LA RECHERCHE DU BONHEUR DISSERTATIONS |
EXEMPLE 1
« Tous les regrets et toutes les aspirations qui
durent un peu nous empêchent de vivre, nous embarrassent et lestent notre
existence. A quoi bon se souvenir et désirer ? », écrit Émile-Michel
Cioran (Le livre des leurres) avant de proposer du bonheur cette
définition : « Vivre de manière absolue dans l'instant. »
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1) MISE EN PLACE DU
SUJET :
- « Seul est heureux celui qui a perdu tout espoir », dit un proverbe hindou
cité par A. Comte-Sponville dans son article "Bonheur" de l'Encyclopaedia
Universalis. Paradoxe ? Moins qu'il n'y paraît si on considère, à la façon
des stoïciens, que l'espérance est une passion, c'est-à-dire un mouvement
déraisonnable de l'âme qui prétend agir sur des phénomènes sur lesquels elle n'a
aucune prise. Ceci vaut aussi, bien entendu, pour la nostalgie et pour le
remords, qui font perdurer en nous un passé révolu que l'on voudra vainement
revivre ou corriger.
- C'est de cette emprise aliénante ("empêchent, embarrassent, lestent") que parle la citation de Cioran avant de
proposer une recette du bonheur que les lecteurs de Sénèque - et d'Horace -
reconnaîtront comme bien familière : vivre au présent. Notre sujet propose donc
d'évaluer cette invitation, ce qui revient à s'interroger sur la valeur de la
mémoire et de l'espérance dans notre vécu. Un plan dialectique s'impose donc
ici.
► PROBLÉMATIQUE :
le secret du bonheur est-il dans l'abolition de la mémoire et de l'espoir
?
2) PLAN :
I - Thèse : Vivre au présent, c'est être libre...
a) L’homme se fuit souvent dans l'agitation de la vie
quotidienne (cf. le divertissement pascalien). Avec nostalgie, il se représente
volontiers son passé comme forcément plus heureux que son présent et semble même
ne pouvoir éprouver de bonheur qu'a posteriori. Occupées par la pensée de
l'avenir, ce « poison mortel » (Épicure), nos vies s'engluent souvent dans
l'attente, au détriment des chances immédiates qu'offre l'instant. Au niveau
collectif, les sociétés imaginent l'âge d'or qui leur préexiste ou façonnent les
utopies et les programmes qui leur donneront, demain, de quoi réaliser leurs
rêves.
b) Le présent est, au contraire, le temps de l'action et de
la réalisation de soi. Refuser d'ajourner ses projets, décider de bannir la
vaine nostalgie ou la trompeuse espérance, c'est s'affranchir du temps et
recouvrer cette énergie si longtemps volée par les dogmes, les systèmes, les
religions.
II - Antithèse : ... mais l'homme peut-il s'épanouir
tout entier dans l'instant ?
a) Le présent lui-même est une durée, et les stoïciens, par exemple, en tant
qu'hommes d'action, ont bien sûr admis qu'il puisse intégrer une part de passé
et de futur. Êtres sociaux, nous sommes appelés à des projets immédiats que
notre expérience passée peut nous aider à résoudre.
b) Le présent peut être le temps de l’ennui, de la jouissance satisfaite un peu
ruminante. Et si le bonheur était dans la recherche du bonheur ? si
l’insatisfaction générait le meilleur de nous même, dans le rêve, l’utopie,
forcément prospectifs ? Ne peut-on savourer la nostalgie elle-même ?
III - Synthèse : Se souvenir et espérer où il faut.
a) La saisie de l’instant est affaire de contexte : va-t-on conseiller au
détenu qui attend sa libération de « profiter du présent » ? Certains moments
peuvent être savourés, d'autres fuis, dans une conscience élargie et personnelle
du temps, ce qui est bien le propre de l'homme et l'indice de sa supériorité sur
l'animal.
b) Être heureux, c’est aussi pouvoir s'abstraire de tous les déterminismes,
et, parfois, conjurer les malheurs du présent en sauvant le passé du naufrage ou
en vivifiant l'avenir. C’est le privilège de l'Histoire, et de la littérature.
