisent le consentement du sujet. L'uniforme est imposé au soldat ou au facteur. Au contraire, celui qui arbore un insigne manifeste, par là, qu'il assume consciemment sa fonction sociale. Les signes par où se révèle le personnage ne sont pas toujours aussi apparents. Ils peuvent être difficiles à interpréter ou même manquer tout à fait. Mais, avec ou sans étiquette, la marque imprimée par la société sur l'individu est d'une extrême importance. Elle se traduit par un certain nombre de dispositions engendrées par le milieu et durci : d'une part des manières d'agir, de marcher, de regarder, de parler; de l'autre, des systèmes d'idées assez arrêtées, de croyances, d'opinions; bref, un comportement et une mentalité, des attitudes et des convictions. Chacun a ainsi reçu de sa famille, de l'école, des camarades, un certain nombre de certitudes qu'il met rarement en question, à partir desquelles il raisonne et qui constituent le cadre de référence auquel il rapportera les événements et les idées. A ces opinions correspondent des systèmes de réactions affectives ou verbales, montés en nous par la vie en groupe, et qui se déclenchent, quand l'occasion se présente, avec l'automatisme d'un réflexe. Il n'y a pas tellement de différence entre la manière dont une jambe s'étend quand on percute le tendon rotulien et la réaction d'enthousiasme ou d'indignation que provoque, dans le milieu qui y est sensibilisé, une affirmation sur le dirigisme ou la vie communautaire.
Lorsque je sais, par exemple, au bout de quelques minutes de conversation, que mon interlocuteur est un ingénieur catholique, préoccupé d'action sociale et père de quatre enfants, je suis aussitôt à même de déterminer, non seulement quelques-unes de ses zones d'intérêt, mais aussi certaines des positions qu'il peut prendre. Je sais — en gros — comment s'organisent ses certitudes et où se manifesteront des résistances. Pourtant, bien des choses m'échappent encore. Il y a des ingénieurs doux et patients, d'autres violents et autoritaires. Certains aiment les arts, d'autres les méprisent. Ceux-ci sont intéressés et égoïstes, ceux-là généreux et serviables. Derrière le personnage, il y a l'homme. Pour atteindre celui-ci, il faut pénétrer sous la couche que la société a déposée à sa surface. Il faut enlever le personnage comme on ferait d'un masque...
Ce que donne la société ce sont des idées toutes faites, des comportements précis, voire des gestes : en somme, une matière. Ce qui tient au caractère, ce sont des formes... Entre les qualités indéfiniment variables que nous offre la vie psychologique, il y a des liaisons constantes. Sans doute, les raisons qui poussent Maine de Biran à rédiger son journal intime sont-elles seulement analogues à celles qui engagent Amiel à écrire le sien. Mais on trouve, chez l'un et chez l'autre, un même rapport entre le besoin de se confier et la difficulté d'ouvrir son cœur. L'un et l'autre sont timides, irrésolus, résignés d'avance à ce qu'ils pourraient cependant éviter. Ils sont susceptibles, influençables, sans cesse entraînés à faire ce qu'ils réprouvent, mais impuissants à réaliser ce dont ils ont le plus envie. Ces traits et d'autres encore peuvent être intégrés dans une structure qui les explique en les coordonnant. On comprend aisément qu'un facteur fondamental, comme l'émotivité, c'est-à-dire la disposition naturelle à être vivement affecté par des événements peu importants, soit à la base de leur vulnérabilité extrême et que, combiné à l'activité faible de nos deux philosophes, il engendre chez eux une passivité douloureuse et une même difficulté à passer de la décision à l'exécution... Pour épuiser tout ce qui fait qu'un homme est « tel » homme, il reste à faire une place aux événements. Cette femme est peut-être une sentimentale, mais c'est aussi — et parfois c'est avant tout — la femme qui a vu mourir entre ses bras un mari qu'elle adorait. Elle est devenue l'être de ce deuil et on ne saurait la comprendre sans en tenir compte. Sans doute est-ce à son caractère qu'est due la persistance tenace de ce souvenir douloureux et son impuissance à le dominer. Mais c'est pourtant cet événement et non un autre qui a fait passer à l'acte ses virtualités. Chacun de nous a ainsi une histoire qui nous a fait ce que nous sommes. Les déterminations essentielles peuvent être plus ou moins communes, mais elles restent toujours générales, même lorsqu'on en découvre une qui n'apparaît que dans un seul individu. Les déterminations historiques, au contraire, sont existentielles. Elles sont des faits, liés au temps et à l'espace, qui ne valent que pour un sujet unique : lui seul était là, à tel moment, engagé dans telles difficultés... Ces couches diverses, qu'on ne distingue que pour mieux comprendre comment elles s'unissent pour former une personnalité, composent la nature de l'homme. Elles ne nous livrent pourtant pas son essence. Derrière cette nature, il y a la liberté qui s'y engage et qui compose avec elle, suivant un mode qui est loin d'être simple. La caractérologie — et plus généralement l'analyse concrète de la personnalité — nous rendent sensibles à la multiplicité des influences et à la diversité ordonnée des natures. Elles nous apprennent à chercher dans ces natures singulières les raisons du comportement des autres et de nous-mêmes. Mais elles ne nous invitent pas à nous confondre avec notre nature — ce qu'on ne fait jamais par connaissance, mais seulement par ignorance ou par abandon. Et elles nous engagent à chercher notre liberté ailleurs que dans le monde des forces. Elles ne décident rien quant à ce problème, dans l'examen duquel nous n'avons pas ici à entrer, mais elles nous détournent de quelques solutions faciles et paresseuses.
