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Machisme ordinaire et
misogynie |
Édition |
Chapitre |
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Dans
un cercle de passagers et de matelots, il vit un
monsieur qui contait des galanteries à une
paysanne, tout en lui maniant la croix d’or
qu’elle portait sur la poitrine. |
38 |
I, 1 |
Mais, ennuyé de cette
compagnie, sans doute, il alla se mettre plus
loin. Frédéric le suivit.
La conversation roula d’abord sur les
différentes espèces de tabacs, puis, tout
naturellement, sur les femmes. Le monsieur en
bottes rouges donna des conseils au jeune homme ;
il exposait des théories, narrait des anecdotes,
se citait lui-même en exemple, débitant tout cela
d’un ton paterne, avec une ingénuité de corruption
divertissante. |
38-39 |
I, 1 |
Au
moment des liqueurs, elle disparut. La
conversation devint très libre ; M. Arnoux y
brilla, et Frédéric fut étonné du cynisme de ces
hommes. Cependant, leur préoccupation de la femme
établissait entre eux et lui comme une égalité,
qui le haussait dans sa propre estime. |
82 |
I, 4 |
L’étonnement redoubla
quand on sut qu’il sortait de chez M. Dambreuse.
En effet, le banquier Dambreuse venait d’acheter
au père Martinon une partie de bois considérable ;
le bonhomme lui ayant présenté son fils, il les
avait invités à dîner tous les deux.
— Y avait-il beaucoup de truffes, demanda
Deslauriers, et as-tu pris la taille à son épouse,
entre deux portes, sicut decet ? |
91 |
I, 5 |
Alors,
la conversation s’engagea sur les femmes. Pellerin
n’admettait pas qu’il y eût de belles femmes (il
préférait les tigres) ; d’ailleurs, la femelle de
l’homme était une créature inférieure dans la
hiérarchie esthétique :
— Ce qui vous séduit est particulièrement ce
qui la dégrade comme idée ; je veux dire les
seins, les cheveux…
— Cependant, objecta Frédéric, de longs
cheveux noirs, avec de grands yeux noirs… |
91 |
I, 5 |
— Oh ! connu ! s’écria
Hussonnet. Assez d’Andalouses sur la pelouse ! des
choses antiques ? serviteur ! Car enfin, voyons,
pas de blagues ! une lorette est plus amusante que
la Vénus de Milo ! Soyons Gaulois, nom d’un petit
bonhomme ! et Régence si nous pouvons !
Coulez, bons vins ; femmes, daignez
sourire !
Il faut passer de la brune à la blonde ! |
91 |
I, 5 |
Il
faut passer de la brune à la blonde ! — Est-ce
votre avis, père Dussardier ?
Dussardier ne répondit pas. Tous le pressèrent
pour connaître ses goûts.
— Eh bien, fit-il en rougissant, moi, je
voudrais aimer la même, toujours !
Cela fut dit d’une telle façon, qu’il y eut un
moment de silence, les uns étant surpris de cette
candeur, et les autres y découvrant, peut-être, la
secrète convoitise de leur âme. |
91 |
I, 5 |
Sénécal posa sur le
chambranle sa chope de bière, et déclara
dogmatiquement que, la prostitution étant une
tyrannie et le mariage une immoralité, il valait
mieux s’abstenir. |
91 |
I, 5 |
Deslauriers
prenait les femmes comme une distraction, rien de
plus. M. de Cisy avait à leur endroit toute espèce
de crainte. |
91-92 |
I, 5 |
Le Clerc reprit :
— Ah ! vieux troubadour, je sais bien ce qui
t’afflige ! Le petit cœur ? Avoue-le ! Bah ! une
de perdue, quatre de trouvées ! On se console des
femmes vertueuses avec les autres. Veux-tu que je
t’en fasse connaître, des femmes ? Tu n’as qu’à
venir à l’Alhambra. |
103 |
I, 5 |
Cisy
et Dussardier continuaient leur promenade ; le
jeune aristocrate lorgnait les filles, et, malgré
les exhortations du commis, n’osait leur parler,
s’imaginant qu’il y avait toujours chez ces
femmes-là « un homme caché dans l’armoire avec un
pistolet, et qui en sort pour vous faire souscrire
des lettres de change ». |
104 |
I, 5 |
Mais le Clerc avait des
théories. Il suffisait pour obtenir les choses, de
les désirer fortement.