Aidez-vous des éléments suivants (des citations, utilisables dans l'une ou l'autre des trois parties, vous sont fournies dans le désordre)
pour étoffer ce plan :
CITATIONS
1. « Le pays des chimères est en ce
monde le seul digne d'être habité, et tel est le néant des choses
humaines, qu'hors l'Être existant par lui-même, il n'y a rien de beau que
ce qui n'est pas. » (Rousseau, La Nouvelle Héloïse)
2. « Depuis le premier jour, j'ai hâte de parvenir à Rodrigues, le but de
mon voyage, et pourtant maintenant, je souhaite que cette heure ne
s'achève jamais, que le navire Zeta, comme Argo, continue éternellement à
glisser sur la mer légère. » (Le Clézio, Le Chercheur d’or)
3. « Quant à ma vie personnelle, ma vie à moi, eh bien réellement, il n’y
a rien de bien en elle. Vous savez, quand vous marchez, par une nuit
noire, dans la forêt, et qu’en même temps, il y a une petite lumière qui
brille dans le lointain, vous ne remarquez ni votre fatigue, ni
l’obscurité, ni les ronces qui vous frappent le visage… » (Astrov dans
Oncle Vania)
4. « Tout ce qui est censé arriver relève de l’incertain : vis tout de
suite. » (Sénèque, La Brièveté de la vie)
5. « Il me semble que je suis entré dans un autre monde en traversant
l’horizon. C’est un monde qui ressemble à celui de mon enfance, au Boucan,
où régnait le bruit de la mer, comme si le Zeta voguait à l’envers sur la
route qui abolit le temps. » (Le Clézio, Le Chercheur d’or)
6. « Le passé est justement la part sacrée et inviolable du temps que nous
vivons sur terre, celle qui est au-delà de tous les hasards humains,
soustraite à l’empire de la fortune. La possession en est éternelle et
paisible. » (Sénèque, La Brièveté de la vie)
7. « Si l’on bâtissait la maison du bonheur, la plus grande pièce serait
la salle d’attente « (Jules Renard, Journal).
8. « On jouit moins de ce qu'on obtient que de ce qu'on espère, et l'on
n'est heureux qu'avant d'être heureux » (J.J. Rousseau, La Nouvelle
Héloïse).
9. « Le plus grand gaspillage de la vie, c’est l’ajournement : car il nous
fait refuser les jours qui s’offrent maintenant et nous dérobe le présent
en nous promettant l’avenir. » (Sénèque, La Brièveté de la vie)
10. « J’ai un dictionnaire tout à part moi ; je passe le temps quand il
est mauvais et incommode. Quand il est bon, je ne veux pas le passer ; je
le retâte, je m’y tiens. » (Montaigne, Essais, III, 13)
11. « La partie de la vie que nous vivons est courte. Tout le reste n’est
pas la vie, c’est du temps ». (Sénèque, La Vie heureuse).
12. « Celui qui voue tout son temps à son profit, qui ordonne tous ses
jours comme sa vie entière, ne désire ni ne craint le lendemain. »
(Sénèque, La Brièveté de la vie)
13. « Personne – hormis l’homme qui soumet tous ses actes à sa censure,
qui jamais ne se trompe – ne se retourne volontiers sur son passé »
(Sénèque, La Brièveté de la vie)
14. « Nous ne tenons jamais au temps présent. Nous anticipons l'avenir
comme trop lent à venir, comme pour hâter son cours; ou nous rappelons le
passé, pour l'arrêter comme trop prompt: si imprudents, que nous errons
dans les temps qui ne sont pas nôtres, et ne pensons point au seul qui
nous appartient: et si vains, que nous songeons à ceux qui ne sont rien,
et échappons sans réflexion le seul qui subsiste. » (Pascal, Pensées)
15. « Désir et plaisir ne vont pas sans mémoire. En avançant en âge, je
bénéficie de cette profondeur de champ que donne la durée, et qui nous
conduit à superposer au plaisir de l’instant le souvenir de mille plaisirs
comparables, vécus précédemment, mais qui ont instruit nos sens et
enrichi, approfondi notre science de la vie. » (Jacques Rigaud, Le
Bénéfice de l’âge)
16. « Nul n'espère ce dont il est capable, et c'est la confiance, ni ne
regrette ce dont il jouit encore, et c'est la gratitude. Confiance et
gratitude : telle est la durée du sage, tout entière présente et pourtant
