389.

II.

Me Dambreuse, dans son boudoir, entre sa nièce & miss John, écoutait parler Mr Roque,
contant ses fatigues militaires
Elle se mordait les lèvres, semblait souffrir
« Oh ! ce n'est rien ! ça se passera ! & d'un air gracieux « nous aurons à dîner, une
de vos connaissances, Mr Moreau » Louise tressaillit – « puis seulement quelques
intimes, alfred de Cisy entr’autres » & elle vanta ses manières, sa figure, &
principalement ses mœurs.
Me Dambreuse mentait moins qu'elle ne croyait ; le Vicomte rêvait le mariage.
Il l'avait dit à Martinon, ajoutant qu'il était sûr de plaire à Mlle Cécile
et que ses parents l'accepteraient.
                             telle
Pour risquer une pareille confidence, il devait avoir sur la dot des renseignements
avantageux ? Or Martinon soupçonnait Cécile d'être la fille naturelle de
Mr Dambreuse, & il eût été probablement très fort de demander sa main
à tout hazard. Mais Cette audace offrait des gds dangers, aussi Martinon,
jusqu'à présent, s'était conduit de manière à ne pas se compromettre ;
D'ailleurs il ne savait comment se débarrasser de la tante. Le mot de Cisy
                                  fait
le détermina, & il avait sa requête au banquier, lequel n'y voyant
pas d'obstacle venait d'en prévenir Madame.
Cisy parut.
Elle se leva, dit gentiment « – nous vous oubliez… Cécile, shake hands !
et comme il allait s’asseoir « non, là ! » en lui montrant un fauteuil
près de sa nièce.
Au même moment, Frédéric entrait.
— « Ah ! enfin ! on vous trouve ! » s'écria le père Roque. « J'ai été trois fois
chez vous, avec Louise, cette semaine ! »
Frédéric les avait soigneusement évités. Il allégua qu'il passait
tous ses jours près d'un camarade blessé. Depuis longtemps, du reste,
un tas de choses l'avait pris. & il cherchait des histoires. Heureuse-
-ment les convives, arrivèrent ; d'abord, Mr Paul de Grémonville
le diplomate entrevu au bal. puis Fumichon, cet industriel dont
le dévouement conservateur l'avait un soir scandalisé. La vieille
duchesse de Montreuil-Nanta les suivait.

390.

Mais deux voix s'élevèrent dans l'antichambre
— « J'en suis certaine, » disait l'une
— « chère belle dame, chère belle dame » répondait l'autre. De grâce
calmez-vous ! »
C'était Mr de Nonancourt, un vieux beau, l'air momifié dans du
cold-cream, & Me de Larsillois, l'épouse d'un préfet de Louis-Philippe.
Elle tremblait extrêmement, car elle avait entendu, tout à l'heure, sur
une orgue, une polka qui était un signal entre les insurgés.
Beaucoup de bourgeois avaient des imaginations pareilles ; on croyait que des
hommes dans les catacombes allaient faire sauter le faubourg St Germain ;
Des rumeurs s'échappaient des caves ; il se passait aux fenêtres des
choses suspectes.
Tout le monde s'évertua, cependant, à tranquilliser Me de Larsillois. L'ordre
était rétabli ! Plus rien à craindre « Cavaignac nous a sauvés ! » – mais
comme si les horreurs de l'insurrection n'eussent pas été suffisamment
nombreuses, on les exagérait. Il y avait eu vingt trois mille forçats
     côté des
du soci* socialistes, — pas moins ! On ne doutait nullement de vivres
empoisonnés, des mobiles sciés entre deux planches, & des inscriptions
des drapeaux, qui réclamaient le pillage, l'incendie.
— « Et quelque chose de plus ! » ajouta l'ex-préfète
— « Ah ! chère ! » dit par pudeur Me Dambreuse, – en désignant d'un
coup d'œil, les trois jeunes filles.
Mr Dambreuse sortit de son bureau, avec Martinon.
Elle détourna la tête & répondit aux saluts de Pellerin qui
s'avançait.
Puis il considéra les murailles d'une façon inquiète.
Le banquier le prit à part & lui fit comprendre qu'il avait dû,
pour le moment, cacher sa toile révolutionnaire
— Sans doute ! » dit Pellerin ; son échec au Club de l'Intelligenceayant
modifié ses opinions.
Alors Mr Dambreuse, glissa fort poliment, qu'il lui commanderait
d'autres travaux. – « mais, pardon ! – ah ! cher ami ! quel bonheur ! »

391.

