L'ANIMAL ET L'HOMME ►
DISSERTATIONS
par Jean-Pierre BIGEL
professeur en Prépa scientifique
au lycée Marcelin-Berthelot de Saint-Maur-des-Fossés (93).
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SUJET n° 1
- L'amour des animaux.
On a souvent dit que l'amour des animaux dissimulait en fait la haine des
hommes. Trouvez-vous dans les œuvres du programme l'écho d'une telle
attitude ? |
Préambule :
La vieille fille acariâtre qui refuse de donner l’aumône à un pauvre mais
donne à son chien des biftecks de qualité supérieure entre peut-être dans la
galerie des personnages comiques, même si on peut considérer qu’elle illustre la
solitude des grandes villes et la grande misère spirituelle de nos
contemporains.
Pourtant, lorsqu’on constate, dans le livre de Luc Ferry et Claudine
Germé Des Animaux et des Hommes1 que les lois nazies protégeaient
davantage les animaux que tous les humains « de race inférieure », on ne rit plus
et même, l’amour des animaux devient suspect. Pour laisser la parole à Luc Ferry
: « Tout le problème est de savoir si la pensée humaniste peut faire droit à
l’idée d’un respect de la nature ou si au contraire, il faut aller jusqu’à
évoquer un droit des êtres de nature qui ne pourrait être réellement pris en
compte qu’à partir d’une déconstruction radicale des présupposés de l’humanisme2.
»
PLAN PROPOSÉ :
Problématique : amour d’autrui, amour des animaux et amour-propre.
I - L’amour des animaux, substitut du non-amour des hommes.
a) aimer les animaux, c’est vouloir établir entre l’homme et l’animal une sorte
d’égalité de substance c’est vouloir identifier l’animal à l’homme;
b) pourtant, aimer les animaux, c’est aimer un inférieur obéissant (« l’effet
peluche »);
c) aimer les animaux, ne serait-ce pas s’aimer soi-même ?
II - L’amour des animaux contient en lui-même une insatisfaction.
a) les animaux peuvent désobéir ou faire autre chose que ce qu’on attend d’eux,
b) les hommes et les animaux peuvent s’opposer,
c) les animaux ne sont pas tous « aimables »,
d) les animaux sont aussi des rivaux de l’homme que celui-ci peut haïr.
III - L’amour des animaux trouve son accomplissement dans l’amour des hommes
dans la mesure où il est ouverture à l’autre.
a) ainsi défini, l’amour est une bienveillance;
b) l’amour des animaux devient un critère moral de la qualité humaine;
c) l’amour des animaux, révélateur de la condition humaine.
Conclusion : le vrai amour des animaux est amour de la nature,
inséparable de l’amour des hommes.
DISSERTATION PROPOSÉE :
Quand on voit les grands yeux du chien qui regarde son maître, on pense
au cri de Colette : « Un être existe donc encore pour qui je remplace tout !3 » et la fidélité de l’animal console de l’aigreur dans les rapports humains. A la
limite, l’amour des animaux compense la haine des hommes. Mais peut-on vraiment
prétendre qu’il sert d’alibi pour cacher une haine du genre humain ? Ceux qui
affirment aimer les animaux cacheraient ainsi leur misanthropie sous de nobles
prétextes et leur amour animal ne serait qu’une forme de l’amour-propre. Comme
le dit La Rochefoucauld : « L’amour-propre est l’amour de soi-même, et de toutes
choses pour soi4 ». En aimant les bêtes, on n’aimerait en fait que soi-même. Pour
comprendre ce que signifie cet amour des animaux et savoir s’il dissimule en
fait la haine des hommes, nous verrons d’abord si la source de l’amour animal
est le non-amour des hommes, puis s’il contient par nature une insatisfaction
avant de chercher s’il peut s’accomplir dans l’amour des hommes puisque, amour,
il doit s’ouvrir à autre que soi.
***
Le personnage du misanthrope entouré d’animaux se
retrouve souvent. Paul Léautaud ou Céline à la fin de leur vie en furent de
parfaits représentants. Mais ce qui frappe, dans ce cas, c’est que la
détestation des humains se modère au contact des animaux. Allons plus loin ! Les
animaux peuvent en apprendre aux humains. Toute l’entreprise des Fables de La
Fontaine repose sur cette thèse de la supériorité de l’exemple imagé tiré du
monde animal sur le simple exposé didactique. Il s’agit du « Pouvoir des Fables
» comme le dit La Fontaine dans le livre VIII.
Ces anecdotes animalières s’appuient sur la complicité qui s’établit
entre l’homme et l’animal, sur l’identification possible de l’animal à l’homme.
Les métamorphoses que décrit La Fontaine et celle qui fait l’objet du roman de
Kafka montrent que la distinction entre les deux espèces peut être remise en
question et surtout que les rapports entre elles sont fondées sur l’ambivalence
amour et haine. Les relations de Gregor Samsa avec son entourage varient ainsi
de la pitié à la violence. La bête qu’il est devenu suscite des réactions
contrastées. L’étrangeté, l’absurdité de la situation repose sur le fait que
l’homme devenue bête monstrueuse continue à réagir en homme, à se proclamer
homme en dépit des apparences et à croire qu’il ne s’agit que d’une
indisposition passagère : « … et lui-même était loin de se sentir
particulièrement frais et dispos … Et s’il se faisait porter malade ? » (p.26).
L’animalité serait un mauvais moment à passer et ne devrait pas changer
les relations des autres avec Gregor. Seulement, même là, on voit que ces
relations ne sont pas égales et que naturellement, les relations avec l’animal
soulignent son infériorité.
