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Gustave Flaubert
L'Éducation sentimentale — Texte intégral
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Texte
de l’édition Conard de 1910, proposé par Wikisource.
Les chiffres rouges précédés d’une
étoile indiquent la pagination
de l’édition Garnier-Flammarion de 1969,
inscrite au crayon sur les manuscrits
des brouillons.
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PREMIÈRE PARTIE
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Chapitre premier
*37 Le
15 septembre 1840, vers six heures du matin, la Ville-de-Montereau, près
de partir, fumait à gros tourbillons devant le quai
Saint-Bernard.
Des gens arrivaient hors d’haleine ; des
barriques, des câbles, des corbeilles de linge
gênaient la circulation ; les matelots ne répondaient
à personne ; on se heurtait ; les colis montaient
entre les deux tambours, et le tapage s’absorbait dans
le bruissement de la vapeur, qui, s’échappant par des
plaques de tôle, enveloppait tout d’une nuée
blanchâtre, tandis que la cloche, en avant, tintait
sans discontinuer.
Enfin le navire partit ; et les deux
berges, peuplées de magasins, de chantiers et
d’usines, filèrent comme deux larges rubans que l’on
déroule.
Un jeune homme de dix-huit ans, à longs cheveux et
qui tenait un album sous son bras, restait auprès du
gouvernail, immobile. À travers le brouillard, il
contemplait des clochers, des édifices dont il ne
savait pas les noms ; puis il embrassa, dans un
dernier coup d’œil, l’île Saint-Louis, la Cité,
Notre-Dame ; et bientôt, Paris disparaissant, il
poussa un grand soupir.
M. Frédéric Moreau, nouvellement reçu bachelier,
s’en retournait à Nogent-sur-Seine, où il devait
languir pendant deux mois, avant d’aller faire son
droit. Sa mère, avec la somme indispensable,
l’avait envoyé au Havre voir un oncle, dont elle
espérait, pour lui, l’héritage ; il en était revenu la
veille seulement ; et il se dédommageait de ne pouvoir
séjourner dans la capitale, en regagnant sa province
par la route la plus longue.
Le tumulte s’apaisait ; tous avaient pris leur
place ; quelques-uns, debout, se chauffaient autour de
la machine, et la cheminée crachait avec un râle lent
et rythmique *38 son
panache de fumée noire ; des gouttelettes de rosée
coulaient sur les cuivres ; le pont tremblait sous une
petite vibration intérieure, et les deux roues,
tournant rapidement, battaient l’eau.
La rivière était bordée par des grèves de sable.
On rencontrait des trains de bois qui se mettaient à
onduler sous le remous des vagues, ou bien, dans un
bateau sans voiles, un homme assis pêchait ; puis les
brumes errantes se fondirent, le soleil parut, la
colline qui suivait à droite le cours de la Seine peu
à peu s’abaissa, et il en surgit une autre, plus
proche, sur la rive opposée.
Des arbres la couronnaient parmi des maisons
basses couvertes de toits à l’italienne. Elles avaient
des jardins en pente que divisaient des murs neufs,
des grilles de fer, des gazons, des serres chaudes, et
des vases de géraniums, espacés régulièrement sur des
terrasses où l’on pouvait s’accouder. Plus d’un, en
apercevant ces coquettes résidences, si tranquilles,
enviait d’en être le propriétaire, pour vivre là
jusqu’à la fin de ses jours, avec un bon billard, une
chaloupe, une femme ou quelque autre rêve. Le plaisir
tout nouveau d’une excursion maritime facilitait les
épanchements. Déjà les farceurs commençaient leurs
plaisanteries. Beaucoup chantaient. On était gai. Il
se versait des petits verres.
Frédéric pensait à la chambre qu’il occuperait
là-bas, au plan d’un drame, à des sujets de tableaux,
à des passions futures. Il trouvait que le bonheur
mérité par l’excellence de son âme tardait à venir. Il
se déclama des vers mélancoliques ; il marchait sur le
pont à pas rapides ; il s’avança jusqu’au bout, du
côté de la cloche ; et, dans un cercle de passagers et
de matelots, il vit un monsieur qui contait des
galanteries à une paysanne, tout en lui maniant la
croix d’or qu’elle portait sur la poitrine. C’était un
gaillard d’une quarantaine d’années, à cheveux crépus.
Sa taille robuste emplissait une jaquette de velours
noir, deux émeraudes brillaient à sa chemise de
batiste, et son large pantalon blanc tombait sur
d’étranges bottes rouges, en cuir de Russie,
rehaussées de dessins bleus.
La présence de Frédéric ne le dérangea pas. Il se
tourna vers lui plusieurs fois, en l’interpellant par
des clins d’œil ; ensuite il offrit des cigares à tous
ceux qui l’entouraient. Mais, ennuyé de cette
compagnie, sans doute, il alla se mettre plus loin.
Frédéric le suivit.
La conversation roula d’abord sur les différentes
*39 espèces de tabacs,
puis, tout naturellement, sur les femmes. Le monsieur
en bottes rouges donna des conseils au jeune homme ;
il exposait des théories, narrait des anecdotes, se
citait lui-même en exemple, débitant tout cela d’un
ton paterne, avec une ingénuité de corruption
divertissante.
Il était républicain ; il avait voyagé, il
connaissait l’intérieur des théâtres, des restaurants,
des journaux, et tous les artistes célèbres, qu’il
appelait familièrement par leurs prénoms ; Frédéric
lui confia bientôt ses projets ; il les encouragea.
Mais il s’interrompit pour observer le tuyau de la
cheminée, puis il marmotta vite un long calcul, afin
de savoir « combien chaque coup de piston, à tant de
fois par minute, devait, etc. ». Et, la somme trouvée,
il admira beaucoup le paysage. Il se disait heureux
d’être échappé aux affaires.
Frédéric éprouvait un certain respect pour lui, et
ne résista pas à l’envie de savoir son nom. L’inconnu
répondit tout d’une haleine :
— Jacques Arnoux propriétaire de l’Art
industriel, boulevard Montmartre.
Un domestique ayant un galon d’or à la casquette
vint lui dire :
— Si Monsieur voulait descendre ? Mademoiselle
pleure.
Il disparut.
L’Art industriel était un établissement
hybride, comprenant un journal de peinture et un
magasin de tableaux. Frédéric avait vu ce titre-là,
plusieurs fois, à l’étalage du libraire de son pays
natal, sur d’immenses prospectus, où le nom de Jacques
Arnoux se développait magistralement.
Le soleil dardait d’aplomb, en faisant reluire les
gabillots de fer autour des mâts, les plaques du
bastingage et la surface de l’eau ; elle se coupait à
la proue en deux sillons, qui se déroulaient jusqu’au
bord des prairies. À chaque détour de la rivière, on
retrouvait le même rideau de peupliers pâles. La
campagne était toute vide. Il y avait dans le ciel de
petits nuages blancs arrêtés, et l’ennui, vaguement
répandu, semblait alanguir la marche du bateau et
rendre l’aspect des voyageurs plus insignifiant
encore.
À part quelques bourgeois, aux Premières,
c’étaient des ouvriers, des gens de boutique avec
leurs femmes et *40 leurs
enfants. Comme on avait coutume alors de se vêtir
sordidement en voyage, presque tous portaient de
vieilles calottes grecques ou des chapeaux déteints,
de maigres habits noirs râpés par le frottement du
bureau, ou des redingotes ouvrant la capsule de leurs
boutons pour avoir trop servi au magasin ; çà et là,
quelque gilet à châle laissait voir une chemise de
calicot, maculée de café ; des épingles de chrysocale
piquaient des cravates en lambeaux ; des sous-pieds
cousus retenaient des chaussons de lisière ; deux ou
trois gredins qui tenaient des bambous à gance de cuir
lançaient des regards obliques, et des pères de
famille ouvraient de gros yeux, en faisant des
questions. Ils causaient debout, ou bien accroupis sur
leurs bagages ; d’autres dormaient dans des coins ;
plusieurs mangeaient. Le pont était sali par des
écales de noix, des bouts de cigares, des pelures de
poires, des détritus de charcuterie apportée dans du
papier ; trois ébénistes, en blouse, stationnaient
devant la cantine ; un joueur de harpe en haillons se
reposait, accoudé sur son instrument ; on entendait
par intervalles le bruit du charbon de terre dans le
fourneau, un éclat de voix, un rire ; et le capitaine,
sur la passerelle, marchait d’un tambour à l’autre,
sans s’arrêter. Frédéric, pour rejoindre sa place,
poussa la grille des Premières, dérangea deux
chasseurs avec leurs chiens.
Ce fut comme une apparition :
Elle était assise, au milieu du banc, toute
seule ; ou du moins il ne distingua personne, dans
l’éblouissement que lui envoyèrent ses yeux. En même
temps qu’il passait, elle leva la tête ; il fléchit
involontairement les épaules ; et, quand il se fut mis
plus loin, du même côté, il la regarda.
Elle avait un large chapeau de paille, avec des
rubans roses qui palpitaient au vent, derrière elle.
Ses bandeaux noirs, contournant la pointe de ses
grands sourcils, descendaient très bas et semblaient
presser amoureusement l’ovale de sa figure. Sa robe de
mousseline claire, tachetée de petits pois, se
répandait à plis nombreux. Elle était en train de
broder quelque chose ; et son nez droit, son menton,
toute sa personne se découpait sur le fond de l’air
bleu.
Comme elle gardait la même attitude, il fit
plusieurs tours de droite et de gauche pour dissimuler
sa manœuvre ; puis il se planta tout près de son
ombrelle, posée contre le banc, et il affectait
d’observer une chaloupe sur la rivière.
Jamais il n’avait vu cette splendeur de sa peau
brune, la *41 séduction
de sa taille, ni cette finesse des doigts que la
lumière traversait. Il considérait son panier à
ouvrage avec ébahissement, comme une chose
extraordinaire. Quels étaient son nom, sa demeure, sa
vie, son passé ? Il souhaitait connaître les meubles
de sa chambre, toutes les robes qu’elle avait portées,
les gens qu’elle fréquentait ; et le désir de la
possession physique même disparaissait sous une envie
plus profonde, dans une curiosité douloureuse qui
n’avait pas de limites.
Une négresse, coiffée d’un foulard, se présenta,
en tenant par la main une petite fille, déjà grande.
L’enfant, dont les yeux roulaient des larmes, venait
de s’éveiller. Elle la prit sur ses genoux :
« Mademoiselle n’était pas sage, quoiqu’elle eût sept
ans bientôt ; sa mère ne l’aimerait plus ; on lui
pardonnait trop ses caprices. » Et Frédéric se
réjouissait d’entendre ces choses, comme s’il eût fait
une découverte, une acquisition.
Il la supposait d’origine andalouse, créole
peut-être ; elle avait ramené des îles cette négresse
avec elle ?
Cependant, un long châle à bandes violettes était
placé derrière son dos, sur le bordage de cuivre. Elle
avait dû, bien des fois, au milieu de la mer, durant
les soirs humides, en envelopper sa taille, s’en
couvrir les pieds, dormir dedans ! Mais, entraîné par
les franges, il glissait peu à peu, il allait tomber
dans l’eau ; Frédéric fit un bond et le rattrapa. Elle
lui dit :
— Je vous remercie, monsieur.
Leurs yeux se rencontrèrent.
— Ma femme, es-tu prête ? cria le sieur Arnoux,
apparaissant dans le capot de l’escalier.
Mlle Marthe courut vers lui, et, cramponnée à son
cou, elle tirait ses moustaches. Les sons d’une harpe
retentirent, elle voulut voir la musique ; et bientôt
le joueur d’instrument, amené par la négresse, entra
dans les Premières. Arnoux le reconnut pour un ancien
modèle ; il le tutoya, ce qui surprit les assistants.
Enfin le harpiste rejeta ses longs cheveux derrière
ses épaules, étendit les bras et se mit à jouer.
C’était une romance orientale, où il était
question de poignards, de fleurs et d’étoiles. L’homme
en haillons chantait cela d’une voix mordante ; les
battements de la machine coupaient la mélodie à fausse
mesure ; il pinçait plus fort : les cordes vibraient,
et leurs sons métalliques semblaient exhaler des
sanglots et comme la plainte d’un amour orgueilleux et
vaincu. Des deux côtés de la rivière, *42
des bois s’inclinaient jusqu’au bord de
l’eau ; un courant d’air frais passait ; Mme Arnoux
regardait au loin d’une manière vague. Quand la
musique s’arrêta, elle remua les paupières plusieurs
fois, comme si elle sortait d’un songe.
Le harpiste s’approcha d’eux, humblement. Pendant
qu’Arnoux cherchait de la monnaie, Frédéric allongea
vers la casquette sa main fermée, et, l’ouvrant avec
pudeur, il y déposa un louis d’or. Ce n’était pas la
vanité qui le poussait à faire cette aumône devant
elle, mais une pensée de bénédiction où il
l’associait, un mouvement de cœur presque religieux.
Arnoux, en lui montrant le chemin,
l’engagea cordialement à descendre. Frédéric affirma
qu’il venait de déjeuner ; il se mourait de faim, au
contraire ; et il ne possédait plus un centime au fond
de sa bourse.
Ensuite il songea qu’il avait bien le droit, comme
un autre, de se tenir dans la chambre.
Autour des tables rondes, des bourgeois
mangeaient, un garçon de café circulait ; M.
et Mme Arnoux étaient dans le fond, à droite ; il
s’assit sur la longue banquette de velours, ayant
ramassé un journal qui se trouvait là.
Ils devaient, à Montereau, prendre la diligence de
Châlons. Leur voyage en Suisse durerait un
mois. Mme Arnoux blâma son mari de sa faiblesse pour
son enfant. Il chuchota dans son oreille, une
gracieuseté, sans doute, car elle sourit. Puis il se
dérangea pour fermer derrière son cou le rideau de la
fenêtre.
Le plafond, bas et tout blanc, rabattait une
lumière crue. Frédéric, en face, distinguait l’ombre
de ses cils. Elle trempait ses lèvres dans son verre,
cassait un peu de croûte entre ses doigts ; le
médaillon de lapis-lazuli, attaché par une chaînette
d’or à son poignet, de temps à autre sonnait contre
son assiette. Ceux qui étaient là, pourtant, n’avaient
pas l’air de la remarquer.
Quelquefois, par les hublots, on voyait glisser le
flanc d’une barque qui accostait le navire pour
prendre ou déposer des voyageurs. Les gens attablés se
penchaient aux ouvertures et nommaient les pays
riverains.
Arnoux se plaignait de la cuisine ; il se récria
considérablement devant l’addition, et il la fit
réduire. Puis il emmena le jeune homme à l’avant du
bateau pour boire des grogs. Mais Frédéric s’en
retourna bientôt sous la tente, où Mme Arnoux était
revenue. Elle lisait un mince volume à couverture
grise. Les deux coins de sa bouche *43
se relevaient par moments, et un éclair de
plaisir illuminait son front. Il jalousa celui qui
avait inventé ces choses dont elle paraissait occupée.
Plus il la contemplait, plus il sentait entre elle et
lui se creuser des abîmes. Il songeait qu’il faudrait
la quitter tout à l’heure, irrévocablement, sans en
avoir arraché une parole, sans lui laisser même un
souvenir !
Une plaine s’étendait à droite ; à gauche un
herbage allait doucement rejoindre une colline, où
l’on apercevait des vignobles, des noyers, un moulin
dans la verdure, et des petits chemins au delà,
formant des zigzags sur la roche blanche qui touchait
au bord du ciel. Quel bonheur de monter côte à côte,
le bras autour de sa taille, pendant que sa robe
balayerait les feuilles jaunies, en écoutant sa voix,
sous le rayonnement de ses yeux ! Le bateau pouvait
s’arrêter, ils n’avaient qu’à descendre ; et cette
chose bien simple n’était pas plus facile, cependant,
que de remuer le soleil !
Un peu plus loin, on découvrit un château, à toit
pointu, avec des tourelles carrées. Un parterre de
fleurs s’étalait devant sa façade ; et des avenues
s’enfonçaient, comme des voûtes noires, sous les hauts
tilleuls. Il se la figura passant au bord des
charmilles. À ce moment, une jeune dame et un jeune
homme se montrèrent sur le perron, entre les caisses
d’orangers. Puis tout disparut.
La petite fille jouait autour de lui. Frédéric
voulut la baiser. Elle se cacha derrière sa bonne ; sa
mère la gronda de n’être pas aimable pour le monsieur
qui avait sauvé son châle. Était-ce une ouverture
indirecte ?
« Va-t-elle enfin me parler ? » se demandait-il.
Le temps pressait. Comment obtenir une invitation
chez Arnoux ? Et il n’imagina rien de mieux que de lui
faire remarquer la couleur de l’automne, en ajoutant :
— Voilà bientôt l’hiver, la saison des bals et des
dîners !
Mais Arnoux était tout occupé de ses bagages. La
côte de Surville apparut, les deux ponts se
rapprochaient, on longea une corderie, ensuite une
rangée de maisons basses ; il y avait, en dessous, des
marmites de goudron, des éclats de bois ; et des
gamins couraient sur le sable, en faisant la roue.
Frédéric reconnut un homme avec un gilet à manches, il
lui cria :
— Dépêche-toi.
On arrivait. Il chercha péniblement Arnoux dans la
foule des passagers, et l’autre répondit en lui
serrant la main :
*44 — Au plaisir,
cher monsieur !
Quand il fut sur le quai, Frédéric se retourna.
Elle était près du gouvernail, debout. Il lui envoya
un regard où il avait tâché de mettre toute son âme ;
comme s’il n’eût rien fait, elle demeura immobile.
Puis, sans égard aux salutations de son domestique :
— Pourquoi n’as-tu pas amené la voiture
jusqu’ici ?
Le bonhomme s’excusait.
— Quel maladroit ! Donne-moi de l’argent !
Et il alla manger dans une auberge.
Un quart d’heure après, il eut envie d’entrer
comme par hasard dans la cour des diligences. Il la
verrait encore, peut-être ?
« À quoi bon ? » se dit-il.
Et l’américaine l’emporta. Les deux chevaux
n’appartenaient pas à sa mère. Elle avait emprunté
celui de M. Chambrion, le receveur, pour l’atteler
auprès du sien. Isidore, parti la veille, s’était
reposé à Bray jusqu’au soir et avait couché à
Montereau, si bien que les bêtes, rafraîchies,
trottaient lestement.
Des champs moissonnés se prolongeaient à n’en plus
finir. Deux lignes d’arbres bordaient la route, les
tas de cailloux se succédaient ; et peu à peu,
Villeneuve-Saint-Georges, Ablon, Châtillon, Corbeil et
les autres pays, tout son voyage lui revint à la
mémoire, d’une façon si nette qu’il distinguait
maintenant des détails nouveaux, des particularités
plus intimes ; sous le dernier volant de sa robe, son
pied passait dans une mince bottine en soie, de
couleur marron ; la tente de coutil formait un large
dais sur sa tête, et les petits glands rouges de la
bordure tremblaient à la brise, perpétuellement.
Elle ressemblait aux femmes des livres
romantiques. Il n’aurait voulu rien ajouter, rien
retrancher à sa personne. L’univers venait tout à coup
de s’élargir. Elle était le point lumineux où
l’ensemble des choses convergeait ; — et, bercé par le
mouvement de la voiture, les paupières à demi closes,
le regard dans les nuages, il s’abandonnait à une joie
rêveuse et infinie.
À Bray, il n’attendit pas qu’on eût donné
l’avoine, il alla devant, sur la route, tout
seul. Arnoux l’avait appelée « Marie ! ». Il cria très
haut « Marie ! ». Sa voix se perdit dans l’air.
Une large couleur de pourpre enflammait le ciel à
l’occident. De grosses meules de blé, qui se levaient
au milieu des chaumes, projetaient des ombres géantes.
Un *45 chien se mit à
aboyer dans une ferme, au loin. Il frissonna, pris
d’une inquiétude sans cause.
Quand Isidore l’eut rejoint, il se plaça sur le
siège pour conduire. Sa défaillance était passée. Il
était bien résolu à s’introduire, n’importe comment,
chez les Arnoux, et à se lier avec eux. Leur maison
devait être amusante, Arnoux lui plaisait d’ailleurs ;
puis, qui sait ? Alors un flot de sang lui monta au
visage ; ses tempes bourdonnaient ; il fit claquer son
fouet, secoua les rênes, et il menait les chevaux tel
train, que le vieux cocher répétait :
— Doucement ! mais doucement ! vous les rendrez
poussifs.
Peu à peu Frédéric se calma, et il écouta parler
son domestique.
On attendait Monsieur avec grande
impatience. Mlle Louise avait pleuré pour partir dans
la voiture.
— Qu’est-ce donc, Mlle Louise ?
— La petite à M. Roque, vous savez ?
— Ah ! j’oubliais ! répliqua Frédéric,
négligemment.
Cependant, les deux chevaux n’en pouvaient plus.
Ils boitaient l’un et l’autre ; et neuf heures
sonnaient à Saint-Laurent lorsqu’il arriva sur la
place d’Armes, devant la maison de sa mère. Cette
maison, spacieuse, avec un jardin donnant sur la
campagne, ajoutait à la considération de Mme Moreau,
qui était la personne du pays la plus respectée.
Elle sortait d’une vieille famille de
gentilshommes, éteinte maintenant. Son mari, un
plébéien que ses parents lui avaient fait épouser,
était mort d’un coup d’épée, pendant sa grossesse, en
lui laissant une fortune compromise. Elle recevait
trois fois la semaine et donnait de temps à autre un
beau dîner. Mais le nombre des bougies était calculé
d’avance, et elle attendait impatiemment ses fermages.
Cette gêne, dissimulée comme un vice, la rendait
sérieuse. Cependant, sa vertu s’exerçait sans étalage
de pruderie, sans aigreur. Ses moindres charités
semblaient de grandes aumônes. On la consultait sur le
choix des domestiques, l’éducation des jeunes filles,
l’art des confitures, et Monseigneur descendait chez
elle dans ses tournées épiscopales.
Mme Moreau nourrissait une haute ambition pour son
fils. Elle n’aimait pas à entendre blâmer le
Gouvernement, par une sorte de prudence anticipée. Il
aurait besoin de protections d’abord ; puis, grâce à
ses moyens, *46 il
deviendrait conseiller d’État, ambassadeur, ministre.
Ses triomphes au collège de Sens légitimaient cet
orgueil ; il avait remporté le prix d’honneur.
Quand il entra dans le salon, tous se levèrent à
grand bruit, on l’embrassa ; et avec les fauteuils et
les chaises on fit un large demi-cercle autour de la
cheminée. M. Gamblin lui demanda immédiatement son
opinion sur Mme Lafarge. Ce procès, la fureur de
l’époque, ne manqua pas d’amener une discussion
violente ; Mme Moreau l’arrêta, au regret toutefois de
M. Gamblin ; il la jugeait utile pour le jeune homme,
en sa qualité de futur jurisconsulte, et il sortit du
salon, piqué.
Rien ne devait surprendre dans un ami du père
Roque ! À propos du père Roque, on parla de M.
Dambreuse, qui venait d’acquérir le domaine de la
Fortelle. Mais le percepteur avait entraîné Frédéric à
l’écart, pour savoir ce qu’il pensait du dernier
ouvrage de M. Guizot. Tous désiraient connaître ses
affaires ; et Mme Benoît s’y prit adroitement en
s’informant de son oncle. Comment allait ce bon
parent ? Il ne donnait plus de ses nouvelles.
N’avait-il pas un arrière-cousin en Amérique ?
La cuisinière annonça que le potage de Monsieur
était servi. On se retira, par discrétion. Puis, dès
qu’ils furent seuls, dans la salle, sa mère lui dit, à
voix basse :
— Eh bien ?
Le vieillard l’avait reçu très cordialement, mais
sans montrer ses intentions.
Mme Moreau soupira.
« Où est-elle, à présent ? » songeait-il.
La diligence roulait, et, enveloppée dans le châle
sans doute, elle appuyait contre le drap du coupé sa
belle tête endormie.
Ils montaient dans leurs chambres quand un garçon
du Cygne de la Croix apporta un billet.
— Qu’est-ce donc ?
— C’est Deslauriers qui a besoin de moi, dit-il.
— Ah ! ton camarade ! fit Mme Moreau avec
un ricanement de mépris. L’heure est bien choisie,
vraiment !
Frédéric hésitait. Mais l’amitié fut plus forte.
Il prit son chapeau.
— Au moins, ne sois pas longtemps ! lui dit sa
mère.
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Chapitre II
*47 Le
père de Charles Deslauriers, ancien capitaine de
ligne, démissionnaire en 1818, était revenu se marier
à Nogent, et, avec l’argent de la dot, avait acheté
une charge d’huissier, suffisant à peine pour le faire
vivre. Aigri par de longues injustices, souffrant de
ses vieilles blessures, et toujours regrettant
l’Empereur, il dégorgeait sur son entourage les
colères qui l’étouffaient. Peu d’enfants furent plus
battus que son fils. Le gamin ne cédait pas, malgré
les coups. Sa mère, quand elle tâchait de
s’interposer, était rudoyée comme lui. Enfin, le
Capitaine le plaça dans son étude, et tout le long du
jour, il le tenait courbé sur son pupitre à copier des
actes, ce qui lui rendit l’épaule droite visiblement
plus forte que l’autre.
En 1833, d’après l’invitation de M. le président,
le Capitaine vendit son étude. Sa femme mourut d’un
cancer. Il alla vivre à Dijon ; ensuite il s’établit
marchand d’hommes à Troyes ; et, ayant obtenu pour
Charles une demi-bourse, le mit au collège de Sens, où
Frédéric le reconnut. Mais l’un avait 12 ans, l’autre
15 ; d’ailleurs, mille différences de caractère et
d’origine les séparaient.
Frédéric possédait dans sa commode toutes sortes
de provisions, des choses recherchées, un nécessaire
de toilette, par exemple. Il aimait à dormir tard le
matin, à regarder les hirondelles, à lire des pièces
de théâtre, et, regrettant les douceurs de la maison,
il trouvait rude la vie de collège.
Elle semblait bonne au fils de l’huissier. Il
travaillait si bien, qu’au bout de la seconde année,
il passa dans la classe de troisième. Cependant, à
cause de sa pauvreté, ou de son humeur querelleuse,
une sourde malveillance *48 l’entourait.
Mais un domestique, une fois, l’ayant appelé enfant de
gueux, en pleine cour des moyens, il lui sauta à la
gorge et l’aurait tué, sans trois maîtres d’études qui
intervinrent. Frédéric, emporté d’admiration, le serra
dans ses bras. À partir de ce jour, l’intimité fut
complète. L’affection d’un grand, sans doute,
flatta la vanité du petit, et l’autre accepta comme un
bonheur ce dévouement qui s’offrait.
Son père, pendant les vacances, le laissait au
collège. Une traduction de Platon ouverte par hasard
l’enthousiasma. Alors il s’éprit d’études
métaphysiques ; et ses progrès furent rapides, car il
les abordait avec des forces jeunes et dans l’orgueil
d’une intelligence qui s’affranchit ; Jouffroy,
Cousin, Laromiguière, Mallebranche, les Écossais, tout
ce que la bibliothèque contenait, y passa. Il avait eu
besoin d’en voler la clef, pour se procurer des
livres.
Les distractions de Frédéric étaient moins
sérieuses. Il dessina dans la rue des Trois-Rois
la généalogie du Christ, sculptée sur un poteau, puis
le portail de la cathédrale. Après les drames moyen
âge, il entama les mémoires : Froissart, Commines,
Pierre de l’Estoile, Brantôme.
Les images que ces lectures amenaient à son esprit
l’obsédaient si fort, qu’il éprouvait le besoin de les
reproduire. Il ambitionnait d’être un jour le Walter
Scott de la France. Deslauriers méditait un vaste
système de philosophie, qui aurait les applications
les plus lointaines.
Ils causaient de tout cela, pendant les
récréations, dans la cour, en face de l’inscription
morale peinte sous l’horloge ; ils en chuchotaient
dans la chapelle, à la barbe de saint Louis ; ils en
rêvaient dans le dortoir, d’où l’on domine un
cimetière. Les jours de promenade, ils se rangeaient
derrière les autres, et ils parlaient
interminablement.
Ils parlaient de ce qu’ils feraient plus tard,
quand ils seraient sortis du collège. D’abord, ils
entreprendraient un grand voyage avec l’argent que
Frédéric prélèverait sur sa fortune, à sa majorité.
Puis ils reviendraient à Paris, ils travailleraient
ensemble, ne se quitteraient pas ; et, comme
délassement à leurs travaux, ils auraient des amours
de princesses dans des boudoirs de satin, ou de
fulgurantes orgies avec des courtisanes illustres. Des
doutes succédaient à leurs emportements d’espoir.
Après *49 des crises
de gaieté verbeuse, ils tombaient dans des silences
profonds.
Les soirs d’été, quand ils avaient marché
longtemps par les chemins pierreux au bord des vignes,
ou sur la grande route en pleine campagne, et que les
blés ondulaient au soleil tandis que des senteurs
d’angélique passaient dans l’air, une sorte
d’étouffement les prenait, et ils s’étendaient sur le
dos, étourdis, enivrés. Les autres, en manche de
chemise, jouaient aux barres ou faisaient partir des
cerfs-volants. Le pion les appelait. On s’en revenait,
en suivant les jardins que traversaient de petits
ruisseaux, puis les boulevards ombragés par les vieux
murs ; les rues désertes sonnaient sous leurs pas ; la
grille s’ouvrait, on remontait l’escalier ; et ils
étaient tristes comme après de grandes débauches.
M. le censeur prétendait qu’ils s’exaltaient
mutuellement. Cependant, si Frédéric travailla dans
les hautes classes, ce fut par les exhortations de son
ami ; et, aux vacances de 1837, il l’emmena chez sa
mère.
Le jeune homme déplut à Mme Moreau. Il mangea
extraordinairement, il refusa d’assister le dimanche
aux offices, il tenait des discours républicains ;
enfin, elle crut savoir qu’il avait conduit son fils
dans des lieux déshonnêtes. On surveilla leurs
relations. Ils ne s’en aimèrent que davantage ; et les
adieux furent pénibles, quand Deslauriers, l’année
suivante, partit du collège pour étudier le droit à
Paris.
Frédéric comptait bien l’y rejoindre. Ils ne
s’étaient pas vus depuis deux ans ; et, leurs
embrassades étant finies, ils allèrent sur les ponts
afin de causer plus à l’aise.
Le Capitaine, qui tenait maintenant un billard à
Villenauxe, s’était fâché rouge lorsque son fils avait
réclamé ses comptes de tutelle, et même lui avait
coupé les vivres, tout net. Mais comme il voulait
concourir plus tard pour une chaire de professeur à
l’École et qu’il n’avait pas d’argent, Deslauriers
acceptait à Troyes une place de maître clerc chez un
avoué. À force de privations, il économiserait quatre
mille francs ; et, s’il ne devait rien toucher de la
succession maternelle, il aurait toujours de quoi
travailler librement, pendant trois années, en
attendant une position. Il fallait donc abandonner
leur vieux projet de vivre ensemble dans la capitale,
pour le présent du moins.
Frédéric baissa la tête. C’était le premier de ses
rêves qui s’écroulait.
*50 — Console-toi,
dit le fils du Capitaine, la vie est longue ; nous
sommes jeunes. Je te rejoindrai ! N’y pense plus !
Il le secouait par les mains, et, pour le
distraire, lui fit des questions sur son voyage.
Frédéric n’eut pas grand’chose à narrer. Mais, au
souvenir de Mme Arnoux, son chagrin s’évanouit. Il ne
parla pas d’elle, retenu par une pudeur. Il s’étendit
en revanche sur Arnoux, rapportant ses discours, ses
manières, ses relations ; et Deslauriers l’engagea
fortement à cultiver cette connaissance.
Frédéric, dans ces derniers temps, n’avait rien
écrit ; ses opinions littéraires étaient changées : il
estimait par-dessus tout la passion ; Werther, René,
Franck, Lara, Lélia et d’autres plus médiocres
l’enthousiasmaient presque également. Quelquefois la
musique lui semblait seule capable d’exprimer ses
troubles intérieurs ; alors, il rêvait des
symphonies ; ou bien la surface des choses
l’appréhendait, et il voulait peindre. Il avait
composé des vers, pourtant ; Deslauriers les
trouva fort beaux, mais sans demander une autre pièce.
Quant à lui, il ne donnait plus dans la
métaphysique. L’économie sociale et la Révolution
française le préoccupaient. C’était, à présent, un
grand diable de 22 ans, maigre, avec une large bouche,
l’air résolu. Il portait, ce soir-là, un mauvais
paletot de lasting ; et ses souliers étaient blancs de
poussière, car il avait fait la route de Villenauxe à
pied, exprès pour voir Frédéric.
Isidore les aborda. Madame priait Monsieur de
revenir, et, craignant qu’il n’eût froid, elle lui
envoyait son manteau.
— Reste donc ! dit Deslauriers.
Et ils continuèrent à se promener d’un bout à
l’autre des deux ponts qui s’appuient sur l’île
étroite, formée par le canal et la rivière.
Quand ils allaient du côté de Nogent, ils avaient,
en face, un pâté de maisons s’inclinant quelque peu ;
à droite, l’église apparaissait derrière les moulins
de bois dont les vannes étaient fermées ; et, à
gauche, les haies d’arbustes, le long de la rive,
terminaient des jardins, que l’on distinguait à peine.
Mais, du côté de Paris, la grande route descendait en
ligne droite ; et des prairies se perdaient au loin,
dans les vapeurs de la nuit. Elle était silencieuse et
d’une clarté blanchâtre. Des odeurs de feuillage
humide montaient jusqu’à eux ; la chute de la *51
prise d’eau, cent pas plus loin, murmurait,
avec ce gros bruit doux que font les ondes dans les
ténèbres.
Deslauriers s’arrêta, et il dit :
— Ces bonnes gens qui dorment tranquilles, c’est
drôle ! Patience ! un nouveau 89 se prépare ! On est
las de constitutions, de chartes, de subtilités, de
mensonges ! Ah ! si j’avais un journal ou une tribune,
comme je vous secouerais tout cela ! Mais, pour
entreprendre n’importe quoi, il faut de l’argent !
Quelle malédiction que d’être le fils d’un cabaretier
et de perdre sa jeunesse à la quête de son pain ! »
Il baissa la tête, se mordit les lèvres, et il
grelottait sous son vêtement mince.
Frédéric lui jeta la moitié de son manteau sur les
épaules. Ils s’en enveloppèrent tous deux ; et, se
tenant par la taille, ils marchaient dessous, côte à
côte.
— Comment veux-tu que je vive là-bas, sans toi ?
disait Frédéric. (L’amertume de son ami avait ramené
sa tristesse.) J’aurais fait quelque chose avec une
femme qui m’eût aimé… Pourquoi ris-tu ? L’amour est la
pâture et comme l’atmosphère du génie. Les émotions
extraordinaires produisent les œuvres sublimes. Quant
à chercher celle qu’il me faudrait, j’y renonce !
D’ailleurs, si jamais je la trouve, elle me
repoussera. Je suis de la race des déshérités, et je
m’éteindrai avec un trésor qui était de strass ou de
diamant, je n’en sais rien.
L’ombre de quelqu’un s’allongea sur les pavés, en
même temps qu’ils entendirent ces mots :
— Serviteur, messieurs !
Celui qui les prononçait était un petit homme,
habillé d’une ample redingote brune, et coiffé d’une
casquette laissant paraître sous la visière un nez
pointu.
— M. Roque ? dit Frédéric.
— Lui-même ! reprit la voix.
Le Nogentais justifia sa présence en contant qu’il
revenait d’inspecter ses pièges à loup, dans son
jardin, au bord de l’eau.
— Et vous voilà de retour dans nos pays ? Très
bien ! j’ai appris cela par ma fillette. La santé est
toujours bonne, j’espère ? Vous ne partez pas encore ?
Et il s’en alla, rebuté, sans doute, par l’accueil
de Frédéric.
Mme Moreau, en effet, ne le fréquentait pas ; le
père Roque vivait en concubinage avec sa bonne, et on
le considérait fort peu, bien qu’il fût le croupier
d’élections, le régisseur de M. Dambreuse.
*52 — Le banquier
qui demeure rue d’Anjou ? reprit Deslauriers. Sais-tu
ce que tu devrais faire, mon brave ?
Isidore les interrompit encore une fois. Il avait
ordre de ramener Frédéric, définitivement. Madame
s’inquiétait de son absence.
— Bien, bien ! on y va, dit Deslauriers ; il ne
découchera pas.
Et, le domestique étant parti :
— Tu devrais prier ce vieux de t’introduire chez
les Dambreuse ; rien n’est utile comme de fréquenter
une maison riche ! Puisque tu as un habit noir et des
gants blancs, profites-en ! Il faut que tu ailles dans
ce monde là ! Tu m’y mèneras plus tard. Un homme à
millions, pense donc ! Arrange-toi pour lui plaire, et
à sa femme aussi. Deviens son amant !
Frédéric se récriait.
— Mais je te dis là des choses classiques, il me
semble ? Rappelle-toi Rastignac dans la Comédie
humaine ! Tu réussiras, j’en suis sûr !
Frédéric avait tant de confiance en
Deslauriers, qu’il se sentit ébranlé, et
oubliant Mme Arnoux, ou la comprenant dans la
prédiction faite sur l’autre, il ne put s’empêcher de
sourire.
Le clerc ajouta :
— Dernier conseil : passe tes examens ! Un titre
est toujours bon ; et lâche-moi franchement tes poètes
catholiques et sataniques, aussi avancés en
philosophie qu’on l’était au XIIe siècle. Ton
désespoir est bête. De très grands particuliers ont eu
des commencements plus difficiles, à commencer par
Mirabeau. D’ailleurs, notre séparation ne sera pas si
longue. Je ferai rendre gorge à mon filou de père. Il
est temps que je m’en retourne, adieu ! As-tu cent
sous pour que je paye mon dîner ?
Frédéric lui donna dix francs, le reste de la
somme prise le matin à Isidore.
Cependant à vingt toises des ponts, sur la rive
gauche, une lumière brillait dans la lucarne d’une
maison basse.
Deslauriers l’aperçut. Alors, il dit
emphatiquement, tout en retirant son chapeau :
— Vénus, reine des cieux, serviteur ! Mais la
Pénurie est la mère de la Sagesse. Nous a-t-on assez
calomniés pour ça, miséricorde !
*53 Cette allusion
à une aventure commune les mit en joie. Ils riaient
très haut, dans les rues.
Puis, ayant soldé sa dépense à l’auberge,
Deslauriers reconduisit Frédéric jusqu’au carrefour de
l’Hôtel-Dieu ; et, après une longue étreinte, les deux
amis se séparèrent.
|
Chapitre III
*54 Deux
mois plus tard, Frédéric, débarqué un matin rue
Coq-Héron, songea immédiatement à faire sa grande
visite.
Le hasard l’avait servi. Le père Roque était venu
lui apporter un rouleau de papiers, en le priant de
les remettre lui-même chez M. Dambreuse ; et il
accompagnait l’envoi d’un billet décacheté, où il
présentait son jeune compatriote.
Mme Moreau parut surprise de cette démarche.
Frédéric dissimula le plaisir qu’elle lui causait.
M. Dambreuse s’appelait de son vrai nom le comte
d’Ambreuse ; mais, dès 1825, abandonnant peu à peu sa
noblesse et son parti, il s’était tourné vers
l’industrie ; et, l’oreille dans tous les bureaux, la
main dans toutes les entreprises, à l’affût des bonnes
occasions, subtil comme un Grec et laborieux comme un
Auvergnat, il avait amassé une fortune que l’on disait
considérable ; de plus, il était officier de la Légion
d’honneur, membre du conseil général de l’Aube,
député, pair de France un de ces jours ; complaisant
du reste, il fatiguait le ministre par ses demandes
continuelles de secours, de croix, de bureaux de
tabac ; et, dans ses bouderies contre le pouvoir, il
inclinait au centre gauche. Sa femme, la
jolie Mme Dambreuse, que citaient les journaux de
modes, présidait les assemblées de charité. En
cajolant les duchesses, elle apaisait les rancunes du
noble faubourg et laissait croire que M. Dambreuse
pouvait encore se repentir et rendre des services.
Le jeune homme était troublé en allant chez eux.
— J’aurais mieux fait de prendre mon habit. On
m’invitera sans doute au bal pour la semaine
prochaine ? Que va-t-on me dire ?
*55 L’aplomb lui
revint en songeant que M. Dambreuse n’était qu’un
bourgeois, et il sauta gaillardement de son
cabriolet sur le trottoir de la rue d’Anjou.
Quand il eut poussé une des deux portes cochères,
il traversa la cour, gravit le perron et entra dans un
vestibule pavé en marbre de couleur.
Un double escalier droit, avec un tapis rouge à
baguettes de cuivre, s’appuyait contre les hautes
murailles en stuc luisant. Il y avait, au bas des
marches, un bananier dont les feuilles larges
retombaient sur le velours de la rampe. Deux
candélabres de bronze tenaient des globes de
porcelaine suspendus à des chaînettes ; les soupiraux
des calorifères béants exhalaient un air lourd ; et
l’on n’entendait que le tic-tac d’une grande horloge,
dressée à l’autre bout du vestibule, sous une
panoplie.
Un timbre sonna ; un valet parut, et introduisit
Frédéric dans une petite pièce, où l’on
distinguait deux coffres-forts, avec des casiers
remplis de cartons. M. Dambreuse écrivait au milieu,
sur un bureau à cylindre.
Il parcourut la lettre du père Roque, ouvrit avec
son canif la toile qui enfermait les papiers, et les
examina.
De loin, à cause de sa taille mince, il pouvait
sembler jeune encore. Mais ses rares cheveux blancs,
ses membres débiles et surtout la pâleur
extraordinaire de son visage, accusaient un
tempérament délabré. Une énergie impitoyable reposait
dans ses yeux glauques, plus froids que des yeux de
verre. Il avait les pommettes saillantes, et des mains
à articulations noueuses.
Enfin, s’étant levé, il adressa au jeune homme
quelques questions sur des personnes de leur
connaissance, sur Nogent, sur ses études ; puis il le
congédia en s’inclinant. Frédéric sortit par un autre
corridor, et se trouva dans le bas de la cour, auprès
des remises.
Un coupé bleu, attelé d’un cheval noir,
stationnait devant le perron. La portière s’ouvrit,
une dame y monta, et la voiture, avec un bruit sourd,
se mit à rouler sur le sable.
Frédéric, en même temps qu’elle, arriva de l’autre
côté, sous la porte cochère. L’espace n’étant pas
assez large, il fut contraint d’attendre. La jeune
femme, penchée en dehors du vasistas, parlait tout bas
au concierge. Il n’apercevait que son dos, couvert
d’une mante violette. Cependant, il plongeait dans
l’intérieur de la voiture, tendue de reps bleu, avec
des passementeries et des effilés de soie. Les
vêtements de la dame l’emplissaient ; *56
il s’échappait de cette petite boîte
capitonnée un parfum d’iris et comme une vague senteur
d’élégances féminines. Le cocher lâcha les rênes, le
cheval frôla la borne brusquement, et tout disparut.
Frédéric s’en revint à pied, en suivant les
boulevards.
Il regrettait de n’avoir pu
distinguer Mme Dambreuse.
Un peu plus haut que la rue Montmartre, un
embarras de voitures lui fit tourner la tête ; et, de
l’autre côté, en face, il lut sur une plaque de
marbre :
JACQUES ARNOUX.
Comment n’avait-il pas songé à elle, plus tôt ? La
faute venait de Deslauriers, et il s’avança vers la
boutique ; il n’entra pas, cependant, il attendit
qu’elle parût.
Les hautes glaces transparentes offraient aux
regards, dans une disposition habile, des statuettes,
des dessins, des gravures, des catalogues, des numéros
de l’Art industriel ; et les prix de
l’abonnement étaient répétés sur la porte, que
décoraient à son milieu, les initiales de l’éditeur.
On apercevait, contre les murs, de grands tableaux
dont le vernis brillait, puis, dans le fond, deux
bahuts, chargés de porcelaines, de bronzes, de
curiosités alléchantes ; un petit escalier les
séparait, fermé dans le haut par une portière de
moquette ; et un lustre en vieux saxe, un tapis vert
sur le plancher, avec une table en marqueterie,
donnaient à cet intérieur plutôt l’apparence d’un
salon que d’une boutique.
Frédéric faisait semblant d’examiner les dessins.
Après des hésitations infinies, il entra.
Un employé souleva la portière, et répondit que
Monsieur ne serait pas « au magasin » avant cinq
heures. Mais si la commission pouvait se transmettre…
— Non ! je reviendrai, répliqua doucement
Frédéric.
Les jours suivants furent employés à se chercher
un logement ; et il se décida pour une chambre au
second étage, dans un hôtel garni, rue
Saint-Hyacinthe.
En portant sous son bras un buvard tout neuf, il
se rendit à l’ouverture des cours. Trois cents jeunes
gens, nu-tête, emplissaient un amphithéâtre où un
vieillard en robe rouge dissertait d’une voix
monotone ; des plumes grinçaient sur le papier. Il
retrouvait dans cette salle l’odeur poussiéreuse des
classes, une chaire de forme pareille, le même ennui !
Pendant quinze jours, il y *57 retourna.
Mais on n’était pas encore à l’article 3, qu’il avait
lâché le Code civil, et il abandonna les Institutes à
la Summa divisio personarum.
Les joies qu’il s’était promises n’arrivaient
pas ; et, quand il eut épuisé un cabinet de lecture,
parcouru les collections du Louvre, et plusieurs fois
de suite été au spectacle, il tomba dans un
désœuvrement sans fond.
Mille choses nouvelles ajoutaient à sa tristesse.
Il lui fallait compter son linge et subir le
concierge, rustre à tournure d’infirmier, qui venait
le matin retaper son lit, en sentant l’alcool et en
grommelant. Son appartement, orné d’une pendule
d’albâtre, lui déplaisait. Les cloisons étaient
minces ; il entendait les étudiants faire du punch,
rire, chanter.
Las de cette solitude, il rechercha un de ses
anciens camarades nommé Baptiste Martinon ; et il le
découvrit dans une pension bourgeoise de la rue
Saint-Jacques, bûchant sa procédure, devant un feu de
charbon de terre.
En face de lui, une femme en robe d’indienne
reprisait des chaussettes.
Martinon était ce qu’on appelle un fort bel
homme : grand, joufflu, la physionomie régulière et
des yeux bleuâtres à fleur de tête ; son père, un gros
cultivateur, le destinait à la magistrature, et,
voulant déjà paraître sérieux, il portait sa barbe
taillée en collier.
Comme les ennuis de Frédéric n’avaient point de
cause raisonnable et qu’il ne pouvait arguer d’aucun
malheur, Martinon ne comprit rien à ses lamentations
sur l’existence. Lui, il allait tous les matins à
l’École, se promenait ensuite dans le Luxembourg,
prenait le soir sa demi-tasse au café, et, avec quinze
cents francs par an et l’amour de cette ouvrière, il
se trouvait parfaitement heureux.
« Quel bonheur ! » exclama intérieurement
Frédéric.
Il avait fait à l’École une autre connaissance,
celle de M. de Cisy, enfant de grande famille et qui
semblait une demoiselle, à la gentillesse de ses
manières.
M. de Cisy s’occupait de dessin, aimait le
gothique. Plusieurs fois ils allèrent ensemble admirer
la Sainte-Chapelle et Notre-Dame. Mais la distinction
du jeune patricien recouvrait une intelligence des
plus pauvres. Tout le surprenait ; il riait beaucoup à
la moindre plaisanterie, et montrait une ingénuité si
complète, que Frédéric le prit d’abord pour un
farceur, et finalement le considéra comme un nigaud.
Les épanchements n’étaient donc possibles
avec *58 personne
et il attendait toujours l’invitation des Dambreuse.
Au jour de l’an, il leur envoya des cartes de
visite, mais il n’en reçut aucune.
Il était retourné à l’Art industriel.
Il y retourna une troisième fois, et il vit enfin
Arnoux qui se disputait au milieu de cinq à six
personnes et répondit à peine à son salut ; Frédéric
en fut blessé. Il n’en chercha pas moins comment
parvenir jusqu’à elle.
Il eut d’abord l’idée de se présenter souvent,
pour marchander des tableaux. Puis il songea à glisser
dans la boîte du journal quelques articles « très
forts », ce qui amènerait des relations. Peut-être
valait-il mieux courir droit au but, déclarer son
amour ? Alors, il composa une lettre de douze pages,
pleine de mouvements lyriques et d’apostrophes ; mais
il la déchira, et ne fit rien, ne tenta rien,
immobilisé par la peur de l’insuccès.
Au-dessus de la boutique d’Arnoux, il y avait au
premier étage trois fenêtres, éclairées chaque soir.
Des ombres circulaient par derrière, une surtout,
c’était la sienne ; et il se dérangeait de très loin
pour regarder ces fenêtres et contempler cette ombre.
Une négresse, qu’il croisa un jour dans les
Tuileries tenant une petite fille par la main, lui
rappela la négresse de Mme Arnoux. Elle devait y venir
comme les autres ; toutes les fois qu’il traversait
les Tuileries, son cœur battait, espérant la
rencontrer. Les jours de soleil, il continuait sa
promenade jusqu’au bout des Champs-Élysées.
Des femmes, nonchalamment assises dans des
calèches, et dont les voiles flottaient au vent,
défilaient près de lui, au pas ferme de leurs chevaux,
avec un balancement insensible qui faisait craquer les
cuirs vernis. Les voitures devenaient plus nombreuses,
et, se ralentissant à partir du Rond-Point, elles
occupaient toute la voie. Les crinières étaient près
des crinières, les lanternes près des lanternes ; les
étriers d’acier, les gourmettes d’argent, les boucles
de cuivre, jetaient çà et là des points lumineux entre
les culottes courtes, les gants blancs, et les
fourrures qui retombaient sur le blason des portières.
Il se sentait comme perdu dans un monde lointain. Ses
yeux erraient sur les têtes féminines ; et de vagues
ressemblances amenaient à sa mémoire Mme Arnoux. Il se
la figurait, au milieu des autres, dans un de ces
petits coupés, pareils au coupé de Mme Dambreuse. Mais
le soleil se couchait, *59 et
le vent froid soulevait des tourbillons de poussière.
Les cochers baissaient le menton dans leurs cravates,
les roues se mettaient à tourner plus vite, le macadam
grinçait ; et tous les équipages descendaient au grand
trot la longue avenue, en se frôlant, se dépassant,
s’écartant les uns des autres, puis, sur la place de
la Concorde, se dispersaient. Derrière les Tuileries,
le ciel prenait la teinte des ardoises. Les arbres du
jardin formaient deux masses énormes, violacées par le
sommet. Les becs de gaz s’allumaient ; et la Seine,
verdâtre dans toute son étendue, se déchirait en
moires d’argent contre les piles des ponts.
Il allait dîner, moyennant quarante-trois sols le
cachet, dans un restaurant, rue de la Harpe.
Il regardait avec dédain le vieux comptoir
d’acajou, les serviettes tachées, l’argenterie
crasseuse et les chapeaux suspendus contre la
muraille. Ceux qui l’entouraient étaient des étudiants
comme lui. Ils causaient de leurs professeurs, de
leurs maîtresses. Il s’inquiétait bien des
professeurs ! Est-ce qu’il avait une maîtresse ! Pour
éviter leurs joies, il arrivait le plus tard possible.
Des restes de nourriture couvraient toutes les tables.
Les deux garçons, fatigués, dormaient dans des coins,
et une odeur de cuisine, de quinquet et de tabac
emplissait la salle déserte.
Puis il remontait lentement les rues. Les
réverbères se balançaient, en faisant trembler sur la
boue de longs reflets jaunâtres. Des ombres glissaient
au bord des trottoirs, avec des parapluies. Le pavé
était gras, la brume tombait, et il lui semblait que
les ténèbres humides, l’enveloppant, descendaient
indéfiniment dans son cœur.
Un remords le prit. Il retourna aux cours. Mais
comme il ne connaissait rien aux matières élucidées,
des choses très simples l’embarrassèrent.
Il se mit à écrire un roman intitulé : Sylvio,
le fils du pêcheur. La chose se passait à
Venise. Le héros, c’était lui-même ;
l’héroïne, Mme Arnoux. Elle s’appelait Antonia ; et,
pour l’avoir, il assassinait plusieurs gentilshommes,
brûlait une partie de la ville et chantait sous son
balcon, où palpitaient à la brise les rideaux en damas
rouge du boulevard Montmartre. Les réminiscences
trop nombreuses dont il s’aperçut le découragèrent ;
il n’alla pas plus loin, et son désœuvrement redoubla.
Alors, il supplia Deslauriers de venir partager sa
chambre. Ils s’arrangeraient pour vivre avec ses deux
mille francs de pension ; tout valait mieux que cette
*60 existence
intolérable. Deslauriers ne pouvait encore quitter
Troyes. Il l’engageait à se distraire, et à fréquenter
Sénécal.
Sénécal était un répétiteur de mathématiques,
homme de forte tête et de convictions républicaines,
un futur Saint-Just, disait le clerc. Frédéric avait
monté trois fois ses cinq étages sans en recevoir
aucune visite. Il n’y retourna plus.
Il voulut s’amuser. Il se rendit aux bals de
l’Opéra. Ces gaietés tumultueuses le glaçaient dès la
porte. D’ailleurs, il était retenu par la crainte d’un
affront pécuniaire, s’imaginant qu’un souper avec un
domino entraînait à des frais considérables,
était une grosse aventure.
Il lui semblait, cependant, qu’on devait l’aimer.
Quelquefois, il se réveillait le cœur plein
d’espérance, s’habillait soigneusement comme pour un
rendez-vous, et il faisait dans Paris des courses
interminables. À chaque femme qui marchait devant lui,
ou qui s’avançait à sa rencontre, il se disait : « La
voilà ! » C’était chaque fois une déception nouvelle.
L’idée de Mme Arnoux fortifiait ces convoitises. Il la
trouverait peut-être sur son chemin ; et il imaginait,
pour l’aborder, des complications du hasard, des
périls extraordinaires dont il la sauverait.
Ainsi les jours s’écoulaient, dans la répétition
des mêmes ennuis et des habitudes contractées. Il
feuilletait des brochures sous les arcades de l’Odéon,
allait lire la Revue des Deux Mondes au café,
entrait dans une salle du Collège de France, écoutait
pendant une heure une leçon de chinois ou d’économie
politique. Toutes les semaines, il écrivait longuement
à Deslauriers, dînait de temps en temps avec Martinon,
voyait quelquefois M. de Cisy.
Il loua un piano, et composa des valses
allemandes.
Un soir, au théâtre du Palais-Royal, il aperçut,
dans une loge d’avant-scène, Arnoux près d’une femme.
Était-ce elle ? L’écran de taffetas vert, tiré au bord
de la loge, masquait son visage. Enfin la toile se
leva ; l’écran s’abattit. C’était une longue personne,
de trente ans environ, fanée, et dont les grosses
lèvres découvraient, en riant, des dents splendides.
Elle causait familièrement avec Arnoux et lui donnait
des coups d’éventail sur les doigts. Puis une jeune
fille blonde, les paupières un peu rouges comme si
elle venait de pleurer, s’assit entre eux. Arnoux
resta dès lors à demi penché sur son épaule, en lui
tenant des discours qu’elle écoutait sans répondre.
Frédéric s’ingéniait à découvrir la condition de ces
femmes, *61 modestement
habillées de robes sombres, à cols plats rabattus.
À la fin du spectacle, il se précipita dans les
couloirs. La foule les remplissait. Arnoux, devant
lui, descendait l’escalier, marche à marche, donnant
le bras aux deux femmes.
Tout à coup, un bec de gaz l’éclaira. Il avait un
crêpe à son chapeau. Elle était morte, peut-être ?
Cette idée tourmenta Frédéric si fortement, qu’il
courut le lendemain à l’Art industriel, et,
payant vite une des gravures étalées devant la montre,
il demanda au garçon de boutique comment se portait M.
Arnoux.
Le garçon répondit :
— Mais très bien !
Frédéric ajouta en pâlissant :
— Et Madame ?
— Madame, aussi !
Frédéric oublia d’emporter sa gravure.
L’hiver se termina. Il fut moins triste au
printemps, se mit à préparer son examen, et, l’ayant
subi d’une façon médiocre, partit ensuite pour Nogent.
Il n’alla point à Troyes voir son ami, afin
d’éviter les observations de sa mère. Puis, à la
rentrée, il abandonna son logement et prit, sur le
quai Napoléon, deux pièces, qu’il meubla. L’espoir
d’une invitation chez les Dambreuse l’avait quitté ;
sa grande passion pour Mme Arnoux commençait à
s’éteindre.
|
Chapitre IV
*62 Un
matin du mois de décembre, en se rendant au cours de
procédure, il crut remarquer dans la rue Saint-Jacques
plus d’animation qu’à l’ordinaire. Les étudiants
sortaient précipitamment des cafés, ou, par les
fenêtres ouvertes, ils s’appelaient d’une maison à
l’autre ; les boutiquiers, au milieu du trottoir,
regardaient d’un air inquiet ; les volets se
fermaient ; et, quand il arriva dans la rue Soufflot,
il aperçut un grand rassemblement autour du Panthéon.
Des jeunes gens, par bandes inégales de cinq à
douze, se promenaient en se donnant le bras et
abordaient les groupes plus considérables qui
stationnaient çà et là ; au fond de la place, contre
les grilles, des hommes en blouse péroraient, tandis
que, le tricorne sur l’oreille et les mains derrière
le dos, des sergents de ville erraient le long des
murs, en faisant sonner les dalles sous leurs fortes
bottes. Tous avaient un air mystérieux, ébahi ; on
attendait quelque chose évidemment ; chacun retenait
au bord des lèvres une interrogation.
Frédéric se trouvait auprès d’un jeune homme
blond, à figure avenante, et portant moustache et
barbiche comme un raffiné du temps de Louis XIII. Il
lui demanda la cause du désordre.
— Je n’en sais rien, reprit l’autre, ni eux non
plus ! C’est leur mode à présent ! quelle bonne
farce !
Et il éclata de rire.
Les pétitions pour la Réforme, que l’on faisait
signer dans la garde nationale, jointes au recensement
Humann, d’autres événements encore amenaient depuis
six mois, dans Paris, d’inexplicables attroupements ;
et même ils se renouvelaient si souvent, que les
journaux n’en parlaient plus.
*63 — Cela manque
de galbe et de couleur, continua le voisin de
Frédéric. Ie cuyde, messire, que nous avons dégénéré !
À la bonne époque de Loys onzième, voire de Benjamin
Constant, il y avait plus de mutinerie parmi les
escholiers. Ie les treuve pacifiques comme moutons,
bêtes comme cornichons, et idoines à estre épiciers,
Pasque-Dieu ! Et voilà ce qu’on appelle la Jeunesse
des écoles !
Il écarta les bras, largement, comme Frédérick
Lemaître dans Robert Macaire.
— Jeunesse des écoles, je te bénis !
Ensuite, apostrophant un chiffonnier, qui remuait
des écailles d’huîtres contre la borne d’un marchand
de vin :
— En fais-tu partie, toi, de la Jeunesse des
écoles ?
Le vieillard releva une face hideuse où l’on
distinguait, au milieu d’une barbe grise, un nez
rouge, et deux yeux avinés stupides.
— Non ! tu me parais plutôt un de ces hommes à figure
patibulaire que l’on voit, dans divers groupes,
semant l’or à pleines mains… Oh ! sème, mon
patriarche, sème ! Corromps-moi avec les trésors
d’Albion ! Are you English ? Je ne
repousse pas les présents d’Artaxerxès ! Causons un
peu de l’union douanière.
Frédéric sentit quelqu’un lui toucher à l’épaule ;
il se retourna. C’était Martinon, prodigieusement
pâle.
— Eh bien ! fit-il en poussant un gros soupir,
encore une émeute !
Il avait peur d’être compromis, se lamentait. Des
hommes en blouse, surtout, l’inquiétaient, comme
appartenant à des sociétés secrètes.
— Est-ce qu’il y a des sociétés secrètes ? dit le
jeune homme à moustaches. C’est une vieille blague du
Gouvernement, pour épouvanter les bourgeois !
Martinon l’engagea à parler plus bas, dans la
crainte de la police.
— Vous croyez encore à la police, vous ? Au fait,
que savez-vous, monsieur, si je ne suis pas moi-même
un mouchard ?
Et il le regarda d’une telle manière, que
Martinon, fort ému, ne comprit point d’abord la
plaisanterie. La foule les poussait, et ils avaient
été forcés, tous les trois, de se mettre sur le petit
escalier conduisant, par un couloir, dans le nouvel
amphithéâtre.
Bientôt la multitude se fendit d’elle-même ;
plusieurs têtes se découvrirent ; on saluait
l’illustre professeur *64 Samuel
Rondelot, qui, enveloppé de sa grosse redingote,
levant en l’air ses lunettes d’argent et soufflant de
son asthme, s’avançait à pas tranquilles, pour faire
son cours. Cet homme était une des gloires judiciaires
du XIXe siècle, le rival des Zachariæ, des Ruhdorff.
Sa dignité nouvelle de pair de France n’avait modifié
en rien ses allures. On le savait pauvre, et un grand
respect l’entourait.
Cependant, du fond de la place, quelques-uns
crièrent :
— À bas Guizot !
— À bas Pritchard !
— À bas les vendus !
— À bas Louis-Philippe !
La foule oscilla, et, se pressant contre la porte
de la cour qui était fermée, elle empêchait le
professeur d’aller plus loin. Il s’arrêta devant
l’escalier. On l’aperçut bientôt sur la dernière des
trois marches. Il parla ; un bourdonnement couvrit sa
voix. Bien qu’on l’aimât tout à l’heure, on le
haïssait maintenant, car il représentait l’Autorité.
Chaque fois qu’il essayait de se faire entendre, les
cris recommençaient. Il fit un grand geste pour
engager les étudiants à le suivre. Une vocifération
universelle lui répondit. Il haussa les épaules
dédaigneusement et s’enfonça dans le couloir. Martinon
avait profité de sa place pour disparaître en même
temps.
— Quel lâche ! dit Frédéric.
— Il est prudent ! reprit l’autre.
La foule éclata en applaudissements. Cette
retraite du professeur devenait une victoire pour
elle. À toutes les fenêtres, des curieux regardaient.
Quelques-uns entonnaient la Marseillaise ; d’autres
proposaient d’aller chez Béranger.
— Chez Laffite !
— Chez Chateaubriand !
— Chez Voltaire ! hurla le jeune homme à
moustaches blondes.
Les sergents de ville tâchaient de circuler, en
disant le plus doucement qu’ils pouvaient :
— Partez, messieurs, partez, retirez-vous !
Quelqu’un cria :
— À bas les assommeurs !
C’était une injure usuelle depuis les troubles du
mois de septembre. Tous la répétèrent. On huait, on
sifflait les gardiens de l’ordre public ; ils
commençaient à pâlir ; un d’eux n’y résista plus, et,
avisant un petit jeune homme *65
qui s’approchait de trop près, en lui riant
au nez, il le repoussa si rudement, qu’il le fit
tomber cinq pas plus loin, sur le dos, devant la
boutique du marchand de vin. Tous s’écartèrent ; mais
presque aussitôt il roula lui-même, terrassé par une
sorte d’Hercule dont la chevelure, telle qu’un paquet
d’étoupes, débordait sous une casquette en toile
cirée.
Arrêté depuis quelques minutes au coin de la rue
Saint-Jacques, il avait lâché bien vite un large
carton, qu’il portait, pour bondir vers le sergent de
ville et, le tenant renversé sous lui, il labourait sa
face à grands coups de poing. Les autres sergents
accoururent. Le terrible garçon était si fort, qu’il
en fallut quatre, au moins, pour le dompter. Deux le
secouaient par le collet, deux autres le tiraient par
les bras, un cinquième lui donnait, avec le genou, des
bourrades dans les reins, et tous l’appelaient
brigand, assassin, émeutier. La poitrine nue et les
vêtements en lambeaux, il protestait de son
innocence ; il n’avait pu, de sang-froid, voir battre
un enfant.
— Je m’appelle Dussardier ! chez MM. Valinçart
frères, dentelles et nouveautés, rue de Cléry. Où est
mon carton ? je veux mon carton !
Il répétait :
— Dussardier !… rue de Cléry. Mon carton !
Il s’apaisa pourtant, et, d’un air stoïque, se
laissa conduire vers le poste de la rue Descartes. Un
flot de monde le suivit. Frédéric et le jeune homme à
moustaches marchaient immédiatement par derrière,
pleins d’admiration pour le commis et révoltés contre
la violence du Pouvoir.
À mesure que l’on avançait, la foule devenait
moins grosse.
Les sergents de ville, de temps à autre, se
retournaient d’un air féroce ; et les tapageurs
n’ayant plus rien à faire, les curieux rien à voir,
tous s’en allaient peu à peu. Des passants, que l’on
croisait, considéraient Dussardier et se livraient
tout haut à des commentaires outrageants. Une vieille
femme, sur sa porte, s’écria même qu’il avait volé un
pain ; cette injustice augmenta l’irritation des deux
amis. Enfin on arriva devant le corps de garde. Il ne
restait qu’une vingtaine de personnes. La vue des
soldats suffit pour les disperser.
Frédéric et son camarade réclamèrent, hardiment,
celui qu’on venait de mettre en prison. Le
factionnaire *66 les
menaça, s’ils insistaient, de les y fourrer eux-mêmes.
Ils demandèrent le chef du poste, et déclinèrent leur
nom avec leur qualité d’élèves en droit, affirmant que
le prisonnier était leur condisciple.
On les fit entrer dans une pièce toute nue, où
quatre bancs s’allongeaient contre les murs de plâtre,
enfumés. Au fond, un guichet s’ouvrit. Alors parut le
robuste visage de Dussardier, qui, dans le désordre de
sa chevelure, avec ses petits yeux francs et son nez
carré du bout, rappelait confusément la physionomie
d’un bon chien.
— Tu ne nous reconnais pas ? dit Hussonnet.
C’était le nom du jeune homme à moustaches.
— Mais…, balbutia Dussardier.
— Ne fais donc plus l’imbécile, reprit l’autre ;
on sait que tu es, comme nous, élève en droit.
Malgré leurs clignements de paupières, Dussardier
ne devinait rien. Il parut se recueillir, puis tout à
coup :
— A-t-on trouvé mon carton ?
Frédéric leva les yeux, découragé. Hussonnet
répliqua.
— Ah ! ton carton, où tu mets tes notes de cours ?
Oui, oui ! rassure-toi !
Ils redoublaient leur pantomime. Dussardier
comprit enfin qu’ils venaient pour le servir ; et il
se tut, craignant de les compromettre. D’ailleurs, il
éprouvait une sorte de honte en se voyant haussé au
rang social d’étudiant et le pareil de ces jeunes
hommes qui avaient des mains si blanches.
— Veux-tu faire dire quelque chose à quelqu’un ?
demanda Frédéric.
— Non, merci, à personne.
— Mais ta famille ?
Il baissa la tête sans répondre : le pauvre garçon
était bâtard. Les deux amis restaient étonnés de son
silence.
— As-tu de quoi fumer ? reprit Frédéric.
Il se palpa, puis retira du fond de sa poche les
débris d’une pipe, — une belle pipe en écume de mer,
avec un tuyau en bois noir, un couvercle d’argent et
un bout d’ambre.
Depuis trois ans, il travaillait à en faire un
chef-d’œuvre. Il avait eu soin d’en tenir le fourneau
constamment serré dans une gaine de chamois, de la
fumer le plus lentement possible, sans jamais la poser
sur du marbre, et, chaque soir, de la suspendre au
chevet de son lit. À présent, il en secouait les
morceaux dans sa main dont les ongles saignaient ; et,
le menton sur la poitrine, les prunelles *67
fixes, béant, il contemplait ces ruines de
sa joie avec un regard d’une ineffable tristesse.
— Si nous lui donnions des cigares, hein ? dit
tout bas Hussonnet, en faisant le geste d’en
atteindre.
Frédéric avait déjà posé, au bord du guichet, un
porte-cigares rempli.
— Prends donc ! Adieu, bon courage !
Dussardier se jeta sur les deux mains qui
s’avançaient. Il les serrait frénétiquement, la voix
entrecoupée par des sanglots.
— Comment ?… à moi !… à moi !…
Les deux amis se dérobèrent à sa reconnaissance,
sortirent, et allèrent déjeuner ensemble au café
Tabourey, devant le Luxembourg.
Tout en séparant le beefsteak, Hussonnet apprit à
son compagnon qu’il travaillait dans des journaux de
modes et fabriquait des réclames pour l’Art
industriel.
— Chez Jacques Arnoux, dit Frédéric.
— Vous le connaissez ?
— Oui ! non !… C’est-à-dire je l’ai vu, je l’ai
rencontré.
Il demanda négligemment à Hussonnet s’il voyait
quelquefois sa femme.
— De temps à autre, reprit le bohème.
Frédéric n’osa poursuivre ses questions ; cet
homme venait de prendre une place démesurée dans sa
vie ; il paya la note du déjeuner, sans qu’il y eût de
la part de l’autre aucune protestation.
La sympathie était mutuelle ; ils échangèrent
leurs adresses, et Hussonnet l’invita cordialement à
l’accompagner jusqu’à la rue de Fleurus.
Ils étaient au milieu du jardin quand l’employé
d’Arnoux, retenant son haleine, contourna son visage
dans une grimace abominable et se mit à faire le coq.
Alors tous les coqs qu’il y avait aux environs lui
répondirent par des cocoricos prolongés.
— C’est un signal, dit Hussonnet.
Ils s’arrêtèrent près du théâtre Bobino, devant
une maison où l’on pénétrait par une allée. Dans la
lucarne d’un grenier, entre des capucines et des pois
de senteur, une jeune femme se montra, nu-tête, en
corset, et appuyant ses deux bras contre le bord de la
gouttière.
— Bonjour, mon ange, bonjour, bibiche, fit
Hussonnet, en lui envoyant des baisers.
Il ouvrit la barrière d’un coup de pied, et
disparut.
Frédéric l’attendit toute la semaine. Il n’osait
aller chez *68 lui,
pour n’avoir point l’air impatient de se faire rendre
à déjeuner ; mais il le chercha par tout le quartier
latin. Il le rencontra un soir, et l’emmena dans sa
chambre sur le quai Napoléon.
La causerie fut longue ; ils s’épanchèrent.
Hussonnet ambitionnait la gloire et les profits du
théâtre. Il collaborait à des vaudevilles non
reçus, avait des masses de plans, tournait le
couplet ; il en chanta quelques-uns. Puis, remarquant
dans l’étagère un volume de Hugo et un autre de
Lamartine, il se répandit en sarcasmes sur l’école
romantique. Ces poètes-là n’avaient ni bon sens ni
correction, et n’étaient pas Français, surtout ! Il se
vantait de savoir sa langue et épluchait les phrases
les plus belles avec cette sévérité hargneuse, ce goût
académique qui distinguent les personnes d’humeur
folâtre quand elles abordent l’art sérieux.
Frédéric fut blessé dans ses prédilections ; il
avait envie de rompre. Pourquoi ne pas hasarder, tout
de suite, le mot d’où son bonheur dépendait ? Il
demanda au garçon de lettres s’il pouvait le présenter
chez Arnoux.
La chose était facile, et ils convinrent du jour
suivant.
Hussonnet manqua le rendez-vous ; il en manqua
trois autres. Un samedi, vers quatre heures, il
apparut. Mais, profitant de la voiture, il s’arrêta
d’abord au Théâtre-Français pour avoir un coupon de
loge ; il se fit descendre chez un tailleur, chez une
couturière ; il écrivait des billets chez les
concierges. Enfin ils arrivèrent boulevard Montmartre.
Frédéric traversa la boutique, monta l’escalier.
Arnoux le reconnut dans la glace placée devant son
bureau ; et, tout en continuant à écrire, lui tendit
la main par-dessus l’épaule.
Cinq ou six personnes, debout, emplissaient
l’appartement étroit, qu’éclairait une seule fenêtre
donnant sur la cour ; un canapé en damas de laine
brune occupant au fond l’intérieur d’une alcôve, entre
deux portières d’étoffe semblable. Sur la cheminée
couverte de paperasses, il y avait une Vénus en
bronze ; deux candélabres, garnis de bougies roses, la
flanquaient parallèlement. À droite, près d’un
cartonnier, un homme dans un fauteuil lisait le
journal, en gardant son chapeau sur sa tête ; les
murailles disparaissaient sous des estampes et des
tableaux, gravures précieuses ou esquisses de maîtres
contemporains, ornées de dédicaces, qui témoignaient
pour Jacques Arnoux de l’affection la plus sincère.
*69 — Cela va
toujours bien ? fit-il en se tournant vers Frédéric.
Et, sans attendre sa réponse, il demanda bas à
Hussonnet :
— Comment l’appelez-vous, votre ami ?
Puis tout haut :
— Prenez donc un cigare, sur le cartonnier, dans
la boîte.
L’Art industriel, posé au point central
de Paris, était un lieu de rendez-vous commode, un
terrain neutre où les rivalités se coudoyaient
familièrement. On y voyait, ce jour-là, Anténor
Braive, le portraitiste des rois ; Jules Burrieu, qui
commençait à populariser par ses dessins les guerres
d’Algérie ; le caricaturiste Sombaz, le sculpteur
Vourdat, d’autres encore, et aucun ne répondait aux
préjugés de l’étudiant. Leurs manières étaient
simples, leurs propos libres. Le mystique Lovarias
débita un conte obscène ; et l’inventeur du paysage
oriental, le fameux Dittmer, portait une camisole de
tricot sous son gilet, et prit l’omnibus pour s’en
retourner.
Il fut d’abord question d’une nommée Apollonie, un
ancien modèle, que Burrieu prétendait avoir reconnue
sur le boulevard, dans une daumont. Hussonnet expliqua
cette métamorphose par la série de ses entreteneurs.
— Comme ce gaillard-là connaît les filles de
Paris ! dit Arnoux.
— Après vous, s’il en reste, sire, répliqua le
bohème, avec un salut militaire, pour imiter le
grenadier offrant sa gourde à Napoléon.
Puis on discuta quelques toiles, où la tête
d’Apollonie avait servi. Les confrères absents furent
critiqués. On s’étonnait du prix de leurs œuvres ; et
tous se plaignaient de ne point gagner suffisamment,
lorsque entra un homme de taille moyenne, l’habit
fermé par un seul bouton, les yeux vifs, l’air un peu
fou.
— Quel tas de bourgeois vous êtes ! dit-il.
Qu’est-ce que cela fait, miséricorde ! Les vieux qui
confectionnaient des chefs-d’œuvre ne s’inquiétaient
pas du million. Corrège, Murillo…
— Ajoutez Pellerin, dit Sombaz.
Mais sans relever l’épigramme, il continua de
discourir avec tant de véhémence, qu’Arnoux fut
contraint de lui répéter deux fois :
— Ma femme a besoin de vous, jeudi. N’oubliez
pas !
Cette parole ramena la pensée de Frédéric sur *70
Mme Arnoux. Sans doute, on pénétrait chez
elle par le cabinet près du divan ? Arnoux, pour
prendre un mouchoir, venait de l’ouvrir ; Frédéric
avait aperçu, dans le fond, un lavabo. Mais une sorte
de grommellement sortit du coin de la cheminée ;
c’était le personnage qui lisait son journal, dans le
fauteuil. Il avait cinq pieds neuf pouces, les
paupières un peu tombantes, la chevelure grise, l’air
majestueux — et s’appelait Regimbart.
— Qu’est-ce donc, Citoyen ? dit Arnoux.
— Encore une nouvelle canaillerie du
Gouvernement !
Il s’agissait de la destitution d’un maître
d’école ; Pellerin reprit son parallèle entre
Michel-Ange et Shakespeare. Dittmer s’en allait.
Arnoux le rattrapa pour lui mettre dans la main deux
billets de banque. Alors, Hussonnet, croyant le moment
favorable :
— Vous ne pourriez pas m’avancer, mon cher
patron ?…
Mais Arnoux s’était rassis et gourmandait un
vieillard d’aspect sordide, en lunettes bleues.
— Ah ! vous êtes joli, père Isaac ! Voilà trois
œuvres décriées, perdues ! Tout le monde se fiche de
moi ! On les connaît maintenant ! Que voulez-vous que
j’en fasse ? Il faudra que je les envoie en
Californie !… au diable ! Taisez-vous !
La spécialité de ce bonhomme consistait à mettre
au bas de ces tableaux des signatures de maîtres
anciens. Arnoux refusait de le payer ; il le congédia
brutalement. Puis, changeant de manières, il salua un
monsieur décoré, gourmé, avec favoris et cravate
blanche.
Le coude sur l’espagnolette de la fenêtre, il lui
parla pendant longtemps, d’un air mielleux. Enfin il
éclata :
— Eh ! je ne suis pas embarrassé d’avoir des
courtiers, monsieur le comte !
Le gentilhomme s’étant résigné, Arnoux lui solda
vingt-cinq louis, et, dès qu’il fut dehors :
— Sont-ils assommants, ces grands seigneurs !
— Tous des misérables ! murmura Regimbart.
À mesure que l’heure avançait, les occupations
d’Arnoux redoublaient ; il classait des articles,
décachetait des lettres, alignait des comptes ; au
bruit du marteau dans le magasin, sortait pour
surveiller les emballages, puis reprenait sa besogne ;
et, tout en faisant courir sa plume de fer sur le
papier, il ripostait aux plaisanteries. Il devait
dîner le soir chez son avocat, et partait le lendemain
pour la Belgique.
*71 Les autres
causaient des choses du jour : le portrait de
Cherubini, l’hémicycle des Beaux-Arts, l’Exposition
prochaine. Pellerin déblatérait contre l’Institut. Les
cancans, les discussions s’entrecroisaient.
L’appartement, bas de plafond, était si rempli, qu’on
ne pouvait remuer ; et la lumière des bougies roses
passait dans la fumée des cigares comme des rayons de
soleil dans la brume.
La porte, près du divan, s’ouvrit, et une grande
femme mince entra, avec des gestes brusques qui
faisaient sonner sur sa robe en taffetas noir toutes
les breloques de sa montre.
C’était la femme entrevue, l’été dernier, au
Palais-Royal. Quelques-uns, l’appelant par son nom,
échangèrent avec elle des poignées de main. Hussonnet
avait enfin arraché une cinquantaine de francs ; la
pendule sonna sept heures ; tous se retirèrent.