Arnoux & Me Arnoux étaient devant Frédéric.
Il eut comme un vertige. Rosanette, avec son admiration pr les soldats
l'avait agacé tout l'après-midi, & le vieil amour se réveilla
                                                                                       D'un regard
Le maître d'hôtel vint annoncer que Madame était servie. Elle ordonna
d’un regard, au Vicomte de prendre le bras de Cécile, dit tout bas à
Martinon « misérable ! » & on passa dans la salle à manger.
Sous l’ombre d'un ananas, au milieu de la nappe, une dorade s'allongeait
le museau tendu vers un quartier de chevreuil, & touchant de sa queue à un
buisson d'écrevisses. Des figues vertes , des cerises énormes, des poires & des
raisins (primeurs de la culture parisienne) montaient en pyramide
dans des corbeilles de vieux Saxe ; une touffe de fleurs, par intervalles
se mêlait aux claires argenteries ; Les stores de sto* soie blanche abaissés
devant les fenêtres emplissaient l'appartement d'une lumière douce ; Il était
rafraîchi par les deux fontaines où il y avait des morceaux de glace. – & de gds
domestiques en culotte courte servaient. Tout cela semblait meilleur
après l'émotion des jours passés. on rentrait dans la jouissance des
choses que l'on avait eu peur de perdre. & Nonancourt exprima le
sentiment général en disant
— « Ah ! espérons que messieurs les républicains vont nous permettre de
dîner ! »
— « malgré leur fraternité ! » ajouta, spirituellement, le père Roque.
Ces deux honorables étaient à la droite & à la gauche de Me Dambreuse
ayant devant elle son mari, entre Me de Larsillois flanquée du diplomate & la
                                                                                                                 fabricant
vieille duchesse que Fumichon coudoyait ; Puis venaient le peintre, le marchand
de faïences, Mlle Louise ; – & grâce à Martinon qui lui avait enlevé sa
chaise pr se mettre auprès de Cécile, Frédéric se trouvait à côté de Me
Arnoux.
Elle portait une robe de barège noir, un cercle d'or un poignet & comme le
premier jour où il avait dîné chez elle, quelque chose de rouge dans les
cheveux, une branche de fuscia entortillée à son chignon. Il ne put s'empêcher
de lui dire
— « Voilà longtemps que nous ne nous sommes vus ! »
— « ah ! » répliqua-t-elle, froidement.
Puis Il reprit, avec une douceur dans la voix qui atténuait l'impertinence
de sa question
— « avez-vous quelquefois pensé à moi ? »

392.

