403.

III.

Quand l'enthousiasme de Rosanette pr les gardes mobile se fut calmé, elle
redevint plus charmante que jamais & Frédéric prit l'habitude insensiblement
de vivre chez elle.
Le meilleur de la journée, c'était le matin sur leur terrasse. En caraco de batiste
                                                             allait & venait
et pieds nus dans ses pantouffles, elle circulait autour de lui, nettoyait la cage
de ses serins, donnait de l'eau à ses poissons rouges, & jardinait avec une pelle
à feu dans la caisse remplie de terre, d'où s'élevait un treillage de
capucines garnissant le mur. Puis accoudés sur leur balcon, ils regardaient
ensemble les charrettes, les fiacres, les passants ; & on se chauffait au soleil,
on faisait des projets pr la soirée. Il s'absentait pendant deux heures, tout
au plus ; ensuite ils allaient dans un théâtre quelconque, aux avant-scènes ; en
et Rosanette un gros bouquet de fleurs à la main, écoutait les instrumens
tandis que Frédéric penché à son oreille lui contait des choses joviales ou galantes
D'autres fois ils prenaient une calèche pr les conduire au bois de Boulogne ;
ils se promenaient tard jusqu'au milieu de la nuit ; enfin, ils s'en revenaient
par l'Arc de Triomphe & la grande avenue, en humant l'air, avec les étoiles
sur leur tête, & jusqu'au fonds de la perspective, tous les becs de gaz alignés
comme un double cordon de perles lumineuses.
Frédéric l'attendait toujours, quand ils devaient sortir ; elle était fort
longue à disposer aux bords de son menton les deux rubans de sa capotte
et elle se souriait à elle-même devant son armoire à glace. Puis elle étirait
                                                                 puis
légèrement les boucles de sa chevelure –, passait son bras sur le sien & le
forçant à se mirer près d'elle.
— « nous faisons bien comme cela, tous les deux, côte à côte ! Ah ! pauvre
amour, je te mangerais ! »
Il était maintenant sa chose, sa propriété ; elle en avait sur le visage
un rayonnement continu, en même temps qu'elle paraissait plus langoureuse
de manières, plus ronde dans ses formes, & sans pouvoir dire de quelle
façon, il la trouvait changée, cependant.

404.

Un jour, elle lui apprit comme une nouvelle très importante que le sieur
Arnoux venait de monter un magasin de blanc à une ancienne ouvrière
de sa fabrique ; – & il y venait tous les soirs, « dépensait beaucoup, pas
plutard que l'autre semaine lui avait même donné un ameublement
de palissandre.
— « Comment le sais-tu ? » dit Frédéric.
— « Oh ! j'en suis sûre ! »
Delphine, exécutant ses ordres, avait pris des
informations.
Elle aimait donc bien Arnoux, pr s'en occuper si fortement ?
Il se contenta de lui répondre
— « qu'est-ce que cela te fait » ?
Rosanette eut l'air surprise de cette demande :
— « Mais la canaille me doit de l'argent ! n'est-ce pas abominable de le voir
entretenir des gueuses ! » puis, avec une expression de haine triomphante
— « au reste, elle se moque de lui, joliment ! Elle a trois autres particuliers
tant mieux ! & qu'elle le mange jusqu'au dernier liard ! J'en serai
contente ! »
Arnoux, en effet, se laissait exploiter par la Bordelaise, avec l'indulgence
des amours séniles.
Sa fabrique ne marchait plus, l'ensemble de ses affaires était pitoyable,
                 se                           [illis.]
si bien que pr les remettre à flot, il pensa d'abord à établir un
café-chantant, où l'on n'aurait chanté rien que des œuvres patriotiques
                                                                       cet
et le ministère lui accordant une subvention, son établissement
serait devenu tout à la fois un foyer de propagande & une
                                [illis.]
source de bénéfices. Mais La direction du Pouvoir ayant changé
                                                           [illis.]
c'était une chose impossible ; & il maintenant, il rêvait une
                                          mais
grande chapelerie militaire. & les fonds lui manquaient pr
commencer.
Il n'était pas plus heureux dans son intérieur domestique.
                                                                       moins
Me Arnoux continuellement irritée se montrait douce pr lui,
par
qqfois même, un peu rude. Berthe se rangeait toujours du
côté de son père. cela augmentait le désaccord & la maison
devenait intolérable. Souvent, il en partait dès le matin,

405.