— Cependant, toi-même, tout à l’heure…
— Je m’en moquais bien ! fit Deslauriers,
arrêtant net l’allusion. Est-ce que je vais
m’empêtrer de femmes !
Et il déclama contre leurs mièvreries, leurs
sottises ; bref, elles lui déplaisaient.
— Ne pose donc pas ! dit Frédéric.
Deslauriers se tut. Puis, tout à coup :
— Veux-tu parier cent francs que je fais la
première qui passe ?
— Oui ! accepté ! |
108 |
I, 5 |
Cette
déférence à ses conseils augmenta sa bonne humeur.
C’était par elle qu’il avait séduit, dès le
premier jour, Mlle Clémence Daviou, brodeuse en or
pour équipements militaires, la plus douce
personne qui fût, et svelte comme un roseau, avec
de grands yeux bleus, continuellement ébahis. Le
clerc abusait de sa candeur, jusqu’à lui faire
croire qu’il était décoré ; il ornait sa redingote
d’un ruban rouge, dans leurs tête-à-tête, mais
s’en privait en public, pour ne point humilier son
patron, disait-il. Du reste, il la tenait à
distance, se laissait caresser comme un pacha, et
l’appelait « fille du peuple » par manière de
rire. Elle lui apportait chaque fois de petits
bouquets de violettes. Frédéric n’aurait pas voulu
d’un tel amour. |
110 |
I, 1 |
Frédéric était un peu
surpris par ces idées. Elles ennuyaient Cisy
probablement, car il mit la conversation sur les
tableaux vivants du Gymnase, qui attiraient alors
beaucoup de monde.
Sénécal s’en affligea. De tels spectacles
corrompaient les filles du prolétaire ; puis on
les voyait étaler un luxe insolent. Aussi
approuvait-il les étudiants bavarois qui avaient
outragé Lola Montés. À l’instar de Rousseau, il
faisait plus de cas de la femme d’un charbonnier
que de la maîtresse d’un roi. |
170 |
II, 2 |
—
Vous blaguez les truffes ! répliqua
majestueusement Hussonnet.
Et il prit la défense de ces dames, en faveur
de Rosanette. |
170 |
II, 2 |
Un bonnet de femme
parut au seuil de l’antichambre.
— Qui t’amène ? dit Deslauriers.
C’était Mlle Clémence, sa maîtresse.
Elle répondit que, passant devant sa maison
par hasard, elle n’avait pu résister au désir de
le voir ; et, pour faire une petite collation
ensemble, elle lui apportait des gâteaux, qu’elle
déposa sur la table.
— Prends garde à mes papiers ! reprit
aigrement l’avocat. D’ailleurs, c’est la troisième
fois que je te défends de venir pendant mes
consultations.
Elle voulut l’embrasser.
— Bien ! va-t’en ! file ton nœud !
Il la repoussait, elle eut un grand sanglot.
— Ah ! tu m’ennuies, à la fin !
— C’est que je t’aime !
— Je ne demande pas qu’on m’aime, mais qu’on
m’oblige !
Ce mot, si dur, arrêta les larmes de Clémence.
Elle se planta devant la fenêtre, et y restait
immobile, le front posé contre le carreau.
Son attitude et son mutisme agaçaient
Deslauriers.
— Quand tu auras fini, tu commanderas ton
carrosse, n’est-ce pas ?
Elle se retourna en sursaut.
— Tu me renvoies !
— Parfaitement !
Elle fixa sur lui ses grands yeux bleus, pour
une dernière prière sans doute, puis croisa les
deux bouts de son tartan, attendit une minute
encore et s’en alla.
— Tu devrais la rappeler, dit Frédéric. |
207 |
II, 3 |
Et,
comme il avait besoin de sortir, Deslauriers passa
dans sa cuisine, qui était son cabinet de
toilette. Il y avait sur la dalle, près d’une
paire de bottes, les débris d’un maigre déjeuner,
et un matelas avec une couverture était roulé par
terre dans un coin.