— « Pourquoi y penserais-je ! »
Frédéric fut blessé par ce mot
                                                                                                       vite
— « Vous avez peut-être raison, après tout ! » mais se repentant de suite, il
jura qu'il n'avait pas vécu un seul jour, sans être ravagé par son
souvenir
— « Je n'en crois absolument rien, monsieur ! »
                                                   je
— « Cependant vous savez que vous aime ! » Me Arnoux ne répondit pas –
« vous savez que je vous aime » elle se taisait toujours « eh bien ! va te
promener ! » se dit Frédéric — & levant les yeux il aperçut, à l'autre bout de
la table, Mlle Roque.
Elle avait cru coquet de s'habiller tout en vert, couleur qui jurait grossièrement
avec le ton de ses cheveux rouges. Sa boucle de ceinture était trop haute
sa collerette l'engonçait ; & ce peu d'élégance avait contribué, sans doute, au froid
abord de Frédéric. Elle l'observait, de loin, curieusement ; & Arnoux près d'elle
avait beau prodiguer les galanteries, il n'en pouvait tirer trois paroles
si bien que renonçant à plaire, il écouta la conversation.
Elle roulait maintenant sur les purées d'ananas du Luxembourg.
Louis Blanc, d'après Fumichon, possédait un hôtel rue St Dominique &
refusait de louer aux ouvriers
— « moi, ce que je trouve drôle ! » dit Nonancourt « c'est Ledru-Rollin chassant
dans les domaines de la Couronne »
— « Il doit vingt mille francs à un orfèvre ! » ajouta Cisy « & même on
prétend »
Me Dambreuse l'arrêta.
— « Ah ! que c'est vilain de s'échauffer pr la Politique ! un jeune homme !
fi donc ! occupez-vous plutôt de votre voisine ! »
Ensuite les gens sérieux attaquèrent les journaux.
Arnoux prit leur défense. Frédéric s'en mêla, les appelant des maisons de
commerce pareilles aux autres. Leurs écrivains, généralement, étaient des
imbécilles ou des blagueurs ; il se donna pr les connaître, & combattait
par des sarcasmes les sentiments généreux de son ami. – Me Arnoux ne
voyait pas que c'était une sorte de vengeance contre elle.
Cependant le Vicomte se torturait l'intellect, afin de conquérir Mlle
Cécile. D'abord, il étala des goûts d'artiste en blâmant la forme
des carafons & la gravure des couteaux. Puis il parla de son écurie, de
                                                          son tailleur & de son chemisier,

393.

enfin il aborda le chapitre de la Religion & trouva moyen de faire entendre
qu'il accomplissait tous ses devoirs.
Martinon s'y prenait mieux. D'un train monotone & en la regardant continu-
-ellement, il vantait son profil d'oiseau, sa fade chevelure blonde, ses
                                                                                 sous
mains trop courtes. La laide jeune fille se délectait sous* cette averse de
douceurs.
On n'en pouvait rien entendre, tous parlant très haut. Mr Roque voulait
pour gouverner la France « un bras de fer ! » Nonancourt regretta même
que l'échafaud politique fût aboli. on aurait dû tuer en masse tous
ces gredins-là.
— « ce sont même des lâches » dit Fumichon je ne vois pas de bravoure à
se mettre derrière les barricades.
— « à propos ! parlez-nous donc de Dussardier ! » dit Mr Dambreuse, en se
tournant vers Frédéric ; le brave commis était maintenant un héros
              Jean Sallesse
comme Alexandre Maurin*, les frères Jeanson, la femme Péquillet, etc.
Frédéric, sans se faire prier, débita son histoire, & il lui en revint
une espèce d'auréole.
On arriva, tout naturellement, à relater différents traits de courage.
Suivant le diplomate, il n'était pas difficile d'affronter la mort, témoins
ceux qui se battaient en duel
— « on peut s'en rapporter au Vicomte ! » dit Martinon.
Le Vicomte devint très rouge.
Les convives
On le regardaient & Louise, plus étonnée que les autres, murmura :
                                 donc ?
« tiens, qu'est-ce que c’est ? »
— « il a calédevant Frédéric » reprit tout bas Arnoux.
— « Vous savez quelque chose, mademoiselle ? » lui demanda aussitôt
Nonancourt — & il dit la réponse à Me Dambreuse, qui se penchant
un peu, se mit à regarder Frédéric.
Martinon n'attendit pas les questions de Cécile. Il lui apprit que cette
affaire concernait une personne inqualifiable. Alors la jeune fille se
recula légèrement sur sa chaise, comme pr fuir le contact de ce
libertin.
La conversation avait recommencé. Les gds vins de Bordeaux circulaient
on s'animait, & les convives ne tardèrent pas à déclarer leur
                                                                            à Révolution
haine contre la Révolution. Pellerin lui en voulait, à cause du
                                           musée Espagnol, définitivement
                                                                                   perdu.

394.