passait sa journée à faire de longues courses, pr s'étourdir, puis dînait
dans un cabaret de campagne, en s'abandonnant à ses réflexions.
L'absence prolongée de Frédéric troublait ses habitudes. Il lui
demanda un rendez-vous.
Donc, il parut, une après-midi vers la fin de janvier, le supplia de
venir les voir comme autrefois, & en obtint la promesse.
Cependant Frédéric n'osait retourner chez Me Arnoux. Il lui semblait
l'avoir trahie.
Mais cette conduite était bien lâche. D’ailleurs les excuses manquaient.
il faudrait en finir par là ! & un soir, il se mit en marche.
Comme la pluie tombait, il venait d'entrer dans le passage Jouffroy
quand sous la lumière des devantures, un gros petit homme en casquette
l'aborda. Frédéric n'eut pas de peine à reconnaître Compaing, cet orateur
dont la motion avait causé tant de rires, au club.
Il s'appuyait sur le bras d'un individu affublé d'un bonnet rouge
de zouave, la lèvre supérieure très longue, le teint jaune comme une
orange, la mâchoire couverte d'une barbiche & qui le contemplait
avec de gros yeux, lubrifiés d'admiration.
Compaing, sans doute, en était fier, car il dit
— « Je vous présente ce gaillard-là ! c'est un bottier de mes amis, un patriote !
Prenons-nous qque chose ? »
Il Frédéric l'ayant remercié, il tonna immédiatement contre la proposition
– Rateau, une manœuvre des aristocrates. Pour en finir, on devait recommencer
93 ! Puis il s'informa de Regimbart & de qques autres, aussi fameux
tels que Masselin, Sanson, Lecornu, Maréchal, & un certain Deslauriers
compromis dans l'affaire des carabines, interceptés dernièrement à Troyes.
Tout cela était nouveau pr Frédéric. Compaing n'en savait pas
davantage. il le quitta, en lui disant
— « à bientôt, n'est-ce pas, car vous en êtes ?
— « de quoi ?
— « de la tête de veau !
— « quelle tête de veau ?
— Ah ! farceur ! reprit Compaing, en lui donnant une tape sur
le ventre ; & les deux terroristes s'enfoncèrent dans un café.

406.

Dix minutes après, Frédéric ne songeait plus à Deslauriers. Il était sur le trottoir
de la rue Paradis, devant une maison ; & il regardait au troisième étage, derrière
des rideaux, la lueur d'une lampe.
Enfin, il monta l'escalier
— « Arnoux y est-il ?
           de chambre
La femme répondit — « non ! mais entrez tout de même » & ouvrant brusque
-ment une porte —« Madame, c'est Mr Moreau ! »
Elle se leva plus pâle que sa colerette. Elle tremblait
— « Qui me vaut l'honneur... d'une visite... aussi imprévue ? »
— « rien ! le plaisir de revoir d'anciens amis ! » & tout en s'asseyant « comment va
ce bon Arnoux ? »
— « Parfaitement ! il est sorti »
— Ah ! je comprends ! toujours ses vieilles habitudes du soir ; un peu de distraction
— Pourquoi pas ? après une journée de calculs, la tête a besoin de se reposer ! »
Elle vanta même son mari, comme travailleur.
Cet éloge irritait Frédéric, & désignant sur ses genoux un morceau de
drap noir, avec des soutaches bleues
— « Qu'est-ce que vous faites là ?
— une veste que j'arrange pr ma fille
— « à propos, je ne l'aperçois pas, où est-elle donc ? »
— « Dans une pension » reprit Me Arnoux ; & des larmes lui vinrent aux yeux
Elle les retenait, en poussant son aiguille, rapidement.
Il avait pris, par contenance, un numéro de l’Illustration sur
la petite table, près d'elle.
— « Ces caricatures de Cham sont très drôles, n'est-ce pas ?
— « oui »
Puis ils retombèrent dans leur silence.
Mais une raffale ébranla, tout à coup, les carreaux
— « quel temps ! » dit Frédéric
— « En effet ! & c'est bien aimable d'être venu par cette horrible pluie ! »
— « Oh ! moi, je m'en moque ! Je ne suis pas comme ceux qu'elle empêche
,sans doute, d'aller à leur rendez-vous ! »
— « quels rendez-vous ? » dit-elle, naïvement.

407.

— « Vous ne vous rappelez pas ? »
un frisson la saisit & elle baissa la tête. -
Alors il lui posa doucement la main sur le bras :
— « Je vous assure que vous m'avez fait bien souffrir ! »
Elle reprit, avec une sorte de lamentation dans la voix :
— « Mais j'avais peur pr mon enfant ! » & elle conta la maladie du petit Eugène
et toutes les angoisses de cette journée.
— « Merci ! merci ! je ne doute plus ! je vous aime comme jamais ! »
— « eh non ! j/ce n'est pas vrai ! »
— « Pourquoi ? »
Elle le regarda froidement
— « Vous oubliez l'autre ! celle que vous promenez aux Courses ! La femme dont
vous avez le portrait, votre maîtresse ! »
— « Eh bien, oui ! » s'écria Frédéric. « Je ne nie rien ! je suis un misérable ! Écoutez-moi ! »
cette maîtresse s'il l'avait eue, c'était par désespoir comme on se suicide ! & du
reste, il l'avait rendue fort malheureuse, pr se venger sur elle de sa propre
honte « quel supplice ! Vous ne comprenez pas ! »
Me Arnoux tourna son beau visage, en lui tendant la main – & ils
fermèrent les yeux, absorbés dans une ivresse, qui était comme un bercement
doux & infini.
Puis ils restèrent à se contempler, face à face, l'un près de l'autre.
— « est-ce que vous pouviez croire que je ne vous aimais plus ?
Elle répondit d'une voix basse, pleine de caresses :
— « non ! en dépit de tout, je sentais au fond de mon cœur que cela était impossible
et qu'un jour l'obstacle entre nous deux s'évanouirait ! »
— « Moi aussi ! & j'avais des besoins de vous revoir à en mourir ! »
— « une fois » reprit-elle, « dans le Palais-Royal, j'ai passé à côté de vous ! »
— « Vraiment ! » & il lui dit le bonheur qu'il avait eu en la retrouvant
chez les Dambreuse « mais comme je vous détestais le soir, en sortant
de là ! »
— « Pauvre garçon ! »

408.