— Ceci te démontre, dit-il, que je reçois peu de
marquises ! On s’en passe aisément, va ! et des
autres aussi. Celles qui ne coûtent rien prennent
votre temps ; c’est de l’argent sous une autre
forme ; or je ne suis pas riche ! Et puis elles
sont toutes si bêtes ! si bêtes ! Est-ce que tu
peux causer avec une femme, toi ? |
208 |
II, 3 |
Cisy n’avait pas l’air
moins heureux dans le cercle d’hommes mûrs qui
l’entourait. Ils souriaient du haut de leurs
cravates, comme se moquant de lui ; enfin il tapa
dans la main du plus vieux et s’avança vers la
Maréchale. |
233-234 |
II, 4 |
Mais
le baron, ayant sans doute pitié de son
amour-propre :
— Ah ! j’oubliais ! Mille félicitations pour
votre pari, mon cher !
— Quel pari ?
— Celui que vous avez fait, aux courses,
d’aller le soir même chez cette dame. |
247 |
II, 4 |
— Quel polisson vous
faites ! un homme marié !
— Eh bien, et vous donc ! reprit Arnoux.
Et, avec un sourire indulgent :
— Je suis même sûr que ce gredin-là possède
quelque part, une chambre où il reçoit des petites
filles !
Le Citoyen confessa que c’était vrai, par un
simple haussement de sourcils. Alors, ces deux
messieurs exposèrent leurs goûts : Arnoux
préférait maintenant la jeunesse, les
ouvrières ; Regimbart détestait « les mijaurées »
et tenait avant tout au positif. La conclusion
fournie par le marchand de faïence fut qu’on ne
devait pas traiter les femmes sérieusement. |
257 |
II, 4 |
Tous
ricanèrent amèrement. Frédéric, animé comme les
autres, reprit :
— La Démocratie pacifique a un procès
pour son feuilleton, un roman intitulé la Part
des Femmes.
— Allons ! bon ! dit Hussonnet. Si on nous
défend notre part des femmes ! |
289 |
II, 6 |
Hussonnet, toujours de service avec lui, profitait, plus que personne, de sa gourde et de ses cigares ; mais, irrévérencieux par nature, il se plaisait à le contredire, dénigrant le style peu correct des décrets, les conférences du Luxembourg, les vésuviennes, les tyroliens, tout, jusqu’au char de l’Agriculture, traîné par des chevaux à la place de bœufs et escorté de jeunes filles laides. |
336 |
III, 1 |
Cependant, il avait
découvert dans son cabinet de toilette la
miniature d’un monsieur à longues moustaches :
était-ce le même sur lequel on lui avait conté
autrefois une vague histoire de suicide ? Mais, il
n’existait aucun moyen d’en savoir davantage ! À
quoi bon, du reste ? Les cœurs des femmes sont
comme ces petits meubles à secret, pleins de
tiroirs emboîtés les uns dans les autres ; on se
donne du mal, on se casse les ongles, et on trouve
au fond quelque fleur desséchée, des brins de
poussière ou le vide ! Et puis il craignait
peut-être d’en trop apprendre. |
409 |
III, 4 |
Leur patron, un fort bel homme, au contraire, commença par s’excuser de sa mission pénible, tout en regardant l’appartement, « plein de jolies choses, ma parole d’honneur ! ». Il ajouta « outre celles qu’on ne peut saisir ». Sur un geste, les deux recors disparurent.
Alors, ses compliments redoublèrent. Pouvait-on croire qu’une personne aussi… charmante n’eût pas d’ami sérieux ! Une vente par autorité de justice était un véritable malheur ! On ne s’en relève jamais. Il tâcha de l’effrayer ; puis, la voyant émue, prit subitement un ton paterne. Il connaissait le monde, il avait eu affaire à toutes ces dames ; et, en les nommant, il examinait les cadres sur les murs. C’étaient d’anciens tableaux du brave Arnoux, des esquisses de Sombaz, des aquarelles de Burieu, trois paysages de Dittmer. Rosanette n’en savait pas le prix, évidemment. Maître Gautherot se tourna vers elle :
— Tenez ! Pour vous montrer que je suis un bon garçon, faisons une chose : cédez-moi ces Dittmer-là ! et je paye tout. Est-ce convenu ? |
411-412 |
III, 4 |
C’était l’afficheur de maître Gautherot. L’opposition à la saisie ayant été repoussée, la vente, naturellement, s’ensuivait.