C'était ce qui l'affligeait le plus, comme peintre
à ce mot, Mr Roque l'interpella.
— « ne seriez-vous pas l'auteur d'un tableau très remarquable ?
— « Peut-être ! lequel ?
— Cela représentait une dame dans un costume... « ma foi !... un peu... léger,
                                             par
avec une bourse & un paon, derrière
                                                        Pellerin
Frédéric, à son tour, s'empourpra. Frédéric* faisait semblant de ne
pas entendre.
— « Cependant, c'est bien de vous ! – Car il y a votre nom écrit au bas, & une ligne
sur le cadre, constatant que c'est la propriété de Mr Moreau. »
En effet un jour que le père Roque & sa fille l'attendaient chez lui, ils
avaient vu le portrait de la Maréchale. Le bonhomme l'avait même pris
pour « un tableau gothique ! »
— « Non ! » dit Pellerin brutalement « c'est un portrait de femme ! »
Martinon ajouta — « d'une femme très vivante ! n'est-ce pas, Cisy ? »
— « Eh ! je n'en sais rien !
— « Ah ! Je croyais que vous la connaissiez ! mais du moment que ça vous fait
de la peine, mille excuses ! »
                                                           embarras
Cisy baissa les yeux, prouvant par son trouble qu'il avait dû jouer un rôle
pitoyable, à l'occasion de ce portrait.
Quant à Frédéric, le modèle ne pouvait être que sa maîtresse. Ce fut une de
ces convictions qui se forment tout de suite. & les figures de l'assemblée
la manifestaient clairement.
— « Ah ! comme il me mentait ! » se dit Me Arnoux.
— « C'est donc pr cela, qu'il m'a quittée » pensa Louise.
Mais Frédéric s'imaginait que ces deux histoires pouvaient le
compromettre ; – &, quand on fut dans le jardin, il en fit des reproches à
Martinon.
L'amoureux de Mlle Cécile lui éclata de rire au nez.
— « Eh ! pas du tout ! ça te servira ! va de l'avant ! »
Que voulait-il dire par ces mots ? D'ailleurs prquoi cette bienveillance
si contraire à ses habitudes ? Mais sans rien expliquer, il s'en alla vers
le fond, où les dames étaient assises.

395.

Les hommes se tenaient debout & Pellerin, au milieu d'eux, émettait des
         une monarchie intelligente était
idées. Ce qu'il y avait de plus favorable pr les arts c'était une monarchie bien
           était ce qu’il
entendue. Les temps modernes le dégoûtaient « quand ce ne serait qu'à cause de la
garde nationale » & il regrettait le Moyen Âge, Louis XIV ! Mr Roque le
félicita de ses opinions, avouant même qu'elles renversaient tous ses préjugés
sur les artistes. mais il s'éloigna presque aussitôt, attiré par la [illlis.] voix
de Fumichon.
Arnoux tâchait de le convaincre qu'il y a deux socialismes, un bon & un
mauvais. L'industriel n'y voyait pas de différences, la tête lui tournant
de colère au mot propriété.
— « C'est un droit écrit dans la nature ! Les enfants tiennent à leurs joujoux !
tous les peuples sont de mon avis, tous les animaux ! Le lion même s'il
pouvait parler se déclarerait propriétaire ! Ainsi, moi, monsieur, j'ai
commencé avec quinze mille francs de capital. Pendant trente ans, savez-vous,
je me levais régulièrement à quatre heures du matin. J'ai eu un mal des
cinq cents diables à faire ma fortune, & on viendra me soutenir que je n'en
suis pas le maître, que mon argent n'est pas mon argent, enfin que
la Propriété c'est le vol ! »
— « Mais Proudhon... »
— « Laissez-moi tranquille avec votre Proudhon ! S'il était là, je crois que je
l'étranglerais ! »
Il l'aurait étranglé. après les liqueurs surtout, Fumichon ne se connaissait
plus, & son visage apoplectique était près d'éclater comme un obus.
— « Bonjour Arnoux ! » dit Hussonnet, qui passa lestement, sur le gazon.
Il apportait à Mr Dambreuse la première feuille d'une brochure intitulée
l'Hydre, le bohème défendant les intérêts d'un cercle réactionnaire, & le
banquier le présenta comme tel à ses hôtes.
Hussonnet les divertit, en soutenant, d'abord, que les marchands de suif payaient
trois cent quatre vingt-douze gamins pr crier, chaque soir, « des lampions ! »
puis en blaguant les principes de 89, l'affranchissement des nègres, les orateurs
de la gauche ; il se lança même jusqu'à faire « Prudhomme sur une
                                                                           naïve
barricade » peut-être par l'effet d'une jalousie naturelle contre ces
bourgeois qui avaient bien dîné. La charge plut médiocrement. Leurs
figures s'allongèrent.