En quelque sorte, paradoxalement, la répulsion des parents pour la
bestiole qu’est devenu Gregor prouve que l’amour qu’on peut éprouver pour les
animaux ne peut se concevoir que si ces derniers présentent quelque aspect
séduisant, aimable. Il est rare que les insectes répugnants, les blattes, les
cafards inspirent de l’attachement. Aimer un animal, à la différence de l’amour
pour une autre être humain, c’est au moins généralement trouver en lui un
inférieur soumis et obéissant. C’est le rapport du cavalier à sa monture, du
chasseur à son chien. La reconnaissance éprouvée par Tristan et Iseut envers
leur chien Husdent vient du gibier qu’il rapporte consciencieusement à ses
maîtres. Certes, le chien de la fable « L’âne et le chien » (VIII ,17) ne semble
pas très coopératif et l’impression générale du lecteur n’est pas vraiment en
faveur des personnages humains des Fables, trop ignorants, trop
insensibles, trop fous en un mot. Mais le fabuliste, lui, parle des animaux
comme s’il parlait de vieilles connaissances souvent d’ailleurs désignées par
leur nom : Raminagrobis et Grippeminaud, Jeannot Lapin (VII, 15), les chiens César et Laridon (VIII,24), etc. Le charme des fables vient d’ailleurs de
cette condescendance un peu amusée propre à La Fontaine et totalement inconnue
d’Esope. La connivence s’établit entre ces animaux-personnages, le fabuliste et
son lecteur qui rassemble à une vieille amitié.
L’apport de Condillac à cette réflexion sur l’amour des animaux permet de
mieux resituer le problème. Dans les chapitres 2 et 3 de la Seconde Partie du
Traité des Animaux, le philosophe s’intéresse au rapport respectif qu’ont
les animaux et les hommes avec la connaissance de leur milieu. La distinction
classique de l’homme et de l’animal prend la figure de la comparaison entre
l’abeille et l’architecte. Les insectes parviennent à la perfection, mais
n’évoluent pas. Les hommes inventent. Or pour Condillac « les bêtes inventent »
(p.153). « Le castor se peint la cabane qu’il veut bâtir. » La différence, c’est
que l’animal a des besoins finis. Il est donc capable de les satisfaire
totalement.
En revanche, l’homme est un être de désir. Ses besoins varient avec les
lieux et les climats, mais il cherche au delà de leur satisfaction pure à les
dépasser. C’est dans ce contexte qu’il faut définir le rapport de l’homme à
l’animal. L’homme peut communiquer avec l’animal domestique. « Le chien apprend
à obéir à notre voix ». (p.161) La perspicacité humaine peut aussi interpréter
ce que « pense » le chien. « Comme nous avons plus d’intelligence, nous pouvons,
en observant ses mouvements, deviner quelquefois les sentiments qu’il éprouve.
» (p.161) Il est donc difficile de parler d’amour dans un sens de réciprocité de
sentiments, mais il est évident que l’attachement du maître pour son animal,
fruit d’une longue fréquentation, peut devenir de la tendresse. Quand les
services rendus par l’animal induisent une certaine reconnaissance, pourquoi ne
pas parler d’amour ?
Le problème, c’est que ce sentiment est plus proche de l’amour-propre que
de l’amour. Ce qu’on aime chez l’autre, ce sont ses propres sentiments que l’on
projette sur l’autre, et d’autant plus facilement que l’autre ne peut facilement
les exprimer. On les « devine » alors, comme le dit Condillac, en tirant de
notre expérience une interprétation plausible. mais, si l’on prête aux animaux
des traits et des sentiments à partir de l’expérience humaine, ce seront des
traits et des sentiments humains, il sera donc question d’anthropomorphisme.
Toute l’entreprise du fabuliste, comme finalement aussi celle de Kafka et
peut-être Condillac, repose sur un usage mesuré de l’anthropomorphisme. Ses personnages-animaux éprouvent des sentiments humains, trop humains, l’avarice,
la suffisance, l’orgueil. La vermine de Kafka continue à percevoir le monde
comme un humain après sa métamorphose. Le tragique dérisoire de la scène, c’est
que son entourage ne voit en lui qu’un insecte répugnant. C’est d’ailleurs
Gregor qui montre le mieux à son corps défendant combien l’amour d’un animal
n’est qu’un amour-propre. Ses parents aimaient Gregor avant ce matin funeste.
Mais sa transformation en monstrueux insecte a tout changé. Repoussant, il est
repoussé, enfermé, cloîtré. On n’attend qu’une chose, qu’il crève pour que la
quiétude de la vie d’autrefois revienne.
Il est remarquable que l’analyse de l’amour-propre par Condillac (2ème
partie, chap.8) aboutisse aux mêmes conclusions en ce qui concerne l’animal et
en ce qui concerne l’homme. Pour lui aussi, selon la tradition classique, cette
passion est première. « L’amour-propre est sans doute une passion commune à tous
les autres penchants ». « L’amour-propre, poursuit-il, tend à la
conservation de l’individu » (p.183). Cette tendance se retrouve à des degrés
divers, chez les hommes comme chez les animaux, mais, à y réfléchir, cet amour de
soi, présent dans l’amour des animaux, souligne son insuffisance, car, plus encore
que l’amour humain, faute d’une communication explicite, il contient, en
lui-même, une insatisfaction.
***
En effet, l’amour des animaux prend souvent la forme
d’un rapport de maître à esclave, surtout en ce qui concerne les animaux
domestiques dont la qualité est le service rendu. Rappelons-nous ces temps pas
si lointains où la seule force auxiliaire de l’humanité venait des animaux. La
docilité, l’adaptabilité des animaux à un travail précis étaient les qualités
appréciées. De plus, l’homme carnivore mange la chair animale. Certains
philosophes expliquent que la passion amoureuse est désir d’assimiler l’autre.
Dans notre cas, cette explication a son sens propre.
Mais en même temps, cet amour des animaux atteint rapidement ses limites.
Il considère l’animal comme un objet, mais l’animal vit, il est « animé », lui.
