Michel de MONTAIGNE
Éloge de l'ignorance
[...]
Comme la vie se rend par la simplicité plus plaisante, elle s'en rend aussi plus innocente et meilleure. [...] Ceux qui reviennent de ce monde nouveau, qui a été découvert du temps de nos pères par les Espagnols, nous peuvent témoigner combien ces nations, sans magistrat et sans loi, vivent plus légitimement et de manière plus réglée que les nôtres, où il y a plus d'officiers et de lois qu'il n'y a d'autres hommes et qu'il n'y a d'actions. [...] L'incivilité, l'ignorance, la simplesse, la rudesse s'accompagnent volontiers de l'innocence; la curiosité, la subtilité, le savoir traînent la malice à leur suite; l'humilité, la crainte, l'obéissance, la débonnaireté (qui sont les pièces principales pour la conservation de la société humaine) demandent une âme vide, docile et présumant peu de soi.
Les Chrétiens ont une particulière connaissance combien la curiosité est un mal naturel et originel en l'homme. Le soin de s'augmenter en sagesse et en science, ce fut la première ruine du genre humain; c'est la voie par où il s'est précipité à la damnation éternelle. L'orgueil est sa perte et sa corruption. C'est l'orgueil qui jette l'homme à part des voies communes, qui lui fait embrasser les nouveautés, et aimer mieux être chef d'une troupe errante et dévoyée au sentier de perdition, aimer mieux être régent et précepteur d'erreur et de mensonge, que d'être disciple en l'école de vérité, se laissant mener et conduire par la main d'autrui à la voix battue et droite. [...]
La participation que nous avons à la connaissance de la vérité, quelle qu'elle soit, ce n'est pas par nos propres forces que nous l'avons acquise. Dieu nous a assez appris cela par les témoins qu'il a choisis du vulgaire, simples et ignorants, pour nous instruire de ses admirables secrets. Notre foi, ce n'est pas notre acquis, c'est un pur présent de la libéralité d'autrui. Ce n'est pas par pur discours ou par notre entendement que nous avons reçu notre religion, c'est par autorité et par commandement étranger. La faiblesse de notre jugement nous y aide plus que la force, et notre aveuglement plus que notre clairvoyance. C'est par l'entremise de notre ignorance plus que de notre science que nous sommes savants de ce divin savoir. Ce n'est pas merveille si nos moyens naturels et terrestres ne peuvent concevoir cette connaissance surnaturelle et céleste. Apportons-y seulement du nôtre l'obéissance et la sujétion. [...]
Aussi me faut-il voir enfin s'il est en la puissance de l'homme de trouver ce qu'il cherche, et si cette quête qu'il a employée depuis tant de siècles, l'a enrichi de quelque nouvelle force et de quelque vérité solide. Je crois qu'il me confessera, s'il parle en conscience, que tout l'acquis qu'il a retiré d'une si longue poursuite, c'est d'avoir appris à reconnaître sa faiblesse L'ignorance qui était naturellement en nous, nous l'avons, par longue étude, confirmée et avérée. Il est advenu aux gens véritablement savants ce qui advient aux épis de blé. Ils vont s'élevant et se haussant, la tête droite et fière, tant qu'ils sont vides; mais quand ils sont pleins et grossis de grain en leur maturité, ils commencent à s'humilier et à baisser les cornes. Pareillement, les hommes ayant tout essayé et tout sondé, n'ayant trouvé en cet amas de science et provision de tant de choses diverses rien de massif et ferme, et rien que vanité, ils ont renoncé à leur présomption et reconnu leur condition naturelle. [...]
Il n'est rien en l'humaine invention où il y ait tant de vraisemblance et d'utilité. Celle-ci présente l'homme nu et vide, reconnaissant sa faiblesse naturelle, propre à recevoir d'en haut quelque force étrangère, dégarni d'humaine science, et d'autant plus apte à loger en soi la divine, anéantissant son jugement pour faire plus de place à la foi; ni mécréant, ni établissant aucun dogme contre les observances communes; humble, obéissant, disciplinable, zélé; ennemi juré d'hérésie, et s'exemptant par conséquent des vaines et irréligieuses opinions introduites par les fausses sectes. C'est une carte blanche préparée à prendre du doigt de Dieu telles formes qu'il lui plaira à graver. Plus nous nous renvoyons et commettons à Dieu, et renonçons à nous, mieux nous en valons.
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MONTAIGNE, Apologie de Raimond Sebond - Essais, II, XII (orthographe modernisée).
Pierre CHARRON
Science et sagesse
La science est un petit et stérile bien au prix de la sagesse ; car non seulement elle n’est point nécessaire, car des trois parties du monde les deux et plus s’en passent bien ; mais encore elle est peu utile et sert à peu de chose. Elle ne sert point à la vie : combien de gens riches et pauvres, grands et petits, vivent plaisamment et heureusement, sans avoir ouï parler de science ! Il y a bien d’autres choses plus utiles au service de la vie et société humaine, comme l’honneur, la gloire, la noblesse, la dignité, qui toutefois ne sont nécessaires ni aux choses naturelles, lesquelles l’ignorant fait aussi bien que le savant : la nature est à cela suffisante maîtresse. […] La science ne sert qu’à inventer finesses, subtilités, artifices et toutes choses ennemies d’innocence, laquelle loge volontiers avec la simplicité et l’ignorance. L’athéisme, les erreurs, les sectes et troubles du monde sont sortis de l’ordre des savants. La première tentation du diable, dit la Bible, et le commencement de tout mal et de la ruine du genre humain, a été l’opinion, le désir et envie de science. […] La science nous anticipe les maux, tellement que le mal est plutôt en l’âme par la science qu’en nature. Le sage a dit que qui acquiert science s’acquiert du travail et du tourment : l’ignorance est un bien plus propre remède contre tous maux ; d’où viennent ces conseils de nos amis : n’y pensez plus, ôtez cela de votre tête et de votre mémoire. Est-ce pas nous renvoyer et remettre entre les bras de l’ignorance, comme au meilleur abri et couvert qui soit ? La sagesse est un bien nécessaire et universellement utile à toute chose : elle gouverne et règle tout ; il n’y a rien qui se puisse cacher ou dérober de sa juridiction et connaissance ; elle régente partout en paix, en guerre, en public, en privé ; elle règle même les débauches, les jeux, les danses, les banquets, et apporte de la bride et de la modération. Bref, il n’y a rien qui ne se puisse et ne se doive faire sagement, discrètement et prudemment. Au contraire, sans sagesse tout s’en va en trouble et en confusion.