Arnoux dit à Pellerin de rester, et
conduisit Mlle Vatnaz dans le cabinet.
Frédéric n’entendait pas leurs paroles ; ils
chuchotaient. Cependant, la voix féminine s’éleva :
— Depuis six mois que l’affaire est faite,
j’attends toujours !
Il y eut un long silence, Mlle Vatnaz reparut.
Arnoux lui avait encore promis quelque chose.
— Oh ! oh ! plus tard, nous verrons !
— Adieu, homme heureux ! dit-elle, en s’en allant.
Arnoux rentra vivement dans le cabinet, écrasa du
cosmétique sur ses moustaches, haussa ses bretelles
pour tendre ses sous-pieds ; et, tout en se lavant les
mains :
— Il me faudrait deux dessus de porte, à deux cent
cinquante la pièce, genre Boucher, est-ce convenu ?
— Soit, dit l’artiste, devenu rouge.
— Bon ! et n’oubliez pas ma femme !
Frédéric accompagna Pellerin jusqu’au haut du
faubourg Poissonnière, et lui demanda la permission de
venir le voir quelquefois, faveur qui fut accordée
gracieusement.
Pellerin lisait tous les ouvrages d’esthétique
pour découvrir la véritable théorie du Beau,
convaincu, quand il l’aurait trouvée, de faire des
chefs-d’œuvre. Il s’entourait de tous les auxiliaires
imaginables, dessins, plâtres, modèles, gravures ; et
il cherchait, se rongeait ; il accusait le temps, ses
nerfs, son atelier, sortait dans la rue pour
rencontrer l’inspiration, tressaillait de l’avoir
saisie, puis abandonnait son œuvre et en rêvait une
autre qui devait *72 être
plus belle. Ainsi tourmenté par des convoitises de
gloire et perdant ses jours en discussions, croyant à
mille niaiseries, aux systèmes, aux critiques, à
l’importance d’un règlement ou d’une réforme en
matière d’art, il n’avait, à cinquante ans, encore
produit que des ébauches. Son orgueil robuste
l’empêchait de subir aucun découragement, mais il
était toujours irrité et dans cette exaltation à la
fois factice et naturelle qui constitue les comédiens.
On remarquait en entrant chez lui deux grands
tableaux, où les premiers tons, posés çà et là,
faisaient sur la toile blanche des taches de brun, de
rouge et de bleu. Un réseau de lignes à la craie
s’étendait par-dessus, comme les mailles vingt fois
reprises d’un filet ; il était même impossible d’y
rien comprendre. Pellerin expliqua le sujet de ces
deux compositions en indiquant avec le pouce les
parties qui manquaient. L’une devait représenter la Démence
de Nabuchodonosor, l’autre l’Incendie de
Rome par Néron. Frédéric les admira.
Il admira des académies de femmes échevelées, des
paysages où les troncs d’arbre tordus par la tempête
foisonnaient, et surtout des caprices à la plume,
souvenirs de Callot, de Rembrandt ou de Goya, dont il
ne connaissait pas les modèles. Pellerin n’estimait
plus ces travaux de sa jeunesse ; maintenant, il était
pour le grand style ; il dogmatisa sur Phidias et
Winckelmann, éloquemment. Les choses autour de lui
renforçaient la puissance de sa parole : on voyait une
tête de mort sur un prie-Dieu, des yatagans, une robe
de moine ; Frédéric l’endossa.
Quand il arrivait de bonne heure, il le surprenait
dans son mauvais lit de sangle, que cachait un lambeau
de tapisserie ; car Pellerin se couchait tard,
fréquentant les théâtres avec assiduité. Il était
servi par une vieille femme en haillons, dînait à la
gargote et vivait sans maîtresse. Ses connaissances,
ramassées pêle-mêle, rendaient ses paradoxes amusants.
Sa haine contre le commun et le bourgeois débordait en
sarcasmes d’un lyrisme superbe, et il avait pour les
maîtres une telle religion, qu’elle le montait presque
jusqu’à eux.
Mais pourquoi ne parlait-il jamais de Mme Arnoux ?
Quant à son mari, tantôt il l’appelait un bon garçon,
d’autres fois un charlatan. Frédéric attendait ses
confidences.
Un jour, en feuilletant un de ses cartons, il
trouva dans le portrait d’une bohémienne quelque chose
de *73 Mlle Vatnaz, et,
comme cette personne l’intéressait, il voulut savoir
sa position.
Elle avait été, croyait Pellerin, d’abord
institutrice en province ; maintenant, elle donnait
des leçons et tâchait d’écrire dans les petites
feuilles.
D’après ses manières avec Arnoux, on pouvait,
selon Frédéric, la supposer sa maîtresse.
— Ah ! bah ! il en a d’autres !
Alors, le jeune homme, en détournant son visage
qui rougissait de honte sous l’infamie de sa pensée,
ajouta d’un air crâne :
— Sa femme le lui rend, sans doute ?
— Pas du tout ! elle est honnête !
Frédéric eut un remords, et se montra plus assidu
au journal.
Les grandes lettres composant le nom d’Arnoux sur
la plaque de marbre, au haut de la boutique, lui
semblaient toutes particulières et grosses de
significations, comme une écriture sacrée. Le large
trottoir, descendant, facilitait sa marche, la porte
tournait presque d’elle-même ; et la poignée, lisse au
toucher, avait la douceur et comme l’intelligence
d’une main dans la sienne. Insensiblement, il devint
aussi ponctuel que Regimbart.
Tous les jours, Regimbart s’asseyait au coin du
feu, dans son fauteuil, s’emparait du National,
ne le quittait plus, et exprimait sa pensée par des
exclamations ou de simples haussements d’épaules. De
temps à autre, il s’essuyait le front avec son
mouchoir de poche roulé en boudin, et qu’il portait
sur sa poitrine, entre deux boutons de sa redingote
verte. Il avait un pantalon à plis, des
souliers-bottes, une cravate longue ; et son chapeau à
bords retroussés le faisait reconnaître, de loin, dans
les foules.
À huit heures du matin, il descendait des hauteurs
de Montmartre, pour prendre le vin blanc dans la rue
Notre-Dame-des-Victoires. Son déjeuner, que suivaient
plusieurs parties de billard, le conduisait jusqu’à
trois heures. Il se dirigeait alors vers le passage
des Panoramas, pour prendre l’absinthe. Après la
séance chez Arnoux, il entrait à l’estaminet
Bordelais, pour prendre le vermouth ; puis, au lieu de
rejoindre sa femme, souvent il préférait dîner seul,
dans un petit café de la place Gaillon, où il voulait
qu’on lui servît « des plats de ménage, des choses
naturelles » ! Enfin, il se transportait dans un autre
billard, et y restait jusqu’à minuit, jusqu’à une
heure du matin, *74 jusqu’au
moment où, le gaz éteint et les volets fermés, le
maître de l’établissement, exténué, le suppliait de
sortir.
Et ce n’était pas l’amour des boissons qui
attirait dans ces endroits le citoyen Regimbart, mais
l’habitude ancienne d’y causer politique ; avec l’âge,
sa verve était tombée, il n’avait plus qu’une morosité
silencieuse. On aurait dit, à voir le sérieux de son
visage, qu’il roulait le monde dans sa tête. Rien n’en
sortait ; et personne, même de ses amis, ne lui
connaissait d’occupations, bien qu’il se donnât pour
tenir un cabinet d’affaires.
Arnoux paraissait l’estimer infiniment. Il dit un
jour à Frédéric :
— Celui-là en sait long, allez ! C’est un homme
fort !
Une autre fois, Regimbart étala sur son pupitre
des papiers concernant des mines de kaolin en
Bretagne ; Arnoux s’en rapportait à son expérience.
Frédéric se montra plus cérémonieux pour
Regimbart, jusqu’à lui offrir l’absinthe de temps à
autre ; et quoiqu’il le jugeât stupide, souvent il
demeurait dans sa compagnie pendant une grande heure,
uniquement parce que c’était l’ami de Jacques Arnoux.
Après avoir poussé dans leurs débuts des maîtres
contemporains, le marchand de tableaux, homme de
progrès, avait tâché, tout en conservant des allures
artistiques, d’étendre ses profits pécuniaires. Il
recherchait l’émancipation des arts, le sublime à bon
marché. Toutes les industries du luxe parisien
subirent son influence, qui fut bonne pour les petites
choses, et funeste pour les grandes. Avec sa rage de
flatter l’opinion, il détourna de leur voie les
artistes habiles, corrompit les forts, épuisa les
faibles et illustra les médiocres ; il en disposait
par ses relations et par sa revue. Les rapins
ambitionnaient de voir leurs œuvres à sa vitrine et
les tapissiers prenaient chez lui des modèles
d’ameublement. Frédéric le considérait à la fois comme
millionnaire, comme dilettante, comme homme d’action.
Bien des choses pourtant l’étonnaient, car le sieur
Arnoux était malicieux dans son commerce.
Il recevait du fond de l’Allemagne ou de l’Italie
une toile achetée à Paris quinze cents francs, et,
exhibant une facture qui la portait à quatre mille, la
revendait trois mille cinq cents, par complaisance. Un
de ses tours ordinaires avec les peintres était
d’exiger comme pot-de-vin une réduction de leur
tableau, sous prétexte d’en publier la gravure ; il
vendait toujours la réduction, et *75
jamais la gravure ne paraissait. À ceux qui
se plaignaient d’être exploités, il répondait par une
tape sur le ventre. Excellent d’ailleurs, il
prodiguait les cigares, tutoyait les inconnus,
s’enthousiasmait pour une œuvre ou pour un homme, et,
s’obstinant alors, ne regardant à rien, multipliait
les courses, les correspondances, les réclames. Il se
croyait fort honnête, et, dans son besoin d’expansion,
racontait naïvement ses indélicatesses.
Une fois, pour vexer un confrère qui inaugurait un
autre journal de peinture par un grand festin, il pria
Frédéric d’écrire sous ses yeux, un peu avant l’heure
du rendez-vous, des billets où l’on désinvitait les
convives.
— Cela n’attaque pas l’honneur, vous comprenez ?
Et le jeune homme n’osa lui refuser ce service.
Le lendemain, en entrant avec Hussonnet dans son
bureau, Frédéric vit par la porte (celle qui s’ouvrait
sur l’escalier) le bas d’une robe disparaître.
— Mille excuses ! dit Hussonnet. Si j’avais cru
qu’il y eût des femmes…
— Oh ! pour celle-là c’est la mienne,
reprit Arnoux. Elle montait me faire une petite visite
en passant.
— Comment ? dit Frédéric.
— Mais oui ! elle s’en retourne chez elle, à la
maison.
Le charme des choses ambiantes se retira tout à
coup. Ce qu’il y sentait confusément épandu venait de
s’évanouir, ou plutôt n’y avait jamais été. Il
éprouvait une surprise infinie et comme la douleur
d’une trahison.
Arnoux, en fouillant dans son tiroir, souriait. Se
moquait-il de lui ? Le commis déposa sur la table une
liasse de papiers humides.
— Ah ! les affiches ! s’écria le marchand. Je ne
suis pas près de dîner ce soir !
Regimbart prenait son chapeau.
— Comment, vous me quittez ?
— Sept heures ! dit Regimbart.
Frédéric le suivit.
Au coin de la rue Montmartre, il se retourna ; il
regarda les fenêtres du premier étage ; et il rit
intérieurement de pitié sur lui-même, en se rappelant
avec quel amour il les avait si souvent contemplées !
Où donc vivait-elle ? Comment la rencontrer
maintenant ? La solitude se rouvrait autour de son
désir plus immense que jamais !
— Venez-vous la prendre ? dit Regimbart.
— Prendre qui ?
— L’absinthe !
*76 Et, cédant à
ses obsessions, Frédéric se laissa conduire à
l’estaminet Bordelais. Tandis que son compagnon, posé
sur, le coude, considérait la carafe, il jetait les
yeux de droite et de gauche. Mais il aperçut le profil
de Pellerin sur le trottoir ; il cogna vivement contre
le carreau, et le peintre n’était pas assis que
Regimbart lui demanda pourquoi on ne le voyait plus à
l’Art industriel.
— Que je crève si j’y retourne ! C’est une brute,
un bourgeois, un misérable, un drôle !
Ces injures flattaient la colère de Frédéric. Il
en était blessé cependant, car il lui semblait
qu’elles atteignaient un peu Mme Arnoux.
— Qu’est-ce donc qu’il vous a fait ? dit
Regimbart.
Pellerin battit le sol avec son pied, et souffla
fortement, au lieu de répondre.
Il se livrait à des travaux clandestins, tels que
portraits aux deux crayons ou pastiches de grands
maîtres pour les amateurs peu éclairés ; et, comme ces
travaux l’humiliaient, il préférait se taire,
généralement. Mais « la crasse d’Arnoux » l’exaspérait
trop. Il se soulagea.
D’après une commande, dont Frédéric avait été le
témoin, il lui avait apporté deux tableaux. Le
marchand, alors, s’était permis des critiques ! Il
avait blâmé la composition, la couleur et le dessin,
le dessin surtout, bref, à aucun prix n’en avait
voulu. Mais, forcé par l’échéance d’un billet,
Pellerin les avait cédés au juif Isaac ; et, quinze
jours plus tard, Arnoux, lui-même les vendait à un
Espagnol, pour deux mille francs.
— Pas un sou de moins ! Quelle gredinerie ! et il
en fait bien d’autres, parbleu ! Nous le verrons, un
de ces matins, en cour d’assises.
— Comme vous exagérez ! dit Frédéric d’une voix
timide.
— Allons ! bon ! j’exagère ! s’écria l’artiste, en
donnant sur la table un grand coup de poing.
Cette violence rendit au jeune homme tout son
aplomb. Sans doute, on pouvait se conduire plus
gentiment ; cependant, si Arnoux trouvait ces deux
toiles…
— Mauvaises ! lâchez le mot ! Les
connaissez-vous ? Est-ce votre métier ? Or, vous
savez, mon petit, moi, je n’admets pas cela, les
amateurs !
— Eh ! ce ne sont pas mes affaires ! dit Frédéric.
— Quel intérêt avez-vous donc à le défendre ?
reprit froidement Pellerin.
Le jeune homme balbutia :
*77 — Mais… parce
que je suis son ami.
— Embrassez-le de ma part ! bonsoir !
Et le peintre sortit furieux, sans parler, bien
entendu, de sa consommation.
Frédéric s’était convaincu lui-même, en défendant
Arnoux. Dans l’échauffement de son éloquence, il fut
pris de tendresse pour cet homme intelligent et bon,
que ses amis calomniaient et qui maintenant
travaillait tout seul, abandonné. Il ne résista pas au
singulier besoin de le revoir immédiatement. Dix
minutes après, il poussait la porte du magasin.
Arnoux élaborait, avec son commis, des affiches
monstres pour une exposition de tableaux.
— Tiens ! qui vous ramène ?
Cette question bien simple embarrassa Frédéric ;
et, ne sachant que répondre, il demanda si l’on
n’avait point trouvé par hasard son calepin, un petit
calepin en cuir bleu.
— Celui où vous mettez vos lettres de femmes ? dit
Arnoux.
Frédéric, en rougissant comme une vierge, se
défendit d’une telle supposition.
— Vos poésies, alors ? répliqua le marchand.
Il maniait les spécimens étalés, en discutait la
forme, la couleur, la bordure ; et Frédéric se sentait
de plus en plus irrité par son air de méditation, et
surtout par ses mains qui se promenaient sur les
affiches, de grosses mains, un peu molles, à ongles
plats. Enfin Arnoux se leva, et, en disant : « C’est
fait ! » il lui passa la main sous le menton,
familièrement. Cette privauté déplut à Frédéric, il se
recula ; puis il franchit le seuil du bureau, pour la
dernière fois de son existence,
croyait-il. Mme Arnoux, elle-même, se trouvait comme
diminuée par la vulgarité de son mari.
Il reçut, dans la même semaine, une lettre où
Deslauriers annonçait qu’il arriverait à Paris, jeudi
prochain. Alors, il se rejeta violemment sur cette
affection plus solide et plus haute. Un pareil homme
valait toutes les femmes. Il n’aurait plus besoin de
Regimbart, de Pellerin, d’Hussonnet, de personne !
Afin de mieux loger son ami, il acheta une couchette
de fer, un second fauteuil, dédoubla sa literie ; et,
le jeudi matin, il s’habillait pour aller au-devant de
Deslauriers quand un coup de sonnette retentit à sa
porte. Arnoux entra.
« Un mot, seulement ! Hier, on m’a envoyé de *78
Genève une belle truite ; nous comptons sur
vous, tantôt, à sept heures juste… C’est rue de
Choiseul, 24 bis. N’oubliez pas !
Frédéric fut obligé de s’asseoir. Ses genoux
chancelaient. Il se répétait : « Enfin ! enfin ! »
Puis il écrivit à son tailleur, à son chapelier, à son
bottier ; et il fit porter ces trois billets par trois
commissionnaires différents. La clef tourna dans
la serrure et le concierge parut, avec une malle sur
l’épaule.
Frédéric, en apercevant Deslauriers, se mit à
trembler comme une femme adultère sous le regard de
son époux.
— Qu’est-ce donc qui te prend ? dit Deslauriers,
tu dois cependant avoir reçu de moi une lettre ?
Frédéric n’eut pas la force de mentir.
Il ouvrit les bras et se jeta sur sa poitrine.
Ensuite, le clerc conta son histoire. Son père
n’avait pas voulu rendre ses comptes de tutelle,
s’imaginant que ces comptes-là se prescrivaient par
dix ans. Mais, fort en procédure, Deslauriers avait
enfin arraché tout l’héritage de sa mère, sept mille
francs nets, qu’il tenait là, sur lui, dans un vieux
portefeuille.
— C’est une réserve, en cas de malheur. Il faut
que j’avise à les placer et à me caser moi-même, dès
demain matin. Pour aujourd’hui, vacance complète, et
tout à toi, mon vieux !
— Oh ! ne te gêne pas ! dit Frédéric. Si tu avais
ce soir quelque chose d’important…
— Allons donc ! Je serais un fier misérable…
Cette épithète, lancée au hasard, toucha Frédéric
en plein cœur, comme une allusion outrageante.
Le concierge avait disposé sur la table, auprès du
feu, des côtelettes, de la galantine, une langouste,
un dessert, et deux bouteilles de vin de Bordeaux. Une
réception si bonne émut Deslauriers.
— Tu me traites comme un roi, ma parole !
Ils causèrent de leur passé, de l’avenir ; et,
de temps à autre, ils se prenaient les mains
par-dessus la table, en se regardant une minute avec
attendrissement. Mais un commissionnaire apporta un
chapeau neuf. Deslauriers remarqua, tout haut, combien
la coiffe était brillante.
Puis le tailleur, lui-même, vint remettre l’habit
auquel il avait donné un coup de fer.
— On croirait que tu vas te marier, dit
Deslauriers.
Une heure après, un troisième individu survint et
retira d’un grand sac noir une paire de bottes
vernies, *79 splendides.
Pendant que Frédéric les essayait, le bottier
observait narquoisement la chaussure du provincial.
— Monsieur n’a besoin de rien ?
— Merci, répliqua le Clerc, en rentrant sous sa
chaise ses vieux souliers à cordons.
Cette humiliation gêna Frédéric. Il reculait à
faire son aveu. Enfin, il s’écria, comme saisi par une
idée :
— Ah ! saprelotte, j’oubliais !
— Quoi donc ?
— Ce soir, je dîne en ville !
— Chez les Dambreuse ? Pourquoi ne m’en parles-tu
jamais dans tes lettres ?
Ce n’était pas chez les Dambreuse, mais chez les
Arnoux.
— Tu aurais dû m’avertir ! dit Deslauriers. Je
serais venu un jour plus tard.
— Impossible ! répliqua brusquement Frédéric. On
ne m’a invité que ce matin, tout à l’heure.
Et, pour racheter sa faute et en distraire son
ami, il dénoua les cordes emmêlées de sa malle, il
arrangea dans la commode toutes ses affaires,
il voulait lui donner son propre lit, coucher dans le
cabinet au bois. Puis, dès quatre heures, il commença
les préparatifs de sa toilette.
— Tu as bien le temps ! dit l’autre.
Enfin, il s’habilla, il partit.
« Voilà les riches ! » pensa Deslauriers.
Et il alla dîner rue Saint-Jacques, chez un petit
restaurateur qu’il connaissait.
Frédéric s’arrêta plusieurs fois dans l’escalier,
tant son cœur battait fort. Un de ses gants trop juste
éclata ; et, tandis qu’il enfonçait la déchirure sous
la manchette de sa chemise, Arnoux, qui montait par
derrière, le saisit au bras et le fit entrer.
L’antichambre, décorée à la chinoise, avait une
lanterne peinte, au plafond, et des bambous dans les
coins. En traversant le salon, Frédéric trébucha
contre une peau de tigre. On n’avait point allumé les
flambeaux, mais deux lampes brûlaient dans le boudoir
tout au fond.
Mlle Marthe vint dire que sa maman s’habillait.
Arnoux l’enleva jusqu’à la hauteur de sa bouche pour
la baiser ; puis, voulant choisir lui-même dans la
cave certaines bouteilles de vin, il laissa Frédéric
avec l’enfant.
Elle avait grandi beaucoup depuis le voyage de
Montereau. Ses cheveux bruns descendaient en longs
anneaux frisés sur ses bras nus. Sa robe, plus
bouffante que le *80 jupon
d’une danseuse, laissait voir ses mollets roses, et
toute sa gentille personne sentait frais comme un
bouquet. Elle reçut les compliments du monsieur avec
des airs de coquette, fixa sur lui ses yeux profonds,
puis, se coulant parmi les meubles, disparut comme un
chat.
Il n’éprouvait plus aucun trouble. Les globes des
lampes, recouverts d’une dentelle en papier,
envoyaient un jour laiteux et qui attendrissait la
couleur des murailles, tendues de satin mauve. À
travers les lames du garde-feu, pareil à un gros
éventail, on apercevait les charbons dans la
cheminée ; il y avait, contre la pendule, un coffret à
fermoirs d’argent. Çà et là, des choses intimes
traînaient : une poupée au milieu de la causeuse, un
fichu contre le dossier d’une chaise, et, sur la table
à ouvrage, un tricot de laine d’où pendaient en dehors
deux aiguilles d’ivoire, la pointe en bas. C’était un
endroit paisible, honnête et familier tout ensemble.
Arnoux rentra ; et, par l’autre
portière, Mme Arnoux parut. Comme elle se trouvait
enveloppée d’ombre, il ne distingua d’abord que sa
tête. Elle avait une robe de velours noir et, dans les
cheveux, une longue bourse algérienne en filet de soie
rouge qui, s’entortillant à son peigne, lui tombait
sur l’épaule gauche.
Arnoux présenta Frédéric.
— Oh ! je reconnais Monsieur parfaitement,
répondit-elle.
Puis les convives arrivèrent tous, presque en même
temps : Dittmer, Lovarias, Burieu, le compositeur
Rosenwald, le poète Théophile Lorris, deux critiques
d’art collègues d’Hussonnet, un fabricant de papier,
et enfin l’illustre Pierre-Paul Meinsius, le dernier
représentant de la grande peinture, qui portait
gaillardement avec sa gloire ses quatre-vingts années
et son gros ventre.
Lorsqu’on passa dans la salle à manger, Mme Arnoux
prit son bras. Une chaise était restée vide pour
Pellerin. Arnoux l’aimait, tout en l’exploitant.
D’ailleurs, il redoutait sa terrible langue, si bien
que, pour l’attendrir, il avait publié dans l’Art
industriel son portrait accompagné d’éloges
hyperboliques ; et Pellerin, plus sensible à la gloire
qu’à l’argent, apparut vers huit heures, tout
essoufflé. Frédéric s’imagina qu’ils étaient
réconciliés depuis longtemps.
La compagnie, les mets, tout lui plaisait. La
salle, telle qu’un parloir moyen âge, était tendue de
cuir battu ; une *81 étagère
hollandaise se dressait devant un râtelier de
chibouques ; et, autour de la table, les verres de
Bohême, diversement colorés, faisaient au milieu des
fleurs et des fruits comme une illumination dans un
jardin.
Il eut à choisir entre dix espèces de moutarde. Il
mangea du daspachio, du cari, du gingembre, des merles
de Corse, des lasagnes romaines ; il but des vins
extraordinaires, du lip-fraoli et du tokay. Arnoux se
piquait effectivement de bien recevoir. Il courtisait
en vue des comestibles tous les conducteurs de
malle-poste, et il était lié avec des cuisiniers de
grandes maisons qui lui communiquaient des sauces.
Mais la causerie surtout amusait Frédéric. Son
goût pour les voyages fut caressé par Dittmer, qui
parla de l’Orient ; il assouvit sa curiosité des
choses du théâtre en écoutant Rosenwald causer de
l’Opéra ; et l’existence atroce de la bohème lui parut
drôle, à travers la gaieté d’Hussonnet, lequel narra,
d’une manière pittoresque, comment il avait passé tout
un hiver, n’ayant pour nourriture que du fromage de
Hollande. Puis, une discussion entre Lovarias et
Burrieu, sur l’école florentine, lui révéla des
chefs-d’œuvre, lui ouvrit des horizons, et il eut du
mal à contenir son enthousiasme quand Pellerin
s’écria :
— Laissez-moi tranquille avec votre hideuse
réalité ! Qu’est-ce que cela veut dire, la réalité ?
Les uns voient noir, d’autres bleu, la multitude voit
bête. Rien de moins naturel que Michel-Ange, rien de
plus fort ! Le souci de la vérité extérieure dénote la
bassesse contemporaine ; et l’art deviendra, si l’on
continue, je ne sais quelle rocambole au-dessous de la
religion comme poésie, et de la politique comme
intérêt. Vous n’arriverez pas à son but, — oui, son
but ! — qui est de nous causer une exaltation
impersonnelle, avec de petites œuvres, malgré toutes
vos finasseries d’exécution. Voilà les tableaux de
Bassolier, par exemple : c’est joli, coquet, propret,
et pas lourd ! Ça peut se mettre dans la poche, se
prendre en voyage ! Les notaires achètent ça vingt
mille francs, il y a pour trois sous d’idées ; mais,
sans l’idée, rien de grand ! sans grandeur, pas de
beau ! L’Olympe est une montagne ! Le plus crâne
monument, ce sera toujours les Pyramides. Mieux vaut
l’exubérance que le goût, le désert qu’un trottoir, et
un sauvage qu’un coiffeur !
Frédéric, en écoutant ces choses,
regardait Mme Arnoux. Elles tombaient dans son esprit
comme des métaux *82 dans
une fournaise, s’ajoutaient à sa passion et faisaient
de l’amour.
Il était assis trois places au-dessous d’elle, sur
le même côté. De temps à autre, elle se penchait un
peu, en tournant la tête pour adresser quelques mots à
sa petite fille ; et, comme elle souriait alors, une
fossette se creusait dans sa joue, ce qui donnait à
son visage un air de bonté plus délicate.
Au moment des liqueurs, elle disparut. La
conversation devint très libre ; M. Arnoux y brilla,
et Frédéric fut étonné du cynisme de ces hommes.
Cependant, leur préoccupation de la femme établissait
entre eux et lui comme une égalité, qui le haussait
dans sa propre estime.
Rentré au salon, il prit, par contenance, un des
albums traînant sur la table. Les grands artistes de
l’époque l’avaient illustré de dessins, y avaient mis
de la prose, des vers, ou simplement leurs
signatures ; parmi les noms fameux, il s’en trouvait
beaucoup d’inconnus, et les pensées curieuses
n’apparaissaient que sous un débordement de sottises.
Toutes contenaient un hommage plus ou moins direct
à Mme Arnoux. Frédéric aurait eu peur d’écrire une
ligne à côté.
Elle alla chercher dans son boudoir le coffret à
fermoirs d’argent qu’il avait remarqué sur la
cheminée. C’était un cadeau de son mari, un ouvrage de
la Renaissance. Les amis d’Arnoux le complimentèrent,
sa femme le remerciait ; il fut pris
d’attendrissement, et lui donna devant le monde un
baiser.
Ensuite, tous causèrent çà et là, par groupes ; le
bonhomme Meinsius était avec Mme Arnoux, sur une
bergère, près du feu ; elle se penchait vers son
oreille, leurs têtes se touchaient ; et Frédéric
aurait accepté d’être sourd, infirme et laid pour un
nom illustre et des cheveux blancs, enfin pour avoir
quelque chose qui l’intronisât dans une intimité
pareille. Il se rongeait le cœur, furieux contre sa
jeunesse.
Mais elle vint dans l’angle du salon où il se
tenait, lui demanda s’il connaissait quelques-uns des
convives, s’il aimait la peinture, depuis combien de
temps il étudiait à Paris. Chaque mot qui sortait de
sa bouche semblait à Frédéric être une chose nouvelle,
une dépendance exclusive de sa personne. Il regardait
attentivement les effilés de sa coiffure, caressant
par le bout son épaule nue ; et il n’en détachait pas
ses yeux, il enfonçait son âme dans la blancheur de
cette chair féminine ; cependant, il n’osait *83
lever ses paupières, pour la voir plus
haut, face à face.
Rosenwald les interrompit, en priant Mme Arnoux de
chanter quelque chose. Il préluda, elle attendait ;
ses lèvres s’entr’ouvrirent, et un son pur, long,
filé, monta dans l’air.
Frédéric ne comprit rien aux paroles italiennes.
Cela commençait sur un rythme grave, tel qu’un
chant d’église, puis, s’animant crescendo, multipliait
les éclats sonores, s’apaisait tout à coup ; et la
mélodie revenait amoureusement, avec une oscillation
large et paresseuse.
Elle se tenait debout, près du clavier, les bras
tombants, le regard perdu. Quelquefois, pour lire la
musique, elle clignait ses paupières en avançant le
front, un instant. Sa voix de contralto prenait dans
les cordes basses une intonation lugubre qui glaçait,
et alors sa belle tête, aux grands sourcils,
s’inclinait sur son épaule ; sa poitrine se gonflait,
ses bras s’écartaient, son cou d’où s’échappaient des
roulades se renversait mollement comme sous des
baisers aériens ; elle lança trois notes aiguës,
redescendit, en jeta une plus haute encore, et, après
un silence, termina par un point d’orgue.
Rosenwald n’abandonna pas le piano. Il continua de
jouer, pour lui-même. De temps à autre, un des
convives disparaissait. À onze heures, comme les
derniers s’en allaient, Arnoux sortit avec Pellerin,
sous prétexte de le reconduire. Il était de ces gens
qui se disent malades quand ils n’ont pas fait
leur tour après dîner.
Mme Arnoux s’était avancée dans l’antichambre,
Dittmer et Hussonnet la saluaient, elle leur tendit la
main ; elle la tendit également à Frédéric ; et il
éprouva comme une pénétration à tous les atomes de sa
peau.
Il quitta ses amis ; il avait besoin d’être seul.
Son cœur débordait. Pourquoi cette main offerte ?
Était-ce un geste irréfléchi, ou un encouragement ?
« Allons donc ! je suis fou ! » Qu’importait
d’ailleurs, puisqu’il pouvait maintenant la fréquenter
tout à son aise, vivre dans son atmosphère.
Les rues étaient désertes. Quelquefois une
charrette lourde passait, en ébranlant les pavés. Les
maisons se succédaient avec leurs façades grises,
leurs fenêtres closes ; et il songeait dédaigneusement
à tous ces êtres humains couchés derrière ces murs,
qui existaient sans la voir, et dont pas un même ne se
doutait qu’elle vécût ! Il n’avait plus conscience du
milieu, de l’espace, de rien ; et, battant le sol du
talon, en frappant avec sa canne les *84
volets des boutiques, il allait toujours
devant lui, au hasard, éperdu, entraîné. Un air humide
l’enveloppa ; il se reconnut au bord des quais.
Les réverbères brillaient en deux lignes droites,
indéfiniment, et de longues flammes rouges vacillaient
dans la profondeur de l’eau. Elle était de couleur
ardoise, tandis que le ciel, plus clair, semblait
soutenu par les grandes masses d’ombre qui se levaient
de chaque côté du fleuve. Des édifices, que l’on
n’apercevait pas, faisaient des redoublements
d’obscurité. Un brouillard lumineux flottait au delà,
sur les toits ; tous les bruits se fondaient en un
seul bourdonnement ; un vent léger soufflait.
Il s’était arrêté au milieu du Pont-Neuf, et, tête
nue, poitrine ouverte, il aspirait l’air. Cependant,
il sentait monter du fond de lui-même quelque chose
d’intarissable, un afflux de tendresse qui l’énervait,
comme le mouvement des ondes sous ses yeux. À
l’horloge d’une église, une heure sonna, lentement,
pareille à une voix qui l’eût appelé.
Alors, il fut saisi par un de ces frissons de
l’âme où il vous semble qu’on est transporté dans un
monde supérieur. Une faculté extraordinaire, dont il
ne savait pas l’objet, lui était venue. Il se demanda,
sérieusement, s’il serait un grand peintre ou un grand
poète ; et il se décida pour la peinture, car les
exigences de ce métier le rapprocheraient
de Mme Arnoux. Il avait donc trouvé sa vocation ! Le
but de son existence était clair maintenant, et
l’avenir infaillible.
Quand il eut refermé sa porte, il entendit
quelqu’un qui ronflait, dans le cabinet noir, près de
la chambre. C’était l’autre. Il n’y pensait plus.
Son visage s’offrait à lui dans la glace. Il se
trouva beau, et resta une minute à se regarder.
|
Chapitre V
*85 Le
lendemain, avant midi, il s’était acheté une boîte de
couleurs, des pinceaux, un chevalet. Pellerin
consentit à lui donner des leçons, et Frédéric
l’emmena dans son logement pour voir si rien ne
manquait parmi ses ustensiles de peinture.
Deslauriers était rentré. Un jeune homme occupait
le second fauteuil. Le clerc dit en le montrant :
— C’est lui ! le voilà ! Sénécal !
Ce garçon déplut à Frédéric. Son front était
rehaussé par la coupe de ses cheveux taillés en
brosse. Quelque chose de dur et de froid perçait dans
ses yeux gris ; et sa longue redingote noire, tout son
costume sentait le pédagogue et l’ecclésiastique.
D’abord, on causa des choses du jour, entre autres
du Stabat de Rossini ; Sénécal, interrogé,
déclara qu’il n’allait jamais au théâtre. Pellerin
ouvrit la boîte de couleurs.
— Est-ce pour toi, tout cela ? dit le clerc.
— Mais sans doute !
— Tiens ! quelle idée !
Et il se pencha sur la table, où le répétiteur de
mathématiques feuilletait un volume de Louis Blanc. Il
l’avait apporté lui-même, et lisait à voix basse des
passages, tandis que Pellerin et Frédéric examinaient
ensemble la palette, le couteau, les vessies ; puis
ils vinrent à s’entretenir du dîner chez Arnoux.
— Le marchand de tableaux ? demanda Sénécal. Joli
monsieur, vraiment !
— Pourquoi donc ? dit Pellerin.
Sénécal répliqua :
— Un homme qui bat monnaie avec des turpitudes
politiques !
Et il se mit à parler d’une lithographie célèbre,
*86 représentant toute
la famille royale livrée à des occupations
édifiantes : Louis-Philippe tenait un code, la reine
un paroissien, les princesses brodaient, le duc de
Nemours ceignait un sabre ; M. de Joinville montrait
une carte géographique à ses jeunes frères ; on
apercevait, dans le fond, un lit à deux compartiments.
Cette image, intitulée Une bonne famille,
avait fait les délices des bourgeois, mais
l’affliction des patriotes. Pellerin, d’un ton vexé
comme s’il en était l’auteur, répondit que toutes les
opinions se valaient ; Sénécal protesta. L’Art devait
exclusivement viser à la moralisation des masses ! Il
ne fallait reproduire que des sujets poussant aux
actions vertueuses ; les autres étaient nuisibles.
— Mais ça dépend de l’exécution ? cria Pellerin.
Je peux faire des chefs-d’œuvre !
— Tant pis pour vous, alors ! on n’a pas le droit…
— Comment ?
— Non ! monsieur, vous n’avez pas le droit de
m’intéresser à des choses que je réprouve !
Qu’avons-nous besoin de laborieuses bagatelles, dont
il est impossible de tirer aucun profit, de ces Vénus,
par exemple, avec tous vos paysages ? Je ne vois pas
là d’enseignement pour le peuple ! Montrez-nous ses
misères, plutôt ! enthousiasmez-nous pour ses
sacrifices ! Eh ! bon Dieu, les sujets ne manquent
pas : la ferme, l’atelier…
Pellerin en balbutiait d’indignation, et, croyant
avoir trouvé un argument :
— Molière, l’acceptez-vous ?
— Soit ! dit Sénécal. Je l’admire comme précurseur
de la Révolution française.
— Ah ! la Révolution ! Quel art ! Jamais il n’y a
eu d’époque plus pitoyable !
— Pas de plus grande, monsieur !
Pellerin se croisa les bras, et, le regardant en
face :
— Vous m’avez l’air d’un fameux garde national !
Son antagoniste, habitué aux discussions,
répondit :
— Je n’en suis pas ! et je la déteste
autant que vous. Mais, avec des principes pareils, on
corrompt les foules ! Ça fait le compte du
Gouvernement, du reste ; il ne serait pas si fort sans
la complicité d’un tas de farceurs comme celui-là.
Le peintre prit la défense du marchand, car les
opinions de Sénécal l’exaspéraient. Il osa même
soutenir que Jacques Arnoux était un véritable cœur
d’or, dévoué à ses amis, chérissant sa femme.
*87 — Oh ! oh ! si
on lui offrait une bonne somme, il ne la refuserait
pas pour servir de modèle.
Frédéric devint blême.
— Il vous a donc fait bien du tort, monsieur ?
— À moi ? non ! Je l’ai vu, une fois, au café,
avec un ami. Voilà tout.
Sénécal disait vrai. Mais il se trouvait agacé,
quotidiennement, par les réclames de l’Art
industriel. Arnoux était, pour lui, le
représentant d’un monde qu’il jugeait funeste à la
démocratie. Républicain austère, il suspectait de
corruption toutes les élégances, n’ayant d’ailleurs
aucun besoin, et étant d’une probité inflexible.
La conversation eut peine à reprendre. Le peintre
se rappela bientôt son rendez-vous, le répétiteur ses
élèves ; et, quand ils furent sortis, après un long
silence, Deslauriers fit différentes questions sur
Arnoux.
— Tu m’y présenteras plus tard, n’est-ce pas, mon
vieux ?
— Certainement, dit Frédéric.
Puis ils avisèrent à leur installation.
Deslauriers avait obtenu, sans peine, une place de
second clerc chez un avoué, pris à l’École de droit
son inscription, acheté les livres indispensables ; et
la vie qu’ils avaient tant rêvée commença.
Elle fut charmante, grâce à la beauté de leur
jeunesse. Deslauriers n’ayant parlé d’aucune
convention pécuniaire, Frédéric n’en parla pas. Il
subvenait à toutes les dépenses, rangeait l’armoire,
s’occupait du ménage ; mais, s’il fallait donner une
mercuriale au concierge, le clerc s’en chargeait,
continuant, comme au collège, son rôle de protecteur
et d’aîné.
Séparés tout le long du jour, ils se retrouvaient
le soir. Chacun prenait sa place au coin du feu et se
mettait à la besogne. Ils ne tardaient pas à
l’interrompre. C’étaient des épanchements sans fin,
des gaietés sans cause, et des disputes quelquefois, à
propos de la lampe qui filait ou d’un livre égaré,
colères d’une minute, que des rires apaisaient.
La porte du cabinet au bois restant ouverte, ils
bavardaient de loin, dans leur lit.
Le matin, ils se promenaient en manches de chemise
sur leur terrasse ; le soleil se levait, des brumes
légères passaient sur le fleuve, on entendait un
glapissement dans le marché aux fleurs à côté ; et les
fumées de leurs pipes tourbillonnaient dans l’air pur,
qui rafraîchissait leurs *88 yeux
encore bouffis ; ils sentaient, en l’aspirant, un
vaste espoir épandu.
Quand il ne pleuvait pas, le dimanche, ils
sortaient ensemble ; et, bras dessus bras dessous, ils
s’en allaient par les rues. Presque toujours la même
réflexion leur survenait à la fois, ou bien ils
causaient, sans rien voir autour d’eux. Deslauriers
ambitionnait la richesse, comme moyen de puissance sur
les hommes. Il aurait voulu remuer beaucoup de monde,
faire beaucoup de bruit, avoir trois secrétaires sous
ses ordres, et un grand dîner politique une fois par
semaine. Frédéric se meublait un palais à la moresque,
pour vivre couché sur des divans de cachemire, au
murmure d’un jet d’eau, servi par des pages nègres ;
et ces choses rêvées devenaient à la fin tellement
précises, qu’elles le désolaient comme s’il les avait
perdues.
— À quoi bon causer de tout cela, disait-il,
puisque jamais nous ne l’aurons !
— Qui sait ? reprenait Deslauriers.
Malgré ses opinions démocratiques, il l’engageait
à s’introduire chez les Dambreuse. L’autre objectait
ses tentatives.
— Bah ! retournes-y ! On t’invitera !
Ils reçurent, vers le milieu du mois de mars,
parmi des notes assez lourdes, celles du restaurateur
qui leur apportait à dîner. Frédéric, n’ayant point la
somme suffisante, emprunta cent écus à Deslauriers ;
quinze jours plus tard, il réitéra la même demande, et
le clerc le gronda pour les dépenses auxquelles il se
livrait chez Arnoux.
Effectivement, il n’y mettait point de modération.
Une vue de Venise, une vue de Naples et une autre de
Constantinople occupant le milieu des trois murailles,
des sujets équestres d’Alfred de Dreux çà et là, un
groupe de Pradier sur la cheminée, des numéros de l’Art
industriel sur le piano, et des cartonnages par
terre dans les angles, encombraient le logis d’une
telle façon, qu’on avait peine à poser un livre, à
remuer les coudes. Frédéric prétendait qu’il lui
fallait tout cela pour sa peinture.
Il travaillait chez Pellerin. Mais souvent
Pellerin était en courses, ayant coutume d’assister à
tous les enterrements et événements dont les journaux
devaient rendre compte ; et Frédéric passait des
heures entièrement seul dans l’atelier. Le calme de
cette grande pièce, où l’on n’entendait que le
trottinement des souris, la lumière qui *89
tombait du plafond, et jusqu’au ronflement
du poêle, tout le plongeait d’abord dans une sorte de
bien-être intellectuel. Puis ses yeux, abandonnant son
ouvrage, se portaient sur les écaillures de la
muraille, parmi les bibelots de l’étagère, le long des
torses où la poussière amassée faisait comme des
lambeaux de velours ; et, tel qu’un voyageur perdu au
milieu d’un bois et que tous les chemins ramènent à la
même place, continuellement il retrouvait au fond de
chaque idée le souvenir de Mme Arnoux.
Il se fixait des jours pour aller chez elle ;
arrivé au second étage, devant sa porte, il hésitait à
sonner. Des pas se rapprochaient ; on ouvrait, et, à
ces mots : « Madame est sortie », c’était une
délivrance, et comme un fardeau de moins sur son cœur.
Il la rencontra, pourtant. La première fois, il y
avait trois dames avec elle ; une autre après-midi, le
maître d’écriture de Mlle Marthe survint. D’ailleurs,
les hommes que recevait Mme Arnoux ne lui faisaient
point de visites. Il n’y retourna plus, par
discrétion.
Mais il ne manquait pas, pour qu’on l’invitât aux
dîners du jeudi, de se présenter à l’Art
industriel, chaque mercredi, régulièrement ; et
il y restait après tous les autres, plus longtemps que
Regimbart, jusqu’à la dernière minute, en feignant de
regarder une gravure, de parcourir un journal. Enfin
Arnoux lui disait : « Êtes-vous libre, demain soir ? »
Il acceptait avant que la phrase fût achevée. Arnoux
semblait le prendre en affection. Il lui montra l’art
de reconnaître les vins, à brûler le punch, à faire
des salmis de bécasses ; Frédéric suivait docilement
ses conseils, aimant tout ce qui dépendait
de Mme Arnoux, ses meubles, ses domestiques, sa
maison, sa rue.
Il ne parlait guère pendant ces dîners ; il la
contemplait. Elle avait à droite, contre la tempe, un
petit grain de beauté ; ses bandeaux étaient plus
noirs que le reste de sa chevelure et toujours comme
un peu humides sur les bords ; elle les flattait de
temps à autre, avec deux doigts seulement. Il
connaissait la forme de chacun de ses ongles ; il se
délectait à écouter le sifflement de sa robe de soie
quand elle passait auprès des portes, il humait en
cachette la senteur de son mouchoir ; son peigne, ses
gants, ses bagues étaient pour lui des choses
particulières, importantes comme des œuvres d’art,
presque animées comme des personnes ; toutes lui
prenaient le cœur et augmentaient sa passion.
*90 Il n’avait pas
eu la force de la cacher à Deslauriers. Quand il
revenait de chez Mme Arnoux, il le réveillait comme
par mégarde, afin de pouvoir causer d’elle.
Deslauriers, qui couchait dans le cabinet au bois,
près de la fontaine, poussait un long bâillement.
Frédéric s’asseyait au pied de son lit. D’abord il
parlait du dîner, puis il racontait mille détails
insignifiants, où il voyait des marques de mépris ou
d’affection. Une fois, par exemple, elle avait refusé
son bras, pour prendre celui de Dittmer, et Frédéric
se désolait.
— Ah ! quelle bêtise !
Ou bien elle l’avait appelé son « ami ».
— Vas-y gaiement, alors !
— Mais je n’ose pas, disait Frédéric.
— Eh bien, n’y pense plus ! Bonsoir.
Deslauriers se retournait vers la ruelle et
s’endormait. Il ne comprenait rien à cet amour, qu’il
regardait comme une dernière faiblesse d’adolescence ;
et, son intimité ne lui suffisant plus, sans doute, il
imagina de réunir leurs amis communs une fois la
semaine.
Ils arrivaient le samedi, vers neuf heures. Les
trois rideaux d’algérienne étaient soigneusement
tirés ; la lampe et quatre bougies brûlaient ; au
milieu de la table, le pot à tabac, tout plein de
pipes, s’étalait entre les bouteilles de bière, la
théière, un flacon de rhum et des petits fours. On
discutait sur l’immortalité de l’âme, on faisait des
parallèles entre les professeurs.
Hussonnet, un soir, introduisit un grand jeune
homme habillé d’une redingote trop courte des
poignets, et la contenance embarrassée. C’était le
garçon qu’ils avaient réclamé au poste, l’année
dernière.
N’ayant pu rendre à son maître le carton de
dentelle perdu dans la bagarre, celui-ci l’avait
accusé de vol, menacé des tribunaux ; maintenant, il
était commis dans une maison de roulage. Hussonnet, le
matin, l’avait rencontré au coin d’une rue ; et il
l’amenait, car Dussardier, par reconnaissance, voulait
voir « l’autre ».
Il tendit à Frédéric le porte-cigares encore
plein, et qu’il avait gardé religieusement avec
l’espoir de le rendre. Les jeunes gens l’invitèrent à
revenir. Il n’y manqua pas.
Tous sympathisaient. D’abord, leur haine du
Gouvernement avait la hauteur d’un dogme indiscutable.
Martinon seul tâchait de défendre Louis-Philippe. On
l’accablait sous les lieux communs traînant dans les
journaux : l’embastillement de Paris, les lois de
septembre, *91 Pritchard,
lord Guizot, si bien que Martinon se taisait,
craignant d’offenser quelqu’un. En sept ans de
collège, il n’avait pas mérité de pensum, et, à
l’École de droit, il savait plaire aux professeurs. Il
portait ordinairement une grosse redingote couleur
mastic avec des claques en caoutchouc ; mais il
apparut un soir dans une toilette de marié : gilet de
velours à châle, cravate blanche, chaîne d’or.
L’étonnement redoubla quand on sut qu’il sortait
de chez M. Dambreuse. En effet, le banquier Dambreuse
venait d’acheter au père Martinon une partie de bois
considérable ; le bonhomme lui ayant présenté son
fils, il les avait invités à dîner tous les deux.
— Y avait-il beaucoup de truffes, demanda
Deslauriers, et as-tu pris la taille à son épouse,
entre deux portes, sicut decet ?
Alors, la conversation s’engagea sur les femmes.
Pellerin n’admettait pas qu’il y eût de belles femmes
(il préférait les tigres) ; d’ailleurs, la femelle de
l’homme était une créature inférieure dans la
hiérarchie esthétique :
— Ce qui vous séduit est particulièrement ce qui
la dégrade comme idée ; je veux dire les seins, les
cheveux…
— Cependant, objecta Frédéric, de longs cheveux
noirs, avec de grands yeux noirs…
— Oh ! connu ! s’écria Hussonnet. Assez
d’Andalouses sur la pelouse ! des choses antiques ?
serviteur ! Car enfin, voyons, pas de blagues ! une
lorette est plus amusante que la Vénus de Milo !
Soyons Gaulois, nom d’un petit bonhomme ! et Régence
si nous pouvons !
Coulez, bons vins ; femmes, daignez sourire !
Il faut passer de la brune à la blonde ! — Est-ce
votre avis, père Dussardier ?
Dussardier ne répondit pas. Tous le pressèrent
pour connaître ses goûts.
— Eh bien, fit-il en rougissant, moi, je voudrais
aimer la même, toujours !
Cela fut dit d’une telle façon, qu’il y eut un
moment de silence, les uns étant surpris de cette
candeur, et les autres y découvrant, peut-être, la
secrète convoitise de leur âme.
Sénécal posa sur le chambranle sa chope de bière,
et déclara dogmatiquement que, la prostitution étant
une tyrannie et le mariage une immoralité, il valait
mieux s’abstenir. Deslauriers prenait les femmes comme
une *92 distraction,
rien de plus. M. de Cisy avait à leur endroit toute
espèce de crainte.
Élevé sous les yeux d’une grand’mère dévote, il
trouvait la compagnie de ces jeunes gens alléchante
comme un mauvais lieu et instructive comme une
Sorbonne. On ne lui ménageait pas les leçons ; et il
se montrait plein de zèle, jusqu’à vouloir fumer, en
dépit des maux de cœur qui le tourmentaient chaque
fois, régulièrement. Frédéric l’entourait de soins. Il
admirait la nuance de ses cravates, la fourrure de son
paletot et surtout ses bottes, minces comme des gants
et qui semblaient insolentes de netteté et de
délicatesse ; sa voiture l’attendait en bas dans la
rue.
Un soir qu’il venait de partir, et que la neige
tombait, Sénécal se mit à plaindre son cocher. Puis il
déclama contre les gants jaunes, le Jockey-Club. Il
faisait plus de cas d’un ouvrier que de ces messieurs.
— Moi, je travaille, au moins ! je suis pauvre !
— Cela se voit, dit à la fin Frédéric, impatienté.
Le répétiteur lui garda rancune pour cette parole.
Mais Regimbart ayant dit qu’il connaissait un peu
Sénécal, Frédéric, voulant faire une politesse à l’ami
d’Arnoux, le pria de venir aux réunions du samedi, et
la rencontre fut agréable aux deux patriotes.
Ils différaient cependant.
Sénécal — qui avait un crâne en pointe — ne
considérait que les systèmes. Regimbart, au contraire,
ne voyait dans les faits que les faits. Ce qui
l’inquiétait principalement, c’était la frontière du
Rhin. Il prétendait se connaître en artillerie, et se
faisait habiller par le tailleur de l’École
polytechnique.
Le premier jour, quand on lui offrit des gâteaux,
il leva les épaules dédaigneusement, en disant que
cela convenait aux femmes ; et il ne parut guère plus
gracieux les fois suivantes. Du moment que les idées
atteignaient une certaine hauteur, il murmurait :
« Oh ! pas d’utopies, pas de rêves ! » En fait d’art
(bien qu’il fréquentât les ateliers, où quelquefois il
donnait, par complaisance, une leçon d’escrime), ses
opinions n’étaient point transcendantes. Il comparait
le style de M. Marrast à celui de
Voltaire et Mlle Vatnaz à Mme de Staël, à cause d’une
ode sur la Pologne, « où il y avait du cœur ». Enfin,
Regimbart assommait tout le monde et particulièrement
Deslauriers, car le Citoyen était un familier
d’Arnoux. Or, le clerc ambitionnait de fréquenter
cette maison, espérant y *93 faire
des connaissances profitables. « Quand donc m’y
mèneras-tu ? » disait-il. Arnoux se trouvait surchargé
de besogne, ou bien il partait en voyage ; puis, ce
n’était pas la peine, les dîners allaient finir.
S’il avait fallu risquer sa vie pour son ami,
Frédéric l’eût fait. Mais comme il tenait à se montrer
le plus avantageusement possible, comme il surveillait
son langage, ses manières et son costume jusqu’à venir
au bureau de l’Art industriel toujours
irréprochablement ganté, il avait peur que
Deslauriers, avec son vieil habit noir, sa tournure de
procureur et ses discours outrecuidants, ne déplût
à Mme Arnoux, ce qui pouvait le compromettre, le
rabaisser lui-même auprès d’elle. Il admettait bien
les autres, mais celui-là, précisément, l’aurait gêné
mille fois plus. Le clerc s’apercevait qu’il ne
voulait pas tenir sa promesse, et le silence de
Frédéric lui semblait une aggravation d’injure.
Il aurait voulu le conduire absolument, le voir se
développer d’après l’idéal de leur jeunesse ; et sa
fainéantise le révoltait, comme une désobéissance et
comme une trahison. D’ailleurs Frédéric, plein de
l’idée de Mme Arnoux, parlait de son mari souvent ; et
Deslauriers commença une intolérable scie,
consistant à répéter son nom cent fois par jour, à la
fin de chaque phrase, comme un tic d’idiot. Quand on
frappait à sa porte, il répondait : « Entrez,
Arnoux ! » Au restaurant, il demandait un fromage de
Brie « à l’instar d’Arnoux » ; et, la nuit, feignant
d’avoir un cauchemar, il réveillait son compagnon en
hurlant : « Arnoux ! Arnoux ! » Enfin, un jour,
Frédéric, excédé, lui dit d’une voix lamentable :
— Mais laisse-moi tranquille avec Arnoux !
— Jamais ! répondit le clerc.
Toujours lui ! lui partout ! ou brûlante ou
glacée !
L’image de l’Arnoux…
— Tais-toi donc ! s’écria Frédéric en levant le
poing.
Il reprit doucement :
— C’est un sujet qui m’est pénible, tu sais bien.
— Oh ! pardon, mon bonhomme, répliqua Deslauriers
en s’inclinant très bas, on respectera désormais les
nerfs de Mademoiselle ! Pardon encore une fois. Mille
excuses !
Ainsi fut terminée la plaisanterie.
Mais, trois semaines après, un soir, il lui dit :
— Eh bien, je l’ai vue tantôt, Mme Arnoux !
*94 — Où donc ?
— Au Palais, avec Balandard, avoué ; une femme
brune, n’est-ce pas, de taille moyenne ?
Frédéric fit un signe d’assentiment. Il attendait
que Deslauriers parlât. Au moindre mot d’admiration,
il se serait épanché largement, était tout prêt à le
chérir ; l’autre se taisait toujours ; enfin, n’y
tenant plus, il lui demanda d’un air indifférent ce
qu’il pensait d’elle.
Deslauriers la trouvait « pas mal, sans avoir
pourtant rien d’extraordinaire ».
— Ah ! tu trouves, dit Frédéric.
Arriva le mois d’août, époque de son deuxième
examen. D’après l’opinion courante, quinze jours
devaient suffire pour en préparer les matières.
Frédéric, ne doutant pas de ses forces, avala d’emblée
les quatre premiers livres du Code de procédure, les
trois premiers du Code pénal, plusieurs morceaux
d’instruction criminelle et une partie du Code civil,
avec les annotations de M. Poncelet. La veille,
Deslauriers lui fit faire une récapitulation qui se
prolongea jusqu’au matin ; et, pour mettre à profit le
dernier quart d’heure, il continua à l’interroger sur
le trottoir, tout en marchant.
Comme plusieurs examens se passaient
simultanément, il y avait beaucoup de monde dans la
cour, entre autres Hussonnet et Cisy ; on ne manquait
pas de venir à ces épreuves quand il s’agissait des
camarades. Frédéric endossa la robe noire
traditionnelle ; puis il entra, suivi de la foule,
avec trois autres étudiants, dans une grande pièce,
éclairée par des fenêtres sans rideaux et garnie de
banquettes, le long des murs. Au milieu, des chaises
de cuir entouraient une table, décorée d’un tapis
vert. Elle séparait les candidats de MM. les
examinateurs en robe rouge, tous portant des chausses
d’hermine sur l’épaule, avec des toques à galons d’or
sur le chef.
Frédéric se trouvait l’avant-dernier dans la
série, position mauvaise. À la première question sur
la différence entre une convention et un contrat, il
définit l’une pour l’autre ; et le professeur, un
brave homme, lui dit :
— Ne vous troublez pas, monsieur, remettez-vous !
Puis, ayant fait deux demandes faciles, suivies de
réponses obscures, il passa enfin au quatrième.
Frédéric fut démoralisé par ce piètre commencement.
Deslauriers, en face, dans le public, lui faisait
signe que tout n’était pas encore perdu ; et à
la deuxième interrogation sur le droit criminel, il
se montra passable. Mais, après la *95
troisième, relative au testament mystique,
l’examinateur étant resté impassible tout le temps,
son angoisse redoubla ; car Hussonnet joignait les
mains comme pour applaudir, tandis que Deslauriers
prodiguait les haussements d’épaules. Enfin, le moment
arriva où il fallut répondre sur la Procédure ! Il
s’agissait de la tierce opposition. Le professeur,
choqué d’avoir entendu des théories contraires aux
siennes, lui demanda d’un ton brutal :
— Et vous, monsieur, est-ce votre avis ? Comment
conciliez-vous le principe de l’article 1351 du Code
civil avec cette voie d’attaque extraordinaire ?
Frédéric se sentait un grand mal de tête pour
avoir passé la nuit sans dormir. Un rayon de soleil,
entrant par l’intervalle d’une jalousie, le frappait
au visage. Debout derrière la chaise, il se dandinait
et tirait sa moustache.
— J’attends toujours votre réponse ! reprit
l’homme à la toque d’or.
Et, comme le geste de Frédéric l’agaçait sans
doute :
— Ce n’est pas dans votre barbe que vous la
trouverez !
Ce sarcasme causa un rire dans l’auditoire ; le
professeur, flatté, s’amadoua. Il lui fit deux
questions encore sur l’ajournement et sur l’affaire
sommaire, puis baissa la tête en signe d’approbation ;
l’acte public était fini. Frédéric rentra dans le
vestibule.
Pendant que l’huissier le dépouillait de sa robe,
pour la repasser à un autre immédiatement, ses amis
l’entourèrent en achevant de l’ahurir avec leurs
opinions contradictoires sur le résultat de l’examen.
On le proclama bientôt d’une voix sonore, à l’entrée
de la salle : « Le troisième était… ajourné ! »
— Emballé ! dit Hussonnet, allons-nous-en !
Devant la loge du concierge, ils rencontrèrent
Martinon, rouge, ému, avec un sourire dans les yeux et
l’auréole du triomphe sur le front. Il venait de subir
sans encombre son dernier examen. Restait seulement la
thèse. Avant quinze jours, il serait licencié. Sa
famille connaissait un ministre, « une belle
carrière » s’ouvrait devant lui.
— Celui-là t’enfonce tout de même, dit
Deslauriers.
Rien n’est humiliant comme de voir les sots
réussir dans les entreprises où l’on échoue. Frédéric,
vexé, répondit qu’il s’en moquait. Ses prétentions
étaient plus hautes ; et, comme Hussonnet faisait mine
de s’en aller, il le prit à l’écart pour lui dire :
— Pas un mot de tout cela, chez eux, bien
entendu !
*96 Le secret
était facile, puisque Arnoux, le lendemain, partait en
voyage pour l’Allemagne.
Le soir, en rentrant, le clerc trouva son ami
singulièrement changé : il pirouettait, sifflait ; et,
l’autre s’étonnant de cette humeur, Frédéric déclara
qu’il n’irait pas chez sa mère ; il emploierait ses
vacances à travailler.
À la nouvelle du départ d’Arnoux, une joie l’avait
saisi. Il pouvait se présenter là-bas, tout à son
aise, sans crainte d’être interrompu dans ses visites.
La conviction d’une sécurité absolue lui donnerait du
courage. Enfin il ne serait pas éloigné, ne serait pas
séparé d’elle ! Quelque chose de plus fort qu’une
chaîne de fer l’attachait à Paris, une voix intérieure
lui criait de rester.
Des obstacles s’y opposaient. Il les franchit en
écrivant à sa mère ; il confessait d’abord son échec,
occasionné par des changements faits dans le
programme, un hasard, une injustice ; d’ailleurs, tous
les grands avocats (il citait leurs noms) avaient été
refusés à leurs examens. Mais il comptait se présenter
de nouveau au mois de novembre. Or, n’ayant pas de
temps à perdre, il n’irait point à la maison cette
année ; et il demandait, outre l’argent d’un
trimestre, deux cent cinquante francs, pour des
répétitions de droit, fort utiles ; le tout
enguirlandé de regrets, condoléances, chatteries et
protestations d’amour filial.
Mme Moreau, qui l’attendait le lendemain, fut
chagrinée doublement. Elle cacha la mésaventure de son
fils, et lui répondit « de venir tout de même ».
Frédéric ne céda pas. Une brouille s’ensuivit. À la
fin de la semaine, néanmoins, il reçut l’argent du
trimestre avec la somme destinée aux répétitions, et
qui servit à payer un pantalon gris perle, un chapeau
de feutre blanc et une badine à pomme d’or.
Quand tout cela fut en sa possession :
« C’est peut-être une idée de coiffeur que j’ai
eue ? » songea-t-il.
Et une grande hésitation le prit.
Pour savoir s’il irait chez Mme Arnoux, il jeta
par trois fois dans l’air, des pièces de monnaie.
Toutes les fois, le présage fut heureux. Donc, la
fatalité l’ordonnait. Il se fit conduire en fiacre rue
de Choiseul.
Il monta vivement l’escalier, tira le cordon de la
sonnette ; elle ne sonna pas ; il se sentait près de
défaillir.
Puis il ébranla, d’un coup furieux, le lourd gland
de soie rouge. Un carillon retentit, s’apaisa par
degrés ; et l’on n’entendait plus rien. Frédéric eut
peur.
*97 Il colla son
oreille contre la porte ; pas un souffle ! Il mit son
œil au trou de la serrure, et il n’apercevait dans
l’antichambre que deux pointes de roseau, sur la
muraille, parmi les fleurs du papier. Enfin, il
tournait les talons quand il se ravisa. Cette fois, il
donna un petit coup léger. La porte s’ouvrit ; et, sur
le seuil, les cheveux ébouriffés, la face cramoisie et
l’air maussade, Arnoux lui-même parut.
— Tiens ! Qui diable vous amène ? Entrez !
Il l’introduisit, non dans le boudoir ou dans sa
chambre, mais dans la salle à manger, où l’on voyait
sur la table une bouteille de vin de Champagne avec
deux verres ; et, d’un ton brusque :
— Vous avez quelque chose à me demander, cher
ami ?
— Non ! rien ! rien ! balbutia le jeune homme,
cherchant un prétexte à sa visite.
Enfin, il dit qu’il était venu savoir de ses
nouvelles, car il le croyait en Allemagne, sur le
rapport d’Hussonnet.
— Nullement ! reprit Arnoux. Quelle linotte que ce
garçon-là, pour entendre tout de travers !
Afin de dissimuler son trouble, Frédéric marchait
de droite et de gauche, dans la salle. En heurtant le
pied d’une chaise, il fit tomber une ombrelle posée
dessus ; le manche d’ivoire se brisa.
— Mon Dieu ! s’écria-t-il, comme je suis chagrin
d’avoir brisé l’ombrelle de Mme Arnoux.
À ce mot, le marchand releva la tête, et eut un
singulier sourire. Frédéric, prenant l’occasion qui
s’offrait de parler d’elle, ajouta timidement :
— Est-ce que je ne pourrai pas la voir ?
Elle était dans son pays, près de sa mère malade.
Il n’osa faire de questions sur la durée de cette
absence. Il demanda seulement quel était le pays
de Mme Arnoux.
— Chartres ! Cela vous étonne ?
— Moi ? non ! pourquoi ? Pas le moins du monde !
Ils ne trouvèrent, ensuite, absolument rien à se
dire. Arnoux, qui s’était fait une cigarette, tournait
autour de la table, en soufflant. Frédéric, debout
contre le poêle, contemplait les murs, l’étagère, le
parquet ; et des images charmantes défilaient dans sa
mémoire, devant ses yeux plutôt. Enfin il se retira.
Un morceau de journal, roulé en boule, traînait
par terre, dans l’antichambre ; Arnoux le prit ; et,
se haussant sur la pointe des pieds, il l’enfonça dans
la sonnette, pour continuer, dit-il, sa sieste
interrompue. Puis, en lui donnant une poignée de
main :
*98 — Avertissez
le concierge, s’il vous plaît, que je n’y suis pas !
Et il referma la porte sur son dos, violemment.
Frédéric descendit l’escalier marche à marche.
L’insuccès de cette première tentative le décourageait
sur le hasard des autres. Alors commencèrent trois
mois d’ennui. Comme il n’avait aucun travail, son
désœuvrement renforçait sa tristesse.
Il passait des heures à regarder, du haut de son
balcon, la rivière qui coulait entre les quais
grisâtres, noircis de place en place, par la bavure
des égouts, avec un ponton de blanchisseuses amarré
contre le bord, où des gamins quelquefois s’amusaient,
dans la vase, à faire baigner un caniche. Ses yeux,
délaissant à gauche le pont de pierre de Notre-Dame et
trois ponts suspendus, se dirigeaient toujours vers le
quai aux Ormes, sur un massif de vieux arbres, pareils
aux tilleuls du port de Montereau. La tour
Saint-Jacques, l’hôtel de ville, Saint-Gervais,
Saint-Louis, Saint-Paul se levaient en face, parmi les
toits confondus, et le génie de la colonne de Juillet
resplendissait à l’orient comme une large étoile d’or,
tandis qu’à l’autre extrémité le dôme des Tuileries
arrondissait, sur le ciel, sa lourde masse bleue.
C’était par derrière, de ce côté-là, que devait être
la maison de Mme Arnoux.
Il rentrait dans sa chambre ; puis, couché sur son
divan, s’abandonnait à une méditation désordonnée :
plans d’ouvrage, projets de conduite, élancements vers
l’avenir. Enfin, pour se débarrasser de lui-même, il
sortait.
Il remontait, au hasard, le quartier latin, si
tumultueux d’habitude, mais désert à cette époque, car
les étudiants étaient partis dans leurs familles. Les
grands murs des collèges, comme allongés par le
silence, avaient un aspect plus morne encore ; on
entendait toutes sortes de bruits paisibles, des
battements d’ailes dans des cages, le ronflement d’un
tour, le marteau d’un savetier ; et les marchands
d’habits, au milieu des rues, interrogeaient de l’œil
chaque fenêtre, inutilement. Au fond des cafés
solitaires, la dame du comptoir bâillait entre ses
carafons remplis ; les journaux demeuraient en ordre
sur la table des cabinets de lecture ; dans l’atelier
des repasseuses, des linges frissonnaient sous les
bouffées du vent tiède. De temps à autre, il
s’arrêtait à l’étalage d’un bouquiniste ; un omnibus,
qui descendait en frôlant le trottoir, le faisait se
retourner ; et, parvenu devant le Luxembourg, il
n’allait pas plus loin.
*99 Quelquefois,
l’espoir d’une distraction l’attirait vers les
boulevards. Après de sombres ruelles exhalant des
fraîcheurs humides, il arrivait sur de grandes places
désertes, éblouissantes de lumière, et où les
monuments dessinaient au bord du pavé des dentelures
d’ombre noire. Mais les charrettes, les boutiques
recommençaient, et la foule l’étourdissait, le
dimanche surtout, quand, depuis la Bastille jusqu’à la
Madeleine, c’était un immense flot ondulant sur
l’asphalte, au milieu de la poussière, dans une rumeur
continue ; il se sentait tout écœuré par la bassesse
des figures, la niaiserie des propos, la satisfaction
imbécile transpirant sur les fronts en sueur !
Cependant, la conscience de mieux valoir que ces
hommes atténuait la fatigue de les regarder.
Il allait tous les jours à l’Art industriel ; et
pour savoir quand reviendrait Mme Arnoux, il
s’informait de sa mère très longuement. La réponse
d’Arnoux ne variait pas : « le mieux se continuait »,
sa femme, avec la petite, serait de retour la semaine
prochaine. Plus elle tardait à revenir, plus Frédéric
témoignait d’inquiétude, si bien qu’Arnoux, attendri
par tant d’affection, l’emmena cinq ou six fois dîner
au restaurant.
Frédéric, dans ces longs tête-à-tête, reconnut que
le marchand de peinture n’était pas fort spirituel.
Arnoux pouvait s’apercevoir de ce refroidissement ; et
puis c’était l’occasion de lui rendre, un peu, ses
politesses.
Voulant donc faire les choses très bien, il vendit
à un brocanteur tous ses habits neufs, moyennant la
somme de quatre-vingts francs ; et, l’ayant grossie de
cent autres qui lui restaient, il vint chez Arnoux le
prendre pour dîner. Regimbart s’y trouvait. Ils s’en
allèrent aux Trois-Frères-Provençaux.
Le Citoyen commença par retirer sa redingote, et,
sûr de la déférence des deux autres, écrivit la carte.
Mais il eut beau se transporter dans la cuisine pour
parler lui-même au chef, descendre à la cave dont il
connaissait tous les coins, et faire monter le maître
de l’établissement, auquel il « donna un savon », il
ne fut content ni des mets, ni des vins, ni du
service ! À chaque plat nouveau, à chaque bouteille
différente, dès la première bouchée, la première
gorgée, il laissait tomber sa fourchette, ou
repoussait au loin son verre ; puis s’accoudant sur la
nappe de toute la longueur de son bras, il s’écriait
qu’on ne pouvait plus dîner à Paris ! Enfin, ne
sachant qu’imaginer pour sa bouche, Regimbart se
commanda des haricots à l’huile, *100
« tout bonnement », lesquels, bien qu’à
moitié réussis, l’apaisèrent un peu. Puis il eut, avec
le garçon, un dialogue, roulant sur les anciens
garçons des Provençaux : « Qu’était devenu Antoine ?
Et un nommé Eugène ? Et Théodore, le petit, qui
servait toujours en bas ? Il y avait dans ce temps-là
une chère autrement distinguée, et des têtes de
Bourgogne comme on n’en reverra plus ! »
Ensuite, il fut question de la valeur des terrains
dans la banlieue, une spéculation d’Arnoux,
infaillible. En attendant, il perdait ses intérêts,
puisqu’il ne voulait vendre à aucun prix. Regimbart
lui découvrirait quelqu’un ; et ces deux messieurs
firent, avec un crayon, des calculs jusqu’à la fin du
dessert.
On s’en alla prendre le café, passage du Saumon,
dans un estaminet, à l’entresol. Frédéric assista, sur
ses jambes, à d’interminables parties de billard,
abreuvées d’innombrables chopes ; et il resta là,
jusqu’à minuit, sans savoir pourquoi, par lâcheté, par
bêtise, dans l’espérance confuse d’un événement
quelconque favorable à son amour.
Quand donc la reverrait-il ? Frédéric se
désespérait. Mais, un soir, vers la fin de novembre,
Arnoux lui dit :
— Ma femme est revenue hier, vous savez !
Le lendemain, à cinq heures, il entrait chez elle.
Il débuta par des félicitations, à propos de sa
mère, dont la maladie avait été si grave.
— Mais non ! Qui vous l’a dit ?
— Arnoux !
Elle fit un « ah » léger, puis ajouta qu’elle
avait eu d’abord, des craintes sérieuses, maintenant
disparues.
Elle se tenait près du feu, dans la bergère
de tapisserie. Il était sur le canapé, avec son
chapeau entre ses genoux ; et l’entretien fut pénible,
elle l’abandonnait à chaque minute ; il ne trouvait
pas de joint pour y introduire ses sentiments. Mais,
comme il se plaignait d’étudier la chicane, elle
répliqua : « Oui…, je conçois…, les affaires… ! » en
baissant la figure, absorbée tout à coup par des
réflexions.
Il avait soif de les connaître, et même ne
songeait pas à autre chose. Le crépuscule amassait de
l’ombre autour d’eux.
Elle se leva, ayant une course à faire, puis
reparut avec une capote de velours, et une mante
noire, bordée de petit-gris. Il osa offrir de
l’accompagner.
On n’y voyait plus ; le temps était froid, et un
lourd *101 brouillard,
estompant la façade des maisons, puait dans l’air.
Frédéric le humait avec délices ; car il sentait à
travers la ouate du vêtement la forme de son bras ; et
sa main, prise dans un gant chamois à deux boutons, sa
petite main qu’il aurait voulu couvrir de baisers,
s’appuyait sur sa manche. À cause du pavé glissant,
ils oscillaient un peu ; il lui semblait qu’ils
étaient tous les deux comme bercés par le vent, au
milieu d’un nuage.
L’éclat des lumières, sur le boulevard, le remit
dans la réalité. L’occasion était bonne, le temps
pressait. Il se donna jusqu’à la rue de Richelieu pour
déclarer son amour. Mais, presque aussitôt, devant un
magasin de porcelaines, elle s’arrêta net, en lui
disant :
— Nous y sommes, je vous remercie ! À jeudi,
n’est-ce pas, comme d’habitude ?
Les dîners recommencèrent ; et plus
il fréquentait Mme Arnoux, plus ses langueurs
augmentaient.
La contemplation de cette femme l’énervait, comme
l’usage d’un parfum trop fort. Cela descendit dans les
profondeurs de son tempérament, et devenait presque
une manière générale de sentir, un mode nouveau
d’exister.
Les prostituées qu’il rencontrait aux feux du gaz,
les cantatrices poussant leurs roulades, les écuyères
sur leurs chevaux au galop, les bourgeoises à pied,
les grisettes à leur fenêtre, toutes les femmes lui
rappelaient celle-là, par des similitudes ou par des
contrastes violents. Il regardait, le long des
boutiques, les cachemires, les dentelles et les
pendeloques de pierreries, en les imaginant drapés
autour de ses reins, cousues à son corsage, faisant
des feux dans sa chevelure noire. À l’éventaire des
marchandes, les fleurs s’épanouissaient pour qu’elle
les choisît en passant ; dans la montre des
cordonniers, les petites pantoufles de satin à bordure
de cygne semblaient attendre son pied ; toutes les
rues conduisaient vers sa maison ; les voitures ne
stationnaient sur les places que pour y mener plus
vite ; Paris se rapportait à sa personne, et la grande
ville, avec toutes ses voix, bruissait, comme un
immense orchestre, autour d’elle.
Quand il allait au Jardin des Plantes, la vue d’un
palmier l’entraînait vers des pays lointains. Ils
voyageaient ensemble, au dos des dromadaires, sous le
tendelet des éléphants, dans la cabine d’un yacht
parmi des archipels bleus, ou côte à côte sur deux
mulets à clochettes, qui trébuchent dans les herbes
contre des colonnes brisées. Quelquefois, il
s’arrêtait au Louvre devant de vieux *102
tableaux ; et son amour l’embrassant jusque
dans les siècles disparus, il la substituait aux
personnages des peintures. Coiffée d’un hennin, elle
priait à deux genoux derrière un vitrage de plomb.
Seigneuresse des Castilles ou des Flandres, elle se
tenait assise, avec une fraise empesée et un corps de
baleines à gros bouillons. Puis elle descendait
quelque grand escalier de porphyre, au milieu des
sénateurs, sous un dais de plumes d’autruche, dans une
robe de brocart. D’autres fois, il la rêvait en
pantalon de soie jaune, sur les coussins d’un harem ;
et tout ce qui était beau, le scintillement des
étoiles, certains airs de musique, l’allure d’une
phrase, un contour l’amenaient à sa pensée d’une façon
brusque et insensible.
Quant à essayer d’en faire sa maîtresse, il était
sûr que toute tentative serait vaine.
Un soir, Dittmer, qui arrivait, la baisa sur le
front ; Lovarias fit de même, en disant :
— Vous permettez, n’est-ce pas, selon le privilège
des amis ?
Frédéric balbutia :
— Il me semble que nous sommes tous des amis ?
— Pas tous des vieux ! reprit-elle.
C’était le repousser d’avance, indirectement.
Que faire, d’ailleurs ? Lui dire qu’il l’aimait ?
Elle l’éconduirait sans doute ; ou bien, s’indignant,
le chasserait de sa maison ! Or il préférait toutes
les douleurs à l’horrible chance de ne plus la voir.
Il enviait le talent des pianistes, les balafres
des soldats. Il souhaitait une maladie dangereuse,
espérant de cette façon l’intéresser.
Une chose l’étonnait, c’est qu’il n’était pas
jaloux d’Arnoux ; et il ne pouvait se la figurer
autrement que vêtue, tant sa pudeur semblait
naturelle, et reculait son sexe dans une ombre
mystérieuse.
Cependant, il songeait au bonheur de vivre avec
elle, de la tutoyer, de lui passer la main sur les
bandeaux longuement, ou de se tenir par terre, à
genoux, les deux bras autour de sa taille, à boire son
âme dans ses yeux ! Il aurait fallu, pour cela,
subvertir la destinée ; et, incapable d’action,
maudissant Dieu et s’accusant d’être lâche, il
tournait dans son désir, comme un prisonnier dans son
cachot. Une angoisse permanente l’étouffait. Il
restait pendant des heures immobile, ou bien il
éclatait en larmes ; et, un jour qu’il n’avait pas eu
la force de se contenir, Deslauriers lui dit :
*103 — Mais,
saprelotte ! qu’est-ce que tu as ?
Frédéric souffrait des nerfs. Deslauriers n’en
crut rien. Devant une pareille douleur, il avait senti
se réveiller sa tendresse, et il le réconforta. Un
homme comme lui se laisser abattre, quelle sottise !
Passe encore dans la jeunesse, mais plus tard, c’est
perdre son temps.