Ses réactions peuvent donc décevoir.
D’abord les animaux peuvent désobéir. Nous avons déjà parlé de l’ « effet
peluche ». Ce délicieux petit singe est adorable, mais gare à celui qui veut le
caresser : il mord. Pourtant, il n’est pas « méchant ». Il réagit simplement
violemment à ce qu’il considère comme une agression. Dans une célèbre fable, «
L’Ours et l’amateur des jardins », La Fontaine met en scène l’incompréhension
entre les bêtes et les hommes. Animés chacun des meilleures intentions, ils
croient avoir aboli la différence homme-animal. Le fabuliste insiste sur
l’amitié qui les lie. Ce qu’il appelle ignorance (« Rien n’est si dangereux qu’un ignorant ami ») est
en fait l’inéluctable opposition, l’impossible communication entre l’animal
et l’homme :
« Comme l’Ours en un jour ne disait pas deux mots,
L’homme pouvait sans bruit vaquer à son ouvrage. »
Il n’est pas de pire obstacle à l’amour que l’incompréhension. Mais il
n’y a pas que l’amour déçu. Et les relations entre l’humanité et l’animalité
peuvent franchement prendre la forme de l’opposition. L’affrontement peut être
cruel chez Kafka et ne trouver son issue que dans la mort de l’animal sacrifié
au bien-être de sa famille perturbée par la métamorphose. Mais le fabuliste
n’est pas en reste. Son jugement sur l’humanité n’est guère plus favorable.
Le plus célèbre exemple de cette opposition entre l’animal et l’homme set
trouve au livre X de La Fontaine avec la première fable : « L’Homme et la
Couleuvre ». Nous sommes bien loin là de la belle humanité présente dans le
Discours à Madame de la Sablière. L’homme y est jugé et condamné par toutes
les bêtes rencontrées : la couleuvre bien sûr, mais aussi la vache, le bœuf,
l’arbre enfin :
« L’Homme trouvant mauvais que l’ont l’eût convaincu,
Voulut à toute force avoir cause gagnée.
Je suis bien bon, dit-il, d’écouter ces gens-là !
Du sac et du serpent, aussitôt il donna
Contre les murs, tant qu’il tua la bête. »
La Fontaine ne nous présente pas les animaux comme des anges, mais certes
les hommes sont des bêtes, même s’ils ne veulent pas « faire l’ange ». Ils sont
cruels envers leurs animaux, et que dire, bien entendu, des animaux doués d’une
apparence peu amène, des animaux « impurs » ou des animaux « nuisibles » contre
qui la cruauté humaine se déchaîne en toute bonne conscience ?
Il est très facile de voir comment les Samsa traitent Gregor après sa
métamorphose. Son père le déteste ouvertement, émet des « sifflements de sauvage
» (p.44) avant de le projeter tout sanglant dans sa chambre par un coup violent,
mais le pire pour Gregor est encore l’incompréhension qui vient de l’absence de
possibilité de communiquer avec ses proches. elle entraîne ses désirs de
violence, il veut sauter « à la figure de sa sœur » (p.66), « siffler comme une
serpent » (p.79) ou cracher « comme un chat à la figure de ses agresseurs »
(p.85).
Bien entendu, la frustration qu’éprouve Gregor de ne plus pouvoir s’exprimer par
le langage est inconnue des autres animaux, mais la mauvaise interprétation des
signaux émis par les uns ou les autres peut être cause de violence.
Plus qu’amour, les relations des hommes et des animaux deviennent haine
et aversion. Il n’est plus question d’aimer les animaux par haine des humains.
L’hostilité règne. Les différences semblent trop grandes pour pouvoir être
surmontées.
Ce caractère n’apparaît pas vraiment dans les Fables parce
qu’elles sont construites sur un système d’analogie entre hommes et animaux. La
Fontaine ne peut donc pas développer le thème du dualisme irréconciliable entre
l’homme et l’animal. En revanche, c’est le sujet du roman de Kafka. La
transformation qu’a subie Gregor l’a définitivement coupé de l’univers des
humains. Il est condamné à l’inhumanité puis à la mort à cause de sa
monstruosité. Exclu du monde des humains, et même du monde tout court, il doit
mourir. Condillac, bien sûr, n’a pas cette vision tragique de la condition
humaine. Mais il marque bien la différence entre les passions humaines et les
passions animales : « Les bêtes n’ayant pas notre réflexion, notre discernement, notre goût,
notre invention, et étant bornées d’ailleurs par la nature à un petit nombre de
besoins, il est bien évident qu’elles ne sauraient avoir toutes nos passions. »
(p.183).
Ce constat ne peut pourtant rester sur cette opposition. Certes les
natures sont différentes, certes les hommes sont cruels, pourtant l’amour des
animaux existe bel et bien. De plus, il est difficile de dissocier l’amour des
animaux et l’amour des hommes dans la mesure où il s’agit dans tous les cas
d’une ouverture vers l’autre, mouvement vers l’autre, intérêt pour l’autre quel
qu’il soit.
***
Dans ces conditions, l’amour des animaux se définit
bien comme ce qu’il est : une bienveillance envers l’autre. Nos trois auteurs se
servent de l’animal pour définir l’homme. Mais c’est surtout dans le rapport à
l’animal que l’on peut définir vraiment l’homme. Alors que la nature semble
exister sous le signe de la violence, l’homme essaie, sans toujours y réussir,
d’établir avec l’autre des rapports apaisés, sinon pacifiques.