Secondement, la science est servile, basse et mécanique au prix de la sagesse : c’est une chose empruntée avec peine. [...] La sagesse est un bien propre et sien : c’est un naturel bon, bien cultivé et labouré. Tiercement, les conditions sont bien autres, plus belles et plus nobles de l’une que de l’autre. La science est fière, présomptueuse, arrogante, opiniâtre, indiscrète, querelleuse : la sagesse modeste, retenue, douce et paisible. [...]
La science donc et la sagesse sont choses bien différentes, et la sagesse est bien plus excellente, plus à priser et estimer que la science ; car elle est nécessaire, utile partout, universelle, active, noble, honnête, gracieuse, joyeuse. La science est particulière, non nécessaire, ni guère utile. [...] Ceci aussi nous est signifié en ce qui advint aux premiers hommes, lesquels sitôt qu’ils jetèrent leurs yeux sur la science, et en eurent envie, ils furent dépouillés de la sagesse, de laquelle ils avaient été investis dès leur origine : par expérience nous voyons tous les jours le même. Les plus beaux et florissants états, républiques, empires anciens et modernes, ont été et sont gouvernés très sagement en paix et en guerre sans aucune science. Rome, les premiers cinq cents ans qu’elle a fleuri en vertu et vaillance, était sans science ; et sitôt qu’elle a commencé à devenir savante, elle a commencé de se corrompre, se troubler par guerres civiles, et se ruiner. [...] Voilà la sagesse sans science. Voyons la science sans sagesse, il est bien aisé. Regardons un peu ceux qui font profession des lettres, qui viennent des écoles et universités, et ont la tête toute pleine d’Aristote, de Cicéron, de Barthole : y a-t-il gens au monde plus ineptes et plus sots, et plus mal propres à toutes choses ? Dont est venu le proverbe, que pour dire sot, inepte, l’on dit un clerc, un pédant ; et pour dire une chose mal faite, on la dit faite en clerc. Il semble que la science entête les gens, et leur donne un coup de marteau (comme l’on dit) à la tête, et les fait devenir sots ou fols. […] Il y a force gens, qui s’ils n’eussent jamais été au collège, ils seraient plus sages : et leurs frères, qui n’ont point étudié, sont plus sages. Venez à la pratique, prenez-moi un de ces savanteaux, menez-le moi au conseil de ville en une assemblée en laquelle l’on délibère des affaires d’état, ou de la police, ou de la ménagerie, vous ne vîtes jamais homme plus étonné, il pâlira, rougira, blêmira, toussera : mais enfin il ne sait ce qu’il doit dire. S’il se mêle de parler, ce seront de longs discours, des définitions, divisions d’Aristote. Écoutez en ce même conseil un marchand, un bourgeois, qui n’a jamais ouï parler d’Aristote, il opinera mieux, donnera de meilleurs avis et expédients que les savants.
Or ce n’est pas assez d’avoir dit le fait, que la sagesse et la science ne vont guère ensemble : il en faut chercher la raison, et en la cherchant je paierai et satisferai ceux qui pourraient être offensés de ce que [j'ai dit] dessus, et penser que je suis ennemi de la science. C’est donc une question, d’où vient que savant et sage ne se rencontrent guère ensemble. Il y a bien grande raison de faire cette question : car c’est un cas étrange et contre toute raison qu’un homme pour être savant n’en soit pas plus sage ; car la science est un chemin, un moyen et instrument propre à la sagesse. Voici deux hommes, un qui a étudié, l’autre non : celui qui a étudié doit et est obligé d’être beaucoup plus sage que l’autre ; car il a tout ce que l’autre a, c’est-à-dire le naturel, une raison, un jugement, un esprit, et outre cela il a les avis, les discours et jugements de tous les plus grands hommes du monde, qu’il trouve par les livres. Ne doit-il donc pas être plus sage, plus habile, plus honnête que l’autre, puisqu’avec ses moyens propres et naturels, il en a tant d’étrangers acquis et tirés de toutes parts ? Comme dit quelqu’un, le bien naturel joint avec l’accidentel fait une bonne composition, et néanmoins nous voyons le contraire, comme a été dit. Or la vraie raison et réponse à cela, c’est la mauvaise et sinistre façon d’étudier, et la mauvaise instruction. Ils prennent aux livres et aux écoles de très bonnes choses, mais de très mauvaises mains : dont il advient que ces biens ne leur profitent de rien, demeurent indigents et nécessiteux au milieu des richesses et de l’abondance, et, comme Tantale près de la viande, en meurent de faim : c’est qu’arrivant aux livres et aux écoles, ils ne regardent qu'à garnir et remplir leur mémoire de ce qu’ils lisent et entendent, et les voilà savants, et non à polir et former le jugement pour se rendre sages ; comme celui qui mettrait le pain dedans sa poche, et non dedans son ventre, il aurait enfin sa poche pleine et mourrait de faim. Ainsi, avec la mémoire bien pleine, ils demeurent sots. […]. Les autres, qui n’étudient pas, n’ayant pas recours à autrui, s'avisent de cultiver leur naturel, s’en trouvent souvent mieux, plus sages et résolus, encore que moins savants, et moins gagnants, et moins glorieux. Quelqu’un a dit ceci un peu autrement et plus brièvement, que les lettres gâtent les cerveaux et esprits faibles, parfont les forts et bons naturels. Or voici la leçon et l’avis que je donne ici : il ne faut pas s’amuser à retenir et garder les opinions et le savoir d’autrui, puis le rapporter et en faire montre et parade à autrui, ou pour profit sordide et mercenaire ; mais il les faut faire nôtres. Il ne faut pas les loger en notre âme, mais les incorporer et transsubstantier. Il ne faut pas seulement en arroser l’âme, mais il la faut teindre et la rendre essentiellement meilleure, sage, forte, bonne, courageuse : autrement de quoi sert d’étudier ?