Gaston BERGER,
Traité pratique d'analyse du caractère, 1950.
Appliquez la méthode définie dans l'exercice précédent pour présenter la
structure de ce texte et un résumé de 100 mots (±
10%). |
EXEMPLE 3
Les signes ou
éléments d’identité, c’est [...] ce qui permet de répondre à la
question « Qui es-tu ? ». Qu’on se présente à un inconnu ou qu’on tende
ses papiers à un policier qui vous interpelle, c’est toujours
d’identification qu’il s’agit. « Qui suis-je ? Eh bien, je m’appelle
Untel, j’exerce tel métier… » ou bien « Qui suis-je ? Eh bien ; c’est
marqué là-dessus… ». Suivant les circonstances, les éléments d’identité
exigibles sont plus ou moins nombreux, plus ou moins variés,
plus ou moins codifiés aussi. Mais il faut que nous soyons bien
anesthésiés pour que, chaque fois que nous avons à rendre compte
de notre identité, nous ne soyons pas bouleversés, atterrés, terrorisés
par le véritable scandale que cela constitue : avoir à répondre de «
qui je suis » par une liste limitative (et en général fort brève)
d’éléments discrets. L’identité, c’est bien d’une part cette
assignation sociale de l’individu, de l’autre la « conscience que
celui-ci a de lui-même ». Et c’est cette incompatibilité de l’un à
l’autre, cet accolement violent de deux univers radicalement
hétérogènes que perçoit peut-être à l’occasion le psychotique – comme
si l’expérience psychotique venait à ce moment-là révéler le gouffre
sur lequel nous évoluons tous avec plus ou moins d’aisance, sur nos
passerelles aussi
résistantes que dérisoires. Loin de pouvoir être qualifiée de
pathologique, l’expérience psychotique me semble approcher en ces
moments-là une vérité ontologique dont le seul défaut est peut-être
d’être invivable, si ce n’est dans la fulgurance occasionnelle de
l’instant. Car nous avons bien vu que, pour simplement définir le
terme d’identité – appliqué aux individus ou aux personnes –, il
fallait faire apparaître la mort à l’horizon et le référer à des
pratiques de la mort, celles de la médecine légale par exemple. Si
nous relisons les textes cités plus haut, nous pouvons constater que
s’il existe une articulation entre les deux versants de la notion
d’identité (la « conscience de soi », le « sentiment d’identité »,
d’une part, l’identification sociale, de l’autre), c’est précisément
et exclusivement sur ce point de mort que cette articulation s’opère
: ce qui est en question du côté « moral », corollairement à
l’immortalité de l’âme, c’est la conscience que je suis d’une
certaine façon le même à travers tous mes avatars, que je suis
essentiellement affecté d’une parfaite invariance, d’une permanence
sans failles, d’une foncière immuabilité (nous ne sommes pas loin ici
du principe de constance de Freud). [...] Si l’on parle
d’identité pour celui qui demeure le même à travers les péripéties de
l’existence, on remarque vite toutefois que cette immuabilité est en
fait assez théorique. Parmi les éléments utilisés pour identifier les
individus, quels sont, en effet, ceux qui demeurent strictement
invariants ? Je ne vois, d'une part, que la date et le lieu de
naissance et, de l’autre, les traits
anatomo-biologiques susceptibles d’éclairer la police ou un tribunal
– le groupe sanguin par exemple. Encore faudrait- il souligner que
nombre de traits anatomiques sont peu fiables, car susceptibles
d’être modifiés, tandis que d’autres, comme la taille, ne deviennent
pertinents qu’à l’âge adulte et ne sont pas repérables chez l’enfant
(on ne peut donc pas parler pour eux d’invariants). Autrement, la
plupart des éléments retenus pour identifier un individu sont
susceptibles de changement. À commencer, bien sûr, par les éléments
circonstanciels, le domicile ou la profession par exemple. En fait,
ce qui fait question dans leur cas, ce n’est pas que l’identité
puisse se fonder sur des éléments circonstanciels et labiles, mais
que de tels éléments puissent être retenus pour marquer ce qu’on