Pour sa peine d’avoir monté l’escalier, il réclama d’abord un petit verre ; puis il implora une autre faveur, à savoir des billets de spectacle, croyant que Madame était une actrice. Il fut ensuite plusieurs minutes à faire des clignements d’yeux incompréhensibles ; enfin, il déclara que, moyennant quarante sous, il déchirerait les coins de l’affiche déjà posée en bas, contre la porte. Rosanette s’y trouvait désignée par son nom, rigueur exceptionnelle qui marquait toute la haine de la Vatnaz. |
415 |
III, 4 |
Mais Rosanette perdit bientôt son procès contre
Arnoux, et, par entêtement, voulait en appeler.
Deslauriers s’exténuait à lui faire comprendre
que la promesse d’Arnoux ne constituait ni une
donation ni une cession régulière ; elle
n’écoutait même pas, trouvant la loi injuste ;
c’est parce qu’elle était une femme, les hommes se
soutenaient entre eux ! À la fin, cependant, elle
suivit ses conseils. |
418 |
III, 4 |
Frédéric, le
lendemain, rapporta les douze mille francs.
Elle le pria de les garder, en cas de besoin,
pour son ami, et elle l’interrogea beaucoup sur ce
monsieur. Qui donc l’avait poussé à un tel abus de
confiance ? Une femme, sans doute ! Les femmes
vous entraînent à tous les crimes.
Ce ton de persiflage décontenança Frédéric. Il
éprouvait un grand remords de sa calomnie. Ce qui
le rassurait, c’est que Mme Dambreuse ne pouvait
connaître la vérité. |
427 |
III, 5 |
Féminisme
et condition de la femme |
|
|
Et, quand ils furent en haut,
Sénécal ouvrit la porte d’un appartement rempli de
femmes.
Elles maniaient des pinceaux, des fioles, des
coquilles, des plaques de verre. Le long de la
corniche, contre le mur, s’alignaient des planches
gravées ; des bribes de papier fin voltigeaient ;
et un poêle de fonte exhalait une température
écœurante, où se mêlait l’odeur de la
térébenthine.
Les ouvrières, presque toutes, avaient des
costumes sordides. |
224 |
II, 3 |
Cependant,
Frédéric avait besoin d’être approuvé par un plus
grand nombre ; et il confia la chose à Rosanette,
un jour que Mlle Vatnaz se trouvait là.
Elle était une de ces célibataires parisiennes
qui, chaque soir, quand elles ont donné leurs
leçons, ou tâché de vendre de petits dessins, de
placer de pauvres manuscrits, rentrent chez elles
avec de la crotte à leurs jupons, font leur dîner,
le mangent toutes seules, puis, les pieds sur une
chaufferette, à la lueur d’une lampe malpropre,
rêvent un amour, une famille, un foyer, la
fortune, tout ce qui leur manque. |
321 |
III, 1 |
Aussi, comme beaucoup
d’autres, avait-elle salué dans la Révolution
l’avènement de la vengeance ; et elle se livrait à
une propagande socialiste effrénée. |
322 |
III, 1 |
L’affranchissement
du prolétaire, selon la Vatnaz, n’était possible
que par l’affranchissement de la femme. Elle
voulait son admissibilité à tous les emplois, la
recherche de la paternité, un autre code,
l’abolition, ou tout au moins « une réglementation
du mariage plus intelligente ». Alors, chaque
Française serait tenue d’épouser un Français ou
d’adopter un vieillard. Il fallait que les
nourrices et les accoucheuses fussent des
fonctionnaires salariés par l’État ; qu’il y eût
un jury pour examiner les œuvres de femmes, des
éditeurs spéciaux pour les femmes, une école
polytechnique pour les femmes, une garde nationale
pour les femmes, tout pour les femmes ! Et,
puisque le Gouvernement méconnaissait leurs
droits, elles devaient vaincre la force par la
force. Dix mille citoyennes, avec de bons fusils,
pouvaient faire trembler l’Hôtel de Ville ! |
322 |
III, 1 |
La mauvaise humeur de
Rosanette ne fit que s’accroître. Mlle Vatnaz
l’irritait par son enthousiasme. Se croyant une
mission, elle avait la rage de pérorer, de
catéchiser, et, plus forte que son amie dans ces
matières, l’accablait d’arguments. |
333 |
III, 1 |
Un jour, elle arriva tout indignée contre
Hussonnet, qui venait de se permettre des
polissonneries, au club des femmes. Rosanette
approuva cette conduite, déclarant même qu’elle
prendrait des habits d’homme pour aller « leur
dire leur fait, à toutes, et les fouetter ». |
333 |
III, 1 |
Et, malgré sa présence,
elles se chamaillèrent, l’une faisant la
bourgeoise, l’autre la philosophe.