— « Ma vie est si triste !
— « et la mienne ! – s'il n'y avait que les chagrins, les inquiétudes, les humiliations
tout ce que j'endure comme épouse & comme mère puisqu'on doit mourir
je ne me plaindrais pas ; ce qu'il y a d'affreux c'est ma solitude, sans avoir personne !
— « Mais je suis là, moi »
— « Oh, oui ! »
Un sanglot de tendresse l'avait soulevée. ses bras s'écartèrent. – & ils s'étreignirent
debout, dans un long baiser.
Mais un craquement se fit sur le parquet. une femme était près d'eux, Rosanette
                                                                                          ouverts
Me Arnoux l'avait reconnue ; & ses yeux démesurément ouve l'examinaient, tout
pleins de surprise & d'indignation. Enfin, elle lui dit.
– « Que demandez-vous, Madame ?
— « Je viens parler à Mr Arnoux, pr affaires. »
— « Il n'y est pas ! vous le voyez. »
— « Ah ! c'est vrai ! » reprit la Maréchale, « votre bonne avait raison ! Mille excuses ! »
et se tournant vers Frédéric « te voilà ici, toi ! »
Ce tutoiement, donné devant elle, fit rougir Me Arnoux, comme un
soufflet en plein visage.
— « Il n'y est pas ! Je vous le répète ! »
Alors la Maréchale qui regardait çà & là, dit tranquillement
                                                                  & comme
— « Rentrons-nous ? j'ai un fiacre, en bas ? » Il faisait semblant de ne pas entendre
— « allons, viens ! »
— « Ah ! oui ! c'est une occasion ! Partez ! partez ! » dit Me Arnoux.
Ils sortirent. Elle se pencha sur la rampe pr les voir encore ; – & un
rire aigu, déchirant tomba sur eux, du haut de l'escalier.
Frédéric poussa Rosanette dans le fiacre, se mit en face d'elle, & pendant
toute la route ne prononça pas un mot.
L'infamie dont le rejaillissement l'outrageait, c'était lui-même qui était cause.
                                                                                [illis.]
Il éprouvait tout à la fois la honte d'une humiliation intolérable & le regret de
                                                                                écrasante
sa félicité. Quand il allait enfin la saisir, elle était devenue irrévocablement
impossible ! – & par la faute de celle-là, de cette fille, de cette catin !
Il aurait voulu l'étrangler ; il étouffait.

409.

Rentrés chez eux, il jeta son chapeau sur un meuble, arracha sa cravate.
— « Ah ! tu viens de faire qque chose de propre, avoue-le ! »
Elle se campa devant lui, fièrement
— « Eh bien, après ? où est le mal ? »
— « Comment ! tu m'espionnes
— « est-ce ma faute ? Pourquoi vas-tu te divertir chez les femmes honnêtes. »
— « n'importe ! Je ne veux pas que tu les insultes !
— en quoi donc, l'ai-je insultée ? »
Il n'eut rien à répondre & d'un accent plus haineux
— « Mais l'autre fois, au Champ de Mars
— « Ah ! tu nous ennuies avec tes anciennes ! »
— « Misérable ! » Il leva le poing.
— « ne me tue pas ! Je suis enceinte ! »
Frédéric se recula
— « tu ments ?»
— « Mais regarde-moi ! » elle prit un flambeau & montrant son visage :
— « t'y connais-tu ? »
De petites taches jaunes maculaient sa peau, qui était singulièrement
bouffie. Frédéric ne nia pas l'évidence.
Il alla ouvrir la fenêtre, fit qques pas de long en large, puis s'affaissa dans
un fauteuil.
                                                                                         leur
Cet événement était une calamité, qui d'abord ajournait leur rupture – &
puis bouleversait tous ses projets. L'idée d'être père, d'ailleurs, lui paraissait
grotesque, inadmissible. Mais pourquoi ? Si au lieu de la Maréchale ... ? & sa
rêverie devint tellement profonde qu'il eut une sorte d'hallucination. Il
voyait là, sur le tapis, devant la cheminée une petite fille. Elle ressemblait
à Me Arnoux & à lui-même, un peu, brune & blanche, avec des yeux noirs,
de très grands sourcils… un ruban rose dans ses cheveux bouclants ! (Oh !
comme il l'aurait aimée !) & il lui semblait entendre sa voix « Papa !
papa ! »
Rosanette, qui venait de se déshabiller, s'approcha de lui, aperçut une larme
                                            au
à ses paupières, & le baisa sur le front, gravement.
Il se leva, en disant :
— « Parbleu ! on ne le tuera pas, ce marmot ! »

410.