396.

Ce n'était pas le moment de plaisanter, du reste ; Nonancourt le dit, en
rappelant les morts de Monseigneur Affre & celle du général de Bréa ; elles étaient
toujours rappelées, on en faisait des arguments. Mr Roque déclara le trépas
de l'archevêque, « en martyre », tout ce qu'il y avait de plus sublime. Fumichon
donnait la palme au militaire. & au lieu de déplorer simplement ces deux
                                                                                            violente forte
meurtres on discuta pr savoir lequel devait exciter la plus violente [illis.]
indignation. un second parallèle vint après, celui de Lamoricière & de
                                       exaltant
Cavaignac ; Mr Dambreuse Cavaignac et Nonancourt Lamoricière.
Personne de la compagnie, sauf Arnoux, n'avait pu les voir à l'œuvre.
                                                                                                            irrévo-
Tous n'en formulèrent pas moins sur leurs opérations un jugement définitif*
-cable
[illis.]. Frédéric s'était récusé, confessant qu'il n'avait pas pris les armes.
Le diplomate & Mr Dambreuse lui firent un signe de tête approbatif.
En effet, avoir combattu l'émeute, c'était avoir défendu la République
Le résultat, bien que favorable, la consolidait ; & maintenant qu'on était
débarrassé des vaincus, on souhaitait l'être des vainqueurs.
À peine dans le jardin, Me Dambreuse prenant Cisy l'avait gourmandé
de sa maladresse, vertement ; à la vue de Martinon, elle le congédia, puis
voulut savoir de son futur neveu la cause de ses plaisanteries sur le Vicomte.
— « Il n'y en a pas !
— « Et tout cela comme pr la gloire de Mr Moreau ! Dans quel but ?
— « Mais dans aucun ! Frédéric est un charmant garçon ! je l'aime beaucoup !
— « Et moi, aussi ! Qu'il vienne ! allez le chercher ! »
Après deux ou trois phrases banales, elle commença par déprécier
légèrement ses convives, ce qui était le mettre au-dessus d'eux. Il ne manqua pas
de dénigrer un peu, les autres femmes, manière habile de lui adresser des
compliments ; & la disposition toute fortuite des sièges leur permettait de n’être
pas entendus. Mais elle le quittait de temps en temps ; c'était soir de
                                                                                   & la disposition toute
réception, des dames arrivaient ; puis elle revenait à sa place, & lui marquait
fortuite des sièges leur permettait de n'être pas entendus.
une sorte de confiance qui était moins dans les mots que dans l’accent de
la voix & l’expression des yeux, qq chose de spirituel rayonnait au fond de
leur tendresse. Elle se montra enjouée, sérieuse, mélancolique & raisonnable.
                                                                   médiocrement
Les préoccupations du jour l'intéressaient fort peu, car il y avait tout un
ordre de sentiments moins transitoires. Elle se plaignit des poètes qui
dénaturent la vérité, puis elle leva les yeux vers le ciel, en lui demandant
le nom d'une étoile.

397.