Pierre CHARRON, De la Sagesse, III, XIV (1601) orthographe modernisée.
Blaise PASCAL
Des libertins
Ils blasphèment ce qu’ils ignorent. La religion chrétienne consiste en deux points ; il importe également aux hommes de les connaître et il est également dangereux de les ignorer ; et il est également de la miséricorde de Dieu d’avoir donné des marques des deux.
Et cependant ils prennent sujet de conclure qu’un de ces points n’est pas, de ce qui leur devrait faire conclure l’autre. Les sages qui ont dit qu’il n’y a qu’un Dieu ont été persécutés, les Juifs haïs, les chrétiens encore plus. Ils ont vu par lumière naturelle que s’il y a une véritable religion sur la terre, la conduite de toutes choses doit y tendre comme à son centre. Toute la conduite des choses doit avoir pour objet l’établissement et la grandeur de la religion ; les hommes doivent avoir en eux-mêmes des sentiments conformes à ce qu’elle nous enseigne ; et enfin elle doit être tellement l’objet et le centre où toutes choses tendent, que qui en saura les principes puisse rendre raison et de toute la nature de l’homme en particulier, et de toute la conduite du monde en général.
Et sur ce fondement, ils prennent lieu de blasphémer la religion chrétienne, parce qu’ils la connaissent mal. Ils s’imaginent qu’elle consiste simplement en l’adoration d’un Dieu considéré comme grand et puissant et éternel ; ce qui est proprement le déisme, presque aussi éloigné de la religion chrétienne que l’athéisme, qui y est tout à fait contraire. Et de là ils concluent que cette religion n’est pas véritable, parce qu’ils ne voient pas que toutes choses concourent à l’établissement de ce point, que Dieu ne se manifeste pas aux hommes avec toute l’évidence qu’il pourrait faire.
Mais qu’ils en concluent ce qu’ils voudront contre le déisme, ils n’en concluront rien contre la religion chrétienne, qui consiste proprement au mystère du Rédempteur, qui unissant en lui les deux natures, humaine et divine, a retiré les hommes de la corruption et du péché pour les réconcilier à Dieu en sa personne divine.
Elle enseigne donc ensemble aux hommes ces deux vérités : et qu’il y a un Dieu, dont les hommes sont capables, et qu’il y a une corruption dans la nature, qui les en rend indignes. Il importe également aux hommes de connaître l’un et l’autre de ces points ; et il est également dangereux à l’homme de connaître Dieu sans connaître sa misère, et de connaître sa misère sans connaître le Rédempteur qui l’en peut guérir. Une seule de ces connaissances fait, ou la superbe des philosophes, qui ont connu Dieu et non leur misère, ou le désespoir des athées, qui connaissent leur misère sans Rédempteur.
Et ainsi, comme il est également de la nécessité de l’homme de connaître ces deux points, il est aussi également de la miséricorde de Dieu de nous les avoir fait connaître. La religion chrétienne le fait, c’est en cela qu’elle consiste.
Qu’on examine l’ordre du monde sur cela, et qu’on voie si toutes choses ne tendent pas à l’établissement des deux chefs de notre religion : Jésus-Christ est l’objet de tout, et le centre où tout tend. Qui le connaît, connaît la raison de toutes choses.
Ceux qui s’égarent ne s’égarent que manque de voir une de ces deux choses. On peut donc bien connaître Dieu sans sa misère, et sa misère sans Dieu; mais on ne peut connaître Jésus-Christ sans connaître tout ensemble et Dieu et sa misère.
Et c’est pourquoi je n’entreprendra pas ici de prouver par des raisons naturelles, ou l’existence de Dieu, ou la Trinité, ou l’immortalité de l’âme, ni aucune des choses de cette nature ; non seulement parce que je ne me sentirais pas assez fort pour trouver dans la nature de quoi convaincre des athées endurcis, mais encore parce que cette connaissance, sans Jésus-Christ, est inutile et stérile. Quand un homme serait persuadé que les proportions des nombres sont des vérités immatérielles, éternelles et dépendantes d’une première vérité en qui elles subsistent, et qu’on appelle Dieu, je ne le trouverais pas beaucoup avancé pour son salut.
PASCAL, Pensées, VIII, Brunschvicg 556 (1670).
Jean-Jacques ROUSSEAU
La curiosité naturelle
Le même instinct anime les diverses facultés de l’homme. À l’activité du corps, qui cherche à se développer, succède l’activité de l’esprit qui cherche à s’instruire. D’abord les enfants ne sont que remuants, ensuite ils sont curieux ; et cette curiosité bien dirigée est le mobile de l’âge où nous voilà parvenus. Distinguons toujours les penchants qui viennent de la nature de ceux qui viennent de l’opinion. Il est une ardeur de savoir qui n’est fondée que sur le désir d’être estimé savant ; il en est une autre qui naît d’une curiosité naturelle à l’homme pour tout ce qui peut l’intéresser de près ou de loin. Le désir inné du bien-être et l’impossibilité de contenter pleinement ce désir lui font rechercher sans cesse de nouveaux moyens d’y contribuer. Tel est le premier principe de la curiosité ; principe naturel au cœur humain, mais dont le développement ne se fait qu’en proportion de nos passions et de nos lumières. Supposez un philosophe relégué dans une île déserte avec des instruments et des livres, sûr d’y passer seul le reste de ses jours ; il ne s’embarrassera plus guère du système du monde, des lois de l’attraction, du calcul différentiel : il n’ouvrira peut-être de sa vie un seul livre, mais jamais il ne s’abstiendra de visiter son île jusqu’au dernier recoin, quelque grande qu’elle puisse être. Rejetons donc encore de nos premières études les connaissances dont le goût n’est point naturel à l’homme, et bornons-nous à celles que l’instinct nous porte à chercher.
L’île du genre humain, c’est la terre ; l’objet le plus frappant pour nos yeux, c’est le soleil. Sitôt que nous commençons à nous éloigner de nous, nos premières observations doivent tomber sur l’une et sur l’autre. Aussi la philosophie de presque tous les peuples sauvages roule-t-elle uniquement sur d’imaginaires divisions de la terre et sur la divinité du soleil.