Alors, elle bavarda beaucoup. Ce serait un garçon, bien sûr ! on l'appelait Frédéric. Il fallait
commencer son trousseau ; – & en la voyant si heureuse, une pitié le prit. Comme il
ne ressentait maintenant, aucune colère, il voulut savoir la raison de sa démarche, tout à l'heure.
C'est que Mlle Vatnas, lui avait envoyé ce jour-là même, un billet protesté depuis
longtemps. & elle avait couru chez Arnoux pr avoir de l'argent.
— « Je t'en aurais donné ! » dit Frédéric
— « C'était plus simple de prendre là-bas ce qui m'appartient, & de rendre à l'autre ses
mille francs. »
— « est-ce au moins, tout ce que lui dois ?
Elle répondit :
— « Certainement ! »
Le lendemain, à neuf heures du soir (heure indiquée par le concierge) Frédéric
se rendit chez Mlle Vatnas.
Il se cogna dans l'antichambre contre des meubles entassés. Mais un bruit de voix
et de musique le guidait. Il ouvrit une porte, & tomba au milieu d'un raout.
Debout, devant le piano que touchait une demoiselle en lunettes, Delmar
sérieux comme un pontife, déclamait une poésie humanitaire sur la Prostitution
et sa voix caverneuse roulait, soutenue par les accords plaqués. Un rang de femmes
occupait la murailles, vêtues généralement de couleurs sombres, sans col de chemise
ni manchettes. Cinq ou six hommes, tous des penseurs étaient çà & là, sur des chaises.
Il y avait dans un fauteuil un ancien fabuliste, une ruine ; – & l'odeur âcre des deux
lampes se mêlait à l'arôme du chocolat qui emplissait des bols encombrant la
table à jeu.
Mlle Vatnas, une écharpe orientale autour des reins, se tenait à un coin de la
cheminée. Dussardier était à l'autre bout, en face ; & il avait l'air un peu
embarrassé de sa position. D'ailleurs ce milieu artistique l'intimidiait.
La Vatnas en avait-elle fini avec Delmar ? peut-être, non ? cependant
elle semblait jalouse du brave commis, & Frédéric ayant réclamé d'elle un mot
d'entretien, pr le soustraire aux embûches des dames, elle lui fit signe de
passer avec eux, dans sa chambre.
Quand les mille francs furent alignés, elle demanda en plus, les intérêts.
— « Ça n'en vaut pas la peine ! » dit Dussardier.
                                                                              d’un
— « tais-toi donc ! » il se tut. – & cette lâcheté dans un homme si courageux fut
agréable à Frédéric comme une justification de la sienne.

411.

Puis Il rapporta le billet, & ne reparla jamais de l'esclandre chez Me Arnoux.
Mais dès lors toutes les défectuosités de la Maréchale lui apparurent.
Elle avait un mauvais goût irrémédiable, une incompréhensible paresse, une ignorance de
Sauvage, jusqu'à considérer comme très illustre le Dteur Desrogis, & elle était fière de le
recevoir puis lui & son épouse, parce que c'étaient « des gens mariés ». Elle régentait
d'un ton pédantesque sur les choses de la vie, Mlle Irma, pauvre petite créature
douée d'une petite voix, ayant pr protecteur un monsieur « très bien » ex-employé dans
les douanes & fort aux tours de cartes. Rosanette l'appelait « mon gros loulou » Frédéric
ne pouvait souffrir, non plus, la répétition de ses mots bêtes tels que – « du Flan
-à Chaillot ! — on n'a jamais pu savoir ! » & elle s'obstinait à épousseter le matin
ses bibelots, avec une paire de vieux gants blancs ! Il était révolté surtout par
ses façons envers sa bonne, dont les gages étaient sans cesse arriérés, & qui même lui
prêtait de l'argent. Les jours qu'elles réglaient leurs comptes, elles se chamaillaient
comme deux poissardes, puis on se réconciliait en s'embrassant. Le tête-à-tête
devenait triste. Ce fut un soulagement pr lui, quand les soirées de Me Dambreuse
recommencèrent.
Celle-là, au moins l'amusait ! Elle savait les intrigues du monde, les mutations d'ambassadeurs,
le personnel des couturières – & s'il lui échappait des lieux-communs c'était dans une
formule tellement convenue, que sa phrase pouvait passer pr une déférence ou pr
une ironie. Il fallait la voir au milieu de vingt personnes qui causaient, n'en oubliant
aucune, amenant les réponses qu'elle voulait, évitant les périlleuses ; Des choses
très simples, racontées par elle, semblaient des confidences ; le moindre de ses sourires
faisait rêver, son charme enfin, comme l'exquise odeur qu'elle portait ordinairement,
était complexe & indéfinissable. Frédéric, dans sa compagnie, éprouvait chaque
fois le plaisir d'une découverte – & cependant il la retrouvait toujours avec sa
même sérénité, pareille au miroitement des eaux limpides. Mais prquoi ses
manières envers sa nièce avaient-elles tant de froideur ? Elle lui lançait même
, par moments, de singuliers coups d'œil.
Dès qu'il fut question de mariage, elle avait objecté à Mr Dambreuse la
                                                et l’avait emmenée
santé « de la chère enfant » & lui avait fait ordonner tout de suite, aux bains
de mer de Balaruc. À son retour, des prétextes nouveaux avaient surgi : Le
jeune homme manquait de position. ce grand amour ne paraissait pas sérieux,
on ne risquait rien d'attendre. Martinon avait répondu qu'il attendrait.
Sa conduite fut sublime. Il prôna Frédéric ; il fit plus : il le renseigna
sur les moyens de plaire à Me Dambreuse, laissant même entrevoir
qu'il connaissait, par la nièce, les sentiments de la tante.

412.