— Tu me gâtes mon Frédéric ! Je redemande
l’ancien. Garçon, toujours du même ! Il me plaisait !
Voyons, fume une pipe, animal ! Secoue-toi un peu, tu
me désoles !
— C’est vrai, dit Frédéric, je suis fou !
Le Clerc reprit :
— Ah ! vieux troubadour, je sais bien ce qui
t’afflige ! Le petit cœur ? Avoue-le ! Bah ! une de
perdue, quatre de trouvées ! On se console des femmes
vertueuses avec les autres. Veux-tu que je t’en fasse
connaître, des femmes ? Tu n’as qu’à venir à
l’Alhambra.
C’était un bal public ouvert récemment au haut des
Champs-Élysées, et qui se ruina dès la seconde saison,
par un luxe prématuré dans ce genre d’établissements.
— On s’y amuse à ce qu’il paraît. Allons-y ! Tu
prendras tes amis si tu veux ; je te passe même
Regimbart !
Frédéric n’invita pas le Citoyen. Deslauriers se
priva de Sénécal. Ils emmenèrent seulement Hussonnet
et Cisy avec Dussardier ; et le même fiacre les
descendit tous les cinq à la porte de l’Alhambra.
Deux galeries moresques s’étendaient à droite et à
gauche, parallèlement. Le mur d’une maison, en face,
occupait tout le fond, et le quatrième côté (celui du
restaurant) figurait un cloître gothique à vitraux de
couleurs. Une sorte de toiture chinoise abritait
l’estrade où jouaient les musiciens ; le sol autour
était couvert d’asphalte, et des lanternes vénitiennes
accrochées à des poteaux formaient, de loin, sur les
quadrilles une couronne de feux multicolores. Un
piédestal, çà et là, supportait une cuvette de pierre,
d’où s’élevait un mince filet d’eau. On apercevait
dans les feuillages des statues en plâtre, Hébés ou
Cupidons tout gluants de peinture à l’huile ; et les
allées nombreuses, garnies d’un sable très jaune
soigneusement ratissé, faisaient paraître le jardin
beaucoup plus vaste qu’il ne l’était.
Des étudiants promenaient leurs maîtresses ; des
commis en nouveautés se pavanaient une canne entre les
doigts ; des collégiens fumaient des régalias ; de
vieux célibataires caressaient avec un peigne leur
barbe teinte ; *104 il
y avait des Anglais, des Russes, des gens de
l’Amérique du Sud, trois Orientaux en tarbouch. Des
lorettes, des grisettes et des filles étaient venues
là, espérant trouver un protecteur, un amoureux, une
pièce d’or, ou simplement pour le plaisir de la
danse ; et leurs robes à tunique vert d’eau, bleu
cerise, ou violette, passaient, s’agitaient entre les
ébéniers et les lilas. Presque tous les hommes
portaient des étoffes à carreaux, quelques-uns des
pantalons blancs, malgré la fraîcheur du soir. On
allumait les becs de gaz.
Hussonnet, par ses relations avec les journaux de
modes et les petits théâtres, connaissait beaucoup de
femmes ; il leur envoyait des baisers par le bout des
doigts, et, de temps à autre, quittant ses amis,
allait causer avec elles.
Deslauriers fut jaloux de ces allures. Il aborda
cyniquement une grande blonde, vêtue de nankin. Après
l’avoir considéré d’un air maussade, elle dit :
« Non ! pas de confiance, mon bonhomme ! » et tourna
les talons.
Il recommença près d’une grosse brune, qui était
folle sans doute, car elle bondit dès le premier mot,
en le menaçant, s’il continuait, d’appeler les
sergents de ville. Deslauriers s’efforça de rire ;
puis, découvrant une petite femme assise à l’écart
sous un réverbère, il lui proposa une contredanse.
Les musiciens, juchés sur l’estrade, dans des
postures de singe, raclaient et soufflaient,
impétueusement. Le chef d’orchestre, debout, battait
la mesure d’une façon automatique. On était tassé, on
s’amusait ; les brides dénouées des chapeaux
effleuraient les cravates, les bottes s’enfonçaient
sous les jupons ; tout cela sautait en cadence ;
Deslauriers pressait contre lui la petite femme, et,
gagné par le délire du cancan, se démenait au milieu
des quadrilles comme une grande marionnette. Cisy et
Dussardier continuaient leur promenade ; le jeune
aristocrate lorgnait les filles, et, malgré les
exhortations du commis, n’osait leur parler,
s’imaginant qu’il y avait toujours chez ces femmes-là
« un homme caché dans l’armoire avec un pistolet, et
qui en sort pour vous faire souscrire des lettres de
change ».
Ils revinrent près de Frédéric. Deslauriers ne
dansait plus ; et tous se demandaient comment finir la
soirée, quand Hussonnet s’écria :
— Tiens ! la marquise d’Amaëgui !
C’était une femme pâle, à nez retroussé, avec des
*105 mitaines jusqu’aux
coudes et de grandes boucles noires qui pendaient le
long de ses joues, comme deux oreilles de chien.
Hussonnet lui dit :
— Nous devrions organiser une petite fête chez
toi, un raout oriental ? Tâche d’herboriser
quelques-unes de tes amies pour ces chevaliers
français ? Eh bien, qu’est-ce qui te gêne ?
Attendrais-tu ton hidalgo ?
L’Andalouse baissait la tête ; sachant les
habitudes peu luxueuses de son ami, elle avait peur
d’en être pour ses rafraîchissements. Enfin au mot
d’argent lâché par elle, Cisy proposa cinq napoléons,
toute sa bourse ; la chose fut décidée. Mais Frédéric
n’était plus là.
Il avait cru reconnaître la voix d’Arnoux,
avait aperçu un chapeau de femme, et il s’était
enfoncé bien vite dans le bosquet à côté.
Mlle Vatnaz se trouvait seule avec Arnoux.
— Excusez-moi ! je vous dérange ?
— Pas le moins du monde ! reprit le marchand.
Frédéric, aux derniers mots de leur conversation,
comprit qu’il était accouru à l’Alhambra pour
entretenir Mlle Vatnaz d’une affaire urgente ; et sans
doute Arnoux n’était pas complètement rassuré, car il
lui dit d’un air inquiet :
— Vous êtes bien sûre ?
— Très sûre ! on vous aime ! Ah ! quel homme !
Et elle lui faisait la moue, en avançant ses
grosses lèvres, presque sanguinolentes à force d’être
rouges. Mais elle avait d’admirables yeux fauves avec
des points d’or dans les prunelles, tout pleins
d’esprit, d’amour et de sensualité. Ils éclairaient,
comme des lampes, le teint un peu jaune de sa figure
maigre. Arnoux semblait jouir de ses rebuffades. Il se
pencha de son côté en lui disant :
— Vous êtes gentille, embrassez-moi !
Elle le prit par les deux oreilles, et le baisa
sur le front.
À ce moment, les danses s’arrêtèrent ; et, à la
place du chef d’orchestre, parut un beau jeune homme,
trop gras et d’une blancheur de cire. Il avait de
longs cheveux noirs disposés à la manière du Christ,
un gilet de velours azur à grandes palmes d’or, l’air
orgueilleux comme un paon, bête comme un dindon ; et
quand il eut salué le public, il entama une
chansonnette. C’était un villageois narrant lui-même
son voyage dans la capitale ; l’artiste parlait
bas-normand, faisait l’homme soûl ; le refrain :
Ah ! j’ai t’y ri, j’ai t’y ri,
Dans ce gueusard de Paris !
*106 soulevait des
trépignements d’enthousiasme. Delmas, « chanteur
expressif », était trop malin pour le laisser
refroidir. On lui passa vivement une guitare, et il
gémit une romance intitulée le Frère de
l’Albanaise.
Les paroles rappelèrent à Frédéric celles que
chantait l’homme en haillons, entre les tambours du
bateau. Ses yeux s’attachaient involontairement sur le
bas de la robe étalée devant lui. Après chaque
couplet, il y avait une longue pause, et le souffle du
vent dans les arbres ressemblait au bruit des ondes.
Mlle Vatnaz, en écartant d’une main les branches
d’un troène qui lui masquait la vue de l’estrade,
contemplait le chanteur, fixement, les narines
ouvertes, les cils rapprochés, et comme perdue dans
une joie sérieuse.
— Très bien ! dit Arnoux. Je comprends pourquoi
vous êtes ce soir à l’Alhambra ! Delmas vous plaît, ma
chère.
Elle ne voulut rien avouer.
— Ah ! quelle pudeur !
Et, montrant Frédéric :
— Est-ce à cause de lui ? Vous auriez tort. Pas de
garçon plus discret !
Les autres, qui cherchaient leur ami, entrèrent
dans la salle de verdure. Hussonnet les présenta.
Arnoux fit une distribution de cigares et régala de
sorbets la compagnie.
Mlle Vatnaz avait rougi en apercevant Dussardier.
Elle se leva bientôt, et, lui tendant la main :
— Vous ne me remettez pas, monsieur Auguste ?
— Comment la connaissez-vous ? demanda Frédéric.
— Nous avons été dans la même maison ! reprit-il.
Cisy le tirait par la manche, ils sortirent ; et,
à peine disparu, Mlle Vatnaz commença l’éloge de son
caractère. Elle ajouta même qu’il avait le génie
du cœur.
Puis on causa de Delmas, qui pourrait, comme mime,
avoir des succès au théâtre ; et il s’ensuivit une
discussion, où l’on mêla Shakespeare, la censure, le
style, le peuple, les recettes de la
Porte-Saint-Martin, Alexandre Dumas, Victor Hugo et
Dumersan. Arnoux avait connu plusieurs actrices
célèbres ; les jeunes gens se penchaient pour
l’écouter. Mais ses paroles étaient couvertes par le
tapage de la musique ; et, sitôt le quadrille ou la
polka terminés, tous s’abattaient sur les tables,
appelaient le garçon, riaient ; les bouteilles de
bière et de limonade gazeuse détonaient dans les
feuillages, des femmes criaient comme des poules,
quelquefois, deux messieurs voulaient se battre ; un
voleur fut arrêté.
*107 Au galop, les
danseurs envahirent les allées. Haletant, souriant, et
la face rouge, ils défilaient dans un tourbillon qui
soulevait les robes avec les basques des habits ; les
trombones rugissaient plus fort ; le rythme
s’accélérait ; derrière le cloître moyen âge, on
entendit des crépitations, des pétards éclatèrent ;
des soleils se mirent à tourner ; la lueur des feux de
Bengale, couleur d’émeraude, éclaira pendant une
minute tout le jardin ; et, à la dernière fusée, la
multitude exhala un grand soupir.
Elle s’écoula lentement. Un nuage de poudre à
canon flottait dans l’air. Frédéric et Deslauriers
marchaient au milieu de la foule pas à pas, quand un
spectacle les arrêta : Martinon se faisait rendre de
la monnaie au dépôt des parapluies ; et il
accompagnait une femme d’une cinquantaine d’années,
laide, magnifiquement vêtue, et d’un rang social
problématique.
— Ce gaillard-là, dit Deslauriers, est moins
simple qu’on ne suppose. Mais où est donc Cisy ?
Dussardier leur montra l’estaminet, où ils
aperçurent le fils des preux, devant un bol de punch,
en compagnie d’un chapeau rose.
Hussonnet, qui s’était absenté depuis cinq
minutes, reparut au même moment.
Une jeune fille s’appuyait sur son bras, en
l’appelant tout haut « mon petit chat ».
— Mais non ! lui disait-il. Non ! pas en public !
Appelle-moi vicomte, plutôt ! Ça vous donne un genre
cavalier, Louis XIII et bottes molles, qui me plaît !
Oui, mes bons, une ancienne ! N’est-ce pas qu’elle est
gentille ?
Il lui prenait le menton.
— Salue ces messieurs ! ce sont tous des fils de
pairs de France ! je les fréquente pour qu’ils me
nomment ambassadeur !
— Comme vous êtes fou ! soupira Mlle Vatnaz.
Elle pria Dussardier de la reconduire jusqu’à sa
porte.
Arnoux les regarda s’éloigner, puis, se tournant
vers Frédéric :
— Vous plairait-elle, la Vatnaz ? Au reste, vous
n’êtes pas franc là-dessus ? Je crois que vous cachez
vos amours ?
Frédéric, devenu blême, jura qu’il ne cachait
rien.
— C’est qu’on ne vous connaît pas de maîtresse,
reprit Arnoux.
Frédéric eut envie de citer un nom, au hasard.
Mais l’histoire pouvait lui être racontée. Il
répondit qu’effectivement, il n’avait pas de
maîtresse.
*108 Le marchand
l’en blâma.
— Ce soir, l’occasion était bonne ! Pourquoi
n’avez-vous pas fait comme les autres, qui s’en vont
tous avec une femme ?
— Eh bien, et vous ? dit Frédéric, impatienté
d’une telle persistance.
— Ah ! moi ! mon petit c’est différent ! Je m’en
retourne auprès de la mienne !
Il appela un cabriolet, et disparut.
Les deux amis s’en allèrent à pied. Un vent d’est
soufflait. Ils ne parlaient ni l’un ni l’autre.
Deslauriers regrettait de n’avoir pas brillé devant
le directeur d’un journal, et Frédéric s’enfonçait
dans sa tristesse. Enfin, il dit que le bastringue lui
avait paru stupide.
— À qui la faute ? Si tu ne nous avais pas lâchés
pour ton Arnoux !
— Bah ! tout ce que j’aurais pu faire eût été
complètement inutile !
Mais le Clerc avait des théories. Il suffisait
pour obtenir les choses, de les désirer fortement.
— Cependant, toi-même, tout à l’heure…
— Je m’en moquais bien ! fit Deslauriers, arrêtant
net l’allusion. Est-ce que je vais m’empêtrer de
femmes !
Et il déclama contre leurs mièvreries, leurs
sottises ; bref, elles lui déplaisaient.
— Ne pose donc pas ! dit Frédéric.
Deslauriers se tut. Puis, tout à coup :
— Veux-tu parier cent francs que je fais la
première qui passe ?
— Oui ! accepté !
La première qui passa était une mendiante
hideuse ; et ils désespéraient du hasard, lorsqu’au
milieu de la rue de Rivoli, ils aperçurent une grande
fille, portant à la main un petit carton.
Deslauriers l’accosta sous les arcades. Elle
inclina brusquement du côté des Tuileries, et elle
prit bientôt par la Place du Carrousel ; elle jetait
des regards de droite et de gauche. Elle courut après
un fiacre ; Deslauriers la rattrapa. Il marchait près
d’elle, en lui parlant avec des gestes expressifs.
Enfin elle accepta son bras, et ils continuèrent le
long des quais. Puis, à la hauteur du Châtelet,
pendant vingt minutes au moins, ils se promenèrent sur
le trottoir, comme deux marins faisant leur quart.
Mais, tout à coup, ils traversèrent le pont au Change,
le marché aux Fleurs, le quai Napoléon. Frédéric entra
*109 derrière eux.
Deslauriers lui fit comprendre qu’il les gênerait, et
n’avait qu’à suivre son exemple.
— Combien as-tu encore ?
— Deux pièces de cent sous.
— C’est assez ! bonsoir !
Frédéric fut saisi par l’étonnement que l’on
éprouve à voir une farce réussir : « Il se moque
de moi, pensa-t-il. Si je remontais ? » Deslauriers
croirait, peut-être, qu’il lui enviait cet amour ?
Comme si je n’en avais pas un, et cent fois plus rare,
plus noble, plus fort ! » Une espèce de colère le
poussait. Il arriva devant la porte de Mme Arnoux.
Aucune des fenêtres extérieures ne dépendait de
son logement. Cependant, il restait les yeux collés
sur la façade, comme s’il avait cru, par cette
contemplation, pouvoir fendre les murs. Maintenant,
sans doute, elle reposait, tranquille comme une fleur
endormie, avec ses beaux cheveux noirs parmi les
dentelles de l’oreiller, les lèvres entre-closes, la
tête sur un bras.
Celle d’Arnoux lui apparut. Il s’éloigna, pour
fuir cette vision.
Le conseil de Deslauriers vint à sa mémoire ; il
en eut horreur. Alors, il vagabonda dans les rues.
Quand un piéton s’avançait, il tâchait de
distinguer son visage. De temps à autre, un rayon de
lumière lui passait entre les jambes, décrivait au ras
du pavé un immense quart de cercle ; et un homme
surgissait, dans l’ombre, avec sa hotte et sa
lanterne. Le vent, en de certains endroits, secouait
le tuyau de tôle d’une cheminée ; des sons lointains
s’élevaient, se mêlant au bourdonnement de sa tête, et
il croyait entendre, dans les airs, la vague
ritournelle des contredanses. Le mouvement de sa
marche entretenait cette ivresse ; il se trouva sur le
pont de la Concorde.
Alors, il se ressouvint de ce soir de l’autre
hiver, où, sortant de chez elle, pour la première
fois, il lui avait fallu s’arrêter, tant son
cœur battait vite sous l’étreinte de ses espérances.
Toutes étaient mortes, maintenant !
Des nues sombres couraient sur la face de la lune.
Il la contempla, en rêvant à la grandeur des espaces,
à la misère de la vie, au néant de tout. Le jour
parut ; ses dents claquaient ; et, à moitié endormi,
mouillé par le brouillard et tout plein de larmes, il
se demanda pourquoi n’en pas finir ? Rien qu’un
mouvement à faire ! Le poids de son front
l’entraînait, il voyait son cadavre *110
flottant sur l’eau ; Frédéric se pencha. Le
parapet était un peu large, et ce fut par lassitude
qu’il n’essaya pas de le franchir.
Une épouvante le saisit. Il regagna les boulevards
et s’affaissa sur un banc. Des agents de police le
réveillèrent, convaincus qu’il « avait fait la noce ».
Il se remit à marcher. Mais comme il se sentait
grand’faim, et que tous les restaurants étaient
fermés, il alla souper dans un cabaret des Halles.
Après quoi, jugeant qu’il était encore trop tôt, il
flâna aux alentours de l’Hôtel de Ville, jusqu’à huit
heures et un quart.
Deslauriers avait depuis longtemps congédié sa
donzelle ; et il écrivait sur la table, au milieu de
la chambre. Vers quatre heures, M. de Cisy entra.
Grâce à Dussardier, la veille au soir, il s’était
abouché avec une dame ; et même il l’avait reconduite
en voiture, avec son mari, jusqu’au seuil de sa
maison, où elle lui avait donné rendez-vous. Il en
sortait. On ne connaissait pas ce nom-là !
— Que voulez-vous que j’y fasse ? dit Frédéric.
Alors le gentilhomme battit la campagne ; il parla
de Mlle Vatnaz, de l’Andalouse, et de toutes les
autres. Enfin, avec beaucoup de périphrases, il exposa
le but de sa visite : se fiant à la discrétion de son
ami, il venait pour qu’il l’assistât dans une
démarche, après laquelle il se regarderait
définitivement comme un homme ; et Frédéric ne le
refusa pas. Il conta l’histoire à Deslauriers, sans
dire la vérité sur ce qui le concernait
personnellement.
Le Clerc trouva qu’« il allait maintenant très
bien. » Cette déférence à ses conseils augmenta sa
bonne humeur.
C’était par elle qu’il avait séduit, dès le
premier jour, Mlle Clémence Daviou, brodeuse en or
pour équipements militaires, la plus douce personne
qui fût, et svelte comme un roseau, avec de grands
yeux bleus, continuellement ébahis. Le clerc abusait
de sa candeur, jusqu’à lui faire croire qu’il était
décoré ; il ornait sa redingote d’un ruban rouge, dans
leurs tête-à-tête, mais s’en privait en public, pour
ne point humilier son patron, disait-il. Du reste, il
la tenait à distance, se laissait caresser comme un
pacha, et l’appelait « fille du peuple » par manière
de rire. Elle lui apportait chaque fois de petits
bouquets de violettes. Frédéric n’aurait pas voulu
d’un tel amour.
Cependant, lorsqu’ils sortaient, bras dessus bras
*111 dessous, pour se
rendre dans un cabinet chez Pinson ou chez Barillot,
il éprouvait une singulière tristesse. Frédéric ne
savait pas combien, depuis un an, chaque jeudi, il
avait fait souffrir Deslauriers, quand il se brossait
les ongles, avant d’aller dîner rue de Choiseul !
Un soir que, du haut de son balcon, il venait de
les regarder partir, il vit de loin Hussonnet sur le
pont d’Arcole. Le bohème se mit à l’appeler par des
signaux, et, Frédéric ayant descendu ses cinq étages :
— Voici la chose : C’est samedi prochain, 24, la
fête de Mme Arnoux.
— Comment, puisqu’elle s’appelle Marie ?
— Angèle aussi, n’importe ! On festoiera dans leur
maison de campagne, à Saint-Cloud ; je suis chargé de
vous en prévenir. Vous trouverez un véhicule à trois
heures, au journal ! Ainsi convenu ! Pardon de vous
avoir dérangé. Mais j’ai tant de courses !
Frédéric n’avait pas tourné les talons que son
portier lui remit une lettre :
« Monsieur et Madame Dambreuse prient Monsieur F.
Moreau de leur faire l’honneur de venir dîner chez eux
samedi 24 courant. — R. S. V. P. »
— Trop tard, pensa-t-il.
Néanmoins, il montra la lettre à Deslauriers,
lequel s’écria :
— Ah ! enfin ! Mais tu n’as pas l’air content.
Pourquoi ?
Frédéric, ayant hésité quelque peu, dit qu’il
avait le même jour une autre invitation.
— Fais-moi le plaisir d’envoyer bouler la rue de
Choiseul. Pas de bêtises ! Je vais répondre pour toi,
si ça te gêne.
Et le clerc écrivit une acceptation, à la
troisième personne.
N’ayant jamais vu le monde qu’à travers la fièvre
de ses convoitises, il se l’imaginait comme une
création artificielle, fonctionnant en vertu de lois
mathématiques. Un dîner en ville, la rencontre d’un
homme en place, le sourire d’une jolie femme
pouvaient, par une série d’actions se déduisant les
unes des autres, avoir de gigantesques résultats.
Certains salons parisiens étaient comme ces machines
qui prennent la matière à l’état brut et la rendent
centuplée de valeur. Il croyait aux courtisanes
conseillant les diplomates, aux riches mariages
obtenus par les intrigues, au génie des galériens, aux
docilités du hasard sous la main des forts. Enfin il
estimait la *112 fréquentation
des Dambreuse tellement utile, et il parla si bien,
que Frédéric ne savait plus à quoi se résoudre.
Il n’en devait pas moins, puisque c’était la fête
de Mme Arnoux, lui offrir un cadeau ; il songea,
naturellement, à une ombrelle, afin de réparer sa
maladresse. Or il découvrit une marquise en soie
gorge-pigeon, à petit manche d’ivoire ciselé, et qui
arrivait de la Chine. Mais cela coûtait cent
soixante-quinze francs et il n’avait pas un sou,
vivant même à crédit sur le trimestre prochain.
Cependant, il la voulait, il y tenait, et, malgré sa
répugnance, il eut recours à Deslauriers.
Deslauriers lui répondit qu’il n’avait pas
d’argent.
— J’en ai besoin, dit Frédéric, grand besoin !
Et, l’autre ayant répété la même excuse, il
s’emporta.
— Tu pourrais bien, quelquefois…
— Quoi donc ?
— Rien !
Le clerc avait compris. Il leva sur sa réserve la
somme en question, et, quand il l’eut versée pièce à
pièce :
— Je ne te réclame pas de quittance, puisque je
vis à tes crochets !
Frédéric lui sauta au cou, avec mille
protestations affectueuses. Deslauriers resta froid.
Puis, le lendemain, apercevant l’ombrelle sur le
piano :
— Ah ! c’était pour cela !
— Je l’enverrai peut-être, dit lâchement Frédéric.
Le hasard le servit, car il reçut, dans la soirée,
un billet bordé de noir, et où Mme Dambreuse, lui
annonçant la perte d’un oncle, s’excusait de remettre
à plus tard le plaisir de faire sa connaissance.
Il arriva dès deux heures au bureau du journal. Au
lieu de l’attendre pour le mener dans sa voiture,
Arnoux était parti la veille, ne résistant plus à son
besoin de grand air.
Chaque année, aux premières feuilles, durant
plusieurs jours de suite, il décampait le matin,
faisait de longues courses à travers champs, buvait du
lait dans les fermes, batifolait avec les
villageoises, s’informait des récoltes, et rapportait
des pieds de salade dans son mouchoir. Enfin,
réalisant un vieux rêve, il s’était acheté une maison
de campagne.
Pendant que Frédéric parlait au
commis, Mlle Vatnaz survint, et fut désappointée de ne
pas voir Arnoux. Il resterait là-bas encore deux
jours, peut-être. Le commis lui conseilla « d’y
aller » ; elle ne pouvait y aller ; *113 « d’écrire une lettre », elle avait peur que la
lettre ne fût perdue. Frédéric s’offrit à la porter
lui-même. Elle en fit une rapidement, et le conjura de
la remettre sans témoins.
Quarante minutes après, il débarquait à
Saint-Cloud.
La maison, cent pas plus loin que le pont,
se trouvait à mi-hauteur de la colline. Les murs du
jardin étaient cachés par deux rangs de tilleuls, et
une large pelouse descendait jusqu’au bord de la
rivière. La porte de la grille étant ouverte, Frédéric
entra.
Arnoux, étendu sur l’herbe, jouait avec une portée
de petits chats. Cette distraction paraissait
l’absorber infiniment. La lettre de Mlle Vatnaz le
tira de sa torpeur.
— Diable, diable ! c’est ennuyeux ! elle a
raison ; il faut que je parte.
Puis, ayant fourré la missive dans sa poche, il
prit plaisir à montrer son domaine. Il montra tout,
l’écurie, le hangar, la cuisine. Le salon était à
droite, et, du côté de Paris, donnait sur une varangue
en treillage, chargée d’une clématite. Mais, au-dessus
de leur tête, une roulade éclata ; Mme Arnoux, se
croyant seule, s’amusait à chanter. Elle faisait des
gammes, des trilles, des arpèges. Il y avait de
longues notes qui semblaient se tenir suspendues ;
d’autres tombaient précipitées, comme les gouttelettes
d’une cascade ; et sa voix, passant par la jalousie,
coupait le grand silence, et montait vers le ciel
bleu.
Elle cessa tout à coup, quand M. et Mme Oudry,
deux voisins, se présentèrent.
Puis elle parut elle-même au haut du perron ; et,
comme elle descendait les marches, il aperçut son
pied. Elle avait de petites chaussures découvertes, en
peau mordorée, avec trois pattes transversales, ce qui
dessinait sur ses bas un grillage d’or.
Les invités arrivèrent. Sauf Me Lefaucheux,
avocat, c’étaient les convives du jeudi. Chacun avait
apporté quelque cadeau : Dittmer une écharpe syrienne,
Rosenwald un album de romances, Burieu une aquarelle,
Sombaz sa propre caricature, et Pellerin un fusain,
représentant une espèce de danse macabre, hideuse
fantaisie d’une exécution médiocre. Hussonnet s’était
dispensé de tout présent.
Frédéric attendit après les autres, pour offrir le
sien.
Elle l’en remercia beaucoup. Alors, il dit :
— Mais… c’est presque une dette ! J’ai été si
fâché.
— De quoi donc ? reprit-elle. Je ne comprends
pas !
— À table ! fit Arnoux, en le saisissant par le
bras.
*114 Puis, dans
l’oreille :
— Vous n’êtes guère malin, vous !
Rien n’était plaisant comme la salle à manger,
peinte d’une couleur vert d’eau. À l’un des bouts, une
nymphe de pierre trempait son orteil dans un bassin en
forme de coquille. Par les fenêtres ouvertes, on
apercevait tout le jardin avec la longue pelouse que
flanquait un vieux pin d’Écosse, aux trois quarts
dépouillé ; des massifs de fleurs la bombaient
inégalement ; et, au-delà du fleuve, se développaient,
en large demi-cercle, le bois de Boulogne, Neuilly,
Sèvres, Meudon. Devant la grille, en face, un canot à
la voile prenait des bordées.
On causa d’abord de cette vue que l’on avait, puis
du paysage en général ; et les discussions
commençaient quand Arnoux donna l’ordre à son
domestique d’atteler l’américaine vers les neuf heures
et demie. Une lettre de son caissier le rappelait.
— Veux-tu que je m’en retourne avec toi ?
dit Mme Arnoux.
— Mais certainement !
Et, en lui faisant un beau salut :
— Vous savez bien, Madame, qu’on ne peut vivre
sans vous !
Tous la complimentèrent d’avoir un si bon mari.
— Ah ! c’est que je ne suis pas seule !
répliqua-t-elle doucement, en montrant sa petite
fille.
Puis, la conversation ayant repris sur la
peinture, on parla d’un Ruysdaël, dont Arnoux espérait
des sommes considérables, et Pellerin lui demanda s’il
était vrai que le fameux Saül Mathias, de Londres, fût
venu, le mois passé, lui en offrir vingt-trois mille
francs.
— Rien de plus vrai !
Et, se tournant vers Frédéric :
— C’est même le monsieur que je promenais l’autre
jour à l’Alhambra, bien malgré moi, je vous assure,
car ces Anglais ne sont pas drôles !
Frédéric, soupçonnant dans la lettre
de Mlle Vatnaz quelque histoire de femme, avait admiré
l’aisance du sieur Arnoux à trouver un moyen honnête
de déguerpir ; mais son nouveau mensonge, absolument
inutile, lui fit écarquiller les yeux.
Le marchand ajouta, d’un air simple :
— Comment l’appelez-vous donc, ce grand jeune
homme, votre ami ?
— Deslauriers, dit vivement Frédéric.
*115 Et, pour
réparer les torts qu’ils se sentait à son endroit, il
le vanta comme une intelligence supérieure.
— Ah ! vraiment ? Mais il n’a pas l’air si brave
garçon que l’autre, le commis de roulage.
Frédéric maudit Dussardier. Elle allait croire
qu’il frayait avec les gens du commun.
Ensuite, il fut question des embellissements de la
capitale, des quartiers nouveaux, et le bonhomme Oudry
vint à citer, parmi les grands spéculateurs, M.
Dambreuse.
Frédéric, saisissant l’occasion de se faire
valoir, dit qu’il le connaissait. Mais Pellerin se
lança dans une catilinaire contre les épiciers ;
vendeurs de chandelles ou d’argent, il n’y voyait pas
de différence. Puis, Rosenwald et Burieu devisèrent
porcelaines ; Arnoux causait jardinage
avec Mme Oudry ; Sombaz, loustic de la vieille école,
s’amusait à blaguer son époux ; il l’appelait Odry,
comme l’acteur, déclara qu’il devait descendre
d’Oudry, le peintre des chiens, car la bosse des
animaux était visible sur son front. Il voulut même
lui tâter le crâne, l’autre s’en défendait à cause de
sa perruque ; et le dessert finit avec des éclats de
rire.
Quand on eut pris le café, sous les tilleuls, en
fumant, et fait plusieurs tours dans le jardin, on
alla se promener le long de la rivière.
La compagnie s’arrêta devant un pêcheur, qui
nettoyait des anguilles, dans une boutique à
poisson. Mlle Marthe voulut les voir. Il vida sa boîte
sur l’herbe ; et la petite fille se jetait à genoux
pour les rattraper, riait de plaisir, criait d’effroi.
Toutes furent perdues. Arnoux les paya.
Il eut, ensuite, l’idée de faire une promenade en
canot.
Un côté de l’horizon commençait à pâlir, tandis
que, de l’autre, une large couleur orange s’étalait
dans le ciel et était plus empourprée au faîte des
collines, devenues complètement noires. Mme Arnoux se
tenait assise sur une grosse pierre, ayant cette lueur
d’incendie derrière elle. Les autres personnes
flânaient, çà et là ; Hussonnet, au bas de la berge,
faisait des ricochets sur l’eau.
Arnoux revint, suivi par une vieille chaloupe, où,
malgré les représentations les plus sages, il empila
ses convives. Elle sombrait ; il fallut débarquer.
Déjà des bougies brûlaient dans le salon, tout
tendu de perse, avec des girandoles en cristal contre
les murs. La mère Oudry s’endormait doucement dans un
fauteuil, et les autres écoutaient M. Lefaucheux,
dissertant sur les *116 gloires
du barreau. Mme Arnoux était seule près de la croisée,
Frédéric l’aborda.
Ils causèrent de ce que l’on disait. Elle admirait
les orateurs ; lui, il préférait la gloire des
écrivains. Mais on devait sentir, reprit-elle, une
plus forte jouissance à remuer les foules directement,
soi-même, à voir que l’on fait passer dans leur âme
tous les sentiments de la sienne. Ces triomphes ne
tentaient guère Frédéric, qui n’avait point
d’ambition.
— Ah ! pourquoi ? dit-elle. Il faut en avoir un
peu !
Ils étaient l’un près de l’autre, debout, dans
l’embrasure de la croisée. La nuit, devant eux,
s’étendait comme un immense voile sombre, piqué
d’argent. C’était la première fois qu’ils ne parlaient
pas de choses insignifiantes. Il vint même à savoir
ses antipathies et ses goûts : certains parfums lui
faisaient mal, les livres d’histoire l’intéressaient,
elle croyait aux songes.
Il entama le chapitre des aventures sentimentales.
Elle plaignait les désastres de la passion, mais était
révoltée par les turpitudes hypocrites ; et cette
droiture d’esprit se rapportait si bien à la beauté
régulière de son visage, qu’elle semblait en dépendre.
Elle souriait quelquefois, arrêtant sur lui ses
yeux, une minute. Alors, il sentait ses regards
pénétrer son âme, comme ces grands rayons de soleil
qui descendent jusqu’au fond de l’eau. Il l’aimait
sans arrière-pensée, sans espoir de retour,
absolument ; et, dans ces muets transports, pareils à
des élans de reconnaissance, il aurait voulu couvrir
son front d’une pluie de baisers. Cependant, un
souffle intérieur l’enlevait comme hors de lui ;
c’était une envie de se sacrifier, un besoin de
dévouement immédiat, et d’autant plus fort qu’il ne
pouvait l’assouvir.
Il ne partit pas avec les autres, Hussonnet non
plus. Ils devaient s’en retourner dans la voiture ; et
l’américaine attendait au bas du perron, quand Arnoux
descendit dans le jardin, pour cueillir des roses.
Puis, le bouquet étant lié avec un fil, comme les
tiges dépassaient inégalement, il fouilla dans sa
poche, pleine de papiers, en prit un au hasard, les
enveloppa, consolida son œuvre avec une forte épingle
et il l’offrit à sa femme, avec une certaine émotion.
— Tiens, ma chérie, excuse-moi de t’avoir
oubliée !
Mais elle poussa un petit cri ;
l’épingle, sottement mise, l’avait blessée, et elle
remonta dans sa chambre. *117 On
l’attendit près d’un quart d’heure. Enfin elle
reparut, enleva Marthe, se jeta dans la voiture.
— Et ton bouquet ? dit Arnoux.
— Non ! non ! ce n’est pas la peine !
Frédéric courait pour l’aller prendre ; elle lui
cria :
— Je n’en veux pas !
Mais il l’apporta bientôt, disant qu’il venait de
le remettre dans l’enveloppe, car il avait trouvé les
fleurs à terre. Elle les enfonça dans le tablier de
cuir, contre le siège, et l’on partit.
Frédéric, assis près d’elle, remarqua qu’elle
tremblait horriblement. Puis, quand on eut passé le
pont, comme Arnoux tournait à gauche :
— Mais non ! tu te trompes ! par là, à droite !
Elle semblait irritée ; tout la gênait. Enfin,
Marthe ayant fermé les yeux, elle tira le bouquet et
le lança par la portière, puis saisit au bras
Frédéric, en lui faisant signe, avec l’autre main, de
n’en jamais parler.
Ensuite, elle appliqua son mouchoir contre ses
lèvres, et ne bougea plus.
Les deux autres, sur le siège, causaient
imprimerie, abonnés. Arnoux, qui conduisait sans
attention, se perdit au milieu du bois de Boulogne.
Alors, on s’enfonça dans de petits chemins. Le cheval
marchait au pas ; les branches des arbres frôlaient la
capote. Frédéric n’apercevait de Mme Arnoux que ses
deux yeux, dans l’ombre ; Marthe s’était allongée sur
elle, et il lui soutenait la tête.
— Elle vous fatigue ! dit sa mère.
Il répondit :
— Non ! oh non !
De lents tourbillons de poussière se levaient ; on
traversait Auteuil ; toutes les maisons étaient
closes ; un réverbère, çà et là, éclairait l’angle
d’un mur, puis on rentrait dans les ténèbres ; une
fois, il s’aperçut qu’elle pleurait.
Était-ce un remords ? un désir ? quoi donc ? Ce
chagrin, qu’il ne savait pas, l’intéressait comme une
chose personnelle ; maintenant, il y avait entre eux
un lien nouveau, une espèce de complicité ; et il lui
dit, de la voix la plus caressante qu’il put :
— Vous souffrez ?
— Oui, un peu, reprit-elle.
La voiture roulait, et les chèvrefeuilles et les
seringas débordaient les clôtures des jardins,
envoyaient dans la nuit des bouffées d’odeurs
amollissantes. *118 Les
plis nombreux de sa robe couvraient ses pieds. Il lui
semblait communiquer avec toute sa personne par ce
corps d’enfant étendu entre eux. Il se pencha vers la
petite fille, et, écartant ses jolis cheveux bruns, la
baisa au front, doucement.
— Vous êtes bon ! dit Mme Arnoux.
— Pourquoi ?
— Parce que vous aimez les enfants.
— Pas tous !
Il n’ajouta rien, mais il étendit la main gauche
de son côté et la laissa toute grande ouverte,
s’imaginant qu’elle allait faire comme lui, peut-être,
et qu’il rencontrerait la sienne. Puis il eut honte,
et la retira.
On arriva bientôt sur le pavé. La voiture
allait plus vite, les becs de gaz se multiplièrent,
c’était Paris. Hussonnet, devant le Garde-Meuble,
sauta du siège. Frédéric attendit pour descendre que
l’on fût arrivé dans la cour ; puis il s’embusqua au
coin de la rue de Choiseul, et aperçut Arnoux qui
remontait lentement vers les boulevards.
Dès le lendemain, il se mit à travailler de toutes
ses forces.
Il se voyait dans une cour d’assises, par un soir
d’hiver, à la fin des plaidoiries, quand les jurés
sont pâles et que la foule haletante fait craquer les
cloisons du prétoire, parlant depuis quatre heures
déjà, résumant toutes ses preuves, en découvrant de
nouvelles, et sentant à chaque phrase, à chaque mot, à
chaque geste, le couperet de la guillotine, suspendu
derrière lui, se relever ; puis, à la tribune de la
Chambre, orateur qui porte sur ses lèvres le salut de
tout un peuple, noyant ses adversaires sous ses
prosopopées, les écrasant d’une riposte, avec des
foudres et des intonations musicales dans la voix,
ironique, pathétique, emporté, sublime. Elle serait
là, quelque part, au milieu des autres, cachant sous
son voile ses pleurs d’enthousiasme ; ils se
retrouveraient ensuite ; et les découragements, les
calomnies et les injures ne l’atteindraient pas, si
elle disait : « Ah ! cela est beau ! » en lui passant
sur le front ses mains légères.
Ces images fulguraient, comme des phares, à
l’horizon de sa vie. Son esprit, excité, devint plus
leste et plus fort. Jusqu’au mois d’août, il
s’enferma, et fut reçu à son dernier examen.
Deslauriers, qui avait eu tant de mal à lui
seriner encore une fois le deuxième à la fin
de décembre et le *119 troisième
en février, s’étonnait de son ardeur. Alors, les vieux
espoirs revinrent. Dans dix ans, il fallait que
Frédéric fût député ; dans quinze, ministre ; pourquoi
pas ? Avec son patrimoine qu’il allait toucher
bientôt, il pouvait, d’abord, fonder un journal ; ce
serait le début ; ensuite, on verrait. Quant à lui, il
ambitionnait toujours une chaire à l’École de droit ;
et il soutint sa thèse pour le doctorat d’une façon si
remarquable, qu’elle lui valut les compliments des
professeurs.
Frédéric passa la sienne trois jours après. Avant
de partir en vacances, il eut l’idée d’un pique-nique,
pour clore les réunions du samedi.
Il s’y montra gai. Mme Arnoux était maintenant
près de sa mère, à Chartres. Mais il la retrouverait
bientôt, et finirait par être son amant.
Deslauriers, admis le jour même à la parlotte
d’Orsay, avait fait un discours fort applaudi.
Quoiqu’il fût sobre, il se grisa, et dit au dessert à
Dussardier :
— Tu es honnête, toi ! Quand je serai riche, je
t’instituerai mon régisseur.
Tous étaient heureux ; Cisy ne finirait pas son
droit ; Martinon allait continuer son stage en
province, où il serait nommé substitut ; Pellerin se
disposait à un grand tableau figurant le Génie de
la Révolution ; Hussonnet, la semaine
prochaine, devait lire au directeur des Délassements le
plan d’une pièce, et ne doutait pas du succès :
— Car la charpente du drame, on me l’accorde ! Les
passions, j’ai assez roulé ma bosse pour m’y
connaître ; quant aux traits d’esprit, c’est mon
métier !
Il fit un saut, retomba sur les deux mains, et
marcha quelque temps autour de la table, les jambes en
l’air.
Cette gaminerie ne dérida pas Sénécal. Il venait
d’être chassé de sa pension, pour avoir battu un fils
d’aristocrate. Sa misère augmentant, il s’en prenait à
l’ordre social, maudissait les riches ; et il
s’épancha dans le sein de Regimbart, lequel était de
plus en plus désillusionné, attristé, dégoûté. Le
Citoyen se tournait, maintenant, vers les questions
budgétaires, et accusait la Camarilla de perdre des
millions en Algérie.
Comme il ne pouvait dormir sans avoir stationné à
l’estaminet Alexandre, il disparut dès onze heures.
Les autres se retirèrent plus tard ; et Frédéric, en
faisant ses adieux à Hussonnet, apprit que Mme Arnoux
avait dû revenir la veille.
Il alla donc aux Messageries changer sa place pour
le *120 lendemain, et,
vers six heures du soir, se présenta chez elle. Son
retour, lui dit le concierge, était différé d’une
semaine. Frédéric dîna seul, puis flâna sur les
boulevards.
Des nuages roses, en forme d’écharpe,
s’allongeaient au delà des toits ; on commençait à
relever les tentes des boutiques ; des tombereaux
d’arrosage versaient une pluie sur la poussière, et
une fraîcheur inattendue se mêlait aux émanations des
cafés, laissant voir par leurs portes ouvertes, entre
des argenteries et des dorures, des fleurs en gerbes
qui se miraient dans les hautes glaces. La foule
marchait lentement. Il y avait des groupes d’hommes
causant au milieu du trottoir ; et des femmes
passaient, avec une mollesse dans les yeux et ce teint
de camélia que donne aux chairs féminines la lassitude
des grandes chaleurs. Quelque chose d’énorme
s’épanchait, enveloppait les maisons. Jamais Paris ne
lui avait semblé si beau. Il n’apercevait, dans
l’avenir, qu’une interminable série d’années toutes
pleines d’amour.
Il s’arrêta devant le théâtre de la
Porte-Saint-Martin à regarder l’affiche ; et, par
désœuvrement, prit un billet.
On jouait une vieille féerie. Les spectateurs
étaient rares ; et, dans les lucarnes du paradis, le
jour se découpait en petits carrés bleus, tandis que
les quinquets de la rampe formaient une seule ligne de
lumières jaunes. La scène représentait un marché
d’esclaves à Pékin, avec clochettes, tam-tams,
sultanes, bonnets pointus et calembours. Puis, la
toile baissée, il erra dans le foyer, solitairement,
et admira sur le boulevard, au bas du perron, un grand
landau vert, attelé de deux chevaux blancs, tenus par
un cocher en culotte courte.
Il regagnait sa place, quand, au balcon, dans la
première loge d’avant-scène, entrèrent une dame et un
monsieur. Le mari avait un visage pâle, bordé d’un
filet de barbe grise, la rosette d’officier, et cet
aspect glacial qu’on attribue aux diplomates.
Sa femme, de vingt ans plus jeune pour le moins,
ni grande ni petite, ni laide ni jolie, portait ses
cheveux blonds tirebouchonnés à l’anglaise, une robe à
corsage plat, et un large éventail de dentelle noire.
Pour que des gens d’un pareil monde fussent venus au
spectacle dans cette saison, il fallait supposer un
hasard, ou l’ennui de passer leur soirée en
tête-à-tête. La dame mordillait son éventail, et le
monsieur bâillait. Frédéric ne pouvait se rappeler où
il avait vu cette figure.
À l’entracte suivant, comme il traversait un
couloir, il *121 les
rencontra tous les deux ; sur le vague salut qu’il
fit, M. Dambreuse, le reconnaissant, l’aborda et
s’excusa, tout de suite, de négligences
impardonnables. C’était une allusion aux cartes de
visite nombreuses, envoyées d’après les conseils du
clerc. Toutefois il confondait les époques, croyant
que Frédéric était à sa seconde année de droit. Puis
il l’envia de partir pour la campagne. Il aurait eu
besoin de se reposer, mais les affaires le retenaient
à Paris.
Mme Dambreuse, appuyée sur son bras, inclinait la
tête, légèrement ; et l’aménité spirituelle de son
visage contrastait avec son expression chagrine de
tout à l’heure.
— On y trouve pourtant de belles distractions !
dit-elle, aux derniers mots de son mari. Comme ce
spectacle est bête ! n’est-ce pas, monsieur ?
Et tous trois restèrent debout, à causer théâtres
et pièces nouvelles.
Frédéric, habitué aux grimaces des bourgeoises
provinciales, n’avait vu chez aucune femme une
pareille aisance de manières, cette simplicité, qui
est un raffinement, et où les naïfs aperçoivent
l’expression d’une sympathie instantanée.
On comptait sur lui, dès son retour ; M. Dambreuse
le chargea de ses souvenirs pour le père Roque.
Frédéric ne manqua pas, en rentrant, de conter cet
accueil à Deslauriers.
— Fameux ! reprit le clerc, et ne te laisse pas
entortiller par ta maman ! Reviens tout de suite !
Le lendemain de son arrivée, après leur
déjeuner, Mme Moreau emmena son fils dans le jardin.
Elle se dit heureuse de lui voir un état, car ils
n’étaient pas aussi riches que l’on croyait ; la terre
rapportait peu ; les fermiers payaient mal ; elle
avait même été contrainte de vendre sa voiture. Enfin,
elle lui exposa leur situation.
Dans les premiers embarras de son veuvage, un
homme astucieux, M. Roque, lui avait fait des prêts
d’argent, renouvelés, prolongés malgré elle. Il était
venu les réclamer tout à coup ; et elle avait passé
par ses conditions, en lui cédant à un prix dérisoire
la ferme de Presles. Dix ans plus tard, son capital
disparaissait dans la faillite d’un banquier, à Melun.
Par horreur des hypothèques et pour conserver des
apparences utiles à l’avenir de son fils, comme le
père Roque se présentait de nouveau, elle l’avait
écouté encore une fois. Mais elle était quitte, *122
maintenant. Bref, il leur restait environ
dix mille francs de rente, dont deux mille trois cents
à lui, tout son patrimoine !
— Ce n’est pas possible ! s’écria Frédéric.
Elle eut un mouvement de tête signifiant que cela
était très possible.
Mais son oncle lui laisserait quelque chose ?
Rien n’était moins sûr !
Et ils firent un tour de jardin, sans parler.
Enfin elle l’attira contre son cœur, et, d’une voix
que les larmes étouffaient :
— Ah ! mon pauvre garçon ! Il m’a fallu abandonner
bien des rêves !
Il s’assit sur le banc, à l’ombre du grand acacia.
Ce qu’elle lui conseillait, c’était de se mettre
clerc chez M. Prouharam, avoué, lequel lui céderait
son étude ; s’il la faisait bien valoir, il pourrait
la revendre, et trouver un bon parti.
Frédéric n’entendait plus. Il regardait
machinalement, par-dessus la haie, dans l’autre
jardin, en face.
Une petite fille d’environ douze ans, et qui avait
les cheveux rouges, se trouvait là, toute seule. Elle
s’était fait des boucles d’oreilles avec des baies de
sorbier ; son corset de toile grise laissait à
découvert ses épaules, un peu dorées par le soleil ;
des taches de confitures maculaient son jupon blanc ;
et il y avait comme une grâce de jeune bête sauvage
dans toute sa personne, à la fois nerveuse et fluette.
La présence d’un inconnu l’étonnait, sans doute, car
elle s’était brusquement arrêtée, avec son arrosoir à
la main, en dardant sur lui ses prunelles, d’un vert
bleu limpide.
— C’est la fille de M. Roque, dit Mme Moreau. Il
vient d’épouser sa servante et de légitimer son
enfant.
|
Chapitre VI
*123 Ruiné, dépouillé,
perdu !
Il était resté sur le banc, comme étourdi par une
commotion. Il maudissait le sort, il aurait voulu
battre quelqu’un ; et, pour renforcer son désespoir,
il sentait peser sur lui une sorte d’outrage, un
déshonneur ; car Frédéric s’était imaginé que sa
fortune paternelle monterait un jour à quinze mille
livres de rente, et il l’avait fait savoir, d’une
façon indirecte, aux Arnoux. Il allait donc passer
pour un hâbleur, un drôle, un obscur polisson, qui
s’était introduit chez eux dans l’espérance d’un
profit quelconque ! Et elle, Mme Arnoux, comment la
revoir, maintenant ?
Cela, d’ailleurs, était complètement impossible,
n’ayant que trois mille francs de rente ! Il ne
pouvait loger toujours au quatrième, avoir pour
domestique le portier, et se présenter avec de pauvres
gants noirs bleuis du bout, un chapeau gras, la même
redingote pendant un an ! Non, non ! jamais !
Cependant, l’existence était intolérable sans elle.
Beaucoup vivaient bien qui n’avaient pas de fortune,
Deslauriers entre autres ; et il se trouva lâche
d’attacher une pareille importance à des choses
médiocres. La misère, peut-être, centuplerait ses
facultés. Il s’exalta, en pensant aux grands hommes
qui travaillent dans les mansardes. Une âme comme
celle de Mme Arnoux devait s’émouvoir à ce spectacle,
et elle s’attendrirait. Ainsi, cette catastrophe était
un bonheur, après tout ; comme ces tremblements de
terre qui découvrent des trésors, elle lui avait
révélé les secrètes opulences de sa nature. Mais il
n’existait au monde qu’un seul endroit pour les faire
valoir : Paris ! car, dans ses idées, l’art, la
science et l’amour (ces trois faces de Dieu, comme eût
dit Pellerin) dépendaient exclusivement de la
capitale.
*124 Il déclara le
soir, à sa mère, qu’il y retournerait. Mme Moreau fut
surprise et indignée. C’était une folie, une
absurdité. Il ferait mieux de suivre ses conseils,
c’est-à-dire de rester près d’elle, dans une étude.
Frédéric haussa les épaules : « Allons donc ! », se
trouvant insulté par cette proposition.
Alors, la bonne dame employa une autre méthode.
D’une voix tendre et avec de petits sanglots, elle se
mit à lui parler de sa solitude, de sa vieillesse, des
sacrifices qu’elle avait faits. Maintenant qu’elle
était plus malheureuse, il l’abandonnait. Puis,
faisant allusion à sa fin prochaine :
— Un peu de patience, mon Dieu ! bientôt tu seras
libre !
Ces lamentations se répétèrent vingt fois par
jour, durant trois mois ; et, en même temps, les
délicatesses du foyer le corrompaient ; il jouissait
d’avoir un lit plus mou, des serviettes sans
déchirures ; si bien que, lassé, énervé, vaincu enfin
par la terrible force de la douceur, Frédéric se
laissa conduire chez maître Prouharam.
Il n’y montra ni science ni aptitude. On l’avait
considéré jusqu’alors comme un jeune homme de grands
moyens, qui devait être la gloire du département. Ce
fut une déception publique.
D’abord il s’était dit : « Il faut
avertir Mme Arnoux », et, pendant une semaine, il
avait médité des lettres dithyrambiques, et de courts
billets, en style lapidaire et sublime. La crainte
d’avouer sa situation le retenait. Puis il songea
qu’il valait mieux écrire au mari. Arnoux connaissait
la vie et saurait le comprendre. Enfin, après quinze
jours d’hésitation :
« Bah ! je ne dois plus les revoir ; qu’ils
m’oublient ! Au moins, je n’aurai pas déchu dans son
souvenir ! Elle me croira mort, et me regrettera…
peut-être. »
Comme les résolutions excessives lui coûtaient
peu, il s’était juré ne jamais revenir à Paris, et
même de ne point s’informer de Mme Arnoux.
Cependant, il regrettait jusqu’à la senteur du gaz
et au tapage des omnibus. Il rêvait à toutes les
paroles qu’on lui avait dites, au timbre de sa voix, à
la lumière de ses yeux, et, se considérant comme un
homme mort, il ne faisait plus rien, absolument.
Il se levait très tard, et regardait par sa
fenêtre les attelages de rouliers qui passaient. Les
six premiers mois, surtout, furent abominables.
*125 En de
certains jours, pourtant, une indignation le prenait
contre lui-même. Alors, il sortait. Il s’en allait
dans les prairies, à moitié couvertes durant l’hiver
par les débordements de la Seine. Des lignes de
peupliers les divisent. Çà et là, un petit pont
s’élève. Il vagabondait jusqu’au soir, roulant les
feuilles jaunes sous ses pas, aspirant la brume,
sautant les fossés ; à mesure que ses artères
battaient plus fort, des désirs d’action furieuse
l’emportaient ; il voulait se faire trappeur en
Amérique, servir un pacha en Orient, s’embarquer comme
matelot ; et il exhalait sa mélancolie dans de longues
lettres à Deslauriers.
Celui-là se démenait pour percer. La conduite
lâche de son ami et ses éternelles jérémiades lui
semblaient stupides. Bientôt, leur correspondance
devint presque nulle. Frédéric avait donné tous ses
meubles à Deslauriers, qui gardait son logement. Sa
mère lui en parlait de temps à autre ; un jour enfin,
il déclara son cadeau, et elle le grondait, quand il
reçut une lettre.
— Qu’est-ce donc ? dit-elle, tu trembles ?
— Je n’ai rien ! répliqua Frédéric.
Deslauriers lui apprenait qu’il avait recueilli
Sénécal ; et, depuis quinze jours, ils vivaient
ensemble. Donc, Sénécal s’étalait, maintenant, au
milieu des choses qui provenaient de chez Arnoux ! Il
pouvait les vendre, faire des remarques dessus, des
plaisanteries. Frédéric se sentit blessé, jusqu’au
fond de l’âme. Il monta dans sa chambre. Il avait
envie de mourir.
Sa mère l’appela. C’était pour le consulter, à
propos d’une plantation dans le jardin.
Ce jardin, en manière de parc anglais, était coupé
à son milieu par une clôture de bâtons, et la moitié
appartenait au père Roque, qui en possédait un autre,
pour les légumes, sur le bord de la rivière. Les deux
voisins, brouillés, s’abstenaient d’y paraître aux
mêmes heures. Mais, depuis que Frédéric était revenu,
le bonhomme s’y promenait plus souvent et n’épargnait
pas les politesses au fils de Mme Moreau. Il le
plaignait d’habiter une petite ville. Un jour, il
raconta que M. Dambreuse avait demandé de ses
nouvelles. Une autre fois, il s’étendit sur la coutume
de Champagne, où le ventre anoblissait.
— Dans ce temps-là, vous auriez été un seigneur,
puisque votre mère s’appelait de Fouvens. Et on a beau
dire, allez ! c’est quelque chose, un nom ! Après
tout, *126 ajouta-t-il,
en le regardant d’un air malin, cela dépend du garde
des sceaux.
Cette prétention d’aristocratie jurait
singulièrement avec sa personne. Comme il était petit,
sa grande redingote marron exagérait la longueur de
son buste. Quand il ôtait sa casquette, on apercevait
un visage presque féminin avec un nez extrêmement
pointu ; ses cheveux, de couleur jaune, ressemblaient
à une perruque ; il saluait le monde très bas, en
frisant les murs.
Jusqu’à cinquante ans, il s’était contenté des
services de Catherine, une Lorraine du même âge que
lui, et fortement marquée de petite vérole. Mais, vers
1834, il ramena de Paris une belle blonde, à figure
moutonnière, à « port de reine ». On la vit bientôt se
pavaner avec de grandes boucles d’oreilles, et tout
fut expliqué par la naissance d’une fille, déclarée
sous les noms d’Élisabeth-Olympe-Louise Roque.
Catherine, dans sa jalousie, s’attendait à exécrer
cette enfant. Au contraire, elle l’aima. Elle
l’entoura de soins, d’attentions et de caresses, pour
supplanter sa mère et la rendre odieuse,
entreprise facile, car Mme Eléonore négligeait
complètement la petite, préférant bavarder chez les
fournisseurs. Dès le lendemain de son mariage, elle
alla faire une visite à la sous-préfecture, ne tutoya
plus les servantes, et crut devoir, par bon ton, se
montrer sévère pour son enfant. Elle assistait à ses
leçons ; le professeur, un vieux bureaucrate de la
mairie, ne savait pas s’y prendre. L’élève
s’insurgeait, recevait des gifles, et allait pleurer
sur les genoux de Catherine, qui lui donnait
invariablement raison. Alors, les deux femmes se
querellaient ; M. Roque les faisait taire. Il s’était
marié par tendresse pour sa fille, et ne voulait pas
qu’on la tourmentât.
Souvent elle portait une robe blanche en lambeaux
avec un pantalon garni de dentelles ; et, aux grandes
fêtes, sortait vêtue comme une princesse, afin de
mortifier un peu les bourgeois, qui empêchaient leurs
marmots de la fréquenter, vu sa naissance illégitime.
Elle vivait seule, dans son jardin, se balançait à
l’escarpolette, courait après les papillons, puis tout
à coup s’arrêtait à contempler les cétoines s’abattant
sur les rosiers. C’étaient ces habitudes, sans doute,
qui donnaient à sa figure une expression à la fois de
hardiesse et de rêverie. Elle avait la taille de
Marthe, d’ailleurs, si bien que Frédéric lui dit, dès
leur seconde entrevue :
*127 — Voulez-vous
me permettre de vous embrasser, mademoiselle ?
La petite personne leva la tête, et répondit :
— Je veux bien !
Mais la haie de bâtons les séparait l’un de
l’autre.
— Il faut monter dessus, dit Frédéric.
— Non, enlève-moi !
Il se pencha par-dessus la haie et la saisit au
bout de ses bras, en la baisant sur les deux joues ;
puis il la remit chez elle, par le même procédé, qui
se renouvela les fois suivantes.
Sans plus de réserve qu’une enfant de quatre ans,
sitôt qu’elle entendait venir son ami, elle s’élançait
à sa rencontre, ou bien, se cachant derrière un arbre,
elle poussait un jappement de chien, pour l’effrayer.
Un jour que Mme Moreau était sortie, il la fit
monter dans sa chambre. Elle ouvrit tous les flacons
d’odeur et se pommada les cheveux abondamment ; puis,
sans la moindre gêne, elle se coucha sur le lit où
elle restait tout de son long, éveillée.
— Je m’imagine que je suis ta femme, disait-elle.
Le lendemain, il l’aperçut tout en larmes. Elle
avoua « qu’elle pleurait ses péchés », et, comme il
cherchait à les connaître, elle répondit en baissant
les yeux :
— Ne m’interroge pas davantage !
La première communion approchait ; on l’avait
conduite le matin à confesse.
Le sacrement ne la rendit guère plus sage. Elle
entrait parfois dans de véritables colères ; on avait
recours à M. Frédéric pour la calmer.
Souvent il l’emmenait avec lui dans ses
promenades. Tandis qu’il rêvassait en marchant, elle
cueillait des coquelicots au bord des blés, et, quand
elle le voyait plus triste qu’à l’ordinaire, elle
tâchait de le consoler par de gentilles paroles. Son
cœur, privé d’amour, se rejeta sur cette amitié
d’enfant ; il lui dessinait des bonshommes, lui
contait des histoires et il se mit à lui faire des
lectures.
Il commença par les Annales romantiques, un
recueil de vers et de prose, alors célèbre. Puis,
oubliant son âge, tant son intelligence le charmait,
il lut successivement Atala, Cinq-Mars, les Feuilles
d’automne. Mais, une nuit (le soir même, elle
avait entendu Macbeth, dans la simple
traduction de Letourneur), elle se réveilla en
criant : « La tache ! la tache ! » ; ses dents
claquaient, elle *128 tremblait,
et, fixant des yeux épouvantés sur sa main droite,
elle la frottait en disant : « Toujours une tache ! ».
Enfin arriva le médecin, qui prescrivit d’éviter les
émotions.
Les bourgeois ne virent là dedans qu’un pronostic
défavorable pour ses mœurs. On disait que « le fils
Moreau » voulait en faire plus tard une actrice.
Bientôt il fut question d’un autre événement, à
savoir l’arrivée de l’oncle Barthélemy. Mme Moreau lui
donna sa chambre à coucher, et poussa la
condescendance jusqu’à servir du gras les jours
maigres.
Le vieillard fut médiocrement aimable. C’étaient
de perpétuelles comparaisons entre le Havre et Nogent,
dont il trouvait l’air lourd, le pain mauvais, les
rues mal pavées, la nourriture médiocre et les
habitants des paresseux.
— Quel pauvre commerce chez vous !
Il blâma les extravagances de défunt son frère,
tandis que, lui, il avait amassé vingt-sept mille
livres de rente ! Enfin, il partit au bout de la
semaine, et, sur le marchepied de la voiture, lâcha
ces mots peu rassurants :
— Je suis toujours bien aise de vous savoir dans
une bonne position.
— Tu n’auras rien ! dit Mme Moreau en rentrant
dans la salle.
Il n’était venu que sur ses instances ; et, huit
jours durant, elle avait sollicité de sa part une
ouverture, trop clairement peut-être. Elle se
repentait d’avoir agi, et restait dans son fauteuil,
la tête basse, les lèvres serrées. Frédéric, en face
d’elle, l’observait ; et ils se taisaient tous les
deux, comme il y avait cinq ans, au retour de
Montereau. Cette coïncidence, s’offrant même à sa
pensée, lui rappela Mme Arnoux.
À ce moment, des coups de fouet retentirent sous
la fenêtre, en même temps qu’une voix l’appelait.
C’était le père Roque, seul dans sa tapissière. Il
allait passer toute la journée à la Fortelle, chez M.
Dambreuse, et proposa cordialement à Frédéric de l’y
conduire.
— Vous n’avez pas besoin d’invitation avec moi ;
soyez sans crainte !
Frédéric eut envie d’accepter. Mais comment
expliquerait-il son séjour définitif à Nogent ? Il
n’avait pas un costume d’été convenable ; enfin que
dirait sa mère ? Il refusa.
Dès lors, le voisin se montra moins amical. Louise
grandissait ; Mme Éléonore tomba malade *129
dangereusement ; et la liaison se dénoua,
au grand plaisir de Mme Moreau, qui redoutait pour
l’établissement de son fils la fréquentation de
pareilles gens.
Elle rêvait de lui acheter le greffe du tribunal ;
Frédéric ne repoussait pas trop cette idée.
Maintenant, il l’accompagnait à la messe, il faisait
le soir sa partie d’impériale, il s’accoutumait à
la province, s’y enfonçait ; et même son amour avait
pris comme une douceur funèbre, un charme
assoupissant. À force d’avoir versé sa douleur dans
ses lettres, de l’avoir mêlée à ses lectures, promenée
dans la campagne et partout épandue, il l’avait
presque tarie, si bien que Mme Arnoux était pour lui
comme une morte dont il s’étonnait de ne pas connaître
le tombeau, tant cette affection était devenue
tranquille et résignée.
Un jour, le 12 décembre 1845, vers neuf heures du
matin, la cuisinière monta une lettre dans sa chambre.
L’adresse, en gros caractères, était d’une écriture
inconnue ; et Frédéric, sommeillant, ne se pressa pas
de la décacheter. Enfin il lut :
« Justice de paix du Havre. IIIe arrondissement.
« Monsieur,
« M. Moreau, votre oncle, étant mort ab
intestat… »
Il héritait !
Comme si un incendie eût éclaté derrière le mur,
il sauta hors de son lit, pieds nus, en chemise ; il
se passa la main sur le visage, doutant de ses yeux,
croyant qu’il rêvait encore, et, pour se raffermir
dans la réalité, il ouvrit la fenêtre toute grande.
Il était tombé de la neige ; les toits étaient
blancs ; et même il reconnut dans la cour un baquet à
lessive, qui l’avait fait trébucher la veille au soir.
Il relut la lettre trois fois de suite ; rien de
plus vrai ! toute la fortune de l’oncle ! Vingt-sept
mille livres de rente ! — et une joie frénétique
le bouleversa, à l’idée de revoir Mme Arnoux. Avec la
netteté d’une hallucination, il s’aperçut auprès
d’elle, chez elle, lui apportant quelque cadeau dans
du papier de soie, tandis qu’à la porte stationnerait
son tilbury, non, un coupé plutôt ! un coupé noir,
avec un domestique en livrée brune ; il entendait
piaffer son cheval et le bruit de la gourmette se
confondant avec le murmure de leurs baisers. Cela se
renouvellerait tous les jours, indéfiniment. Il les
recevrait chez lui, dans sa maison ; la salle à manger
serait en cuir rouge, le boudoir en soie jaune, des
divans partout ! et quelles *130
étagères ! quels vases de Chine ! quels
tapis ! Ces images arrivaient si tumultueusement,
qu’il sentait la tête lui tourner. Alors, il se
rappela sa mère ; et il descendit, tenant toujours la
lettre à sa main.
Mme Moreau tâcha de contenir son émotion et eut
une défaillance. Frédéric la prit dans ses bras et la
baisa au front.
— Bonne mère, tu peux racheter ta voiture
maintenant ; ris donc, ne pleure plus, sois heureuse !
Dix minutes après, la nouvelle circulait jusqu’aux
faubourgs. Alors, Me Benoist, M. Gamblin, M. Chambion,
tous les amis accoururent. Frédéric s’échappa une
minute pour écrire à Deslauriers. D’autres visites
survinrent. L’après-midi se passa en félicitations. On
en oubliait la femme Roque, qui était cependant « très
bas ».
Le soir, quand ils furent seuls, tous les
deux, Mme Moreau dit à son fils qu’elle lui
conseillait de s’établir à Troyes, avocat. Étant plus
connu dans son pays que dans un autre, il pourrait
plus facilement y trouver des partis avantageux.
— Ah ! c’est trop fort ! s’écria Frédéric.
À peine avait-il son bonheur entre les mains qu’on
voulait le lui prendre. Il signifia sa résolution
formelle d’habiter Paris.
— Pour quoi y faire ?
— Rien !
Mme Moreau, surprise de ses façons, lui demanda ce
qu’il voulait devenir.
— Ministre ! répliqua Frédéric.
Et il affirma qu’il ne plaisantait nullement,
qu’il prétendait se lancer dans la diplomatie, que ses
études et ses instincts l’y poussaient. Il entrerait
d’abord au Conseil d’État, avec la protection de M.
Dambreuse.
— Tu le connais donc ?
— Mais oui ! par M. Roque !
— Cela est singulier, dit Mme Moreau.
Il avait réveillé dans son cœur ses vieux rêves
d’ambition. Elle s’y abandonna intérieurement, et ne
reparla plus des autres.
S’il eût écouté son impatience, Frédéric fût parti
à l’instant même. Le lendemain, toutes les places dans
les diligences étaient retenues ; il se rongea
jusqu’au surlendemain, à sept heures du soir.
Ils s’asseyaient pour dîner, quand tintèrent à
l’église *131 trois
longs coups de cloche ; et la domestique, entrant,
annonça que Mme Eléonore venait de mourir.
Cette mort, après tout, n’était un malheur pour
personne, pas même pour son enfant. La jeune fille ne
s’en trouverait que mieux, plus tard.
Comme les deux maisons se touchaient, on entendait
un grand va-et-vient, un bruit de paroles ; et l’idée
de ce cadavre près d’eux jetait quelque chose de
funèbre sur leur séparation. Mme Moreau, deux ou trois
fois, s’essuya les yeux, Frédéric avait le cœur serré.
Le repas fini, Catherine l’arrêta entre deux
portes. Mademoiselle voulait, absolument, le voir.
Elle l’attendait dans le jardin. Il sortit, enjamba la
haie, et, tout en se cognant aux arbres quelque peu,
se dirigea vers la maison de M. Roque. Des lumières
brillaient à une fenêtre au second étage ; puis une
forme apparut dans les ténèbres, et une voix
chuchota :
— C’est moi.
Elle lui sembla plus grande qu’à l’ordinaire, à
cause de sa robe noire, sans doute. Ne sachant par
quelle phrase l’aborder, il se contenta de lui prendre
les mains, en soupirant :
— Ah ! ma pauvre Louise !
Elle ne répondit pas. Elle le regarda
profondément, pendant longtemps. Frédéric avait peur
de manquer la voiture ; il croyait entendre un
roulement tout au loin, et, pour en finir :
— Catherine m’a prévenu que tu avais quelque
chose…
— Oui, c’est vrai ! je voulais vous dire…
Ce vous l’étonna ; et, comme elle se
taisait encore :
— Eh bien, quoi ?
— Je ne sais plus. J’ai oublié ! Est-ce vrai que
vous partez ?
— Oui, tout à l’heure.
Elle répéta :
— Ah ! tout à l’heure ?… tout à fait ?… nous ne
nous reverrons plus ?
Des sanglots l’étouffaient.
— Adieu ! adieu ! embrasse-moi donc !
Et elle le serra dans ses bras avec emportement.
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DEUXIÉME PARTIE
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Chapitre I
*133 Quand
il fut à sa place, dans le coupé, au fond, et que la
diligence s’ébranla, emportée par les cinq chevaux
détalant à la fois, il sentit une ivresse le
submerger. Comme un architecte qui fait le plan d’un
palais, il arrangea, d’avance, sa vie. Il l’emplit de
délicatesses et de splendeurs ; elle montait jusqu’au
ciel ; une prodigalité de choses y apparaissait ; et
cette contemplation était si profonde, que les objets
extérieurs avaient disparu.
Au bas de la côte de Sourdun, il s’aperçut de
l’endroit où l’on était. On n’avait fait que cinq
kilomètres, tout au plus ! Il fut indigné. Il abattit
le vasistas pour voir la route. Il demanda plusieurs
fois au conducteur dans combien de temps, au juste, on
arriverait. Il se calma cependant, et il restait dans
son coin, les yeux ouverts.
La lanterne, suspendue au siège du postillon,
éclairait les croupes des limoniers. Il n’apercevait
au delà que les crinières des autres chevaux qui
ondulaient comme des vagues blanches ; leurs haleines
formaient un brouillard de chaque côté de l’attelage ;
les chaînettes de fer sonnaient, les glaces
tremblaient dans leurs châssis ; et la lourde voiture,
d’un train égal, roulait sur le pavé. Çà et là, on
distinguait le mur d’une grange, ou bien une auberge,
toute seule. Parfois en passant dans les villages, le
four d’un boulanger projetait des lueurs d’incendie,
et la silhouette monstrueuse des chevaux courait sur
l’autre maison en face. Aux relais, quand on avait
dételé, il se faisait un grand silence, pendant une
minute. Quelqu’un piétinait en haut, sous la bâche,
tandis qu’au seuil d’une porte, une femme, debout,
abritait sa chandelle avec sa main. Puis, le
conducteur sautant sur le marchepied, la diligence
repartait.
*134 À Mormans, on
entendit sonner une heure et un quart.
« C’est donc aujourd’hui, pensa-t-il, aujourd’hui
même, tantôt ! »
Mais, peu à peu ses espérances et ses souvenirs,
Nogent, la rue de Choiseul, Mme Arnoux, sa mère, tout
se confondait.
Un bruit sourd de planches le réveilla, on
traversait le pont de Charenton, c’était Paris. Alors,
ses deux compagnons, ôtant l’un sa casquette, l’autre
son foulard, se couvrirent de leur chapeau et
causèrent. Le premier, un gros homme rouge, en
redingote de velours, était un négociant ; le second
venait dans la capitale pour consulter un médecin ;
et, craignant de l’avoir incommodé pendant la nuit,
Frédéric lui fit spontanément des excuses, tant il
avait l’âme attendrie par le bonheur.
Le quai de la Gare se trouvant inondé, sans doute,
on continua tout droit, et la campagne recommença. Au
loin, de hautes cheminées d’usines fumaient. Puis on
tourna dans Ivry. On monta une rue ; tout à coup il
aperçut le dôme du Panthéon.
La plaine, bouleversée, semblait de vagues ruines.
L’enceinte des fortifications y faisait un renflement
horizontal ; et, sur les trottoirs en terre qui
bordaient la route, de petits arbres sans branches
étaient défendus par des lattes hérissées de clous.
Des établissements de produits chimiques alternaient
avec des chantiers de marchands de bois. De hautes
portes, comme il y en a dans les fermes, laissaient
voir, par leurs battants entr’ouverts, l’intérieur
d’ignobles cours pleines d’immondices, avec des
flaques d’eau sale au milieu. De longs cabarets,
couleur sang de bœuf, portaient à leur premier étage,
entre les fenêtres, deux queues de billard en sautoir
dans une couronne de fleurs peintes ; çà et là, une
bicoque de plâtre à moitié construite était
abandonnée. Puis, la double ligne de maisons ne
discontinua plus ; et, sur la nudité de leurs façades,
se détachait, de loin en loin, un gigantesque cigare
de fer-blanc, pour indiquer un débit de tabac. Des
enseignes de sage-femme représentaient une matrone en
bonnet, dodelinant un poupon dans une courte-pointe
garnie de dentelles. Des affiches couvraient l’angle
des murs, et, aux trois quarts déchirées, tremblaient
au vent comme des guenilles. Des ouvriers en blouse
passaient, et des haquets de brasseurs, des fourgons
de blanchisseuses, des carrioles de bouchers ; une
pluie fine tombait, il faisait *135
froid, le ciel était pâle, mais deux yeux
qui valaient pour lui le soleil resplendissaient
derrière la brume.
On s’arrêta longtemps à la barrière, car des
coquetiers, des rouliers et un troupeau de moutons y
faisaient de l’encombrement. Le factionnaire, la
capote rabattue, allait et venait devant sa guérite
pour se réchauffer. Le commis de l’octroi grimpa sur
l’impériale, et une fanfare de cornet à piston éclata.
On descendit le boulevard au grand trot, les
palonniers battants, les traits flottants. La mèche du
long fouet claquait dans l’air humide. Le conducteur
lançait son cri sonore : « Allume ! allume ! ohé ! »,
et les balayeurs se rangeaient, les piétons sautaient
en arrière, la boue jaillissait contre les vasistas,
on croisait des tombereaux, des cabriolets, des
omnibus. Enfin la grille du Jardin des Plantes se
déploya.
La Seine, jaunâtre, touchait presque au tablier
des ponts. Une fraîcheur s’en exhalait. Frédéric
l’aspira de toutes ses forces, savourant ce bon air de
Paris qui semble contenir des effluves amoureux et des
émanations intellectuelles ; il eut un attendrissement
en apercevant le premier fiacre. Et il aimait jusqu’au
seuil des marchands de vin garni de paille, jusqu’aux
décrotteurs avec leurs boîtes, jusqu’aux garçons
épiciers secouant leur brûloir à café. Des femmes
trottinaient sous des parapluies ; il se penchait pour
distinguer leur figure, un hasard pouvait avoir fait
sortir Mme Arnoux.
Les boutiques défilaient, la foule augmentait, le
bruit devenait plus fort. Après le quai Saint-Bernard,
le quai de la Tournelle et le quai Montebello, on prit
le quai Napoléon ; il voulut voir ses fenêtres, elles
étaient loin. Puis on repassa la Seine sur le
Pont-Neuf, on descendit jusqu’au Louvre ; et, par les
rues Saint-Honoré, Croix des-Petits-Champs et du
Bouloi, on atteignit la rue Coq-Héron, et l’on entra
dans la cour de l’hôtel.
Pour faire durer son plaisir, Frédéric s’habilla
le plus lentement possible, et même il se rendit à
pied au boulevard Montmartre ; il souriait à l’idée de
revoir, tout à l’heure, sur la plaque de marbre, le
nom chéri ; il leva les yeux. Plus de vitrines, plus
de tableaux, rien !
Il courut à la rue de Choiseul. M. et Mme Arnoux
n’y habitaient pas, et une voisine gardait la loge du
portier ; Frédéric l’attendit ; enfin, il parut, ce
n’était plus le même. Il ne savait point leur adresse.
Frédéric entra dans un café, et, tout en
déjeunant, consulta l’Almanach du Commerce. Il y avait
trois cents *136 Arnoux,
mais pas de Jacques Arnoux ! Où donc logeaient-ils ?
Pellerin devait le savoir.
Il se transporta tout en haut du faubourg
Poissonnière, à son atelier. La porte n’ayant ni
sonnette ni marteau, il donna de grands coups de
poing, et il appela, cria. Le vide seul lui répondit.
Il songea ensuite à Hussonnet. Mais où découvrir
un pareil homme ? Une fois, il l’avait accompagné
jusqu’à la maison de sa maîtresse, rue de Fleurus.
Parvenu dans la rue de Fleurus, Frédéric s’aperçut
qu’il ignorait le nom de la demoiselle.
Il eut recours à la Préfecture de police. Il erra
d’escalier en escalier, de bureau en bureau. Celui des
renseignements se fermait. On lui dit de repasser le
lendemain.
Puis il entra chez tous les marchands de tableaux
qu’il put découvrir, pour savoir si l’on ne
connaissait point Arnoux. M. Arnoux ne faisait plus le
commerce.
Enfin, découragé, harassé, malade, il s’en revint
à son hôtel et se coucha. Au moment où il s’allongeait
entre ses draps, une idée le fit bondir de joie :
« Regimbart ! quel imbécile je suis de n’y avoir
pas songé ! »
Le lendemain, dès sept heures, il arriva rue
Notre-Dame-des-Victoires, devant la boutique d’un
rogomiste, où Regimbart avait coutume de prendre le
vin blanc. Elle n’était pas encore ouverte ; il fit un
tour de promenade aux environs, et, au bout d’une
demi-heure, s’y présenta de nouveau. Regimbart en
sortait. Frédéric s’élança dans la rue. Il crut même
apercevoir au loin son chapeau ; un corbillard et des
voitures de deuil s’interposèrent. L’embarras passé,
la vision avait disparu.