continue à appeler l’identité. La réponse à cette question est
évidente : si l’adresse et la profession constituent des éléments
d’identification, c’est que la machinerie sociale a besoin de ces
coordonnées pour repérer ses membres ; autrement dit, ce que nous
appelons notre identité est en partie au moins déterminé par des
considérations purement administratives. D’autres éléments encore
sont susceptibles de changement sans que ceci découle de nécessités
purement administratives. Jusqu’à une époque récente, la femme non
seulement changeait automatiquement de nom lorsqu’elle se mariait,
mais de nombreux cas sont prévus où l’on peut faire modifier son
nom, sans compter les autres circonstances où l’on change de nom,
comme la reconnaissance de paternité ou l’adoption. S’il est quelque
chose d’étroitement chevillé à l’identité, ce semble pourtant bien
être le patronyme. Eh bien non, de ceci aussi on peut changer – et
même de parents. La société a en quelque sorte un pouvoir quasi
discrétionnaire sur notre identité. Non qu’elle puisse la modeler à
sa fantaisie, mais elle la bricole suivant les lois et les règles
qu’elle se donne elle-même à cet égard et qui ne répondent pas
toujours à ses nécessités administratives, comme je le disais pour le
domicile et la profession, mais, dans d’autres cas, à ce qu’on
pourrait appeler une mise en scène. C’est ainsi que les rapports
entre les sexes sont mis en scène (on pourrait dire aussi qu’ils sont
institués) lors du mariage et de sa marche arrière, le divorce.
L’intéressant dans cet exemple, c’est non seulement le changement de nom qu’entraînent ces
actes, mais les cas dans lesquels la femme est autorisée à conserver
son nom précédent, voire tenue de le conserver, lorsqu’elle exerce
une profession libérale par exemple : ce sont ici des rapports de
classes ou de groupes sociaux qui se trouvent mis en scène. Je
m’étendrai un peu plus sur l’usage du pseudonyme. Je peux changer de
nom, adopter un nom qui ne soit plus de convention mais d’élection,
en assumant un destin exceptionnel – et quand je parle d’exception,
je n’entends pas élite : il me sera difficile de revêtir un
pseudonyme si je deviens, par exemple, directeur de la Banque de
France, encore que le général de Gaulle eût été amusé d’y reconnaître
un nom d’emprunt… « Exceptionnel » veut dire ici ce qui échappe aux
normes habituelles. C’est le privilège des artistes, au sens large de
ce terme, c’est-à-dire de gens qui sont à la fois marginaux (bien
que la marge en question soit soigneusement balisée) et des hommes
publics. Me donner à moi-même un nom, effacer du même coup mon
patronyme, ceci m’affranchit à cet égard de la légalité arbitraire et
contraignante de la société - ou plus précisément ici de l’État -,
mais à condition de m’adresser à ce qu’on appelle un public, à une
foule virtuelle et indéterminée de laquelle je vais tenter de me
faire reconnaître. Le procès de reconnaissance n’est plus ici confié
à un montage institutionnel contraignant, une espèce de machine qui,
après tout, ne fait qu’enregistrer et dont la réponse est incluse
dans les données mêmes qu’on lui fournit. Lorsque j’adopte un
pseudonyme, lorsque je me donne à moi-même un nom que j’ai choisi,
c’est une aventure que j’engage, un pari : celui de me faire
reconnaître par cette foule imprévisible et versatile qu’on appelle
un public, cette foule a-légale à laquelle je vais demander un
semblant de légalisation de mon nom. Foule imprévisible et versatile,
féminine dans l’imagerie des médias, et pourtant souveraine en la
matière. De quoi pourrait-il s’agir ici, si ce n’est d’une mise en
scène de la démocratie ? Ce qui est donné à voir sous les voiles de
ce théâtre, c’est bien sûr cette entité fictive qui fonde nos
institutions républicaines et laïques : le Peuple souverain en
personne. Le pseudonyme fleurit par ailleurs en des circonstances