                                                  lui
Quant à Mr Dambreuse, loin de montrer de la jalousie, il entourait d'égards son jeune
ami, le consultait sur différentes choses, s'inquiétait même de son avenir, si bien qu'un
jour, comme on parlait du père Roque il lui dit à l'oreille, d'un air finot « vous
avez bien fait » et Cécile, miss John, les domestiques, le portier, pas un qui ne
   charmant
fût jamais pr lui, dans cette maison. Il y venait tous les soirs, abandonnant
Rosanette.
Elle s’était acheté une machine à coudre & confectionnait des brassières pr son poupon.
Sa maternité future la rendait plus sérieuse, souvent même un peu triste, comme si des
inquiétudes l'eussent tourmentée. mais à toutes les questions, elle répondait « tu te
trompes ! je me porte bien »
C'était cinq billets qu'elle avait souscrits autrefois, &, n'osant le dire à Frédéric après
le paiement du premier, elle était retournée chez Arnoux, lequel lui avait promis
par écrit, le tiers de ses bénéfices dans l'éclairage au gaz des villes du Languedoc
(une entreprise merveilleuse) en lui recommandant de ne pas se servir de cette lettre
avant l'assemblée des actionnaires ; & l'assemblée était remise de semaine en semaine
Cependant la Maréchale avait besoin d'argent. Elle serait morte plutôt que
d'en demander à Frédéric. Elle n'en voulait pas de lui. cela aurait gâté leur
amour.
Il subvenait bien aux frais du ménage. Mais le renouvellement complet de sa garde-robe
une petite voiture louée au mois, & d'autres sacrifices indispensables depuis qu'il
fréquentait les Dambreuse l'empêchaient d'en faire plus pr sa maîtresse.
Deux ou trois fois, en rentrant à des heures inaccoutumées, il crut voir des
dos masculins disparaître entre les portes ; & elle sortait, souvent, sans vouloir
dire où elle allait.
                                                                      Un de ces jours il prendrait un parti définitif
Frédéric n'essaya pas de creuser les choses. Il rêvait une autre vie qui serait plus
                                      &
amusante & plus noble. un pareil idéal le rendait indulgent pr l'hôtel Dambreuse.
C'était une succursale intime de la rue de Poitiers. Il y rencontra le grand Mr
                                            le spirituel Z
A, l'illustre B, le profond C, l'éloquent Z, l'immense Y, les vieux ténors du
centre gauche, les paladins de la droite, les burgraves du Juste-Milieu, les éternels
                                                  &         stupéfait     leur
bonshommes de la Comédie. mais il fut surpris par exécrable langage, leurs
petitesses, leurs rancunes, leur mauvaise foi, tous ces gens qui avaient voté la
Constitution s'évertuant à la démolir ; & ils s'agitaient beaucoup, lançaient des
manifestes, des pamphlets, des biographies. Celle de Fumichon par Hussonnet
fut un chef-d'œuvre. Nonancourt s'occupait de la propagande dans les campagnes,
Mr de Grémonville travaillait le clergé, Martinon ralliait de jeunes bourgeois.
Chacun, selon ses moyens, s'employa, jusqu'à Cisy lui-même. Pensant maintenant aux
choses sérieuses, tout le long de la journée, il faisait des courses en cabriolet, pour
                                                                                                             le parti.

413.

Mr Dambreuse, tel qu'un baromètre, en exprimait constamment la dernière variation
On ne parlait pas de Lamartine sans qu'il citât ce mot d'un homme du peuple :
« assez de lyre » Cavaignac n'était plus, à ses yeux, qu'un traitre. le Président, qu'il avait
admiré pendant trois mois, commençait à décheoir dans son estime, & comme il lui
fallait toujours un Sauveur, Sa reconnaissance depuis l'affaire du Conservatoire
appartenait exclusivement à Changarnier « Dieu merci, Changarnier… Espérons que
Changarnier... Oh ! rien à craindre tant que Changarnier. »
              avant tout
On exaltait aussi Mr Thiers pr son volume contre le socialisme, où il s'était montré
aussi penseur qu'écrivain. On riait énormément de Pierre Leroux qui citait à la
Chambre, des passages des philosophes. on faisait des plaisanteries sur la queue
phalanstérienne. On allait applaudir la Foire-aux-Idées, & on comparait les auteurs
à Aristophane. Frédéric y alla, comme les autres.
Le verbiage politique & la bonne chère engourdissaient sa moralité. Si médiocres que
lui parussent tous ces personnages, il était fier de les connaître & intérieurement
souhaitait la considération bourgeoise. Une maîtresse comme Me Dambreuse le poserait
Alors Il se mit à faire tout ce qu'il faut.
Il se trouvait sur son passage à la promenade, ne manquait pas d'aller la saluer
dans sa loge au théâtre, & sachant les heures où elle se rendait à l'église, il se
campait derrière un pilier, dans une pose mélancolique. Pour des indications de
curiosités, des renseignements sur un concert, des emprunts de livres ou de revues, c'était
                                                                                                   lui
un échange continuel de petits billets. Outre sa visite du soir, il en faisait qqfois
                                                     éprouvait une satisfaction graduelle
un autre, vers la fin du jour – & il avait une gradation de joies, à passer
successivement par la gde porte, par la cour, par l'antichambre, par les deux salons ;
enfin il arrivait dans son boudoir, de forme* [illis.] discret comme un tombeau.
tiède comme un alcôve, où l'on se heurtait aux capitons des meubles parmi toutes
                                                                                                                    en écaille
sortes d'objets, çà & là, chiffonnières, écrans, coupes & plateaux, en laque, en ivoire
en malachite, en or, en platine, bagatelles dispendieuses, souvent renouvelées.
Il y en avait de simples, trois galets d'Étretat pr servir de presse-papier, un bonnet
de Frisonne suspendu à un paravent chinois ; & toutes ces choses s'harmonisaient
cependant ; On était même saisi par la noblesse de l'ensemble, ce qui tenait, peut-être
à la hauteur du plafond, à l'opulence des portières, aux longues crépines de soie flotta
flottant sur les bâtons dorés des tabourets.
Elle était, presque toujours, sur une petite causeuse, près de la jardinière
garnissant l'embrasure de la fenêtre. Assis au bord d'un gros pouf à roulettes
il lui adressait les compliments les plus justes possibles. – & elle le regardait
la tête un peu de côté, la bouche souriante.