Heureusement, il se rappela que le Citoyen
déjeunait tous les jours à onze heures précises chez
un petit restaurateur de la place Gaillon. Il
s’agissait de patienter ; et, après une interminable
flânerie de la Bourse à la Madeleine, et de la
Madeleine au Gymnase, Frédéric, à onze heures
précises, entra dans le restaurant de la place
Gaillon, sûr d’y trouver son Regimbart.
— Connais pas ! dit le gargotier d’un ton rogue.
Frédéric insistait ; il reprit :
— Je ne le connais plus, monsieur ! avec un
haussement de sourcils majestueux et des oscillations
de la tête, qui décelaient un mystère.
Mais, dans leur dernière entrevue, le Citoyen
avait parlé de l’estaminet Alexandre. Frédéric avala
une *137 brioche, et,
sautant dans un cabriolet, s’enquit près du cocher
s’il n’y avait point quelque part, sur les hauteurs de
Sainte-Geneviève, un certain café Alexandre. Le cocher
le conduisit rue des Francs-Bourgeois-Saint-Michel,
dans un établissement de ce nom-là, et à sa question :
« M. Regimbart, s’il vous plaît ? » le cafetier lui
répondit, avec un sourire extra-gracieux :
— Nous ne l’avons pas encore vu, monsieur, tandis
qu’il jetait à son épouse assise dans le comptoir, un
regard d’intelligence.
Et aussitôt se tournant vers l’horloge :
— Mais nous l’aurons, j’espère, d’ici à dix
minutes, un quart d’heure tout au plus. — Célestin,
vite les feuilles ! — Qu’est-ce que monsieur désire
prendre ?
Quoique n’ayant besoin de rien prendre, Frédéric
avala un verre de rhum, puis un verre de kirsch, puis
un verre de curaçao, puis différents grogs, tant
froids que chauds. Il lut tout le Siècle du
jour, et le relut ; il examina, jusque dans les grains
du papier, la caricature du Charivari ; à la
fin, il savait par cœur les annonces. De temps à
autre, des bottes résonnaient sur le trottoir, c’était
lui ! et la forme de quelqu’un se profilait sur les
carreaux ; mais cela passait toujours !
Afin de se désennuyer, Frédéric changeait de
place ; il alla se mettre dans le fond, puis à droite,
ensuite à gauche ; et il restait au milieu de la
banquette, les deux bras étendus. Mais un chat,
foulant délicatement le velours du dossier, lui
faisait des peurs en bondissant tout à coup, pour
lécher les taches de sirop sur le plateau ; et
l’enfant de la maison, un intolérable mioche de quatre
ans, jouait avec une crécelle sur les marches du
comptoir. Sa maman, petite femme pâlotte, à dents
gâtées, souriait d’un air stupide. Que pouvait donc
faire Regimbart ? Frédéric l’attendait, perdu dans une
détresse illimitée.
La pluie sonnait comme grêle sur la capote du
cabriolet. Par l’écartement des rideaux de mousseline,
il apercevait dans la rue le pauvre cheval, plus
immobile qu’un cheval de bois. Le ruisseau, devenu
énorme, coulait entre deux rayons des roues, et le
cocher, s’abritant de la couverture, sommeillait ;
mais craignant que son bourgeois ne s’esquivât, de
temps à autre il entr’ouvrait la porte, tout
ruisselant comme un fleuve ; et si les regards
pouvaient user les choses, Frédéric aurait dissous
l’horloge à force d’attacher dessus les yeux. Elle
marchait, cependant. Le sieur Alexandre se promenait
de long en *138 large,
en répétant : « Il va venir, allez ! il va venir ! »
et, pour le distraire, lui tenait des discours,
parlait politique. Il poussa même la complaisance
jusqu’à lui proposer une partie de dominos.
Enfin, à quatre heures et demie, Frédéric, qui
était là depuis midi, se leva d’un bond, déclarant
qu’il n’attendait plus.
— Je n’y comprends rien moi-même, répondit le
cafetier d’un air candide, c’est la première fois que
manque M. Ledoux !
— Comment, M. Ledoux ?
— Mais oui, monsieur !
— J’ai dit Regimbart ! s’écria Frédéric exaspéré.
— Ah ! mille excuses ! vous faites erreur ! —
N’est-ce pas, madame Alexandre, monsieur a dit : M.
Ledoux ?
Et, interpellant le garçon :
— Vous l’avez entendu, vous-même, comme moi ?
Pour se venger de son maître, sans doute, le
garçon se contenta de sourire.
Frédéric se fit ramener vers les boulevards,
indigné du temps perdu, furieux contre le Citoyen,
implorant sa présence comme celle d’un dieu, et bien
résolu à l’extraire du fond des caves les plus
lointaines. Sa voiture l’agaçait, il la renvoya ; ses
idées se brouillaient ; puis tous les noms des cafés
qu’il avait entendu prononcer par cet imbécile
jaillirent de sa mémoire, à la fois, comme les mille
pièces d’un feu d’artifice : café Gascard, café
Grimbert, café Halbout, estaminet Bordelais, Havanais,
Havrais, Bœuf-à-la-mode, brasserie Allemande,
Mère-Morel ; et il se transporta dans tous
successivement. Mais, dans l’un, Regimbart venait de
sortir ; dans un autre, il viendrait peut-être ; dans
un troisième, on ne l’avait pas vu depuis six mois ;
ailleurs, il avait commandé, hier, un gigot pour
samedi. Enfin, chez Vautier, limonadier, Frédéric,
ouvrant la porte, se heurta contre le garçon.
— Connaissez-vous M. Regimbart ?
— Comment, monsieur, si je le connais ? C’est moi
qui ai l’honneur de le servir. Il est en haut ; il
achève de dîner !
Et, la serviette sous le bras, le maître de
l’établissement lui-même, l’aborda :
— Vous demandez M. Regimbart, monsieur ? il était
ici à l’instant.
Frédéric poussa un juron, mais le limonadier
affirma qu’il le trouverait chez Bouttevilain,
infailliblement.
*139 — Je vous en
donne ma parole d’honneur ! il est parti un peu plus
tôt que de coutume, car il a un rendez-vous d’affaires
avec des messieurs. Mais vous le trouverez, je vous le
répète, chez Bouttevilain, rue Saint-Martin, 92,
deuxième perron, à gauche, au fond de la cour,
entresol, porte à droite !
Enfin, il l’aperçut à travers la fumée des pipes,
seul, au fond de l’arrière-buvette après le billard,
une chope devant lui, le menton baissé et dans une
attitude méditative.
— Ah ! il y a longtemps que je vous cherchais,
vous !
Sans s’émouvoir, Regimbart lui tendit deux doigts
seulement, et comme s’il l’avait vu la veille, il
débita plusieurs phrases insignifiantes sur
l’ouverture de la session.
Frédéric l’interrompit, en lui disant, de l’air le
plus naturel qu’il put :
— Arnoux va bien ?
La réponse fut longue à venir, Regimbart se
gargarisait avec son liquide.
— Oui, pas mal !
— Où demeure-t-il donc, maintenant ?
— Mais… rue Paradis-Poissonnière, répondit le
Citoyen étonné.
— Quel numéro ?
— Trente-sept, parbleu, vous êtes drôle !
Frédéric se leva :
— Comment, vous partez ?
— Oui, oui, j’ai une course, une affaire que
j’oubliais ! Adieu !
Frédéric alla de l’estaminet chez Arnoux, comme
soulevé par un vent tiède et avec l’aisance
extraordinaire que l’on éprouve dans les songes.
Il se trouva bientôt à un second étage, devant une
porte dont la sonnette retentissait ; une servante
parut ; une seconde porte s’ouvrit ; Mme Arnoux était
assise près du feu. Arnoux fit un bond et l’embrassa.
Elle avait sur ses genoux un petit garçon de trois
ans, à peu près ; sa fille, grande comme elle
maintenant, se tenait debout, de l’autre côté de la
cheminée.
— Permettez-moi de vous présenter ce monsieur-là,
dit Arnoux, en prenant son fils par les aisselles.
Et il s’amusa quelques minutes à le faire sauter
en l’air, très haut, pour le recevoir au bout de ses
bras.
— Tu vas le tuer ! ah ! mon Dieu ! finis donc !
s’écriait Mme Arnoux.
*140 Mais Arnoux,
jurant qu’il n’y avait pas de danger, continuait, et
même zézéyait des caresses en patois marseillais, son
langage natal.
— Ah ! brave pichoûn, mon poulit rossignolet !!
Puis il demanda à Frédéric pourquoi il avait
été si longtemps sans leur écrire, ce qu’il avait pu
faire là-bas, ce qui le ramenait.
— Moi, à présent, cher ami, je suis marchand de
faïences. Mais causons de vous !
Frédéric allégua un long procès, la santé de sa
mère ; il insista beaucoup là-dessus, afin de se
rendre intéressant. Bref, il se fixait à Paris,
définitivement cette fois ; et il ne dit rien de
l’héritage, dans la peur de nuire à son passé.
Les rideaux, comme les meubles, étaient en damas
de laine marron ; deux oreillers se touchaient contre
le traversin ; une bouillotte chauffait dans les
charbons ; et l’abat-jour de la lampe posée au bord de
la commode assombrissait l’appartement. Mme Arnoux
avait une robe de chambre en mérinos gros bleu. Le
regard tourné vers les cendres et une main sur
l’épaule du petit garçon, elle défaisait, de l’autre,
le lacet de la brassière ; le mioche en chemise
pleurait tout en se grattant la tête, comme M.
Alexandre fils.
Frédéric s’était attendu à des spasmes de joie ;
mais les passions s’étiolent quand on les dépayse, et,
ne retrouvant plus Mme Arnoux dans le milieu où il
l’avait connue, elle lui semblait avoir perdu quelque
chose, porter confusément comme une dégradation, enfin
n’être pas la même. Le calme de son cœur le
stupéfiait. Il s’informa des anciens amis, de
Pellerin, entre autres.
— Je ne le vois pas souvent, dit Arnoux.
Elle ajouta :
— Nous ne recevons plus, comme autrefois !
Était-ce pour l’avertir qu’on ne lui ferait aucune
invitation ? Mais Arnoux, poursuivant ses cordialités,
lui reprocha de n’être pas venu dîner avec eux, à
l’improviste ; et il expliqua pourquoi il avait changé
d’industrie.
— Que voulez-vous faire dans une époque de
décadence comme la nôtre ? La grande peinture est
passée de mode ! D’ailleurs, on peut mettre de l’art
partout. Vous savez, moi, j’aime le Beau ! il faudra,
un de ces jours, que je vous mène à ma fabrique.
Et il voulut lui montrer, immédiatement,
quelques-uns de ses produits dans son magasin, à
l’entresol.
*141 Les plats,
les soupières, les assiettes et les cuvettes
encombraient le plancher. Contre les murs étaient
dressés de larges carreaux de pavage pour salles de
bain et cabinets de toilette, avec sujets
mythologiques dans le style de la Renaissance, tandis
qu’au milieu une double étagère, montant jusqu’au
plafond, supportait des vases à contenir la glace, des
pots à fleurs, des candélabres, de petites jardinières
et de grandes statuettes polychromes figurant un nègre
ou une bergère pompadour. Les démonstrations d’Arnoux
ennuyaient Frédéric, qui avait froid et faim.
Il courut au Café Anglais, y soupa splendidement,
et, tout en mangeant, il se disait :
« J’étais bien bon là-bas avec mes douleurs ! À
peine si elle m’a reconnu ! quelle bourgeoise ! »
Et, dans un brusque épanouissement de santé, il se
fit des résolutions d’égoïsme. Il se sentait le cœur
dur comme la table où ses coudes posaient. Donc, il
pouvait, maintenant, se jeter au milieu du monde, sans
peur. L’idée des Dambreuse lui vint ; il les
utiliserait ; puis il se rappela Deslauriers. « Ah !
ma foi, tant pis ! » Cependant, il lui envoya, par un
commissionnaire, un billet lui donnant rendez-vous le
lendemain au Palais-Royal, afin de déjeuner ensemble.
La fortune n’était pas si douce pour celui-là.
Il s’était présenté au concours d’agrégation avec
une thèse sur le droit de tester, où il
soutenait qu’on devait le restreindre autant que
possible ; et, son adversaire l’excitant à lui faire
dire des sottises, il en avait dit beaucoup, sans que
les examinateurs bronchassent. Puis le hasard avait
voulu qu’il tirât au sort, pour sujet de leçon, la
Prescription. Alors, Deslauriers s’était livré à des
théories déplorables ; les vieilles contestations
devaient se produire comme les nouvelles ; pourquoi le
propriétaire serait-il privé de son bien parce qu’il
n’en peut fournir les titres qu’après trente et un an
révolus ? C’était donner la sécurité de l’honnête
homme à l’héritier du voleur enrichi. Toutes les
injustices étaient consacrées par une extension de ce
droit, qui était la tyrannie, l’abus de la force ! Il
s’était même écrié :
— Abolissons-le ; et les Franks ne pèseront plus
sur les Gaulois, les Anglais sur les Irlandais, les
Yankees sur les Peaux-Rouges, les Turcs sur les
Arabes, les blancs sur les nègres, la Pologne…
Le président l’avait interrompu :
*142 — Bien !
bien ! monsieur ! nous n’avons que faire de vos
opinions politiques, vous vous représenterez plus
tard !
Deslauriers n’avait pas voulu se représenter. Mais
ce malheureux titre XX du IIIe livre du Code civil
était devenu pour lui une montagne d’achoppement. Il
élaborait un grand ouvrage sur la Prescription,
considérée comme base du droit civil et du
droit naturel des peuples ; et il était perdu
dans Dunod, Rogerius, Balbus, Merlin, Vazeille,
Savigny, Troplong et autres lectures considérables.
Afin de s’y livrer plus à l’aise, il s’était démis de
sa place de maître-clerc. Il vivait en donnant des
répétitions, en fabriquant des thèses ; et, aux
séances de la Parlotte, il effrayait par sa virulence
le parti conservateur, tous les jeunes doctrinaires
issus de M. Guizot, si bien qu’il avait, dans un
certain monde, une espèce de célébrité, quelque peu
mêlée de défiance pour sa personne.
Il arriva au rendez-vous, portant un gros paletot
doublé de flanelle rouge, comme celui de Sénécal
autrefois.
Le respect humain, à cause du public qui passait,
les empêcha de s’étreindre longuement, et ils allèrent
jusque chez Véfour, bras dessus bras dessous, en
ricanant de plaisir, avec une larme au fond des yeux.
Puis, dès qu’ils furent seuls, Deslauriers s’écria :
— Ah ! saprelotte, nous allons nous la repasser
douce, maintenant !
Frédéric n’aima point cette manière de s’associer,
tout de suite, à sa fortune. Son ami témoignait trop
de joie pour eux deux, et pas assez pour lui seul.
Ensuite, Deslauriers conta son échec, et peu à peu
ses travaux, son existence, parlant de lui-même
stoïquement et des autres avec aigreur. Tout lui
déplaisait. Pas un homme en place qui ne fût un crétin
ou une canaille. Pour un verre mal rincé, il s’emporta
contre le garçon, et, sur le reproche anodin de
Frédéric :
— Comme si j’allais me gêner pour de
pareils cocos, qui vous gagnent jusqu’à des six et
huit mille francs par an, qui sont électeurs,
éligibles peut-être ! Ah non, non !
Puis, d’un air enjoué :
— Mais j’oublie que je parle à un capitaliste, à
un Mondor, car tu es un Mondor, maintenant !
Et, revenant sur l’héritage, il exprima cette
idée : que les successions collatérales (chose injuste
en soi, bien qu’il se réjouît de celle-là) seraient
abolies, un de ces jours, à la prochaine révolution.
*143 — Tu crois ?
dit Frédéric.
— Compte dessus ! répondit-il. Ça ne peut pas
durer ! on souffre trop ! Quand je vois dans la misère
des gens comme Sénécal…
« Toujours le Sénécal ! » pensa Frédéric.
— Quoi de neuf, du reste ? Es-tu encore amoureux
de Mme Arnoux ? C’est passé, hein ?
Frédéric, ne sachant que répondre, ferma les yeux
en baissant la tête.
À propos d’Arnoux, Deslauriers lui apprit que son
journal appartenait maintenant à Hussonnet, lequel
l’avait transformé. Cela s’appelait « L’Art, institut
littéraire, société par actions de cent francs
chacune ; capital social : quarante mille francs »,
avec la faculté pour chaque actionnaire de pousser là
sa copie ; car « la société a pour but de publier les
œuvres des débutants, d’épargner au talent, au génie
peut-être, les crises douloureuses qui abreuvent,
etc…, tu vois la blague ! » Il y avait cependant
quelque chose à faire, c’était de hausser le ton de
ladite feuille, puis tout à coup, gardant les mêmes
rédacteurs et promettant la suite du feuilleton, de
servir aux abonnés un journal politique ; les avances
ne seraient pas énormes.
— Qu’en penses-tu, voyons ! veux-tu t’y mettre ?
Frédéric ne repoussa pas la proposition. Mais il
fallait attendre le règlement de ses affaires.
— Alors, si tu as besoin de quelque chose…
— Merci, mon petit ! dit Deslauriers.
Ensuite, ils fumèrent des puros, accoudés sur la
planche de velours, au bord de la fenêtre. Le soleil
brillait, l’air était doux, des troupes d’oiseaux
voletant s’abattaient dans le jardin ; les statues de
bronze et de marbre, lavées par la pluie,
miroitaient ; des bonnes en tablier causaient assises
sur des chaises ; et l’on entendait les rires des
enfants, avec le murmure continu que faisait la gerbe
du jet d’eau.
Frédéric s’était senti troublé par l’amertume de
Deslauriers ; mais, sous l’influence du vin qui
circulait dans ses veines, à moitié endormi, engourdi,
et recevant la lumière en plein visage, il n’éprouvait
plus qu’un immense bien-être, voluptueusement stupide,
comme une plante saturée de chaleur et d’humidité.
Deslauriers, les paupières entre-closes, regardait au
loin, vaguement. Sa poitrine se gonflait, et il se mit
à dire :
— Ah ! c’était plus beau, quand Camille
Desmoulins, debout là-bas sur une table, poussait le
peuple à la *144 Bastille !
On vivait dans ce temps-là, on pouvait s’affirmer,
prouver sa force ! De simples avocats commandaient à
des généraux, des va-nu-pieds battaient les rois,
tandis qu’à présent…
Il se tut, puis tout à coup :
— Bah ! l’avenir est gros !
Et, tambourinant la charge sur les vitres, il
déclama ces vers de Barthélémy :
Elle reparaîtra, la terrible
Assemblée
Dont, après quarante ans, votre tête
est troublée,
Colosse qui sans peur marche d’un pas
puissant.
— Je ne sais plus le reste ! Mais il est tard, si
nous partions ?
Et il continua, dans la rue, à exposer ses
théories.
Frédéric, sans l’écouter, observait à la devanture
des marchands les étoffes et les meubles convenables
pour son installation ; et ce fut peut-être la pensée
de Mme Arnoux qui le fit s’arrêter à l’étalage d’un
brocanteur, devant trois assiettes de faïence. Elles
étaient décorées d’arabesques jaunes, à reflets
métalliques, et valaient cent écus la pièce. Il les
fit mettre de côté.
— Moi, à ta place, dit Deslauriers, je
m’achèterais plutôt de l’argenterie, décelant, par cet
amour du cossu, l’homme de mince origine.
Dès qu’il fut seul, Frédéric se rendit chez le
célèbre Pomadère, où il se commanda trois pantalons,
deux habits, une pelisse de fourrure et cinq gilets ;
puis chez un bottier, chez un chemisier, et chez un
chapelier, ordonnant partout qu’on se hâtât le plus
possible.
Trois jours après, le soir, à son retour du Havre,
il trouva chez lui sa garde-robe complète ; et
impatient de s’en servir, il résolut de faire à
l’instant même une visite aux Dambreuse. Mais il était
trop tôt, huit heures à peine.
« Si j’allais chez les autres ? », se dit-il.
Arnoux, seul, devant sa glace, était en train
de se raser. Il lui proposa de le conduire dans un
endroit où il s’amuserait, et, au nom de M.
Dambreuse :
— Ah ! ça se trouve bien ! Vous verrez là de ses
amis ; venez donc ! ce sera drôle !
Frédéric s’excusait, Mme Arnoux reconnut sa voix
et lui souhaita le bonjour à travers la cloison, car
sa fille était indisposée, elle-même souffrante ; et
l’on entendait le bruit d’une cuiller contre un verre,
et tout ce *145 frémissement
de choses délicatement remuées qui se fait dans la
chambre d’un malade. Puis Arnoux disparut pour dire
adieu à sa femme. Il entassait les raisons :
— Tu sais bien que c’est sérieux ! Il faut que j’y
aille, j’y ai besoin, on m’attend.
— Va, va, mon ami. Amuse-toi !
Arnoux héla un fiacre.
— Palais-Royal ! galerie Montpensier, 7.
Et, se laissant tomber sur les coussins :
— Ah ! comme je suis las, mon cher ! j’en
crèverai. Du reste, je peux bien vous le dire, à vous.
Il se pencha vers son oreille, mystérieusement :
— Je cherche à retrouver le rouge de cuivre des
Chinois.
Et il expliqua ce qu’étaient la couverte et le
petit feu.
Arrivé chez Chevet, on lui remit une grande
corbeille, qu’il fit porter sur le fiacre. Puis il
choisit pour « sa pauvre femme » du raisin, des
ananas, différentes curiosités de bouche et recommanda
qu’elles fussent envoyées de bonne heure, le
lendemain.
Ils allèrent ensuite chez un costumier ; c’était
d’un bal qu’il s’agissait. Arnoux prit une culotte de
velours bleu, une veste pareille, une perruque rouge ;
Frédéric un domino ; et ils descendirent rue de Laval,
devant une maison illuminée au second étage par des
lanternes de couleur.
Dès le bas de l’escalier, on entendait le bruit
des violons.
— Où diable me menez-vous ? dit Frédéric.
— Chez une bonne fille ! n’ayez pas peur !
Un groom leur ouvrit la porte, et ils entrèrent
dans l’antichambre, où des paletots, des manteaux et
des châles étaient jetés en pile sur des chaises. Une
jeune femme, en costume de dragon
Louis XV, la traversait en ce moment-là.
C’était Mlle Rose-Annette Bron, la maîtresse du lieu.
— Eh bien ? dit Arnoux.
— C’est fait ! répondit-elle.
— Ah ! merci, mon ange !
Et il voulut l’embrasser.
— Prends donc garde, imbécile ! tu vas gâter mon
maquillage !
Arnoux présenta Frédéric.
— Tapez là dedans, monsieur, soyez le bienvenu !
Elle écarta une portière derrière elle, et se mit
à crier emphatiquement :
*146 — Le sieur
Arnoux, marmiton, et un prince de ses amis !
Frédéric fut d’abord ébloui par les lumières ; il
n’aperçut que de la soie, du velours, des épaules
nues, une masse de couleurs qui se balançait aux sons
d’un orchestre caché par des verdures, entre des
murailles tendues de soie jaune, avec des portraits au
pastel, çà et là, et des torchères de cristal en style
Louis XVI. De hautes lampes, dont les globes dépolis
ressemblaient à des boules de neige, dominaient des
corbeilles de fleurs, posées sur des consoles, dans
les coins ; et, en face, après une seconde pièce plus
petite, on distinguait, dans une troisième, un lit à
colonnes torses, ayant une glace de Venise à son
chevet.
Les danses s’arrêtèrent, et il y eut des
applaudissements, un vacarme de joie, à la vue
d’Arnoux s’avançant avec son panier sur la tête ; les
victuailles faisaient bosse au milieu.
— Gare au lustre !
Frédéric leva les yeux : c’était le lustre en
vieux saxe qui ornait la boutique de l’Art
industriel ; le souvenir des anciens jours
passa dans sa mémoire ; mais un fantassin de la ligne
en petite tenue, avec cet air nigaud que la tradition
donne aux conscrits, se planta devant lui, en écartant
les deux bras pour marquer l’étonnement ; et il
reconnut, malgré les effroyables moustaches noires
extra-pointues qui le défiguraient, son ancien ami
Hussonnet. Dans un charabia moitié alsacien, moitié
nègre, le bohème l’accablait de félicitations,
l’appelant son colonel. Frédéric, décontenancé par
toutes ces personnes, ne savait que répondre. Un
archet ayant frappé sur un pupitre, danseurs et
danseuses se mirent en place.
Ils étaient une soixantaine environ, les femmes
pour la plupart en villageoises ou en marquises, et
les hommes, presque tous d’âge mûr, en costumes de
routier, de débardeur ou de matelot.
Frédéric, s’étant rangé contre le mur, regarda le
quadrille devant lui.
Un vieux beau, vêtu, comme un doge vénitien, d’une
longue simarre de soie pourpre,
dansait avec Mme Rosanette, qui portait un habit vert,
une culotte de tricot et des bottes molles à éperons
d’or. Le couple en face se composait d’un Arnaute
chargé de yatagans et d’une Suissesse aux yeux bleus,
blanche comme du lait, potelée comme une caille, en
manches de chemise et corset rouge. Pour *147
faire valoir sa chevelure qui lui
descendait jusqu’aux jarrets, une grande blonde,
marcheuse à l’Opéra, s’était mise en Femme sauvage ;
et, par-dessus son maillot de couleur brune, n’avait
qu’un pagne de cuir, des bracelets de verroterie, et
un diadème de clinquant, d’où s’élevait une haute
gerbe en plumes de paon. Devant elle, un Pritchard,
affublé d’un habit noir grotesquement large, battait
la mesure avec son coude sur sa tabatière. Un petit
berger Watteau, azur et argent comme un clair de lune,
choquait sa houlette contre le thyrse d’une Bacchante,
couronnée de raisins, une peau de léopard sur le flanc
gauche et des cothurnes à rubans d’or. De l’autre côté
une Polonaise, en spencer de velours nacarat,
balançait son jupon de gaze sur ses bas de soie gris
perle, pris dans des bottines roses cerclées de
fourrure blanche. Elle souriait à un quadragénaire
ventru, déguisé en Enfant de chœur, et qui gambadait
très haut, levant d’une main son surplis et retenant
de l’autre sa calotte rouge. Mais la reine, l’étoile,
c’était Mlle Loulou, célèbre danseuse des bals
publics. Comme elle se trouvait riche maintenant, elle
portait une large collerette de dentelle sur sa veste
de velours noir uni ; et son large pantalon de soie
ponceau, collant sur la croupe et serré à la taille
par une écharpe de cachemire, avait, tout le long de
la couture, des petits camélias blancs naturels. Sa
mine pâle, un peu bouffie et à nez retroussé, semblait
plus insolente encore par l’ébouriffure de sa perruque
où tenait un chapeau d’homme, en feutre gris, plié
d’un coup de poing sur l’oreille droite ; et, dans les
bonds qu’elle faisait, ses escarpins à boucles de
diamants atteignaient presque au nez de son voisin, un
grand baron moyen âge tout empêtré dans une armure de
fer. Il y avait aussi un Ange, un glaive d’or à la
main, deux ailes de cygne dans le dos, et qui, allant,
venant, perdant à toute minute son cavalier, un
Louis XIV, ne comprenait rien aux figures et
embarrassait la contredanse.
Frédéric, en regardant ces personnes, éprouvait un
sentiment d’abandon, un malaise. Il songeait encore
à Mme Arnoux et il lui semblait participer à quelque
chose d’hostile se tramant contre elle.
Quand le quadrille fut achevé, Mme Rosanette
l’aborda. Elle haletait un peu, et son hausse-col,
poli comme un miroir, se soulevait doucement sous son
menton.
— Et vous, monsieur, dit-elle, vous ne dansez
pas ?
Frédéric s’excusa, il ne savait pas danser.
— Vraiment ! mais avec moi ? bien sûr ?
*148 Et, posée sur
une seule hanche, l’autre genou un peu rentré, en
caressant de la main gauche le pommeau de nacre de son
épée, elle le considéra pendant une minute, d’un air
moitié suppliant, moitié gouailleur. Enfin elle dit
« bonsoir ! », fit une pirouette, et disparut.
Frédéric, mécontent de lui-même, et ne sachant que
faire, se mit à errer dans le bal.
Il entra dans le boudoir, capitonné de soie bleu
pâle avec des bouquets de fleurs des champs, tandis
qu’au plafond, dans un cercle de bois doré, des
Amours, émergeant d’un ciel d’azur, batifolaient sur
des nuages en forme d’édredon. Ces élégances, qui
seraient aujourd’hui des misères pour les pareilles de
Rosanette, l’éblouirent ; et il admira tout : les
volubilis artificiels ornant le contour de la glace,
les rideaux de la cheminée, le divan turc, et, dans un
renfoncement de la muraille, une manière de tente
tapissée de soie rose, avec de la mousseline blanche
par-dessus. Des meubles noirs à marqueterie de cuivre
garnissaient la chambre à coucher, où se dressait, sur
une estrade couverte d’une peau de cygne, le grand lit
à baldaquin et à plumes d’autruche. Des épingles à
tête de pierreries fichées dans des pelotes, des
bagues traînant sur des plateaux, des médaillons à
cercle d’or et des coffrets d’argent se distinguaient
dans l’ombre, sous la lueur qu’épanchait une urne de
Bohême, suspendue à trois chaînettes. Par une petite
porte entrebâillée, on apercevait une serre chaude
occupant toute la largeur d’une terrasse, et que
terminait une volière à l’autre bout.
C’était bien là un milieu fait pour lui plaire.
Dans une brusque révolte de sa jeunesse, il se jura
d’en jouir, s’enhardit ; puis, revenu à l’entrée du
salon, où il y avait plus de monde maintenant (tout
s’agitait dans une sorte de pulvérulence lumineuse),
il resta debout à contempler les quadrilles, clignant
les yeux pour mieux voir, et humant les molles
senteurs de femmes, qui circulaient comme un immense
baiser épandu.
Mais il y avait près de lui, de l’autre côté de
la porte, Pellerin ; Pellerin en grande toilette, le
bras gauche dans la poitrine et tenant de la droite,
avec son chapeau, un gant blanc, déchiré.
— Tiens, il y a longtemps qu’on ne vous a vu ! où
diable étiez-vous donc ? parti en voyage, en Italie ?
Poncif, hein, l’Italie ? pas si raide qu’on dit ?
N’importe ! apportez-moi vos esquisses, un de ces
jours ?
*149 Et, sans
attendre sa réponse, l’artiste se mit à parler de
lui-même.
Il avait fait beaucoup de progrès, ayant reconnu
définitivement la bêtise de la Ligne. On ne devait pas
tant s’enquérir de la Beauté et de l’Unité, dans une
œuvre, que du caractère et de la diversité des choses.
— Car tout existe dans la nature, donc tout est
légitime, tout est plastique. Il s’agit seulement
d’attraper la note, voilà. J’ai découvert le secret !
Et lui donnant un coup de coude, il répéta
plusieurs fois :
— J’ai découvert le secret, vous voyez ! Ainsi
regardez-moi cette petite femme à coiffure de sphinx
qui danse avec un postillon russe, c’est net, sec,
arrêté, tout en méplats et en tons crus : de l’indigo
sous les yeux, une plaque de cinabre à la joue, du
bistre sur les tempes ; pif ! paf !
Et il jetait, avec le pouce, comme des coups de
pinceau dans l’air.
— Tandis que la grosse, là-bas, continua-t-il en
montrant une Poissarde, en robe cerise avec une croix
d’or au cou et un fichu de linon noué dans le dos,
rien que des rondeurs ; les narines s’épatent comme
les ailes de son bonnet, les coins de la bouche se
relèvent, le menton s’abaisse, tout est gras, fondu,
copieux, tranquille et soleillant, un vrai Rubens !
Elles sont parfaites cependant ! Où est le type
alors ?
Il s’échauffait.
— Qu’est-ce qu’une belle femme ? Qu’est-ce que le
beau ? Ah ! le beau ! me direz-vous…
Frédéric l’interrompit pour savoir ce qu’était un
Pierrot à profil de bouc, en train de bénir tous les
danseurs au milieu d’une pastourelle.
— Rien du tout ! un veuf, père de trois garçons.
Il les laisse sans culottes, passe sa vie au club, et
couche avec la bonne.
— Et celui-là, costumé en Bailli, qui parle dans
l’embrasure de la fenêtre à une marquise Pompadour ?
— La marquise, c’est Mme Vandaël, l’ancienne
actrice du Gymnase, la maîtresse du Doge, le comte de
Palazot. Voilà vingt ans qu’ils sont ensemble ; on ne
sait pourquoi. Avait-elle de beaux yeux, autrefois,
cette femme-là ! Quant au citoyen près d’elle, on le
nomme le capitaine d’Herbigny, un vieux de la vieille,
qui n’a pour toute fortune que sa croix d’honneur et
sa pension, sert *150 d’oncle
aux grisettes dans les solennités, arrange les duels
et dîne en ville.
— Une canaille ? dit Frédéric.
— Non ! un honnête homme !
— Ah !
L’artiste lui en nomma d’autres encore, quand,
apercevant un monsieur qui portait, comme les médecins
de Molière, une grande robe de serge noire, mais bien
ouverte de haut en bas, afin de montrer toutes ses
breloques :
— Ceci vous représente le docteur Des
Rogis, enragé de n’être pas célèbre, a écrit un livre
de pornographie médicale, cire volontiers les bottes
dans le grand monde, est discret ; ces dames
l’adorent. Lui et son épouse (cette maigre châtelaine
en robe grise) se trimbalent ensemble dans tous les
endroits publics, et autres. Malgré la gêne du ménage,
on a un jour, — thés artistiques où il se dit
des vers. — Attention !
En effet, le docteur les aborda ; et bientôt ils
formèrent tous les trois, à l’entrée du salon, un
groupe de causeurs, où vint s’adjoindre Hussonnet,
puis l’amant de la Femme sauvage, un jeune poète,
exhibant, sous un court mantel à la François Ier, la
plus piètre des anatomies, et enfin un garçon
d’esprit, déguisé en Turc de barrière. Mais sa veste à
galons jaunes avait si bien voyagé sur le dos des
dentistes ambulants, son large pantalon à plis était
d’un rouge si déteint, son turban roulé comme une
anguille à la tartare d’un aspect si pauvre, tout son
costume enfin tellement déplorable et réussi, que les
femmes ne dissimulaient pas leur dégoût. Le docteur
l’en consola par de grands éloges sur la Débardeuse,
sa maîtresse. Ce Turc était fils d’un banquier.
Entre deux quadrilles, Rosanette se dirigea vers
la cheminée, où était installé, dans un fauteuil, un
petit vieillard replet, en habit marron, à boutons
d’or. Malgré ses joues flétries qui tombaient sur sa
haute cravate blanche, ses cheveux encore blonds, et
frisés naturellement comme les poils d’un caniche, lui
donnaient quelque chose de folâtre.
Elle l’écouta, penchée vers son visage. Ensuite,
elle lui accommoda un verre de sirop ; et rien
n’était mignon comme ses mains sous leurs manches de
dentelles qui dépassaient les parements de l’habit
vert. Quand le bonhomme eut bu, il les baisa.
— Mais c’est M. Oudry, le voisin d’Arnoux !
*151 — Il l’a
perdu ! dit en riant Pellerin.
— Comment ?
Un postillon de Longjumeau la saisit par la
taille, une valse commençait. Alors, toutes les
femmes, assises autour du salon sur des banquettes, se
levèrent à la file, prestement ; et leurs jupes, leurs
écharpes, leurs coiffures se mirent à tourner.
Elles tournaient si près de lui, que Frédéric
distinguait les gouttelettes de leur front ; et ce
mouvement giratoire de plus en plus vif et régulier,
vertigineux, communiquant à sa pensée une sorte
d’ivresse, y faisait surgir d’autres images, tandis
que toutes passaient dans le même éblouissement, et
chacune avec une excitation particulière selon le
genre de sa beauté. La Polonaise, qui s’abandonnait
d’une façon langoureuse, lui inspirait l’envie de la
tenir contre son cœur, en filant tous les deux dans un
traîneau sur une plaine couverte de neige. Des
horizons de volupté tranquille, au bord d’un lac, dans
un chalet, se déroulaient sous les pas de la
Suissesse, qui valsait le torse droit et les paupières
baissées. Puis, tout à coup, la Bacchante, penchant en
arrière sa tête brune, le faisait rêver à des caresses
dévoratrices, dans des bois de lauriers-roses, par un
temps d’orage, au bruit confus des tambourins. La
Poissarde, que la mesure trop rapide essoufflait,
poussait des rires ; et il aurait voulu, buvant avec
elle aux Porcherons, chiffonner à pleines mains son
fichu, comme au bon vieux temps. Mais la Débardeuse,
dont les orteils légers effleuraient à peine le
parquet, semblait receler dans la souplesse de ses
membres et le sérieux de son visage tous les
raffinements de l’amour moderne, qui a la justesse
d’une science et la mobilité d’un oiseau. Rosanette
tournait, le poing sur la hanche ; sa perruque à
marteau, sautillant sur son collet, envoyait de la
poudre d’iris autour d’elle ; et, à chaque tour, du
bout de ses éperons d’or, elle manquait d’attraper
Frédéric.
Au dernier accord de la valse, Mlle Vatnaz parut.
Elle avait un mouchoir algérien sur la tête, beaucoup
de piastres sur le front, de l’antimoine au bord des
yeux, avec une espèce de paletot en cachemire noir
tombant sur un jupon clair, lamé d’argent, et elle
tenait un tambour de basque à la main.
Derrière son dos marchait un grand garçon, dans le
costume classique du Dante, et qui était (elle ne s’en
cachait plus, maintenant) l’ancien chanteur de *152
l’Alhambra, lequel, s’appelant Auguste
Delamare, s’était fait appeler primitivement Anténor
Dellamarre, puis Delmas, puis Belmar, et enfin Delmar,
modifiant ainsi et perfectionnant son nom, d’après sa
gloire croissante ; car il avait quitté le bastringue
pour le théâtre, et venait même de débuter bruyamment
à l’Ambigu, dans Gaspardo le Pêcheur.
Hussonnet, en l’apercevant, se renfrogna. Depuis
qu’on avait refusé sa pièce, il exécrait les
comédiens. On n’imaginait pas la vanité de ces
messieurs, de celui-là surtout !
— Quel poseur, voyez donc !
Après un léger salut à Rosanette, Delmar s’était
adossé à la cheminée ; et il restait immobile, une
main sur le cœur, le pied gauche en avant, les yeux au
ciel, avec sa couronne de lauriers dorés par-dessus
son capuchon, tout en s’efforçant de mettre dans son
regard beaucoup de poésie, pour fasciner les dames. On
faisait, de loin, un grand cercle autour de lui.
Mais la Vatnaz, quand elle eut embrassé longuement
Rosanette, s’en vint prier Hussonnet de revoir, sous
le point de vue du style, un ouvrage d’éducation
qu’elle voulait publier : La Guirlande des jeunes
personnes, recueil de littérature et de morale.
L’homme de lettres promit son concours. Alors, elle
lui demanda s’il ne pourrait pas, dans une des
feuilles où il avait accès, faire mousser quelque peu
son ami, et même lui confier plus tard un rôle.
Hussonnet en oublia de prendre un verre de punch.
C’était Arnoux qui l’avait fabriqué ; et, suivi
par le groom du comte portant un plateau vide, il
l’offrait aux personnes avec satisfaction.
Quand il vint à passer devant M. Oudry, Rosanette
l’arrêta.
— Eh bien, et cette affaire ?
Il rougit quelque peu ; enfin, s’adressant au
bonhomme :
— Notre amie m’a dit que vous auriez l’obligeance…
— Comment donc, mon voisin ! tout à vous.
Et le nom de M. Dambreuse fut prononcé ; comme ils
s’entretenaient à demi-voix, Frédéric les entendait
confusément ; il se porta vers l’autre coin de la
cheminée, où Rosanette et Delmar causaient ensemble.
Le cabotin avait une mine vulgaire, faite comme
les décors de théâtre pour être contemplée à distance,
des mains épaisses, de grands pieds, une mâchoire
lourde ; et *153 il
dénigrait les acteurs les plus illustres, traitait de
haut les poètes, disait : « mon organe, mon physique,
mes moyens », en émaillant son discours de mots peu
intelligibles pour lui-même, et qu’il affectionnait,
tels que « morbidezza, analogue et homogénéité ».
Rosanette l’écoutait avec de petits mouvements de
tête approbatifs. On voyait l’admiration s’épanouir
sous le fard de ses joues, et quelque chose d’humide
passait comme un voile sur ses yeux clairs, d’une
indéfinissable couleur. Comment un pareil homme
pouvait-il la charmer ? Frédéric s’excitait
intérieurement à le mépriser encore plus, pour bannir,
peut-être, l’espèce d’envie qu’il lui portait.
Mlle Vatnaz était maintenant avec Arnoux ; et,
tout en riant très haut, de temps à autre, elle jetait
un coup d’œil sur son amie, que M. Oudry ne perdait
pas de vue.
Puis Arnoux et la Vatnaz disparurent ; le bonhomme
vint parler bas à Rosanette.
— Eh bien, oui, c’est convenu ! Laissez-moi
tranquille.
Et elle pria Frédéric d’aller voir dans la cuisine
si M. Arnoux n’y était pas.
Un bataillon de verres à moitié pleins couvrait le
plancher ; et les casseroles, les marmites,
la turbotière, la poêle à frire sautaient. Arnoux
commandait aux domestiques en les tutoyant, battait la
rémolade, goûtait les sauces, rigolait avec la bonne.
— Bien, dit-il, avertissez-la ! je fais servir.
On ne dansait plus, les femmes venaient de se
rasseoir, les hommes se promenaient. Au milieu du
salon, un des rideaux tendus sur une fenêtre se
bombait au vent ; et la Sphinx, malgré les
observations de tout le monde, exposait au courant
d’air ses bras en sueur. Où donc était Rosanette ?
Frédéric la chercha plus loin, jusque dans le boudoir
et dans la chambre. Quelques-uns, pour être seuls, ou
deux à deux, s’y étaient réfugiés. L’ombre et les
chuchotements se mêlaient. Il y avait de petits rires
sous des mouchoirs, et l’on entrevoyait au bord des
corsages des frémissements d’éventails, lents et doux
comme des battements d’aile d’oiseau blessé.
En entrant dans la serre, il vit, sous les larges
feuilles d’un caladium, près le jet d’eau, Delmar,
couché à plat ventre sur le canapé de toile ;
Rosanette, assise près de lui, avait la main passée
dans ses cheveux ; et ils se regardaient. Au même
moment, Arnoux entra par l’autre *154
côté, celui de la volière. Delmar se leva
d’un bond, puis il sortit à pas tranquilles sans se
retourner ; et même, il s’arrêta près de la porte,
pour cueillir une fleur d’hibiscus dont il garnit sa
boutonnière. Rosanette pencha le visage ; Frédéric,
qui la voyait de profil, s’aperçut qu’elle pleurait.
— Tiens ! qu’as-tu donc ? dit Arnoux.
Elle haussa les épaules sans répondre.
— Est-ce à cause de lui ? reprit-il.
Elle étendit les bras autour de son cou, et, le
baisant au front, lentement :
— Tu sais bien que je t’aimerai toujours, mon
gros. N’y pensons plus ! Allons souper !
Un lustre de cuivre à quarante bougies éclairait
la salle, dont les murailles disparaissaient sous de
vieilles faïences accrochées ; et cette lumière crue,
tombant d’aplomb, rendait plus blanc encore, parmi les
hors-d’œuvre et les fruits, un gigantesque turbot
occupant le milieu de la nappe, bordée par des
assiettes pleines de potage à la bisque. Avec un
froufrou d’étoffes, les femmes, tassant leurs jupes,
leurs manches et leurs écharpes, s’assirent les unes
près des autres ; les hommes, debout, s’établirent
dans les angles. Pellerin et M. Oudry furent placés
près de Rosanette ; Arnoux était en face. Palazot et
son amie venaient de partir.
— Bon voyage ! dit-elle, attaquons !
Et l’Enfant de chœur, homme facétieux, en faisant
un grand signe de croix, commença le Benedicite.
Les dames furent scandalisées, et principalement
la Poissarde, mère d’une fille dont elle voulait faire
une femme honnête. Arnoux, non plus, « n’aimait pas
ça », trouvant qu’on devait respecter la religion.
Une horloge allemande, munie d’un coq,
carillonnant deux heures, provoqua sur le coucou force
plaisanteries. Toutes sortes de propos s’ensuivirent :
calembours, anecdotes, vantardises, gageures,
mensonges tenus pour vrais, assertions improbables, un
tumulte de paroles qui bientôt s’éparpilla en
conversations particulières. Les vins circulaient, les
plats se succédaient, le docteur découpait. On se
lançait de loin une orange, un bouchon ; on quittait
sa place pour causer avec quelqu’un. Souvent Rosanette
se tournait vers Delmar, immobile derrière elle ;
Pellerin bavardait, M. Oudry souriait. Mlle Vatnaz
mangea presque à elle seule le buisson d’écrevisses,
et les carapaces sonnaient sous ses longues dents.
L’Ange, *155 posée sur
le tabouret du piano (seul endroit où ses ailes lui
permissent de s’asseoir), mastiquait placidement, sans
discontinuer.
— Quel fourchette ! répétait l’Enfant de chœur
ébahi, quelle fourchette !
Et la Sphinx buvait de l’eau-de-vie, criait à
plein gosier, se démenait comme un démon. Tout à coup
ses joues s’enflèrent, et, ne résistant plus au sang
qui l’étouffait, elle porta sa serviette contre ses
lèvres, puis la jeta sous la table.
Frédéric l’avait vue.
— Ce n’est rien !
Et, à ses instances pour partir et se soigner,
elle répondit lentement :
— Bah ! à quoi bon ? autant ça qu’autre chose ! la
vie n’est pas si drôle !
Alors, il frissonna, pris d’une tristesse
glaciale, comme s’il avait aperçu des mondes entiers
de misère et de désespoir, un réchaud de charbon près
d’un lit de sangle, et les cadavres de la Morgue en
tablier de cuir, avec le robinet d’eau froide qui
coule sur leurs cheveux.
Cependant, Hussonnet, accroupi aux pieds de la
Femme sauvage, braillait d’une voix enrouée, pour
imiter l’acteur Grassot :
— Ne sois pas cruelle, ô Celuta ! cette
petite fête de famille est charmante ! Enivrez-moi de
voluptés, mes amours ! Folichonnons ! folichonnons !
Et il se mit à baiser les femmes sur l’épaule.
Elles tressaillaient, piquées par ses moustaches ;
puis il imagina de casser contre sa tête une assiette,
en la heurtant d’un petit coup. D’autres l’imitèrent ;
les morceaux de faïence volaient comme des ardoises
par un grand vent, et la Débardeuse s’écria :
— Ne vous gênez pas ! ça ne coûte rien ! Le
bourgeois qui en fabrique nous en cadote !
Tous les yeux se portèrent sur Arnoux. Il
répliqua :
— Ah ! sur facture, permettez ! tenant, sans
doute, à passer pour n’être pas, ou n’être plus
l’amant de Rosanette.
Mais deux voix furieuses s’élevèrent :
— Imbécile !
— Polisson !
— À vos ordres !
— Aux vôtres !
C’était le Chevalier moyen âge et le Postillon
russe *156 qui se
disputaient ; celui-ci ayant soutenu que des armures
dispensaient d’être brave, l’autre avait pris cela
pour une injure. Il voulait se battre, tous
s’interposaient, et le Capitaine, au milieu du
tumulte, tâchait de se faire entendre.
— Messieurs, écoutez-moi ! un mot ! J’ai de
l’expérience, messieurs !
Rosanette, ayant frappé avec son couteau sur un
verre, finit par obtenir du silence ; et, s’adressant
au Chevalier qui gardait son casque, puis au Postillon
coiffé d’un bonnet à longs poils :
— Retirez d’abord votre casserole ! ça
m’échauffe ! — et vous, là-bas, votre tête de loup. —
Voulez-vous bien m’obéir, saprelotte ! Regardez donc
mes épaulettes ! Je suis votre maréchale !
Il s’exécutèrent, et tous applaudirent en criant :
— Vive la Maréchale ! vive la Maréchale !
Alors, elle prit sur le poêle une bouteille de vin
de Champagne, et elle le versa de haut, dans les
coupes qu’on lui tendait. Comme la table était trop
large, les convives, les femmes surtout, se portèrent
de son côté, en se dressant sur la pointe des pieds,
sur les barreaux des chaises, ce qui forma pendant une
minute un groupe pyramidal de coiffures, d’épaules
nues, de bras tendus, de corps penchés ; et de longs
jets de vin rayonnaient dans tout cela, car le Pierrot
et Arnoux, aux deux angles de la salle, lâchant chacun
une bouteille, éclaboussaient les visages. Les petits
oiseaux de la volière, dont on avait laissé la porte
ouverte, envahirent la salle, tout effarouchés,
voletant autour du lustre, se cognant contre les
carreaux, contre les meubles ; et quelques-uns, posés
sur les têtes, faisaient au milieu des chevelures
comme de larges fleurs.
Les musiciens étaient partis. On tira le piano de
l’antichambre dans le salon. La Vatnaz s’y mit, et,
accompagnée de l’Enfant de chœur qui battait du
tambour de basque, elle entama une contredanse avec
furie, tapant les touches comme un cheval qui piaffe,
et se dandinant de la taille, pour mieux marquer la
mesure. La Maréchale entraîna Frédéric, Hussonnet
faisait la roue, la Débardeuse se disloquait comme un
clown, le Pierrot avait des façons d’orang-outang, la
Sauvagesse, les bras écartés, imitait l’oscillation
d’une chaloupe. Enfin tous, n’en pouvant plus,
s’arrêtèrent ; et on ouvrit une fenêtre.
*157 Le grand jour
entra, avec la fraîcheur du matin. Il y eut une
exclamation d’étonnement, puis un silence. Les flammes
jaunes vacillaient, en faisant de temps à autre
éclater leurs bobèches ; des rubans, des fleurs et des
perles jonchaient le parquet ; des taches de punch et
de sirop poissaient les consoles ; les tentures
étaient salies, les costumes fripés, poudreux ; les
nattes pendaient sur les épaules ; et le maquillage,
coulant avec la sueur, découvrait des faces blêmes,
dont les paupières rouges clignotaient.
La Maréchale, fraîche comme au sortir d’un bain,
avait les joues roses, les yeux brillants. Elle jeta
au loin sa perruque ; et ses cheveux tombèrent autour
d’elle comme une toison, ne laissant voir de tout son
vêtement que sa culotte, ce qui produisit un effet à
la fois comique et gentil.
La Sphinx, dont les dents claquaient de fièvre,
eut besoin d’un châle.
Rosanette courut dans sa chambre pour le chercher,
et, comme l’autre la suivait, elle lui ferma la porte
au nez, vivement.
Le Turc observa, tout haut, qu’on n’avait pas vu
sortir M. Oudry. Aucun ne releva cette malice, tant on
était fatigué.
Puis, en attendant les voitures, on s’embobelina
dans les capelines et les manteaux. Sept heures
sonnèrent. L’Ange était toujours dans la
salle, attablée devant une compote de beurre et de
sardines ; et la Poissarde, près d’elle, fumait des
cigarettes, tout en lui donnant des conseils sur
l’existence.
Enfin, les fiacres étant survenus, les invités
s’en allèrent. Hussonnet, employé dans une
correspondance pour la province, devait lire avant son
déjeuner cinquante-trois journaux ; la Sauvagesse
avait une répétition à son théâtre, Pellerin un
modèle, l’Enfant de chœur trois rendez-vous. Mais
l’Ange, envahie par les premiers symptômes d’une
indigestion, ne put se lever. Le Baron moyen âge la
porta jusqu’au fiacre.
— Prends garde à ses ailes ! cria par la fenêtre
la Débardeuse.
On était sur le palier quand Mlle Vatnaz dit à
Rosanette :
— Adieu, chère ! C’était très bien, ta soirée.
Puis se penchant à son oreille :
— Garde-le !
*158 — Jusqu’à des
temps meilleurs, reprit la Maréchale en tournant le
dos, lentement.
Arnoux et Frédéric s’en revinrent ensemble, comme
ils étaient venus. Le marchand de faïence avait un air
tellement sombre, que son compagnon le crut indisposé.
— Moi ? pas du tout !
Il se mordait la moustache, fronçait les sourcils,
et Frédéric lui demanda si ce n’était pas ses affaires
qui le tourmentaient.
— Nullement !
Puis tout à coup :
— Vous le connaissiez, n’est-ce pas, le père
Oudry ?
Et, avec une expression de rancune :
— Il est riche, le vieux gredin !
Ensuite, Arnoux parla d’une cuisson importante que
l’on devait finir aujourd’hui, à sa fabrique. Il
voulait la voir. Le train partait dans une heure.
— Il faut cependant que j’aille embrasser ma
femme.
« Ah ! sa femme ! » pensa Frédéric.
Puis il se coucha, avec une douleur intolérable à
l’occiput ; et il but une carafe d’eau, pour calmer sa
soif.
Une autre soif lui était venue, celle des femmes,
du luxe et de tout ce que comporte l’existence
parisienne. Il se sentait quelque peu étourdi, comme
un homme qui descend d’un vaisseau ; et, dans
l’hallucination du premier sommeil, il voyait passer
et repasser continuellement les épaules de la
Poissarde, les reins de la Débardeuse, les mollets de
la Polonaise, la chevelure de la Sauvagesse. Puis deux
grands yeux noirs, qui n’étaient pas dans le bal,
parurent ; et légers comme des papillons, ardents
comme des torches, ils allaient, venaient, vibraient,
montaient dans la corniche, descendaient jusqu’à sa
bouche. Frédéric s’acharnait à reconnaître ces yeux
sans y parvenir. Mais déjà le rêve l’avait pris ; il
lui semblait qu’il était attelé près d’Arnoux, au
timon d’un fiacre, et que la Maréchale, à califourchon
sur lui, l’éventrait avec ses éperons d’or.
|
Chapitre II
*159 Frédéric
trouva, au coin de la rue Rumfort, un petit hôtel et
il s’acheta, tout à la fois, le coupé, le cheval, les
meubles et deux jardinières prises chez Arnoux, pour
mettre aux deux coins de la porte dans son salon.
Derrière cet appartement, étaient une chambre et un
cabinet. L’idée lui vint d’y loger Deslauriers. Mais,
comment la recevrait-il, elle, sa maîtresse
future ? La présence d’un ami serait une gêne. Il
abattit le refend pour agrandir le salon, et fit du
cabinet un fumoir.
Il acheta les poètes qu’il aimait, des Voyages,
des Atlas, des Dictionnaires, car il avait des plans
de travail sans nombre ; il pressait les ouvriers,
courait les magasins, et, dans son impatience de
jouir, emportait tout sans marchander.
D’après les notes des fournisseurs, Frédéric
s’aperçut qu’il aurait à débourser prochainement une
quarantaine de mille francs, non compris les droits de
succession, lesquels dépasseraient trente-sept mille ;
comme sa fortune était en biens territoriaux, il
écrivit au notaire du Havre d’en vendre une partie,
pour se libérer de ses dettes et avoir quelque argent
à sa disposition. Puis, voulant connaître enfin cette
chose vague, miroitante et indéfinissable qu’on
appelle le monde, il demanda par un billet
aux Dambreuse s’ils pouvaient le recevoir. Madame
répondit qu’elle espérait sa visite pour le lendemain.
C’était jour de réception. Des voitures
stationnaient dans la cour. Deux valets se
précipitèrent sous la marquise, et un troisième, au
haut de l’escalier, se mit à marcher devant lui.
Il traversa une antichambre, une seconde pièce,
puis un grand salon à hautes fenêtres, et dont la
cheminée monumentale supportait une pendule en forme
de sphère, *160 avec
deux vases de porcelaine monstrueux où se hérissaient,
comme deux buissons d’or, deux faisceaux de bobèches.
Des tableaux dans la manière de l’Espagnolet étaient
appendus au mur ; les lourdes portières en tapisserie
tombaient majestueusement ; et les fauteuils, les
consoles, les tables, tout le mobilier, qui était de
style Empire, avait quelque chose d’imposant et de
diplomatique. Frédéric souriait de plaisir, malgré
lui.
Enfin, il arriva dans un appartement ovale,
lambrissé de bois de rose, bourré de meubles mignons
et qu’éclairait une seule glace donnant sur un
jardin. Mme Dambreuse était auprès du feu, une
douzaine de personnes formant cercle autour d’elle.
Avec un mot aimable, elle lui fit signe de s’asseoir,
mais sans paraître surprise de ne l’avoir pas vu
depuis longtemps.
On vantait, quand il entra, l’éloquence de l’abbé
Cœur. Puis on déplora l’immoralité des domestiques, à
propos d’un vol commis par un valet de chambre ; et
les cancans se déroulèrent. La vieille dame de Sommery
avait un rhume, Mlle de Turvisot se mariait, les
Montcharron ne reviendraient pas avant la fin de
janvier, les Bretancourt non plus, maintenant on
restait tard à la campagne ; et la misère des propos
se trouvait comme renforcée par le luxe des choses
ambiantes ; mais ce qu’on disait était moins stupide
que la manière de causer, sans but, sans suite et sans
animation. Il y avait là, cependant, des hommes versés
dans la vie, un ancien ministre, le curé d’une grande
paroisse, deux ou trois hauts fonctionnaires du
gouvernement ; ils s’en tenaient aux lieux communs les
plus rebattus. Quelques-uns ressemblaient à des
douairières fatiguées, d’autres avaient des tournures
de maquignon ; et des vieillards accompagnaient leurs
femmes, dont ils auraient pu se faire passer pour les
grands-pères.
Mme Dambreuse les recevait tous avec grâce. Dès
qu’on parlait d’un malade, elle fronçait les sourcils
douloureusement, et prenait un air joyeux s’il était
question de bals ou de soirées. Elle serait bientôt
contrainte de s’en priver, car elle allait faire
sortir de pension une nièce de son mari, une
orpheline. On exalta son dévouement ; c’était se
conduire en véritable mère de famille.
Frédéric l’observait. La peau mate de son visage
paraissait tendue, et d’une fraîcheur sans éclat,
comme celle d’un fruit conservé. Mais ses cheveux,
tirebouchonnés à l’anglaise, étaient plus fins que de
la soie, ses yeux *161 d’un
azur brillant, tous ses gestes délicats. Assise au
fond, sur la causeuse, elle caressait les floches
rouges d’un écran japonais, pour faire valoir ses
mains, sans doute, de longues mains étroites, un peu
maigres, avec des doigts retroussés par le bout. Elle
portait une robe de moire grise, à corsage montant,
comme une puritaine.
Frédéric lui demanda si elle ne viendrait pas
cette année à la Fortelle. Mme Dambreuse n’en savait
rien. Il concevait cela, du reste : Nogent devait
l’ennuyer. Les visites augmentaient. C’était un
bruissement continu de robes sur les tapis ; les
dames, posées au bord des chaises, poussaient de
petits ricanements, articulaient deux ou trois mots,
et, au bout de cinq minutes, partaient avec leurs
jeunes filles. Bientôt, la conversation fut impossible
à suivre, et Frédéric se retirait quand Mme Dambreuse
lui dit :
— Tous les mercredis, n’est-ce pas, monsieur
Moreau ? rachetant par cette seule phrase ce qu’elle
avait montré d’indifférence.
Il était content. Néanmoins, il huma dans la rue
une large bouffée d’air ; et, par besoin d’un milieu
moins artificiel, Frédéric se ressouvint qu’il devait
une visite à la Maréchale.
La porte de l’antichambre était ouverte. Deux
bichons havanais accoururent. Une voix cria :
— Delphine ! Delphine ! — Est-ce vous, Félix ?
Il se tenait sans avancer ; les deux petits chiens
jappaient toujours. Enfin Rosanette parut, enveloppée
dans une sorte de peignoir en mousseline blanche
garnie de dentelles, pieds nus dans des babouches.
— Ah ! pardon, monsieur ! Je vous prenais pour le
coiffeur. Une minute ! je reviens !
Et il resta seul dans la salle à manger.
Les persiennes en étaient closes. Frédéric la
parcourait des yeux, en se rappelant le tapage de
l’autre nuit, lorsqu’il remarqua au milieu, sur la
table, un chapeau d’homme, un vieux feutre bossué,
gras, immonde. À qui donc ce chapeau ? Montrant
impudemment sa coiffe décousue, il semblait dire :
« Je m’en moque après tout ! Je suis le maître ! »
La Maréchale survint. Elle le prit, ouvrit la
serre, l’y jeta, referma la porte (d’autres portes, en
même temps, s’ouvraient et se refermaient), et, ayant
fait passer Frédéric par la cuisine, elle
l’introduisit dans son cabinet de toilette.
*162 On voyait,
tout de suite, que c’était l’endroit de la maison le
plus hanté, et comme son vrai centre moral. Une perse
à grands feuillages tapissait les murs, les fauteuils
et un vaste divan élastique ; sur une table de marbre
blanc s’espaçaient deux larges cuvettes en faïence
bleue ; des planches de cristal formant étagère
au-dessus étaient encombrées par des fioles, des
brosses, des peignes, des bâtons de cosmétique, des
boîtes à poudre ; le feu se mirait dans une haute
psyché ; un drap pendait en dehors d’une baignoire, et
des senteurs de pâte d’amandes et de benjoin
s’exhalaient.
— Vous excuserez le désordre ! Ce soir, je dîne en
ville.
Et, comme elle tournait sur ses talons, elle
faillit écraser un des petits chiens. Frédéric les
déclara charmants. Elle les souleva tous les deux, et
haussant jusqu’à lui leur museau noir :
— Voyons, faites une risette, baisez le monsieur.
Un homme, habillé d’une sale redingote à collet de
fourrure, entra brusquement.
— Félix, mon brave, dit-elle, vous aurez votre
affaire dimanche prochain, sans faute.
L’homme se mit à la coiffer. Il lui apprenait des
nouvelles de ses amies : Mme de Rochegune, Mme de
Saint-Florentin, Mme Lombard, toutes étant nobles
comme à l’hôtel Dambreuse. Puis il causa théâtres ; on
donnait le soir à l’Ambigu une représentation
extraordinaire.
— Irez-vous ?
— Ma foi, non ! Je reste chez moi.
Delphine parut. Elle la gronda pour être sortie
sans sa permission. L’autre jura qu’elle « rentrait du
marché ».
— Eh bien, apportez-moi votre livre ! — Vous
permettez, n’est-ce pas ?
Et, lisant à demi-voix le cahier, Rosanette
faisait des observations sur chaque article.
L’addition était fausse.
— Rendez-moi quatre sous !
Delphine les rendit, et, quand elle l’eut
congédiée
— Ah ! Sainte-Vierge ! est-on assez malheureux
avec ces gens-là !
Frédéric fut choqué de cette récrimination. Elle
lui rappelait trop les autres, et établissait entre
les deux maisons une sorte d’égalité fâcheuse.
Delphine, étant revenue, s’approcha de la
Maréchale pour chuchoter un mot à son oreille.
— Eh non ! je n’en veux pas !
*163 Delphine se
présenta de nouveau.
— Madame, elle insiste.
— Ah ! quel embêtement ! Flanque-la dehors !
Au même instant, une vieille dame habillée de noir
poussa la porte. Frédéric n’entendit rien, ne vit
rien ; Rosanette s’était précipitée dans la chambre, à
sa rencontre.
Quand elle reparut, elle avait les pommettes
rouges et elle s’assit dans un des fauteuils, sans
parler. Une larme tomba sur sa joue ; puis se tournant
vers le jeune homme, doucement :
— Quel est votre petit nom ?
— Frédéric.
— Ah ! Fédérico ! Ça ne vous gêne pas que je vous
appelle comme ça ?
Et elle le regardait d’une façon câline, presque
amoureuse. Tout à coup, elle poussa un cri de joie à
la vue de Mlle Vatnaz.
La femme artiste n’avait pas de temps à perdre,
devant, à six heures juste, présider sa table d’hôte ;
et elle haletait, n’en pouvant plus. D’abord, elle
retira de son cabas une chaîne de montre avec un
papier, puis différents objets, des acquisitions.
— Tu sauras qu’il y a, rue Joubert, des gants de
Suède à trente-six sous, magnifiques ! Ton teinturier
demande encore huit jours. Pour la guipure, j’ai dit
qu’on repasserait. Bugneaux a reçu l’acompte. Voilà
tout, il me semble ? C’est cent quatre-vingt-cinq
francs que tu me dois !
Rosanette alla prendre dans un tiroir dix
napoléons. Aucune des deux n’avait de monnaie,
Frédéric en offrit.
— Je vous les rendrai, dit la Vatnaz, en fourrant
les quinze francs dans son sac. Mais vous êtes un
vilain. Je ne vous aime plus, vous ne m’avez pas fait
danser une seule fois, l’autre jour ! — Ah ! ma chère,
j’ai découvert, quai Voltaire, à une boutique, un
cadre d’oiseaux-mouches empaillés qui sont des amours.
À ta place, je me les donnerais. Tiens ! Comment
trouves-tu ?
Et elle exhiba un vieux coupon de soie rose
qu’elle avait acheté au Temple pour faire un pourpoint
moyen âge à Delmar.
— Il est venu aujourd’hui, n’est-ce pas ?
— Non !
— C’est singulier
Et, une minute après :
— Où vas-tu ce soir ?
*164 — Chez
Alphonsine, dit Rosanette.
Ce qui était la troisième version sur la manière
dont elle devait passer la soirée.
Mlle Vatnaz reprit :
— Et le vieux de la Montagne, quoi de neuf ?
Mais, d’un brusque clin d’œil, la Maréchale lui
commanda de se taire ; et elle reconduisit Frédéric
jusque dans l’antichambre, pour savoir s’il verrait
bientôt Arnoux.
— Priez-le donc de venir ; pas devant son épouse,
bien entendu !
Au haut des marches, un parapluie était posé
contre le mur, près d’une paire de socques.
— Les caoutchoucs de la Vatnaz, dit Rosanette.
Quel pied, hein ? Elle est forte, ma petite amie !
Et d’un ton mélodramatique, en faisant rouler la
dernière lettre du mot :
— Ne pas s’y fierrr !
Frédéric, enhardi par cette espèce de confidence,
voulut la baiser sur le col. Elle dit froidement :
— Oh ! faites ! Ça ne coûte rien !
Il était léger en sortant de là, ne doutant pas
que la Maréchale ne devînt bientôt sa maîtresse. Ce
désir en éveilla un autre ; et, malgré l’espèce de
rancune qu’il lui gardait, il eut envie de
voir Mme Arnoux.
D’ailleurs, il devait y aller pour la commission
de Rosanette.
« Mais, à présent, songea-t-il (six heures
sonnaient), Arnoux est chez lui, sans doute. »
Il ajourna sa visite au lendemain.
Elle se tenait dans la même attitude que le
premier jour, et cousait une chemise d’enfant. Le
petit garçon, à ses pieds, jouait avec une ménagerie
de bois ; Marthe, un peu plus loin, écrivait.
Il commença par la complimenter de ses enfants.
Elle répondit sans aucune exagération de bêtise
maternelle.
La chambre avait un aspect tranquille. Un beau
soleil passait par les carreaux, les angles des
meubles reluisaient, et, comme Mme Arnoux était assise
auprès de la fenêtre, un grand rayon, frappant les
accroche-cœurs de sa nuque, pénétrait d’un fluide d’or
sa peau ambrée. Alors, il dit :
— Voilà une jeune personne qui est devenue bien
grande depuis trois ans ! Vous rappelez-vous,
mademoiselle, quand vous dormiez sur mes genoux, dans
la voiture ?
*165 Marthe ne se
rappelait pas.
— Un soir, en revenant de Saint-Cloud ?
Mme Arnoux eut un regard singulièrement triste.
Était-ce pour lui défendre toute allusion à leur
souvenir commun ?
Ses beaux yeux noirs, dont la sclérotique
brillait, se mouvaient doucement sous leurs paupières
un peu lourdes, et il y avait dans la profondeur de
ses prunelles une bonté infinie. Il fut ressaisi par
un amour plus fort que jamais, immense : c’était une
contemplation qui l’engourdissait, il la secoua
pourtant. Comment se faire valoir ? par quels moyens ?
Et, ayant bien cherché, Frédéric ne trouva rien de
mieux que l’argent. Il se mit à parler du temps,
lequel était moins froid qu’au Havre.
— Vous y avez été ?
— Oui, pour une affaire… de famille… un héritage.
— Ah ! j’en suis bien contente, reprit-elle avec
un air de plaisir tellement vrai, qu’il en fut touché
comme d’un grand service.
Puis elle lui demanda ce qu’il voulait faire, un
homme devant s’employer à quelque chose. Il se rappela
son mensonge et dit qu’il espérait parvenir au Conseil
d’État, grâce à M. Dambreuse, le député.
— Vous le connaissez peut-être ?
— De nom, seulement.
Puis, d’une voix basse :
— Il vous a mené au bal, l’autre jour,
n’est-ce pas ?
Frédéric se taisait !
— C’est ce que je voulais savoir, merci.
Ensuite, elle lui fit deux ou trois questions
discrètes sur sa famille et sa province. C’était bien
aimable, d’être resté là-bas si longtemps, sans les
oublier.
— Mais…, le pouvais-je ? reprit-il. En
doutiez-vous ?
Mme Arnoux se leva.
— Je crois que vous nous portez une bonne et
solide affection. Adieu,… au revoir !
Et elle tendit sa main d’une manière franche et
virile. N’était-ce pas un engagement, une promesse ?
Frédéric se sentait tout joyeux de vivre ; il se
retenait pour ne pas chanter, il avait besoin de se
répandre, de faire des générosités et des aumônes. Il
regarda autour de lui s’il n’y avait personne à
secourir. Aucun misérable ne passait ; et sa velléité
de dévouement s’évanouit, car il n’était pas homme à
en chercher au loin les occasions.
Puis il se ressouvint de ses amis. Le premier
auquel il *166 songea
fut Hussonnet, le second Pellerin. La position infime
de Dussardier commandait naturellement des égards ;
quant à Cisy, il se réjouissait de lui faire voir un
peu sa fortune. Il écrivit donc à tous les quatre de
venir pendre la crémaillère le dimanche suivant, à
onze heures juste, et il chargea Deslauriers d’amener
Sénécal.
Le répétiteur avait été congédié de son troisième
pensionnat pour n’avoir point voulu de distribution de
prix, usage qu’il regardait comme funeste à l’égalité.
Il était maintenant chez un constructeur de machines,
et n’habitait plus avec Deslauriers depuis six mois.
Leur séparation n’avait eu rien de pénible.
Sénécal, dans les derniers temps, recevait des hommes
en blouse, tous patriotes, tous travailleurs, tous
braves gens, mais dont la compagnie semblait
fastidieuse à l’avocat. D’ailleurs, certaines idées de
son ami, excellentes comme armes de guerre, lui
déplaisaient. Il s’en taisait par ambition, tenant à
le ménager pour le conduire, car il attendait avec
impatience un grand bouleversement où il comptait bien
faire son trou, avoir sa place.
Les convictions de Sénécal étaient plus
désintéressées. Chaque soir, quand sa besogne était
finie, il regagnait sa mansarde, et il cherchait dans
les livres de quoi justifier ses rêves. Il avait
annoté le Contrat social. Il se bourrait de
la Revue Indépendante. Il connaissait Mably,
Morelly, Fourier, Saint-Simon, Comte, Cabet, Louis
Blanc la lourde charretée des écrivains socialistes,
ceux qui réclament pour l’humanité le niveau des
casernes, ceux qui voudraient la divertir dans un
lupanar ou la plier sur un comptoir ; et, du mélange
de tout cela, il s’était fait un idéal de démocratie
vertueuse, ayant le double aspect d’une métairie et
d’une filature, une sorte de Lacédémone américaine où
l’individu n’existerait que pour servir la Société,
plus omnipotente, absolue, infaillible et divine que
les Grands Lamas et les Nabuchodonosors. Il n’avait
pas un doute sur l’éventualité prochaine de cette
conception ; et tout ce qu’il jugeait lui être
hostile, Sénécal s’acharnait dessus, avec des
raisonnements de géomètre et une bonne foi
d’inquisiteur. Les titres nobiliaires, les croix, les
panaches, les livrées surtout, et même les réputations
trop sonores le scandalisaient, ses études comme ses
souffrances avivant chaque jour sa haine essentielle
de toute distinction ou supériorité quelconque.
— Qu’est-ce que je dois à ce monsieur pour lui
faire des politesses ? S’il voulait de moi, il pouvait
venir !
*167 Deslauriers
l’entraîna.
Ils trouvèrent leur ami dans sa chambre à coucher.
Stores et doubles rideaux, glace de Venise, rien n’y
manquait ; Frédéric, en veste de velours, était
renversé dans une bergère, où il fumait des cigarettes
de tabac turc.
Sénécal se rembrunit, comme les cagots amenés dans
les réunions de plaisir. Deslauriers embrassa tout
d’un seul coup d’œil ; puis, le saluant très bas :
— Monseigneur ! je vous présente mes respects
Dussardier lui sauta au cou.
— Vous êtes donc riche, maintenant ? Ah ! tant
mieux, nom d’un chien, tant mieux !
Cisy parut, avec un crêpe à son chapeau. Depuis la
mort de sa grand’mère, il jouissait d’une fortune
considérable, et tenait moins à s’amuser qu’à se
distinguer des autres, à n’être pas comme tout le
monde, enfin à « avoir du cachet ». C’était son mot.
Il était midi cependant, et tous bâillaient ;
Frédéric attendait quelqu’un. Au nom d’Arnoux,
Pellerin fit la grimace. Il le considérait comme un
renégat depuis qu’il avait abandonné les arts.
— Si l’on se passait de lui ? qu’en dites-vous ?
Tous approuvèrent.
Un domestique en longues guêtres ouvrit la porte,
et l’on aperçut la salle à manger avec sa haute
plinthe en chêne relevé d’or et ses deux dressoirs
chargés de vaisselle. Les bouteilles de vin
chauffaient sur le poêle ; les lames des couteaux
neufs miroitaient près des huîtres ; il y avait dans
le ton laiteux des verres-mousseline comme une douceur
engageante, et la table disparaissait sous du gibier,
des fruits, des choses extraordinaires. Ces attentions
furent perdues pour Sénécal.
Il commença par demander du pain de ménage (le
plus ferme possible), et, à ce propos, parla des
meurtres de Buzançais et de la crise des subsistances.
Rien de tout cela ne serait survenu si on
protégeait mieux l’agriculture, si tout n’était pas
livré à la concurrence, à l’anarchie, à la déplorable
maxime du « laissez faire, laissez passer » ! Voilà
comment se constituait la féodalité de l’argent, pire
que l’autre ! Mais qu’on y prenne garde ! le peuple, à
la fin, se lassera, et pourrait faire payer ses
souffrances aux détenteurs du capital, soit par de
sanglantes proscriptions, ou par le pillage de leurs
hôtels.
*168 Frédéric
entrevit dans un éclair, un flot d’hommes aux bras nus
envahissant le grand salon de Mme Dambreuse, cassant
les glaces à coups de pique.
Sénécal continuait : l’ouvrier, vu l’insuffisance
des salaires, était plus malheureux que l’ilote, le
nègre et le paria, s’il a des enfants surtout.
— Doit-il s’en débarrasser par l’asphyxie, comme
le lui conseille je ne sais plus quel docteur anglais,
issu de Malthus ?
Et se tournant vers Cisy :
— En serons-nous réduits aux conseils de l’infâme
Malthus ?
Cisy, qui ignorait l’infamie et même l’existence
de Malthus, répondit qu’on secourait pourtant beaucoup
de misères, et que les classes élevées…
— Ah ! les classes élevées ! dit, en ricanant, le
socialiste. D’abord, il n’y a pas de classes élevées ;
on n’est élevé que par le cœur ! Nous ne voulons pas
d’aumônes, entendez-vous ! mais l’égalité, la juste
répartition des produits.
Ce qu’il demandait, c’est que l’ouvrier pût
devenir capitaliste, comme le soldat colonel. Les
jurandes, au moins, en limitant le nombre des
apprentis, empêchaient l’encombrement des
travailleurs, et le sentiment de la fraternité se
trouvait entretenu par les fêtes, les bannières.
Hussonnet, comme poète, regrettait les bannières ;
Pellerin aussi, prédilection qui lui était venue au
café Dagneaux, en écoutant causer des phalanstériens.
Il déclara Fourier un grand homme.
— Allons donc ! dit Deslauriers. Une vieille
bête ! qui voit dans les bouleversements d’empires des
effets de la vengeance divine ! C’est comme le sieur
Saint-Simon et son église, avec sa haine de la
Révolution française : un tas de farceurs qui
voudraient nous refaire le catholicisme !
M. de Cisy, pour s’éclairer, sans doute, ou donner
de lui une bonne opinion, se mit à dire doucement :
— Ces deux savants ne sont donc pas de l’avis de
Voltaire ?
— Celui-là, je vous l’abandonne ! reprit Sénécal.
— Comment ? moi, je croyais…
— Eh non ! il n’aimait pas le peuple !
Puis la conversation descendit aux événements
contemporains : les mariages espagnols, les
dilapidations de *169 Rochefort,
le nouveau chapitre de Saint-Denis, ce qui amènerait
un redoublement d’impôts. Selon Sénécal, on en payait
assez, cependant !
— Et pourquoi, mon Dieu ? pour élever des palais
aux singes du Muséum, faire parader sur nos places de
brillants états-majors, ou soutenir, parmi les valets
du Château, une étiquette gothique !
— J’ai lu dans la Mode, dit Cisy, qu’à la
Saint-Ferdinand, au bal des Tuileries, tout le monde
était déguisé en chicards.
— Si ce n’est pas pitoyable ! fit le socialiste,
en haussant de dégoût les épaules.
— Et le musée de Versailles ! s’écria Pellerin.
Parlons-en ! Ces imbéciles-là ont raccourci un
Delacroix et rallongé un Gros ! Au Louvre, on a si
bien restauré, gratté et tripoté toutes les toiles,
que, dans dix ans, peut-être pas une ne restera. Quant
aux erreurs du catalogue, un Allemand a écrit dessus
tout un livre. Les étrangers, ma parole, se fichent de
nous !