On avait mis dans les arbres, deux ou trois lanternes chinoises ; le vent les
agitait, & des rayons colorés tremblaient sur sa robe blanche. Elle se tenait
comme d'habitude, un peu en arrière dans son fauteuil, avec un tabouret
devant elle ; on apercevait la pointe d'un soulier de satin noir & Me
Dambreuse, par intervalles, lançait une parole plus haute, qqfois même
un rire.
                                                                        causait [illis]
Ces coquetteries n'atteignaient pas Martinon, trop occupé de Cécile. Mais elles
                                                           causait avec
allaient frapper la petite Roque, qui se tenait auprès de Me Arnoux –
C'était la seule, parmi ces femmes, dont les manières ne lui semblaient
pas dédaigneuses. Elle était venue s'asseoir à côté d'elle, puis cédant à
un besoin d'épanchement :
— « n'est-ce pas qu'il parle bien, Frédéric Moreau ? »
— « Vous le connaissez ? »
— « Oh beaucoup, beaucoup ! nous sommes voisins. Il m'a fait jouer toute
petite ! »
Me Arnoux lui jeta un long regard qui signifiait :
— « Vous ne l'aimez pas, j'imagine ? »
Celui de la jeune fille répliqua sans trouble — « oui ! »
— « Vous le voyez souvent, alors ? »
— « Oh ! non ! Seulement quand il vient chez sa mère. Voilà dix mois qu'il n'est
venu. Il avait promis, cependant, d'être plus exact. »
— « Il ne faut pas trop croire aux promesses des hommes, mon enfant. »
— « Mais il ne m'a pas trompé, moi ! »
— « Comme d'autres ! »
Louise frissonna – « est-ce que par hazard, il lui aurait, aussi, promis qque
chose, à elle ? » – & sa figure était toute crispée de défiance & de haine
Me Arnoux en eut presque peur. Elle aurait voulu rattraper son
mot ; puis toutes deux se turent.
Mais comme Frédéric se trouvait en face, sur un pliant, elles le considéraient
l'une avec décence, du coin des paupières, l'autre tout franchement, la
bouche ouverte, si bien que Me Dambreuse lui dit
— « tournez-vous donc, pr qu'elle vous voie ! »
— « qui cela ? »
— « mais la fille de Mr Roque ! » et elle le plaisanta sur l'amour de cette
jeune provinciale.

398.

Il s'en défendait, en tâchant de rire. — « est-ce croyable ! je vous le demande !
un laideron pareil ! »
Cependant, il éprouvait un plaisir de vanité immense ; il se rappelait l'autre soirée,
celle dont il était sorti, le cœur plein d'humiliations ; & il respirait largement
il se sentait dans son vrai milieu, presque dans son domaine, comme si tout
cela, y compris l'hôtel Dambreuse, lui avait appartenu. Les dames formaient
un demi-cercle, en l'écoutant ; & afin de briller, il se prononça pr le rétablissement du
Divorce, qui devait être facile jusqu'à pouvoir se quitter & se reprendre
indéfiniment, tant qu'on voudrait. Elles se récrièrent ; d'autres chuchottaient ; il y
avait de petits éclats de voix dans l'ombre, au pied du mur couvert d'aristoloches c'était
comme un caquetage de poules en gaité – & il développait sa théorie,
avec cet aplomb que la conscience du succès procure.
Un domestique apporta dans la tonnelle, un plateau chargé de glaces
& de pâtisseries. Les messieurs s'en rapprochèrent. Ils causaient des arrestations.
Alors Frédéric se vengea du Vicomte en lui faisant accroire qu'on allait
peut-être le poursuivre comme légitimiste. L'autre objectait qu'il n'avait pas
bougé de sa chambre. Son adversaire accumula les chances mauvaises & le pauvre
garçon était visiblement effrayé. Messieurs Dambreuse & de Grémonville, eux-mêmes
s'amusaient.
Puis ils complimentèrent Frédéric, tout en regrettant paternellement qu'il
n'employât pas ses facultés à la défense de l'Ordre – & leur poignée de
main fut cordiale. Il pouvait désormais compter sur eux.
Enfin, comme tout le monde s'en allait, le Vicomte s'inclina très bas
devant Cécile :
— « Mademoiselle, j'ai bien l'honneur de vous souhaiter le bonsoir ! »
Elle répondit d'un ton sec, en pinçant les lèvres :
— « Bonsoir ! » mais elle envoya un sourire à Martinon.
Le père Roque, pr continuer sa discussion avec Arnoux lui proposa de le
reconduire ainsi que Madame ; leur route d’ailleurs étant la même. Louise
& Frédéric marchaient devant.
Elle avait saisi son bras, & quand elle fut un peu loin des autres
— « Ah ! enfin ! enfin ! Ai-je assez souffert toute la soirée ! comme ces femmes
sont méchantes ! Quels airs de hauteur !
Il voulut les défendre. –
                                                                                                                   n’es
— « D'abord, tu pouvais bien me parler en entrant ! depuis un an que tu [illis.]
                                                                                                                 venu !