414.

Il lui lisait des pages de poésie, en y mettant toute son âme, afin de l'émouvoir & pr se
faire admirer. Elle l'arrêtait par une remarque dénigrante ou une observation
pratique. & leur causerie retombait sans cesse dans l'éternelle question de l'Amour.
  se
Ils demandaient ce qui l'occasionnait, si les femmes le sentaient mieux que les hommes quelles étaient là-dessus leurs différences. Frédéric tâchait d'émettre son opinion
                 à la fois
en évitant également la [illis.] grossièreté & la fadeur. cela devenait une espèce de
lutte, agréable par moments, fastidieuse en d'autres.
Il n'éprouvait pas à ses côtés, ce ravissement de tout son être qui, l'emportait
                                                            l’avait
vers Me Arnoux, ni le désordre gai où l'[illis.] mis d'abord, Rosanette. mais il
la convoitait comme une chose anormale & difficile, parce qu'elle était noble, parce-
qu'elle était riche, parce qu'elle était dévote, se figurant qu'elle avait des délicatesses
de sentiment rares comme ses dentelles, avec des amulettes sur la peau, & des pudeurs
dans la dépravation.
Il se servit du vieil amour. Il lui conta comme inspiré par elle, tout ce que
Me Arnoux autrefois, lui avait fait ressentir, ses langueurs, ses appréhensions, ses
                          des spasmes & des timidités
rêves. Il feignait de petites colères & des tremblements
Elle recevait tout cela, comme une personne accoutumée à ces choses. Il était
même surpris du peu d’effet que ses paroles causaient. Sans le repousser formellemt
Me Dambreuse ne cédait rien, & il n'arrivait pas plus à la séduire que Martinon
à se marier.
Pour en finir avec l'amoureux de sa nièce, elle l'accusa de viser à l'argent, & pria
même son mari d'en faire l'épreuve.
Mr Dambreuse déclara donc au jeune homme que Cécile étant l'orpheline
de parents pauvres n'avait aucune « espérance » ni dot.
Martinon, ne croyant pas que cela fût vrai — ou trop avancé pr se dédire,
— ou par un de ces entêtements d'idiot qui sont des actes de génie, répondit
                                                livres
que son patrimoine, qinze mille frs de rente, leur suffiraient. Ce désintéresse-
-ment imprévu toucha le banquier. Il lui promit un cautionnement de
receveur, en s'engageant à obtenir la place. — & au mois de mai 1850,
Martinon épousa Mlle Cécile.
Il n'y eut pas de bal. Les jeunes gens partirent le soir même pour l'Italie.

celui-là était facile
il n’était pas ému

415.

                                                 une
Frédéric le lendemain vint faire sa visite à Me Dambreuse.
    lui parut
Elle était plus pâle que d'habitude. & sa voix tremblait légèrement
Elle le contredit avec aigreur, sur deux ou trois sujets sans importance.
Du reste tous les hommes étaient des égoïstes.
Il y en avait pourtant de dévoués, quand ce ne serait que lui
                        comme
— « Ah ! bah, pas plus que les autres !
Mais Ses paupières étaient rouges ; elle pleurait. Puis, en s'efforçant
de sourire
— « excusez-moi ! j'ai tort ! c'est une idée triste qui m'est venue ! »
Il n'y comprenait rien. « n'importe ! elle est moins forte que je ne croyais, »
pensa-t-il.
Elle sonna brutalement pr avoir un verre d'eau, but une gorgée, renvoya le
reste, puis se plaignit de ce qu'on la servait horriblement
                               s'offrit
Afin de l'amuser, il se proposa comme domestique, se prétendant
capable de donner des assiettes, d'épousseter les meubles, d'annoncer le
monde, d'être enfin un valet de chambre, ou plutôt un chasseur, bien
que la mode en fût passée. Il aurait voulu se tenir derrière sa voiture
                            de
avec un chapeau de plumes de coq. « & comme je vous suivrais à pied
majestueusement, en portant sur le bras un petit chien ! »
— « Vous êtes gai » dit Me Dambreuse
N'était-ce pas une folie, reprit-il, de considérer tout sérieusement.
Il y avait bien assez de misères sans s'en forger ! Rien ne méritait la peine
d'une douleur !
                                                                                          approbation
Me Dambreuse leva les sourcils, d'une manière de vague ...[illis.]…
Cette parité de sentiments poussa Frédéric à plus de hardiesse
…………... [illis.]…………… Ses mécomptes d'autrefois
lui faisaient, maintenant, une clairvoyance. Il poursuivit
                          vivaient mieux
Nos gds-pères étaient plus sages Pourquoi ne pas obéir à l'impulsion
qui nous pousse ? L'amour, après tout, n'était pas, en soi-même une
chose si importante !
— « Mais c'est immoral, ce que vous dites là ! »
Elle s'était remise sur la causeuse. Il s'assit au bord, contre ses pieds
— « ne voyez-vous pas que je ments ! car pr plaire aux femmes, –

416.