— Oui, nous sommes la risée de l’Europe, dit
Sénécal.
— C’est parce que l’Art est inféodé à la Couronne.
— Tant que vous n’aurez pas le suffrage universel…
— Permettez ! car l’artiste, refusé depuis vingt
ans à tous les Salons, était furieux contre le
Pouvoir. — Eh ! qu’on nous laisse tranquilles. Moi, je
ne demande rien ! seulement les Chambres devraient
statuer sur les intérêts de l’Art. Il faudrait établir
une chaire d’esthétique, et dont le professeur, un
homme à la fois praticien et philosophe, parviendrait,
j’espère, à grouper la multitude. Vous feriez bien,
Hussonnet, de toucher un mot de ça dans votre
journal ?
— Est-ce que les journaux sont libres ? est-ce que
nous le sommes ? dit Deslauriers avec emportement.
Quand on pense qu’il peut y avoir jusqu’à vingt-huit
formalités pour établir un batelet sur une rivière, ça
me donne envie d’aller vivre chez les anthropophages !
Le Gouvernement nous dévore ! Tout est à lui, la
philosophie, le droit, les arts, l’air du ciel ; et la
France râle, énervée, sous la botte du gendarme et la
soutane du calotin !
Le futur Mirabeau épanchait ainsi sa bile,
largement. Enfin, il prit son verre, se leva, et, le
poing sur la hanche, l’œil allumé :
— Je bois à la destruction complète de l’ordre
actuel, c’est-à-dire de tout ce qu’on nomme Privilège,
Monopole, Direction, Hiérarchie, Autorité, État ! — et
d’une voix *170 plus
haute : — que je voudrais briser comme ceci ! en
lançant sur la table le beau verre à patte, qui se
fracassa en mille morceaux.
Tous applaudirent, et Dussardier principalement.
Le spectacle des injustices lui faisait bondir le
cœur. Il s’inquiétait de Barbès, il était de ceux qui
se jettent sous les voitures pour porter secours aux
chevaux tombés. Son érudition se bornait à deux
ouvrages, l’un intitulé Crimes des rois,
l’autre Mystères du Vatican. Il avait écouté
l’avocat bouche béante, avec délices. Enfin, n’y
tenant plus :
— Moi, ce que je reproche à Louis-Philippe, c’est
d’abandonner les Polonais?
— Un moment ! dit Hussonnet. D’abord, la Pologne
n’existe pas ; c’est une invention de Lafayette ! Les
Polonais, règle générale, sont tous du faubourg
Saint-Marceau, les véritables s’étant noyés avec
Poniatowski.
Bref, « il ne donnait plus là-dedans », il était
« revenu de tout ça ! » C’était comme le serpent de
mer, la révocation de l’édit de Nantes et « cette
vieille blague de la Saint-Barthélemy ! »
Sénécal, sans défendre les Polonais, releva les
derniers mots de l’homme de lettres. On avait calomnié
les papes, qui, après tout, défendaient le peuple, et
il appelait la Ligue « l’aurore de la Démocratie, un
grand mouvement égalitaire contre l’individualisme des
protestants ».
Frédéric était un peu surpris par ces idées. Elles
ennuyaient Cisy probablement, car il mit la
conversation sur les tableaux vivants du Gymnase, qui
attiraient alors beaucoup de monde.
Sénécal s’en affligea. De tels spectacles
corrompaient les filles du prolétaire ; puis on les
voyait étaler un luxe insolent. Aussi approuvait-il
les étudiants bavarois qui avaient outragé Lola
Montés. À l’instar de Rousseau, il faisait plus de cas
de la femme d’un charbonnier que de la maîtresse d’un
roi.
— Vous blaguez les truffes ! répliqua
majestueusement Hussonnet.
Et il prit la défense de ces dames, en faveur de
Rosanette. Puis, comme il parlait de son bal et du
costume d’Arnoux :
— On prétend qu’il branle dans le manche ? dit
Pellerin.
Le marchand de tableaux venait d’avoir un procès
pour ses terrains de Belleville, et il était
actuellement dans une *171 compagnie
de kaolin bas-breton avec d’autres farceurs de son
espèce.
Dussardier en savait davantage ; car son patron à
lui, M. Moussinot, ayant été aux informations sur
Arnoux près du banquier Oscar Lefebvre, celui-ci avait
répondu qu’il le jugeait peu solide, connaissant
quelques-uns de ses renouvellements.
Le dessert était fini ; on passa dans le salon,
tendu, comme celui de la Maréchale, en damas jaune, et
de style Louis XVI.
Pellerin blâma Frédéric de n’avoir pas choisi,
plutôt, le style néo-grec ; Sénécal frotta des
allumettes contre les tentures ; Deslauriers ne fit
aucune observation. Il en fit dans la bibliothèque,
qu’il appela une bibliothèque de petite fille. La
plupart des littérateurs contemporains s’y trouvaient.
Il fut impossible de parler de leurs ouvrages, car
Hussonnet, immédiatement, contait des anecdotes sur
leurs personnes, critiquait leurs figures, leurs
mœurs, leur costume, exaltant les esprits de quinzième
ordre, dénigrant ceux du premier, et déplorant, bien
entendu, la décadence moderne. Telle chansonnette de
villageois contenait, à elle seule, plus de poésie que
tous les lyriques du XIXe siècle ; Balzac était
surfait, Byron démoli, Hugo n’entendait rien au
théâtre, etc.
— Pourquoi donc, dit Sénécal, n’avez-vous pas les
volumes de nos poètes-ouvriers ?
Et M. de Cisy, qui s’occupait de littérature,
s’étonna de ne pas voir sur la table de Frédéric
« quelques-unes de ces physiologies nouvelles, Physiologie
du fumeur, du pêcheur à la ligne, de l’employé de
barrière ».
Ils arrivèrent à l’agacer tellement, qu’il eut
envie de les pousser dehors par les épaules. « Mais je
deviens bête ! » Et, prenant Dussardier à l’écart, il
lui demanda s’il pouvait le servir en quelque chose.
Le brave garçon fut attendri. Avec sa place de
caissier, il n’avait besoin de rien.
Ensuite, Frédéric emmena Deslauriers dans
sa chambre, et, tirant de son secrétaire deux mille
francs :
— Tiens, mon brave, empoche ! C’est le reliquat de
mes vieilles dettes.
— Mais… et le Journal ? dit l’avocat. J’en ai
parlé à Hussonnet, tu sais bien.
Et, Frédéric ayant répondu qu’il se trouvait « un
peu gêné, maintenant », l’autre eut un mauvais
sourire.
Après les liqueurs, on but de la bière ; après la
bière, *172 des
grogs ; on refuma des pipes. Enfin, à cinq heures du
soir, tous s’en allèrent ; et ils marchaient les uns
près des autres, sans parler, quand Dussardier se mit
à dire que Frédéric les avait reçus parfaitement. Tous
en convinrent.
Hussonnet déclara son déjeuner un peu trop lourd.
Sénécal critiqua la futilité de son intérieur. Cisy
pensait de même. Cela manquait de « cachet »,
absolument.
— Moi, je trouve, dit Pellerin, qu’il aurait bien
pu me commander un tableau.
Deslauriers se taisait, en tenant dans la poche de
son pantalon ses billets de banque.
Frédéric était resté seul. Il pensait à ses amis,
et sentait entre eux et lui comme un grand fossé plein
d’ombre qui les séparait. Il leur avait tendu la main
cependant, et ils n’avaient pas répondu à la franchise
de son cœur.
Il se rappela les mots de Pellerin et de
Dussardier sur Arnoux. C’était une invention, une
calomnie sans doute ? Mais pourquoi ? Et il
aperçut Mme Arnoux, ruinée, pleurant, vendant ses
meubles. Cette idée le tourmenta toute la nuit ; le
lendemain, il se présenta chez elle.
Ne sachant comment s’y prendre pour communiquer ce
qu’il savait, il lui demanda en manière de
conversation si Arnoux avait toujours ses terrains de
Belleville.
— Oui, toujours.
— Il est maintenant dans une compagnie pour du
kaolin de Bretagne, je crois ?
— C’est vrai.
— Sa fabrique marche très bien, n’est-ce pas ?
— Mais… je le suppose.
Et, comme il hésitait :
— Qu’avez-vous donc ? vous me faites peur !
Il lui apprit l’histoire des renouvellements. Elle
baissa la tête, et dit :
— Je m’en doutais !
En effet, Arnoux, pour faire une bonne
spéculation, s’était refusé à vendre ses terrains,
avait emprunté dessus largement, et ne trouvant point
d’acquéreurs, avait cru se rattraper par
l’établissement d’une manufacture. Les frais avaient
dépassé les devis. Elle n’en savait pas davantage ; il
éludait toute question et affirmait continuellement
que « ça allait très bien ».
Frédéric tâcha de la rassurer. C’étaient peut-être
des embarras momentanés. Du reste, s’il apprenait
quelque chose, il lui en ferait part.
*173 — Oh ! oui,
n’est-ce pas ? dit-elle, en joignant ses deux mains,
avec un air de supplication charmant.
Il pouvait donc lui être utile. Le voilà qui
entrait dans son existence, dans son cœur !
Arnoux parut.
— Ah ! comme c’est gentil, de venir me prendre
pour dîner !
Frédéric en resta muet.
Arnoux parla de choses indifférentes, puis avertit
sa femme qu’il rentrerait fort tard, ayant un
rendez-vous avec M. Oudry.
— Chez lui ?
— Mais certainement, chez lui.
Il avoua, tout en descendant l’escalier, que, la
Maréchale se trouvant libre, ils allaient faire
ensemble une partie fine au Moulin-Rouge ; et, comme
il lui fallait toujours quelqu’un pour recevoir ses
épanchements, il se fit conduire par Frédéric jusqu’à
la porte.
Au lieu d’entrer, il se promena sur le trottoir,
en observant les fenêtres du second étage. Tout à coup
les rideaux s’écartèrent.
— Ah ! bravo ! le père Oudry n’y est plus.
Bonsoir !
C’était donc le père Oudry qui l’entretenait ?
Frédéric ne savait que penser maintenant.
À partir de ce jour-là, Arnoux fut encore plus
cordial qu’auparavant ; il l’invitait à dîner chez sa
maîtresse, et bientôt Frédéric hanta tout à la fois
les deux maisons.
Celle de Rosanette l’amusait. On venait là le
soir, en sortant du club ou du spectacle ; on prenait
une tasse de thé, on faisait une partie de loto ; le
dimanche, on jouait des charades ; Rosanette, plus
turbulente que les autres, se distinguait par des
inventions drolatiques, comme de courir à quatre
pattes ou de s’affubler d’un bonnet de coton. Pour
regarder les passants par la croisée, elle avait un
chapeau de cuir bouilli ; elle fumait des chibouques,
elle chantait des tyroliennes. L’après-midi, par
désœuvrement, elle découpait des fleurs dans un
morceau de toile perse, les collait elle-même sur ses
carreaux, barbouillait de fard ses deux petits chiens,
faisait brûler des pastilles, ou se tirait la bonne
aventure. Incapable de résister à une envie, elle
s’engouait d’un bibelot qu’elle avait vu, n’en dormait
pas, courait l’acheter, le troquait contre un autre,
et gâchait les étoffes, perdait ses bijoux, gaspillait
l’argent, aurait vendu sa chemise pour une loge
d’avant-scène. Souvent, elle demandait à Frédéric *174
l’explication d’un mot qu’elle avait lu,
mais n’écoutait pas sa réponse, car elle sautait vite
à une autre idée, en multipliant les questions. Après
des spasmes de gaieté, c’étaient des colères
enfantines ; ou bien elle rêvait, assise par terre,
devant le feu, la tête basse et le genou dans ses deux
mains, plus inerte qu’une couleuvre engourdie. Sans y
prendre garde, elle s’habillait devant lui, tirait
avec lenteur ses bas de soie, puis se lavait à grande
eau le visage, en se renversant la taille comme une
naïade qui frissonne ; et le rire de ses dents
blanches, les étincelles de ses yeux, sa beauté, sa
gaieté éblouissaient Frédéric, et lui fouettaient les
nerfs.
Presque toujours, il trouvait Mme Arnoux montrant
à lire à son bambin, ou derrière la chaise de Marthe
qui faisait des gammes sur son piano ; quand elle
travaillait à un ouvrage de couture, c’était pour lui
un grand bonheur que de ramasser, quelquefois, ses
ciseaux. Tous ses mouvements étaient d’une majesté
tranquille ; ses petites mains semblaient faites pour
épandre des aumônes, pour essuyer des pleurs ; et sa
voix, un peu sourde naturellement, avait des
intonations caressantes et comme des légèretés de
brise.
Elle ne s’exaltait point pour la littérature, mais
son esprit charmait par des mots simples et
pénétrants. Elle aimait les voyages, le bruit du vent
dans les bois, et à se promener tête nue sous la
pluie. Frédéric écoutait ces choses délicieusement,
croyant voir un abandon d’elle-même qui commençait.
La fréquentation de ces deux femmes faisait dans
sa vie comme deux musiques : l’une folâtre, emportée,
divertissante, l’autre grave et presque religieuse ;
et, vibrant à la fois, elles augmentaient toujours, et
peu à peu se mêlaient ; car, si Mme Arnoux venait à
l’effleurer du doigt seulement, l’image de l’autre,
tout de suite, se présentait à son désir, parce qu’il
avait, de ce côté-là, une chance moins lointaine ; et,
dans la compagnie de Rosanette, quand il lui arrivait
d’avoir le cœur ému, il se rappelait immédiatement son
grand amour.
Cette confusion était provoquée par des
similitudes entre les deux logements. Un des bahuts
que l’on voyait autrefois boulevard Montmartre ornait
à présent la salle à manger de Rosanette, l’autre, le
salon de Mme Arnoux. Dans les deux maisons, les
services de table étaient pareils, et l’on retrouvait
jusqu’à la même calotte de velours traînant sur les
bergères ; puis une foule de petits *175
cadeaux, des écrans, des boîtes, des
éventails allaient et venaient de chez la maîtresse
chez l’épouse, car, sans la moindre gêne, Arnoux,
souvent, reprenait à l’une ce qu’il lui avait donné,
pour l’offrir à l’autre.
La Maréchale riait avec Frédéric de ses mauvaises
façons. Un dimanche, après dîner, elle l’emmena
derrière la porte, et lui fit voir dans son paletot un
sac de gâteaux, qu’il venait d’escamoter sur la table,
afin d’en régaler, sans doute, sa petite famille. M.
Arnoux se livrait à des espiègleries côtoyant la
turpitude. C’était pour lui un devoir que de frauder
l’octroi ; il n’allait jamais au spectacle en payant,
avec un billet de secondes prétendait toujours se
pousser aux premières, et racontait comme une farce
excellente qu’il avait coutume, aux bains froids, de
mettre dans le tronc du garçon un bouton de culotte
pour une pièce de dix sous ; ce qui n’empêchait point
la Maréchale de l’aimer.
Un jour, cependant, elle dit, en parlant de lui :
— Ah ! il m’embête, à la fin ! J’en ai assez ! Ma
foi, tant pis, j’en trouverai un autre !
Frédéric croyait « l’autre » déjà trouvé et qu’il
s’appelait M. Oudry.
— Eh bien, dit Rosanette, qu’est-ce que cela
fait ?
Puis, avec des larmes dans la voix :
— Je lui demande bien peu de chose, pourtant, et
il ne veut pas, l’animal ! Il ne veut pas ! Quant à
ses promesses, oh ! c’est différent.
Il lui avait même promis un quart de ses bénéfices
dans les fameuses mines de kaolin ; aucun bénéfice ne
se montrait, pas plus que le cachemire dont il la
leurrait depuis six mois.
Frédéric pensa, immédiatement, à lui en faire
cadeau. Arnoux pouvait prendre cela pour une leçon et
se fâcher.
Il était bon cependant, sa femme elle-même le
disait. Mais si fou ! Au lieu d’amener tous les jours
du monde à dîner chez lui, à présent il traitait ses
connaissances chez le restaurateur. Il achetait des
choses complètement inutiles, telles que des chaînes
d’or, des pendules, des articles de ménage. Mme Arnoux
montra même à Frédéric, dans le couloir, une énorme
provision de bouillottes, chaufferettes et samovars.
Enfin, un jour, elle avoua ses inquiétudes : Arnoux
lui avait fait signer un billet, souscrit à l’ordre de
M. Dambreuse.
Cependant, Frédéric conservait ses projets
littéraires, par une sorte de point d’honneur
vis-à-vis de lui-même. *176 Il
voulut écrire une histoire de l’esthétique, résultat
de ses conversations avec Pellerin, puis mettre en
drames différentes époques de la Révolution française
et composer une grande comédie, par l’influence
indirecte de Deslauriers et d’Hussonnet. Au milieu de
son travail, souvent le visage de l’une ou de l’autre
passait devant lui ; il luttait contre l’envie de la
voir, ne tardait pas à y céder ; et il était plus
triste en revenant de chez Mme Arnoux.
Un matin qu’il ruminait sa mélancolie au coin de
son feu, Deslauriers entra. Les discours incendiaires
de Sénécal avaient inquiété son patron, et, une fois
de plus, il se trouvait sans ressources.
— Que veux-tu que j’y fasse ? dit Frédéric.
— Rien ! tu n’as pas d’argent, je le sais. Mais ça
ne te gênerait guère de lui découvrir une place, soit
par M. Dambreuse ou bien Arnoux ?
Celui-ci devait avoir besoin d’ingénieurs dans son
établissement. Frédéric eut une inspiration : Sénécal
pourrait l’avertir des absences du mari, porter des
lettres, l’aider dans mille occasions qui se
présenteraient. D’homme à homme, on se rend toujours
ces services-là. D’ailleurs, il trouverait moyen de
l’employer sans qu’il s’en doutât. Le hasard lui
offrait un auxiliaire, c’était de bon augure, il
fallait le saisir ; et, affectant de l’indifférence,
il répondit que la chose peut-être était faisable et
qu’il s’en occuperait.
Il s’en occupa tout de suite. Arnoux se donnait
beaucoup de peine dans sa fabrique. Il cherchait le
rouge de cuivre des Chinois ; mais ses couleurs se
volatilisaient par la cuisson. Afin d’éviter les
gerçures de ses faïences, il mêlait de la chaux à son
argile ; mais les pièces se brisaient pour la plupart,
l’émail de ses peintures sur cru bouillonnait, ses
grandes plaques gondolaient ; et, attribuant ces
mécomptes au mauvais outillage de sa fabrique, il
voulait se faire faire d’autres moulins à broyer,
d’autres séchoirs. Frédéric se rappela quelques-unes
de ces choses ; et il l’aborda en annonçant qu’il
avait découvert un homme très fort, capable de trouver
son fameux rouge. Arnoux en fit un bond, puis, l’ayant
écouté, répondit qu’il n’avait besoin de personne.
Frédéric exalta les connaissances prodigieuses de
Sénécal, tout à la fois ingénieur, chimiste et
comptable, étant un mathématicien de première force.
Le faïencier consentit à le voir.
*177 Tous deux se
chamaillèrent sur les émoluments. Frédéric s’interposa
et parvint, au bout de la semaine, à leur faire
conclure un arrangement.
Mais, l’usine étant située à Creil, Sénécal ne
pouvait en rien l’aider. Cette réflexion, très simple,
abattit son courage comme une mésaventure.
Il songea que plus Arnoux serait détaché de sa
femme, plus il aurait de chance auprès d’elle. Alors,
il se mit à faire l’apologie de Rosanette,
continuellement ; il lui représenta tous ses torts à
son endroit, conta les vagues menaces de l’autre jour,
et même parla du cachemire, sans taire qu’elle
l’accusait d’avarice.
Arnoux, piqué du mot (et, d’ailleurs, concevant
des inquiétudes), apporta le cachemire à Rosanette,
mais la gronda de s’être plainte à Frédéric ; comme
elle disait lui avoir cent fois rappelé sa promesse,
il prétendit qu’il ne s’en était pas souvenu, ayant
trop d’occupations.
Le lendemain, Frédéric se présenta chez elle. Bien
qu’il fût deux heures, la Maréchale était encore
couchée ; et, à son chevet, Delmar, installé devant un
guéridon, finissait une tranche de foie gras. Elle
cria de loin :
— Je l’ai, je l’ai !
Puis, le prenant par les oreilles, elle l’embrassa
au front, le remercia beaucoup, le tutoya, voulut même
le faire asseoir sur son lit. Ses jolis yeux tendres
pétillaient, sa bouche humide souriait, ses deux bras
ronds sortaient de sa chemise qui n’avait pas de
manches ; et, de temps à autre, il sentait, à travers
la batiste, les fermes contours de son corps. Delmar,
pendant ce temps-là, roulait ses prunelles.
— Mais, véritablement, mon amie, ma chère amie !…
Il en fut de même les fois suivantes. Dès que
Frédéric entrait, elle montait debout sur un coussin,
pour qu’il l’embrassât mieux, l’appelait un mignon, un
chéri, mettait une fleur à sa boutonnière, arrangeait
sa cravate ; ces gentillesses redoublaient toujours
lorsque Delmar se trouvait là.
Étaient-ce des avances ? Frédéric le crut. Quant à
tromper un ami, Arnoux, à sa place, ne s’en gênerait
guère ! et il avait bien le droit de n’être pas
vertueux avec sa maîtresse, l’ayant toujours été avec
sa femme ; car il croyait l’avoir été, ou plutôt il
aurait voulu se le faire accroire, pour la
justification de sa prodigieuse couardise. Il se
trouvait stupide cependant, et résolut de s’y prendre
avec la Maréchale carrément.
*178 Donc une
après-midi, comme elle se baissait devant sa commode,
il s’approcha d’elle et eut un geste d’une éloquence
si peu ambiguë, qu’elle se redressa tout empourprée.
Il recommença de suite ; alors, elle fondit en larmes,
disant qu’elle était bien malheureuse et que ce
n’était pas une raison pour qu’on la méprisât.
Il réitéra ses tentatives. Elle prit un autre
genre, qui fut de rire toujours. Il crut malin de
riposter par le même ton, et en l’exagérant. Mais il
se montrait trop gai pour qu’elle le crût sincère ; et
leur camaraderie faisait obstacle à l’épanchement de
toute émotion sérieuse. Enfin, un jour, elle répondit
qu’elle n’acceptait pas les restes d’une autre.
— Quelle autre ?
— Eh oui ! va retrouver Mme Arnoux !
Car Frédéric en parlait souvent ; Arnoux, de son
côté, avait la même manie ; elle s’impatientait, à la
fin, d’entendre toujours vanter cette femme ; et son
imputation était une espèce de vengeance.
Frédéric lui en garda rancune.
Elle commençait, du reste, à l’agacer fortement.
Quelquefois, se posant comme expérimentée, elle disait
du mal de l’amour avec un rire sceptique qui donnait
des démangeaisons de la gifler. Un quart d’heure
après, c’était la seule chose qu’il y eût au monde,
et, croisant ses bras sur sa poitrine, comme pour
serrer quelqu’un, elle murmurait : « Oh ! oui, c’est
bon ! c’est si bon ! » les paupières entre-closes et à
demi pâmée d’ivresse. Il était impossible de la
connaître, de savoir, par exemple, si elle aimait
Arnoux, car elle se moquait de lui et en paraissait
jalouse. De même pour la Vatnaz, qu’elle appelait une
misérable, d’autres fois sa meilleure amie. Elle
avait, enfin, sur toute sa personne et jusque dans le
retroussement de son chignon, quelque chose
d’inexprimable qui ressemblait à un défi ; et il la
désirait, pour le plaisir surtout de la vaincre et de
la dominer.
Comment faire ? car souvent elle le renvoyait sans
nulle cérémonie, apparaissant une minute entre deux
portes pour chuchoter : « Je suis occupée ; à ce
soir ! » ; ou bien il la trouvait au milieu de douze
personnes ; et quand ils étaient seuls, on aurait juré
une gageure, tant les empêchements se succédaient. Il
l’invitait à dîner, elle refusait toujours ; une fois,
elle accepta, mais ne vint pas.
Une idée machiavélique surgit dans sa cervelle.
*179 Connaissant
par Dussardier les récriminations de Pellerin sur son
compte, il imagina de lui commander le portrait de la
Maréchale, un portrait grandeur nature, qui exigerait
beaucoup de séances ; il n’en manquerait pas une
seule ; l’inexactitude habituelle de l’artiste
faciliterait les tête-à-tête. Il engagea donc
Rosanette à se faire peindre, pour offrir son visage à
son cher Arnoux. Elle accepta, car elle se voyait au
milieu du Grand Salon, à la place d’honneur, avec une
foule devant elle, et les journaux en parleraient, ce
qui « la lancerait » tout à coup.
Quant à Pellerin, il saisit la proposition
avidement. Ce portrait devait le poser en grand homme,
être un chef-d’œuvre.
Il passa en revue dans sa mémoire tous les
portraits de maître qu’il connaissait, et se décida
finalement pour un Titien, lequel serait rehaussé
d’ornements à la Véronèse. Donc il exécuterait son
projet sans ombres factices, dans une lumière franche
éclairant les chairs d’un seul ton, et faisant
étinceler les accessoires.
« Si je lui mettais, pensa-t-il, une robe de soie
rose, avec un burnous oriental ? oh non ! canaille le
burnous ! ou plutôt si je l’habillais de velours bleu,
sur un fond gris, très coloré ? On pourrait lui donner
également une collerette de guipure blanche, avec un
éventail noir et un rideau d’écarlate par derrière ? »
Et, cherchant ainsi, il élargissait chaque jour sa
conception et s’en émerveillait.
Il eut un battement de cœur quand Rosanette,
accompagnée de Frédéric, arriva chez lui pour la
première séance. Il la plaça debout, sur une manière
d’estrade, au milieu de l’appartement ; et, en se
plaignant du jour et regrettant son ancien atelier, il
la fit d’abord s’accouder contre un piédestal, puis
asseoir dans un fauteuil, et tour à tour s’éloignant
d’elle et s’en rapprochant pour corriger d’une
chiquenaude les plis de sa robe, il la regardait les
paupières entre-closes, et consultait d’un mot
Frédéric.
— Eh bien, non ! s’écria-t-il. J’en reviens à mon
idée ! Je vous flanque en Vénitienne !
Elle aurait une robe de velours ponceau avec une
ceinture d’orfèvrerie, et sa large manche doublée
d’hermine laisserait voir son bras nu qui toucherait à
la balustrade d’un escalier montant derrière elle. À
sa gauche, une grande colonne irait jusqu’au haut de
la *180 toile
rejoindre des architectures, décrivant un arc. On
apercevait en dessous, vaguement, des massifs
d’orangers presque noirs, où se découperait un ciel
bleu, rayé de nuages blancs. Sur le balustre couvert
d’un tapis, il y aurait, dans un plat d’argent, un
bouquet de fleurs, un chapelet d’ambre, un poignard et
un coffret de vieil ivoire un peu jaune dégorgeant des
sequins d’or ; quelques-uns même, tombés par terre çà
et là, formeraient une suite d’éclaboussures
brillantes, de manière à conduire l’œil vers la pointe
de son pied, car elle serait posée sur
l’avant-dernière marche, dans un mouvement naturel et
en pleine lumière.
Il alla chercher une caisse à tableaux, qu’il mit
sur l’estrade pour figurer la marche ; puis il disposa
comme accessoires sur un tabouret en guise de
balustrade, sa vareuse, un bouclier, une boîte de
sardines, un paquet de plumes, un couteau, et, quand
il eut jeté devant Rosanette une douzaine de gros
sous, il lui fit prendre sa pose.
— Imaginez-vous que ces choses-là sont des
richesses, des présents splendides. La tête un peu à
droite ! Parfait ! et ne bougez plus ! Cette attitude
majestueuse va bien à votre genre de beauté.
Elle avait une robe écossaise avec un gros manchon
et se retenait pour ne pas rire.
— Quant à la coiffure, nous la mêlerons à un
tortis de perles : cela fait toujours bon effet dans
les cheveux rouges.
La Maréchale se récria, disant qu’elle n’avait pas
les cheveux rouges.
— Laissez donc ! Le rouge des peintres n’est pas
celui des bourgeois !
Il commença à esquisser la position des masses ;
et il était si préoccupé des grands artistes de la
Renaissance, qu’il en parlait. Pendant une heure, il
rêva tout haut à ces existences magnifiques, pleines
de génie, de gloire et de somptuosités, avec des
entrées triomphales dans les villes, et des galas à la
lueur des flambeaux, entre des femmes à moitié nues,
belles comme des déesses.
— Vous étiez faite pour vivre dans ce temps-là.
Une créature de votre calibre aurait mérité un
monseigneur !
Rosanette trouvait ses compliments fort gentils.
On fixa le jour de la séance prochaine ; Frédéric se
chargeait d’apporter les accessoires.
*181 Comme la
chaleur du poêle l’avait étourdie quelque peu, ils
s’en retournèrent à pied par la rue du Bac et
arrivèrent sur le pont Royal.
Il faisait un beau temps, âpre et splendide. Le
soleil s’abaissait ; quelques vitres de maison, dans
la Cité, brillaient au loin comme des plaques d’or,
tandis que, par derrière, à droite, les tours de
Notre-Dame se profilaient en noir sur le ciel bleu,
mollement baigné à l’horizon dans des vapeurs grises.
Le vent souffla et Rosanette ayant déclaré qu’elle
avait faim, ils entrèrent à la Pâtisserie anglaise.
Des jeunes femmes, avec leurs enfants, mangeaient
debout contre le buffet de marbre, où se pressaient,
sous des cloches de verre, les assiettes de petits
gâteaux. Rosanette avala deux tartes à la crème. Le
sucre en poudre faisait des moustaches au coin de sa
bouche. De temps à autre, pour l’essuyer, elle tirait
son mouchoir de son manchon ; et sa figure
ressemblait, sous sa capote de soie verte, à une rose
épanouie entre ses feuilles.
Ils se remirent en marche ; dans la rue de la
Paix, elle s’arrêta, devant la boutique d’un orfèvre,
à considérer un bracelet ; Frédéric voulut lui en
faire cadeau.
— Non, dit-elle, garde ton argent.
Il fut blessé de cette parole.
— Qu’a donc le mimi ? On est triste ?
Et, la conversation s’étant renouée, il en vint,
comme d’habitude, à des protestations d’amour.
— Tu sais bien que c’est impossible !
— Pourquoi ?
— Ah ! parce que…
Ils allaient côte à côte, elle appuyée sur son
bras, et les volants de sa robe lui battaient contre
les jambes. Alors, il se rappela un crépuscule
d’hiver, où, sur le même trottoir, Mme Arnoux marchait
ainsi à son côté ; et ce souvenir l’absorba tellement,
qu’il ne s’apercevait plus de Rosanette et n’y
songeait pas.
Elle regardait, au hasard, devant elle, tout en se
laissant un peu traîner, comme un enfant paresseux.
C’était l’heure où l’on rentrait de la promenade, et
des équipages défilaient au grand trot sur le pavé
sec. Les flatteries de Pellerin lui revenant sans
doute à la mémoire, elle poussa un soupir.
— Ah ! il y en a qui sont heureuses ! Je suis
faite pour un homme riche, décidément.
Il répliqua d’un ton brutal :
*182 — Vous en
avez un, cependant ! — car M. Oudry passait pour trois
fois millionnaire.
Elle ne demandait pas mieux que de s’en
débarrasser.
— Qui vous en empêche ?
Et il exhala d’amères plaisanteries sur ce vieux
bourgeois à perruque, lui montrant qu’une pareille
liaison était indigne, et qu’elle devait la rompre !
— Oui, répondit la Maréchale, comme se parlant à
elle-même. C’est ce que je finirai par faire, sans
doute !
Frédéric fut charmé de ce désintéressement. Elle
se ralentissait, il la crut fatiguée. Elle s’obstina à
ne pas vouloir de voiture et elle le congédia devant
sa porte, en lui envoyant un baiser du bout des
doigts.
« Ah ! quel dommage ! et songer que des imbéciles
me trouvent riche ! »
Il était sombre en arrivant chez lui.
Hussonnet et Deslauriers l’attendaient.
Le bohème, assis devant sa table, dessinait des
têtes de Turcs, et l’avocat, en bottes crottées,
sommeillait sur le divan.
— Ah ! enfin, s’écria-t-il. Mais quel air
farouche ! Peux-tu m’écouter ?
Sa vogue comme répétiteur diminuait, car il
bourrait ses élèves de théories défavorables pour
leurs examens. Il avait plaidé deux ou trois fois,
avait perdu, et chaque déception nouvelle le rejetait
plus fortement vers son vieux rêve : un journal où il
pourrait s’étaler, se venger, cracher sa bile et ses
idées. Fortune et réputation, d’ailleurs,
s’ensuivraient. C’était dans cet espoir qu’il avait
circonvenu le bohème, Hussonnet possédant une feuille.
À présent, il la tirait sur papier rose ; il
inventait des canards, composait des rébus, tâchait
d’engager des polémiques, et même (en dépit du local)
voulait monter des concerts ! L’abonnement d’un an
« donnait droit à une place d’orchestre dans un des
principaux théâtres de Paris ; de plus,
l’administration se chargeait de fournir à MM. les
étrangers tous les renseignements désirables,
artistiques et autres. » Mais l’imprimeur faisait des
menaces, on devait trois termes au propriétaire,
toutes sortes d’embarras surgissaient ; et Hussonnet
aurait laissé périr l’Art, sans les
exhortations de l’avocat, qui lui chauffait le moral
quotidiennement. Il l’avait pris, afin de donner plus
de poids à sa démarche.
— Nous venons pour le Journal, dit-il.
*183 — Tiens, tu y
penses encore ! répondit Frédéric, d’un ton distrait.
— Certainement j’y pense !
Et il exposa de nouveau son plan. Par des comptes
rendus de la Bourse, ils se mettraient en relations
avec des financiers, et obtiendraient ainsi les cent
mille francs de cautionnement indispensables. Mais,
pour que la feuille pût être transformée en journal
politique, il fallait auparavant avoir une large
clientèle, et, pour cela, se résoudre à quelques
dépenses, tant pour les frais de papeterie,
d’imprimerie, de bureau, bref une somme de quinze
mille francs.
— Je n’ai pas de fonds, dit Frédéric.
— Et nous donc ! fit Deslauriers en croisant ses
deux bras.
Frédéric, blessé du geste, répliqua :
— Est-ce ma faute ?…
— Ah ! très bien ! Ils ont du bois dans leur
cheminée, des truffes sur leur table, un bon lit, une
bibliothèque, une voiture, toutes les douceurs ! Mais
qu’un autre grelotte sous les ardoises, dîne à vingt
sous, travaille comme un forçat et patauge dans la
misère ! est-ce leur faute ?
Et il répétait « Est-ce leur faute ? » avec une
ironie cicéronienne qui sentait le Palais. Frédéric
voulait parler.
— Du reste je comprends, on a des besoins…
aristocratiques ; car sans doute… quelque femme…
— Eh bien, quand cela serait ? Ne suis-je pas
libre ?
— Oh ! très libre !
Et, après une minute de silence :
— C’est si commode, les promesses !
— Mon Dieu ! je ne les nie pas ! dit Frédéric.
L’avocat continuait :
— Au collège, on fait des serments, on constituera
une phalange, on imitera les Treize de
Balzac. Puis, quand on se retrouve : Bonsoir,
mon vieux, va te promener ! Car celui qui pourrait
servir l’autre retient précieusement tout, pour lui
seul.
— Comment ?
— Oui, tu ne nous as pas même présentés chez les
Dambreuse !
Frédéric le regarda ; avec sa pauvre redingote,
ses lunettes dépolies et sa figure blême, l’avocat lui
parut un tel cuistre, qu’il ne put empêcher sur ses
lèvres un sourire dédaigneux. Deslauriers l’aperçut,
et rougit.
*184 Il avait déjà
son chapeau pour s’en aller. Hussonnet, plein
d’inquiétude, tâchait de l’adoucir par des regards
suppliants, et, comme Frédéric lui tournait le dos :
— Voyons, mon petit ! Soyez mon Mécène ! Protégez
les arts !
Frédéric, dans un brusque mouvement de
résignation, prit une feuille de papier, et, ayant
griffonné dessus quelques lignes, la lui tendit. Le
visage du bohème s’illumina. Puis, repassant la lettre
à Deslauriers :
— Faites des excuses, seigneur !
Leur ami conjurait son notaire de lui envoyer au
plus vite, quinze mille francs.
— Ah ! je te reconnais là ! dit Deslauriers.
— Foi de gentilhomme ! ajouta le bohème, vous êtes
un brave, on vous mettra dans la galerie des hommes
utiles !
L’avocat reprit :
— Tu n’y perdras rien, la spéculation est
excellente.
— Parbleu ! s’écria Hussonnet, j’en fourrerais ma
tête sur l’échafaud.
Et il débita tant de sottises et promit tant de
merveilles (auxquelles il croyait peut-être), que
Frédéric ne savait pas si c’était pour se moquer des
autres ou de lui-même.
Ce soir-là, il reçut une lettre de sa mère.
Elle s’étonnait de ne pas le voir encore ministre,
tout en le plaisantant quelque peu. Puis elle parlait
de sa santé, et lui apprenait que M. Roque venait
maintenant chez elle. « Depuis qu’il est veuf, j’ai
cru sans inconvénient de le recevoir. Louise est très
changée à son avantage. » Et en post-scriptum : « Tu
ne me dis rien de ta belle connaissance, M.
Dambreuse ; à ta place, je l’utiliserais. »
Pourquoi pas ? Ses ambitions intellectuelles
l’avaient quitté, et sa fortune (il s’en apercevait)
était insuffisante ; car, ses dettes payées et la
somme convenue remise aux autres, son revenu serait
diminué de quatre mille francs, pour le moins !
D’ailleurs, il sentait le besoin de sortir de cette
existence, de se raccrocher à quelque chose. Aussi, le
lendemain, en dînant chez Mme Arnoux, il dit que sa
mère le tourmentait pour qu’il embrassât une
profession.
— Mais je croyais, reprit-elle, que M. Dambreuse
devait vous faire entrer au Conseil d’État ? Cela vous
irait très bien.
Elle le voulait donc. Il obéit.
Le banquier, comme la première fois, était assis à
son bureau, et d’un geste le pria d’attendre quelques
minutes, *185 car un
monsieur tournant le dos à la porte, l’entretenait de
matières graves. Il s’agissait de charbons de terre et
d’une fusion à opérer entre diverses compagnies.
Les portraits du général Foy et de Louis-Philippe
se faisaient pendant de chaque côté de la glace ; des
cartonniers montaient contre le lambris jusqu’au
plafond, et il y avait six chaises de paille, M.
Dambreuse n’ayant pas besoin pour ses affaires d’un
appartement plus beau ; c’était comme ces sombres
cuisines où s’élaborent de grands festins. Frédéric
observa surtout deux coffres monstrueux, dressés dans
les encoignures. Il se demandait combien de millions y
pouvaient tenir. Le banquier en ouvrit un, et la
planche de fer tourna, ne laissant voir à l’intérieur
que des cahiers de papier bleu.
Enfin l’individu passa devant Frédéric. C’était le
père Oudry. Tous deux se saluèrent en rougissant, ce
qui parut étonner M. Dambreuse. Du reste, il se montra
fort aimable. Rien n’était plus facile que de
recommander son jeune ami au garde des sceaux. On
serait trop heureux de l’avoir ; et il termina ses
politesses en l’invitant à une soirée qu’il donnait
dans quelques jours.
Frédéric montait en coupé pour s’y rendre quand
arriva un billet de la Maréchale. À la lueur des
lanternes, il lut :
« Cher, j’ai suivi vos conseils. Je viens
d’expulser mon Osage. À partir de demain soir,
liberté ! Dites que je ne suis pas brave. »
Rien de plus ! Mais c’était le convier à la place
vacante. Il poussa une exclamation, serra le billet
dans sa poche et partit.
Deux municipaux à cheval stationnaient dans la
rue. Une file de lampions brûlaient sur les deux
portes cochères ; et des domestiques, dans la cour,
criaient, pour faire avancer les voitures jusqu’au bas
du perron sous la marquise. Puis, tout à coup, le
bruit cessait dans le vestibule.
De grands arbres emplissaient la cage de
l’escalier ; les globes de porcelaine versaient une
lumière qui ondulait comme des moires de satin blanc
sur les murailles. Frédéric monta les marches
allègrement. Un huissier lança son nom : M. Dambreuse
lui tendit la main ; presque aussitôt, Mme Dambreuse
parut.
Elle avait une robe mauve garnie de dentelles, les
boucles de sa coiffure plus abondantes qu’à
l’ordinaire, et pas un seul bijou.
Elle se plaignit de ses rares visites, trouva
moyen de *186 dire
quelque chose. Les invités arrivaient ; en manière de
salut, ils jetaient leur torse de côté, ou se
courbaient en deux, ou baissaient la figure
seulement ; puis un couple conjugal, une famille
passait, et tous se dispersaient dans le salon déjà
plein.
Sous le lustre, au milieu, un pouf énorme
supportait une jardinière, dont les fleurs,
s’inclinant comme des panaches, surplombaient la tête
des femmes assises en rond, tout autour, tandis que
d’autres occupaient les bergères formant deux lignes
droites interrompues symétriquement par les grands
rideaux des fenêtres en velours nacarat et les hautes
baies des portes à linteau doré.
La foule des hommes qui se tenaient debout sur le
parquet, avec leur chapeau à la main, faisait de loin
une seule masse noire, où les rubans des boutonnières
mettaient des points rouges çà et là, et que rendait
plus sombre la monotone blancheur des cravates. Sauf
de petits jeunes gens à barbe naissante, tous
paraissaient s’ennuyer ; quelques dandys, d’un air
maussade, se balançaient sur leurs talons. Les têtes
grises, les perruques étaient nombreuses ; de place en
place, un crâne chauve luisait ; et les visages, ou
empourprés ou très blêmes, laissaient voir dans leur
flétrissure la trace d’immenses fatigues, les gens
qu’il y avait là appartenant à la politique ou aux
affaires. M. Dambreuse avait aussi invité plusieurs
savants, des magistrats, deux ou trois médecins
illustres, et il repoussait avec d’humbles attitudes
les éloges qu’on lui faisait sur sa soirée et les
allusions à sa richesse.
Partout, une valetaille à larges galons d’or
circulait. Les grandes torchères, comme des bouquets
de feu, s’épanouissaient sur les tentures ; elles se
répétaient dans les glaces ; et, au fond de la salle à
manger, que tapissait un treillage de jasmin, le
buffet ressemblait à un maître-autel de cathédrale ou
à une exposition d’orfèvrerie, tant il y avait de
plats, de cloches, de couverts et de cuillers en
argent et en vermeil, au milieu des cristaux à
facettes qui entrecroisaient, par-dessus les viandes,
des lueurs irisées. Les trois autres salons
regorgeaient d’objets d’art : paysages de maîtres
contre les murs, ivoires et porcelaines au bord des
tables, chinoiseries sur les consoles ; des paravents
de laque se développaient devant les fenêtres, des
touffes de camélias montaient dans les cheminées ; et
une musique légère vibrait, au loin, comme un
bourdonnement d’abeilles.
Les quadrilles n’étaient pas nombreux, et les
danseurs, *187 à la
manière nonchalante dont ils traînaient leurs
escarpins, semblaient s’acquitter d’un devoir.
Frédéric entendait des phrases comme celles-ci :
— Avez-vous été à la dernière fête de charité de
l’hôtel Lambert, mademoiselle ?
— Non, monsieur !
— Il va faire, tout à l’heure, une chaleur !
— Oh ! c’est vrai, étouffante !
— De qui donc cette polka ?
— Mon Dieu ! je ne sais pas, madame !
Et, derrière lui, trois roquentins, postés dans
une embrasure, chuchotaient des remarques obscènes ;
d’autres causaient chemins de fer, libre échange ; un
sportsman contait une histoire de chasse ; un
légitimiste et un orléaniste discutaient.
En errant de groupe en groupe, il arriva dans le
salon des joueurs, où, dans un cercle de gens graves,
il reconnut Martinon, « attaché maintenant au parquet
de la capitale ».
Sa grosse face couleur de cire emplissait
convenablement son collier, lequel était une
merveille, tant les poils noirs se trouvaient bien
égalisés ; et, gardant un juste milieu entre
l’élégance voulue par son âge et la dignité que
réclamait sa profession, il accrochait son pouce dans
son aisselle suivant l’usage des beaux, puis mettait
son bras dans son gilet à la façon des doctrinaires.
Bien qu’il eût des bottes extra-vernies, il portait
les tempes rasées, pour se faire un front de penseur.
Après quelques mots débités froidement, il se
retourna vers son conciliabule. Un propriétaire
disait :
— C’est une classe d’hommes qui rêvent le
bouleversement de la société !
— Ils demandent l’organisation du travail ! reprit
un autre. Conçoit-on cela ?
— Que voulez-vous ! fit un troisième, quand on
voit M. de Genoude donner la main au Siècle !
— Et des conservateurs, eux-mêmes, s’intituler
progressifs ! Pour nous amener, quoi ? la République !
comme si elle était possible en France !
Tous déclarèrent que la République était
impossible en France.
— N’importe, remarqua tout haut un monsieur, on
s’occupe trop de la Révolution ; on publie là-dessus
un tas d’histoires, de livres !…
— Sans compter, dit Martinon, qu’il y a,
peut-être, des sujets d’étude plus sérieux !
*188 Un
ministériel s’en prit aux scandales du théâtre :
— Ainsi, par exemple, ce nouveau drame, la Reine
Margot, dépasse véritablement les bornes ! Où
était le besoin qu’on nous parlât des Valois ? Tout
cela montre la royauté sous un jour défavorable !
C’est comme votre Presse ! Les lois de septembre, on a
beau dire, sont infiniment trop douces ! Moi, je
voudrais des cours martiales pour bâillonner les
journalistes ! À la moindre insolence, traînés devant
un conseil de guerre ! et allez donc !
— Oh ! prenez garde, monsieur, prenez garde ! dit
un professeur, n’attaquez pas nos précieuses conquêtes
de 1830 ! respectons nos libertés.
Il fallait décentraliser plutôt, répartir
l’excédent des villes dans les campagnes.
— Mais elles sont gangrenées ! s’écria
un catholique. Faites qu’on raffermisse la Religion !
Martinon s’empressa de dire :
— Effectivement, c’est un frein !
Tout le mal gisait dans cette envie moderne de
s’élever au-dessus de sa classe, d’avoir du luxe.
— Cependant, objecta un industriel, le luxe
favorise le commerce. Aussi j’approuve le duc de
Nemours d’exiger la culotte courte à ses soirées.
— M. Thiers y est venu en pantalon. Vous
connaissez son mot ?
— Oui, charmant ! Mais il tourne au démagogue, et
son discours dans la question des incompatibilités n’a
pas été sans influence sur l’attentat du 12 mai.
— Ah ! bah !
— Eh ! eh !
Le cercle fut contraint de s’entr’ouvrir pour
livrer passage à un domestique portant un plateau, et
qui tâchait d’entrer dans le salon des joueurs.
Sous l’abat-jour vert des bougies, des rangées de
cartes et de pièces d’or couvraient la table. Frédéric
s’arrêta devant une d’elles, perdit les quinze
napoléons qu’il avait dans sa poche, fit une
pirouette, et se trouva au seuil du boudoir où était
alors Mme Dambreuse.
Des femmes le remplissaient, les unes près des
autres, sur des sièges sans dossier. Leurs longues
jupes, bouffant autour d’elles, semblaient des flots
d’où leur taille émergeait, et les seins s’offraient
aux regards dans l’échancrure des corsages. Presque
toutes portaient un bouquet de violettes à la main. Le
ton mat de leurs gants faisaient ressortir la
blancheur humaine de leurs bras ; des *189
effilés, des herbes, leur pendaient sur les
épaules, et on croyait quelquefois, à certains
frissonnements, que la robe allait tomber. Mais la
décence des figures tempérait les provocations du
costume ; plusieurs même avaient une placidité presque
bestiale, et ce rassemblement de femmes demi-nues
faisait songer à un intérieur de harem ; il vint à
l’esprit du jeune homme une comparaison plus
grossière. En effet, toutes sortes de beautés se
trouvaient là : des Anglaises à profil de keepsake,
une Italienne dont les yeux noirs fulguraient comme un
Vésuve, trois sœurs habillées de bleu, trois
Normandes, fraîches comme des pommiers d’avril, une
grande rousse avec une parure d’améthystes ; et les
blanches scintillations des diamants qui tremblaient
en aigrettes dans les chevelures, les taches
lumineuses des pierreries étalées sur les poitrines,
et l’éclat doux des perles accompagnant les visages se
mêlaient au miroitement des anneaux d’or, aux
dentelles, à la poudre, aux plumes, au vermillon des
petites bouches, à la nacre des dents. Le plafond,
arrondi en coupole, donnait au boudoir la forme d’une
corbeille ; et un courant d’air parfumé circulait sous
le battement des éventails.
Frédéric, campé derrière elles avec son lorgnon
dans l’œil, ne jugeait pas toutes les épaules
irréprochables ; il songeait à la Maréchale, ce qui
refoulait ses tentations, ou l’en consolait.
Il regardait cependant Mme Dambreuse, et il la
trouvait charmante, malgré sa bouche un peu longue et
ses narines trop ouvertes. Mais sa grâce était
particulière. Les boucles de sa chevelure avaient
comme une langueur passionnée, et son front couleur
d’agate semblait contenir beaucoup de choses et
dénotait un maître.
Elle avait mis près d’elle la nièce de son mari,
jeune personne assez laide. De temps à autre, elle se
dérangeait pour recevoir celles qui entraient ; et le
murmure des voix féminines, augmentant, faisait comme
un caquetage d’oiseaux.
Il était question des ambassadeurs tunisiens et de
leurs costumes. Un dame avait assisté à la dernière
réception de l’Académie ; une autre parla du Don
Juan de Molière, représenté nouvellement aux
Français. Mais, désignant sa nièce d’un coup
d’œil, Mme Dambreuse posa un doigt contre sa bouche,
et un sourire qui lui échappa démentait cette
austérité.
Tout à coup, Martinon apparut, en face, sous
l’autre *190 porte.
Elle se leva. Il lui offrit son bras. Frédéric, pour
le voir continuer ses galanteries, traversa les tables
de jeu et les rejoignit dans le grand
salon ; Mme Dambreuse quitta aussitôt son cavalier, et
l’entretint familièrement.
Elle comprenait qu’il ne jouât pas, ne dansât pas.
— Dans la jeunesse on est triste !
Puis, enveloppant le bal d’un seul regard :
— D’ailleurs, tout cela n’est pas drôle ! pour
certaines natures du moins !
Et elle s’arrêtait devant la rangée des fauteuils,
distribuant çà et là des mots aimables, tandis que des
vieux, qui avaient des binocles à deux branches,
venaient lui faire la cour. Elle présenta Frédéric à
quelques-uns. M. Dambreuse le toucha au coude
légèrement, et l’emmena dehors sur la terrasse.
Il avait vu le ministre. La chose n’était pas
facile. Avant d’être présenté comme auditeur au
Conseil d’État, on devait subir un examen ; Frédéric,
pris d’une confiance inexplicable, répondit qu’il en
savait les matières.
Le financier n’en était pas surpris, d’après tous
les éloges que faisait de lui M. Roque.
À ce nom, Frédéric revit la petite Louise, sa
maison, sa chambre ; et il se rappela des nuits
pareilles, où il restait à sa fenêtre, écoutant les
rouliers qui passaient. Ce souvenir de ses tristesses
amena la pensée de Mme Arnoux ; et il se taisait, tout
en continuant à marcher sur la terrasse. Les croisées
dressaient au milieu des ténèbres de longues plaques
rouges ; le bruit du bal s’affaiblissait ; les
voitures commençaient à s’en aller.
— Pourquoi donc, reprit M. Dambreuse, tenez-vous
au Conseil d’État ?
Et il affirma, d’un ton de libéral, que les
fonctions publiques ne menaient à rien, il en savait
quelque chose ; les affaires valaient mieux. Frédéric
objecta la difficulté de les apprendre.
— Ah ! bah ! en peu de temps, je vous y mettrais.
Voulait-il l’associer à ses entreprises ?
Le jeune homme aperçut, comme dans un éclair, une
immense fortune qui allait venir.
— Rentrons, dit le banquier. Vous soupez avec
nous, n’est-ce pas ?
Il était trois heures, on partait. Dans la salle à
manger, une table servie attendait les intimes.
M. Dambreuse aperçut Martinon, et, s’approchant de
sa femme, d’une voix basse :
*191 — C’est vous
qui l’avez invité ?
Elle répliqua sèchement :
— Mais oui !
La nièce n’était pas là. On but très bien, on rit
très haut ; et des plaisanteries hasardeuses ne
choquèrent point, tous éprouvant cet allégement qui
suit les contraintes un peu longues. Seul, Martinon se
montra sérieux ; il refusa de boire du vin de
Champagne par bon genre, souple d’ailleurs et fort
poli, car M. Dambreuse, qui avait la poitrine étroite,
se plaignant d’oppression, il s’informa de sa santé à
plusieurs reprises ; puis il dirigeait ses yeux
bleuâtres du côté de Mme Dambreuse.
Elle interpella Frédéric, pour savoir quelles
jeunes personnes lui avaient plu. Il n’en avait
remarqué aucune, et préférait, d’ailleurs, les femmes
de trente ans.
— Ce n’est peut-être pas bête ! répondit-elle.
Puis, comme on mettait les pelisses et les
paletots, M. Dambreuse lui dit :
— Venez me voir un de ces matins, nous causerons !
Martinon, au bas de l’escalier, alluma un cigare ;
et il offrait, en le suçant, un profil tellement
lourd, que son compagnon lâcha cette phrase :
— Tu as une bonne tête, ma parole !
— Elle en a fait tourner quelques-unes ! reprit le
jeune magistrat, d’un air à la fois convaincu et vexé.
Frédéric, en se couchant, résuma la soirée.
D’abord, sa toilette (il s’était observé dans les
glaces plusieurs fois), depuis la coupe de l’habit
jusqu’au nœud des escarpins, ne laissait rien à
reprendre ; il avait parlé à des hommes considérables,
avait vu de près des femmes riches, M. Dambreuse
s’était montré excellent et Mme Dambreuse presque
engageante. Il pesa un à un ses moindres mots, ses
regards, mille choses inanalysables et cependant
expressives. Ce serait crânement beau d’avoir une
pareille maîtresse ! Pourquoi non, après tout ? Il en
valait bien un autre ! Peut-être qu’elle n’était pas
si difficile ? Martinon ensuite revint à sa mémoire ;
et, en s’endormant, il souriait de pitié sur ce brave
garçon.
L’idée de la Maréchale le réveilla ; ces mots de
son billet : « À partir de demain soir », étaient bien
un rendez-vous pour le jour même. Il attendit jusqu’à
neuf heures, et courut chez elle.
Quelqu’un, devant lui, qui montait l’escalier,
ferma la porte. Il tira la sonnette ; Delphine vint
ouvrir, et affirma que Madame n’y était pas.
*192 Frédéric
insista, pria. Il avait à lui communiquer quelque
chose de très grave, un simple mot. Enfin l’argument
de la pièce de cent sous réussit, et la bonne le
laissa seul dans l’antichambre.
Rosanette parut. Elle était en chemise, les
cheveux dénoués ; et, tout en hochant la tête, elle
fit de loin, avec les deux bras, un grand geste
exprimant qu’elle ne pouvait le recevoir.
Frédéric descendit l’escalier, lentement. Ce
caprice-là dépassait tous les autres. Il n’y
comprenait rien.
Devant la loge du portier, Mlle Vatnaz l’arrêta.
— Elle vous a reçu ?
— Non !
— On vous a mis à la porte ?
— Comment le savez-vous ?
— Ça se voit ! Mais venez ! sortons ! j’étouffe !
Elle l’emmena dans la rue. Elle haletait.
Il sentait son bras maigre trembler sur le sien. Tout
à coup elle éclata.
— Ah ! le misérable !
— Qui donc ?
— Mais c’est lui ! lui ! Delmar !
Cette révélation humilia Frédéric ; il reprit :
— En êtes-vous bien sûre ?
— Mais quand je vous dis que je l’ai suivi !
s’écria la Vatnaz ; je l’ai vu entrer ! Comprenez-vous
maintenant ? Je devais m’y attendre, d’ailleurs ;
c’est moi, dans ma bêtise, qui l’ai mené chez elle. Et
si vous saviez, mon Dieu ! Je l’ai recueilli, je l’ai
nourri, je l’ai habillé ; et toutes mes démarches dans
les journaux ! Je l’aimais comme une mère !
Puis, avec un ricanement :
— Ah ! c’est qu’il faut à Monsieur des robes de
velours ! une spéculation de sa part, vous pensez
bien ! Et elle ! Dire que je l’ai connue
confectionneuse de lingerie ! Sans moi, plus de vingt
fois, elle serait tombée dans la crotte. Mais je l’y
plongerai ! oh oui ! Je veux qu’elle crève à
l’hôpital ! On saura tout !
Et, comme un torrent d’eau de vaisselle qui
charrie des ordures, sa colère fit passer
tumultueusement sous Frédéric les hontes de sa rivale.
— Elle a couché avec Jumillac, avec Flacourt, avec
le petit Allard, avec Bertinaux, avec Saint-Valéry, le
grêlé. Non ! l’autre ! Ils sont deux frères,
n’importe ! Et quand elle avait des embarras,
j’arrangeais tout. Qu’est-ce que j’y gagnais ? Elle
est si avare ! Et puis, vous en *193
conviendrez, c’était une jolie complaisance
que de la voir, car enfin, nous ne sommes pas du même
monde ! Est-ce que je suis une fille, moi ! Est-ce que
je me vends ! Sans compter qu’elle est bête comme un
chou ! Elle écrit catégorie par un th. Au
reste, ils vont bien ensemble ; ça fait la paire,
quoiqu’il s’intitule artiste et se croie du génie !
Mais, mon Dieu ! s’il avait seulement de
l’intelligence, il n’aurait pas commis une infamie
pareille ! On ne quitte pas une femme supérieure pour
une coquine ! Je m’en moque, après tout. Il devient
laid ! Je l’exècre ! Si je le rencontrais, tenez, je
lui cracherais à la figure.
Elle cracha.
— Oui, voilà le cas que j’en fais maintenant ! Et
Arnoux, hein ? N’est-ce pas abominable ? Il lui a tant
de fois pardonné ! On n’imagine pas ses sacrifices !
Elle devrait baiser ses pieds ! Il est si généreux, si
bon !
Frédéric jouissait à entendre dénigrer Delmar. Il
avait accepté Arnoux. Cette perfidie de Rosanette lui
semblait une chose anormale, injuste ; et, gagné par
l’émotion de la vieille fille, il arrivait à sentir
pour lui comme de l’attendrissement. Tout à coup, il
se trouva devant sa porte ; Mlle Vatnaz, sans qu’il
s’en aperçût, lui avait fait descendre le faubourg
Poissonnière.
— Nous y voilà, dit-elle. Moi, je ne peux pas
monter. Mais vous, rien ne vous empêche.
— Pour quoi faire ?
— Pour lui dire tout, parbleu !
Frédéric, comme se réveillant en sursaut, comprit
l’infamie où on le poussait.
— Eh bien ? reprit-elle.
Il leva les yeux vers le second étage. La
lampe de Mme Arnoux brûlait. Rien effectivement ne
l’empêchait de monter.
— Je vous attends ici. Allez donc !
Ce commandement acheva de le refroidir, et il
dit :
— Je serai là-haut longtemps. Vous feriez mieux de
vous en retourner. J’irai demain chez vous.
— Non, non ! répliqua la Vatnaz, en tapant du
pied. Prenez-le ! emmenez-le ? faites qu’il les
surprenne !
— Mais Delmar n’y sera plus !
Elle baissa la tête.
— Oui, c’est peut-être vrai ?
Et elle resta sans parler, au milieu de la rue,
entre les voitures ; puis, fixant sur lui ses yeux de
chatte sauvage :
*194 — Je peux
compter sur vous, n’est-ce pas ? Entre nous deux
maintenant, c’est sacré ! Faites donc. À demain !
Frédéric, en traversant le corridor, entendit deux
voix qui se répondaient. Celle de Mme Arnoux disait :
— Ne mens pas ! ne mens donc pas !
Il entra. On se tut.
Arnoux marchait de long en large, et Madame était
assise sur la petite chaise près du feu, extrêmement
pâle, l’œil fixe. Frédéric fit un mouvement pour se
retirer. Arnoux lui saisit la main, heureux du secours
qui lui arrivait.
— Mais je crains…, dit Frédéric.
— Restez donc ! souffla Arnoux dans son oreille.
Madame reprit :
— Il faut être indulgent, monsieur Moreau ! Ce
sont de ces choses que l’on rencontre parfois dans les
ménages.
— C’est qu’on les y met, dit gaillardement Arnoux.
Les femmes vous ont des lubies ! Ainsi, celle-là, par
exemple, n’est pas mauvaise. Non, au contraire ! Eh
bien, elle s’amuse depuis une heure à me taquiner avec
un tas d’histoires.
— Elles sont vraies ! répliqua Mme Arnoux
impatientée. Car, enfin, tu l’as acheté.
— Moi ?
— Oui, toi-même ! au Persan !
« Le cachemire ! » pensa Frédéric.
Il se sentait coupable et avait peur.
Elle ajouta, de suite :
— C’était l’autre mois, un samedi, le 14.
— Ah ! ce jour-là, précisément, j’étais à Creil !
Ainsi, tu vois.
— Pas du tout ! Car nous avons dîné chez les
Bertin, le 14.
— Le 14… ? fit Arnoux, en levant les yeux comme
pour chercher une date.
— Et même, le commis qui t’a vendu était un
blond !
— Est-ce que je peux me rappeler le commis !
— Il a cependant écrit, sous ta dictée,
l’adresse : 18, rue de Laval.
— Comment sais-tu ? dit Arnoux stupéfait.
Elle leva les épaules.
— Oh ! c’est bien simple : j’ai été pour faire
réparer mon cachemire, et un chef de rayon m’a appris
qu’on venait d’en expédier un autre pareil
chez Mme Arnoux.
*195 — Est-ce ma
faute, à moi, s’il y a dans la même rue une dame
Arnoux ?
— Oui ! mais pas Jacques Arnoux, reprit-elle.
Alors, il se mit à divaguer, protestant de son
innocence. C’était une méprise, un hasard, une de ces
choses inexplicables comme il en arrive. On ne devait
pas condamner les gens sur de simples soupçons, des
indices vagues ; et il cita l’exemple de l’infortuné
Lesurques.
— Enfin, j’affirme que tu te trompes ! Veux-tu que
je t’en jure ma parole ?
— Ce n’est point la peine.
— Pourquoi ?
Elle le regarda en face, sans rien dire ; puis
allongea la main, prit le coffret d’argent sur la
cheminée, et lui tendit une facture grande ouverte.
Arnoux rougit jusqu’aux oreilles et ses traits
décomposés s’enflèrent.
— Eh bien ?
— Mais… répondit-il, lentement, qu’est-ce que ça
prouve ?
— Ah ! fit-elle, avec une intonation de voix
singulière, où il y avait de la douleur et de
l’ironie. — Ah !
Arnoux gardait la note entre ses mains, et la
retournait, n’en détachant pas les yeux comme s’il
avait dû y découvrir la solution d’un grand problème.
— Oh ! oui, oui, je me rappelle, dit-il enfin.
C’est une commission. — Vous devez savoir cela, vous.
Frédéric ?
Frédéric se taisait.
— Une commission dont j’étais chargé… par… par le
père Oudry.
— Et pour qui ?
— Pour sa maîtresse.
— Pour la vôtre ! s’écria Mme Arnoux, se levant
toute droite.
— Je te jure…
— Ne recommencez pas ! Je sais tout !
— Ah ! très bien ! Ainsi, on m’espionne !
Elle répliqua froidement :
— Cela blesse, peut-être, votre délicatesse ?
— Du moment qu’on s’emporte, reprit Arnoux, en
cherchant son chapeau, et qu’il n’y a pas moyen de
raisonner !
Puis, avec un grand soupir :
— Ne vous mariez pas, mon pauvre ami, non,
croyez-moi !
*196 Et il
décampa, ayant besoin de prendre l’air.
Alors, il se fit un grand silence ; et tout, dans
l’appartement, sembla plus immobile. Un cercle
lumineux, au-dessus de la carcel, blanchissait le
plafond, tandis que, dans les coins, l’ombre
s’étendait comme des gazes noires superposées ; on
entendait le tic-tac de la pendule avec la crépitation
du feu.
Mme Arnoux venait de se rasseoir, à l’autre angle
de la cheminée, dans le fauteuil ; elle mordait ses
lèvres en grelottant ; ses deux mains se levèrent, un
sanglot lui échappa, elle pleurait.
Il se mit sur la petite chaise ; et, d’une voix
caressante, comme on fait une personne malade :
— Vous ne doutez pas que je ne partage… ?
Elle ne répondit rien. Mais, continuant tout haut
ses réflexions :
— Je le laisse bien libre ! Il n’avait pas besoin
de mentir !
— Certainement, dit Frédéric.
C’était la conséquence de ses habitudes sans
doute, il n’y avait pas songé, et peut-être que, dans
des choses plus graves…
— Que voyez-vous donc de plus grave ?
— Oh ! rien !
Frédéric s’inclina, avec un sourire d’obéissance.
Arnoux néanmoins possédait certaines qualités ; il
aimait ses enfants.
— Ah ! et il fait tout pour les ruiner !
Cela venait de son humeur trop facile ; car,
enfin, c’était un bon garçon.
Elle s’écria :
— Mais qu’est-ce que cela veut dire, un bon
garçon !
Il le défendait ainsi, de la manière la plus vague
qu’il pouvait trouver, et, tout en la plaignant, il se
réjouissait, se délectait au fond de l’âme. Par
vengeance ou besoin d’affection, elle se réfugierait
vers lui. Son espoir, démesurément accru, renforçait
son amour.
Jamais elle ne lui avait paru si captivante, si
profondément belle. De temps à autre, une aspiration
soulevait sa poitrine ; ses deux yeux fixes semblaient
dilatés par une vision intérieure, et sa bouche
demeurait entre-close comme pour donner son âme.
Quelquefois, elle appuyait dessus fortement son
mouchoir ; il aurait voulu être ce petit morceau de
batiste tout trempé de larmes. Malgré lui, il
regardait la couche, au fond de l’alcôve, en *197
imaginant sa tête sur l’oreiller ; et il
voyait cela si bien, qu’il se retenait pour ne pas la
saisir dans ses bras. Elle ferma les paupières,
apaisée, inerte. Alors, il s’approcha de plus près,
et, penché sur elle, il examinait avidement sa figure.
Un bruit de bottes résonna dans le couloir, c’était
l’autre. Ils l’entendirent fermer la porte de sa
chambre. Frédéric demanda, d’un signe, à Mme Arnoux,
s’il devait y aller.
Elle répliqua « oui » de la même façon ; et ce
muet échange de leurs pensées était comme un
consentement, un début d’adultère.
Arnoux, près de se coucher, défaisait sa
redingote.
— Eh bien, comment va-t-elle ?
— Oh ! mieux ! dit Frédéric, cela se passera !
Mais Arnoux était peiné.
— Vous ne la connaissez pas ! Elle a maintenant
des nerfs… ! Imbécile de commis ! Voilà ce que c’est
que d’être trop bon ! Si je n’avais pas donné ce
maudit châle à Rosanette !
— Ne regrettez rien ! Elle vous est on ne peut
plus reconnaissante !
— Vous croyez ?
Frédéric n’en doutait pas. La preuve, c’est
qu’elle venait de congédier le père Oudry.
— Ah ! pauvre biche !
Et, dans l’excès de son émotion, Arnoux voulait
courir chez elle.
— Ce n’est pas la peine ! j’en viens. Elle est
malade !
— Raison de plus !
Il repassa vivement sa redingote et avait pris son
bougeoir. Frédéric se maudit pour sa sottise, et lui
représenta qu’il devait, par décence, rester ce soir
auprès de sa femme. Il ne pouvait l’abandonner, ce
serait très mal.
— Franchement, vous auriez tort ! Rien ne presse,
là-bas ! Vous irez demain ! Voyons ! faites cela pour
moi.
Arnoux déposa son bougeoir, et lui dit, en
l’embrassant :
— Vous êtes bon, vous !
|
Chapitre III
*198 Alors
commença pour Frédéric une existence misérable. Il fut
le parasite de la maison.
Si quelqu’un était indisposé, il venait trois fois
par jour savoir de ses nouvelles, allait chez
l’accordeur de piano, inventait mille prévenances : et
il endurait d’un air content les bouderies
de Mlle Marthe et les caresses du jeune Eugène, qui
lui passait toujours ses mains sales sur la figure. Il
assistait aux dîners où Monsieur et Madame, en face
l’un de l’autre, n’échangeaient pas un mot : ou bien
Arnoux agaçait sa femme par des remarques saugrenues.
Le repas terminé, il jouait dans la chambre avec son
fils, se cachait derrière les meubles, ou le portait
sur son dos, en marchant à quatre pattes, comme le
Béarnais. Il s’en allait enfin ; et elle abordait
immédiatement l’éternel sujet de plainte : Arnoux.
Ce n’était pas son inconduite qui l’indignait.
Mais elle paraissait souffrir dans son orgueil, et
laissait voir sa répugnance pour cet homme sans
délicatesse, sans dignité, sans honneur.
— Ou plutôt il est fou ! disait-elle.
Frédéric sollicitait adroitement ses confidences.
Bientôt, il connut toute sa vie.
Ses parents étaient de petits bourgeois de
Chartres. Un jour, Arnoux, dessinant au bord de la
rivière (il se croyait peintre dans ce temps-là),
l’avait aperçue comme elle sortait de l’église et
demandée en mariage ; à cause de sa fortune, on
n’avait pas hésité. D’ailleurs, il l’aimait
éperdument. Elle ajouta :
— Mon Dieu, il m’aime encore à sa manière !
Ils avaient, les premiers mois, voyagé en Italie.
Arnoux, malgré son enthousiasme devant les
paysages et les chefs-d’œuvre, n’avait fait que gémir
sur le vin, et *199 organisait
des pique-nique avec des Anglais, pour se distraire.
Quelques tableaux bien revendus l’avaient poussé au
commerce des arts. Puis il s’était engoué d’une
manufacture de faïence. D’autres spéculations, à
présent, le tentaient ; et, se vulgarisant de plus en
plus, il prenait des habitudes grossières et
dispendieuses. Elle avait moins à lui reprocher ses
vices que toutes ses actions. Aucun changement ne
pouvait survenir, et son malheur à elle était
irréparable.
Frédéric affirmait que son existence, de même, se
trouvait manquée.
Il était bien jeune cependant. Pourquoi
désespérer ? Et elle lui donnait de bons conseils :
« Travaillez ! mariez-vous ! ». Il répondait par des
sourires amers ; car, au lieu d’exprimer le véritable
motif de son chagrin, il en feignait un autre,
sublime, faisant un peu l’Antony, le maudit, langage,
du reste, qui ne dénaturait pas complètement sa
pensée.
L’action, pour certains hommes, est d’autant plus
impraticable que le désir est plus fort. La méfiance
d’eux-mêmes les embarrasse, la crainte de déplaire les
épouvante ; d’ailleurs, les affections profondes
ressemblent aux honnêtes femmes ; elles ont peur
d’être découvertes, et passent dans la vie les yeux
baissés.
Bien qu’il connût Mme Arnoux davantage (à cause de
cela, peut-être), il était encore plus lâche
qu’autrefois. Chaque matin, il se jurait d’être hardi.
Une invincible pudeur l’en empêchait ; et il ne
pouvait se guider d’après aucun exemple, puisque
celle-là différait des autres. Par la force de ses
rêves, il l’avait posée en dehors des conditions
humaines. Il se sentait, à côté d’elle, moins
important sur la terre que les brindilles de soie
s’échappant de ses ciseaux.
Puis il pensait à des choses monstrueuses,
absurdes, telles que des surprises, la nuit, avec des
narcotiques et des fausses clefs, tout lui paraissant
plus facile que d’affronter son dédain.
D’ailleurs, les enfants, les deux bonnes, la
disposition des pièces faisaient d’insurmontables
obstacles. Donc, il résolut de la posséder à lui seul,
et d’aller vivre ensemble bien loin, au fond d’une
solitude ; il cherchait même sur quel lac assez bleu,
au bord de quelle plage assez douce, si ce serait
l’Espagne, la Suisse ou l’Orient ; et, choisissant
exprès les jours où elle semblait plus irritée, il lui
disait qu’il faudrait sortir de là, imaginer un moyen,
et *200 qu’il n’en
voyait pas d’autre qu’une séparation. Mais, pour
l’amour de ses enfants, jamais elle n’en viendrait à
une telle extrémité. Tant de vertu augmenta son
respect.
Ses après-midi se passaient à se rappeler la
visite de la veille, à désirer celle du soir. Quand il
ne dînait pas chez eux, vers 9 heures, il se postait
au coin de la rue ; et, dès qu’Arnoux avait tiré la
grande porte, Frédéric montait vivement les deux
étages et demandait à la bonne d’un air ingénu :
« Monsieur est là ? »
Puis faisait l’homme surpris de ne pas le trouver.
Arnoux, souvent, rentrait à l’improviste. Alors,
il fallait le suivre dans un petit café de la rue
Sainte-Anne, que fréquentait maintenant Regimbart.
Le Citoyen commençait par articuler contre la
Couronne quelque nouveau grief. Puis ils causaient, en
se disant amicalement des injures ; car le fabricant
tenait Regimbart pour un penseur de haute volée, et,
chagriné de voir tant de moyens perdus, il le
taquinait sur sa paresse. Le Citoyen jugeait Arnoux
plein de cœur et d’imagination, mais décidément trop
immoral ; aussi le traitait-il sans la moindre
indulgence et refusait même de dîner chez lui, parce
que « la cérémonie l’embêtait ».
Quelquefois, au moment des adieux, Arnoux était
pris de fringale. Il « avait besoin » de manger une
omelette ou des pommes cuites ; et, les comestibles ne
se trouvant jamais dans l’établissement, il les
envoyait chercher. On attendait. Regimbart ne s’en
allait pas, et finissait, en grommelant, par accepter
quelque chose.
Il était sombre néanmoins, car il restait pendant
des heures, en face du même verre à moitié plein. La
Providence ne gouvernant point les choses selon ses
idées, il tournait à l’hypocondriaque, ne voulait même
plus lire les journaux, et poussait des rugissements
au seul nom de l’Angleterre. Il s’écria une fois, à
propos d’un garçon qui le servait mal :
— Est-ce que nous n’avons pas assez des affronts
de l’étranger !
En dehors de ces crises, il se tenait taciturne,
méditant « un coup infaillible pour faire péter toute
la boutique ».
Tandis qu’il était perdu dans ses réflexions,
Arnoux, d’une voix monotone et avec un regard un peu
ivre, contait d’incroyables anecdotes où il avait
toujours brillé, grâce à son aplomb ; et Frédéric
(cela tenait sans doute à des ressemblances profondes)
éprouvait un certain *201 entraînement
pour sa personne. Il se reprochait cette faiblesse,
trouvant qu’il aurait dû le haïr, au contraire.
Arnoux se lamentait devant lui sur l’humeur de sa
femme, son entêtement, ses préventions injustes. Elle
n’était pas comme cela autrefois.
— À votre place, disait Frédéric, je lui ferais
une pension, et je vivrais seul.
Arnoux ne répondait rien ; et, un moment après,
entamait son éloge. Elle était bonne, dévouée,
intelligente, vertueuse ; et, passant à ses qualités
corporelles, il prodiguait les révélations, avec
l’étourderie de ces gens qui étalent leurs trésors
dans les auberges.
Une catastrophe dérangea son équilibre.
Il était entré, comme membre du Conseil de
surveillance, dans une compagnie de kaolin. Mais, se
fiant à tout ce qu’on lui disait, il avait signé des
rapports inexacts et approuvé, sans vérification, les
inventaires annuels frauduleusement dressés par le
gérant. Or, la compagnie avait croulé, et Arnoux,
civilement responsable, venait d’être condamné, avec
les autres, à la garantie des dommages-intérêts, ce
qui lui faisait une perte d’environ trente mille
francs, aggravée par les motifs du jugement.
Frédéric apprit cela dans un journal, et se
précipita vers la rue Paradis.
On le reçut dans la chambre de Madame. C’était
l’heure du premier déjeuner. Des bols de café au lait
encombraient un guéridon auprès du feu. Des savates
traînaient sur le tapis, des vêtements sur les
fauteuils. Arnoux, en caleçon et en veste de tricot,
avait les yeux rouges et la chevelure ébouriffée ; le
petit Eugène, à cause de ses oreillons, pleurait, tout
en grignotant sa tartine ; sa sœur mangeait
tranquillement ; Mme Arnoux, un peu plus pâle que
d’habitude, les servait tous les trois.
— Eh bien, dit Arnoux, en poussant un gros soupir,
vous savez !
Et Frédéric ayant fait un geste de compassion :
— Voilà ! J’ai été victime de ma confiance !
Puis il se tut ; et son abattement était si fort,
qu’il repoussa le déjeuner. Mme Arnoux leva les yeux,
avec un haussement d’épaules. Il se passa les mains
sur le front.
— Après tout, je ne suis pas coupable. Je n’ai
rien à me reprocher. C’est un malheur ! On s’en
tirera ! Ah ! ma foi, tant pis !
Et il entama une brioche, obéissant, du reste, aux
sollicitations de sa femme.
*202 Le soir, il
voulut dîner seul, avec elle, dans un cabinet
particulier, à la Maison d’or. Mme Arnoux ne comprit
rien à ce mouvement de cœur, s’offensant même d’être
traitée en lorette ; ce qui, de la part d’Arnoux, au
contraire, était une preuve d’affection. Puis, comme
il s’ennuyait, il alla se distraire chez la Maréchale.
Jusqu’à présent, on lui avait passé beaucoup de
choses, grâce à son caractère bonhomme. Son procès le
classa parmi les gens tarés. Une solitude se fit
autour de sa maison.
Frédéric, par point d’honneur, crut devoir les
fréquenter plus que jamais. Il loua une baignoire aux
Italiens et les y conduisit chaque semaine. Cependant,
ils en étaient à cette période où, dans les unions
disparates, une invincible lassitude ressort des
concessions que l’on s’est faites et rend l’existence
intolérable. Mme Arnoux se retenait pour ne pas
éclater, Arnoux s’assombrissait ; et le spectacle de
ces deux êtres malheureux attristait Frédéric.