Les femmes, selon Rosanette, étaient nées
exclusivement pour l’amour ou pour élever des
enfants, pour tenir un ménage. |
333 |
III, 1 |
D’après
Mlle Vatnaz, la femme devait avoir sa place dans
l’État. Autrefois, les Gauloises légiféraient, les
Anglo-Saxonnes aussi, les épouses des Hurons
faisaient partie du Conseil. L’œuvre civilisatrice
était commune. Il fallait toutes y concourir, et
substituer enfin à l’égoïsme la fraternité, à
l’individualisme l’association, au morcellement la
grande culture.
— Allons, bon ! tu te connais en culture, à
présent !
— Pourquoi pas ? D’ailleurs, il s’agit de
l’humanité, de son avenir !
— Mêle-toi du tien ! |
333 |
III, 1 |
La Vatnaz
s’échauffait, et arriva même à soutenir le
Communisme.
— Quelle bêtise ! dit Rosanette. Est-ce que
jamais ça pourra se faire ?
L’autre cita en preuve les Esséniens, les
frères Moraves, les Jésuites du Paraguay, la
famille des Pingons, près de Thiers en Auvergne ;
et, comme elle gesticulait beaucoup, sa chaîne de
montre se prit dans son paquet de breloques, à un
petit mouton d’or suspendu. |
333 |
III, 1 |
—
Elle sera bien jolie plus tard, dit Frédéric.
— Quelle chance pour elle si elle n’a pas de
mère ! reprit Rosanette.
— Hein ? comment ?
— Mais oui ; moi, sans la mienne…
Elle soupira, et se mit à parler de son
enfance. Ses parents étaient des canuts de la
Croix-Rousse. Elle servait son père comme
apprentie. Le pauvre bonhomme avait beau
s’exténuer, sa femme l’invectivait et vendait tout
pour aller boire. Rosanette voyait leur chambre,
avec les métiers rangés en longueur contre les
fenêtres, le pot-bouille sur le poêle, le lit
peint en acajou, une armoire en face, et la
soupente obscure où elle avait couché jusqu’à
quinze ans. Enfin un monsieur était venu, un homme
gras, la figure couleur de buis, des façons de
dévot, habillé de noir. Sa mère et lui eurent
ensemble une conversation, si bien que, trois
jours après… Rosanette s’arrêta, et, avec un
regard plein d’impudeur et d’amertume :
— C’était fait !
Puis, répondant au geste de Frédéric :
— Comme il était marié, il aurait craint de se
compromettre dans sa maison, on m’emmena dans un
cabinet de restaurateur, et on m’avait dit que je
serais heureuse, que je recevrais un beau cadeau. |
350 |
III, 1 |
Frédéric songeait
surtout à ce qu’elle n’avait pas dit. Par quels
degrés avait-elle pu sortir de la misère ? À quel
amant devait-elle son éducation ? Que s’était-il
passé dans sa vie jusqu’au jour où il était venu
chez elle pour la première fois ? Son dernier aveu
interdisait les questions. |
351 |
III, 1 |
Et
elle lui conta son départ, toute sa route, et le
mensonge fait à son père.
— Il me ramène dans deux jours. Viens demain
soir, comme par hasard, et profites-en pour me
demander en mariage.
Jamais Frédéric n’avait été plus loin du
mariage. D’ailleurs, Mlle Roque lui semblait une
petite personne assez ridicule. |
371 |
III, 2 |
Au coin de la rue de Marbeuf, il lut sur une planche en grosses lettres : « Maison de santé et d’accouchement tenue par Mme Alessandri, sage-femme de première classe, ex-élève de la Maternité, auteur de divers ouvrages, etc. » Puis, au milieu de la rue, sur la porte, une petite porte bâtarde, l’enseigne répétait (sans le mot accouchement) : « Maison de santé de Mme Alessandri », avec tous ses titres.