Quel écart ! dira-t-on peut-être. Tout à l’heure nous n’étions occupés que de ce qui nous touche, de ce qui nous entoure immédiatement ; tout à coup nous voilà parcourant le globe et sautant aux extrémités de l’univers ! Cet écart est l’effet du progrès de nos forces et de la pente de notre esprit. Dans l’état de faiblesse et d’insuffisance, le soin de nous conserver nous concentre au dedans de nous ; dans l’état de puissance et de force, le désir d’étendre notre être nous porte au delà, et nous fait élancer aussi loin qu’il nous est possible ; mais, comme le monde intellectuel nous est encore inconnu, notre pensée ne va pas plus loin que nos yeux, et notre entendement ne s’étend qu’avec l’espace qu’il mesure.
Transformons nos sensations en idées, mais ne sautons pas tout d’un coup des objets sensibles aux objets intellectuels. C’est par les premiers que nous devons arriver aux autres. Dans les premières opérations de l’esprit, que les sens soient toujours ses guides : point d’autre livre que le monde, point d’autre instruction que les faits. L’enfant qui lit ne pense pas, il ne fait que lire ; il ne s’instruit pas, il apprend des mots.
Rendez votre élève attentif aux phénomènes de la nature, bientôt vous le rendrez curieux ; mais, pour nourrir sa curiosité, ne vous pressez jamais de la satisfaire. Mettez les questions à sa portée, et laissez-les lui résoudre. Qu’il ne sache rien parce que vous le lui avez dit, mais parce qu’il l’a compris lui-même ; qu’il n’apprenne pas la science, qu’il l’invente. Si jamais vous substituez dans son esprit l’autorité à la raison, il ne raisonnera plus ; il ne sera plus que le jouet de l’opinion des autres.
J.J. ROUSSEAU, Émile ou De l'éducation, III (1762).
VAUVENARGUES
On perfectionne en vain nos connaissances.
Qu'on ait cru encore dans les siècles d'ignorance l'impossibilité des antipodes, ou telle autre opinion que l'on reçoit sans examen, ou qu'on n'a pas même les moyens d'examiner, cela ne m'étonne en aucune manière; mais que tous les jours, sur les choses qui nous sont le plus familières et que nous avons le plus examinées, nous prenions néanmoins le change; que nous ne puissions avoir une heure de conversation un peu suivie sans nous tromper ou nous contredire, voilà à quoi je reconnais la petitesse de l'esprit humain. Un homme d'un peu de bon sens, qui voudrait écrire sur des tablettes tout ce qu'il entend dire dans le jour de faux et d'absurde, ne se coucherait jamais sans les avoir
remplies.
Je cherche quelquefois parmi le peuple l'image de ces mœurs grossières que
nous avons tant de peine à comprendre dans les anciens peuples; j'écoute ces hommes si simples : je vois qu'ils s'entretiennent de choses communes, qu'ils n'ont point de principes réfléchis, que leur esprit est véritablement barbare comme celui de nos pères, c'est-à-dire inculte et sans politesse; mais je ne trouve pas, qu'en cet état, ils fassent de plus faux raisonnements que les gens du monde; je vois, au contraire, qu'à tout prendre, leurs pensées sont plus naturelles, et qu'il s'en faut de beaucoup que les simplicités de l'ignorance soient aussi éloignées de la vérité que les subtilités de la science et l'imposture
de l'affectation.
Aussi, jugeant des mœurs anciennes par ce que je vois des mœurs du
peuple, qui me représente les premiers temps, je crois que je me serais fort accommodé de vivre à Thèbes, à Memphis, à Babylone; je me serais passé de nos manufactures, de la poudre à canon, de la boussole et de nos autres inventions modernes, ainsi que de notre philosophie. Je n'estime pas plus les Hollandais pour avoir un commerce si étendu, que je [ne] méprise les Romains pour l'avoir si longtemps négligé. Je sais qu'il est bon d'avoir des vaisseaux, puisque le roi d'Angleterre en a, et qu'étant accoutumés, comme nous sommes, à prendre du café et du chocolat, il serait fâcheux de perdre le commerce des îles; mais je ne pense pas que les peuples anciens, privés d'une partie des superfluités de notre commerce, aient été par là plus à plaindre : Xénophon n'a point joui de ces délicatesses, et il ne m'en paraît ni moins heureux, ni moins honnête homme, ni moins grand homme.
Que dirai-je encore? le bonheur d'être né chrétien et catholique ne peut être comparé à aucun autre bien; mais s'il me fallait être quaker ou monothélite, j'aimerais presque autant le culte des Chinois, ou celui des anciens Romains.
Si la barbarie consistait uniquement dans l'ignorance, certainement les nations les plus polies de l'Antiquité seraient extrêmement barbares vis-à-vis de nous; mais si la corruption de l'art, si l'abus des règles, si les conséquences mal tirées des bons principes, si les fausses applications, si l'incertitude des opinions, si l'affectation, si la vanité, si les mœurs frivoles, ne méritent pas moins ce nom que l'ignorance, qu'est-ce alors que la politesse dont nous nous
vantons?
Ce n'est pas la pure nature qui est barbare, c'est tout ce qui s'éloigne trop de la belle nature et de la raison. Les cabanes des premiers hommes ne prouvent pas qu'ils manquassent de goût; elles témoignent seulement qu'ils manquaient des règles de l'architecture. Mais quand on eut connu ces belles règles dont je parle, et qu'au lieu de les suivre exactement, on voulut enchérir sur leur noblesse, charger d'ornements superflus les bâtiments, et, à force d'art, faire disparaître la simplicité, alors ce fut, à mon sens, une véritable barbarie et la preuve du mauvais goût.
Suivant ces principes, les dieux et les héros d'Homère, peints naïvement par le poète d'après les idées de son siècle, ne font pas que l'Iliade soit un poème barbare, car elle est un tableau très passionné, sinon de la belle nature, du moins de la nature; mais un ouvrage véritablement barbare, c'est un poème où l'on n'aperçoit que de l'art, où le vrai ne règne jamais dans les expressions et les images, où les sentiments sont guindés, où les ornements sont
superflus et hors de leur place.