Elle l’avait chargé, puisqu’il possédait sa
confiance, de s’enquérir de ses affaires. Mais il
avait honte, il souffrait de prendre ses dîners en
ambitionnant sa femme. Il continuait néanmoins, se
donnant pour excuse qu’il devait la défendre, et
qu’une occasion pouvait se présenter de lui être
utile.
Huit jours après le bal, il avait fait une visite
à M. Dambreuse. Le financier lui avait offert une
vingtaine d’actions dans son entreprise de houilles ;
Frédéric n’y était pas retourné. Deslauriers lui
écrivait des lettres ; il les laissait sans réponse.
Pellerin l’avait engagé à venir voir le portrait ; il
l’éconduisait toujours. Il céda cependant à Cisy, qui
l’obsédait pour faire la connaissance de Rosanette.
Elle le reçut fort gentiment, mais sans lui sauter
au cou, comme autrefois. Son compagnon fut heureux
d’être admis chez une impure, et surtout de causer
avec un acteur ; Delmar se trouvait là.
Un drame, où il avait représenté un manant qui
fait la leçon à Louis XIV et prophétise 89, l’avait
mis en telle évidence, qu’on lui fabriquait sans cesse
le même rôle ; et sa fonction, maintenant, consistait
à bafouer les monarques de tous les pays. Brasseur
anglais, il invectivait Charles Ier ; étudiant de
Salamanque, maudissait Philippe II ; ou, père
sensible, s’indignait contre la Pompadour, c’était le
plus beau ! Les gamins, pour le voir, l’attendaient à
la porte des coulisses ; et sa biographie, vendue dans
les *203 entr’actes,
le dépeignait comme soignant sa vieille mère, lisant
l’Évangile, assistant les pauvres, enfin sous les
couleurs d’un saint Vincent de Paul mélangé de Brutus
et de Mirabeau. On disait : « Notre Delmar. » Il avait
une mission, il devenait Christ.
Tout cela avait fasciné Rosanette ; et elle
s’était débarrassée du père Oudry, sans se soucier de
rien, n’étant pas cupide.
Arnoux, qui la connaissait, en avait profité
pendant longtemps pour l’entretenir à peu de frais ;
le bonhomme était venu, et ils avaient eu soin, tous
les trois, de ne point s’expliquer franchement. Puis,
s’imaginant qu’elle congédiait l’autre pour lui seul,
Arnoux avait augmenté sa pension. Mais ses demandes se
renouvelaient avec une fréquence inexplicable, car
elle menait un train moins dispendieux ; elle avait
même vendu jusqu’au cachemire, tenant à s’acquitter de
ses vieilles dettes, disait-elle ; et il donnait
toujours, elle l’ensorcelait, elle abusait de lui,
sans pitié. Aussi les factures, les papiers timbrés
pleuvaient dans la maison. Frédéric sentait une crise
prochaine.
Un jour, il se présenta pour voir Mme Arnoux. Elle
était sortie. Monsieur travaillait en bas dans le
magasin.
En effet, Arnoux, au milieu de ses potiches,
tâchait d’enfoncer de jeunes mariés, des
bourgeois de la province. Il parlait du tournage et du
tournassage, du truité et du glacé ; les autres, ne
voulant pas avoir l’air de n’y rien comprendre,
faisaient des signes d’approbation et achetaient.
Quand les chalands furent dehors, il conta qu’il
avait eu, le matin, avec sa femme, une petite
altercation. Pour prévenir les observations sur la
dépense, il avait affirmé que la Maréchale n’était
plus sa maîtresse.
— Je lui ai même dit que c’était la vôtre.
Frédéric fut indigné ; mais des reproches
pouvaient le trahir, il balbutia :
— Ah ! vous avez eu tort, grand tort !
— Qu’est-ce que ça fait ? dit Arnoux. Où est le
déshonneur de passer pour son amant ? Je le suis bien,
moi ! Ne seriez-vous pas flatté de l’être ?
Avait-elle parlé ? Était-ce une allusion ?
Frédéric se hâta de répondre :
— Non ! pas du tout ! au contraire !
— Eh bien, alors ?
— Oui, c’est vrai ! cela n’y fait rien.
Arnoux reprit :
*204 — Pourquoi ne
venez-vous plus là-bas ?
Frédéric promit d’y retourner.
— Ah j’oubliais ! vous devriez…, en causant de
Rosanette…, lâcher à ma femme quelque chose… je ne
sais quoi, mais vous trouverez… quelque chose qui la
persuade que vous êtes son amant. Je vous demande cela
comme un service, hein ?
Le jeune homme, pour toute réponse, fit une
grimace ambiguë. Cette calomnie le perdait. Il alla le
soir même chez elle, et jura que l’allégation d’Arnoux
était fausse.
— Bien vrai ?
Il paraissait sincère ; et, quand elle eut respiré
largement, elle lui dit : « Je vous crois », avec un
beau sourire ; puis elle baissa la tête, et, sans le
regarder :
— Au reste, personne n’a de droit sur vous !
Elle ne devinait donc rien, et elle le méprisait,
puisqu’elle ne pensait pas qu’il pût assez l’aimer
pour lui être fidèle ! Frédéric, oubliant ses
tentatives près de l’autre, trouvait la permission
outrageante.
Ensuite, elle le pria d’aller quelquefois « chez
cette femme », pour voir un peu ce qui en était.
Arnoux survint, et, cinq minutes après, voulut
l’entraîner chez Rosanette.
La situation devenait intolérable.
Il en fut distrait par une lettre du notaire qui
devait lui envoyer le lendemain quinze mille francs ;
et, pour réparer sa négligence envers Deslauriers, il
alla lui apprendre tout de suite cette bonne nouvelle.
L’avocat logeait rue des Trois-Maries, au
cinquième étage, sur une cour. Son cabinet, petite
pièce carrelée, froide, et tendue d’un papier
grisâtre, avait pour principale décoration une
médaille en or, son prix de doctorat, insérée dans un
cadre d’ébène contre la glace. Une bibliothèque
d’acajou enfermait sous vitres cent volumes, à peu
près. Le bureau, couvert de basane, tenait le milieu
de l’appartement. Quatre vieux fauteuils de velours
vert en occupaient les coins ; et des copeaux
flambaient dans la cheminée, où il y avait toujours un
fagot prêt à allumer au coup de sonnette. C’était
l’heure de ses consultations ; l’avocat portait une
cravate blanche.
L’annonce des quinze mille francs (il n’y comptait
plus, sans doute) lui causa un ricanement de plaisir.
— C’est bien, mon brave, c’est bien, c’est très
bien !
Il jeta du bois dans le feu, se rassit, et parla *205
immédiatement du Journal. La première chose
à faire était de se débarrasser d’Hussonnet.
— Ce crétin-là me fatigue ! Quant à desservir une
opinion, le plus équitable, selon moi, et le plus
fort, c’est de n’en avoir aucune.
Frédéric parut étonné.
— Mais sans doute ! il serait temps de traiter la
Politique scientifiquement. Les vieux du XVIIIe siècle
commençaient, quand Rousseau, les littérateurs, y ont
introduit la philanthropie, la poésie et autres
blagues, pour la plus grande joie des catholiques ;
alliance naturelle, du reste, puisque les réformateurs
modernes (je peux le prouver) croient tous à la
Révélation. Mais si vous chantez des messes pour la
Pologne, si à la place du Dieu des dominicains, qui
était un bourreau, vous prenez le Dieu des
romantiques, qui est un tapissier ; si, enfin, vous
n’avez pas de l’Absolu une conception plus large que
vos aïeux, la monarchie percera sous vos formes
républicaines, et votre bonnet rouge ne sera jamais
qu’une calotte sacerdotale ! Seulement, le régime
cellulaire aura remplacé la torture, l’outrage à la
Religion le sacrilège, le concert européen la
Sainte-Alliance ; et dans ce bel ordre qu’on admire,
fait de débris louis-quatorziens, de ruines
voltairiennes, avec du badigeon impérial par-dessus et
des fragments de constitution anglaise, on verra les
conseils municipaux tâchant de vexer le maire, les
conseils généraux leur préfet, les chambres le roi, la
presse le pouvoir, l’administration tout le monde !
Mais les bonnes âmes s’extasient sur le Code civil,
œuvre fabriquée, quoi qu’on dise, dans un esprit
mesquin, tyrannique ; car le législateur, au lieu de
faire son état, qui est de régulariser la coutume, a
prétendu modeler la société comme un Lycurgue !
Pourquoi la loi gêne-t-elle le père de famille en
matière de testament ? Pourquoi entrave-t-elle la
vente forcée des immeubles ? Pourquoi punit-elle comme
délit le vagabondage, lequel ne devrait pas être même
une contravention ! Et il y en a d’autres ! Je les
connais ! aussi je vais écrire un petit roman
intitulé Histoire de l’idée de justice, qui
sera drôle ! Mais j’ai une soif abominable ! et toi ?
Il se pencha par la fenêtre, et cria au portier
d’aller chercher des grogs au cabaret.
— En résumé, je vois trois partis…, non !
trois groupes, et dont aucun ne m’intéresse : ceux qui
ont, ceux qui n’ont plus, et ceux qui tâchent d’avoir.
Mais tous s’accordent dans l’idolâtrie imbécile de
l’Autorité ! Exemples : Mably *206
recommande qu’on empêche les philosophes de
publier leurs doctrines ; M. Wronski géomètre, appelle
en son langage la censure « répression critique de la
spontanéité spéculative » ; le père Enfantin bénit
les Habsbourg « d’avoir passé par-dessus les Alpes une
main pesante pour comprimer l’Italie » ; Pierre Leroux
veut qu’on vous force à entendre un orateur, et Louis
Blanc incline à une religion d’État, tant ce peuple de
vassaux a la rage du gouvernement ! Pas un cependant
n’est légitime, malgré leurs sempiternels principes.
Mais, principe signifiant origine,
il faut se reporter toujours à une révolution, à un
acte de violence, à un fait transitoire. Ainsi, le
principe du nôtre est la souveraineté nationale,
comprise dans la forme parlementaire, quoique le
parlement n’en convienne pas ! Mais en quoi la
souveraineté du peuple serait-elle plus sacrée que le
droit divin ? L’un et l’autre sont deux fictions !
Assez de métaphysique, plus de fantômes ! Pas n’est
besoin de dogmes pour faire balayer les rues ! On dira
que je renverse la société ? Eh bien, après ? où
serait le mal ? Elle est propre, en effet, la société.
Frédéric aurait eu beaucoup de choses à lui
répondre. Mais, le voyant loin des théories de
Sénécal, il était plein d’indulgence. Il se contenta
d’objecter qu’un pareil système les ferait haïr
généralement.
— Au contraire, comme nous aurons donné à chaque
parti un gage de haine contre son voisin, tous
compteront sur nous. Tu vas t’y mettre aussi, toi, et
nous faire de la critique transcendante !
Il fallait attaquer les idées reçues, l’Académie ;
l’École normale, le Conservatoire, la
Comédie-Française, tout ce qui ressemblait à une
institution. C’est par là qu’ils donneraient un
ensemble de doctrine à leur Revue. Puis, quand elle
serait bien posée, le journal tout à coup deviendrait
quotidien ; alors, ils s’en prendraient aux personnes.
— Et on nous respectera, sois-en sûr !
Deslauriers touchait à son vieux rêve : une
rédaction en chef, c’est-à-dire au bonheur
inexprimable de diriger les autres, de tailler en
plein dans leurs articles, d’en commander, d’en
refuser. Ses yeux pétillaient sous ses lunettes, il
s’exaltait et buvait des petits verres, coup sur coup,
machinalement.
— Il faudra que tu donnes un dîner une fois la
semaine. C’est indispensable, quand même la moitié de
ton revenu y passerait ! On voudra y venir, ce sera un
centre pour les autres, un levier pour toi ; et,
maniant *207 l’opinion
par les deux bouts, littérature et politique, avant
six mois, tu verras, nous tiendrons le haut du pavé
dans Paris.
Frédéric, en l’écoutant, éprouvait une sensation
de rajeunissement, comme un homme qui, après un long
séjour dans une chambre, est transporté au grand air.
Cet enthousiasme le gagnait.
— Oui, j’ai été un paresseux, un imbécile, tu as
raison !
— À la bonne heure ! s’écria Deslauriers ; je
retrouve mon Frédéric !
Et, lui mettant le poing sous la mâchoire :
— Ah ! tu m’as fait souffrir. N’importe ! je
t’aime tout de même.
Ils étaient debout et se regardaient, attendris
l’un et l’autre, et près de s’embrasser.
Un bonnet de femme parut au seuil de
l’antichambre.
— Qui t’amène ? dit Deslauriers.
C’était Mlle Clémence, sa maîtresse.
Elle répondit que, passant devant sa maison par
hasard, elle n’avait pu résister au désir de le voir ;
et, pour faire une petite collation ensemble, elle lui
apportait des gâteaux, qu’elle déposa sur la table.
— Prends garde à mes papiers ! reprit aigrement
l’avocat. D’ailleurs, c’est la troisième fois que je
te défends de venir pendant mes consultations.
Elle voulut l’embrasser.
— Bien ! va-t’en ! file ton nœud !
Il la repoussait, elle eut un grand sanglot.
— Ah ! tu m’ennuies, à la fin !
— C’est que je t’aime !
— Je ne demande pas qu’on m’aime, mais qu’on
m’oblige !
Ce mot, si dur, arrêta les larmes de Clémence.
Elle se planta devant la fenêtre, et y restait
immobile, le front posé contre le carreau.
Son attitude et son mutisme agaçaient Deslauriers.
— Quand tu auras fini, tu commanderas ton
carrosse, n’est-ce pas ?
Elle se retourna en sursaut.
— Tu me renvoies !
— Parfaitement !
Elle fixa sur lui ses grands yeux bleus, pour une
dernière prière sans doute, puis croisa les deux bouts
de son tartan, attendit une minute encore et s’en
alla.
— Tu devrais la rappeler, dit Frédéric.
*208 — Allons
donc !
Et, comme il avait besoin de sortir, Deslauriers
passa dans sa cuisine, qui était son cabinet de
toilette. Il y avait sur la dalle, près d’une paire de
bottes, les débris d’un maigre déjeuner, et un matelas
avec une couverture était roulé par terre dans un
coin.
— Ceci te démontre, dit-il, que je reçois peu de
marquises ! On s’en passe aisément, va ! et des autres
aussi. Celles qui ne coûtent rien prennent votre
temps ; c’est de l’argent sous une autre forme ; or je
ne suis pas riche ! Et puis elles sont toutes si
bêtes ! si bêtes ! Est-ce que tu peux causer avec une
femme, toi ?
Ils se séparèrent à l’angle du pont Neuf.
— Ainsi, c’est convenu ! tu m’apporteras la chose
demain, dès que tu l’auras.
— Convenu ! dit Frédéric.
Le lendemain à son réveil, il reçut par la poste
un bon de quinze mille francs sur la Banque.
Ce chiffon de papier lui représenta quinze gros
sacs d’argent ; et il se dit qu’avec une somme
pareille, il pourrait : d’abord garder sa voiture
pendant trois ans, au lieu de la vendre comme il y
serait forcé prochainement, ou s’acheter deux belles
armures damasquinées qu’il avait vues sur le quai
Voltaire, puis quantité de choses encore, des
peintures, des livres et combien de bouquets de
fleurs, de cadeaux pour Mme Arnoux ! Tout, enfin,
aurait mieux valu que de risquer, que de perdre tant
d’argent dans ce journal ! Deslauriers lui semblait
présomptueux, son insensibilité de la veille le
refroidissant à son endroit, et Frédéric s’abandonnait
à ces regrets quand il fut tout surpris de voir entrer
Arnoux, lequel s’assit sur le bord de sa couche,
pesamment, comme un homme accablé.
— Qu’y a-t-il donc ?
— Je suis perdu !
Il avait à verser, le jour même, en l’étude
de Me Beauminet, notaire rue Sainte-Anne, dix-huit
mille francs, prêtés par un certain Vanneroy.
— C’est un désastre inexplicable ! je lui ai donné
une hypothèque qui devait le tranquilliser, pourtant !
Mais il me menace d’un commandement, s’il n’est pas
payé cette après-midi, tantôt !
— Et alors ?
— Alors, c’est bien simple ! Il va faire
exproprier mon immeuble. La première affiche me ruine,
voilà tout ! Ah ! *209 si
je trouvais quelqu’un pour m’avancer cette maudite
somme-là, il prendrait la place de Vanneroy et je
serais sauvé ! Vous ne l’auriez pas, par hasard ?
Le mandat était resté sur la table de nuit, près
d’un livre. Frédéric souleva le volume et le posa
par-dessus, en répondant :
— Mon Dieu, non, cher ami !
Mais il lui coûtait de refuser à Arnoux.
— Comment, vous ne trouvez personne qui veuille… ?
— Personne ! et songer que, d’ici à huit
jours, j’aurai des rentrées ! On me doit peut-être…
cinquante mille francs pour la fin du mois !
— Est-ce que vous ne pourriez pas prier les
individus qui vous doivent d’avancer… ?
— Ah, bien, oui !
— Mais vous avez des valeurs quelconques, des
billets ?
— Rien !
— Que faire ? dit Frédéric.
— C’est ce que je me demande, reprit Arnoux.
Il se tut, et il marchait dans la chambre de long
en large.
— Ce n’est pas pour moi, mon Dieu ! mais pour mes
enfants, pour ma pauvre femme !
Puis, en détachant chaque mot :
— Enfin… je serai fort… j’emballerai tout cela… et
j’irai chercher fortune… je ne sais où !
— Impossible ! s’écria Frédéric.
Arnoux répliqua d’un air calme :
— Comment voulez-vous que je vive à Paris,
maintenant ?
Il y eut un long silence.
Frédéric se mit à dire :
— Quand le rendriez-vous, cet argent ?
Non pas qu’il l’eût ; au contraire ! Mais rien ne
l’empêchait de voir des amis, de faire des démarches.
Et il sonna son domestique pour s’habiller. Arnoux le
remerciait.
— C’est dix-huit mille francs qu’il vous faut,
n’est-ce pas ?
— Oh ! je me contenterais de seize mille ! Car
j’en ferai bien deux mille cinq cents, trois mille
avec mon argenterie, si Vanneroy, toutefois, m’accorde
jusqu’à demain ; et, je vous le répète, vous pouvez
affirmer, jurer au prêteur que, dans huit jours,
peut-être même dans cinq ou six, l’argent sera
remboursé. D’ailleurs, *210 l’hypothèque
en répond. Ainsi, pas de danger, vous comprenez ?
Frédéric assura qu’il comprenait et qu’il allait
sortir immédiatement.
Il resta chez lui, maudissant Deslauriers, car il
voulait tenir sa parole, et cependant obliger Arnoux.
« Si je m’adressais à M. Dambreuse ? Mais sous
quel prétexte demander de l’argent ? C’est à moi, au
contraire, d’en porter chez lui pour ses actions de
houilles ! Ah ! qu’il aille se promener avec ses
actions ! Je ne les dois pas ! »
Et Frédéric s’applaudissait de son indépendance,
comme s’il eût refusé un service à M. Dambreuse.
« — Eh bien, se dit-il ensuite, puisque je fais
une perte de ce côté-là car je pourrais, avec quinze
mille francs, en gagner cent mille ! À la Bourse, ça
se voit quelquefois… Donc, puisque je manque à l’un,
ne suis-je libre ?… D’ailleurs, quand Deslauriers
attendrait ! — Non, non, c’est mal, allons-y ! »
Il regarda sa pendule.
« Ah ! rien ne presse ! la Banque ne ferme qu’à
cinq heures. »
Et, à quatre heures et demie, quand il eut touché
son argent :
« C’est inutile, maintenant ! Je ne le trouverais
pas ; j’irai ce soir ! » se donnant ainsi le moyen de
revenir sur sa décision, car il reste toujours dans la
conscience quelque chose des sophismes qu’on y a
versés ; elle en garde l’arrière-goût, comme d’une
liqueur mauvaise.
Il se promena sur les boulevards, et dîna seul au
restaurant. Puis il entendit un acte au Vaudeville,
pour se distraire. Mais ses billets de banque le
gênaient, comme s’il les eût volés. Il n’aurait pas
été chagrin de les perdre.
En rentrant chez lui, il trouva une lettre
contenant ces mots :
« Quoi de neuf ?
« Ma femme se joint à moi, cher ami, dans
l’espérance, etc.
« À vous, »
Et un parafe.
« Sa femme ! elle me prie ! »
Au même moment, parut Arnoux, pour savoir s’il
avait trouvé la somme urgente.
— Tenez, la voilà ! dit Frédéric.
Et, vingt-quatre heures après, il répondit à
Deslauriers :
*211 — Je n’ai
rien reçu.
L’Avocat revint trois jours de suite. Il le
pressait d’écrire au notaire. Il offrit même de faire
le voyage du Havre.
— Non ! c’est inutile ! je vais y aller !
La semaine finie, Frédéric demanda timidement au
sieur Arnoux ses quinze mille francs.
Arnoux le remit au lendemain, puis au
surlendemain. Frédéric se risquait dehors à la nuit
close, craignant d’être surpris par Deslauriers.
Un soir, quelqu’un le heurta au coin de la
Madeleine. C’était lui.
— Je vais les chercher, dit-il.
Et Deslauriers l’accompagna jusqu’à la porte d’une
maison, dans le faubourg Poissonnière.
— Attends-moi.
Il attendit. Enfin, après quarante-trois minutes,
Frédéric sortit avec Arnoux, et lui fit signe de
patienter encore un peu. Le marchand de faïences et
son compagnon montèrent, bras dessus, bras dessous, la
rue Hauteville, prirent ensuite la rue de Chabrol.
La nuit était sombre, avec des rafales de vent
tiède. Arnoux marchait doucement, tout en parlant des
Galeries du Commerce : une suite de passages couverts
qui auraient mené du boulevard Saint-Denis au
Châtelet, spéculation merveilleuse, où il avait grande
envie d’entrer ; et il s’arrêtait de temps à autre,
pour voir aux carreaux des boutiques la figure des
grisettes, puis reprenait son discours.
Frédéric entendait les pas de Deslauriers derrière
lui, comme des reproches, comme des coups frappant sur
sa conscience. Mais il n’osait faire sa réclamation,
par mauvaise honte, et dans la crainte qu’elle ne fût
inutile. L’autre se rapprochait. Il se décida.
Arnoux, d’un ton fort dégagé, dit que, ses
recouvrements n’ayant pas eu lieu, il ne pouvait
rendre actuellement les quinze mille francs.
— Vous n’en avez pas besoin, j’imagine ?
À ce moment, Deslauriers accosta Frédéric, et, le
tirant à l’écart :
— Sois franc, les as-tu, oui ou non ?
— Eh bien, non ! dit Frédéric, je les ai perdus !
— Ah ! et à quoi ?
— Au jeu !
Deslauriers ne répondit pas un mot, salua très
bas, et partit. Arnoux avait profité de l’occasion
pour allumer un *212 cigare
dans un débit de tabac. Il revint en demandant quel
était ce jeune homme.
— Rien ! un ami !
Puis, trois minutes après, devant la porte de
Rosanette :
— Montez donc, dit Arnoux, elle sera contente de
vous voir. Quel sauvage vous êtes maintenant !
Un réverbère, en face, l’éclairait ; et avec son
cigare entre ses dents blanches et son air heureux, il
avait quelque chose d’intolérable.
— Ah ! à propos, mon notaire a été ce matin chez
le vôtre, pour cette inscription d’hypothèque. C’est
ma femme qui me l’a rappelé.
— Une femme de tête ! reprit machinalement
Frédéric.
— Je crois bien !
Et Arnoux recommença son éloge. Elle n’avait pas
sa pareille pour l’esprit, le cœur, l’économie ; il
ajouta d’une voix basse, en roulant des yeux :
— Et comme corps de femme !
— Adieu ! dit Frédéric.
Arnoux fit un mouvement.
— Tiens ! pourquoi ?
Et, la main à demi tendue vers lui, il
l’examinait, tout décontenancé par la colère de son
visage.
Frédéric répliqua sèchement :
— Adieu !
Il descendit la rue de Bréda comme une pierre qui
déroule, furieux contre Arnoux, se faisant le serment
de ne jamais plus le revoir, ni elle non plus, navré,
désolé. Au lieu de la rupture qu’il attendait, voilà
que l’autre, au contraire, se mettait à la chérir et
complètement, depuis le bout des cheveux jusqu’au fond
de l’âme. La vulgarité de cet homme exaspérait
Frédéric. Tout lui appartenait donc, à celui-là ! Il
le retrouvait sur le seuil de la lorette ; et la
mortification d’une rupture s’ajoutait à la rage de
son impuissance. D’ailleurs, l’honnêteté d’Arnoux
offrant des garanties pour son argent l’humiliait ; il
aurait voulu l’étrangler ; et par-dessus son chagrin
planait dans sa conscience, comme un brouillard, le
sentiment de sa lâcheté envers son ami. Des larmes
l’étouffaient.
Deslauriers dévalait la rue des Martyrs, en jurant
tout haut d’indignation ; car son projet, tel qu’un
obélisque abattu, lui paraissait maintenant d’une
hauteur extraordinaire. Il s’estimait volé, comme s’il
avait subi un grand dommage. Son amitié pour Frédéric
était morte, et il en éprouvait de la joie ; c’était
une compensation ! Une haine *213
l’envahit contre les riches. Il pencha vers
les opinions de Sénécal et se promettait de les
servir.
Arnoux, pendant ce temps-là, commodément assis
dans une bergère, auprès du feu, humait sa tasse de
thé, en tenant la Maréchale sur ses genoux.
Frédéric ne retourna point chez eux ; et, pour se
distraire de sa passion calamiteuse, adoptant le
premier sujet qui se présenta, il résolut de composer
une Histoire de la Renaissance. Il entassa
pêle-mêle sur sa table les humanistes, les
philosophes et les poètes, il allait au cabinet des
estampes, voir les gravures de Marc-Antoine ; il
tâchait d’entendre Machiavel. Peu à peu, la sérénité
du travail l’apaisa. En plongeant dans la personnalité
des autres, il oublia la sienne, ce qui est la seule
manière peut-être de n’en pas souffrir.
Un jour qu’il prenait des notes, tranquillement,
la porte s’ouvrit et le domestique annonça Mme Arnoux.
C’était bien elle ! seule ? Mais non ! car elle
tenait par la main le petit Eugène, suivi de sa bonne
en tablier blanc. Elle s’assit ; et, quand elle eut
toussé :
— Il y a longtemps que vous n’êtes venu à la
maison.
Frédéric ne trouvant pas d’excuse, elle ajouta :
— C’est une délicatesse de votre part !
Il reprit :
— Quelle délicatesse ?
— Ce que vous avez fait pour Arnoux ! dit-elle.
Frédéric eut un geste signifiant : « Je m’en moque
bien c’était pour vous ! »
Elle envoya son enfant jouer avec la bonne, dans
le salon. Ils échangèrent deux ou trois mots sur leur
santé, puis l’entretien tomba.
Elle portait une robe de soie brune, de la couleur
d’un vin d’Espagne, avec un paletot de velours noir,
bordé de martre ; cette fourrure donnait envie de
passer les mains dessus, et ses longs bandeaux, bien
lissés, attiraient les lèvres. Mais une émotion la
troublait, et, tournant les yeux du côté de la porte :
— Il fait un peu chaud, ici !
Frédéric devina l’intention prudente de son
regard.
— Pardon ! les deux battants ne sont que poussés.
— Ah ! c’est vrai !
Et elle sourit, comme pour dire : « Je ne crains
rien ».
Il lui demanda immédiatement ce qui l’amenait.
— Mon mari, reprit-elle avec effort, m’a engagée à
venir chez vous, n’osant faire cette démarche
lui-même.
*214 — Et
pourquoi ?
— Vous connaissez M. Dambreuse, n’est-ce pas ?
— Oui, un peu !
— Ah ! un peu.
Elle se taisait.
— N’importe ! achevez.
Alors, elle conta que l’avant-veille, Arnoux
n’avait pu payer quatre billets de mille francs
souscrits à l’ordre du banquier, et sur lesquels il
lui avait fait mettre sa signature. Elle se repentait
d’avoir compromis la fortune de ses enfants. Mais tout
valait mieux que le déshonneur ; et, si M. Dambreuse
arrêtait les poursuites, on le payerait bientôt,
certainement ; car elle allait vendre, à Chartres, une
petite maison qu’elle avait.
— Pauvre femme ! murmura Frédéric. — J’irai,
comptez sur moi.
— Merci !
Et elle se leva pour partir.
— Oh ! rien ne vous presse encore !
Elle resta debout, examinant le trophée de flèches
mongoles suspendu au plafond, la bibliothèque, les
reliures, tous les ustensiles pour écrire ; elle
souleva la cuvette de bronze qui contenait les
plumes ; ses talons se posèrent à des places
différentes sur le tapis. Elle était venue plusieurs
fois chez Frédéric, mais toujours avec Arnoux. Ils se
trouvaient seuls, maintenant, seuls, dans sa propre
maison ; c’était un événement extraordinaire, presque
une bonne fortune.
Elle voulut voir son jardinet ; il lui offrit le
bras pour lui montrer ses domaines, trente pieds de
terrain, enclos par des maisons, ornés d’arbustes dans
les angles et d’une plate-bande au milieu.
On était aux premiers jours d’avril. Les feuilles
des lilas verdoyaient déjà, un souffle pur se roulait
dans l’air, et de petits oiseaux pépiaient, alternant
leur chanson avec le bruit lointain que faisait la
forge d’un carrossier.
Frédéric alla chercher une pelle à feu ; et,
tandis qu’ils se promenaient côte à côte, l’enfant
élevait des tas de sable dans l’allée.
Mme Arnoux ne croyait pas qu’il eût plus tard une
grande imagination, mais il était d’humeur caressante.
Sa sœur, au contraire, avait une sécheresse naturelle
qui la blessait quelquefois.
— Cela changera, dit Frédéric. Il ne faut jamais
désespérer.
*215 Elle
répliqua :
— Il ne faut jamais désespérer !
Cette répétition machinale de sa phrase lui parut
une sorte d’encouragement ; il cueillit une rose, la
seule du jardin.
— Vous rappelez-vous… un certain bouquet de roses,
un soir, en voiture ?
Elle rougit quelque peu ; et, avec un air de
compassion railleuse :
— Ah ! j’étais bien jeune !
— Et celle-là, reprit à voix basse Frédéric, en
sera-t-il de même ?
Elle répondit, tout en faisant tourner la tige
entre ses doigts, comme le fil d’un fuseau :
— Non ! je la garderai !
Elle appela d’un geste la bonne, qui prit l’enfant
sur son bras : puis, au seuil de la porte, dans la
rue, Mme Arnoux aspira la fleur, en inclinant la tête
sur son épaule, et avec un regard aussi doux qu’un
baiser.
Quand il fut remonté dans son cabinet, il
contempla le fauteuil où elle s’était assise et tous
les objets qu’elle avait touchés. Quelque chose d’elle
circulait autour de lui. La caresse de sa présence
durait encore.
— Elle est donc venue là ! se disait-il.
Et les flots d’une tendresse infinie le
submergeaient.
Le lendemain, à onze heures, il se présenta chez
M. Dambreuse. On le reçut dans la salle à manger. Le
banquier déjeunait en face de sa femme. Sa nièce était
près d’elle, et de l’autre côté l’institutrice, une
Anglaise, fortement marquée de petite vérole.
M. Dambreuse invita son jeune ami à prendre place
au milieu d’eux, et, sur son refus :
— À quoi puis-je vous être bon ? Je vous écoute.
Frédéric avoua, en affectant de
l’indifférence, qu’il venait faire une requête pour un
certain Arnoux.
— Ah ! ah ! l’ancien marchand de tableaux, dit le
banquier, avec un rire muet découvrant ses gencives.
Oudry le garantissait, autrefois ; on s’est fâché.
Et il se mit à parcourir les lettres et les
journaux posés près de son couvert.
Deux domestiques servaient, sans faire de bruit
sur le parquet ; et la hauteur de la salle, qui avait
trois portières en tapisserie et deux fontaines de
marbre blanc, le poli des réchauds, la disposition des
hors-d’œuvre, et jusqu’aux plis raides des serviettes,
tout ce bien-être luxueux *216 établissait
dans la pensée de Frédéric un contraste avec un autre
déjeuner chez Arnoux. Il n’osait interrompre M.
Dambreuse.
Madame remarqua son embarras.
— Voyez-vous quelquefois notre ami Martinon ?
— Il viendra ce soir, dit vivement la jeune fille.
— Ah ! tu le sais ? répliqua sa tante, en arrêtant
sur elle un regard froid.
Puis, un des valets s’étant penché à son oreille :
— Ta couturière, mon enfant !… miss John !
Et l’institutrice, obéissante, disparut avec son
élève.
M. Dambreuse, troublé par le dérangement des
chaises, demanda ce qu’il y avait.
— C’est Mme Regimbart.
— Tiens ! Regimbart ! Je connais ce nom-là. J’ai
rencontré sa signature.
Frédéric aborda enfin la question ;
Arnoux méritait de l’intérêt ; il allait même, dans le
seul but de remplir ses engagements, vendre une maison
à sa femme.
— Elle passe pour très jolie, dit Mme Dambreuse.
Le banquier ajouta d’un air bonhomme :
— Êtes-vous leur ami… intime ?
Frédéric, sans répondre nettement, dit qu’il lui
serait fort obligé de prendre en considération…
— Eh bien, puisque cela vous fait plaisir, soit !
on attendra ! J’ai du temps encore. Si nous
descendions dans mon bureau, voulez-vous ?
Le déjeuner était fini ; Mme Dambreuse s’inclina
légèrement, tout en souriant d’un rire singulier,
plein à la fois de politesse et d’ironie. Frédéric
n’eut pas le temps d’y réfléchir, car M. Dambreuse,
dès qu’ils furent seuls :
— Vous n’êtes pas venu chercher vos actions.
Et, sans lui permettre de s’excuser :
— Bien ! bien ! il est juste que vous connaissiez
l’affaire un peu mieux.
Il lui offrit une cigarette et commença.
L’Union générale des Houilles françaises était
constituée ; on n’attendait plus que l’ordonnance. Le
fait seul de la fusion diminuait les frais de
surveillance et de main-d’œuvre, augmentait les
bénéfices. De plus, la Société imaginait une chose
nouvelle, qui était d’intéresser les ouvriers à son
entreprise. Elle leur bâtirait des maisons, des
logements salubres ; enfin elle se constituait le
fournisseur de ses employés, leur livrait tout à prix
de revient.
— Et ils gagneront, monsieur ; voilà du véritable
*217 progrès ; c’est
répondre victorieusement à certaines criailleries
républicaines ! Nous avons dans notre conseil, — il
exhiba le prospectus, — un pair de France, un savant
de l’Institut, un officier supérieur du génie en
retraite, des noms connus ! De pareils éléments
rassurent les capitaux craintifs et appellent les
capitaux intelligents ! La Compagnie aurait pour elle
les commandes de l’État, puis les chemins de fer, la
marine à vapeur, les établissements métallurgiques, le
gaz, les cuisines bourgeoises. Ainsi nous chauffons,
nous éclairons, nous pénétrons jusqu’au foyer des plus
humbles ménages. Mais comment, me direz-vous,
pourrons-nous assurer la vente ? Grâce à des droits
protecteurs, cher monsieur, et nous les obtiendrons ;
cela nous regarde ! Moi, du reste, je suis franchement
prohibitionniste ! le Pays avant tout ! »
On l’avait nommé directeur ; mais le temps lui
manquait pour s’occuper de certains détails, de la
rédaction entre autres.
— Je suis un peu brouillé avec mes auteurs, j’ai
oublié mon grec ! J’aurais besoin de quelqu’un… qui
pût traduire mes idées.
Et tout à coup :
— Voulez-vous être cet homme-là, avec le titre de
secrétaire général ?
Frédéric ne sut que répondre.
— Eh bien, qui vous empêche ?
Ses fonctions se borneraient à écrire, tous les
ans, un rapport pour les actionnaires. Il se
trouverait en relations quotidiennes avec les hommes
les plus considérables de Paris. Représentant la
Compagnie près les ouvriers, il s’en ferait adorer,
naturellement, ce qui lui permettrait, plus tard, de
se pousser au conseil général, à la députation.
Les oreilles de Frédéric tintaient. D’où provenait
cette bienveillance ? Il se confondit en
remerciements.
Mais il ne fallait point, dit le banquier, qu’il
fût dépendant de personne. Le meilleur moyen, c’était
de prendre des actions, « placement superbe
d’ailleurs, car votre capital garantit votre position,
comme votre position votre capital ».
— À combien, environ, doit-il se monter ? dit
Frédéric.
— Mon Dieu ! ce qui vous plaira, de quarante à
soixante mille francs, je suppose.
Cette somme était si minime pour M. Dambreuse et
son *218 autorité si
grande, que le jeune homme se décida immédiatement à
vendre une ferme. Il acceptait. M. Dambreuse fixerait
un de ces jours un rendez-vous pour terminer leurs
arrangements.
— Ainsi, je puis dire à Jacques Arnoux… ?
— Tout ce que vous voudrez ! le pauvre garçon !
Tout ce que vous voudrez !
Frédéric écrivit aux Arnoux de se tranquilliser,
et il fit porter la lettre par son domestique auquel
on répondit : « Très bien ! »
Sa démarche, cependant, méritait mieux. Il
s’attendait à une visite, à une lettre tout au moins.
Il ne reçut pas de visite. Aucune lettre n’arriva.
Y avait-il oubli de leur part ou intention ?
Puisque Mme Arnoux était venue une fois, qui
l’empêchait de revenir ? L’espèce de sous-entendu,
d’aveu qu’elle lui avait fait, n’était donc qu’une
manœuvre exécutée par intérêt ? « Se sont-ils joués de
moi ? est-elle complice ? » Une sorte de
pudeur, malgré son envie, l’empêchait de retourner
chez eux.
Un matin (trois semaines après leur entrevue), M.
Dambreuse lui écrivit qu’il l’attendait le jour même,
dans une heure.
En route, l’idée des Arnoux l’assaillit de
nouveau ; et, ne découvrant point de raison à leur
conduite, il fut pris par une angoisse, un
pressentiment funèbre. Pour s’en débarrasser, il
appela un cabriolet et se fit conduire rue Paradis.
Arnoux était en voyage.
— Et Madame ?
— À la campagne, à la fabrique !
— Quand revient monsieur ?
— Demain, sans faute !
Il la trouverait seule ; c’était le moment.
Quelque chose d’impérieux criait dans sa conscience :
« Vas-y donc ! »
Mais M. Dambreuse ? « Eh bien, tant pis ! Je dirai
que j’étais malade. » Il courut à la gare ; puis, dans
le wagon : « J’ai eu tort, peut-être ? Ah bah !
qu’importe ! ».
À droite et à gauche, des plaines vertes
s’étendaient ; le convoi roulait ; les maisonnettes
des stations glissaient comme des décors, et la fumée
de la locomotive versait toujours du même côté ses
gros flocons qui dansaient sur l’herbe quelque temps,
puis se dispersaient.
Frédéric, seul sur sa banquette, regardait cela,
par ennui, perdu dans cette langueur que donne l’excès
même *219 de
l’impatience. Mais des grues, des magasins parurent.
C’était Creil.
La ville, construite au versant de deux collines
basses (dont la première est nue et la
seconde couronnée par un bois), avec la tour de son
église, ses maisons inégales et son pont de pierre,
lui semblait avoir quelque chose de gai, de discret et
de bon. Un grand bateau plat descendait au fil de
l’eau, qui clapotait fouettée par le vent ; des
poules, au pied du calvaire, picoraient dans la
paille ; une femme passa, portant du linge mouillé sur
la tête.
Après le pont, il se trouva dans une île, où l’on
voit sur la droite les ruines d’une abbaye. Un moulin
tournait, barrant dans toute sa largeur le second bras
de l’Oise, que surplombe la manufacture. L’importance
de cette construction étonna grandement Frédéric. Il
en conçut plus de respect pour Arnoux. Trois pas plus
loin, il prit une ruelle, terminée au fond par une
grille.
Il était entré. La concierge le rappela en lui
criant :
— Avez-vous une permission ?
— Pourquoi ?
— Pour visiter l’établissement !
Frédéric, d’un ton brutal, dit qu’il venait voir
M. Arnoux.
— Qu’est-ce que c’est que M. Arnoux ?
— Mais le chef, le maître, le propriétaire,
enfin !
— Non, monsieur, c’est ici la fabrique de MM.
Lebœuf et Milliet !
La bonne femme plaisantait sans doute. Des
ouvriers arrivaient ; il en aborda deux ou trois ;
leur réponse fut la même.
Frédéric sortit de la cour, en chancelant comme un
homme ivre ; et il avait l’air tellement ahuri que,
sur le pont de la Boucherie, un bourgeois en train de
fumer sa pipe lui demanda s’il cherchait quelque
chose. Celui-là connaissait la manufacture d’Arnoux.
Elle était située à Montataire.
Frédéric s’enquit d’une voiture. On n’en trouvait
qu’à la gare. Il y retourna. Une calèche disloquée,
attelée d’un vieux cheval dont les harnais décousus
pendaient dans les brancards, stationnait devant le
bureau des bagages, solitairement.
Un gamin s’offrit à découvrir « le père Pilon ».
Il revint au bout de dix minutes ; le père Pilon
déjeunait. Frédéric, n’y tenant plus, partit. Mais la
barrière du passage était *220 close.
Il fallut attendre que deux convois eussent défilé.
Enfin il se précipita dans la campagne.
La verdure monotone la faisait ressembler à un
immense tapis de billard. Des scories de fer étaient
rangées, sur les deux bords de la route, comme des
mètres de cailloux. Un peu plus loin, des cheminées
d’usine fumaient les unes près des autres. En face de
lui se dressait, sur une colline ronde, un petit
château à tourelles, avec le clocher quadrangulaire
d’une église. De longs murs, en dessous, formaient des
lignes irrégulières parmi les arbres ; et, tout en
bas, les maisons du village s’étendaient.
Elles sont à un seul étage, avec des escaliers de
trois marches, faites de blocs sans ciment. On
entendait, par intervalles, la sonnette d’un épicier.
Des pas lourds s’enfonçaient dans la boue noire, et
une pluie fine tombait, coupant de mille hachures le
ciel pâle.
Frédéric suivit le milieu du pavé ; puis il
rencontra sur sa gauche, à l’entrée d’un chemin,
un grand arc de bois qui portait écrit en lettres
d’or : FAÏENCES.
Ce n’était pas sans but que Jacques Arnoux avait
choisi le voisinage de Creil ; en plaçant sa
manufacture le plus près possible de l’autre
(accréditée depuis longtemps), il provoquait dans le
public une confusion favorable à ses intérêts.
Le principal corps de bâtiment s’appuyait sur le
bord même d’une rivière qui traverse la prairie. La
maison de maître, entourée d’un jardin, se distinguait
par son perron, orné de quatre vases où se hérissaient
des cactus. Des amas de terre blanche séchaient sous
des hangars ; il y en avait d’autres à l’air libre ;
et au milieu de la cour se tenait Sénécal, avec son
éternel paletot bleu, doublé de rouge.
L’ancien répétiteur tendit sa main froide.
— Vous venez pour le patron ? Il n’est pas là.
Frédéric, décontenancé, répondit bêtement :
— Je le savais.
Mais, se reprenant aussitôt :
— C’est pour une affaire qui concerne Mme Arnoux.
Peut-elle me recevoir ?
— Ah ! je ne l’ai pas vue depuis trois jours, dit
Sénécal.
Et il entama une kyrielle de plaintes. En
acceptant les conditions du fabricant, il avait
entendu demeurer à Paris, et non s’enfouir dans cette
campagne, loin de ses amis, privé de journaux.
N’importe ! il avait passé par là-dessus ! Mais Arnoux
ne paraissait faire nulle attention à *221
son mérite. Il était borné d’ailleurs, et
rétrograde, ignorant comme pas un. Au lieu de chercher
des perfectionnements artistiques, mieux aurait
valu introduire des chauffages à la houille et au gaz.
Le bourgeois s’enfonçait ; Sénécal appuya sur
le mot. Bref, ses occupations lui déplaisaient ; et il
somma presque Frédéric de parler en sa faveur, afin
qu’on augmentât ses émoluments.
— Soyez tranquille ! dit l’autre.
Il ne rencontra personne dans l’escalier. Au
premier étage, il avança la tête dans une pièce vide ;
c’était le salon. Il appela très haut. On ne répondit
pas ; sans doute, la cuisinière était sortie, la bonne
aussi ; enfin, parvenu au second étage, il poussa une
porte. Mme Arnoux était seule, devant une armoire à
glace. La ceinture de sa robe de chambre entr’ouverte
pendait le long de ses hanches. Tout un côté de ses
cheveux lui faisait un flot noir sur l’épaule droite ;
et elle avait les deux bras levés, retenant d’une main
son chignon, tandis que l’autre y enfonçait une
épingle. Elle jeta un cri, et disparut.
Puis elle revint correctement habillée. Sa taille,
ses yeux, le bruit de sa robe, tout l’enchanta.
Frédéric se retenait pour ne pas la couvrir de
baisers.
— Je vous demande pardon, dit-elle, mais je ne
pouvais…
Il eut la hardiesse de l’interrompre :
— Cependant…, vous étiez très bien… tout à
l’heure.
Elle trouva sans doute le compliment un peu
grossier, car ses pommettes se colorèrent. Il
craignait de l’avoir offensée. Elle reprit :
— Par quel bon hasard êtes-vous venu ?
Il ne sut que répondre ; et, après un petit
ricanement qui lui donna le temps de réfléchir :
— Si je vous le disais, me croiriez-vous ?
— Pourquoi pas ?
Frédéric conta qu’il avait eu, l’autre nuit un
songe affreux :
— J’ai rêvé que vous étiez gravement malade, près
de mourir.
— Oh ! ni moi, ni mon mari ne sommes jamais
malades !
— Je n’ai rêvé que de vous, dit-il.
Elle le regarda d’un air calme.
— Les rêves ne se réalisent pas toujours.
Frédéric balbutia, chercha ses mots, et se lança
enfin dans une longue période sur l’affinité des âmes.
Une force existait qui peut, à travers les espaces,
mettre en *222 rapport
deux personnes, les avertir de ce qu’elles éprouvent
et les faire se rejoindre.
Elle l’écoutait la tête basse, tout en souriant de
son beau sourire. Il l’observait du coin de l’œil,
avec joie, et épanchait son amour plus librement sous
la facilité d’un lieu commun. Elle proposa de lui
montrer la fabrique ; et, comme elle insistait, il
accepta.
Pour le distraire d’abord par quelque chose
d’amusant, elle lui fit voir l’espèce de musée qui
décorait l’escalier. Les spécimens accrochés contre
les murs ou posés sur des planchettes attestaient les
efforts et les engouements successifs d’Arnoux. Après
avoir cherché le rouge de cuivre des Chinois, il avait
voulu faire des majoliques, des faënza, de l’étrusque,
de l’oriental, tenté enfin quelques-uns des
perfectionnements réalisés plus tard. Aussi
remarquait-on, dans la série, de gros vases couverts
de mandarins, des écuelles d’un mordoré chatoyant, des
pots rehaussés d’écritures arabes, des buires dans le
goût de la Renaissance, et de larges assiettes avec
deux personnages, qui étaient comme dessinés à la
sanguine, d’une façon mignarde et vaporeuse. Il
fabriquait maintenant des lettres d’enseigne, des
étiquettes à vin ; mais son intelligence n’était pas
assez haute pour atteindre jusqu’à l’Art, ni assez
bourgeoise non plus pour viser exclusivement au
profit, si bien que, sans contenter personne, il se
ruinait. Tous deux considéraient ces choses,
quand Mlle Marthe passa.
— Tu ne le reconnais donc pas ? lui dit sa mère.
— Si fait ! reprit-elle en le saluant, tandis que
son regard limpide et soupçonneux, son regard de
vierge semblait murmurer : « Que viens-tu faire ici,
toi ? » et elle montait les marches, la tête un peu
tournée sur l’épaule.
Mme Arnoux emmena Frédéric dans la cour, puis elle
expliqua d’un ton sérieux comment on broie les terres,
on les nettoie, on les tamise.
— L’important, c’est la préparation des pâtes.
Et elle l’introduisit dans une salle que
remplissaient des cuves, où virait sur lui-même un axe
vertical armé de bras horizontaux. Frédéric s’en
voulait de n’avoir pas refusé nettement sa
proposition, tout à l’heure.
— Ce sont les patouillards, dit-elle.
Il trouva le mot grotesque, et comme inconvenant
dans sa bouche.
De larges courroies filaient d’un bout à l’autre
du *223 plafond, pour
s’enrouler sur des tambours, et tout s’agitait d’une
façon continue, mathématique, agaçante.
Ils sortirent de là, et passèrent près
d’une cabane en ruines, qui avait autrefois servi à
mettre des instruments de jardinage.
— Elle n’est plus utile, dit Mme Arnoux.
Il répliqua d’une voix tremblante :
— Le bonheur peut y tenir !
Le tintamarre de la pompe à feu couvrit ses
paroles, et ils entrèrent dans l’atelier des
ébauchages.
Des hommes, assis à une table étroite, posaient
devant eux, sur un disque tournant, une masse de
pâte ; leur main gauche en raclait l’intérieur, leur
droite en caressait la surface et l’on voyait s’élever
des vases, comme des fleurs qui s’épanouissent.
Mme Arnoux fit exhiber les moules pour les
ouvrages plus difficiles.
Dans une autre pièce, on pratiquait les filets,
les gorges, les lignes saillantes. À l’étage
supérieur, on enlevait les coutures, et l’on bouchait
avec du plâtre les petits trous que les opérations
précédentes avaient laissés.
Sur des claires-voies, dans des coins, au milieu
des corridors, partout s’alignaient des poteries.
Frédéric commençait à s’ennuyer.
— Cela vous fatigue peut-être ? dit-elle.
Craignant qu’il ne fallût borner là sa visite, il
affecta, au contraire, beaucoup d’enthousiasme. Il
regrettait même de ne s’être pas voué à cette
industrie.
Elle parut surprise.
— Certainement ! j’aurais pu vivre près de vous !
Et, comme il cherchait son regard, Mme Arnoux,
afin de l’éviter, prit sur une console des
boulettes de pâte, provenant des rajustages manqués,
les aplatit en une galette, et imprima dessus sa main.
— Puis-je emporter cela ? dit Frédéric.
— Êtes-vous assez enfant, mon Dieu !
Il allait répondre, Sénécal entra.
M. le sous-directeur, dès le seuil, s’aperçut
d’une infraction au règlement. Les ateliers devaient
être balayés toutes les semaines ; on était au samedi,
et, comme les ouvriers n’en avaient rien fait, Sénécal
leur déclara qu’ils auraient à rester une heure de
plus. « Tant pis pour vous ! »
Ils se penchèrent sur leurs pièces, sans
murmurer ; mais on devinait leur colère au souffle
rauque de leur poitrine. Ils étaient, d’ailleurs, peu
faciles à conduire, *224 tous
ayant été chassés de la grande fabrique. Le
républicain les gouvernait durement. Homme de
théories, il ne considérait que les masses et se
montrait impitoyable pour les individus.
Frédéric, gêné par sa présence, demanda bas
à Mme Arnoux s’il n’y avait pas moyen de voir les
fours. Ils descendirent au rez-de-chaussée ; et elle
était en train d’expliquer l’usage des cassettes,
quand Sénécal, qui les avait suivis, s’interposa entre
eux.
Il continua de lui-même la démonstration,
s’étendit sur les différentes sortes de combustibles,
l’enfournement, les pyroscopes, les alandiers, les
engobes, les lustres et les métaux, prodiguant les
termes de chimie, chlorure, sulfure, borax, carbonate.
Frédéric n’y comprenait rien, et à chaque minute se
retournait vers Mme Arnoux.
— Vous n’écoutez pas, dit-elle. M.
Sénécal pourtant est très clair. Il sait toutes ces
choses beaucoup mieux que moi.
Le mathématicien flatté de cet éloge, proposa de
faire voir le posage des couleurs. Frédéric interrogea
d’un regard anxieux Mme Arnoux. Elle demeura
impassible, ne voulant sans doute ni être seule avec
lui, ni le quitter cependant. Il lui offrit son bras.
— Non ! merci bien ! l’escalier est trop étroit
Et, quand ils furent en haut, Sénécal ouvrit la
porte d’un appartement rempli de femmes.
Elles maniaient des pinceaux, des fioles, des
coquilles, des plaques de verre. Le long de la
corniche, contre le mur, s’alignaient des planches
gravées ; des bribes de papier fin voltigeaient ; et
un poêle de fonte exhalait une température écœurante,
où se mêlait l’odeur de la térébenthine.
Les ouvrières, presque toutes, avaient des
costumes sordides. On en remarquait une, cependant,
qui portait un madras et de longues boucles
d’oreilles. Tout à la fois mince et potelée, elle
avait de gros yeux noirs et les lèvres charnues d’une
négresse. Sa poitrine abondante saillissait sous sa
chemise, tenue autour de sa taille par le cordon de sa
jupe ; et, un coude sur l’établi, tandis que l’autre
bras pendait, elle regardait vaguement, au loin dans
la campagne. À côté d’elle traînaient une bouteille de
vin et de la charcuterie.
Le règlement interdisait de manger dans les
ateliers, mesure de propreté pour la besogne et
d’hygiène pour les travailleurs.
*225 Sénécal, par
sentiment du devoir ou besoin de despotisme, s’écria
de loin, en indiquant une affiche dans un cadre :
— Hé ! là-bas, la Bordelaise ! lisez-moi tout haut
l’article 9.
— Eh bien, après ?
— Après, mademoiselle ? C’est trois francs
d’amende que vous payerez !
Elle le regarda en face, impudemment.
— Qu’est-ce que ça me fait ? Le patron, à son
retour, la lèvera votre amende ! Je me fiche de vous,
mon bonhomme !
Sénécal, qui se promenait les mains derrière le
dos, comme un pion dans une salle d’études se contenta
de sourire.
— Article 13, insubordination, dix francs !
La Bordelaise se remit à sa besogne. Mme Arnoux
par convenance, ne disait rien, mais ses sourcils se
froncèrent. Frédéric murmura :
— Ah ! pour un démocrate, vous êtes bien dur !
L’autre répondit magistralement :
— La démocratie n’est pas le dévergondage de
l’individualisme. C’est le niveau commun sous la loi,
la répartition du travail, l’ordre !
— Vous oubliez l’humanité ! dit Frédéric.
Mme Arnoux prit son bras ; Sénécal, offensé
peut-être de cette approbation silencieuse, s’en alla.
Frédéric en ressentit un immense soulagement.
Depuis le matin, il cherchait l’occasion de se
déclarer ; elle était venue. D’ailleurs le mouvement
spontané de Mme Arnoux lui semblait contenir des
promesses ; et il demanda, comme pour se réchauffer
les pieds, à monter dans sa chambre. Mais, quand il
fut assis près d’elle, son embarras commença ; le
point de départ lui manquait. Sénécal, heureusement,
vint à sa pensée.
— Rien de plus sot, dit-il, que cette punition
Mme Arnoux reprit :
— Il y a des sévérités indispensables.
— Comment, vous qui êtes si bonne ! Oh ! je me
trompe ! car vous vous plaisez quelquefois à faire
souffrir !
— Je ne comprends pas les énigmes, mon ami.
Et son regard austère, plus encore que le mot,
l’arrêta. Frédéric était déterminé à poursuivre. Un
volume de Musset se trouvait par hasard sur la
commode. Il en *226 tourna
quelques pages, puis se mit à parler de l’amour, de
ses désespoirs et de ses emportements.
Tout cela, suivant Mme Arnoux, était criminel ou
factice.
Le jeune homme se sentit blessé par cette négation
et, pour la combattre, il cita en preuve les suicides
qu’on voit dans les journaux, exalta les grands types
littéraires, Phèdre, Didon, Roméo, Desgrieux. Il
s’enferrait.
Le feu dans la cheminée ne brûlait plus, la pluie
fouettait contre les vitres. Mme Arnoux, sans bouger,
restait les deux mains sur les bras de son fauteuil ;
les pattes de son bonnet tombaient comme les
bandelettes d’un sphinx ; son profil pur se découpait
en pâleur au milieu de l’ombre.
Il avait envie de se jeter à ses genoux. Un
craquement se fit dans le couloir, il n’osa.
Il était empêché, d’ailleurs, par une sorte de
crainte religieuse. Cette robe, se confondant avec les
ténèbres, lui paraissait démesurée, infinie,
insoulevable ; et précisément à cause de cela son
désir redoublait. Mais, la peur de faire trop et de ne
pas faire assez lui ôtait tout discernement.
« Si je lui déplais, pensait-il, qu’elle me
chasse ! Si elle veut de moi, qu’elle m’encourage ! »
Il dit en soupirant :
— Donc, vous n’admettez pas qu’on puisse aimer…
une femme ?
Mme Arnoux répliqua :
— Quand elle est à marier, on l’épouse ;
lorsqu’elle appartient à un autre, on s’éloigne.
— Ainsi le bonheur est impossible ?
— Non ! mais on ne le trouve jamais dans le
mensonge, les inquiétudes et le remords.
— Qu’importe ! s’il est payé par des joies
sublimes.
— L’expérience est trop coûteuse !
Il voulut l’attaquer par l’ironie.
— La vertu ne serait donc que de la lâcheté ?
— Dites de la clairvoyance, plutôt. Pour celles
même qui oublieraient le devoir ou la religion, le
simple bon sens peut suffire. L’égoïsme fait une base
solide à la sagesse.
— Ah ! quelles maximes bourgeoises vous avez !
— Mais je ne me vante pas d’être une grande dame !
À ce moment-là, le petit garçon accourut.
— Maman, viens-tu dîner ?
*227 — Oui, tout à
l’heure !
Frédéric se leva ; en même temps Marthe parut.
Il ne pouvait se résoudre à s’en aller ; et, avec
un regard tout plein de supplications :
— Ces femmes dont vous parlez sont donc bien
insensibles ?
— Non ! mais sourdes quand il le faut.
Et elle se tenait debout, sur le seuil de sa
chambre, avec ses deux enfants à ses côtés. Il
s’inclina sans dire un mot. Elle répondit
silencieusement à son salut.
Ce qu’il éprouva d’abord, ce fut une stupéfaction
infinie. Cette manière de lui faire comprendre
l’inanité de son espoir l’écrasait. Il se sentait
perdu comme un homme tombé au fond d’un abîme, qui
sait qu’on ne le secourra pas et qu’il doit mourir.
Il marchait cependant, mais sans rien voir, au
hasard ; il se heurtait contre les pierres ; il se
trompa de chemin. Un bruit de sabots retentit près de
son oreille ; c’étaient les ouvriers qui sortaient de
la fonderie. Alors il se reconnut.
À l’horizon les lanternes du chemin de fer
traçaient une ligne de feu. Il arriva comme un convoi
partait, se laissa pousser dans un wagon, et
s’endormit.
Une heure après, sur les boulevards, la gaieté de
Paris le soir recula tout à coup son voyage dans un
passé déjà loin. Il voulut être fort, et allégea son
cœur en dénigrant Mme Arnoux par des épithètes
injurieuses :
« C’est une imbécile, une dinde, une brute, n’y
pensons plus ! »
Rentré chez lui, il trouva dans son cabinet une
lettre de huit pages sur papier à glaçure bleue et
signée des initiales R. A.
Cela commençait par des reproches amicaux :
« Que devenez-vous, mon cher ? je m’ennuie. »
Mais l’écriture était si abominable, que Frédéric
allait rejeter tout le paquet quand il aperçut, en
post-scriptum :
« Je compte sur vous demain pour me conduire aux
courses. »
Que signifiait cette invitation ? était-ce encore
un tour de la Maréchale ? Mais on ne se moque pas deux
fois du même homme à propos de rien ; et pris de
curiosité, il relut la lettre attentivement.
Frédéric distingua : « Malentendu… avoir fait
fausse route… désillusions… Pauvres enfants que nous
sommes !… Pareils à deux fleuves qui se rejoignent !
etc. »
*228 Ce style
contrastait avec le langage ordinaire de la lorette.
Quel changement était donc survenu ?
Il garda longtemps les feuilles entre ses doigts.
Elles sentaient l’iris ; et il y avait, dans la forme
des caractères et l’espacement irrégulier des lignes,
comme un désordre de toilette qui le troubla.
« Pourquoi n’irais-je pas ? se dit-il enfin. Mais
si Mme Arnoux le savait ? Ah ! qu’elle le sache ! Tant
mieux ! et qu’elle en soit jalouse ! ça me vengera ! »
|
Chapitre IV
*229 La
Maréchale était prête et l’attendait.
— C’est gentil, cela ! dit-elle, en fixant sur lui
ses jolis yeux, à la fois tendres et gais.
Quand elle eut fait le nœud de sa capote, elle
s’assit sur le divan et resta silencieuse.
— Partons-nous ? dit Frédéric.
Elle regarda la pendule.
— Oh ! non ! pas avant une heure et demie, comme
si elle eût posé en elle-même cette limite à son
incertitude.
Enfin l’heure ayant sonné :
— Eh bien, andiamo, caro mio !
Et elle donna un dernier tour à ses bandeaux, fit
des recommandations à Delphine.
— Madame revient dîner ?
— Pourquoi donc ? Nous dînerons ensemble quelque
part, au Café Anglais, où vous voudrez !
— Soit !
Ses petits chiens jappaient autour d’elle.
— On peut les emmener, n’est-ce pas ?
Frédéric les porta, lui-même, jusqu’à la voiture.
C’était une berline de louage avec deux chevaux de
poste et un postillon ; il avait mis sur le siège de
derrière son domestique. La Maréchale parut satisfaite
de ses prévenances ; puis, dès qu’elle fut assise, lui
demanda s’il avait été chez Arnoux, dernièrement.
— Pas depuis un mois, dit Frédéric.
— Moi, je l’ai rencontré avant-hier, il serait
même venu aujourd’hui. Mais il a toutes sortes
d’embarras, encore un procès, je ne sais quoi. Quel
drôle d’homme !
— Oui ! très drôle !
Frédéric ajouta d’un air indifférent :
*230 — À propos,
voyez-vous toujours… comment donc l’appelez-vous ?…
cet ancien chanteur… Delmar ?
Elle répliqua, sèchement :
— Non ! c’est fini !
Ainsi, leur rupture était certaine. Frédéric en
conçut de l’espoir.
Ils descendirent au pas le quartier Breda ; les
rues, à cause du dimanche, étaient désertes, et des
figures de bourgeois apparaissaient derrière des
fenêtres. La voiture prit un train plus rapide ; le
bruit des roues faisait se retourner les passants, le
cuir de la capote rabattue brillait, le domestique se
cambrait la taille, et les deux havanais l’un près de
l’autre semblaient deux manchons d’hermine, posés sur
les coussins. Frédéric se laissait aller au bercement
des soupentes. La Maréchale tournait la tête, à droite
et à gauche, en souriant.
Son chapeau de paille nacrée avait une garniture
de dentelle noire. Le capuchon de son burnous flottait
au vent ; et elle s’abritait du soleil, sous une
ombrelle de satin lilas, pointue par le haut comme une
pagode.
— Quels amours de petits doigts ! dit Frédéric, en
lui prenant doucement l’autre main, la gauche, ornée
d’un bracelet d’or, en forme de gourmette. Tiens,
c’est mignon ; d’où cela vient-il ?
— Oh ! il y a longtemps que je l’ai, dit la
Maréchale.
Le jeune homme n’objecta rien à cette réponse
hypocrite. Il aima mieux « profiter de la
circonstance ». Et, lui tenant toujours le poignet, il
appuya dessus ses lèvres, entre le gant et la
manchette.
— Finissez, on va nous voir !
— Bah ! qu’est-ce que cela fait !
Après la place de la Concorde, ils prirent par le
quai de la Conférence et le quai de Billy, où l’on
remarque un cèdre dans un jardin. Rosanette croyait le
Liban situé en Chine ; elle rit elle-même de son
ignorance et pria Frédéric de lui donner des leçons de
géographie. Puis, laissant à droite le Trocadéro, ils
traversèrent le pont d’Iéna, et s’arrêtèrent enfin, au
milieu du Champ de Mars, près des autres voitures,
déjà rangées dans l’Hippodrome.
Les tertres de gazon étaient couverts de menu
peuple. On apercevait des curieux sur le balcon de
l’École Militaire ; et les deux pavillons en dehors du
pesage, les deux tribunes comprises dans son enceinte,
et une troisième devant celle du Roi, se trouvaient
remplies d’une foule en toilette qui témoignait, par
son maintien, de la révérence *231
pour ce divertissement encore nouveau. Le
public des courses, plus spécial dans ce temps-là,
avait un aspect moins vulgaire ; c’était l’époque des
sous-pieds, des collets de velours et des gants
blancs. Les femmes, vêtues de couleurs brillantes,
portaient des robes à taille longue, et, assises sur
les gradins des estrades, elles faisaient comme de
grands massifs de fleurs, tachetés de noir, çà et là,
par les sombres costumes des hommes. Mais tous les
regards se tournaient vers le célèbre Algérien
Bou-Maza, qui se tenait impassible, entre deux
officiers d’état-major, dans une des tribunes
particulières. Celle du Jockey-Club contenait
exclusivement des messieurs graves.
Les plus enthousiastes s’étaient placés, en bas,
contre la piste, défendue par deux lignes de bâtons
supportant des cordes ; dans l’ovale immense que
décrivait cette allée, des marchands de coco agitaient
leur crécelle, d’autres vendaient le programme des
courses, d’autres criaient des cigares, un vaste
bourdonnement s’élevait ; les gardes municipaux
passaient et repassaient ; une cloche, suspendue à un
poteau couvert de chiffres, tinta. Cinq chevaux
parurent, et on rentra dans les tribunes.
Cependant, de gros nuages effleuraient de leurs
volutes la cime des ormes, en face. Rosanette avait
peur de la pluie.
— J’ai des riflards, dit Frédéric, et tout ce
qu’il faut pour se distraire, ajouta-t-il en soulevant
le coffre, où il y avait des provisions de bouche dans
un panier.
— Bravo ! nous nous comprenons !
— Et on se comprendra encore mieux, n’est-ce pas ?
— Cela se pourrait ! fit-elle en rougissant.
Les jockeys, en casaque de soie, tâchaient
d’aligner leurs chevaux et les retenaient à deux
mains. Quelqu’un abaissa un drapeau rouge. Alors, tous
les cinq, se penchant sur les crinières, partirent.
Ils restèrent d’abord serrés en une seule masse ;
bientôt elle s’allongea, se coupa ; celui qui portait
la casaque jaune, au milieu du premier tour, faillit
tomber ; longtemps il y eut de l’incertitude entre
Filly et Tibi ; puis Tom Pouce parut en tête ; mais
Clubstick, en arrière depuis le départ, les rejoignit
et arriva premier, battant Sir Charles de deux
longueurs ; ce fut une surprise ; on criait ; les
baraques de planches vibraient sous les trépignements.
— Nous nous amusons ! dit la Maréchale. Je t’aime,
mon chéri !
*232 Frédéric ne
douta plus de son bonheur ; ce dernier mot de
Rosanette le confirmait.
À cent pas de lui, dans un cabriolet milord, une
dame parut. Elle se penchait en dehors de la portière,
puis se renfonçait vivement ; cela recommença
plusieurs fois, Frédéric ne pouvait distinguer sa
figure. Un soupçon le saisit, il lui sembla que
c’était Mme Arnoux. Impossible, cependant ! Pourquoi
serait-elle venue ?
Il descendit de voiture, sous prétexte de flâner
au pesage.
— Vous n’êtes guère galant ! dit Rosanette.
Il n’écouta rien et s’avança. Le milord, tournant
bride, se mit au trot.
Frédéric, au même moment, fut happé par Cisy.
— Bonjour, cher ! comment allez-vous ? Hussonnet
est là-bas ! Écoutez donc !
Frédéric tâchait de se dégager pour rejoindre le
milord. La Maréchale lui faisait signe de retourner
près d’elle. Cisy l’aperçut, et voulait obstinément
lui dire bonjour.
Depuis que le deuil de sa grand-mère était fini,
il réalisait son idéal, parvenait à avoir du
cachet. Gilet écossais, habit court, larges
bouffettes sur l’escarpin et carte d’entrée dans la
ganse du chapeau, rien ne manquait effectivement à ce
qu’il appelait lui-même son « chic », un chic
anglomane et mousquetaire. Il commença par se plaindre
du Champ de Mars, turf exécrable, parla ensuite des
courses de Chantilly et des farces qu’on y faisait,
jura qu’il pouvait boire douze verres de vin de
Champagne pendant les douze coups de minuit, proposa à
la Maréchale de parier, caressait doucement ses deux
bichons ; et de l’autre coude s’appuyant sur la
portière, il continuait à débiter des sottises, le
pommeau de son stick dans la bouche, les jambes
écartées, les reins tendus. Frédéric, à côté de lui,
fumait, tout en cherchant à découvrir ce que le milord
était devenu.
La cloche ayant tinté, Cisy s’en alla, au grand
plaisir de Rosanette, qu’il ennuyait beaucoup,
disait-elle.
La seconde épreuve n’eut rien de particulier, la
troisième non plus, sauf un homme qu’on emporta sur un
brancard. La quatrième, où huit chevaux disputèrent le
prix de la ville, fut plus intéressante.
Les spectateurs des tribunes avaient grimpé sur
les bancs. Les autres, debout dans les voitures,
suivaient avec des lorgnettes à la main l’évolution
des jockeys ; on *233 les
voyait filer comme des taches rouges, jaunes, blanches
et bleues sur toute la longueur de la foule, qui
bordait le tour de l’Hippodrome. De loin, leur vitesse
n’avait pas l’air excessive ; à l’autre bout du Champ
de Mars, ils semblaient même se ralentir, et ne plus
avancer que par une sorte de glissement, où les
ventres des chevaux touchaient la terre sans que leurs
jambes étendues pliassent. Mais, revenant bien vite,
ils grandissaient ; leur passage coupait le vent, le
sol tremblait, les cailloux volaient ; l’air,
s’engouffrant dans les casaques des jockeys, les
faisait palpiter comme des voiles ; à grands coups de
cravache, ils fouaillaient leurs bêtes pour atteindre
le poteau, c’était le but. On enlevait les chiffres,
un autre était hissé ; et, au milieu des
applaudissements, le cheval victorieux se traînait
jusqu’au pesage, tout couvert de sueur, les genoux
raidis, l’encolure basse, tandis que son cavalier,
comme agonisant sur sa selle, se tenait les côtes.
Une contestation retarda le dernier départ. La
foule qui s’ennuyait se répandit. Des groupes d’hommes
causaient au bas des tribunes. Les propos étaient
libres ; des femmes du monde partirent, scandalisées
par le voisinage des lorettes.
Il y avait aussi des illustrations de bals
publics, des comédiennes du boulevard ; — et ce
n’était pas les plus belles qui recevaient le plus
d’hommages. La vieille Georgine Aubert, celle qu’un
vaudevilliste appelait le Louis XI de la prostitution,
horriblement maquillée et poussant de temps à autre
une espèce de rire pareil à un grognement, restait
tout étendue dans sa longue calèche, sous une palatine
de martre comme en plein hiver. Mme de Remoussot, mise
à la mode par son procès, trônait sur le siège d’un
break en compagnie d’Américains ; et Thérèse Bachelu,
avec son air de vierge gothique, emplissait de ses
douze falbalas l’intérieur d’un escargot qui avait, à
la place du tablier, une jardinière pleine de roses.
La Maréchale fut jalouse de ces gloires ; pour qu’on
la remarquât, elle se mit à faire de grands gestes et
à parler très haut.
Des gentlemen la reconnurent, lui envoyèrent des
saluts. Elle y répondait en disant leurs noms à
Frédéric. C’étaient tous comtes, vicomtes, ducs et
marquis ; et il se rengorgeait, car tous les yeux
exprimaient un certain respect pour sa bonne fortune.
Cisy n’avait pas l’air moins heureux dans le
cercle d’hommes mûrs qui l’entourait. Ils souriaient
du haut de *234 leurs
cravates, comme se moquant de lui ; enfin il tapa dans
la main du plus vieux et s’avança vers la Maréchale.
Elle mangeait avec une gloutonnerie affectée une
tranche de foie gras ; Frédéric, par obéissance,
l’imitait, en tenant une bouteille de vin sur ses
genoux.
Le milord reparut, c’était Mme Arnoux. Elle pâlit
extraordinairement.
— Donne-moi du champagne ! dit Rosanette.
Et, levant le plus haut possible son verre rempli,
elle s’écria :
— Ohé là-bas ! les femmes honnêtes, l’épouse de
mon protecteur, ohé !
Des rires éclatèrent autour d’elle, le milord
disparut. Frédéric la tirait par sa robe, il allait
s’emporter. Mais Cisy était là, dans la même
attitude que tout à l’heure ; et, avec un surcroît
d’aplomb, il invita Rosanette à dîner pour le soir
même.
— Impossible ! répondit-elle. Nous allons ensemble
au café Anglais.
Frédéric, comme s’il n’eût rien entendu, demeura
muet ; et Cisy quitta la Maréchale d’un air
désappointé.
Tandis qu’il lui parlait, debout contre la
portière de droite, Hussonnet était survenu du côté
gauche, et, relevant ce mot de café Anglais :
— C’est un joli établissement ! si l’on y cassait
une croûte, hein ?
— Comme vous voudrez, dit Frédéric, qui, affaissé
dans le coin de la berline, regardait à l’horizon le
milord disparaître, sentant qu’une chose irréparable
venait de se faire et qu’il avait perdu son grand
amour. Et l’autre était là, près de lui, l’amour
joyeux et facile ! Mais, lassé, plein de désirs
contradictoires et ne sachant même plus ce qu’il
voulait, il éprouvait une tristesse démesurée, une
envie de mourir.
Un grand bruit de pas et de voix lui fit relever
la tête ; les gamins, enjambant les cordes de la
piste, venaient regarder les tribunes ; on s’en
allait. Quelques gouttes de pluie tombèrent.
L’embarras des voitures augmenta. Hussonnet était
perdu.
— Eh bien, tant mieux ! dit Frédéric.
— On préfère être seul ? reprit la Maréchale, en
posant la main sur la sienne.
Alors passa devant eux, avec des miroitements de
cuivre et d’acier, un splendide landau attelé de
quatre chevaux, conduits à la Daumont par deux jockeys
en veste de *235 velours,
à crépines d’or. Mme Dambreuse était près de son mari,
Martinon sur l’autre banquette en face ; tous les
trois avaient des figures étonnées.
— Ils m’ont reconnu ! se dit Frédéric.
Rosanette voulut qu’on arrêtât, pour mieux voir le
défilé. Mme Arnoux pouvait reparaître. Il cria au
postillon :
— Va donc ! va donc ! en avant !
Et la berline se lança vers les Champs-Élysées au
milieu des autres voitures, calèches, briskas, wursts,
tandems, tilburys, dog-carts, tapissières à rideaux de
cuir où chantaient des ouvriers en goguette,
demi-fortunes que dirigeaient avec prudence des pères
de famille eux-mêmes. Dans des victorias bourrées de
monde, quelque garçon, assis sur les pieds des autres,
laissait pendre en dehors ses deux jambes. De grands
coupés à siège de drap promenaient des douairières qui
sommeillaient ; ou bien un stepper magnifique passait
emportant une chaise, simple et coquette comme l’habit
noir d’un dandy. L’averse cependant redoublait. On
tirait les parapluies, les parasols, les mackintosh ;
on se criait de loin : « Bonjour ! — Ça va bien ? —
Oui ! — Non ! — À tantôt ! », et les figures se
succédaient avec une vitesse d’ombres chinoises.
Frédéric et Rosanette ne se parlaient pas, éprouvant
une sorte d’hébétude à voir auprès d’eux,
continuellement, toutes ces roues tourner.
Par moments, les files de voitures, trop pressées,
s’arrêtaient toutes à la fois sur plusieurs lignes.
Alors, on restait les uns près des autres, et l’on
s’examinait. Du bord des panneaux armoriés, des
regards indifférents tombaient sur la foule ; des yeux
pleins d’envie brillaient au fond des fiacres ; des
sourires de dénigrement répondaient aux ports de tête
orgueilleux ; des bouches grandes ouvertes exprimaient
des admirations imbéciles ; et, çà et là, quelque
flâneur, au milieu de la voie, se rejetait en arrière
d’un bond pour éviter un cavalier qui galopait entre
les voitures et parvenait à en sortir. Puis tout se
remettait en mouvement ; les cochers lâchaient les
rênes, abaissaient leurs longs fouets ; les chevaux,
animés, secouant leur gourmette, jetaient de l’écume
autour d’eux ; et les croupes et les harnais humides
fumaient, dans la vapeur d’eau que le soleil couchant
traversait. Passant sous l’Arc de triomphe, il
allongeait à hauteur d’homme une lumière roussâtre,
qui faisait étinceler les moyeux des roues, les
poignées des portières, le bout des *236
timons, les anneaux des sellettes ; et, sur
les deux côtés de la grande avenue, pareille à un
fleuve où ondulaient des crinières, des vêtements, des
têtes humaines, les arbres tout reluisants de pluie se
dressaient, comme deux murailles vertes. Le bleu du
ciel, au-dessus, reparaissant à de certaines places,
avait des douceurs de satin.
Alors, Frédéric se rappela les jours déjà loin où
il enviait l’inexprimable bonheur de se trouver dans
une de ces voitures, à côté d’une de ces femmes. Il le
possédait, ce bonheur-là, et il n’en était pas plus
joyeux.
La pluie avait fini de tomber. Les passants,
réfugiés entre les colonnes du Garde-Meubles, s’en
allaient. Des promeneurs, dans la rue Royale,
remontaient vers le boulevard. Devant l’hôtel des
Affaires Étrangères, une file de badauds stationnait
sur les marches.
À la hauteur des Bains-Chinois, comme il y avait
des trous dans le pavé, la berline se ralentit. Un
homme en paletot noisette marchait au bord du
trottoir. Une éclaboussure, jaillissant de dessous les
ressorts, s’étala dans son dos. L’homme se retourna,
furieux. Frédéric devint pâle ; il avait reconnu
Deslauriers.