C’est donc dans l’œuvre de Condillac, beaucoup plus optimiste sur la
nature humaine que La Fontaine ou Kafka, qu’on doit se tourner pour définir ce
sentiment. Pour lui, en bon disciple des Lumières, les hommes peu à peu se
corrigent de leurs défauts. L’animal, lui, « sert » et donc se rapproche peu à
peu des hommes. Malgré tout, grâce au langage, l’homme a « plus d’intelligence »
que l’animal (II,4). C’est là le point de rencontre avec La Fontaine. Les deux
penseurs imaginent la possibilité d’une vie harmonieuse entre les animaux et les
hommes. Cet optimisme n’est en revanche pas partagé par Kafka dont le monstre
hybride n’est à sa place ni dans le monde des hommes, ni dans celui des animaux.
De plus, l’amour des animaux devient un critère moral de la qualité
humaine en ce sens que les sentiments éprouvés vis à vis des animaux jugent ceux
qui les éprouvent. Car si, bien sûr, il n’est pas question de traiter les animaux
comme des humains, les traiter inhumainement reflète toujours le manque de sens
moral des individus coupables. Dis-moi comment tu traites l’animal, je te dirai
qui tu es ! Or le fait que l’animal ne soit pas « comme nous » entraîne souvent
une sorte d’indifférence à son égard. La façon dont la femme de ménage annonce
la mort de Gregor : « Venez un peu voir ça, il est crevé. » (p.92) est
caractéristique de l’absence de compassion devant l’événement comme face à la
destruction d’une chose.
De façon caricaturale, Kafka montre ensuite la mère soumise, la sœur
bouleversée et le père soulagé à cette nouvelle. L’animal, en l’occurrence la
mort de l’animal, sert de révélateur des sentiments des humains. Les Fables
de La Fontaine sont remplies d’exemples de cruauté humaine envers l’animal. Le
loup de la fable « Le loup et les bergers » (X,5) peut ainsi reprocher aux
bergers de tuer eux aussi les agneaux. Heureusement que la couleuvre (X,1) ne
parle pas, car la cruauté de l’homme n’a même pas l’excuse de la faim.
On voit bien qu’on ne peut réduire l’attitude humaine envers les animaux
ni au simple amour ni à la simple haine. De fait, elle reflète, donc révèle, le
sens de la condition humaine. Rappelons- nous que l’animal, selon les anciens,
est vu comme le miroir de la condition humaine (speculum naturae). Dans
la première fable du livre XII, La Fontaine reprend le récit homérique des
compagnons d’Ulysse transformés en toutes sortes d’animaux par la magicienne
Circé. Mais ici, à la différence d’Homère, les compagnons trouvent préférable
leur nouvelle condition. Le philtre magique ne les a pas transformés en autre
chose, mais il a révélé leur nature animale. Ce ne fut pourtant pas une
libération. Au contraire
« Il croyaient s’affranchir suivant leurs passions,
Ils étaient esclaves d’eux-mêmes ».
Certes, ce cas d’amour animal est extrême. Aimer les animaux ne veut pas
dire qu’on veut être un animal, mais qu’on le considère et qu’on le respecte.
Toute l’entreprise de Condillac est de faire respecter l’animal. Pour lui,
l’animal n’est pas une machine, c’est un être vivant, capable comme l’homme
d’éprouver des sensations, de développer des connaissances et donc d’avoir des
idées et de la mémoire (I, 5, p.129).
***
Au terme de cette étude, nous pouvons mieux comprendre
le sens de l’amour des animaux. Si celui-ci peut cacher parfois une haine de ses
semblables, il montre aussi ses limites. L’amour d’un animal n’a rien à voir –
sauf cas pathologiques – avec l’amour humain. En revanche, l’ami des bêtes ne
peut pas être totalement mauvais et l’apport des penseurs auxquels nous nous
sommes référés est d’examiner le rapport de l’homme à l’animal comme une
tentative de définition de l’humain. Il ne s’agit pas là de « spécisme » à
vouloir tout juger du point de vue humain. C’est tout simplement le respect de
la nature.
__________________________________________
1. Paris, Le Livre de Poche, Biblio-essais, 1994.
2. op.cit., p.VII.
3. Chiens de Colette (Florilège, édité en 1957, Albin Michel).
4.Maximes supprimées in Moralistes du XVIIe siècle, Ed. Robert
Laffont, coll. Bouquins, Paris, 1992, p.179.
SUJET n° 2
- L’impossible
définition de l’humanité
Les fameuses questions de La Fontaine dans le Discours à Madame de la
Sablière à propos des animaux et des hommes
« Qu'est-ce donc? - Une montre. -
Et nous ? C'est autre chose. »,
trouvent-elles une réponse dans l'ensemble des œuvres du programme ? |
Préambule :
Ce vers de La Fontaine est extrait de la longue fable qui conclut le livre IX.
On sait que dans ce Discours, le fabuliste critique la théorie cartésienne des
animaux-machines. L’animal, ne pensant pas, n’a pas d’âme. Donc, il n’est qu’un
corps, soumis de ce fait, aux seules lois de la mécanique. Voici la façon dont
La Fontaine présente la thèse des cartésiens dans quelques vers précédant notre
citation :
« Ils disent donc
Que la bête est une machine ;
Qu’en elle tout se fait sans choix et par ressorts :
Nul sentiment, point d’âme ; en elle tout est corps.
Telle est la montre qui chemine
A pas toujours égaux, aveugle et sans dessein. »
Pour démontrer l’inanité de cette thèse, La Fontaine utilise sans surprise le
procédé de l’apologue et les exemples du cerf, de la perdrix, des castors et des
boubacks, (sorte de marmottes de Russie) tout comme l’histoire des deux rats, du
renard et de l’œuf ont pour but de montrer que les bêtes, elles aussi, pensent.
La Fontaine tire ensuite la leçon de ces fables :
« Qu’on m’aille soutenir, après un tel récit,
Que les bêtes n’ont point d’esprit ! »
La citation que nous analysons présente donc de façon elliptique et parodique la
théorie des cartésiens : l’animal est une montre dont les rouages expliquent les
mouvements, mais elle soulève aussi la question de notre propre définition
d’êtres humains par cette formule énigmatique. Nous sommes : « autre chose. »
La question qui se pose est celle de notre définition d’humain par
rapport à animal. Pouvons-nous nous considérer différents ? Notre nature humaine
est-elle « autre chose » que la nature animale ?