il faut étaler une insouciance de bouffon ou des fureurs de tragédie ! Elles
se moquent de nous quand on leur dit qu'on les aime, simplement !
Moi, je trouve ces hyperboles où elles s'amusent une profanation de l'amour
vrai ; – si bien qu'on ne sait plus comment l'exprimer, surtout devant celles...
qui ont... beaucoup d'esprit »
Elle le considérait les cils entreclos. Il baissait la voix, en se penchant
vers son visage.
— « oui ! vous me faites peur ! Je vous offense, peut-être ? – Pardon ! Je ne voulais pas
dire tout cela ! – Ce n'est pas ma faute ! – Vous êtes si belle ! »
                                                                                    facilité
Me Dambreuse ferma les yeux, & il fut surpris par la félicité* de sa victoire.
                            du jardin
Les grands arbres qui fr qui frissonnaient mollement, s'arrêtèrent. Des nuages
immobiles rayaient le ciel de longues bandes rouges, & il y eut comme une
                  universelle
suspension [illis.] des choses. Alors des soirs semblables avec des silences pareils,
revinrent dans son esprit, confusément. Où était-ce ?
Il se mit à genoux, prit sa main, & lui jura un amour éternel.
Puis, comme il partait, elle le rappela d'un signe & lui dit tout bas.
— « Revenez dîner ! nous serons seuls ! »
Il semblait à Frédéric en descendant l'escalier, qu'il était devenu un
autre homme, qu’il que la température embaumante des serres-chaudes
l'entourait, & qu'il entrait définitivement dans le monde supérieur des
adultères patriciens & des hautes intrigues. Pour y tenir la première place
il suffisait d'une femme comme celle-là. Avide, sans doute, de pouvoir
et d'action & mariée à un homme médiocre qu'elle avait prodigieusement
servi, elle désirait quelqu'un de fort pour le conduire. Rien d'impossible
maintenant ! Il se sentait capable de faire deux cents lieues à cheval, de
travailler pendant plusieurs nuits de suite, sans fatigue ; son cœur débordait
d'orgueil.
Sur le trottoir devant lui, un homme couvert d'un vieux paletot, marchait
la tête basse, & avec un tel air d'accablement que Frédéric, en passant
auprès, se retourna pr le voir.
L'autre releva sa figure. C'était Deslauriers. Il hésitait.
Frédéric lui sauta au cou.
— « Ah ! mon pauvre vieux ! comment, c'est toi ! » & il l'entraîna vers sa
maison, en lui faisant beaucoup de questions, à la fois.

417.

                                                                           ses tourmens administratifs
L'ex-commissaire du Provisoire conta, d'abord, les tourmens qu'il avait eus. Comme
                                                                                                           socialistes
il prêchait la fraternité aux Conservateurs & le respect des lois aux démocrates
les uns lui avaient tiré des coups de fusil, les autres apporté une corde pr le pendre.
Après juin, on l'avait destitué, brutalement. Il s'était jeté dans un complot
celui des armes saisies à Troyes. On l'avait relâché faute de preuves. Puis le comité
d'action l'avait envoyé à Londres, où il s'était flanqué des giffles avec ses
frères, au milieu d'un banquet. De retour à Paris
— « Pourquoi n'es-tu pas venu chez moi ? »
                                                                         avait des allures
— « tu étais toujours absent ! & ton concierge me répondait d’un air si mystérieuses
que je ne savais plus que penser. & puis, je ne voulais pas reparaître en
       j’espérais »*
vaincu ! » Il avait frappé aux portes de la Démocratie, s'offrant à la servir de
sa plume, de sa parole, de ses démarches ; partout on l'avait repoussé, on se méfiait
de lui ; et il avait vendu sa montre, ses habits, sa bibliothèque, son linge
« Mieux vaudrait crever sur les pontons de Belle-Isle, avec Sénécal ! »
                     arrangeait
                     arrangeait       sa*
Frédéric, qui s’* pliait alors une cravatte, n'eut pas l'air très ému par
                                           sa
cette nouvelle.
— « Ah ! il est déporté, ce bon Sénécal ! »
Deslauriers répliqua, en parcourant les murailles d'un air envieux.
— « Tout le monde n'a pas ta chance ! –
— « Excuse-moi » dit Frédéric, sans remarquer l'allusion « mais, je dîne en ville !
on va te faire à manger ; commande ce que tu voudras ! Prends même mon
lit. »
                                                    [illis.] de Deslauriers tomba
Devant une cordialité si complète l'amertume de Deslauriers disparut.
— « ton lit ? mais... ça te gênerait !
— « Eh non ! j'en ai d'autres ! »
— « ah ! très bien ! » reprit l'avocat, en riant. « où dînes-tu, donc ? »
— « Chez Me Dambreuse. »
— « est-ce que... par hasard... ce serait ? »
— « Tu es trop curieux ! » dit Frédéric, avec un sourire qui confirmait cette
supposition. Puis, ayant regardé la pendule, il se rassit – « c'est comme
ça ! & il ne faut pas desp désespérer, vieux défenseur du Peuple ! »

418.