À la porte du café Anglais, il renvoya la voiture.
Rosanette était montée devant lui, pendant qu’il
payait le postillon.
Il la retrouva dans l’escalier, causant avec un
monsieur. Frédéric prit son bras. Mais, au milieu du
corridor, un deuxième seigneur l’arrêta.
— Va toujours ! dit-elle, je suis à toi !
Et il entra seul dans le cabinet. Par les deux
fenêtres ouvertes, on apercevait du monde aux croisées
des autres maisons, vis-à-vis. De larges moires
frissonnaient sur l’asphalte qui séchait, et un
magnolia posé au bord du balcon embaumait
l’appartement. Ce parfum et cette fraîcheur
détendirent ses nerfs ; il s’affaissa sur le divan
rouge, au-dessous de la glace.
La Maréchale revint ; et, le baisant au front :
— On a des chagrins, pauvre mimi ?
— Peut-être ! répliqua-t-il.
— Tu n’es pas le seul, va !
Ce qui voulait dire : « Oublions chacun les nôtres
dans une félicité commune ! »
Puis elle posa un pétale de fleur entre ses
lèvres, et le lui tendit à becqueter. Ce mouvement,
d’une grâce et presque d’une mansuétude lascive,
attendrit Frédéric.
*237 — Pourquoi me
fais-tu de la peine ? dit-il, en songeant
à Mme Arnoux.
— Moi, de la peine ?
Et, debout devant lui, elle le regardait, les cils
rapprochés et les deux mains sur les épaules.
Toute sa vertu, toute sa rancune sombra dans une
lâcheté sans fond.
Il reprit :
— Puisque tu ne veux pas m’aimer ! en l’attirant
sur ses genoux.
Elle se laissait faire ; il lui entourait la
taille à deux bras ; le pétillement de sa robe de soie
l’enflammait.
— Où sont-ils ? dit la voix d’Hussonnet dans le
corridor.
La Maréchale se leva brusquement, et alla se
mettre à l’autre bout du cabinet, tournant le dos à la
porte.
Elle demanda des huîtres et ils s’attablèrent.
Hussonnet ne fut pas drôle. À force d’écrire
quotidiennement sur toutes sortes de sujets, de lire
beaucoup de journaux, d’entendre beaucoup de
discussions et d’émettre des paradoxes pour éblouir,
il avait fini par perdre la notion exacte des choses,
s’aveuglant lui-même avec ses faibles pétards. Les
embarras d’une vie légère autrefois, mais à présent
difficile, l’entretenaient dans une agitation
perpétuelle ; et son impuissance, qu’il ne voulait pas
s’avouer, le rendait hargneux, sarcastique. À propos
d’Ozaï, un ballet nouveau, il fit une sortie
à fond contre la danse, et, à propos de la danse,
contre l’Opéra ; puis, à propos de l’Opéra, contre les
Italiens, remplacés, maintenant, par une troupe
d’acteurs espagnols, « comme si l’on n’était pas
rassasié des Castilles ! » Frédéric fut choqué dans
son amour romantique de l’Espagne ; et, afin de rompre
la conversation, il s’informa du Collège de France,
d’où l’on venait d’exclure Edgar Quinet et Mickiewicz.
Mais Hussonnet, admirateur de M. De Maistre, se
déclara pour l’Autorité et le Spiritualisme. Il
doutait, cependant, des faits les mieux prouvés, niait
l’histoire, et contestait les choses les plus
positives, jusqu’à s’écrier au mot géométrie :
« Quelle blague que la géométrie ! » Le tout entremêlé
d’imitations d’acteurs. Sainville était
particulièrement son modèle.
Ces calembredaines assommaient Frédéric. Dans un
mouvement d’impatience, il attrapa, avec sa botte, un
des bichons sous la table.
Tous deux se mirent à aboyer d’une façon odieuse.
*238 — Vous
devriez les faire reconduire ! dit-il brusquement.
Rosanette n’avait confiance en personne.
Alors, il se tourna vers le bohème.
— Voyons, Hussonnet, dévouez-vous !
— Oh ! oui, mon petit ! Ce serait bien aimable !
Hussonnet s’en alla, sans se faire prier.
De quelle manière payait-on sa complaisance ?
Frédéric n’y pensa pas. Il commençait même à se
réjouir du tête-à-tête, lorsqu’un garçon entra.
— Madame, quelqu’un vous demande.
— Comment ! encore ?
— Il faut pourtant que je voie ! dit Rosanette.
Il en avait soif, besoin. Cette disparition lui
semblait une forfaiture, presque une grossièreté. Que
voulait-elle donc ? n’était-ce pas assez d’avoir
outragé Mme Arnoux ? Tant pis pour celle-là,
du reste ! Maintenant, il haïssait toutes les femmes ;
et des pleurs l’étouffaient, car son amour était
méconnu et sa concupiscence trompée.
La Maréchale rentra, et, lui présentant Cisy :
— J’ai invité monsieur. J’ai bien fait, n’est-ce
pas ?
— Comment donc ! certainement !
Frédéric, avec un sourire de supplicié, fit signe
au gentilhomme de s’asseoir.
La Maréchale se mit à parcourir la carte, en
s’arrêtant aux noms bizarres.
— Si nous mangions, je suppose, un turban de
lapins à la Richelieu et un pudding à la d’Orléans ?
— Oh ! pas d’Orléans ! s’écria Cisy, lequel était
légitimiste et crut faire un mot.
— Aimez-vous mieux un turbot à la Chambord ?
reprit-elle.
Cette politesse choqua Frédéric.
La Maréchale se décida pour un simple tournedos,
des écrevisses, des truffes, une salade d’ananas, des
sorbets à la vanille.
— Nous verrons ensuite. Allez toujours. Ah !
j’oubliais ! Apportez-moi un saucisson ! pas à l’ail !
Et elle appelait le garçon « jeune homme »,
frappait son verre avec son couteau, jetait au plafond
la mie de son pain. Elle voulut boire tout de suite du
vin de Bourgogne.
— On n’en prend pas dès le commencement, dit
Frédéric.
Cela se faisait quelquefois, suivant le Vicomte.
— Eh non ! Jamais !
*239 — Si fait, je
vous assure !
— Ah ! tu vois !
Le regard dont elle accompagna cette phrase
signifiait : « C’est un homme riche, celui-là,
écoute-le ! »
Cependant, la porte s’ouvrait à chaque minute, les
garçons glapissaient, et, sur un infernal piano, dans
le cabinet à côté, quelqu’un tapait une valse. Puis
les courses amenèrent à parler d’équitation et des
deux systèmes rivaux. Cisy défendait Baucher, Frédéric
le comte d’Aure, quand Rosanette haussa les épaules.
— Assez, mon Dieu ! il s’y connaît mieux que toi,
va !
Elle mordait dans une grenade, le coude posé sur
la table ; les bougies du candélabre devant elle
tremblaient au vent ; cette lumière blanche pénétrait
sa peau de tons nacrés, mettait du rose à ses
paupières, faisait briller les globes de ses yeux ; la
rougeur du fruit se confondait avec la pourpre de ses
lèvres, ses narines minces battaient ; et toute sa
personne avait quelque chose d’insolent, d’ivre et de
noyé qui exaspérait Frédéric, et pourtant lui jetait
au cœur des désirs fous.
Puis elle demanda, d’une voix calme, à qui
appartenait ce grand landau avec une livrée marron.
— À la comtesse Dambreuse, répliqua Cisy.
— Ils sont très riches, n’est-ce pas ?
— Oh ! très riches ! bien que Mme Dambreuse, qui
est, tout simplement, une demoiselle Boutron, la fille
d’un préfet, ait une fortune médiocre.
Son mari, au contraire, devait recueillir
plusieurs héritages, Cisy les énuméra ; fréquentant
les Dambreuse, il savait leur histoire.
Frédéric, pour lui être désagréable, s’entêta à le
contredire. Il soutint que Mme Dambreuse s’appelait de
Boutron, certifiait sa noblesse.
— N’importe ! je voudrais bien avoir son
équipage ! dit la Maréchale, en se renversant sur le
fauteuil.
Et la manche de sa robe, glissant un peu,
découvrit, à son poignet gauche, un bracelet orné de
trois opales.
Frédéric l’aperçut.
— Tiens ! mais…
Ils se considérèrent tous les trois, et rougirent.
La porte s’entre-bâilla discrètement, le bord d’un
chapeau parut, puis le profil d’Hussonnet.
— Excusez, si je vous dérange, les amoureux !
Mais il s’arrêta, étonné de voir Cisy et de ce que
Cisy avait pris sa place.
*240 On apporta un
autre couvert ; et, comme il avait grand’faim, il
empoignait au hasard, parmi les restes du dîner, de la
viande dans un plat, un fruit dans une corbeille,
buvait d’une main, se servait de l’autre, tout en
racontant sa mission. Les deux toutous étaient
reconduits. Rien de neuf au domicile. Il avait trouvé
la cuisinière avec un soldat, histoire fausse,
uniquement inventée pour produire de l’effet.
La Maréchale décrocha de la patère sa capote.
Frédéric se précipita sur la sonnette en criant de
loin au garçon :
— Une voiture
— J’ai la mienne, dit le Vicomte.
— Mais, monsieur !
— Cependant, monsieur !
Et ils se regardaient dans les prunelles, pâles
tous les deux et les mains tremblantes.
Enfin, la Maréchale prit le bras de Cisy, et, en
montrant le bohème attablé :
— Soignez-le donc ! il s’étouffe. Je ne voudrais
pas que son dévouement pour mes roquets le fît
mourir !
La porte retomba.
— Eh bien ? dit Hussonnet.
— Eh bien, quoi ?
— Je croyais…
— Qu’est-ce que vous croyiez ?
— Est-ce que vous ne… ?
Il compléta sa phrase par un geste.
— Eh non ! jamais de la vie !
Hussonnet n’insista pas davantage.
Il avait eu un but en s’invitant à dîner. Son
journal, qui ne s’appelait plus l’Art, mais
le Flambard, avec cette épigraphe :
« Canonniers, à vos pièces ! » ne prospérant
nullement, il avait envie de le transformer en une
revue hebdomadaire, seul, sans le secours de
Deslauriers. Il reparla de l’ancien projet, et exposa
son plan nouveau.
Frédéric, ne comprenant pas sans doute, répondit
par des choses vagues. Hussonnet empoigna plusieurs
cigares sur la table, dit : « Adieu, mon bon », et
disparut.
Frédéric demanda la note. Elle était longue ; et
le garçon, la serviette sous le bras, attendait son
argent, quand un autre, un individu blafard qui
ressemblait à Martinon, vint lui dire :
— Faites excuse, on a oublié au comptoir de porter
le fiacre.
— Quel fiacre ?
*241 — Celui que
ce monsieur a pris tantôt, pour les petits chiens.
Et la figure du garçon s’allongea, comme s’il eût
plaint le pauvre jeune homme. Frédéric eut envie de le
gifler. Il donna de pourboire les vingt francs qu’on
lui rendait.
— Merci, monseigneur ! dit l’homme à la serviette,
avec un grand salut.
Frédéric passa la journée du lendemain à ruminer
sa colère et son humiliation. Il se reprochait de
n’avoir pas souffleté Cisy. Quant à la Maréchale, il
se jura de ne plus la revoir ; d’autres aussi belles
ne manquaient pas ; et, puisqu’il fallait de l’argent
pour posséder ces femmes-là, il jouerait à la Bourse
le prix de sa ferme, il serait riche, il écraserait de
son luxe la Maréchale et tout le monde. Le soir venu,
il s’étonna de n’avoir pas songé à Mme Arnoux.
« Tant mieux ! à quoi bon ? »
Le surlendemain, dès huit heures, Pellerin vint
lui faire visite. Il commença par des admirations sur
le mobilier, des cajoleries. Puis, brusquement :
— Vous étiez aux courses, dimanche ?
— Oui, hélas !
Alors, le peintre déclama contre l’anatomie des
chevaux anglais, vanta les chevaux de Géricault, les
chevaux du Parthénon.
— Rosanette était avec vous ?
Et il entama son éloge, adroitement.
La froideur de Frédéric le décontenança. Il ne
savait comment en venir au portrait.
Sa première intention avait été de faire un
Titien. Mais, peu à peu, la coloration variée de
son modèle l’avait séduit ; et il avait travaillé
franchement, accumulant pâte sur pâte et lumière sur
lumière. Rosanette fut enchantée d’abord ; ses
rendez-vous avec Delmar avaient interrompu les séances
et laissé à Pellerin tout le temps de s’éblouir. Puis,
l’admiration s’apaisant, il s’était demandé si sa
peinture ne manquait point de grandeur. Il avait été
revoir les Titien, avait compris la distance, reconnu
sa faute ; et il s’était mis à repasser ses contours
simplement. Ensuite il avait cherché, en les rongeant,
à y perdre, à y mêler les tons de la tête et ceux des
fonds ; et la figure avait pris de la consistance, les
ombres de la vigueur ; tout paraissait plus ferme.
Enfin la Maréchale était revenue. Elle s’était même
permis des objections ; l’artiste, naturellement,
avait persévéré. Après de grandes *242
fureurs contre sa sottise, il s’était dit
qu’elle pouvait avoir raison. Alors avait commencé
l’ère des doutes, tiraillements de la pensée qui
provoquent les crampes d’estomac, les insomnies, la
fièvre, le dégoût de soi-même ; il avait eu le courage
de faire des retouches, mais sans cœur et sentant que
sa besogne était mauvaise.
Il se plaignit seulement d’avoir été refusé au
Salon, puis reprocha à Frédéric de ne pas être venu
voir le portrait de la Maréchale.
— Je me moque bien de la Maréchale !
Une déclaration pareille l’enhardit.
— Croiriez-vous que cette bête-là n’en veut plus,
maintenant ?
Ce qu’il ne disait point, c’est qu’il avait
réclamé d’elle mille écus. Or la Maréchale s’était peu
souciée de savoir qui payerait, et, préférant
tirer d’Arnoux des choses plus urgentes, ne lui en
avait même pas parlé.
— Eh bien, et Arnoux ? dit Frédéric.
Elle l’avait relancé vers lui. L’ancien marchand
de tableaux n’avait que faire du portrait.
— Il soutient que ça appartient à Rosanette.
— En effet, c’est à elle.
— Comment ! c’est elle qui m’envoie vers vous !
répliqua Pellerin.
S’il eût cru à l’excellence de son œuvre, il n’eût
pas songé, peut-être, à l’exploiter. Mais une somme
(et une somme considérable) serait un démenti à la
critique, un raffermissement pour lui-même. Frédéric,
afin de s’en délivrer, s’enquit de ses conditions,
courtoisement.
L’extravagance du chiffre le révolta, il
répondit :
— Non, ah ! non !
— Vous êtes pourtant son amant, c’est vous qui
m’avez fait la commande !
— J’ai été l’intermédiaire, permettez !
— Mais je ne peux pas rester avec ça sur les
bras !
L’artiste s’emportait.
— Ah ! je ne vous croyais pas si cupide.
— Ni vous si avare ! Serviteur !
Il venait de partir que Sénécal se présenta.
Frédéric, troublé, eut un mouvement d’inquiétude.
— Qu’y a-t-il ?
Sénécal conta son histoire.
— Samedi, vers neuf heures, Mme Arnoux a reçu une
lettre qui l’appelait à Paris ; comme personne, par
hasard, ne se trouvait là pour aller à Creil chercher
une voiture, *243 elle
avait envie de m’y faire aller moi-même. J’ai refusé,
car ça ne rentre pas dans mes fonctions. Elle est
partie, et revenue dimanche soir. Hier matin, Arnoux
tombe à la fabrique. La Bordelaise s’est plainte. Je
ne sais pas ce qui se passe entre eux, mais il a levé
son amende devant tout le monde. Nous avons échangé
des paroles vives. Bref, il m’a donné mon compte, et
me voilà !
Puis, détachant ses paroles :
— Au reste, je ne me repens pas, j’ai fait mon
devoir. N’importe, c’est à cause de vous.
— Comment ? s’écria Frédéric, ayant peur que
Sénécal ne l’eût deviné.
Sénécal n’avait rien deviné, car il reprit :
— C’est-à-dire que, sans vous, j’aurais peut-être
trouvé mieux.
Frédéric fut saisi d’une espèce de remords.
— En quoi puis-je vous servir, maintenant ?
Sénécal demandait un emploi quelconque, une place.
— Cela vous est facile. Vous connaissez tant de
monde, M. Dambreuse entre autres, à ce que m’a dit
Deslauriers.
Ce rappel de Deslauriers fut désagréable à son
ami. Il ne se souciait guère de retourner chez les
Dambreuse depuis la rencontre du Champ de Mars.
— Je ne suis pas suffisamment intime dans la
maison pour recommander quelqu’un.
Le démocrate essuya ce refus stoïquement, et,
après une minute de silence :
— Tout cela, j’en suis sûr, vient de la Bordelaise
et aussi de votre Mme Arnoux.
Ce votre ôta du cœur de Frédéric le peu
de bon vouloir qu’il gardait. Par délicatesse,
cependant, il atteignit la clef de son secrétaire.
Sénécal le prévint.
— Merci !
Puis, oubliant ses misères, il parla des choses de
la patrie, les croix d’honneur prodiguées à la fête du
Roi, un changement de cabinet, les affaires Drouillard
et Bénier, scandales de l’époque, déclama contre les
bourgeois et prédit une révolution.
Un crid japonais suspendu contre le mur arrêta ses
yeux. Il le prit, en essaya le manche, puis le rejeta
sur le canapé, avec un air de dégoût.
— Allons, adieu ! Il faut que j’aille à Notre-Dame
de Lorette.
*244 — Tiens !
pourquoi ?
— C’est aujourd’hui le service anniversaire de
Godefroy Cavaignac. Il est mort à l’œuvre, celui-là !
Mais tout n’est pas fini !… Qui sait ?
Et Sénécal tendit sa main, bravement.
— Nous ne nous reverrons peut-être jamais !
adieu !
Cet adieu, répété deux fois, son froncement de
sourcils en contemplant le poignard, sa résignation et
son air solennel, surtout, firent rêver Frédéric, qui
bientôt n’y pensa plus.
Dans la même semaine, son notaire du Havre lui
envoya le prix de sa ferme, cent soixante-quatorze
mille francs. Il en fit deux parts, plaça la première
sur l’État, et alla porter la seconde chez un agent de
change pour la risquer à la Bourse.
Il mangeait dans les cabarets à la mode,
fréquentait les théâtres et tâchait de se
distraire, quand Hussonnet lui adressa une lettre, où
il narrait gaiement que la Maréchale, dès le lendemain
des courses, avait congédié Cisy. Frédéric en fut
heureux, sans chercher pourquoi le bohème lui
apprenait cette aventure.
Le hasard voulut qu’il rencontrât Cisy, trois
jours après. Le gentilhomme fit bonne contenance, et
l’invita même à dîner pour le mercredi suivant.
Frédéric, le matin de ce jour-là, reçut une
notification d’huissier, où M. Charles-Jean-Baptiste
Oudry lui apprenait qu’aux termes d’un jugement du
tribunal, il s’était rendu acquéreur d’une propriété
sise à Belleville appartenant au sieur Jacques Arnoux,
et qu’il était prêt à payer les deux cent vingt-trois
mille francs montant du prix de la vente. Mais il
résultait du même acte que, la somme des hypothèques
dont l’immeuble était grevé dépassant le prix de
l’acquisition, la créance de Frédéric se trouvait
complètement perdue.
Tout le mal venait de n’avoir pas renouvelé en
temps utile une inscription hypothécaire. Arnoux
s’était chargé de cette démarche, et l’avait ensuite
oubliée. Frédéric s’emporta contre lui, et, quand sa
colère fut passée :
« Eh bien après… quoi ? si cela peut le sauver,
tant mieux ! je n’en mourrai pas ! n’y pensons
plus ! »
Mais, en remuant ses paperasses sur sa table, il
rencontra la lettre d’Hussonnet, et aperçut le
post-scriptum, qu’il n’avait point remarqué la
première fois. Le bohème demandait cinq mille francs,
tout juste, pour mettre l’affaire du journal en train.
*245 « Ah !
celui-là m’embête ! »
Et il le refusa brutalement dans un billet
laconique. Après quoi, il s’habilla pour se rendre à
la Maison d’or.
Cisy présenta ses convives, en commençant par le
plus respectable, un gros monsieur à cheveux blancs :
— Le marquis Gilbert des Aulnays, mon parrain. M.
Anselme de Forchambeaux, dit-il ensuite (c’était un
jeune homme blond et fluet, déjà chauve) ; puis,
désignant un quadragénaire d’allures simples :
— Joseph Boffreu, mon cousin ; et voici mon ancien
professeur M. Vezou (personnage moitié charretier,
moitié séminariste, avec de gros favoris et une longue
redingote boutonnée dans le bas par un seul bouton, de
manière à faire châle sur la poitrine).
Cisy attendait encore quelqu’un, le baron de
Comaing, « qui peut-être viendra, ce n’est pas sûr ».
Il sortait à chaque minute, paraissait inquiet ;
enfin, à huit heures, on passa dans une salle éclairée
magnifiquement et trop spacieuse pour le nombre des
convives. Cisy l’avait choisie par pompe, tout exprès.
Un surtout de vermeil, chargé de fleurs et de
fruits, occupait le milieu de la table, couverte de
plats d’argent, suivant la vieille mode française ;
des raviers, pleins de salaisons et d’épices,
formaient bordure tout autour ; des cruches de vin
rosat frappé de glace se dressaient de distance en
distance ; cinq verres de hauteur différente étaient
alignés devant chaque assiette avec des choses dont on
ne savait pas l’usage, mille ustensiles de bouche
ingénieux ; et il y avait, rien que pour le premier
service : une hure d’esturgeon mouillée de champagne,
un jambon d’York au tokai, des grives au gratin, des
cailles rôties, un vol-au-vent Béchamel, un sauté de
perdrix rouges, et, aux deux bouts de tout cela, des
effilés de pommes de terre qui étaient mêlés à des
truffes. Un lustre et des girandoles illuminaient
l’appartement, tendu de damas rouge. Quatre
domestiques en habit noir se tenaient derrière les
fauteuils de maroquin. À ce spectacle, les convives se
récrièrent, le Précepteur surtout.
— Notre amphitryon, ma parole, a fait de
véritables folies ! C’est trop beau !
— Ça ? dit le vicomte de Cisy, allons donc !
Et, dès la première cuillerée :
— Eh bien, mon vieux des Aulnays, avez-vous été au
Palais-Royal, voir Père et Portier ?
*246 — Tu sais
bien que je n’ai pas le temps ! répliqua le marquis.
Ses matinées étaient prises par un cours
d’arboriculture, ses soirées par le Cercle agricole,
et toutes ses après-midi par des études dans les
fabriques d’instruments aratoires. Habitant la
Saintonge les trois quarts de l’année, il profitait de
ses voyages dans la capitale pour s’instruire ; et son
chapeau à larges bords, posé sur une console, était
plein de brochures.
Mais Cisy, s’apercevant que M. de Forchambeaux
refusait du vin :
— Buvez donc, saprelotte ! Vous n’êtes pas crâne
pour votre dernier repas de garçon !
À ce mot, tous s’inclinèrent, on le congratulait.
— Et la jeune personne, dit le précepteur, est
charmante, j’en suis sûr ?
— Parbleu ! s’écria Cisy. N’importe, il a tort ;
c’est si bête, le mariage !
— Tu parles légèrement, mon ami ! répliqua M. des
Aulnays, tandis qu’une larme roulait dans ses yeux, au
souvenir de sa défunte.
Et Forchambeaux répéta plusieurs fois de suite, en
ricanant :
— Vous y viendrez vous-même, vous y viendrez !
Cisy protesta. Il aimait mieux se divertir, « être
régence ». Il voulait apprendre la savate, pour
visiter les tapis-francs de la Cité, comme le prince
Rodolphe des Mystères de Paris, tira de sa
poche un brûle-gueule, rudoyait les domestiques,
buvait extrêmement ; et, afin de donner de lui bonne
opinion, dénigrait tous les plats. Il renvoya même les
truffes, et le précepteur, qui s’en délectait, dit par
bassesse :
— Cela ne vaut pas les œufs à la neige de madame
votre grand’mère !
Puis il se remit à causer avec son voisin
l’agronome, lequel trouvait au séjour de la campagne
beaucoup d’avantages, ne serait-ce que de pouvoir
élever ses filles dans des goûts simples. Le
précepteur applaudissait à ses idées et le flagornait,
lui supposant de l’influence sur son élève, dont il
désirait secrètement être l’homme d’affaires.
Frédéric était venu plein d’humeur contre Cisy ;
sa sottise l’avait désarmé. Mais ses gestes, sa
figure, toute sa personne lui rappelant le dîner du
Café Anglais, l’agaçait de plus en plus ; et il
écoutait les remarques *247 désobligeantes
que faisait à demi-voix le cousin Joseph, un brave
garçon sans fortune, amateur de chasse, et boursier.
Cisy, par manière de rire, l’appela « voleur »
plusieurs fois ; puis, tout à coup :
— Ah ! le baron !
Alors entra un gaillard de trente ans, qui avait
quelque chose de rude dans la physionomie, de souple
dans les membres, le chapeau sur l’oreille, et une
fleur à la boutonnière. C’était l’idéal du vicomte. Il
fut ravi de le posséder ; et, sa présence l’excitant,
il tenta même un calembour, car il dit, comme on
passait un coq de bruyère :
— Voilà le meilleur des caractères de La Bruyère !
Ensuite, il adressa à M. de Comaing une foule de
questions sur des personnes inconnues à la société ;
puis, comme saisi d’une idée :
— Dites donc ! avez-vous pensé à moi ?
L’autre haussa les épaules.
— Vous n’avez pas l’âge, mon petiot ! Impossible !
Cisy l’avait prié de le faire admettre à son club.
Mais le baron, ayant sans doute pitié de son
amour-propre :
— Ah ! j’oubliais ! Mille félicitations pour votre
pari, mon cher !
— Quel pari ?
— Celui que vous avez fait, aux courses, d’aller
le soir même chez cette dame.
Frédéric éprouva comme la sensation d’un coup de
fouet. Il fut calmé tout de suite, par la figure
décontenancée de Cisy.
En effet, la Maréchale, dès le lendemain, en était
aux regrets, quand Arnoux, son premier amant, son
homme, s’était présenté ce jour-là même. Tous deux
avaient fait comprendre au vicomte qu’il « gênait »,
et on l’avait flanqué dehors, avec peu de cérémonie.
Il eut l’air de ne pas entendre. Le baron ajouta :
— Que devient-elle, cette brave Rose ?… a-t-elle
toujours d’aussi jolies jambes ? prouvant par ce mot
qu’il la connaissait intimement.
Frédéric fut contrarié de la découverte.
— Il n’y a pas de quoi rougir, reprit le Baron ;
c’est une bonne affaire !
Cisy claqua de la langue.
— Peuh ! pas si bonne !
— Ah !
— Mon Dieu, oui ! D’abord, moi, je ne lui trouve
rien *248 d’extraordinaire,
et puis on en récolte de pareilles tant qu’on veut,
car enfin… elle est à vendre !
— Pas pour tout le monde ! reprit aigrement
Frédéric.
— Il se croit différent des autres ! répliqua
Cisy, quelle farce !
Et un rire parcourut la table.
Frédéric sentait les battements de son cœur
l’étouffer. Il avala deux verres d’eau, coup sur coup.
Mais le baron avait gardé bon souvenir de
Rosanette.
— Est-ce qu’elle est toujours avec un certain
Arnoux ?
— Je n’en sais rien, dit Cisy. Je ne connais pas
ce monsieur !
Il avança, néanmoins, que c’était une manière
d’escroc.
— Un moment ! s’écria Frédéric.
— Cependant, la chose est certaine ! Il a même eu
un procès.
— Ce n’est pas vrai
Frédéric se mit à défendre Arnoux. Il garantissait
sa probité, finissait par y croire, inventait des
chiffres, des preuves. Le vicomte, plein de rancune,
et qui était gris d’ailleurs, s’entêta dans ses
assertions, si bien que Frédéric lui dit gravement :
— Est-ce pour m’offenser, monsieur ?
Et il le regardait, avec des prunelles ardentes
comme son cigare.
— Oh ! pas du tout ! je vous accorde même qu’il a
quelque chose de très bien : sa femme.
— Vous la connaissez ?
— Parbleu ! Sophie Arnoux, tout le monde connaît
ça !
— Vous dites ?
Cisy, qui s’était levé, répéta en balbutiant :
— Tout le monde connaît ça !
— Taisez-vous ! Ce ne sont pas celles-là que vous
fréquentez !
— Je m’en flatte !
Frédéric lui lança son assiette au visage.
Elle passa comme un éclair par-dessus la table,
renversa deux bouteilles, démolit un compotier, et, se
brisant contre le surtout en trois morceaux, frappa le
ventre du vicomte.
Tous se levèrent pour le retenir. Il se débattait,
en criant, pris d’une sorte de frénésie ; M. des
Aulnays répétait :
— Calmez-vous ! voyons ! cher enfant !
*249 — Mais c’est
épouvantable ! vociférait le précepteur.
Forchambeaux, livide comme les prunes, tremblait ;
Joseph riait aux éclats ; les garçons épongeaient le
vin, ramassaient par terre les débris ; et le baron
alla fermer la fenêtre, car le tapage, malgré le bruit
des voitures, aurait pu s’entendre du boulevard.
Comme tout le monde, au moment où l’assiette avait
été lancée, parlait à la fois, il fut impossible de
découvrir la raison de cette offense, si c’était à
cause d’Arnoux, de Mme Arnoux, de Rosanette ou d’un
autre. Ce qu’il y avait de certain, c’était la
brutalité inqualifiable de Frédéric ; il se refusa
positivement à en témoigner le moindre regret.
M. des Aulnays tâcha de l’adoucir, le cousin
Joseph, le précepteur, Forchambeaux lui-même. Le baron
pendant ce temps-là, réconfortait Cisy, qui, cédant à
une faiblesse nerveuse, versait des larmes. Frédéric,
au contraire, s’irritait de plus en plus ; et l’on
serait resté là jusqu’au jour si le baron n’avait dit
pour en finir :
— Le vicomte, monsieur, enverra demain chez vous
ses témoins.
— Votre heure ?
— À midi, s’il vous plaît.
— Parfaitement, monsieur.
Frédéric, une fois dehors, respira à pleins
poumons. Depuis trop longtemps, il contenait son cœur.
Il venait de le satisfaire enfin ; il éprouvait comme
un orgueil de virilité, une surabondance de forces
intimes qui l’enivraient. Il avait besoin de deux
témoins. Le premier auquel il songea fut Regimbart ;
et il se dirigea tout de suite vers un estaminet de la
rue Saint-Denis. La devanture était close. Mais de la
lumière brillait à un carreau, au-dessus de la porte.
Elle s’ouvrit, et il entra, en se courbant très bas
sous l’auvent.
Une chandelle, au bord du comptoir, éclairait la
salle déserte. Tous les tabourets, les pieds en l’air,
étaient posés sur les tables. Le maître et la
maîtresse avec leur garçon soupaient dans l’angle près
de la cuisine ; et Regimbart, le chapeau sur la tête,
partageait leur repas, et même gênait le garçon, qui
était contraint à chaque bouchée de se tourner de
côté, quelque peu. Frédéric, lui ayant conté la chose
brièvement, réclama son assistance. Le Citoyen
commença par ne rien répondre ; il roulait des yeux,
avait l’air de réfléchir, fit plusieurs tours dans la
salle, et dit enfin :
*250 — Oui,
volontiers !
Et un sourire homicide le dérida, en apprenant que
l’adversaire était un noble.
— Nous le ferons marcher tambour battant, soyez
tranquille ! D’abord… avec l’épée…
— Mais peut-être, objecta Frédéric, que je n’ai
pas le droit…
— Je vous dis qu’il faut prendre l’épée ! répliqua
brutalement le Citoyen. Savez-vous tirer ?
— Un peu !
— Ah ! un peu ! voilà comme ils sont tous ! Et ils
ont la rage de faire assaut ! Qu’est-ce que ça prouve,
la salle d’armes ! Écoutez-moi : tenez-vous bien à
distance en vous enfermant toujours dans des cercles,
et rompez ! rompez ! C’est permis. Fatiguez-le ! Puis
fendez-vous dessus, franchement ! Et surtout pas de
malice, pas de coups à la La Fougère ! non ! de
simples une-deux, des dégagements. Tenez, voyez-vous ?
en tournant le poignet comme pour ouvrir une serrure.
— Père Vauthier, donnez-moi votre canne ! Ah ! cela
suffit.
Il empoigna la baguette qui servait à allumer le
gaz, arrondit le bras gauche, plia le droit, et se mit
à pousser des bottes contre la cloison. Il frappait du
pied, s’animait, feignait même de rencontrer des
difficultés, tout en criant : « Y es-tu, là ? y
es-tu ? », et sa silhouette énorme se projetait sur la
muraille, avec son chapeau qui semblait toucher au
plafond. Le limonadier disait de temps en temps :
« Bravo ! très bien ! » Son épouse également
l’admirait, quoique émue ; et Théodore, un ancien
soldat, en restait cloué d’ébahissement, étant, du
reste, fanatique de M. Regimbart.
Le lendemain, de bonne heure, Frédéric courut au
magasin de Dussardier. Après une suite de pièces,
toutes remplies d’étoffes garnissant des rayons, ou
étendues en travers sur des tables, tandis, que, çà et
là, des champignons de bois supportaient des châles,
il l’aperçut dans une espèce de cage grillée, au
milieu de registres, et écrivant debout sur un
pupitre. Le brave garçon lâcha immédiatement sa
besogne.
Les témoins arrivèrent avant midi. Frédéric, par
bon goût, crut devoir ne pas assister à la conférence.
Le baron et M. Joseph déclarèrent qu’ils se
contenteraient des excuses les plus simples. Mais
Regimbart, ayant pour principe de ne céder jamais, et
qui tenait à défendre l’honneur d’Arnoux (Frédéric ne
lui avait point *251 parlé
d’autre chose), demanda que le Vicomte fît des
excuses. M. de Comaing fut révolté de l’outrecuidance.
Le Citoyen n’en voulut pas démordre. Toute
conciliation devenant impossible, on se battrait.
D’autres difficultés surgirent ; car le choix
des armes, légalement, appartenait à Cisy, l’offensé.
Mais Regimbart soutint que, par l’envoi du cartel, il
se constituait l’offenseur. Ses témoins se récrièrent
qu’un soufflet, cependant, était la plus cruelle des
offenses. Le Citoyen épilogua sur les mots, un coup
n’étant pas un soufflet. Enfin, on décida qu’on s’en
rapporterait à des militaires ; et les quatre témoins
sortirent, pour aller consulter des officiers dans une
caserne quelconque.
Ils s’arrêtèrent à celle du quai d’Orsay. M. de
Comaing, ayant abordé deux capitaines, leur exposa la
contestation.
Les capitaines n’y comprirent goutte, embrouillée
qu’elle fut par les phrases incidentes du Citoyen.
Bref, ils conseillèrent à ces messieurs d’écrire un
procès-verbal ; après quoi, ils décideraient. Alors,
on se transporta dans un café ; et même, pour faire
les choses plus discrètement, on désigna Cisy par H et
Frédéric par un K.
Puis on retourna à la caserne. Les officiers
étaient sortis. Ils reparurent, et déclarèrent
qu’évidemment le choix des armes appartenait à M. H.
Tous s’en revinrent chez Cisy. Regimbart et Dussardier
restèrent sur le trottoir.
Le vicomte, en apprenant la solution, fut pris
d’un si grand trouble, qu’il se la fit répéter
plusieurs fois ; et, quand M. de Comaing en vint aux
prétentions de Regimbart, il murmura « cependant »,
n’étant pas loin, en lui-même, d’y obtempérer. Puis il
se laissa choir dans un fauteuil, et déclara qu’il ne
se battrait pas.
— Hein ? comment ? dit le Baron.
Alors, Cisy s’abandonna à un flux
labial désordonné. Il voulait se battre au tromblon, à
bout portant, avec un seul pistolet.
— Ou bien on mettra de l’arsenic dans un verre,
qui sera tiré au sort. Ça se fait quelquefois ; je
l’ai lu !
Le Baron, peu endurant naturellement, le rudoya.
— Ces messieurs attendent votre réponse. C’est
indécent, à la fin ! Que prenez-vous ? voyons ! Est-ce
l’épée ?
Le Vicomte répliqua « oui », par un signe de
tête ; et le rendez-vous fut fixé pour le lendemain, à
la porte Maillot, à sept heures juste.
Dussardier étant contraint de s’en retourner à ses
affaires, Regimbart alla prévenir Frédéric.
*252 On l’avait
laissé toute la journée sans nouvelles ; son
impatience était devenue intolérable.
— Tant mieux ! s’écria-t-il.
Le Citoyen fut satisfait de sa contenance.
— On réclamait de nous des excuses,
croiriez-vous ? Ce n’était rien, un simple mot ! Mais
je les ai envoyés joliment bouler ! Comme je le
devais, n’est-ce pas ?
— Sans doute, dit Frédéric tout en songeant qu’il
eût mieux fait de choisir un autre témoin.
Puis, quand il fut seul, il se répéta tout haut,
plusieurs fois :
« Je vais me battre. Tiens, je vais me battre !
C’est drôle »
Et, comme il marchait dans sa chambre, en passant
devant sa glace, il s’aperçut qu’il était pâle.
« Est-ce que j’aurais peur ? »
Une angoisse abominable le saisit à l’idée d’avoir
peur sur le terrain.
« Si j’étais tué, cependant ? Mon père est mort de
la même façon. Oui, je serai tué ! »
Et, tout à coup, il aperçut sa mère, en robe
noire ; des images incohérentes se déroulèrent dans sa
tête. Sa propre lâcheté l’exaspéra. Il fut pris d’un
paroxysme de bravoure, d’une soif carnassière. Un
bataillon ne l’eût pas fait reculer. Cette fièvre
calmée, il se sentit, avec joie, inébranlable. Pour se
distraire, il se rendit à l’Opéra, où l’on donnait un
ballet. Il écouta la musique, lorgna les danseuses, et
but un verre de punch, pendant l’entr’acte. Mais, en
rentrant chez lui, la vue de son cabinet, de ses
meubles, où il se retrouvait peut-être pour la
dernière fois, lui causa une faiblesse.
Il descendit dans son jardin. Les étoiles
brillaient ; il les contempla. L’idée de se battre
pour une femme le grandissait à ses yeux,
l’ennoblissait. Puis il alla se coucher
tranquillement.
Il n’en fut pas de même de Cisy. Après le départ
du baron, Joseph avait tâché de remonter son moral,
et, comme le vicomte demeurait froid :
— Pourtant, mon brave, si tu préfères en rester
là, j’irai le dire.
Cisy n’osa répondre « certainement », mais il en
voulut à son cousin de ne pas lui rendre ce service
sans en parler.
Il souhaita que Frédéric, pendant la nuit, mourût
d’une attaque d’apoplexie, ou qu’une émeute survenant,
il y eût le lendemain assez de barricades pour fermer
tous *253 les abords
du bois de Boulogne, et qu’un événement empêchât un
des témoins de s’y rendre ; car le duel faute de
témoins manquerait. Il avait envie de se sauver par un
train express n’importe où. Il regretta de ne pas
savoir la médecine pour prendre quelque chose qui,
sans exposer ses jours, ferait croire à sa mort. Il
arriva jusqu’à désirer être malade, gravement.
Afin d’avoir un conseil, un secours, il envoya
chercher M. des Aulnays. L’excellent homme était
retourné en Saintonge, sur une dépêche lui apprenant
l’indisposition d’une de ses filles. Cela parut de
mauvais augure à Cisy. Heureusement que M. Vezou, son
précepteur, vint le voir. Alors il s’épancha.
— Comment faire, mon Dieu ! comment faire ?
— Moi, à votre place, monsieur le Comte, je
payerais un fort de la halle pour lui flanquer une
raclée.
— Il saurait toujours de qui ça vient ! reprit
Cisy.
Et, de temps à autre, il poussait un gémissement ;
puis :
— Mais est-ce qu’on a le droit de se battre en
duel ?
— C’est un reste de barbarie ! Que voulez-vous !
Par complaisance, le pédagogue s’invita lui-même à
dîner. Son élève ne mangea rien, et, après le repas,
sentit le besoin de faire un tour.
Il dit en passant devant une église :
— Si nous entrions un peu… pour voir ?
M. Vezou ne demanda pas mieux, et même lui
présenta de l’eau bénite.
C’était le mois de Marie, des fleurs couvraient
l’autel, des voix chantaient, l’orgue résonnait. Mais
il lui fut impossible de prier, les pompes de
la religion lui inspirant des idées de funérailles ;
il entendait comme des bourdonnements de De
profundis.
— Allons-nous-en ! Je ne me sens pas bien !
Ils employèrent toute la nuit à jouer aux cartes.
Le vicomte s’efforça de perdre, afin de conjurer la
mauvaise chance, ce dont M. Vezou profita. Enfin, au
petit jour, Cisy, qui n’en pouvait plus, s’affaissa
sur le tapis vert, et eut un sommeil plein de songes
désagréables.
Si le courage, pourtant, consiste à vouloir
dominer sa faiblesse, le vicomte fut courageux, car, à
la vue de ses témoins qui venaient le chercher, il se
roidit de toutes ses forces, la vanité lui faisant
comprendre qu’une reculade le perdrait. M. de Comaing
le complimenta sur sa bonne mine.
Mais, en route, le bercement du fiacre et la
chaleur du *254 soleil
matinal l’énervèrent. Son énergie était retombée. Il
ne distinguait même plus où l’on était.
Le Baron se divertit à augmenter sa frayeur, en
parlant du « cadavre », et de la manière de le rentrer
en ville, clandestinement. Joseph donnait la
réplique ; tous deux, jugeant l’affaire ridicule,
étaient persuadés qu’elle s’arrangerait.
Cisy gardait sa tête sur sa poitrine ; il la
releva doucement et fit observer qu’on n’avait pas
pris de médecin.
— C’est inutile, dit le baron.
— Il n’y a pas de danger, alors ?
Joseph répliqua d’un ton grave :
— Espérons-le !
Et personne dans la voiture ne parla plus.
À sept heures dix minutes, on arriva devant
la porte Maillot. Frédéric et ses témoins s’y
trouvaient, habillés de noir tous les trois.
Regimbart, au lieu de cravate, avait un col de crin
comme un troupier ; et il portait une espèce de longue
boîte à violon, spéciale pour ce genre d’aventures. On
échangea froidement un salut. Puis tous s’enfoncèrent
dans le bois de Boulogne, par la route de Madrid, afin
d’y trouver une place convenable.
Regimbart dit à Frédéric, qui marchait entre lui
et Dussardier :
— Eh bien, et cette venette, qu’en fait-on ? Si
vous avez besoin de quelque chose, ne vous gênez pas,
je connais ça ! La crainte est naturelle à l’homme.
Puis, à voix basse :
— Ne fumez plus, ça amollit !
Frédéric jeta son cigare qui le gênait, et
continua d’un pied ferme. Le vicomte avançait par
derrière, appuyé sur le bras de ses deux témoins.
De rares passants les croisaient. Le ciel était
bleu, et on entendait, par moments, des lapins bondir.
Au détour d’un sentier, une femme en madras causait
avec un homme en blouse, et, dans la grande avenue
sous les marronniers, des domestiques en veste de
toile promenaient leurs chevaux. Cisy se rappelait les
jours heureux où, monté sur son alezan et le lorgnon
dans l’œil, il chevauchait à la portière des
calèches ; ces souvenirs renforçaient son angoisse ;
une soif intolérable le brûlait ; la susurration des
mouches se confondait avec le battement de ses
artères ; ses pieds enfonçaient dans le sable ; il lui
semblait qu’il était en train de marcher depuis un
temps infini.
Les témoins, sans s’arrêter, fouillaient de l’œil
les *255 deux bords de
la route. On délibéra si l’on irait à la croix Catelan
ou sous les murs de Bagatelle. Enfin, on prit à
droite ; et on s’arrêta dans une espèce de quinconce,
entre des pins.
L’endroit fut choisi de manière à répartir
également le niveau du terrain. On marqua les deux
places où les adversaires devaient se poser. Puis
Regimbart ouvrit sa boîte. Elle contenait, sur un
capitonnage de basane rouge, quatre épées charmantes,
creuses au milieu, avec des poignées garnies de
filigrane. Un rayon lumineux, traversant les feuilles,
tomba dessus ; et elles parurent à Cisy briller comme
des vipères d’argent sur une mare de sang.
Le Citoyen fit voir qu’elles étaient de longueur
pareille ; il prit la troisième pour lui-même, afin de
séparer les combattants en cas de besoin. M. de
Comaing tenait une canne. Il y eut un silence. On se
regarda. Toutes les figures avaient quelque chose
d’effaré ou de cruel.
Frédéric avait mis bas sa redingote et son gilet.
Joseph aida Cisy à faire de même ; sa cravate étant
retirée, on aperçut à son cou une médaille bénite.
Cela fit sourire de pitié Regimbart.
Alors, M. de Comaing (pour laisser à Frédéric
encore un moment de réflexion) tâcha d’élever des
chicanes. Il réclama le droit de mettre un gant, celui
de saisir l’épée de son adversaire avec la main
gauche ; Regimbart, qui était pressé, ne s’y refusa
pas. Enfin le baron, s’adressant à Frédéric :
— Tout dépend de vous, monsieur ! Il n’y a jamais
de déshonneur à reconnaître ses fautes.
Dussardier l’approuvait du geste. Le Citoyen
s’indigna.
— Croyez-vous que nous sommes ici pour plumer les
canards, fichtre ?… En garde !
Les adversaires étaient l’un devant l’autre, leurs
témoins de chaque côté. Il cria le signal :
— Allons !
Cisy devint effroyablement pâle. Sa lame tremblait
par le bout, comme une cravache. Sa tête se
renversait, ses bras s’écartèrent, il tomba sur le
dos, évanoui. Joseph le releva ; et, tout en lui
poussant sous les narines un flacon, il le secouait
fortement. Le vicomte rouvrit les yeux, puis tout à
coup, bondit comme un furieux sur son épée. Frédéric
avait gardé la sienne ; et il l’attendait, l’œil fixe,
la main haute.
— Arrêtez, arrêtez ! cria une voix qui venait de
la route, en même temps que le bruit d’un cheval au
galop ; et la *256 capote
d’un cabriolet cassait les branches ! Un homme penché
en dehors agitait un mouchoir, et criait toujours :
« Arrêtez, arrêtez ! »
M. de Comaing, croyant à une intervention de la
police, leva sa canne.
— Finissez donc ! le vicomte saigne !
— Moi ? dit Cisy.
En effet, il s’était, dans sa chute, écorché le
pouce de la main gauche.
— Mais c’est en tombant, ajouta le Citoyen.
Le Baron feignit de ne pas entendre.
Arnoux avait sauté du cabriolet.
— J’arrive trop tard ! Non ! Dieu soit loué !
Il tenait Frédéric à pleins bras, le palpait, lui
couvrait le visage de baisers.
— Je sais le motif ; vous avez voulu défendre
votre vieil ami ! C’est bien, cela, c’est bien !
Jamais je ne l’oublierai ! Comme vous êtes bon ! Ah !
cher enfant !
Il le contemplait et versait des larmes, tout en
ricanant de bonheur. Le baron se tourna vers Joseph.
— Je crois que nous sommes de trop dans cette
petite fête de famille. C’est fini, n’est-ce pas,
messieurs ? — Vicomte, mettez votre bras en écharpe ;
tenez, voilà mon foulard.
Puis, avec un geste impérieux :
— Allons ! pas de rancune ! Cela se doit !
Les deux combattants se serrèrent la main,
mollement. Le vicomte, M. de Comaing et Joseph
disparurent d’un côté, et Frédéric s’en alla de
l’autre avec ses amis.
Comme le restaurant de Madrid n’était pas loin,
Arnoux proposa de s’y rendre pour boire un verre de
bière.
— On pourrait même déjeuner, dit Regimbart.
Mais, Dussardier n’en ayant pas le loisir, ils se
bornèrent à un rafraîchissement, dans le jardin. Tous
éprouvaient cette béatitude qui suit les dénouements
heureux. Le Citoyen, cependant, était fâché qu’on eût
interrompu le duel au bon moment.
Arnoux en avait eu connaissance par un nommé
Compain, ami de Regimbart ; et dans un élan de cœur,
il était accouru pour l’empêcher, croyant, du reste,
en être la cause. Il pria Frédéric de lui fournir
là-dessus quelques détails. Frédéric, ému par les
preuves de sa tendresse, se fit scrupule d’augmenter
son illusion :
— De grâce, n’en parlons plus !
*257 Arnoux trouva
cette réserve fort délicate. Puis, avec sa légèreté
ordinaire, passant à une autre idée :
— Quoi de neuf, Citoyen ?
Et ils se mirent à causer traites, échéances. Afin
d’être plus commodément, ils allèrent même chuchoter à
l’écart sur une autre table.
Frédéric distingua ces mots : « Vous allez me
souscrire. — Oui ! mais, vous, bien entendu… — Je l’ai
négocié enfin pour trois cents ! — Jolie commission,
ma foi ! » Bref, il était clair qu’Arnoux tripotait
avec le Citoyen beaucoup de choses.
Frédéric songea à lui rappeler ses quinze mille
francs. Mais sa démarche récente interdisait les
reproches, même les plus doux. D’ailleurs, il se
sentait fatigué. L’endroit n’était pas convenable. Il
remit cela à un autre jour.
Arnoux, assis à l’ombre d’un troène, fumait d’un
air hilare. Il leva les yeux vers les portes des
cabinets donnant toutes sur le jardin, et dit qu’il
était venu là, autrefois, bien souvent.
— Pas seul, sans doute ? répliqua le Citoyen.
— Parbleu !
— Quel polisson vous faites ! un homme marié !
— Eh bien, et vous donc ! reprit Arnoux.
Et, avec un sourire indulgent :
— Je suis même sûr que ce gredin-là possède
quelque part, une chambre où il reçoit des petites
filles !
Le Citoyen confessa que c’était vrai, par un
simple haussement de sourcils. Alors, ces deux
messieurs exposèrent leurs goûts : Arnoux préférait
maintenant la jeunesse, les ouvrières ; Regimbart
détestait « les mijaurées » et tenait avant tout au
positif. La conclusion fournie par le marchand de
faïence fut qu’on ne devait pas traiter les femmes
sérieusement.
« Cependant il aime la sienne ! », songeait
Frédéric, en s’en retournant ; et il le trouvait un
malhonnête homme. Il lui en voulait de ce duel, comme
si c’eût été pour lui qu’il avait, tout à l’heure,
risqué sa vie.
Mais il était reconnaissant à Dussardier de son
dévouement ; le commis, sur ses instances, arriva
bientôt à lui faire une visite tous les jours.
Frédéric lui prêtait des livres : Thiers, Dulaure,
Barante, les Girondins de Lamartine. Le brave
garçon l’écoutait avec recueillement et acceptait ses
opinions comme celles d’un maître.
Il arriva un soir tout effaré.
*258 Le matin, sur
le boulevard, un homme qui courait à perdre haleine
s’était heurté contre lui ; et, l’ayant reconnu pour
un ami de Sénécal, lui avait dit :
— On vient de le prendre, je me sauve !
Rien de plus vrai. Dussardier avait passé la
journée aux informations. Sénécal était sous les
verrous, comme prévenu d’attentat politique.
Fils d’un contremaître, né à Lyon et ayant eu pour
professeur un ancien disciple de Chalier, dès son
arrivée à Paris, il s’était fait recevoir de la
Société des Familles, ses habitudes étaient connues ;
la police le surveillait. Il s’était battu dans
l’affaire de mai 1839 ; et, depuis lors, se tenait à
l’ombre, mais s’exaltant de plus en plus, fanatique
d’Alibaud, mêlant ses griefs contre la société à ceux
du peuple contre la monarchie, et s’éveillant chaque
matin avec l’espoir d’une révolution qui, en quinze
jours ou un mois, changerait le monde. Enfin, écœuré
par la mollesse de ses frères, furieux des retards
qu’on opposait à ses rêves et désespérant de la
patrie, il était entré comme chimiste dans le complot
des bombes incendiaires ; et on l’avait surpris
portant de la poudre qu’il allait essayer à
Montmartre, tentative suprême pour établir la
République.
Dussardier ne la chérissait pas moins, car elle
signifiait, croyait-il, affranchissement et bonheur
universel. Un jour, — à quinze ans, — dans la rue
Transnonain, devant la boutique d’un épicier, il avait
vu des soldats, la baïonnette rouge de sang, avec des
cheveux collés à la crosse de leur fusil ; depuis ce
temps-là le Gouvernement l’exaspérait comme
l’incarnation même de l’Injustice. Il confondait un
peu les assassins et les gendarmes ; un mouchard
valait, à ses yeux, un parricide. Tout le mal répandu
sur la terre, il l’attribuait naïvement au Pouvoir ;
et il le haïssait d’une haine essentielle, permanente,
qui lui tenait tout le cœur et raffinait sa
sensibilité. Les déclamations de Sénécal l’avaient
ébloui. Qu’il fût coupable ou non, et sa tentative
odieuse, peu importait ! Du moment qu’il était la
victime de l’Autorité, on devait le servir.
— Les Pairs le condamneront, certainement. Puis il
sera emmené dans une voiture cellulaire, comme un
galérien et on l’enfermera au Mont-Saint-Michel, où le
Gouvernement les fait mourir ! Austen est devenu fou !
Steuben s’est tué ! Pour transférer Barbès dans un
cachot, on l’a tiré par les jambes, par les cheveux !
On lui *259 piétinait
le corps, et sa tête rebondissait à chaque marche tout
le long de l’escalier. Quelle abomination ! les
misérables !
Des sanglots de colère l’étouffaient, et il
tournait dans la chambre, comme pris d’une grande
angoisse.
— Il faudrait faire quelque chose, cependant !
Voyons ! moi, je ne sais pas ! Si nous tâchions de le
délivrer, hein ? Pendant qu’on le mènera au
Luxembourg, on peut se jeter sur l’escorte dans le
couloir ! Une douzaine d’hommes déterminés, ça passe
partout.
Il y avait tant de flamme dans ses yeux, que
Frédéric en tressaillit.
Sénécal lui apparut plus grand qu’il ne croyait.
Il se rappela ses souffrances, sa vie austère ; sans
avoir pour lui l’enthousiasme de Dussardier, il
éprouvait néanmoins cette admiration qu’inspire tout
homme se sacrifiant à une idée. Il se disait que, s’il
l’eût secouru, Sénécal n’en serait pas là ; et les
deux amis cherchèrent laborieusement quelque
combinaison pour le sauver.
Il leur fut impossible de parvenir jusqu’à lui.
Frédéric s’enquérait de son sort dans les
journaux, et pendant trois semaines fréquenta les
cabinets de lecture.
Un jour, plusieurs numéros du Flambard lui
tombèrent sous la main. L’article de fond,
invariablement, était consacré à démolir un homme
illustre. Venaient ensuite les nouvelles du monde, les
cancans. Puis, on blaguait l’Odéon, Carpentras, la
pisciculture, et les condamnés à mort quand il y en
avait. La disparition d’un paquebot fournit matière à
plaisanteries pendant un an. Dans la troisième
colonne, un courrier des arts donnait, sous forme
d’anecdote ou de conseil, des réclames de tailleurs,
avec des comptes rendus de soirées, des annonces de
ventes, des analyses d’ouvrages, traitant de la même
encre un volume de vers et une paire de bottes. La
seule partie sérieuse était la critique des petits
théâtres, où l’on s’acharnait sur deux ou trois
directeurs ; et les intérêts de l’Art étaient invoqués
à propos des décors des Funambules ou d’une amoureuse
des Délassements.
Frédéric allait rejeter tout cela quand ses yeux
rencontrèrent un article intitulé : Une poulette
entre trois cocos. C’était l’histoire de son
duel, narrée en style sémillant, gaulois. Il se
reconnut sans peine, car il était désigné par cette
plaisanterie, laquelle revenait souvent : « Un jeune
homme du collège de Sens et qui en manque. ».
On le *260 représentait
même comme un pauvre diable de provincial, un obscur
nigaud tâchant de frayer avec les grands seigneurs.
Quant au vicomte, il avait le beau rôle, d’abord dans
le souper, où il s’introduisait de force, ensuite dans
le pari, puisqu’il emmenait la demoiselle, et
finalement sur le terrain, où il se comportait en
gentilhomme. La bravoure de Frédéric n’était pas niée,
précisément, mais on faisait comprendre qu’un
intermédiaire, le protecteur lui-même, était
survenu juste à temps. Le tout se terminait par cette
phrase, grosse peut-être de perfidies :
« D’où vient leur tendresse ? Problème ! et, comme
dit Basile, qui diable est-ce qu’on trompe ici ? »
C’était, sans le moindre doute, une
vengeance d’Hussonnet contre Frédéric, pour son refus
des cinq mille francs.
Que faire ? S’il lui en demandait raison, le
bohème protesterait de son innocence, et il n’y
gagnerait rien. Le mieux était d’avaler la chose
silencieusement. Personne, après tout, ne lisait le Flambard.
En sortant du cabinet de lecture, il aperçut du
monde devant la boutique d’un marchand de tableaux. On
regardait un portrait de femme, avec cette ligne
écrite au bas en lettres noires : « Mlle Rose-Annette
Bron, appartenant à M. Frédéric Moreau, de Nogent ».
C’était bien elle, ou à peu près, vue de face, les
seins découverts, les cheveux dénoués, et tenant dans
ses mains une bourse de velours rouge, tandis que, par
derrière, un paon avançait son bec sur son épaule, en
couvrant la muraille de ses grandes plumes en
éventail.
Pellerin avait fait cette exhibition pour
contraindre Frédéric au payement, persuadé qu’il était
célèbre et que tout Paris, s’animant en sa faveur,
allait s’occuper de cette misère.
Était-ce une conjuration ? Le peintre et le
journaliste avaient-ils monté leur coup ensemble ?
Son duel n’avait rien empêché. Il devenait
ridicule, tout le monde se moquait de lui.
Trois jours après, à la fin de juin, les actions
du Nord ayant fait quinze francs de hausse, comme il
en avait acheté deux mille l’autre mois, il se trouva
gagner trente mille francs. Cette caresse de la
fortune lui redonna confiance. Il se dit qu’il n’avait
besoin de personne, que tous ses embarras venaient de
sa timidité, de ses hésitations. Il aurait dû
commencer avec la Maréchale *261
brutalement, refuser Hussonnet dès le premier
jour, ne pas se compromettre avec Pellerin ; et, pour
montrer que rien ne le gênait, il se rendit
chez Mme Dambreuse, à une de ses soirées ordinaires.
Au milieu de l’antichambre, Martinon, qui arrivait
en même temps que lui, se retourna.
— Comment, tu viens ici, toi ? avec l’air surpris
et même contrarié de le voir.
— Pourquoi pas ?
Et, tout en cherchant la cause d’un tel abord,
Frédéric s’avança dans le salon.
La lumière était faible, malgré les lampes posées
dans les coins ; car les trois fenêtres, grandes
ouvertes, dressaient parallèlement trois larges carrés
d’ombre noire. Des jardinières, sous les tableaux,
occupaient, jusqu’à hauteur d’homme, les intervalles
de la muraille ; et une théière d’argent avec un
samovar se mirait au fond, dans une glace. Un murmure
de voix discrètes s’élevait. On entendait des
escarpins craquer sur le tapis.
Il distingua des habits noirs, puis une table
ronde éclairée par un grand abat-jour, sept ou huit
femmes en toilettes d’été, et, un peu plus
loin, Mme Dambreuse dans un fauteuil à bascule. Sa
robe de taffetas lilas avait des manches à crevés,
d’où s’échappaient des bouillons de mousseline, le ton
doux de l’étoffe se mariant à la nuance de ses
cheveux ; et elle se tenait quelque peu renversée en
arrière, avec le bout de son pied sur un coussin,
tranquille comme une œuvre d’art pleine de
délicatesse, une fleur de haute culture.
M. Dambreuse et un vieillard à chevelure blanche
se promenaient dans toute la longueur du salon.
Quelques-uns s’entretenaient au bord des petits
divans, çà et là les autres, debout, formaient un
cercle au milieu.
Ils causaient de votes, d’amendements, de
sous-amendements, du discours de M. Grandin, de la
réplique de M. Benoist. Le tiers parti décidément
allait trop loin ! Le centre gauche aurait dû se
souvenir un peu mieux de ses origines ! Le ministère
avait reçu de graves atteintes ! Ce qui devait
rassurer pourtant, c’est qu’on ne lui voyait point de
successeur. Bref, la situation était complètement
analogue à celle de 1834.
Comme ces choses ennuyaient Frédéric, il se
rapprocha des femmes. Martinon était près d’elles,
debout, le chapeau sous le bras, la figure de trois
quarts, et si convenable, qu’il ressemblait à de la
porcelaine de Sèvres. *262 Il
prit une Revue des Deux Mondes traînant sur
la table, entre une Imitation et un Annuaire
de Gotha, et jugea de haut un poète illustre,
dit qu’il allait aux conférences de Saint-François, se
plaignit de son larynx, avalait de temps à autre une
boule de gomme ; et cependant, parlait musique,
faisait le léger. Mlle Cécile, la nièce de M.
Dambreuse, qui se brodait une paire de manchettes, le
regardait, en dessous, avec ses prunelles d’un bleu
pâle ; et miss John, l’institutrice à nez camus, en
avait lâché sa tapisserie ; toutes deux paraissaient
s’écrier intérieurement : « Qu’il est beau ! »
Mme Dambreuse se tourna vers lui.
— Donnez-moi donc mon éventail, qui est sur cette
console, là-bas. Vous vous trompez ! l’autre !
Elle se leva ; et, comme il revenait, ils se
rencontrèrent au milieu du salon, face à face ;
elle lui adressa quelques mots, vivement, des
reproches sans doute, à en juger par l’expression
altière de sa figure ; Martinon tâchait de sourire ;
puis il alla se mêler au conciliabule des hommes
sérieux. Mme Dambreuse reprit sa place, et, se
penchant sur le bras de son fauteuil, elle dit à
Frédéric :
— J’ai vu quelqu’un, avant-hier, qui m’a parlé de
vous, M. de Cisy ; vous le connaissez, n’est-ce pas ?
— Oui… un peu.
Tout à coup Mme Dambreuse s’écria :
— Duchesse, ah ! quel bonheur !
Et elle s’avança jusqu’à la porte, au-devant d’une
vieille petite dame, qui avait une robe de taffetas
carmélite et un bonnet de guipure, à longues pattes.
Fille d’un compagnon d’exil du comte d’Artois et veuve
d’un maréchal de l’Empire créé pair de France en 1830,
elle tenait à l’ancienne cour comme à la nouvelle et
pouvait obtenir beaucoup de choses. Ceux qui causaient
debout s’écartèrent, puis reprirent leur discussion.
Maintenant, elle roulait sur le paupérisme, dont
toutes les peintures, d’après ces messieurs, étaient
fort exagérées.
— Cependant, objecta Martinon, la misère existe,
avouons-le ! Mais le remède ne dépend ni de la Science
ni du Pouvoir. C’est une question purement
individuelle. Quand les basses classes voudront se
débarrasser de leurs vices, elles s’affranchiront de
leurs besoins. Que le peuple soit plus moral et il
sera moins pauvre !
Suivant M. Dambreuse, on n’arriverait à rien de
bien sans une surabondance du capital. Donc, le seul
moyen possible était de confier, « comme le voulaient,
du reste, *263 les
saint-simoniens (mon Dieu, ils avaient du bon ! soyons
justes envers tout le monde), de confier, dis-je, la
cause du Progrès à ceux qui peuvent accroître la
fortune publique ». Insensiblement on aborda les
grandes exploitations industrielles, les chemins de
fer, la houille. Et M. Dambreuse, s’adressant à
Frédéric, lui dit tout bas :
— Vous n’êtes pas venu pour notre affaire.
Frédéric allégua une maladie ; mais, sentant que
l’excuse était trop bête :
— D’ailleurs, j’ai eu besoin de mes fonds.
— Pour acheter une voiture ? reprit Mme Dambreuse,
qui passait près de lui, une tasse de thé à la main,
et elle le considéra pendant une minute, la tête un
peu tournée sur son épaule.
Elle le croyait l’amant de Rosanette ; l’allusion
était claire. Il sembla même à Frédéric que toutes les
dames le regardaient de loin, en chuchotant. Pour
mieux voir ce qu’elles pensaient, il se rapprocha
d’elles, encore une fois.
De l’autre côté de la table, Martinon, auprès
de Mlle Cécile, feuilletait un album. C’étaient des
lithographies représentant des costumes espagnols. Il
lisait tout haut les légendes : « Femme de Séville, —
Jardinier de Valence, — Picador andalou » ; et,
descendant une fois jusqu’au bas de la page, il
continua d’une haleine :
— Jacques Arnoux, éditeur… Un de tes amis, hein ?
— C’est vrai, dit Frédéric, blessé par son air.
Mme Dambreuse reprit :
— En effet, vous êtes venu, un matin… pour… une
maison, je crois ? oui, une maison appartenant à sa
femme.
Cela signifiait : « C’est votre maîtresse. »
Il rougit jusqu’aux oreilles ; et M. Dambreuse,
qui arrivait au même moment, ajouta :
— Vous paraissiez même vous intéresser beaucoup à
eux.
Ces derniers mots achevèrent de décontenancer
Frédéric. Son trouble, que l’on voyait, pensait-il,
allait confirmer les soupçons, quand M. Dambreuse lui
dit de plus près, d’un ton grave :
— Vous ne faites pas d’affaires ensemble, je
suppose ?
Il protesta par des secousses de tête multipliées,
sans comprendre l’intention du capitaliste, qui
voulait lui donner un conseil.
Il avait envie de partir. La peur le retint de
sembler lâche. Un domestique enlevait les tasses de
thé ; *264 Mme Dambreuse
causait avec un diplomate en habit bleu ; deux jeunes
filles, rapprochant leurs fronts, se faisaient voir
une bague ; les autres, assises en demi-cercle sur des
fauteuils, remuaient doucement leurs blancs visages,
bordés de chevelures noires ou blondes ; personne
enfin ne s’occupait de lui. Frédéric tourna les
talons ; et, par une suite de longs zigzags, il avait
presque gagné la porte, quand, passant près d’une
console, il remarqua dessus, entre un vase de Chine et
la boiserie, un journal plié en deux. Il le tira
quelque peu, et lut ces mots : le Flambard.
Qui l’avait apporté ? Cisy ! Pas un autre
évidemment. Qu’importait, du reste ! Ils allaient
croire, tous déjà croyaient peut-être à l’article.
Pourquoi cet acharnement ? Une ironie silencieuse
l’enveloppait. Il se sentait comme perdu dans un
désert. Mais la voix de Martinon s’éleva :
— À propos d’Arnoux, j’ai lu parmi les prévenus
des bombes incendiaires, le nom d’un de ses employés.
Sénécal. Est-ce le nôtre ?
— Lui-même, dit Frédéric.
Martinon répéta, en criant très haut :
— Comment, notre Sénécal ! notre Sénécal !
Alors, on le questionna sur le complot ; sa place
d’attaché au parquet devait lui fournir des
renseignements.
Il confessa n’en pas avoir. Du reste, il
connaissait fort peu le personnage, l’ayant vu deux ou
trois fois seulement, et le tenait en définitive pour
un assez mauvais drôle. Frédéric, indigné, s’écria :
— Pas du tout ! c’est un très honnête garçon !
— Cependant, monsieur, dit un propriétaire, on
n’est pas honnête quand on conspire !
La plupart des hommes qui étaient là avaient
servi, au moins, quatre gouvernements ; et ils
auraient vendu la France ou le genre humain, pour
garantir leur fortune, s’épargner un malaise, un
embarras, ou même par simple bassesse, adoration
instinctive de la force. Tous déclarèrent les crimes
politiques inexcusables. Il fallait plutôt pardonner à
ceux qui provenaient du besoin ! Et on ne manqua pas
de mettre en avant l’éternel exemple du père de
famille, volant l’éternel morceau de pain chez
l’éternel boulanger.
Un administrateur s’écria même :
— Moi, monsieur, si j’apprenais que mon frère
conspire, je le dénoncerais !
*265 Frédéric
invoqua le droit de résistance ; et, se rappelant
quelques phrases que lui avait dites Deslauriers, il
cita Desolmes, Blackstone, le bill des droits en
Angleterre, et l’article 2 de la Constitution de 91.
C’était même en vertu de ce droit-là qu’on avait
proclamé la déchéance de Napoléon ; il avait été
reconnu en 1830, inscrit en tête de la Charte.
— D’ailleurs, quand le souverain manque au
contrat, la justice veut qu’on le renverse.
— Mais c’est abominable ! exclama la femme d’un
préfet.
Toutes les autres se taisaient, vaguement
épouvantées, comme si elles eussent entendu le bruit
des balles. Mme Dambreuse se balançait dans son
fauteuil, et l’écoutait parler en souriant.
Un industriel, ancien carbonaro, tâcha de lui
démontrer que les d’Orléans étaient une belle famille ; sans doute, il y avait des abus…
— Eh bien, alors ?
— Mais on ne doit pas les dire, cher monsieur ! Si
vous saviez comme toutes ces criailleries de
l’opposition nuisent aux affaires !
— Je me moque des affaires ! reprit Frédéric.
La pourriture de ces vieux l’exaspérait et,
emporté par la bravoure qui saisit quelquefois les
plus timides, il attaqua les financiers, les députés,
le Gouvernement, le Roi, prit la défense des Arabes,
débitait beaucoup de sottises. Quelques-uns
l’encourageaient ironiquement : « Allez donc !
continuez ! » tandis que d’autres murmuraient :
« Diable ! quelle exaltation ! » Enfin, il jugea
convenable de se retirer ; et, comme il s’en
allait, M. Dambreuse lui dit, faisant allusion à la
place de secrétaire :
— Rien n’est terminé encore ! Mais dépêchez-vous !
Et Mme Dambreuse :
— À bientôt, n’est-ce pas ?
Frédéric jugea leur adieu une dernière moquerie.
Il était déterminé à ne jamais revenir dans cette
maison, à ne plus fréquenter tous ces gens-là. Il
croyait les avoir blessés, ne sachant pas quel large
fonds d’indifférence le monde possède ! Ces femmes
surtout l’indignaient. Pas une qui l’eût soutenu, même
du regard. Il leur en voulait de ne pas les avoir
émues. Quant à Mme Dambreuse, il lui trouvait quelque
chose à la fois de langoureux et de sec, qui empêchait
de la définir par une formule. Avait-elle un amant ?
Quel amant ? Était-ce le diplomate *266
ou un autre ? Martinon, peut-être ?
Impossible ! Cependant, il éprouvait une espèce de
jalousie contre lui, et envers elle une malveillance
inexplicable.
Dussardier, venu ce soir-là comme d’habitude,
l’attendait. Frédéric avait le cœur gonflé ; il le
dégorgea, et ses griefs, bien que vagues et difficiles
à comprendre, attristèrent le brave commis ; il se
plaignait même de son isolement. Dussardier, en
hésitant un peu, proposa de se rendre chez
Deslauriers.
Frédéric, au nom de l’avocat, fut pris par un
besoin extrême de le revoir. Sa solitude
intellectuelle était profonde, et la compagnie de
Dussardier insuffisante. Il lui répondit d’arranger
les choses comme il voudrait.
Deslauriers, également, sentait depuis
leur brouille une privation dans sa vie. Il céda sans
peine à des avances cordiales.
Tous deux s’embrassèrent, puis se mirent à causer
de choses indifférentes.
La réserve de Deslauriers attendrit Frédéric ; et,
pour lui faire une sorte de réparation, il lui conta
le lendemain sa perte de quinze mille francs, sans
dire que ces quinze mille francs lui étaient
primitivement destinés. L’avocat n’en douta pas,
néanmoins. Cette mésaventure, qui lui donnait raison
dans ses préjugés contre Arnoux, désarma tout à fait
sa rancune, et il ne parla point de l’ancienne
promesse.
Frédéric, trompé par son silence, crut qu’il
l’avait oubliée. Quelques jours après, il lui demanda
s’il n’existait pas de moyens de rentrer dans ses
fonds.
On pouvait discuter les hypothèques précédentes,
attaquer Arnoux comme stellionataire, faire des
poursuites au domicile contre la femme.
— Non ! non ! pas contre elle ! s’écria Frédéric.
Et, cédant aux questions de l’ancien clerc, il
avoua la vérité. Deslauriers fut convaincu qu’il ne la
disait pas complètement, par délicatesse sans doute.
Ce défaut de confiance le blessa.
Ils étaient, cependant, aussi liés qu’autrefois,
et même ils avaient tant de plaisir à se trouver
ensemble, que la présence de Dussardier les gênait.
Sous prétexte de rendez-vous, ils arrivèrent à s’en
débarrasser peu à peu. Il y a des hommes n’ayant pour
mission parmi les autres que de servir
d’intermédiaires ; on les franchit comme des ponts, et
l’on va plus loin.
Frédéric ne cachait rien à son ancien ami. Il lui
dit *267 l’affaire des
houilles, avec la proposition de M. Dambreuse.
L’avocat devint rêveur.
— C’est drôle ! il faudrait pour cette place
quelqu’un d’assez fort en droit !
— Mais tu pourras m’aider, reprit Frédéric.
— Oui… tiens… parbleu ! certainement.
Dans la même semaine, il lui montra une lettre de
sa mère.
Mme Moreau s’accusait d’avoir mal jugé M. Roque,
lequel avait donné de sa conduite des explications
satisfaisantes. Puis elle parlait de sa fortune, et de
la possibilité, pour plus tard, d’un mariage avec
Louise.
— Ce ne serait peut-être pas bête ! dit
Deslauriers.
Frédéric s’en rejeta loin ; le père Roque,
d’ailleurs, était un vieux filou. Cela n’y faisait
rien, selon l’avocat.
À la fin de juillet, une baisse inexplicable fit
tomber les actions du Nord. Frédéric n’avait pas vendu
les siennes ; il perdit d’un seul coup soixante mille
francs. Ses revenus se trouvaient sensiblement
diminués. Il devait ou restreindre sa dépense, ou
prendre un état, ou faire un beau mariage.
Alors, Deslauriers lui parla de Mlle Roque. Rien
ne l’empêchait d’aller voir un peu les choses par
lui-même. Frédéric était un peu fatigué ; la province
et la maison maternelle le délasseraient. Il partit.
L’aspect des rues de Nogent, qu’il monta sous le
clair de la lune, le reporta dans de vieux souvenirs ;
et il éprouvait une sorte d’angoisse, comme ceux qui
reviennent après de longs voyages.
Il y avait chez sa mère tous les habitués
d’autrefois : MM. Gamblin, Heudras et Chambrion, la
famille Lebrun, « ces demoiselles Auger » ; de plus,
le père Roque, et, en face de Mme Moreau, devant une
table de jeu, Mlle Louise. C’était une femme, à
présent. Elle se leva, en poussant un cri. Tous
s’agitèrent. Elle était restée immobile, debout ; et
les quatre flambeaux d’argent posés sur la table
augmentaient sa pâleur. Quand elle se remit à jouer,
sa main tremblait. Cette émotion flatta démesurément
Frédéric, dont l’orgueil était malade ; il se dit :
« Tu m’aimeras, toi ! », et, prenant sa revanche des
déboires qu’il avait essuyés là-bas, il se mit à faire
le Parisien, le lion, donna des nouvelles des
théâtres, rapporta des anecdotes du monde, puisées
dans les petits journaux, enfin éblouit ses
compatriotes.
*268 Le
lendemain, Mme Moreau s’étendit sur les qualités de
Louise ; puis énuméra les bois, les fermes qu’elle
posséderait. La fortune de M. Roque était
considérable.
Il l’avait acquise en faisant des placements pour
M. Dambreuse ; car il prêtait à des personnes pouvant
offrir de bonnes garanties hypothécaires, ce qui lui
permettait de demander des suppléments ou des
commissions. Le capital, grâce à une surveillance
active, ne risquait rien. D’ailleurs, le père Roque
n’hésitait jamais devant une saisie ; puis il
rachetait à bas prix les biens hypothéqués, et M.
Dambreuse, voyant ainsi rentrer ses fonds, trouvait
ses affaires très bien faites.
Mais cette manipulation extra-légale le
compromettait vis-à-vis de son régisseur. Il n’avait
rien à lui refuser. C’était sur ses instances qu’il
avait si bien accueilli Frédéric.
En effet, le père Roque couvait au fond de son âme
une ambition. Il voulait que sa fille fût comtesse ;
et, pour y parvenir, sans mettre en jeu le bonheur de
son enfant, il ne connaissait pas d’autre jeune homme
que celui-là.
Par la protection de M. Dambreuse, on lui ferait
avoir le titre de son aïeul, Mme Moreau étant la fille
d’un comte de Fouvens, apparentée, d’ailleurs, aux
plus vieilles familles champenoises, les Lavernade,
les d’Étrigny. Quant aux Moreau, une inscription
gothique, près des moulins de Villeneuve-l’Archevêque,
parlait d’un Jacob Moreau qui les avait réédifiés en
1596 ; et la tombe de son fils, Pierre Moreau, premier
écuyer du roi sous Louis XIV, se voyait dans la
chapelle Saint-Nicolas.
Tant d’honorabilité fascinait M. Roque, fils d’un
ancien domestique. Si la couronne comtale ne venait
pas, il s’en consolerait sur autre chose ; car
Frédéric pouvait parvenir à la députation quand M.
Dambreuse serait élevé à la pairie, et alors l’aider
dans ses affaires, lui obtenir des fournitures, des
concessions. Le jeune homme lui plaisait,
personnellement. Enfin il le voulait pour gendre,
parce que, depuis longtemps, il s’était féru de cette
idée, qui ne faisait que s’accroître.
Maintenant, il fréquentait l’église ; et il avait
séduit Mme Moreau par l’espoir du titre, surtout. Elle
s’était gardée cependant de faire une réponse
décisive.