La première phrase du Traité des Animaux de Condillac pose le problème : « Il
serait peu curieux de savoir ce que sont les bêtes, si ce n’était pas un moyen
de savoir ce que nous sommes. » (p.111). Il y a toujours des conséquences sur
l’homme du discours sur la nature de l’animal. Faire de l’animal une machine,
c’est en même temps interpréter l’action de l’homme selon un schéma mécaniste.
Plus encore, exercer une cruauté sur l’animal, c’est ne pas faire preuve
d’humanité. Les contemporains de Descartes l’avaient bien compris qui refusaient
avec horreur une théorie qui excusait toutes les dérives dans le traitement des
animaux. La Fontaine avait bien compris que le philosophe était son plus grand
adversaire puisque, refusant d’accorder aux bêtes l’intelligence et la
sensibilité, il ruinait dans son principe même l’entreprise des Fables fondée
sur la ressemblance de l’homme et de l’animal.
Pourtant, le siècle de La Fontaine se posait la question de la définition de
l’homme à partir des expéditions de découvertes qui commençaient à faire
connaître aux Européens l’existence de grands singes anthropoïdes1.
S’agissait-il d’hommes primitifs ? Rousseau, comme nous le verrons, retiendra la
leçon dans sa description du bon sauvage.
Pour en revenir au sujet, la problématique doit dépasser l’aspect historique de
la querelle des animaux-machines. Ce qui est en cause dans la question de la
définition de l’homme telle qu’elle apparaît dans les œuvres du programme, c’est
l’éventuelle supériorité de la nature humain sur la nature animale. Où passe la
frontière entre l’homme et l’animal ?
PLAN PROPOSÉ :
Problématique : La différence homme-animal peut-elle s’exprimer ?
Où se situe la distinction entre l’homme et l’animal ?
I - Analyse de la citation de La Fontaine et prolongements.
a) une différence : la pensée
b) Condillac
c) les métamorphoses
II - Le discours sur l’animal est une discours caché sur l’homme.
a) Que l’on insiste sur la supériorité humaine …
b) …ou sur le respect de l’animal
c) les dangers de l’analogie
III - L’irréductible altérité : la comparaison de l’homme et de l’animal n’est pas
une façon de définir l’homme.
a) des corps différents et des besoins d’une autre nature
b) des esprits différents
c) le rapport homme-animal.
Conclusion : L'animal semblable et différent.
DISSERTATION PROPOSÉE :
L’anthropomorphisme est la tendance naturelle de l’homme à juger le monde qui
l’entoure par rapport à lui. Objets et animaux, tout est rapporté à l’échelle
humaine. L’homme cherche ainsi à prouver sa supériorité sur son environnement.
Derrière la théorie cartésienne des animaux-machines, il y a cette idée de
l’excellence de l’homme, seul être capable de penser. On sait combien ceci s’est
heurtée à l’hostilité de tous ceux qui voyaient dans leur expérience quotidienne
avec les animaux le démenti de la théorie.
Dans le Discours à Madame de la Sablière, La Fontaine rabaisse en une petite
phrase l‘arrogance des cartésiens expliquant les sentiments des animaux par le
jeu de la mécanique. Car on leur demande ce qu’est un animal.
« Qu’est-ce donc ? – Une montre. Et nous ?- C’est autre chose. »
L’animal n’est qu’un mécanisme subtil, un automate, une montre perfectionnée.
L’homme a une différence avec l’animal, non de degré de perfectionnement, mais
de nature. La question qui se pose, celle de la définition de l’humanité par
rapport à l’animalité, ne reçoit pas de réponse à cause de la différence
fondamentale entre les deux espèces. Pourtant, au-delà de la polémique des animaux-machines, la question reste posée. Qu’est-ce que l’homme face à l’animal
? Où est la frontière entre l’animal et l’humain ? En quoi consiste l’éventuelle
supériorité de la nature humaine ?
***
Nous devons, pour comprendre ce vers de La Fontaine, nous arrêter un instant sur
sa signification dans la fable dont il est extrait, sur les réponses que les
philosophes, en particulier Condillac, ont formulées, et sur les enseignements
que les possibles transformations humaines et animales nous apportent. En effet,
le discours sur l’animal est un discours caché sur l’homme et le danger qui en
découle est de se contenter de cette analogie car ce qui définit l’un ne
s’applique réellement pas à l’autre. Ceci entraîne un examen des rapports entre
ces deux espèces.
La longue fable (238 vers) intitulée Discours à Madame de la Sablière est
un hommage du fabuliste à sa protectrice durant de longes années. Il choisit de
prendre position dans un débat qui conditionne l’existence même des fables : la
théorie cartésienne des animaux-machines.
« Ils disent donc
Que la bête est une machine ;
Qu’en elle tout se fait sans choix et par ressorts :
Nul sentiment, point d’âme ; en elle tout est corps. »
Puis le fabuliste poursuit :
« L’animal se sent agité
De mouvements que le vulgaire appelle
Tristesse, joie, amour, plaisir, douleur cruelle,
Ou quelque autre de ces états.
Mais ce n’est point cela, ne vous y trompez pas.
- Qu’est-ce donc ? – Une montre. – Et nous ? C’est autre chose. »
Pour réfuter Descartes, La Fontaine présente des exemples d’intelligence animale
: le cerf, la perdrix, les castors et les bobaques (ou boubacks) pour montrer
qu’en dépit de Descartes l’animal est doué comme l’homme de mémoire, c’est-à-dire
d’imagination sensible. Enfin la fable « Les deux rats, le renard et l’œuf »
montre une ruse animale qui prouve qu’il n’y a pas en eux qu’un simple instinct.