« Ah ! Miséricorde ! que d'autres s'en mêlent ! »
L'avocat détestait les ouvriers pr en avoir souffert dans sa province, un pays de houille. Chaque puits d'extraction avait nommé un gouvernement provisoire lui intimant
des ordres. — « D'ailleurs leur conduite a été charmante, partout ; à Lyon, à Lille,
au Havre, à Paris ! Car, à l'exemple des fabricants qui voudraient exclure les produits
de l'étranger, ces messieurs réclament, pr qu'on bannisse les travailleurs Anglais, Allemands Belges & Savoyards ! Quant à leur intelligence, à quoi a servi sous la Restauration
leur fameux Compagnonage ? en 1830, ils sont entrés dans la garde nationale, sans
même avoir le bon sens de la dominer ! Est-ce que dès le lendemain de 48, les corps de
métiers n'ont pas reparu, avec des étendards à eux ! ils demandaient même des
représentants du peuple à eux, lesquels n'auraient parlé que pr eux, tout comme
les députés de la betterave ne s'inquiètent que de la betterave ! Ah ! j'en ai assez de
ces cocos-là, se prosternant tour à tour devant l'échafaud de Robespierre, les bottes
de l'Empereur, le parapluie de Louis-Philippe, racaille éternellement dévouée à
lui jette du pain dans la gueule ! On crie toujours contre la vénalité de Talleyrand
et de Mirabeau ; mais le commissionnaire d'en bas vendrait la Patrie pour cinquante
centimes, si on lui promettait de tarifer sa course à trois francs ! ah quelle
faute ! nous aurions dû mettre le feu aux quatre coins de l'Europe ! »
Frédéric lui répondit :
— « L'étincelle manquait. Vous étiez simplement de petits bourgeois – & les meilleurs d'entre
vous, des cuistres ! Quant aux ouvriers, ils peuvent se plaindre ; car si l'on excepte
un million soustrait à la liber liste-civile & que vous leur avez octroyé avec
la plus basse flagornerie, vous n'avez rien fait pr eux, que des phrases ! Le livret
demeure aux mains du patron, & le salarié, (même devant la Justice), reste l'inférieur
de son maître, puisque sa parole n'est pas crue ! Enfin, la République me
paraît vieille ! Qui sait ? le Progrès, peut-être, n'est réalisable que par une aristocratie
ou par un homme ? L'initiative vient toujours d'en haut ! Le Peuple est
mineur, quoi qu'on prétende ! »
— « C'est peut-être, vrai ? » dit Deslauriers
Selon Frédéric, la gde masse des citoyens n'aspirait qu'au repos (il avait
profité à l'hôtel Dambreuse) & toutes les chances, maintenant, étaient
                                                    cependant
pour les conservateurs. Mais Ce parti-là manquait d'hommes neufs
— « Si tu te présentais, je suis sûr » il n'acheva pas.
Deslauriers comprit, se passa les deux mains sur le front, puis, tout à coup :

419.

— Mais toi ? Rien ne t'empêche ? prquoi ne serais-tu pas député ? » Par suite d'une
double élection, il y avait dans l'Aube, une candidature vacante. Mr Dambreuse, réélu
à la Législative, appartenait à un autre arrondissement. « – veux-tu que je m'en
occupe ? » Il connaissait beaucoup de cabaretiers, d'instituteurs, de médecins, de clercs d'étude
et leurs patrons. « d'ailleurs, on fait accroire aux paysans tout ce qu'on veut ! »
Frédéric sentait se rallumer son ambition
Deslauriers ajouta.
— « tu devrais bien me trouver une place, à Paris ? »
— « Oh ! ce ne sera pas difficile, par Mr Dambreuse ! »
— « Puisque nous parlions de houilles » reprit l'avocat « Que devient sa gde société ?
C'est une occupation de ce genre qu'il me faudrait ! & je leur serais utile, tout
en gardant mon indépendance ! »
Frédéric promit de le conduire chez le banquier, avant trois jours.
Son repas en tête-à-tête avec Me Dambreuse fut une chose exquise. Elle souriait
en face de lui, de l'autre côté de la table, par-dessus des fleurs dans une corbeille, à
la lumière de la lampe suspendue ; – & comme la fenêtre était ouverte, on apercevait
des étoiles. Ils causèrent fort peu, se méfiant d'eux-mêmes, sans doute, mais
dès que les domestiques tournaient le dos, ils s'envoyaient un baiser, du bout des lèvres
Il lui dit son idée de candidature. Elle l'approuva, s'engageant même à
y faire travailler Mr Dambreuse.
Le soir, qques amis se présentèrent, pr la féliciter & pr la plaindre ; elle devait
être si chagrine de n'avoir plus sa nièce ! C'était fort bien, d'ailleurs, aux jeunes
mariés de s'être mis en voyage ! Plutard les embarras, les enfants surviennent !
                                                                                                  cela
Mais l'Italie ne répondait pas à l'idée qu'on s'en faisait. Après cela, ils
                                                                                              miel
étaient jeunes dans l'âge des illusions ! – & puis la lune de miel embellissait
tout !
Les deux derniers qui restèrent furent Mr de Grémonville & Frédéric. Le diplomate
ne voulait pas s'en aller. enfin à minuit, il se leva. Me Dambreuse
                                            avec lui
fit signe à Frédéric de partir en même temps, & le remercia de
                                                                cette obéissance

420.

par une pression de main, plus suave que tout le reste.
La Maréchale poussa un cri de joie en le revoyant. Elle l'attendait
depuis cinq heures.
Il donna pr excuse une démarche indispensable dans l'intérêt de Deslauriers
Sa figure avait un air de triomphe, une auréole, dont Rosanette fut
éblouie
— « C'est peut-être à cause de ton habit noir qui te va bien ; mais je ne t'ai
jamais trouvé si beau ! – Comme tu es beau ! »
Et dans un transport de sa tendresse, elle se jura intérieurement de ne
plus appartenir à d'autres, quoiqu'il advînt, quand elle devrait crever de
misère !
ses jolis yeux humides pétillaient d'une passion tellement puissante que
Frédéric l'attira sur ses genoux ; & il se dit « quelle canaille je fais »
en s'applaudissant de sa perversité !

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