incluant tout le passé et tout l'avenir dont elle est capable. » (André
Comte-Sponville, Les labyrinthes du sens)
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EXEMPLE 2
«
Mot-mirage, le bonheur oscille [...] entre un n'importe quoi, celui
des préférences individuelles [...] et un idéal plus ou moins
imposé ou plus ou moins héroïque. » (Paul Veyne, Préface à Sénèque,
Lettres à Lucilius)
Votre connaissance des œuvres du
programme vous amène-t-elle à partager ce jugement ? |
1) MISE EN PLACE DU
SUJET :
- Ce sujet invite à réfléchir sur un problème central de
notre programme, qui tient à la disparité des options de bonheur, relatives à
chaque individu ou à chaque société. Beaucoup de philosophes ont condamné cette
disparité au nom d'une obédience à la norme, que celle-ci soit idéologique (les
doctrines, par exemple) ou sociale (peut-on par exemple parler d'un droit
individuel au bonheur ?). Le propos de Paul Veyne se fait l'écho de cette
critique de la notion de bonheur, jugée indiscernable dès lors qu'elle échappe à
une définition officielle et collective.
- La question posée revient à se demander si les œuvres,
naturellement différentes dans leur approche du bonheur, permettent ou non de
conclure de cette diversité que le bonheur, « c'est n'importe quoi ». En
d'autres termes, faut-il renoncer à cerner le bonheur en tant que concept sous
prétexte que les formes en sont devenues diverses au gré des individus et des
sociétés ?
► PROBLÉMATIQUE :
n'y a-t-il de vrai bonheur que dans l'assentiment général des doctrines
et des sociétés ?
2) PLAN :
I - Thèse : Le bonheur oscille entre le modèle
héroïque...
a) L’idéal de bonheur se construit souvent sur des dogmes. On
pensera évidemment à la doctrine stoïcienne, dont Sénèque se fait l'écho sous la
forme quasi acétique de la vertu.
b) Le bonheur est une aspiration commune et emprunte parfois des sentiers stéréotypés.
Dans Le Chercheur d'or, Alexis reste fidèle à l'idéal de son père et ne
s'écarte guère d'abord de l'image convenue du chercheur de trésor. Dans Oncle
Vania, Sonia témoigne d'une conception très chrétienne du Paradis.
c) Le bonheur est souvent réglementé par les sociétés : on peut penser aux utopies du
paradis pour tous, au culte des héros nationaux, dont certains régimes ont vanté
les sacrifices.
II - Antithèse : ... et le choix personnel ...
a) Le désir de bonheur est universel, mais ses formes sont
très variées. Ainsi les notions antiques d'otium et
de négotium dont nous parle Sénèque se sont aujourd'hui inversées.
b) Chacun révise pour soi le modèle de bonheur. Le
stoïcisme de Sénèque est finalement très spécial; la quête d'Alexis, sous
l'influence d'Ouma, se fait de plus en plus personnelle.
c) Le bonheur s'affirme dans une opposition singulière aux normes. On
évoquera les arguments de Calliclès devant Socrate, et même l'épanouissement
consécutif aux transgressions auxquelles on a pu se livrer (Le Bonheur dans le crime
!).
III - Synthèse : ... mais le bonheur n'est-il pas
dans cette oscillation ?
a) Le modèle social du bonheur est vite étouffant. On peut
penser à la
dégénérescence des utopies en dystopies, où le paradis pour tous devient un enfer pour
chacun. Les images du bonheur diffusées par les idéologies et les pouvoirs en
place ont tôt fait d'être aliénantes.
b) D'autre part, le choix personnel se ressent vite comme coupable : dans
l'esprit des Lumières (Rousseau, Kant, Diderot) la participation sociale est
nécessaire, et le bonheur personnel s'accomplit dans celui des autres.
c) Le bonheur n'est-il pas dans sa recherche même ? Il n'est pas un état,
mais une tension de la volonté installée de manière dynamique entre le souci
d'épanouissement de soi dans le groupe et le refus de certaines formes "assises",
qui éternise le cri d'Antigone.
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