La solution, c’est une âme corporelle attribuée aux êtres vivants, hommes et
animaux, et une âme incorporelle réservée aux hommes et aux anges. Voilà
l’explication de cet énigmatique : « autre chose ».
Il est évident que cette solution ne fait que reculer les problèmes. L’apport
intéressant de la réflexion condillacienne est de réfléchir sur le propre de
l’homme. Les derniers chapitres du Traité des Animaux traitent de cette
question. En essayant de distinguer ce qui appartient à l’animal et ce qui
relève de l’homme, il pose la question du propre de l’homme. Il admet d’étroits
rapports entre les deux espèces. « Si les bêtes sentent, elles sentent comme
nous » (p.116), affirmait déjà le titre du second chapitre de la première partie.
Animalité et humanité entretiennent des rapports étroits, si bien que l’étude
des animaux permet une meilleure compréhension de l’homme. Ainsi, pour Condillac
aussi, l’âme animale existe bel et bien. Seulement, il désigne par là le rapport
entre les impressions nées des besoins de l’animal et celle venues du monde
extérieur : « Cependant les objets font des impressions sur lui, il éprouve des
sentiments agréables et désagréables. […] Intéressé par le plaisir ou par la
peine, il compare les états où il se trouve successivement. […] Alors, son âme
apprend à rapporter à son corps les impressions qu’elle reçoit. »
On ne peut donc pas parler de dualisme, mais plutôt, ce qui est normal pour
l’abbé Condillac, d’une échelle des êtres, de l’animal à Dieu en passant par
l’homme.
Cette gradation de l’animal à l’homme, puis à l’ange, puis à Dieu se retrouve
dans l’idée de métamorphose. Car depuis l’Antiquité, les récits de métamorphose
établissent qu’il n’y a pas de vraie différence entre une jeune fille et une
hirondelle, Procnè, un jeune homme et une fleur, Narcisse, si ce n’est
l’apparence. C’est le sujet de l’œuvre d’Ovide, poète latin. C’est le thème qu’a
choisi Kafka pour développer les sujets qui lui sont chers : l’interrogation sur
la souffrance, sur l’existence humaine, sur l’incommunicabilité. Thèmes qui sont
humains et non pas animaux. Elisabeth de Fontenay a écrit : « L’homme est le
seul être qui, pour découvrir sa vraie nature, fasse une comparaison entre
lui-même et l’animal2 ». C’était bien le but de Kafka. Si rien n’est dit des
conditions dans lesquelles la transformation a eu lieu, si Gregor continue,
malgré sa carapace d’insecte, de penser en humain, c’est parce que Kafka a aboli
dans sa fiction les barrières entre l’homme et l’animal. Ainsi, l’animal devient
une métaphore de l’humain, un moyen plus ou moins dissimulé de parler de soi.
***
Mais que cherche à faire un écrivain en prenant pour sujet de sa fiction ou de
sa réflexion un animal ? A quoi aboutit ce procédé ? Cherche-t-il à favoriser
l’homme ou à présenter l’animal ? C’est ce que nous allons voir.
La littérature en effet a toujours voulu traiter du thème animalier, mais elle
l’a bien souvent fait en insistant sur la supériorité humaine. L’animal est un
inférieur au service de l’homme, son maître. C’est là le personnage typique de
la fable. Son sort n’est guère enviable. Son maître l’exploite sans montrer
beaucoup d’affection, voire le mutile comme « le chien à qui on a coupé les
oreilles » (X,8), ou le fouette alors que c’est lui le coupable (« Le Fermier, le
Chien et le Renard », XI, 3). Les animaux menés à l’abattoir, hurlent de peur (« Le
cochon, la chèvre, et le mouton », VIII,12). Les animaux sauvages sont chassés
impitoyablement (« La lionne et l’ourse » (X, 13) ou « Le Loup et le Chasseur » (VIII, 27).
La supériorité humaine se montre dans l’organisation d’une exploitation de
l’animal par l’homme. Ainsi la vache de « L‘Homme et la Couleuvre » (X, 1) se plaint
de voir celui à qui elle a rétabli la santé la laisser mourir de faim. En somme,
chez La Fontaine, la supériorité humaine est un fait, mais surtout il ne faut
pas croire qu’elle est conforme à la morale.
Le passage de l’humanité à l’animalité est de même vécu par Gregor comme une
déchéance. L’animal, enfermé, contraint de tourner en rond dans sa chambre,
dégoûté par les nourritures humaines et préférant se repaître d’ordures, décide
logiquement d’abréger sa vie en se laissant mourir de faim.
Quant à Condillac, sa vision de la supériorité de l’homme sur l’animal se fonde
sur une vision positive du désir. Les animaux n’ont que des besoins physiques
limités. « Elles [les bêtes] passent la plus grande partie de leur vie sans rien
désirer… Leur âme s’est fait une habitude d’agir peu. » (T.A. II, 8, p.186).
L’homme, au contraire, manifeste sa supériorité dans les nombreuses activités
qu’engendre la recherche de la satisfaction de ses multiples besoins. Avec une
démarche quasi-hégélienne, Condillac fait un éloge de la passion qui marque bien
plus finalement que la faculté de connaître la supériorité humaine.
Mais la meilleure marque de cette supériorité est peut-être le respect pour
l’animal. L’homme ne se montre jamais autant homme que quand il reconnaît les
droits du plus faible, donc de l’animal. C’est exactement la thèse de Rousseau
qui fait de la pitié pour nos frères inférieurs le critère de notre supériorité
morale.
Dans la fable « Les Vautours et les Pigeons » (VII,7), La Fontaine réserve la
compassion aux seuls pigeons, alors que les vautours se battent entre eux,
« Cette fureur mit la compassion
Dans les esprits d’une autre nation
Au col changeant, au cœur tendre et fidèle ».