399.

— « Il n'y a pas un an » dit Frédéric, heureux de la reprendre sur ce détail pr esquiver
les autres.
— « Soit ! le temps m'a paru long, voilà tout. mais pendant cet abominable dîner, c'était
à croire que tu avais honte de moi ! ah ! je comprends, je n'ai pas ce qu'il faut
pr plaire, comme elles »
— « tu te trompes ! » dit Frédéric
— « Vraiment ! jure-moi que tu n'en aimes aucune ? »
Il jura.
— « Et que c'est moi seule que tu aimes ! »
— « Parbleu ! »
Cette assurance la rendit gaie. Elle aurait voulu se perdre dans les rues, pr se
promener ensemble toute la nuit. « J'ai été si tourmentée là-bas ! on ne parlait
que de barricades ! Je te voyais tombant sur le dos, couvert de sang ! Ta mère était
dans son lit avec ses rhumatismes. Elle ne savait rien. Il fallait me taire !
Je n'y tenais plus ! alors j'ai pris Catherine, » & elle lui conta son départ, toute
sa route, & le mensonge fait à son père. « Il me ramène dans deux jours.
Viens demain soir, comme par hazard. & profites-en pr me demander en
mariage ! »
Jamais Frédéric n'avait été plus loin du mariage. D'ailleurs Mlle Roque, lui
semblait une petite personne. assez ridicule. quelle différence avec une femme
comme Me Dambreuse ! un bien autre avenir lui était réservé ! Il en avait
la certitude, aujourd'hui ; aussi n'était-ce pas le moment de s'engager, par
un coup de cœur, dans une détermination de cette importance. Il fallait
maintenant, être positif. – & puis il avait revu Me Arnoux !
Cependant la franchise de Louise l'embarrassait. Il répliqua
— « as-tu bien réfléchi à cette démarche ? »
— « Comment ! » s'écria-t-elle, toute glacée de surprise & d'indignation
Alors il lui dit que se marier, actuellement, serait une folie
— « Ainsi tu ne veux pas de moi ?
— « Mais tu ne me comprends pas ! » et il se lança dans un verbiage très
embrouillé, pour lui faire entendre qu'il était retenu par des considérations
majeures, qu'il avait des affaires à n'en plus finir, que même sa
fortune était compromise – (Louise tranchait tout, d'un mot net)
                                                                                                         raisonnable
enfin que les circonstances politiques s'y opposaient. Donc, le plus [illis.]
                                                                      était de patienter qque temps

400.

Les choses s'arrangeraient, sans doute ; du moins, il l'espérait. – & comme il ne
trouvait plus de raisons, il feignit de se rappeler, brusquement, qu'il aurait
dû être depuis deux heures chez Dussardier.
Puis ayant dit adieu à la compagnie, il s'enfonça dans la rue Hautteville,
fit le tour du Gymnase, revint sur le boulevard, & monta en courant les quatre
étages de Rosanette.
Mr & Me Arnoux quittèrent le père Roque & sa fille, à l'entrée de la rue St-Denys
puis Ils s'en retournèrent sans se rien dire – lui, n'en pouvant plus d'avoir
bavardé, & elle, éprouvant une grande lassitude ; Elle s'appuyait même sur son
épaule.
C'était le seul homme qui eût montré pendant la soirée des sentiments
honnêtes. Elle se sentait pr lui, pleine d'indulgence.
Cependant il gardait un peu de rancune contre Frédéric.
— « As-tu vu sa mine, lorsqu'il a été question du portrait ? Quand je te disais
qu'il est son amant ? tu ne voulais pas me croire ! »
                                                dit
— « Oh, oui ! j'avais tort ! » reprit-elle d’une voix dolente & prête à lui faire
des excuses .
Arnoux, content de son triomphe, insista.
— « Je parie même qu'il nous a lâchés, tout à l'heure, pr aller la rejoindre. Il y est
                                                                                                  sa
maintenant, va ! Il y passe la nuit. » Me Arnoux avait rabattu son
capeline
capuchon, très bas. — « Mais tu trembles ? »
                                            reprit-elle
— « Oh ! c’est que j'ai froid reprit-elle
                                           reprit-elle –
Dès que son père fut endormi, Louise passa dans la chambre
de Catherine, & la secouant par l'épaule.
— « Lève-toi ! vite, plus vite, donc ! & va me chercher un fiacre !
Catherine lui répondit qu'il n'y en avait plus, à cette heure.
— « tu vas m'y conduire, toi-même, alors ? »
— « où donc ? »
— « chez Frédéric. »
— « Pas possible ! à cause ? »