Je vois de fort grands philosophes qui veulent bien fermer les yeux sur ces
défauts, et qui passent d'abord à ce qu'il y a de plus étrange dans les mœurs anciennes. Immoler, disent-ils, des hommes à la Divinité ! verser le sang humain pour honorer les funérailles des grands ! etc. Je ne prétends point justifier de telles horreurs; mais je dis : Que nous sont ces hommes que je vois couchés dans nos places et sur les degrés de nos temples, ces spectres vivants que la faim, la douleur et les maladies précipitent vers le tombeau ? Des hommes, plongés dans les superfluités et les délices, voient tranquillement périr d'autres hommes que la misère emporte à la fleur de l'âge. Cela paraît-il moins féroce ? et lequel mérite le mieux le nom de barbarie, d'un sacrifice impie fait par l'ignorance, ou d'une inhumanité commise de sang-froid, et avec une
entière connaissance ?
Pourquoi dissimulerais-je ici ce que je pense ? Je sais que nous avons des
connaissances que les anciens n'avaient pas : nous sommes meilleurs philosophes à bien des égards; mais pour ce qui est des sentiments, j'avoue que je ne connais guère d'ancien peuple qui nous cède. C'est de ce côté-là, je crois, qu'on peut bien dire qu'il est difficile aux hommes de s'élever au-dessus de l'instinct de la nature. Elle a fait nos âmes aussi grandes qu'elles peuvent le devenir, et la hauteur qu'elles empruntent de la réflexion est ordinairement d'autant plus fausse qu'elle est plus guindée. Tout ce qui ne dépend que de l'âme ne reçoit nul accroissement par les lumières de l'esprit, et, parce que le goût y tient essentiellement, je vois qu'on perfectionne en vain nos connaissances; on instruit notre jugement, on n'élève point notre goût.
VAUVENARGUES, Introduction à la connaissance de l'Esprit humain, IV [1746].
J.W. von GOETHE
La victoire suprême
[Désespéré par les limites du savoir et du pouvoir humains, le Docteur Faust signe un pacte avec le diable, Méphistophélès, qui lui promet la toute-puissance. Faust lui expose son grand projet.]
FAUST
J'ai bien souvent suivi des yeux la haute mer,
Je la voyais s'enfler, bander son corps sauvage
Puis, se ruant, venir avec son flot amer
Attaquer, envahir le sable du rivage
Et cela m'irrita. De même un libre esprit
Respectueux du droit ne voit pas sans supplice,
Effet d'un sang tumultueux qui s'affranchit,
Agir insolemment un orgueilleux caprice.
J'observai de nouveau, supposant un hasard;
La vague s'arrêtait, fuyait sous mon regard,
S'éloignait à présent de sa fière conquête.
L'heure revient, le jeu sans cesse se répète.
MEPHISTOPHÉLÈS (aux spectateurs)
Je n'apprends, je le crains, rien de très neuf ici :
Voilà bien cent mille ans que je connais ceci.
FAUST (poursuivant avec véhémence)
Elle avance en rampant, en cent lieux se faufile
Et stérilise tout, elle-même stérile,
Se gonfle, croît et roule et recouvre sans fin
Ce rivage désert, ce sinistre terrain.
La force l'animant, l'onde succède à l'onde,
Puis elle se retire et rien ne se féconde.
Ah ! Jusqu'au désespoir je me sens tourmenté
De voir agir sans but l'élément indompté.
Mon esprit ose ici, se surpassant lui-même,
Combattre et remporter la victoire suprême.
Et c'est possible ! Car, si fort que soit le flot,
On le voit se coucher devant chaque coteau;
Il a beau s'agiter, plein d'orgueil et de rage,
La plus faible hauteur peut lui faire barrage,
La faible profondeur l'attirer puissamment.
Vite, dans mon esprit, j'ai conçu plan sur plan ;
J'ai pensé : donne-toi ce savoureux délice,
Repousser loin du bord la mer dominatrice.
Cet humide élément, sache le limiter,
Qu'il recule là-bas, bien loin, dans son empire.
Ce projet, pas à pas, moi, j'ai su le construire.
C'est mon souhait. Aide donc à l'exécuter.
J.W. von GOETHE, Le Second Faust, 1831, acte IV, trad. J. Malaplate.
Louis de BROGLIE
La grande aventure
On a dit bien souvent que le rapide développement de la science moderne et de ses applications constituait pour l'humanité une grande aventure et, en effet, c'en est une dont nous ne pouvons encore mesurer aujourd'hui ni les développements futurs, ni les conséquences finales.
L'effort de la recherche scientifique se développe, on le sait, sur deux plans parallèles, mais bien distincts. D'une part, il tend à augmenter notre connaissance des phénomènes naturels sans se préoccuper d'en tirer quelque profit : il cherche à préciser les lois de ces phénomènes et à dégager leurs relations profondes en les réunissant dans de vastes synthèses théoriques; il cherche aussi à en prévoir de nouveaux et à vérifier l'exactitude de ces prévisions. Tel est le but que se propose la science pure et désintéressée et nul ne peut nier sa grandeur et sa noblesse. C'est l'honneur de l'esprit humain d'avoir inlassablement poursuivi, à travers les vicissitudes de l'histoire des peuples et des existences individuelles, cette recherche passionnée des divers aspects de la vérité. Mais, d'autre part, la recherche scientifique se développe aussi sur un autre plan: celui des applications pratiques. Devenu de plus en plus conscient des lois qui régissent les phénomènes, ayant appris à en découvrir chaque jour de nouveaux grâce aux perfectionnements de la technique expérimentale et à l'affinement des conceptions théoriques, l'homme s'est trouvé de plus en plus maître d'agir sur la nature. Paraphrasant un adage célèbre, on peut dire qu'ayant découvert les lois de la nature et s'y conformant, il est devenu capable de lui commander.