Le poète, lui, au spectacle des vautours qui s’entredéchirent, ne peut se
retenir :
« C’était pitié de voir tomber les morts »
Est-ce à dire que les animaux éprouvent les mêmes sentiments que les hommes ?
Condillac le concède en partie : « Leur espérance, leur crainte, leur amour,
leur haine, leur colère, leur chagrin, leur tristesse ne sont que de habitudes
qui les font agir sans réflexion. » (T.A. II, 8, p.186). Mais ni la compassion,
ni la pitié ne font partie de la liste, comme si elles étaient une exclusivité
humaine.
C’est sans doute ce qui explique que, dans la nouvelle de Kafka, Gregor soit
malheureux de voir qu’il fait souffrir sa famille (p. 67). Mais ce qui est
remarquable, c’est que Kafka s’arrange en décrivant la scène par les yeux de la
bête, (focalisation interne) pour que le lecteur, sachant ses véritables
sentiments, éprouve une certaine commisération pour elle. Pourtant l’impression
est étrange car par l’ironie manifeste de l’auteur qui ne manque pas de
caricaturer les membres de la famille et la maladresse de Gregor, le lecteur ne
peut s’empêcher d’esquisser un sourire.
En effet, la particularité de la nouvelle tient dans cette question sur
l’humanité et l’animalité qui parcourt toute l’œuvre. Qui est humain ? Le père à
l’honnêteté douteuse, la mère hystérique, la sœur au comportement ambigu ? Ou
cette bête qui souffre autant de ne plus se savoir aimée que d’être
métamorphosée en vermine ? Kafka joue avec ce brouillage des repères.
L’animal Gregor est chargé de suggérer les limites de la condition humaine. La
métamorphose a révélé sa fragilité existentielle. Mais méfions-nous pourtant de
l’interprétation analogique ou plutôt comprenons que l’écriture permet un jeu
subtil du comparant et du comparé. Les fables doubles de La Fontaine en sont un
bon exemple, en particulier « Le Héron – La Fille » (VII,4) où la recherche d’un
poisson pour le héron est comparée à la quête d’un mari pour la fille. Ainsi le
mariage est une « pêche » au mari : il faut réussir à pêcher d’abord le bon mari
pour pouvoir le dévorer ensuite. La fable de la fille permet de comprendre
l’allégorie du héron, mais réciproquement le héron donne son sens à l’aventure
de la fille. Le lecteur se trouve face aux Fables « miroir que l’on promène le
long d’un chemin », comme le disait Stendhal du roman, mais l’image reflétée se
dédouble et invite à la réflexion. C’est pourquoi les fables ne sont pas
anthropomorphiques. Si l’animal réagit comme un homme, le but n’est pas
d’assimiler l’animal à l’homme, mais de peindre l’homme sous le manteau de
l’animal.
En effet, l’homme n’est pas un animal comme les autres. C’est du moins la
conclusion du chapitre quatre de la seconde partie du Traité des animaux : «
Celui qui a le moins n’a pas sans doute dans sa nature de quoi avoir le plus. La
bête n’a pas dans sa nature de quoi devenir homme, comme l’ange n’a pas dans sa
nature de quoi devenir Dieu ». (p.162). Pourtant, Condillac ne va pas jusqu’à
opposer l’animal et l’homme comme le corps et l’esprit. Il donne en effet une
place centrale dans sa morale à l’histoire et aux habitudes de chacun. « L’homme
a l’avantage de pouvoir corriger ses mauvaises habitudes » (II, 9, p.188) grâce au
pouvoir de la raison et Condillac conclut son chapitre par cette formule
définitive : « C’est par là que nous sommes infiniment supérieurs au reste des
animaux » (p.195).
***
Le problème vient de l’intention de comparer l’homme et l’animal, car c’est
l’homme, juge et partie, qui compare. A ce défaut de méthode s’ajoute peut-être
une autre difficulté : l’irréductible altérité de l’homme et de l’animal.
La difficulté, c’est que la différence entre l’homme et l’animal est difficile à
formuler. Les cartésiens reportent cette différence sur l’âme que, seul, l’homme
possède. Mais la seule preuve de l’âme est le cogito. Sinon, aucune
manifestation extérieure ne peut assurer de la présence d’une âme. On comprend
dès lors que Rousseau ne voit pas pourquoi refuser aux grands singes, tel
l’orang-outang, le nom « d’hommes sauvages » pour l’accorder aux enfants sauvages
trouvés dans les forêts élevés par des singes3. Le point de vue métaphysique
systématique de Descartes en arrive à brouiller les critères.
On ne sera donc pas étonné de voir La Fontaine procéder à l’envers et chercher à
reconnaître l’animalité latente chez l’homme. C’est dans le Discours à Monsieur
le duc de La Rochefoucauld, (X,14) le célèbre moraliste, auteur des Maximes, que
La Fontaine traite du parallèle entre l’homme et l’animal.
« Je me suis souvent dit, voyant de quelle sorte
L’homme agit et qu’il se comporte
En mille occasions comme les animaux :
Le Roi de ces gens-là n’a pas moins de défauts
Que ses sujets, et la nature
A mis dans chaque créature
Quelque grain d’une masse où puisent les esprits :
J’entends les esprits corps, et pétris de matière. »
Ces « esprits-corps » que l’on retrouve chez les hommes et les animaux et qui
les animent justifient l’entreprise du fabuliste et permettent d’établir un
parallèle entre les animaux et les hommes.
Kafka, lui, a choisi de raconter l’aventure d’un jeune homme, qui, à la suite
d’une inexplicable métamorphose en une répugnante vermine, subit une
déshumanisation progressive avant de disparaître définitivement dans
l’indifférence et pour le soulagement de sa famille. Son personnage a pris la
forme d’un animal répugnant. C’est donc une longue descente aux Enfers où
l’animalisation devient une déchéance physique d’abord puis morale. La nouvelle
est donc une démonstration par l’absurde de l’altérité fondamentale de l’homme
et de l’animal. La transformation physique de Gregor l’a radicalement condamné à
l’animalité.
