L'ignorance n'a jamais fait de mal ; l'erreur seule est funeste ;
et l'on ne s'égare point parce qu'on ne sait pas, mais parce qu'on croit savoir.
Jean-Jacques Rousseau
La connaissance fait partie des privilèges humains qu'une civilisation comme la nôtre n'a cessé de valoriser dans la recherche de son autonomie par rapport à la nature. Le savant tire son prestige de ce qu'il dispose d'une meilleure maîtrise que d'autres du monde dans lequel il évolue. Il s'y installe davantage comme sujet agissant et responsable, et jouit dans chaque société d'un statut particulier. Voici tout au moins une représentation du savoir compatible avec la civilisation occidentale dans la démarche cumulative qu'elle lui donne, mais la détention de la connaissance par l'initié, sorcier ou marabout, dans d'autres contextes confirme cette prééminence de la connaissance. Pour la désigner, le latin a le mot scire (savoir), qui a aussi donné science, conscience et tous leurs dérivés, mais le mot savoir vient du bas-latin sapere (avoir du goût : cf. saveur, sapidité). Est-ce à dire que celui qui connaît sait faire preuve de discernement par la détention de ce savoir qui lui a livré sa saveur ? Quant à l'ignorant, il est au contraire celui qui ne sait pas (les mots ignarus, ignorare sont dérivés, comme le verbe connaître, du latin gnoscere, que l'on retrouve dans gnose ou diagnostic). Bien entendu, les connotations attachées à ces représentations sont communes à toutes les civilisations : c'est en sachant allumer le feu ou tailler les pierres que l'homme s'est dégagé des déterminismes naturels; c'est au contraire en restant ignorant qu'il en est la victime. Mais la civilisation occidentale s'est particulièrement fondée sur cette conception libératrice du savoir, au point de générer d'ailleurs sa propre contestation.
L'Humanisme a ainsi lutté contre l'obscurantisme médiéval
en répandant par le livre la connaissance longtemps occultée par l'Église : on se souviendra de la lettre envoyée par Gargantua à son fils Pantagruel dans l'œuvre de Rabelais, bon exemple de la culture exigée dans un idéal pédagogique qui souhaite avec appétit embrasser les savoirs renaissants, mais aussi du souci d'en observer toujours la moralité. L'encyclopédisme a souhaité à son tour répandre ces lumières pour vaincre la superstition et l'idolâtrie, dans l'espoir, comme le dit Diderot, que les hommes, devenant plus instruits, deviennent en même temps plus vertueux et plus heureux, et que nous ne mourions pas sans avoir bien mérité du genre humain (Encyclopédie). Cette assimilation du savoir à la vertu a eu la vie dure : c'est elle qui anime les idéaux républicains dans leur promotion de l'instruction publique (« Ouvrez des écoles, vous fermerez des prisons », clame Victor Hugo); c'est elle aussi qui confie le pouvoir aux bons élèves devenus technocrates.
Pourtant la chiennerie d'un temps revenu de tout nous force aujourd'hui à y déceler quelque imprudence. Le savoir rend-il honnête ? Déjà les préventions bibliques à l'égard de la connaissance nous en avertissaient : la détention du savoir peut aussi conforter l'orgueil humain, d'autant plus quand il se transforme en pouvoir : « Vouloir nous brûle et Pouvoir nous détruit, prévient le vieil antiquaire de La Peau de Chagrin, mais SAVOIR laisse notre faible organisation dans un perpétuel état de calme ». La condition est que ce savoir se prévienne de toute arrogance : ignorant ses formes relatives, la barbarie occidentale a prétendu éduquer en colonisant, massacrant les formes de connaissance où le vieux continent ne voyait que magie ridicule. Plus ou moins directement, la science elle-même s'est souvent mise au service de ces idéologies de conquête, trahissant l'idéal d'une science pure, au service des hommes, qui animait encore les encyclopédistes.
Le procès du savoir n'a pas attendu pourtant cette déconvenue : le Que sais-je ? de Socrate résonnait déjà dans l'Antiquité pour alimenter un certain scepticisme sur la capacité de l'homme à connaître, et donner à l'ignorance une vertu particulière. Au cœur même des certitudes de l'Humanisme, le pyrrhonisme d'un Montaigne s'interroge sur la fiabilité de la raison humaine et la viabilité des critères par lesquels nous prétendons fonder notre suprématie sur le monde vivant. Pascal manifestera la même prudence à l'égard de ceux qui, s'imaginant disposer d'une science suffisante, "font les entendus" : « La dernière démarche de la raison est de reconnaître qu'il y a une infinité de choses qui la surpassent. Elle n'est que faible si elle ne va jusqu'à connaître cela. Il faut savoir douter où il faut,
assurer où il faut,
en se soumettant où il faut.
Qui ne fait ainsi n'entend pas la force de la raison. Il y en a qui faillent contre ces trois principes, ou en assurant tout comme démonstratif, faute de se connaître en démonstration, ou en doutant de tout, faute de savoir où il faut se soumettre, ou en se soumettant en tout, faute de savoir où il faut juger. » (Pensées, Brunschvicg 265 et 268). Précédé par Vauvenargues, au beau milieu des Lumières, Jean-Jacques Rousseau peut parler, lui, de l'heureuse ignorance des primitifs, devançant la révision systématique de l'entendement humain qui allait marquer le début du XXème siècle avec la psychanalyse et le Surréalisme. Savoir que l'on ignore paraît aujourd'hui un gage de réussite dans toute entreprise par l'humilité que cela suppose, devant les mystères de l'univers comme face à cet autre monde qu'est l'homme. Cela ne veut pas dire pour autant que cette ignorance doive être revendiquée, à moins que l'on mette sous le verbe ignorer la position délibérée du chercheur ou du philosophe désireux d'écarter de sa spéculation tel aspect accessoire. Mais, dans tous les cas, c'est la connaissance qu'il faut valoriser, toujours, dans la société comme à l'école où l'on sacrifie aujourd'hui si allègrement, tant de pans de savoir, au nom de l'utilité ou d'un sacrifice lâchement consenti à la vague renaissante des superstitions religieuses. L'utilité économique, la seule que l'on consente à reconnaître dans la formation des jeunes, et l'abandon progressif de l'idéal laïque pourraient bien tirer à nouveau sur nous le manteau de l'obscurantisme. Car si l'on peut discuter de l'opportunité de savoir quelque chose, jamais on ne pourra justifier l'opportunité de l'ignorer.
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