Certes, cette application des connaissances acquises à l'obtention de certains résultats a de lointaines origines : la découverte du feu et son emploi, l'art d'utiliser les métaux pour en faire des instruments ou des armes remontent bien haut dans le passé. Mais c'est surtout dans les trois derniers siècles que, le progrès de la science s'accélérant, le nombre de ses applications a crû d'une façon prodigieuse. La Mécanique, sœur de l'Astronomie, la Physique, qui a été sans cesse se ramifiant sous forme de sciences entièrement nouvelles comme celles de l'Électricité et de la Chaleur, la Chimie, dont les premiers progrès réels ne remontent guère qu'à la fin du XVIIIe siècle, ont rendu possibles d'innombrables applications : des inventions qui ont changé les conditions de la vie humaine, des industries qui ont pris d'immenses développements ont trouvé en elles leur origine. Et le mouvement ainsi déclenché ne fait que s'accélérer : le progrès des sciences et de leur utilisation se développe à un rythme toujours plus rapide, comme s'enfle avec une vitesse croissante la boule de neige qui dévale sur les flancs de la montagne. Des domaines jusqu'ici interdits s'ouvrent tout à coup devant tous. Voici la physique de I'atome qui nous permet de pénétrer dans les entrailles de la matière et qui nous dévoile comment, dans les parties profondes des structures atomiques, au sein des particules élémentaires et des noyaux d'atomes, se cachent de prodigieuses quantités d'énergie; elle vient de nous apprendre à les libérer et à les utiliser à notre gré : toutes nos industries en seront transformées, notre puissance d'action en sera follement accrue, une fois de plus la face du monde va être changée. Voici la Biologie qui, penchée sur le mystère de la Vie, commence à entrevoir les conditions qui règlent le développement des êtres vivants et la transmission à travers les générations des caractères héréditaires; demain peut-être, elle nous permettra d'influer sur le développement des embryons, de régler du moins dans une certaine mesure le jeu de l'hérédité, et alors l'on pourra dire vraiment que la Vie est devenue maîtresse de ses propres destinées.
Ce sont là des perspectives qui peuvent légitimement soulever l'enthousiasme des jeunes chercheurs et faire entrevoir aux esprits optimistes un avenir merveilleux. Mais cette puissance sans cesse accrue de l'homme sur la nature ne comporte-t-elle pas des dangers ? Ayant ouvert la boîte de Pandore, saurons-nous n'en laisser sortir que les inventions bienfaisantes et les applications louables ? Comment ne pas se poser ces questions dans les temps que nous vivons ? Toute augmentation de notre pouvoir d'action augmente nécessairement notre pouvoir de nuire. Plus nous avons de moyens d'aider et de soulager, plus nous avons aussi de moyens pour répandre la souffrance et la destruction. La Chimie nous a permis de développer d'utiles industries et fournit à la pharmacie des remèdes bienfaisants; mais elle permet aussi de fabriquer les poisons qui tuent et les explosifs qui pulvérisent. Demain, en disposant à notre gré des énergies intra-atomiques, nous pourrons sans doute accroître dans des proportions inouïes le bien-être des hommes, mais nous pourrons aussi détruire d'un seul coup des portions entières de notre planète. Si plus tard nous pouvons agir sur la transmission de la Vie, nous pourrons peut-être produire d'admirables surhommes, mais il faudrait toute l'imagination d'un Wells pour décrire le mal qu'il nous serait aussi possible de faire.
Mais qu'importent de vaines craintes ! Nous sommes lancés dans la grande aventure et, comme la boule de neige qui roule sur la pente déclive, il ne nous est plus possible de nous arrêter. Il faut courir le risque puisque le risque est la condition de tout succès. Il faut nous faire confiance à nous-mêmes et espérer que, maîtres des secrets qui permettent le déchaînement des forces naturelles, nous serons assez raisonnables pour employer l'accroissement de notre puissance à des fins bienfaisantes. Dans l'œuvre de la Science, l'homme a su montrer la force de son intelligence : s'il veut survivre à ses propres succès, il lui faut maintenant montrer la sagesse de sa volonté.
Louis de BROGLIE, Physique et microphysique (1947).
J.M.G. LE CLÉZIO
La vraie culture
Pour dire d'un homme qu'il est civilisé, on dit souvent "cultivé ". Pourquoi ? Qu'est-ce que cette culture ? Souvent, trop souvent, cela veut dire que cet homme sait le grec ou le latin, qu'il est capable de réciter des vers par coeur, qu'il connaît les noms des peintres hollandais et des musiciens allemands. La culture sert alors à briller dans un monde où la futilité est de mise. Cette culture n'est que l'envers d'une ignorance. Cultivé pour celui-ci, inculte pour celui-là. Étant relative, la culture est un phénomène infini ; elle ne peut jamais être accomplie. Qu'est-il donc, cet homme cultivé que l'on veut nous donner pour modèle ?
Trop souvent aussi on réduit cette notion de culture au seul fait des arts. Pourquoi serait-ce là la culture ? Dans cette vie, tout est important. Plutôt que de dire d'un homme qu'il est cultivé, je voudrais qu'on me dise : c'est un homme...
La culture n'est rien ; c'est l'homme qui est tout. Dans sa vérité contradictoire, dans sa vérité multiforme et changeante. Ceux qui se croient cultivés parce qu'ils connaissent la mythologie grecque, la botanique, ou la poésie portugaise se dupent eux-mêmes. Méconnaissant le domaine infini de la culture, ils ne savent pas ce qu'ils portent de vraiment grand en eux : la vie.
Ces noms bizarres et insolites qu'ils lancent dans leurs conversations m'irritent. Croient-ils m'impressionner vraiment avec leurs citations, leurs références aux philosophes présocratiques ? Leur prétendue richesse n'est que pauvreté qui se masque. La vérité est à un autre prix. Savoir ce qu'un homme comprend de misère, de faiblesse, de banalité, voilà la vraie culture. Avoir lu, avoir appris n'est pas important. L'art, respectable entité bourgeoise, signe de l'homme cultivé, civilisé, de l'homme du monde; de l'"honnête homme" : mensonge, jeu de société, perméabilité, futilité. Être vivant est une chose sérieuse. Je la prends à cœur. Je ne veux pas qu'on déguise, qu'on affabule. Si l'on fait ce voyage, il ne faut pas que ce soit en "touriste" qui passe vite et se dépêche de ne retenir que l'essentiel, ce pauvre essentiel qui permet de briller à peu de frais, en parlant du "Japon" ou du "mythe tauromachique dans l'œuvre d'Hemingway". Les détails de la vie sont bien plus enivrants.