Frédéric donna un coup de marteau.
Une femme de chambre, à tournure de soubrette, l’introduisit dans le salon, orné d’une table en acajou, de fauteuils en velours grenat, et d’une pendule sous globe.
Presque aussitôt, Madame parut. C’était une grande brune de quarante ans, la taille mince, de beaux yeux, l’usage du monde. Elle apprit à Frédéric l’heureuse délivrance de la mère, et le fit monter dans sa chambre. |
405 |
III, 4 |
Il se reprocha comme une monstruosité de trahir ce pauvre être, qui aimait et souffrait dans toute la franchise de sa nature. Pendant plusieurs jours, il lui tint compagnie jusqu’au soir.
Elle se trouvait heureuse dans cette maison discrète ; les volets de la façade restaient même constamment fermés ; sa chambre, tendue en perse claire, donnait sur un grand jardin ; Mme Alessandri, dont le seul défaut était de citer comme intimes les médecins illustres, l’entourait d’attentions ; ses compagnes, presque toutes des demoiselles de la province, s’ennuyaient beaucoup, n’ayant personne qui vînt les voir ; Rosanette s’aperçut qu’on l’enviait, et le dit à Frédéric avec fierté. Il fallait parler bas, cependant ; les cloisons étaient minces et tout le monde se tenait aux écoutes malgré le bruit continuel des pianos. |
406 |
III, 4 |
Elle se leva, se mit
doucement sur ses genoux.
— Toi seul es bon ! Il n’y a que toi que
j’aime !
En le regardant, son cœur s’amollit, une
réaction nerveuse lui amena des larmes aux
paupières, et elle murmura :
— Veux-tu m’épouser ?
Il crut d’abord n’avoir pas compris. Cette
richesse l’étourdissait. Elle répéta plus haut :
— Veux-tu m’épouser ?
Enfin, il dit en souriant :
— Tu en doutes ? |
397 |
III, 4 |
Les
salons des filles (c’est de ce temps-là que date
leur importance) étaient un terrain neutre, où les
réactionnaires de bords différents se
rencontraient. Hussonnet, qui se livrait au
dénigrement des gloires contemporaines (bonne
chose pour la restauration de l’Ordre), inspira
l’envie à Rosanette d’avoir, comme une autre, ses
soirées ; |
410 |
III, 4 |
Bourgeoise déclassée,
elle adorait la vie de ménage, un petit intérieur
paisible. Cependant, elle était contente d’avoir
« un jour » ; disait : « Ces femmes-là ! » en
parlant de ses pareilles ; voulait être « une dame
du monde », s’en croyait une. Elle le pria de ne
plus fumer dans le salon, essaya de lui faire
faire maigre, par bon genre.
Elle mentait à son rôle enfin, car elle devenait
sérieuse, et même, avant de se coucher, montrait
toujours un peu de mélancolie, comme il y a des
cyprès à la porte d’un cabaret.
Il en découvrit la cause : elle rêvait
mariage, elle aussi ! Frédéric en fut exaspéré.
D’ailleurs, il se rappelait son apparition chez
Mme Arnoux, et puis il lui gardait rancune pour sa
longue résistance. |
410 |
III, 4 |
Elle avait été sensible autrefois, et même, dans
une peine de cœur, avait écrit à Béranger pour en
obtenir un conseil. Mais elle s’était aigrie sous
les bourrasques de l’existence, ayant, tour à
tour, donné des leçons de piano, présidé une table
d’hôte, collaboré à des journaux de modes,
sous-loué des appartements, fait le trafic des
dentelles dans le monde des femmes légères, où ses
relations lui permirent d’obliger beaucoup de
personnes, Arnoux entre autres. |
415 |
III, 4 |
Elle se jeta dessus avec un appétit
d’ogresse ; et elle en avait abandonné la
littérature, le socialisme, « les doctrines
consolantes et les utopies généreuses », le cours
qu’elle professait sur la Désubalternisation
de la femme, tout, Delmar lui-même ; enfin,
elle offrit à Dussardier de s’unir par un mariage. |
416 |
III, 4 |
|
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Danielle Girard
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