401.

                                     ne pouvait
C'était pr lui parler. Elle [illis.] attendre davantage. Elle voulait
le voir, tout de suite !
— « y pensez-vous ! se présenter comme ça, dans une maison au milieu de la
nuit. D'ailleurs, à présent, il dort ! »
— « Je le réveillerai ! »
— « Mais ce n'est pas convenable pr une demoiselle ! »
— « Je ne suis pas une demoiselle ! je suis sa femme ! je l'aime. allons, mets
ton châle. »
Catherine, – debout au bord de son lit – réfléchissait. Elle finit par dire
— « non ! je ne veux pas ! »
— « Eh bien, reste ! moi j'y vais ! » & Louise glissa comme une couleuvre
dans l'escalier.
Catherine s'élança par derrière, la rejoignit sur le trottoir. – ses représentations
furent inutiles. & elle la suivait, tout en achevant de nouer sa camisole
Le chemin lui parut extrêmement long. Elle se plaignait de ses
vieilles jambes — « après ça, moi, je n'ai pas ce qui vous pousse, dame !
Puis elle s'attendrissait. – « Pauvre cœur ! il n'y en a encore que ta vieille
Catau, vois-tu ! » & des scrupules, de temps en temps, la reprenaient.
« Ah ! vous me faites faire quelque chose de joli ! Si votre père se réveillait
Seigneur Dieu ! Pourvu qu'un malheur n'arrive pas ! »
Devant le théâtre des Variétés, une patrouille de garde-nationaux
les arrêta.
Louise dit, tout de suite, qu'elle allait avec sa bonne dans la rue Rumfort
chercher un médecin. & on les laissa passer.
Au coin de la Madeleine, elles rencontrèrent une seconde patrouille
                                                                                 soldats-citoyens
& Louise ayant donné la même explication, un des citoyens reprit
— « est-ce pr une maladie de neuf mois, ma petite chatte ? »
— « Gougibaud ! » s'écria le Capitaine. « Pas de polissonneries dans les
rangs ! – Mesdames, circulez ! »
malgré l'injonction, les traits d'esprit continuèrent
— « Bien du plaisir »
— « mes respects au Docteur ! »
— « Prenez garde au Loup ! »

402.

— « Ils aiment à rire », remarqua tout haut Catherine. « c'est jeune ! »
Enfin, elles arrivèrent chez Frédéric.
Louise tira la sonnette avec vigueur, plusieurs fois. La porte s'entrebâilla – & le
concierge répondit à sa demande
— « non !
                       être
— mais il doit être couché ! »
— « Je vous dis que non ! voilà plus de trois mois qu'il ne couche pas chez lui ! » &
le petit carreau de la loge retomba – nettement - comme une guillotine
Elles restaient dans l'obscurité – sous la voûte.
Une voix furieuse leur cria — « Sortez donc ! »
La porte se rouvrit ; & elles sortirent.
Louise fut obligée de s'asseoir sur une borne ; & elle pleura la tête
                                                                               cœur
dans ses deux mains, abondamment, de tout son coeur. – Le jour se levait
des charrettes passaient
Catherine la ramena, en la soutenant, en la baisant, en lui disant
toutes sortes de bonnes choses, tirées de son expérience. Il ne fallait pas se
faire tant de mal pour les amoureux. Si celui-là manquait, elle en trouverait
d'autres.

__________________