Certes, le produit des hommes n'est pas négligeable. Lire Shakespeare, connaître l'œuvre de Mizogushi est aussi important. Mais que celui qui lit Shakespeare ou qui regarde Mizogushi le fasse de toute son âme, et pas seulement pour sacrifier au snobisme de la culture. Qu’il le fasse en sachant que s’il lit Shakespeare, il ne lira pas Balzac, Joyce, ou Faulkner. - Et que s’il regarde Mizogushi, il ne verra pas Eisenstein, Donskoï, Renoir, Welles. Qu’il sache qu’il sacrifie des milliers d’autres choses à celle-la; qu’il soit conscient en toute humilité qu’il ne connaîtra qu’une bribe infime, dérisoire, de l’âme humaine, imparfaitement.
La culture n'est pas une fin. La culture est une nourriture, parmi d'autres, une richesse malléable qui n'existe qu'à travers l'homme. L'homme doit se servir d'elle pour se former, non pour s'oublier. Surtout, il ne doit jamais perdre de vue que, bien plus important que l'art et la philosophie, il y a le monde où il vit. Un monde précis, ingénieux, où chaque seconde qui passe lui apporte quelque chose, le transforme, le fabrique. Où l'angle d'une table a plus de réalité que l'histoire d'une civilisation, où la rue, avec ses mouvements, ses visages familiers, hostiles, ses séries de petits drames rapides et burlesques, a mille fois plus de secret et de pénétrabilité que l'art qui pourrait l'exprimer.
J.M.G LE CLÉZIO, L'extase matérielle, 1967.
Jean d'ORMESSON
On ne sait rien de celui qui sait tout
Ce qu'on ne sait pas ne diminue pas à mesure qu'augmente ce qu'on sait. Plus on sait de choses, plus on en ignore. Il y a du non-savoir en germe et déjà au travail au sein de tout savoir. Autant dire que ce qu'on ne sait pas a un bel avenir devant soi. En vérité, au-delà de ce qu'on ne sait pas encore, il y a tout un pan de ce qu'on ne sait pas et à quoi il est impossible d'accoler le mot encore. Il y a des choses qu'on ne sait pas du tout et qu'on ne saura jamais. Il y a donc une ignorance par accident et il y a une ignorance par essence. Peut-être pourrait-on dire, en gros, que ce qui est à l'intérieur de l'espace et du temps, nous pouvons espérer le savoir et que ce qui est avant, après, au-dessus, en amont, en dehors nous est à jamais interdit.
L'univers ne cesse de parler à qui sait l'interroger; Dieu reste obstinément muet. Ce muet, invisible et intangible, ce trou noir de l'éternité, celui dont on ne sait rien et dont on ne peut rien savoir, et qu'on ne devine que par ses effets, si on veut bien les deviner, est, par définition et par un paradoxe révélateur et inouï, le seul être à tout savoir. II sait tout de nous et nous ne savons rien de lui. [...]
Vers l'horizon de ce qu'on ne sait pas, il y a d'autres voies que le savoir. On pourrait soutenir que Dieu se dissimule au savoir pour humilier l'orgueil de l'homme, pour le mettre à l'épreuve et pour lui tendre un piège qui ne dépende pas de ce qu'on sait. Ni de ce qu'on a mais seulement de ce qu'on sait et de ce qu'on croit. Croire est évidemment, en un sens, inférieur à savoir. Mais la foi en ce qu'on ne sait pas est, à beaucoup d'égards, autrement forte que le savoir. Galilée recule là où Blandine se fait massacrer avec beaucoup d'allégresse On dirait que Dieu, s'il est, a préféré la force inouïe de ce qu'on ne sait pas à la faiblesse de ce qu'on sait. Toujours rongé par le doute, le savoir, et c'est ce qui fait son prix, est le domaine du doute. Appuyée sur la forteresse imprenable de ce qu'on ne sait pas, la foi exclut tout doute et transporte les montagnes.
C'est au-delà du temps, et peut-être aussi dans le cœur de chacun, comme dans le coeur de saint Jean de la Croix, que règne ce qu'on ne sait pas. Rien, peut-être et peut-être quelque chose Peut-être. A côté du grand bonheur de savoir est souvent un pâle bonheur de ne pas savoir ce qu'on ne sait pas. Pour tant d'hommes et de femmes malheureux, affaiblis ou trahis, il n'est pas impossible que la vérité soit triste et qu'il soit préférable de l'ignorer. Que Dieu ne soit qu'une illusion, qu'un mot vide de réalité, ou qu'il soit la réalité même et que tout le reste ne soit qu'illusion, si nous savions tout ce qu'on ne sait pas et qu'on ne peut pas savoir, nous serions réduits en cendres, frappés de stupeur, d'admiration, de terreur, incapables de survivre. Un peu de bonheur nous est possible dans le temps parce que nous ne savons pas. Beaucoup de dignité nous est donnée dans le temps, parce que nous en savons de plus en plus, mais d'une façon ou d'une autre, on ne sait pas. Tant pour les croyants qui parlent de Providence, de mystère que pour ceux qui ne croient pas et qui parlent de hasard, de nécessité ou d'absurde, le sens de l'univers et de notre propre aventure est, nous le savons tous, dans ce que nous ne savons pas.
Jean d'ORMESSON, Dieu, sa vie, son œuvre (1980).
Michel SERRES
Les boîtes noires de la langue.
« Ce qu'on ne sait pas, on le cherche » : on le trouve parfois parce que c'est caché. Mais savons-nous ce que nous disons ? En effet, ce que nous ne savons pas, nous avons l'habitude de le placer dans des « boîtes noires ». J'en ouvrirai trois aujourd'hui, celles que constituent les verbes chercher, trouver et cacher.