En effet le physique peut avoir une grande influence sur le mental, comme si,
n’en déplaise à Rabelais, l’habit faisait le moine. C’est à cause de son
apparence repoussante que Gregor est rejeté par sa famille.
« Mes chers parents », dit la sœur en abattant sa main sur la table en guise
d’entrée en matière, « cela ne peut plus durer. Peut-être ne vous rendez-vous pas
à l’évidence; moi, si. Je ne veux pas, face à ce monstrueux animal, prononcer
le nom de mon frère, et je dis donc seulement : nous devons tenter de nous en
débarrasser. » (p.87)
La « monstrueuse » apparence de Gregor l’a définitivement coupé de l’humanité.
Sa famille ne cherche qu’à s’en « débarrasser ». Monstre hybride au corps
d’insecte et à l’esprit humain, traité en bête, il s’animalise et « crève »
comme une bête.
Condillac aussi affirme une différence entre les hommes et les animaux et,
conformément à son point de vue philosophique sur la question, leur âme est
différente.
« Notre âme n’est donc pas de la même nature que celle des animaux » (II, 7,
p.182).
Et, alors que La Fontaine décrit les passions animales comme le reflet des
passions humaines, Condillac insiste sur leur différence.
« Les bêtes n’ayant pas notre réflexion, notre discernement, notre goût, notre
invention, et étant bornées d’ailleurs par la nature à un petit nombre de
besoins, il est bien évident qu’elles ne sauraient avoir toutes nos passions. »
(II, 8, p. 183).
La différence fondamentale reste enfin pour Condillac la perfectibilité de
l’esprit humain. L’homme est le seul à maîtriser le langage ou plutôt la parole
(II, 4). Il peut donc tirer profit de l’expérience d’autrui. Reprenant la vieille
définition d’Aristote selon qui l’homme est un « animal politique », Condillac
voit donc dans la société et la socialisation un facteur de progrès. En cela, il
est bien un homme des Lumières, autant que Kafka, décrivant la violence du cœur
de l’homme et l’inhumanité de la société, est un homme de ce terrible XXe
siècle.
Que dire enfin des rapports entre l’animal et l’homme ? Le thème d’étude proposé
cette année à nos classes nous invite particulièrement à réfléchir à cette
question. Le « et » marque-t-il une liaison ou une opposition ? Faut-il voir une
continuité entre l’animalité et l’humanité ou au contraire une fracture, voir
une hostilité, une violence ?
Le reproche habituellement fait à la théorie cartésienne des animaux-machines
est son indifférence à l’existence et surtout à la souffrance des animaux.
Malebranche à qui Fontenelle reprochait de battre son chien répondait : « Eh !
quoi, ne savez-vous pas bien que cela ne sent point ? » Mais finalement
l’attitude de Condillac vis à vis de l’animal n’est pas très différente alors
qu’il regrette avec horreur cette théorie cartésienne, car pour lui l’animal
n’est qu’un sujet d’expériences, un exemple argumentatif face auquel il garde la
nécessaire impartialité et objectivité de l’expérimentateur. Les bêtes ne sont
guère qu’ « un moyen de connaître mieux ce que nous sommes ». (Préface, p.111)
On ne peut pas dire que La Fontaine n’utilise les animaux que comme des
exemples. Ils interviennent dans les Fables en nombre et chacun avec une
personnalité propre. Pourtant son intention paradoxalement rejoint celle de
Condillac. N’avoue-t-il pas, dès la dédicace des Fables à Monseigneur le Dauphin
« Je me sers d’animaux pour instruire les hommes »?
Condillac pourrait dire la même chose.
Le cas de Kafka est différent dans la mesure où Gregor est certes métamorphosé
en animal, mais le lecteur participe, grâce à la focalisation interne du récit,
autant à son humanité résiduelle qu’à son animalité. Il maintient donc une
distance face au récit qui est la marque du genre fantastique. Il ne peut croire
à la réalité de cette histoire (rêve, pure invention ?). Kafka ne pourrait-il
pas dire comme La Fontaine dans le Discours à Madame de la Sablière qu’il est
évidemment « autre chose » que cette vermine ?
***
Ainsi donc les auteurs sur lesquels nous nous sommes appuyés présentent une
utilisation de l’animal comme outil de connaissance et c’est dans la mesure où
il est « autre », où il est différent, que cette étude est possible.
Pour ouvrir la discussion sur d’autres perspectives et d’autres continents,
citons enfin ce beau poème de Senghor : « Le Totem4 ».
« Il me faut le cacher au plus intime de mes veines
l’Ancêtre à la peau d’orage sillonnée d’éclairs et de foudre
Mon animal gardien, il me le faut cacher
Que je ne rompe le barrage des scandales.
Il est mon sang fidèle qui requiert fidélité
Protégeant mon orgueil nu contre
Moi-même et la superbe des races heureuses… »
La « métamorphose » de Kafka avait enveloppé Gregor d’une carapace d’insecte
pour son malheur, l’ancêtre-animal du poète noir réside au fond de son être pour
le protéger.
_________________________________________
1. cf. Frank Tinland, L’Homme sauvage, Paris,
l’Harmattan, 2e éd., 2003.
2. Le silence des bêtes, La philosophie à l’épreuve de l’animalité,
Paris, Fayard, 1998.
3. Rousseau. Discours sur l’origine de l’Inégalité, note 10.
4. « Le Totem », in Chants d’Ombre, Œuvre poétique, Paris, Le
Seuil, nouvelle édition 1990, p.24.
Jean-Pierre BIGEL
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