historiques particulières, où la légalité se trouve violemment contestée : lorsque vient à se créer une
contre-société clandestine, authentiquement illégale et marginale,
mais porteuse de promesses et d’espoirs en une nouvelle société, une
nouvelle légalité. La clandestinité représente effectivement une
gestation et l’usage général du pseudonyme ne répond pas seulement à
d’évidentes nécessités, il est aussi négation de l’ordre ancien et
anticipation de l’ordre à venir. Dans une telle conjoncture, c’est en
quelque sorte le mythe freudien de l’origine de la société qui se
trouve réactualisé et mis en scène. Il s’agit bien de tuer
symboliquement le Père et d’instaurer, à titre provisoire et
constituant, une société fraternelle, une société à l’état naissant
dans laquelle chacun reconnaîtra chacun et s’en fera reconnaître. Le
pseudonyme est ici témoin et garant de cette réciprocité constituante
– constituante de l’identité de chacun en même temps que de la
légalité à venir. [...] J’espère à travers ces considérations
générales, [...] avoir fait toucher du doigt, et j’y insiste parce que cela me semble tout à
fait fondamental, la précarité, la contingence, l’arbitraire de ce
montage juridico-administratif qu’on appelle notre identité et qui,
pourtant, se présente comme réponse à la question de mon être – « Qui
suis-je ? ». Bricolage, disais-je plus haut, bricolage laborieux et
maladroit par lequel la société résout tant bien que mal un problème
fort hasardeux : celui de la permanence de l’individu empirique,
de son unité, de sa singularité à travers les changements qui affectent son existence et
parfois la société elle-même autour de lui, dans les périodes de
crise ou de mutation, problème de l’ipséité de l’individu empirique à
travers les vicissitudes de l’histoire – de son histoire comme de
l’Histoire avec une majuscule –, problème qui concerne donc à la fois
la psychanalyse et d’autres disciplines, dans le champ des prétendues
sciences humaines. Je dis qu’il est fondamental dans notre pratique
de prendre conscience de tout cela parce que l’homme du commun,
appartiendrait-il à la plus minoritaire des élites, a tendance à se sentir assuré dans son identité, alors que celle-ci aurait tendance à
vaciller chez le fou, le psychotique. Il est bon, lorsqu’on se mêle
de travailler avec ceux-ci, de commencer par balayer devant sa porte,
de se rendre compte que tout ceci est plutôt branlant par essence et
que si le psychotique a tendance à errer là où nous nous sentons
confortablement sédentaires, c’est en somme parce que nous nous
satisfaisons a priori, et à bon compte, de conventions, de montages
institutionnels dans lesquels il n’arrive pas à trouver son confort.
Mais la lucidité n’est peut-être pas du côté du confort.
Roger GENTIS,
Le scandale de l'identité, Revue « Chimères », n°
8, 1990.
Résumez ce texte
en 150 mots (±
10%).
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Résumé proposé :
Les signes de notre identité correspondent à des
données réglementées dont il faut bien percevoir le caractère arbitraire
: la conscience de notre individualité déborde largement ce cadre
mortifère dont le psychotique voit bien, lui, la tromperie. Nous voulons
croire à la permanence de notre être : or la plupart des éléments [50]
qui prétendent la fixer sont changeants et ne correspondent qu’à des
visées administratives. La société met aussi en scène, par diverses
cérémonies, des investitures successives qui révèlent son pouvoir sur
nous. Le pseudonyme
correspond pour cela à la volonté de choisir dans la marginalité une
identité nouvelle qui, par [100] -delà la négation de l’ordre existant,
est créatrice d’un nouveau contrat démocratique. Acceptons donc, comme le psychotique, de renoncer
à un mensonge confortable pour dénoncer cet édifice illusoire qu’est
l’identité sociale. 135 mots. |
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