Le verbe chercher a pour racine la préposition latine circa, qui semble indiquer que nous cherchons - autour - certains objets lorsqu'ils sont perdus ou cachés. Lorsqu'à la Renaissance, Rabelais forgeait le doublé savant « encyclopédie », il ne faisait que répéter de manière savante cette racine circa qui voulait dire le cercle. J'ai trouvé plaisant d'ouvrir cette boîte noire devant vous, qui dit simplement que les chercheurs tournent en rond.
Deuxième petite boîte noire, le verbe trouver, verbe qui remonte à la racine grecque tropos. La langue populaire dit « trouver» ; la langue savante dit « entropie » ou « tropique ». Issu de ce grec circulaire, le latin traduit des formes par des mots comme tordre ou tourmenter, qui évoquent le mouvement de torsion des hommes torturés ou des choses tordues.
Sans doute averti de ces dures rotations, au moins en France, le Centre national de la Recherche scientifique aurait découvert le centre du cercle, puisque recherche veut dire cercle. Et tout homme nommé « directeur de recherche » se trompe deux fois puisqu'il associe « recter », marcher droit, à recherche, aller en cercle, comme s'il avait résolu la quadrature du cercle. Le troubadour en langue d'oc, le trouvère en langue d'oil est celui qui, précisément, va au bout et ne reste pas sur la route de la recherche. Et la méthode qui amène à cette trouvaille ressemble, s'il faut en croire le mot, à un sentier tortueux. Les choses, là, parlent du corps. En effet, aucun geste que nous avons appris dans notre vie ne continue un mouvement naturel. Les vérités scientifiques, le sang philosophique et même le style écrit demandent autant de tours difficiles que l'apprentissage de la raquette ou du fleuret. Je reviens à la langue. Bien polie par le peuple et par le temps, c'est-à-dire par ceux qui ne savent rien, la langue cherche et trouve, selon le même cercle, et la méthode pour trouver dessine un chemin peu naturel, tortueux, torturant et tourmenté.
Ce que nous ne savons pas donc, nous le cherchons et le trouvons pare que c'est caché.
Ouvrons la boîte noire du verbe « cacher » Ce verbe cacher a un préfixe, le latin cum, réduit dans le verbe cacher à la simple lettre « c ». Il a pour racine le radical ac ou ach issu du verbe latin agere, qui se retrouve dans le français agir et signifie conduire, mais conduire dans un sens très précis, dans le sens agricole et pastoral du berger qui conduit et qui pousse devant lui un troupeau. Agiter, le fréquentatif du verbe agere, montre la houle qui se propage et les dos moutonnants de ce multiple fluctuant et parfois divergent. Prenons le berger au départ : le matin, il conduit (agere) son troupeau hors (ex) de l'étable. Or cet ex-agere latin donne en français un doublet populaire, essaim ou essai, et un doublet savant, exactitude, examen... Voilà deux sens qui divergent fortement à partir d'une origine commune. D'un côté, une définition très exacte où l'on retrouve le poli du cercle dont je suis parti et d'autre part des essaims où l'on retrouve cette multiplicité floue qui s'agite devant vous. Ce détail surabondant, le peuple l'appelle quand le savant ne le connaît pas puisqu'il parle d'exactitude et d'examen au moment même où le peuple parle de multiplicité, c'est-à-dire d'essaim ou d'essai. Comme si le savant écartait le détail gênant et la foule trop innombrable. Que cache le docte lorsqu'il dit cogito, c'est-à-dire qu'il utilise exactement le même mot coagitare, coactitare que le populaire quand il dit cacher ? Que caches-tu, toi qui penses ? Qu'appelle-t-on penser ? A quelle unité, toi qui es savant, t'adresses-tu pour unifier, ordonner, conduire ton troupeau de pensées innombrables ? Cogito, que désigne le sujet de ce verbe ? Quel berger, quel chien, quel examinateur, quelle exigence ? Alors que le peuple, lui, a pour sujet l'ensemble du mouton, la totalité, le caractère innombrable, la multiplicité de ce qui précisément s'agite dans la foule. Le verbe cacher montre, avoue, publie, révèle, dévoile, met en lumière, dit et crie ce que cache le mot cogitare, à savoir le multiple. Dans l'un, je domine ce détail, cogito, et dans l'autre, je plonge dans ce détail. Voilà deux sciences, voilà deux philosophies, voilà deux visions du monde, voilà deux langues, la langue populaire et la langue savante.
Pourquoi le savant cache-t-il ce que, à l'évidence, l'ignorant voit ? Si, à l'intérieur d'une langue, il existe ce partage-là, n'existe-t-il pas encore plus, a fortiori, dans le partage des langues sur la planète ? Le problème n'est pas de savoir ce que nous ne savons pas, le problème est de savoir qui sait et qui ne sait pas. Quelle langue parlent ceux qui savent, quelle langue parlent ceux qui sont supposés ignorer ? Ceci pose le problème fondamental de l'enseignement à distance. Savoir en quelle langue nous allons l'universaliser, puisque dans l'exemple tout à fait humble de ma langue, j'ai trouvé déjà deux langues. Ne redoutez-vous pas qu'un jour, il y ait une langue de sciences et l'ensemble des autres acculées à devenir vernaculaires, et que les uns n'entendent plus les autres et réciproquement ? Si ceux qui ne sont pas savants n'entendent pas le langage des savants, c'est que premièrement, la langue savante sert aux savants à se comprendre entre eux, c'est évident, mais elle leur sert aussi à ne pas se faire comprendre de ceux qui ne sont pas savants. Ainsi, ce l'on ne peut pas enseigner revient à ce que l'on ne veut pas enseigner. Mais le savoir de ceux qui ne sont pas savants parvient aussi peu aux oreilles de ceux qui le sont; c'est pourquoi aujourd'hui, dans ma langue, j'ai voulu faire entendre aux savants la langue de ceux qui ne savent rien. Qu'est-ce qu'on ne sait pas ? C'est ce qui n'est pas dit dans la langue canonique Ceux qui sont savants parmi vous et qui parlent la langue canonique, je leur demande d'ouvrir leurs oreilles pour qu'ils entendent la langue de ceux qui ne savent rien.
Michel SERRES, Intervention recueillie dans Qu'est-ce qu'on ne sait pas ? (Découvertes Gallimard).
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