Donc, huit jours après, sans qu’aucun engagement
eût été pris, Frédéric passait pour « le futur »
de Mlle Louise ; et le père Roque, peu scrupuleux, les
laissait ensemble quelquefois.
|
Chapitre V
*269 Deslauriers
avait emporté de chez Frédéric la copie de l’acte de
subrogation, avec une procuration en bonne forme lui
conférant de pleins pouvoirs ; mais, quand il eut
remonté ses cinq étages, et qu’il fut seul, au milieu
de son triste cabinet, dans son fauteuil de basane, la
vue du papier timbré l’écœura.
Il était las de ces choses, et des restaurants à
trente-deux sous, des voyages en omnibus, de sa
misère, de ses efforts. Il reprit les paperasses ;
d’autres se trouvaient à côté ; c’étaient les
prospectus de la compagnie houillère avec la liste des
mines et le détail de leur contenance, Frédéric lui
ayant laissé tout cela pour avoir dessus son opinion.
Une idée lui vint : celle de se présenter chez M.
Dambreuse et de demander la place de secrétaire. Cette
place, bien sûr, n’allait pas sans l’achat d’un
certain nombre d’actions. Il reconnut la folie de son
projet et se dit :
« Oh non ! ce serait mal. »
Alors, il chercha comment s’y prendre
pour recouvrer les quinze mille francs. Une pareille
somme n’était rien pour Frédéric ! Mais, s’il l’avait
eue, lui, quel levier ! Et l’ancien clerc s’indigna
que la fortune de l’autre fût grande.
« Il en fait un usage pitoyable. C’est un égoïste.
Eh ! je me moque bien de ses quinze mille francs ! »
Pourquoi les avait-il prêtés ? Pour les beaux yeux
de Mme Arnoux. Elle était sa maîtresse ! Deslauriers
n’en doutait pas. « Voilà une chose de plus à quoi
sert l’argent ! » Des pensées haineuses l’envahirent.
Puis, il songea à la personne même de Frédéric.
Elle avait toujours exercé sur lui un charme presque *270
féminin ; et il arriva bientôt à l’admirer
pour un succès dont il se reconnaissait incapable.
Cependant, est-ce que la volonté n’était pas
l’élément capital des entreprises ? et, puisque avec
elle on triomphe de tout…
« Ah ! ce serait drôle ! »
Mais il eut honte de cette perfidie, et, une
minute après :
« Bah ! est-ce que j’ai peur ? »
Mme Arnoux (à force d’en entendre parler) avait
fini par se peindre dans son imagination
extraordinairement. La persistance de cet amour
l’irritait comme un problème. Son austérité un peu
théâtrale l’ennuyait maintenant. D’ailleurs, la femme
du monde (ou ce qu’il jugeait telle) éblouissait
l’avocat comme le symbole et le résumé de mille
plaisirs inconnus. Pauvre, il convoitait le luxe sous
sa forme la plus claire.
« Après tout, quand il se fâcherait, tant pis ! Il
s’est trop mal comporté envers moi, pour que je me
gêne ! Rien ne m’assure qu’elle est sa maîtresse. Il
me l’a nié. Donc, je suis libre ! »
Le désir de cette démarche ne le quitta plus.
C’était une épreuve de ses forces qu’il voulait
faire ; si bien qu’un jour, tout à coup, il vernit
lui-même ses bottes, acheta des gants blancs, et se
mit en route, se substituant à Frédéric et s’imaginant
presque être lui, par une singulière évolution
intellectuelle où il y avait à la fois de la vengeance
et de la sympathie, de l’imitation et de l’audace.
Il fit annoncer « le docteur Deslauriers ».
Mme Arnoux fut surprise, n’ayant réclamé aucun
médecin.
— Ah ! mille excuses ! c’est docteur en droit. Je
viens pour les intérêts de M. Moreau.
Ce nom parut la troubler.
« Tant mieux ! pensa l’ancien clerc ; puisqu’elle
a bien voulu de lui, elle voudra de moi ! »
s’encourageant par l’idée reçue qu’il est plus facile
de supplanter un amant qu’un mari.
Il avait eu le plaisir de la rencontrer, une fois,
au Palais ; il cita même la date. Tant de mémoire
étonna Mme Arnoux. Il reprit d’un ton doucereux :
— Vous aviez déjà… quelques embarras… dans vos
affaires !
Elle ne répondit rien ; donc, c’était vrai.
Il se mit à causer de choses et d’autres, de son
logement, *271 de la
fabrique ; puis, apercevant, aux bords de la glace,
des médaillons :
— Ah ! des portraits de famille, sans doute ?
Il remarqua celui d’une vieille femme, la mère
de Mme Arnoux.
— Elle a l’air d’une excellente personne, un type
méridional.
Et, sur l’objection qu’elle était de Chartres :
— Chartres ! jolie ville.
Il en vanta la cathédrale et les pâtés ; puis,
revenant au portrait ; y trouva des ressemblances
avec Mme Arnoux, et lui lançait des flatteries
indirectement. Elle n’en fut pas choquée. Il prit
confiance et dit qu’il connaissait Arnoux depuis
longtemps.
— C’est un brave garçon ! mais qui se compromet !
Pour cette hypothèque, par exemple, on n’imagine pas
une étourderie…
— Oui ! je sais, dit-elle, en haussant les
épaules.
Ce témoignage involontaire de mépris engagea
Deslauriers à poursuivre.
— Son histoire de kaolin, vous l’ignorez
peut-être, a failli tourner très mal, et même sa
réputation…
Un froncement de sourcils l’arrêta.
Alors se rabattant sur les généralités, il
plaignit les pauvres femmes dont les époux gaspillent
la fortune…
— Mais elle est à lui, monsieur ; moi, je n’ai
rien !
N’importe ! On ne savait pas… Une personne
d’expérience pouvait servir. Il fit des offres de
dévouement, exalta ses propres mérites ; et il la
regardait en face, à travers ses lunettes qui
miroitaient.
Une torpeur vague la prenait ; mais, tout à coup :
— Voyons l’affaire, je vous prie !
Il exhiba le dossier.
— Ceci est la procuration de Frédéric. Avec un
titre pareil aux mains d’un huissier qui fera un
commandement, rien n’est plus simple : dans les
vingt-quatre heures… (Elle restait impassible, il
changea de manœuvre.) Moi, du reste, je ne comprends
pas ce qui le pousse à réclamer cette somme ; car
enfin il n’en a aucun besoin !
— Comment ! M. Moreau s’est montré assez bon…
— Oh ! d’accord !
Et Deslauriers entama son éloge, puis vint à le
dénigrer, tout doucement, le donnant pour oublieux,
personnel, avare.
— Je le croyais votre ami, monsieur ?
*272 — Cela ne
m’empêche pas de voir ses défauts. Ainsi, il reconnaît
bien peu… comment dirais-je ? la sympathie…
Mme Arnoux tournait les feuilles du gros cahier.
Elle l’interrompit, pour avoir l’explication d’un mot.
Il se pencha sur son épaule, et si près d’elle,
qu’il effleura sa joue. Elle rougit ; cette rougeur
enflamma Deslauriers ; il lui baisa la main
voracement.
— Que faites-vous, monsieur !
Et, debout contre la muraille, elle le maintenait
immobile, sous ses grands yeux noirs irrités.
— Écoutez-moi ! Je vous aime !
Elle partit d’un éclat de rire, un rire aigu,
désespérant, atroce. Deslauriers sentit une colère à
l’étrangler. Il se contint ; et, avec la mine d’un
vaincu demandant grâce :
— Ah ! vous avez tort ! Moi, je n’irais pas comme
lui…
— De qui donc parlez-vous ?
— De Frédéric !
— Eh ! M. Moreau m’inquiète peu, je vous l’ai
dit !
— Oh ! pardon !… pardon !
Puis, d’une voix mordante, et faisant traîner ses
phrases :
— Je croyais même que vous vous intéressiez
suffisamment à sa personne pour apprendre avec
plaisir…
Elle devint toute pâle. L’ancien clerc ajouta :
— Il va se marier.
— Lui !
— Dans un mois, au plus tard, avec Mlle Roque, la
fille du régisseur de M. Dambreuse. Il est même parti
à Nogent, rien que pour cela.
Elle porta la main sur son cœur, comme au choc
d’un grand coup ; mais tout de suite elle tira la
sonnette. Deslauriers n’attendit pas qu’on le mît
dehors. Quand elle se retourna, il avait disparu.
Mme Arnoux suffoquait un peu. Elle s’approcha de
la fenêtre pour respirer.
De l’autre côté de la rue, sur le trottoir, un
emballeur en manches de chemise clouait une caisse.
Des fiacres passaient. Elle ferma la croisée et vint
se rasseoir. Les hautes maisons voisines interceptant
le soleil, un jour froid tombait dans l’appartement.
Ses enfants étaient sortis, rien ne bougeait autour
d’elle. C’était comme une désertion immense.
« Il va se marier ; est-ce possible ! »
Et un tremblement nerveux la saisit.
« Pourquoi cela ? est-ce que je l’aime ? »
*273 Puis, tout à
coup :
« Mais oui, je l’aime !… je l’aime ! »
Il lui semblait descendre dans quelque chose de
profond, qui n’en finissait plus. La pendule sonna
trois heures. Elle écouta les vibrations du timbre
mourir. Et elle restait au bord de son fauteuil, les
prunelles fixes, et souriant toujours.
La même après-midi, au même moment, Frédéric
et Mlle Louise se promenaient dans le jardin que M.
Roque possédait au bout de l’île. La vieille Catherine
les surveillait, de loin ; ils marchaient côte à côte,
et Frédéric disait :
— Vous souvenez-vous quand je vous emmenais dans
la campagne ?
— Comme vous étiez bon pour moi ! répondit-elle.
Vous m’aidiez à faire des gâteaux avec du sable, à
remplir mon arrosoir, à me balancer sur
l’escarpolette !
— Toutes vos poupées, qui avaient des noms de
reines ou de marquises, que sont-elles devenues ?
— Ma foi, je n’en sais rien !
— Et votre roquet Moricaud !
— Il s’est noyé, le pauvre chéri !
— Et le Don Quichotte, dont nous
coloriions ensemble les gravures ?
— Je l’ai encore !
Il lui rappela le jour de sa première communion,
et comme elle était gentille aux vêpres, avec son
voile blanc et son grand cierge, pendant qu’elles
défilaient toutes autour du chœur, et que la cloche
tintait.
Ces souvenirs, sans doute, avaient peu de charme
pour Mlle Roque ; elle ne trouva rien à répondre ; et
une minute après :
— Méchant ! qui ne m’a pas donné une seule fois de
ses nouvelles !
Frédéric objecta ses nombreux travaux.
— Qu’est-ce donc que vous faites ?
Il fut embarrassé de la question, puis dit qu’il
étudiait la politique.
— Ah !
Et, sans en demander davantage :
— Cela vous occupe, mais moi !…
Alors, elle lui conta l’aridité de son existence,
n’ayant personne à voir, pas le moindre plaisir, la
moindre distraction ! Elle désirait monter à cheval.
— Le Vicaire prétend que c’est inconvenant pour
une *274 jeune fille ;
est-ce bête, les convenances ! Autrefois, on me
laissait faire tout ce que je voulais ; à présent,
rien !
— Votre père vous aime, pourtant !
— Oui ; mais…
Et elle poussa un soupir, qui signifiait : « Cela
ne suffit pas à mon bonheur. »
Puis, il y eut un silence. Ils n’entendaient que
le craquement du sable sous leurs pieds avec le
murmure de la chute d’eau ; car la Seine, au-dessus de
Nogent, est coupée en deux bras. Celui qui fait
tourner les moulins dégorge en cet endroit la
surabondance de ses ondes, pour rejoindre plus bas le
cours naturel du fleuve ; et, lorsqu’on vient des
ponts, on aperçoit, à droite sur l’autre berge, un
talus de gazon que domine une maison blanche. À
gauche, dans la prairie, des peupliers s’étendent, et
l’horizon, en face, est borné par une courbe de la
rivière ; elle était plate comme un miroir ; de grands
insectes patinaient sur l’eau tranquille. Des touffes
de roseaux et des joncs la bordent inégalement ;
toutes sortes de plantes venues là s’épanouissaient en
boutons d’or, laissaient pendre des grappes jaunes,
dressaient des quenouilles de fleurs amarantes,
faisaient au hasard des fusées vertes. Dans une anse
du rivage, des nymphéas s’étalaient ; et un rang de
vieux saules cachant des pièges à loup était, de ce
côté de l’île, toute la défense du jardin.
En deçà, dans l’intérieur, quatre murs à chaperon
d’ardoises enfermaient le potager, où les carrés de
terre, labourés nouvellement, formaient des plaques
brunes. Les cloches des melons brillaient à la file
sur leur couche étroite ; les artichauts, les
haricots, les épinards, les carottes et les tomates
alternaient jusqu’à un plant d’asperges, qui semblait
un petit bois de plumes.
Tout ce terrain avait été, sous le Directoire, ce
qu’on appelait une folie. Les arbres, depuis
lors, avaient démesurément grandi. De la clématite
embarrassait les charmilles, les allées étaient
couvertes de mousse, partout les ronces foisonnaient.
Des tronçons de statue émiettaient leur plâtre sous
les herbes. On se prenait en marchant dans quelques
débris d’ouvrage en fil de fer. Il ne restait plus du
pavillon que deux chambres au rez-de-chaussée avec des
lambeaux de papier bleu. Devant la façade s’allongeait
une treille à l’italienne, où, sur des piliers en
brique, un grillage de bâtons supportait une vigne.
Ils vinrent là-dessous tous les deux, et, comme la
lumière tombait par les trous inégaux de la verdure, *275
Frédéric, en parlant à Louise de côté,
observait l’ombre des feuilles sur son visage.
Elle avait dans ses cheveux rouges, à son chignon,
une aiguille terminée par une boule de verre imitant
l’émeraude ; et elle portait, malgré son deuil (tant
son mauvais goût était naïf), des pantoufles en paille
garnies de satin rose, curiosité vulgaire, achetées
sans doute dans quelque foire.
Il s’en aperçut, et l’en complimenta ironiquement.
— Ne vous moquez pas de moi ! reprit-elle.
Puis, le considérant tout entier, depuis son
chapeau de feutre gris jusqu’à ses chaussettes de
soie :
— Comme vous êtes coquet !
Ensuite, elle le pria de lui indiquer des ouvrages
à lire. Il en nomma plusieurs ; et elle dit :
— Oh ! comme vous êtes savant !
Toute petite, elle s’était prise d’un de ces
amours d’enfant qui ont à la fois la pureté d’une
religion et la violence d’un besoin. Il avait été son
camarade, son frère, son maître, avait amusé son
esprit, fait battre son cœur et versé involontairement
jusqu’au fond d’elle-même une ivresse latente et
continue. Puis il l’avait quittée en pleine crise
tragique, sa mère à peine morte, les deux désespoirs
se confondant. L’absence l’avait idéalisé dans son
souvenir ; il revenait avec une sorte d’auréole, et
elle se livrait ingénument au bonheur de le voir.
Pour la première fois de sa vie, Frédéric se
sentait aimé ; et ce plaisir nouveau, qui n’excédait
pas l’ordre des sentiments agréables, lui
causait comme un gonflement intime ; si bien qu’il
écarta les deux bras, en se renversant la tête.
Un gros nuage passait alors sur le ciel.
— Il va du côté de Paris, dit Louise ; vous
voudriez le suivre, n’est-ce pas ?
— Moi ! pourquoi ?
— Qui sait ?
Et, le fouillant d’un regard aigu :
— Peut-être que vous avez là-bas… (elle chercha le
mot) quelque affection.
— Eh ! je n’ai pas d’affection !
— Bien sûr ?
— Mais oui, mademoiselle, bien sûr !
En moins d’un an, il s’était fait dans la jeune
fille une transformation extraordinaire qui étonnait
Frédéric. Après une minute de silence, il ajouta :
*276 — Nous
devrions nous tutoyer, comme autrefois ; voulez-vous ?
— Non.
— Pourquoi ?
— Parce que !
Il insistait. Elle répondit, en baissant la tête :
— Je n’ose pas !
Ils étaient arrivés au bout du jardin, sur la
grève du Livon. Frédéric, par gaminerie, se mit à
faire des ricochets avec un caillou. Elle lui ordonna
de s’asseoir. Il obéit ; puis, en regardant la chute
d’eau :
— C’est comme le Niagara !
Il vint à parler des contrées lointaines et de
grands voyages. L’idée d’en faire la charmait. Elle
n’aurait eu peur de rien, ni des tempêtes, ni des
lions.
Assis, l’un près de l’autre, ils ramassaient
devant eux des poignées de sable, puis les faisaient
couler de leurs mains tout en causant ; et le vent
chaud qui arrivait des plaines leur apportait par
bouffées des senteurs de lavande, avec le parfum du
goudron s’échappant d’une barque, derrière l’écluse.
Le soleil frappait la cascade ; les blocs verdâtres du
petit mur où l’eau coulait apparaissaient comme sous
une gaze d’argent se déroulant toujours. Une longue
barre d’écume rejaillissait au pied, en cadence. Cela
formait ensuite des bouillonnements, des tourbillons,
mille courants opposés, et qui finissaient par se
confondre en une seule nappe limpide.
Louise murmura qu’elle enviait l’existence des
poissons.
— Ça doit être si doux de se rouler là dedans, à
son aise, de se sentir caressé partout.
Et elle frémissait, avec des mouvements d’une
câlinerie sensuelle.
Mais une voix cria :
— Où es-tu ?
— Votre bonne vous appelle, dit Frédéric.
— Bien ! bien !
Louise ne se dérangeait pas.
— Elle va se fâcher, reprit-il.
— Cela m’est égal ! et d’ailleurs…
Mlle Roque faisait comprendre, par un geste,
qu’elle la tenait à sa discrétion.
Elle se leva pourtant, puis se plaignit de mal de
tête. Et, comme ils passaient devant un vaste hangar
qui contenait des bourrées :
*277 — Si nous
nous mettions dessous, à l’égaud ?
Il feignit de ne pas comprendre ce mot de patois,
et même la taquina sur son accent. Peu à peu, les
coins de sa bouche se pincèrent, elle mordait ses
lèvres ; elle s’écarta pour bouder.
Frédéric la rejoignit, jura qu’il n’avait pas
voulu lui faire de mal et qu’il l’aimait beaucoup.
— Est-ce vrai ? s’écria-t-elle, en le regardant
avec un sourire qui éclairait tout son visage, un peu
semé de taches de son.
Il ne résista pas à cette bravoure de sentiment, à
la fraîcheur de sa jeunesse, et il reprit :
— Pourquoi te mentirais-je ?… tu en doutes… hein ?
en lui passant le bras gauche autour de la taille.
Un cri, suave comme un roucoulement, jaillit de sa
gorge ; sa tête se renversa, elle défaillait, il la
soutint. Et les scrupules de sa probité furent
inutiles ; devant cette vierge qui s’offrait, une peur
l’avait saisi. Il l’aida ensuite à faire quelques pas,
doucement. Ses caresses de langage avaient cessé, et
ne voulant plus dire que des choses insignifiantes, il
lui parlait des personnes de la société nogentaise.
Tout à coup elle le repoussa, et, d’un ton amer :
— Tu n’aurais pas le courage de m’emmener !
Il resta immobile avec un grand air
d’ébahissement. Elle éclata en sanglots, et
s’enfonçant la tête dans sa poitrine :
— Est-ce que je peux vivre sans toi !
Il tâchait de la calmer. Elle lui mit ses deux
mains sur les épaules pour le mieux voir en face, et,
dardant contre les siennes ses prunelles vertes, d’une
humidité presque féroce :
— Veux-tu être mon mari ?
— Mais…, répliqua Frédéric, cherchant quelque
réponse, sans doute… Je ne demande pas mieux.
À ce moment la casquette de M. Roque apparut
derrière un lilas.
Il emmena son « jeune ami » pendant deux jours
faire un petit voyage aux environs, dans ses
propriétés ; et Frédéric, lorsqu’il revint, trouva
chez sa mère trois lettres.
La première était un billet de M. Dambreuse
l’invitant à dîner pour le mardi précédent. À propos
de quoi cette politesse ? On lui avait donc pardonné
son incartade ?
La seconde était de Rosanette. Elle le remerciait
d’avoir *278 risqué sa
vie pour elle ; Frédéric ne comprit pas d’abord ce
qu’elle voulait dire ; enfin, après beaucoup
d’ambages, elle implorait de lui, en invoquant son
amitié, se fiant à sa délicatesse, à deux genoux,
disait-elle, vu la nécessité pressante, et comme on
demande du pain, un petit secours de cinq cents
francs. Il se décida tout de suite à les fournir.
La troisième lettre, venant de Deslauriers,
parlait de la subrogation et était longue, obscure.
L’avocat n’avait pris encore aucun parti. Il
l’engageait à ne pas se déranger : « C’est inutile que
tu reviennes ! », appuyant même là-dessus avec une
insistance bizarre.
Frédéric se perdit dans toutes sortes de
conjectures, et il eut envie de s’en retourner
là-bas ; cette prétention au gouvernement de sa
conduite le révoltait.
D’ailleurs, la nostalgie du boulevard commençait à
le prendre ; et puis sa mère le pressait tellement, M.
Roque tournait si bien autour de lui et Mlle Louise
l’aimait si fort, qu’il ne pouvait rester plus
longtemps sans se déclarer. Il avait besoin de
réfléchir, il jugerait mieux les choses dans
l’éloignement.
Pour motiver son voyage, Frédéric inventa une
histoire ; et il partit, en disant à tout le monde et
croyant lui-même qu’il reviendrait bientôt.
|
Chapitre VI
*279 Son retour
à Paris ne lui causa point de plaisir ; c’était le
soir, à la fin du mois d’août, le boulevard semblait
vide, les passants se succédaient avec des mines
refrognées, çà et là une chaudière d’asphalte fumait,
beaucoup de maisons avaient leurs persiennes
entièrement closes ; il arriva chez lui ; de la
poussière couvrait les tentures ; et, en dînant tout
seul, Frédéric fut pris par un étrange sentiment
d’abandon ; alors il songea à Mlle Roque.
L’idée de se marier ne lui paraissait plus
exorbitante. Ils voyageraient, ils iraient en Italie,
en Orient ! Et il l’apercevait debout sur un
monticule, contemplant un paysage, ou bien appuyée à
son bras dans une galerie florentine, s’arrêtant
devant les tableaux. Quelle joie ce serait que de voir
ce bon petit être s’épanouir aux splendeurs de l’Art
et de la Nature ! Sortie de son milieu, en peu de
temps, elle ferait une compagne charmante. La fortune
de M. Roque le tentait, d’ailleurs. Cependant, une
pareille détermination lui répugnait comme une
faiblesse, un avilissement.
Mais il était bien résolu (quoi qu’il dût faire) à
changer d’existence, c’est-à-dire à ne plus perdre son
cœur dans des passions infructueuses, et même il
hésitait à remplir la commission dont Louise l’avait
chargé. C’était d’acheter pour elle, chez Jacques
Arnoux, deux grandes statuettes polychromes
représentant des nègres, comme ceux qui étaient à la
préfecture de Troyes. Elle connaissait le chiffre du
fabricant, n’en voulait pas d’un autre. Frédéric avait
peur, s’il retournait chez eux, de tomber
encore une fois dans son vieil amour.
Ces réflexions l’occupèrent toute la soirée ; et
il allait se coucher quand une femme entra.
*280 — C’est moi,
dit en riant Mlle Vatnaz. Je viens de la part de
Rosanette.
Elles s’étaient donc réconciliées ?
— Mon Dieu, oui ! Je ne suis pas méchante, vous
savez bien. Au surplus, la pauvre fille… Ce serait
trop long à vous conter.
Bref, la Maréchale désirait le voir, elle
attendait une réponse, sa lettre s’étant promenée de
Paris à Nogent ; Mlle Vatnaz ne savait point ce
qu’elle contenait. Alors, Frédéric s’informa de la
Maréchale.
Elle était, maintenant, avec un homme
très riche, un Russe, le prince Tzernoukoff, qui
l’avait vue aux courses du Champ de Mars, l’été
dernier.
— On a trois voitures, cheval de selle, livrée,
groom dans le chic anglais, maison de campagne, loge
aux Italiens, un tas de choses encore. Voilà, mon
cher.
Et la Vatnaz, comme si elle eût profité à ce
changement de fortune, paraissait plus gaie,
tout heureuse. Elle retira ses gants et examina dans
la chambre les meubles et les bibelots. Elle les
cotait à leur prix juste, comme un brocanteur. Il
aurait dû la consulter pour les obtenir à meilleur
compte ; et elle le félicitait de son bon goût :
— Ah ! c’est mignon, extrêmement bien ! Il n’y a
que vous pour ces idées.
Puis, apercevant au chevet de l’alcôve une porte :
— C’est par là qu’on fait sortir les petites
femmes, hein ?
Et, amicalement, elle lui prit le menton. Il
tressaillit au contact de ses longues mains, tout à la
fois maigres et douces. Elle avait autour des poignets
une bordure de dentelle et, sur le corsage de sa robe
verte, des passementeries, comme un hussard. Son
chapeau de tulle noir, à bords descendants, lui
cachait un peu le front ; ses yeux brillaient
là-dessous ; une odeur de patchouli s’échappait de ses
bandeaux ; la carcel posée sur un guéridon, en
l’éclairant d’en bas comme une rampe de théâtre,
faisait saillir sa mâchoire ; — et tout à coup, devant
cette femme laide qui avait dans la taille des
ondulations de panthère, Frédéric sentit une
convoitise énorme, un désir de volupté bestiale.
Elle lui dit d’une voix onctueuse, en tirant de
son porte-monnaie trois carrés de papier :
— Vous allez me prendre ça !
C’était trois places pour une représentation au
bénéfice de Delmar.
— Comment ! lui ?
*281 —
Certainement !
Mlle Vatnaz, sans s’expliquer davantage,
ajouta qu’elle l’adorait plus que jamais. Le comédien,
à l’en croire, se classait définitivement parmi « les
sommités de l’époque ». Et ce n’était pas tel ou tel
personnage qu’il représentait, mais le génie même de
la France, le Peuple ! Il avait « l’âme humanitaire ;
il comprenait le sacerdoce de l’Art » ! Frédéric, pour
se délivrer de ces éloges, lui donna l’argent des
trois places.
— Inutile que vous en parliez là-bas ! — Comme il
est tard, mon Dieu ! Il faut que je vous quitte. Ah !
j’oubliais l’adresse : c’est rue Grange-Batelière, 14.
Et, sur le seuil :
— Adieu, homme aimé !
« Aimé de qui ? se demanda Frédéric. Quelle
singulière personne ! »
Et il se ressouvint que Dussardier lui avait dit
un jour, à propos d’elle : « Oh ! ce n’est pas
grand’chose ! », comme faisant allusion à des
histoires peu honorables.
Le lendemain, il se rendit chez la Maréchale. Elle
habitait une maison neuve, dont les stores avançaient
sur la rue. Il y avait à chaque palier une glace
contre le mur, une jardinière rustique devant les
fenêtres, tout le long des marches un tapis de toile ;
et, quand on arrivait du dehors, la fraîcheur de
l’escalier délassait.
Ce fut un domestique mâle qui vint ouvrir, un
valet en gilet rouge. Dans l’antichambre, sur la
banquette, une femme et deux hommes, des fournisseurs
sans doute, attendaient, comme dans un vestibule de
ministre. À gauche, la porte de la salle à manger,
entre-bâillée, laissait apercevoir des bouteilles
vides sur les buffets, des serviettes au dos des
chaises ; et parallèlement s’étendait une galerie, où
des bâtons couleur d’or soutenaient un espalier de
roses. En bas, dans la cour, deux garçons, les bras
nus, frottaient un landau. Leur voix montait
jusque-là, avec le bruit intermittent d’une étrille
que l’on heurtait contre une pierre.
Le domestique revint. « Madame allait recevoir
monsieur » ; et il lui fit traverser une deuxième
antichambre, puis un grand salon, tendu de brocatelle
jaune, avec des torsades dans les coins qui se
rejoignaient sur le plafond et semblaient continuées
par les rinceaux du lustre ayant la forme de câbles.
On avait sans doute festoyé la nuit dernière. De la
cendre de cigare était restée sur les consoles.
*282 Enfin, il
entra dans une espèce de boudoir qu’éclairaient
confusément des vitraux de couleur. Des trèfles en
bois découpé ornaient le dessus des portes ; derrière
une balustrade, trois matelas de pourpre formaient
divan, et le tuyau d’un narghilé de platine traînait
dessus. La cheminée, au lieu de miroir, avait une
étagère pyramidale, offrant sur ses gradins toute une
collection de curiosités : de vieilles montres
d’argent, des cornets de Bohême, des agrafes en
pierreries, des boutons de jade, des émaux, des
magots, une petite vierge byzantine à chape de
vermeil ; et tout cela se fondait dans un crépuscule
doré, avec la couleur bleuâtre du tapis, le reflet de
nacre des tabourets, le ton fauve des murs couverts de
cuir marron. Aux angles, sur des piédouches, des vases
de bronze contenaient des touffes de fleurs qui
alourdissaient l’atmosphère.
Rosanette parut, habillée d’une veste de satin
rose, avec un pantalon de cachemire blanc, un collier
de piastres, et une calotte rouge entourée d’une
branche de jasmin.
Frédéric fit un mouvement de surprise ; puis dit
qu’il apportait « la chose en question », en lui
présentant le billet de banque.
Elle le regarda fort ébahie ; et, comme il avait
toujours le billet à la main, sans savoir où le
poser :
— Prenez-le donc !
Elle le saisit ; puis, l’ayant jeté sur le divan :
— Vous êtes bien aimable.
C’était pour solder un terrain à Bellevue, qu’elle
payait ainsi par annuités. Un tel sans-façon blessa
Frédéric. Du reste, tant mieux ! cela le vengeait du
passé.
— Asseyez-vous ! dit-elle, là, plus près.
Et, d’un ton grave :
— D’abord, j’ai à vous remercier, mon cher,
d’avoir risqué votre vie.
— Oh ! ce n’est rien !
— Comment, mais c’est très beau !
Et la Maréchale lui témoigna une gratitude
embarrassante ; car elle devait penser qu’il s’était
battu exclusivement pour Arnoux, celui-ci, qui se
l’imaginait, ayant dû céder au besoin de le dire.
« Elle se moque de moi, peut-être », songeait
Frédéric.
il n’avait plus rien à faire, et, alléguant un
rendez-vous, il se leva.
— Et non ! Restez !
Il se rassit et la complimenta sur son costume.
*283 Elle
répondit, avec un air d’accablement :
— C’est le Prince qui m’aime comme ça ! Et il faut
fumer des machines pareilles, ajouta Rosanette, en
montrant le narghilé. Si nous en goûtions ?
voulez-vous ?
On apporta du feu ; le tombac s’allumant
difficilement, elle se mit à trépigner d’impatience.
Puis une langueur la saisit ; et elle restait immobile
sur le divan, un coussin sous l’aisselle, le corps un
peu tordu, un genou plié, l’autre jambe toute droite.
Le long serpent de maroquin rouge, qui formait des
anneaux par terre, s’enroulait à son bras. Elle en
appuyait le bec d’ambre sur ses lèvres et regardait
Frédéric, en clignant les yeux, à travers la fumée
dont les volutes l’enveloppaient. L’aspiration de sa
poitrine faisait gargouiller l’eau, et elle murmurait
de temps à autre :
— Ce pauvre mignon ! ce pauvre chéri !
Il tâchait de trouver un sujet de conversation
agréable ; l’idée de la Vatnaz lui revint.
Il dit qu’elle lui avait semblé fort élégante.
— Parbleu ! reprit la Maréchale. Elle est bien
heureuse de m’avoir, celle-là ! sans ajouter un mot de
plus, tant il y avait de restriction dans leurs
propos.
Tous les deux sentaient une contrainte, un
obstacle. En effet, le duel dont Rosanette se croyait
la cause avait flatté son amour-propre. Puis elle
s’était fort étonnée qu’il n’accourût pas se prévaloir
de son action ; et, pour le contraindre à revenir,
elle avait imaginé ce besoin de cinq cents francs.
Comment se faisait-il que Frédéric ne demandait pas en
retour un peu de tendresse ! C’était un raffinement
qui l’émerveillait, et, dans un élan de cœur, elle lui
dit :
— Voulez-vous venir avec nous aux bains de mer ?
— Qui cela, nous !
— Moi et mon oiseau ; je vous ferai passer pour
mon cousin, comme dans les vieilles comédies.
— Mille grâces !
— Eh bien, alors, vous prendrez un logement près
du nôtre.
L’idée de se cacher d’un homme riche l’humiliait.
— Non ! cela est impossible.
— À votre aise !
Rosanette se détourna, ayant une larme aux
paupières. Frédéric l’aperçut ; et, pour lui marquer
de l’intérêt, il se dit heureux de la voir, enfin,
dans une excellente position.
*284 Elle fit un
haussement d’épaules. Qui donc l’affligeait ?
Était-ce, par hasard, qu’on ne l’aimait pas ?
— Oh ! moi, on m’aime toujours !
Elle ajouta :
— Reste à savoir de quelle manière.
Se plaignant « d’étouffer de chaleur », la
Maréchale défit sa veste ; et, sans autre vêtement
autour des reins que sa chemise de soie, elle
inclinait la tête sur son épaule, avec un air
d’esclave plein de provocations.
Un homme d’un égoïsme moins réfléchi n’eût pas
songé que le vicomte, M. de Comaing ou un autre
pouvait survenir. Mais Frédéric avait été trop de fois
la dupe de ces mêmes regards pour se compromettre dans
une humiliation nouvelle.
Elle voulut connaître ses relations, ses
amusements ; elle arriva même à s’informer de ses
affaires, et à offrir de lui prêter de l’argent, s’il
en avait besoin. Frédéric, n’y tenant plus, prit son
chapeau.
— Allons, ma chère, bien du plaisir là-bas ; au
revoir !
Elle écarquilla les yeux ; puis, d’un ton sec :
— Au revoir !
Il repassa par le salon jaune et par la seconde
antichambre. Il y avait sur la table, entre un vase
plein de cartes de visite et une écritoire, un coffret
d’argent ciselé. C’était celui de Mme Arnoux ! Alors,
il éprouva un attendrissement, et en même temps comme
le scandale d’une profanation. Il avait envie d’y
porter les mains, de l’ouvrir. Il eut peur d’être
aperçu, et s’en alla.
Frédéric fut vertueux. Il ne retourna point chez
Arnoux.
Il envoya son domestique acheter les deux nègres,
lui ayant fait toutes les recommandations
indispensables ; et la caisse partit, le soir même,
pour Nogent. Le lendemain, comme il se rendait chez
Deslauriers, au détour de la rue Vivienne et du
boulevard, Mme Arnoux se montra devant lui, face à
face.
Leur premier mouvement fut de reculer ; puis, le
même sourire leur vint aux lèvres, et ils
s’abordèrent. Pendant une minute, aucun des deux ne
parla.
Le soleil l’entourait ; et sa figure ovale, ses
longs sourcils, son châle de dentelle noire, moulant
la forme de ses épaules, sa robe de soie
gorge-de-pigeon, le bouquet de violettes au coin de sa
capote, tout lui parut d’une splendeur extraordinaire.
Une suavité infinie s’épanchait de *285
ses beaux yeux ; et, balbutiant, au hasard,
les premières paroles venues :
— Comment se porte Arnoux ? dit Frédéric.
— Je vous remercie !
— Et vos enfants ?
— Ils vont très bien !
— Ah !… ah… — Quel beau temps nous avons, n’est-ce
pas ?
— Magnifique, c’est vrai !
— Vous faites des courses ?
— Oui.
Et avec une lente inclination de tête :
— Adieu !
Elle ne lui avait pas tendu la main, n’avait pas
dit un seul mot affectueux, ne l’avait même pas invité
à venir chez elle, n’importe ! il n’eût point donné
cette rencontre pour la plus belle des aventures, et
il en ruminait la douceur tout en continuant sa route.
Deslauriers, surpris de le voir, dissimula son
dépit, car il conservait par obstination quelque
espérance encore du côté de Mme Arnoux ; et il avait
écrit à Frédéric de rester là-bas, pour être plus
libre dans ses manœuvres.
Il dit cependant qu’il s’était présenté chez elle,
afin de savoir si leur contrat stipulait la
communauté ; alors, on aurait pu recourir contre la
femme.
— Et elle a fait une drôle de mine quand je lui ai
appris ton mariage.
— Tiens ! quelle invention !
— Il le fallait, pour montrer que tu avais besoin
de tes capitaux ! Une personne indifférente n’aurait
pas eu l’espèce de syncope qui l’a prise.
— Vraiment ? s’écria Frédéric.
— Ah ! mon gaillard, tu te trahis ! Sois franc,
voyons !
Une lâcheté immense envahit l’amoureux
de Mme Arnoux.
— Mais non !… je t’assure !… ma parole d’honneur !
Ces molles dénégations achevèrent de convaincre
Deslauriers. Il lui fit des compliments. Il lui
demanda « des détails ». Frédéric n’en donna pas, et
même résista à l’envie d’en inventer.
Quant à l’hypothèque, il lui dit de ne rien faire,
d’attendre. Deslauriers trouva qu’il avait tort, et
même fut brutal dans ses remontrances.
Il était d’ailleurs plus sombre, malveillant et
irascible que jamais. Dans un an, si la fortune ne
changeait pas, *286 il
s’embarquerait pour l’Amérique ou se ferait sauter la
cervelle. Enfin il paraissait si furieux contre tout
et d’un radicalisme tellement absolu que Frédéric ne
put s’empêcher de lui dire :
— Te voilà comme Sénécal.
Deslauriers, à ce propos, lui apprit qu’il était
sorti de Sainte-Pélagie, l’instruction n’ayant point
fourni assez de preuves, sans doute, pour le mettre en
jugement.
Dans la joie de cette délivrance, Dussardier
voulut « offrir un punch », et pria Frédéric « d’en
être », en l’avertissant toutefois qu’il se trouverait
avec Hussonnet, lequel s’était montré excellent pour
Sénécal.
En effet, le Flambard venait de
s’adjoindre un cabinet d’affaires, portant sur ses
prospectus : « Comptoir des vignobles. — Office de
publicité. — Bureau de recouvrements et
renseignements, etc. » Mais le bohème craignait que
son industrie ne fît du tort à sa considération
littéraire, et il avait pris le mathématicien pour
tenir les comptes. Bien que la place fût médiocre,
Sénécal, sans elle, serait mort de faim. Frédéric ne
voulant point affliger le brave commis, accepta son
invitation.
Dussardier, trois jours d’avance, avait ciré
lui-même les pavés rouges de sa mansarde, battu le
fauteuil et épousseté la cheminée, où l’on voyait sous
un globe une pendule d’albâtre entre une stalactite et
un coco. Comme ses deux chandeliers et son bougeoir
n’étaient pas suffisants, il avait emprunté au
concierge deux flambeaux ; et ces cinq luminaires
brillaient sur la commode, que recouvraient trois
serviettes, afin de supporter plus décemment des
macarons, des biscuits, une brioche et douze
bouteilles de bière. En face, contre la muraille
tendue d’un papier jaune, une petite bibliothèque en
acajou contenait les Fables de Lachambeaudie,
les Mystères de Paris, le Napoléon,
de Norvins, — et, au milieu de l’alcôve, souriait,
dans un cadre de palissandre, le visage de Béranger !
Les convives étaient (outre Deslauriers et
Sénécal) un pharmacien nouvellement reçu, mais qui
n’avait pas les fonds nécessaires pour s’établir ; un
jeune homme de sa maison, un placeur de vins, un
architecte et un monsieur employé dans les assurances.
Regimbart n’avait pu venir. On le regretta.
Ils accueillirent Frédéric avec de grandes marques
de sympathie, tous connaissant par Dussardier son
langage chez M. Dambreuse. Sénécal se contenta de lui
offrir la main, d’un air digne.
*287 Il se tenait
debout contre la cheminée. Les autres, assis et la
pipe aux lèvres, l’écoutaient discourir sur le
suffrage universel, d’où devait résulter le triomphe
de la Démocratie, l’application des principes de
l’Évangile. Du reste, le moment approchait ; les
banquets réformistes se multipliaient dans les
provinces, le Piémont, Naples, la Toscane…
— C’est vrai, dit Deslauriers, lui coupant net la
parole, ça ne peut pas durer plus longtemps !
Et il se mit à faire un tableau de la situation.
Nous avions sacrifié la Hollande pour obtenir de
l’Angleterre la reconnaissance de Louis-Philippe ; et
cette fameuse alliance anglaise, elle était perdue,
grâce aux mariages espagnols. En Suisse, M. Guizot, à
la remorque de l’Autrichien, soutenait les traités de
1815. La Prusse avec son Zollverein nous préparait des
embarras. La question d’Orient restait pendante.
— Ce n’est pas une raison parce que le grand-duc
Constantin envoie des présents à M. d’Aumale pour se
fier à la Russie. Quant à l’intérieur, jamais on n’a
vu tant d’aveuglement, de bêtise ! Leur majorité même
ne se tient plus ! Partout, enfin, c’est, selon le mot
connu, rien ! rien ! rien ! Et, devant tant de hontes,
poursuivit l’avocat en mettant ses poings sur ses
hanches, ils se déclarent satisfaits.
Cette allusion à un vote célèbre provoqua des
applaudissements. Dussardier déboucha une bouteille de
bière ; la mousse éclaboussa les rideaux, il n’y prit
garde ; il chargeait les pipes, coupait la brioche, en
offrait, était descendu plusieurs fois pour voir si le
punch allait venir ; et on ne tarda pas à s’exalter,
tous ayant contre le Pouvoir la même exaspération.
Elle était violente, sans autre cause que la haine de
l’injustice ; et ils mêlaient aux griefs légitimes les
reproches les plus bêtes.
Le pharmacien gémit sur l’état pitoyable de notre
flotte. Le courtier d’assurances ne tolérait pas les
deux sentinelles du maréchal Soult. Deslauriers
dénonça les jésuites, qui venaient de s’installer à
Lille, publiquement. Sénécal exécrait bien plus M.
Cousin, car l’éclectisme, enseignant à tirer la
certitude de la raison, développait l’égoïsme,
détruisait la solidarité ; le placeur de vins,
comprenant peu ces matières, remarqua tout haut qu’il
oubliait bien des infamies :
— Le wagon royal de la ligne du Nord doit coûter
quatre-vingt mille francs ! Qui le payera ?
*288 — Oui, qui le
payera ? reprit l’employé de commerce, furieux comme
si on eût puisé cet argent dans sa poche.
Il s’ensuivit des récriminations contre les
loups-cerviers de la Bourse et la corruption des
fonctionnaires. On devait remonter plus haut, selon
Sénécal, et accuser, tout d’abord, les princes, qui
ressuscitaient les mœurs de la Régence.
— N’avez-vous pas vu, dernièrement, les amis du
duc de Montpensier revenir de Vincennes, ivres sans
doute, et troubler par leurs chansons les ouvriers du
faubourg Saint-Antoine ?
— On a même crié : À bas les voleurs ! dit le
pharmacien. J’y étais, j’ai crié !
— Tant mieux ! le Peuple enfin se réveille depuis
le procès Teste-Cubières.
— Moi, ce procès-là m’a fait de la peine, dit
Dussardier, parce que ça déshonore un vieux soldat !
— Savez-vous, continua Sénécal, qu’on a découvert
chez la duchesse de Praslin… ?
Mais un coup de pied ouvrit la porte. Hussonnet
entra.
— Salut, messeigneurs ! dit-il en s’asseyant sur
le lit.
Aucune allusion ne fut faite à son article, qu’il
regrettait, du reste, la Maréchale l’en ayant tancé
vertement.
Il venait de voir, au théâtre de Dumas, le Chevalier
de Maison-Rouge, et « trouvait ça embêtant ».
Un jugement pareil étonna les démocrates, ce
drame, par ses tendances, ses décors plutôt, caressant
leurs passions. Ils protestèrent. Sénécal, pour en
finir, demanda si la pièce servait la Démocratie.
— Oui… peut-être ; mais c’est d’un style…
— Eh bien, elle est bonne, alors ; qu’est-ce que
le style ? c’est l’idée !
Et, sans permettre à Frédéric de parler :
— J’avançais donc que, dans l’affaire Praslin…
Hussonnet l’interrompit.
— Ah ! voilà encore une rengaine, celle-là !
M’embête-t-elle !
— Et d’autres que vous ! répliqua Deslauriers.
Elle a fait saisir rien que cinq journaux !
Écoutez-moi cette note.
Et, ayant tiré son calepin, il lut :
« Nous avons subi, depuis l’établissement de la
meilleure des républiques, douze cent vingt-neuf
procès de presse, d’où il est résulté pour les
écrivains : trois mille cent quarante et un ans de
prison, avec la légère somme de *289
sept millions cent dix mille cinq cents
francs d’amende. » — C’est coquet, hein ?
Tous ricanèrent amèrement. Frédéric, animé comme
les autres, reprit :
— La Démocratie pacifique a un procès
pour son feuilleton, un roman intitulé la Part des
Femmes.
— Allons ! bon ! dit Hussonnet. Si on nous défend
notre part des femmes !
— Mais qu’est-ce qui n’est pas défendu ? s’écria
Deslauriers. Il est défendu de fumer dans le
Luxembourg, défendu de chanter l’hymne à Pie IX !
— Et on interdit le banquet des typographes !
articula une voix sourde.
C’était celle de l’architecte, caché par l’ombre
de l’alcôve, et silencieux jusqu’à présent. Il ajouta
que, la semaine dernière, on avait condamné pour
outrages au Roi, un nommé Rouget.
— Rouget est frit ! dit Hussonnet.
Cette plaisanterie parut tellement inconvenante à
Sénécal, qu’il lui reprocha de défendre « le jongleur
de l’Hôtel de Ville, l’ami du traître Dumouriez ».
— Moi ? au contraire !
Il trouvait Louis-Philippe poncif, garde national,
tout ce qu’il y avait de plus épicier et bonnet de
coton ! Et, mettant la main sur son cœur, le bohème
débita les phrases sacramentelles : « C’est toujours
avec un nouveau plaisir… — La nationalité polonaise ne
périra pas… — Nos grands travaux seront poursuivis… —
Donnez-moi de l’argent pour ma petite famille… » Tous
riaient beaucoup, le proclamant un gaillard délicieux,
plein d’esprit ; la joie redoubla à la vue du bol de
punch qu’un limonadier apportait.
Les flammes de l’alcool et celles des bougies
échauffèrent vite l’appartement ; et la lumière de la
mansarde, traversant la cour, éclairait en face le
bord d’un toit, avec le tuyau d’une cheminée qui se
dressait en noir sur la nuit. Ils parlaient très haut,
tous à la fois ; ils avaient retiré leurs redingotes ;
ils heurtaient les meubles, ils choquaient les verres.
Hussonnet s’écria :
— Faites monter des grandes dames, pour que ce
soit plus Tour de Nesle, couleur locale, et
rembranesque, palsambleu !
Et le pharmacien, qui tournait le punch
indéfiniment, entonna à pleine poitrine :
*290 J’ai
deux grands bœufs dans mon étable,
Deux grands bœufs blancs…
Sénécal lui mit la main sur la bouche, il n’aimait
pas le désordre ; et les locataires apparaissaient à
leurs carreaux, surpris du tapage insolite qui se
faisait dans le logement de Dussardier.
Le brave garçon était heureux, et dit que ça lui
rappelait leurs petites séances d’autrefois, au quai
Napoléon ; plusieurs manquaient cependant, « ainsi
Pellerin… »
— On peut s’en passer, reprit Frédéric.
Et Deslauriers s’informa de Martinon.
— Que devient-il, cet intéressant monsieur ?
Aussitôt Frédéric, épanchant le mauvais vouloir
qu’il lui portait, attaqua son esprit, son caractère,
sa fausse élégance, l’homme tout entier. C’était bien
un spécimen de paysan parvenu ! L’aristocratie
nouvelle, la bourgeoisie ne valait pas l’ancienne, la
noblesse. Il soutenait cela ; et les démocrates
approuvaient, comme s’il avait fait partie de l’une et
qu’ils eussent fréquenté l’autre. On fut enchanté de
lui. Le pharmacien le compara même à M.
d’Alton-Shée qui, bien que pair de France, défendait
la cause du Peuple.
L’heure de s’en aller était venue. Tous se
séparèrent avec de grandes poignées de main ;
Dussardier, par tendresse, reconduisit Frédéric et
Deslauriers. Dès qu’ils furent dans la rue, l’avocat
eut l’air de réfléchir, et, après un moment de
silence :
— Tu lui en veux donc beaucoup, à Pellerin ?
Frédéric ne cacha pas sa rancune.
Le peintre, cependant, avait retiré de la montre
le fameux tableau. On ne devait pas se brouiller pour
des vétilles ! À quoi bon se faire un ennemi ?
— Il a cédé à un mouvement d’humeur, excusable
dans un homme qui n’a pas le sou. Tu ne peux pas
comprendre ça, toi !
Et, Deslauriers remonté chez lui, le commis ne
lâcha point Frédéric ; il l’engagea même à acheter le
portrait. En effet, Pellerin, désespérant de
l’intimider, les avait circonvenus pour que, grâce à
eux, il prît la chose.
Deslauriers en reparla, insista. Les prétentions
de l’artiste étaient raisonnables.
— Je suis sûr que, moyennant, peut-être, cinq
cents francs…
— Ah ! donne-les ! tiens, les voici, dit Frédéric.
*291 Le soir même,
le tableau fut apporté. Il lui parut plus abominable
encore que la première fois. Les demi-teintes et les
ombres s’étaient plombées sous les retouches trop
nombreuses, et elles semblaient obscurcies par rapport
aux lumières, qui, demeurées brillantes çà et là,
détonnaient dans l’ensemble.
Frédéric se vengea de l’avoir payé, en le
dénigrant amèrement. Deslauriers le crut sur parole et
approuva sa conduite, car il ambitionnait toujours de
constituer une phalange dont il serait le chef ;
certains hommes se réjouissent de faire faire à leurs
amis des choses qui leur sont désagréables.
Cependant, Frédéric n’était pas retourné chez les
Dambreuse. Les capitaux lui manquaient. Ce seraient
des explications à n’en plus finir ; il balançait à se
décider. Peut-être avait-il raison ? Rien n’était sûr,
maintenant, l’affaire des houilles pas plus qu’une
autre ; il fallait abandonner un pareil monde ; enfin,
Deslauriers le détourna de l’entreprise. À force de
haine il devenait vertueux ; et puis il aimait mieux
Frédéric dans la médiocrité. De cette manière, il
restait son égal, et en communion plus intime avec
lui.
La commission de Mlle Roque avait été fort mal
exécutée. Son père l’écrivit, en fournissant les
explications les plus précises, et terminait sa lettre
par cette badinerie : « Au risque de vous donner un
mal de nègre. »
Frédéric ne pouvait faire autrement que de
retourner chez Arnoux. Il monta dans le magasin, et ne
vit personne. La maison de commerce croulant, les
employés imitaient l’incurie de leur patron.
Il côtoya la longue étagère, chargée de faïences,
qui occupait d’un bout à l’autre le milieu de
l’appartement ; puis, arrivé au fond, devant le
comptoir, il marcha plus fort pour se faire entendre.
La portière se relevant, Mme Arnoux parut.
— Comment, vous ici ! vous !
— Oui, balbutia-t-elle, un peu troublée. Je
cherchais…
Il aperçut son mouchoir près du pupitre, et devina
qu’elle était descendue chez son mari pour se rendre
compte, éclaircir sans doute une inquiétude.
— Mais… vous avez peut-être besoin de quelque
chose ? dit-elle.
— Un rien, madame.
— Ces commis sont intolérables ! ils s’absentent
toujours.
*292 On ne devait
pas les blâmer. Au contraire, il se félicitait de la
circonstance.
Elle le regarda ironiquement.
— Eh bien, et ce mariage ?
— Quel mariage ?
— Le vôtre !
— Moi ? Jamais de la vie !
Elle fit un geste de dénégation.
— Quand cela serait, après tout ? On se réfugie
dans le médiocre, par désespoir du beau qu’on a rêvé !
— Tous vos rêves, pourtant, n’étaient pas si…
candides !
— Que voulez-vous dire ?
— Quand vous vous promenez aux courses avec… des
personnes !
Il maudit la Maréchale. Un souvenir lui revint.
— Mais c’est vous-même, autrefois, qui m’avez prié
de la voir, dans l’intérêt d’Arnoux !
Elle répliqua en hochant la tête :
— Et vous en profitiez pour vous distraire.
— Mon Dieu ! oublions toutes ces sottises !
— C’est juste, puisque vous allez vous marier !
Et elle retenait son soupir, en mordant ses
lèvres.
Alors, il s’écria :
— Mais je vous répète que non ! Pouvez-vous croire
que, moi, avec mes besoins d’intelligence, mes
habitudes, j’aille m’enfouir en province pour jouer
aux cartes, surveiller des maçons, et me promener en
sabots ! Dans quel but, alors ? On vous a conté
qu’elle était riche, n’est-ce pas ? Ah ! je me moque
bien de l’argent ! Est-ce qu’après avoir désiré tout
ce qu’il y a de plus beau, de plus tendre, de plus
enchanteur, une sorte de paradis sous forme humaine,
et quand je l’ai trouvé enfin, cet idéal, quand cette
vision me cache toutes les autres…
Et, lui prenant la tête à deux mains, il se mit à
la baiser sur les paupières, en répétant :
— Non ! non ! non ! jamais je ne me marierai !
jamais ! jamais !
Elle acceptait ces caresses, figée par la surprise
et par le ravissement.
La porte du magasin sur l’escalier retomba. Elle
fit un bond ; et elle restait la main étendue, comme
pour lui commander le silence. Des pas se
rapprochèrent. Puis quelqu’un dit au-dehors :
— Madame est-elle là ?
*293 — Entrez !
Mme Arnoux avait le coude sur le comptoir et
roulait une plume entre ses doigts, tranquillement,
quand le teneur de livres ouvrit la portière.
Frédéric se leva.
— Madame, j’ai bien l’honneur de vous saluer. Le
service, n’est-ce pas, sera prêt ? je puis compter
dessus ?
Elle ne répondit rien. Mais cette complicité
silencieuse enflamma son visage de toutes les rougeurs
de l’adultère.
Le lendemain, il retourna chez elle, on le reçut ;
et, afin de poursuivre ses avantages, immédiatement,
sans préambule, Frédéric commença par se justifier de
la rencontre au Champ de Mars. Le hasard seul l’avait
fait se trouver avec cette femme. En admettant qu’elle
fût jolie (ce qui n’était pas vrai), comment
pourrait-elle arrêter sa pensée, même une minute,
puisqu’il en aimait une autre !
— Vous le savez bien, je vous l’ai dit.
Mme Arnoux baissa la tête.
— Je suis fâchée que vous me l’ayez dit.
— Pourquoi ?
— Les convenances les plus simples exigent
maintenant que je ne vous revoie plus !
Il protesta de l’innocence de son amour. Le passé
devait lui répondre de l’avenir ; il s’était promis à
lui-même de ne pas troubler son existence, de ne pas
l’étourdir de ses plaintes.
— Mais, hier, mon cœur débordait.
— Nous ne devons plus songer à ce moment-là, mon
ami !
Cependant, où serait le mal, quand deux pauvres
êtres confondraient leur tristesse ?
— Car vous n’êtes pas heureuse non plus ! Oh ! je
vous connais, vous n’avez personne qui réponde à vos
besoins d’affection, de dévouement ; je ferai tout ce
que vous voudrez ! Je ne vous offenserai pas !… je
vous le jure.
Et il se laissa tomber sur les genoux, malgré lui,
s’affaissant sous un poids intérieur trop lourd.
— Levez-vous ! dit-elle, je le veux !
Et elle lui déclara impérieusement que, s’il
n’obéissait pas, il ne la reverrait jamais.
— Ah ! je vous en défie bien ! reprit Frédéric.
Qu’est-ce que j’ai à faire dans le monde ? Les autres
s’évertuent pour la richesse, la célébrité, le
pouvoir ! Moi, je n’ai pas *294
d’état, vous êtes mon occupation exclusive,
toute ma fortune, le but, le centre de mon existence,
de mes pensées. Je ne peux pas plus vivre sans vous
que sans l’air du ciel ! Est-ce que vous ne sentez pas
l’aspiration de mon âme monter vers la vôtre, et
qu’elles doivent se confondre, et que j’en meurs ?
Mme Arnoux se mit à trembler de tous ses membres.
— Oh ! allez-vous-en ! je vous en prie !
L’expression bouleversée de sa figure l’arrêta.
Puis il fit un pas. Mais elle se reculait, en joignant
les deux mains.
— Laissez-moi ! au nom du ciel ! de grâce !
Et Frédéric l’aimait tellement, qu’il sortit.
Bientôt, il fut pris de colère contre lui-même, se
déclara un imbécile, et, vingt-quatre heures après, il
revint.
Madame n’y était pas. Il resta sur le palier,
étourdi de fureur et d’indignation. Arnoux parut, et
lui apprit que sa femme, le matin même, était partie
s’installer dans une petite maison de campagne qu’ils
louaient à Auteuil, ne possédant plus celle de
Saint-Cloud.
— C’est encore une de ses lubies ! Enfin, puisque
ça l’arrange ! et moi aussi, du reste ; tant mieux !
Dînons-nous ensemble ce soir ?
Frédéric allégua une affaire urgente, puis courut
à Auteuil.
Mme Arnoux laissa échapper un cri de joie. Alors,
toute sa rancune s’évanouit.
Il ne parla point de son amour. Pour lui inspirer
plus de confiance, il exagéra même sa réserve ; et,
lorsqu’il demanda s’il pouvait revenir, elle
répondit : « Mais sans doute », en offrant sa main,
qu’elle retira presque aussitôt.
Frédéric, dès lors, multiplia ses visites. Il
promettait au cocher de gros pourboires. Mais souvent,
la lenteur du cheval l’impatientant, il descendait ;
puis, hors d’haleine, grimpait dans un omnibus ; et
comme il examinait dédaigneusement les figures des
gens assis devant lui, et qui n’allaient pas chez
elle !
Il reconnaissait de loin sa maison, à un
chèvrefeuille énorme couvrant, d’un seul côté, les
planches du toit ; c’était une manière de chalet
suisse peint en rouge, avec un balcon extérieur. Il y
avait dans le jardin trois vieux marronniers, et au
milieu, sur un tertre, un parasol en chaume que
soutenait un tronc d’arbre. Sous l’ardoise des murs,
une grosse vigne mal attachée pendait de place en
place, comme un câble pourri. La sonnette de la *295
grille, un peu rude à tirer, prolongeait
son carillon, et on était toujours longtemps avant de
venir. Chaque fois, il éprouvait une angoisse, une
peur indéterminée.
Puis il entendait claquer, sur le sable, les
pantoufles de la bonne ; ou bien Mme Arnoux elle-même
se présentait. Il arriva, un jour, derrière son dos,
comme elle était accroupie, devant le gazon, à
chercher de la violette.
L’humeur de sa fille l’avait forcée de la mettre
au couvent. Son gamin passait l’après-midi dans une
école, Arnoux faisait de longs déjeuners au
Palais-Royal, avec Regimbart et l’ami Compain. Aucun
fâcheux ne pouvait les surprendre.
Il était bien entendu qu’ils ne devaient pas
s’appartenir. Cette convention, qui les garantissait
du péril, facilitait leurs épanchements.
Elle lui dit son existence d’autrefois, à
Chartres, chez sa mère ; sa dévotion vers douze ans ;
puis sa fureur de musique, lorsqu’elle chantait
jusqu’à la nuit, dans sa petite chambre, d’où l’on
découvrait les remparts. Il lui conta ses mélancolies
au collège, et comment dans son ciel poétique
resplendissait un visage de femme, si bien qu’en la
voyant pour la première fois, il l’avait reconnue.
Ces discours n’embrassaient, d’habitude, que les
années de leur fréquentation. Il lui rappelait
d’insignifiants détails, la couleur de sa robe à telle
époque, quelle personne un jour était survenue, ce
qu’elle avait dit une autre fois ; et elle répondait
tout émerveillée :
— Oui, je me rappelle !
Leurs goûts, leurs jugements étaient les mêmes.
Souvent celui des deux qui écoutait l’autre
s’écriait :
— Moi aussi !
Et l’autre à son tour reprenait :
— Moi aussi !
Puis c’étaient d’interminables plaintes sur la
Providence :
— Pourquoi le ciel ne l’a-t-il pas voulu ! Si nous
nous étions rencontrés !…
— Ah ! si j’avais été plus jeune ! soupirait-elle.
— Non ! moi, un peu plus vieux.
Et ils s’imaginaient une vie exclusivement
amoureuse, assez féconde pour remplir les plus vastes
solitudes, excédant toutes joies, défiant toutes les
misères, où les heures auraient disparu dans un
continuel épanchement d’eux-mêmes, et qui aurait fait
quelque chose de resplendissant et d’élevé comme la
palpitation des étoiles.
*296 Presque
toujours, ils se tenaient en plein air au haut de
l’escalier ; des cimes d’arbres jaunies par l’automne
se mamelonnaient devant eux, inégalement jusqu’au bord
du ciel pâle ; ou bien ils allaient au bout de
l’avenue, dans un pavillon ayant pour tout meuble un
canapé de toile grise. Des points noirs tachaient la
glace ; les murailles exhalaient une odeur de moisi ;
et ils restaient là, causant d’eux-mêmes, des autres,
de n’importe quoi, avec ravissement. Quelquefois les
rayons du soleil, traversant la jalousie, tendaient
depuis le plafond jusque sur les dalles comme les
cordes d’une lyre, des brins de poussière
tourbillonnaient dans ces barres lumineuses. Elle
s’amusait à les fendre, avec sa main ; Frédéric la
saisissait, doucement ; et il contemplait l’entrelacs
de ses veines, les grains de sa peau, la forme de ses
doigts. Chacun de ses doigts était, pour lui, plus
qu’une chose, presque une personne.
Elle lui donna ses gants, la semaine d’après son
mouchoir. Elle l’appelait « Frédéric », il l’appelait
« Marie », adorant ce nom-là, fait exprès, disait-il,
pour être soupiré dans l’extase, et qui semblait
contenir des nuages d’encens, des jonchées de roses.
Ils arrivèrent à fixer d’avance le jour de ses
visites ; et, sortant comme par hasard, elle allait
au-devant de lui, sur la route.
Elle ne faisait rien pour exciter son amour,
perdue dans cette insouciance qui caractérise les
grands bonheurs. Pendant toute la saison, elle porta
une robe de chambre en soie brune, bordée de velours
pareil, vêtement large, convenant à la mollesse de ses
attitudes et de sa physionomie sérieuse. D’ailleurs,
elle touchait au mois d’août des femmes, époque tout à
la fois de réflexion et de tendresse, où la maturité
qui commence colore le regard d’une flamme plus
profonde, quand la force du cœur se mêle à
l’expérience de la vie, et que, sur la fin de ses
épanouissements, l’être complet déborde de richesses
dans l’harmonie de sa beauté. Jamais elle n’avait eu
plus de douceur, d’indulgence. Sûre de ne pas faillir,
elle s’abandonnait à un sentiment qui lui semblait un
droit conquis par ses chagrins. Cela était si bon,
du reste, et si nouveau ! Quel abîme entre la
grossièreté d’Arnoux et les adorations de Frédéric !
Il tremblait de perdre par un mot tout ce qu’il
croyait avoir gagné, se disant qu’on peut ressaisir
une occasion et qu’on ne rattrape jamais une sottise.
Il voulait qu’elle *297 se
donnât, et non la prendre. L’assurance de son amour le
délectait comme un avant-goût de la possession, et
puis le charme de sa personne lui troublait le cœur
plus que les sens. C’était une béatitude indéfinie, un
tel enivrement, qu’il en oubliait jusqu’à la
possibilité d’un bonheur absolu. Loin d’elle, des
convoitises furieuses le dévoraient.
Bientôt il y eut dans leurs dialogues de grands
intervalles de silence. Quelquefois, une sorte de
pudeur sexuelle les faisait rougir l’un devant
l’autre. Toutes les précautions pour cacher leur amour
le dévoilaient ; plus il devenait fort, plus leurs
manières étaient contenues. Par l’exercice d’un tel
mensonge, leur sensibilité s’exaspéra. Ils jouissaient
délicieusement de la senteur des feuilles humides, ils
souffraient du vent d’est, ils avaient des irritations
sans cause, des pressentiments funèbres ; un bruit de
pas, le craquement d’une boiserie leur causaient des
épouvantes comme s’ils avaient été coupables ; ils se
sentaient poussés vers un abîme ; une atmosphère
orageuse les enveloppait ; et, quand des doléances
échappaient à Frédéric, elle s’accusait elle-même.
— Oui ! je fais mal ! j’ai l’air d’une coquette !
Ne venez donc plus !
Alors, il répétait les mêmes serments, qu’elle
écoutait chaque fois avec plaisir.
Son retour à Paris et les embarras du jour de l’an
suspendirent un peu leurs entrevues. Quand il revint,
il avait, dans les allures, quelque chose de plus
hardi. Elle sortait à chaque minute pour donner des
ordres, et recevait, malgré ses prières, tous les
bourgeois qui venaient la voir. On se livrait alors à
des conversations sur Léotade, M. Guizot, le Pape,
l’insurrection de Palerme et le banquet
du XIIè arrondissement, lequel inspirait des
inquiétudes. Frédéric se soulageait en déblatérant
contre le Pouvoir ; car il souhaitait, comme
Deslauriers, un bouleversement universel, tant il
était maintenant aigri. Mme Arnoux, de son côté,
devenait sombre.
Son mari, prodiguant les extravagances,
entretenait une ouvrière de la manufacture, celle
qu’on appelait la Bordelaise. Mme Arnoux l’apprit
elle-même à Frédéric. Il voulait tirer de là un
argument « puisqu’on la trahissait ».
— Oh ! je ne m’en trouble guère ! dit-elle.
Cette déclaration lui parut affermir complètement
leur intimité. Arnoux s’en méfiait-il ?
— Non ! pas maintenant !
*298 Elle lui
conta qu’un soir, il les avait laissés en tête-à-tête,
puis était revenu, avait écouté derrière la porte, et,
comme tous deux parlaient de choses indifférentes, il
vivait, depuis ce temps-là, dans une entière
sécurité :
— Avec raison, n’est-ce pas ? dit amèrement
Frédéric.
— Oui, sans doute !
Elle aurait fait mieux de ne pas risquer un pareil
mot.
Un jour, elle ne se trouva point chez elle,
à l’heure où il avait coutume d’y venir. Ce fut, pour
lui, comme une trahison.
Il se fâcha ensuite de voir les fleurs qu’il
apportait toujours plantées dans un verre d’eau.
— Où voulez-vous donc qu’elles soient ?
— Oh ! pas là ! Du reste, elles y sont moins
froidement que sur votre cœur.
Quelque temps après, il lui reprocha d’avoir été
la veille aux Italiens, sans le prévenir. D’autres
l’avaient vue, admirée, aimée peut-être ; Frédéric
s’attachait à ses soupçons uniquement pour la
quereller, la tourmenter ; car il commençait à la
haïr, et c’était bien le moins qu’elle eût une part de
ses souffrances !
Une après-midi (vers le milieu de février), il la
surprit fort émue. Eugène se plaignait de mal à la
gorge. Le docteur avait dit pourtant que ce n’était
rien, un gros rhume, la grippe. Frédéric fut étonné
par l’air ivre de l’enfant. Il rassura sa mère
néanmoins, cita en exemple plusieurs bambins de son
âge qui venaient d’avoir des affections semblables et
s’étaient vite guéris.
— Vraiment ?
— Mais oui, bien sûr !
— Oh ! comme vous êtes bon !
Et elle lui prit la main. Il l’étreignit dans la
sienne.
— Oh ! laissez-la.
— Qu’est-ce que cela fait, puisque c’est au
consolateur que vous l’offrez !… Vous me croyez bien
pour ces choses, et vous doutez de moi… quand je vous
parle de mon amour !
— Je n’en doute pas, mon pauvre ami !
— Pourquoi cette défiance, comme si j’étais un
misérable capable d’abuser !…
— Oh ! non !…
— Si j’avais seulement une preuve !…
— Quelle preuve ?
— Celle qu’on donnerait au premier venu, celle que
vous m’avez accordée à moi-même.
*299 Et il lui
rappela qu’une fois ils étaient sortis ensemble, par
un crépuscule d’hiver, un temps de brouillard. Tout
cela était bien loin, maintenant ! Qui donc
l’empêchait de se montrer à son bras, devant tout le
monde, sans crainte de sa part, sans arrière-pensée de
la sienne, n’ayant personne autour d’eux pour les
importuner ?
— Soit ! dit-elle, avec une bravoure de décision
qui stupéfia d’abord Frédéric.
Mais il reprit vivement :
— Voulez-vous que je vous attende au coin de la
rue Tronchet et de la rue de la Ferme ?
— Mon Dieu ! mon ami…, balbutiait Mme Arnoux.
Sans lui donner le temps de réfléchir, il ajouta :
— Mardi prochain, je suppose ?
— Mardi ?
— Oui, entre deux et trois heures !
— J’y serai !
Et elle détourna son visage, par un mouvement de
honte. Frédéric lui posa ses lèvres sur la nuque.
— Oh ! ce n’est pas bien, dit-elle. Vous me feriez
repentir.
Il s’écarta, redoutant la mobilité ordinaire des
femmes. Puis, sur le seuil, murmura, doucement, comme
une chose bien convenue :
— À mardi !
Elle baissa ses beaux yeux d’une façon discrète et
résignée.
Frédéric avait un plan.
Il espérait que, grâce à la pluie ou au soleil, il
pourrait la faire s’arrêter sous une porte, et qu’une
fois sous la porte, elle entrerait dans la maison. Le
difficile était d’en découvrir une convenable.
Il se mit donc en recherche, et, vers le milieu de
la rue Tronchet, il lut de loin, sur une enseigne : Appartements
meublés.
Le garçon, comprenant son intention, lui montra
tout de suite, à l’entresol, une chambre et un cabinet
avec deux sorties. Frédéric la retint pour un mois et
paya d’avance.
Puis il alla dans trois magasins acheter la
parfumerie la plus rare ; il se procura un morceau de
fausse guipure pour remplacer l’affreux couvre-pieds
de coton rouge, il choisit une paire de pantoufles en
satin bleu ; la crainte seule de paraître grossier le
modéra dans ses emplettes ; il revint avec elles ; et
plus dévotement que ceux qui font *300
des reposoirs, il changea les meubles de
place, drapa lui-même les rideaux, mit des bruyères
sur la cheminée, des violettes sur la commode ; il
aurait voulu paver la chambre tout en or. « C’est
demain », se disait-il, « oui, demain ! je ne rêve
pas ». Et il sentait battre son cœur à grands coups
sous le délire de son espérance ; puis, quand tout fut
prêt, il emporta la clef dans sa poche, comme si le
bonheur, qui dormait là, avait pu s’en envoler.
Une lettre de sa mère l’attendait chez lui.
« Pourquoi une si longue absence ? Ta conduite
commence à paraître ridicule. Je comprends que, dans
une certaine mesure, tu aies d’abord hésité devant
cette union ; cependant, réfléchis ! »
Et elle précisait les choses : quarante-cinq mille
livres de rente. Du reste, « on en causait » ; et M.
Roque attendait une réponse définitive. Quant à la
jeune personne, sa position véritablement était
embarrassante. « Elle t’aime beaucoup ».
Frédéric rejeta la lettre sans la finir, et en
ouvrit une autre, un billet de Deslauriers.
« Mon vieux,
« La poire est mûre. Selon ta promesse,
nous comptons sur toi. On se réunit demain au petit
jour, place du Panthéon. Entre au café Soufflot. Il
faut que je te parle avant la manifestation. »
— « Oh ! je les connais, leurs manifestations.
Mille grâces ! j’ai un rendez-vous plus agréable. »
Et, le lendemain, dès onze heures, Frédéric était
sorti. Il voulait donner un dernier coup d’œil aux
préparatifs ; puis, qui sait, elle pouvait, par un
hasard quelconque, être en avance ? En débouchant de
la rue Tronchet, il entendit derrière la Madeleine une
grande clameur ; il s’avança ; et il aperçut au fond
de la place, à gauche, des gens en blouse et des
bourgeois.
En effet, un manifeste publié dans les journaux
avait convoqué à cet endroit tous les souscripteurs du
banquet réformiste. Le Ministère, presque
immédiatement, avait affiché une proclamation
l’interdisant. La veille au soir, l’opposition
parlementaire y avait renoncé ; mais les patriotes,
qui ignoraient cette résolution des chefs, étaient
venus au rendez-vous, suivis par un grand nombre de
curieux. Une députation des écoles s’était portée tout
à l’heure chez Odilon Barrot. Elle était maintenant
aux Affaires Étrangères ; et on ne savait pas si le
banquet *301 aurait
lieu, si le Gouvernement exécuterait sa menace, si les
gardes nationaux se présenteraient. On en voulait aux
Députés comme au Pouvoir. La foule augmentait de plus
en plus, quand tout à coup vibra dans les airs le
refrain de la Marseillaise.
C’était la colonne des étudiants qui arrivait. Ils
marchaient au pas, sur deux files, en bon ordre,
l’aspect irrité, les mains nues, et tous criant par
intervalles :
— Vive la Réforme ! à bas Guizot !
Les amis de Frédéric étaient là, bien sûr. Ils
allaient l’apercevoir et l’entraîner. Il se réfugia
vivement dans la rue de l’Arcade.
Quand les étudiants eurent fait deux fois le tour
de la Madeleine, ils descendirent vers la place de la
Concorde. Elle était remplie de monde ; et la foule
tassée semblait, de loin, un champ d’épis noirs qui
oscillaient.
Au même moment, des soldats de la ligne se
rangèrent en bataille, à gauche de l’église.
Les groupes stationnaient, cependant. Pour en
finir, des agents de police en bourgeois saisissaient
les plus mutins et les emmenaient au poste,
brutalement. Frédéric, malgré son indignation, resta
muet ; on aurait pu le prendre avec les autres, et il
aurait manqué Mme Arnoux.
Peu de temps après, parurent les casques des
municipaux. Ils frappaient autour d’eux, à coups de
plat de sabre. Un cheval s’abattit ; on courut lui
porter secours ; et, dès que le cavalier fut en selle,
tous s’enfuirent.
Alors, il y eut un grand silence. La pluie fine,
qui avait mouillé l’asphalte, ne tombait plus. Des
nuages s’en allaient, balayés mollement par le vent
d’ouest.
Frédéric se mit à parcourir la rue Tronchet, en
regardant devant lui et derrière lui.
Deux heures enfin sonnèrent.
« Ah ! c’est maintenant ! se dit-il, elle sort de
sa maison, elle approche ; » et, une minute après :
« Elle aurait eu le temps de venir. » Jusqu’à trois
heures, il tâcha de se calmer. « Non, elle n’est pas
en retard ; un peu de patience ! »
Et, par désœuvrement, il examinait les rares
boutiques : un libraire, un sellier, un magasin de
deuil. Bientôt il connut tous les noms des ouvrages,
tous les harnais, toutes les étoffes. Les marchands, à
force de le voir passer et repasser continuellement,
furent étonnés d’abord, puis effrayés, et ils
fermèrent leur devanture.
Sans doute, elle avait un empêchement, et elle en
souffrait aussi. Mais quelle joie tout à l’heure ! Car
elle allait *302 venir,
cela était certain ! « Elle me l’a bien promis ! »
Cependant, une angoisse intolérable le gagnait.
Par un mouvement absurde, il rentra dans l’hôtel,
comme si elle avait pu s’y trouver. À l’instant même,
elle arrivait peut-être dans la rue. Il s’y jeta.
Personne ? Et il se remit à battre le trottoir.
Il considérait les fentes des pavés, la gueule des
gouttières, les candélabres, les numéros au-dessus des
portes. Les objets les plus minimes devenaient pour
lui des compagnons, ou plutôt des spectateurs
ironiques ; et les façades régulières des maisons lui
semblaient impitoyables. Il souffrait du froid aux
pieds. Il se sentait dissoudre d’accablement. La
répercussion de ses pas lui secouait la cervelle.
Quand il vit quatre heures à sa montre, il éprouva
comme un vertige, une épouvante. Il tâcha de se
répéter des vers, de calculer n’importe quoi,
d’inventer une histoire. Impossible ! l’image
de Mme Arnoux l’obsédait. Il avait envie de courir à
sa rencontre. Mais quelle route prendre pour ne pas se
croiser ?
Il aborda un commissionnaire, lui mit dans la main
cinq francs, et le chargea d’aller rue Paradis, chez
Jacques Arnoux, pour s’enquérir près du portier « si
Madame était chez elle ». Puis il se planta au coin de
la rue de la Ferme et de la rue Tronchet, de manière à
voir simultanément dans toutes les deux. Au fond de la
perspective, sur le boulevard, des masses confuses
glissaient. Il distinguait parfois l’aigrette d’un
dragon, un chapeau de femme ; et il tendait ses
prunelles pour la reconnaître. Un enfant déguenillé
qui montrait une marmotte, dans une boîte, lui demanda
l’aumône, en souriant.
L’homme à la veste de velours reparut. « Le
portier ne l’avait pas vue sortir. » Qui la retenait ?
Si elle était malade, on l’aurait dit ! Était-ce une
visite ? Rien de plus facile que de ne pas recevoir.
Il se frappa le front.
« Ah ! je suis bête ! C’est l’émeute ! » Cette
explication naturelle le soulagea. Puis, tout à coup :
« Mais son quartier est tranquille. » Et un doute
abominable l’assaillit. « Si elle allait ne pas
venir ? si sa promesse n’était qu’une parole pour
m’évincer ? Non ! non ! » Ce qui l’empêchait sans
doute, c’était un hasard extraordinaire, un de ces
événements qui déjouent toute prévoyance. Dans ce
cas-là, elle aurait écrit. Et il envoya le garçon
d’hôtel à son domicile, rue Rumfort, pour savoir s’il
n’y avait point de lettre ?
*303 On n’avait
apporté aucune lettre. Cette absence de nouvelles le
rassura.
Du nombre des pièces de monnaie prises au hasard
dans sa main, de la physionomie des passants, de la
couleur des chevaux, il tirait des présages ; et,
quand l’augure était contraire, il s’efforçait de ne
pas y croire. Dans ses accès de fureur
contre Mme Arnoux, il l’injuriait à demi-voix. Puis
c’étaient des faiblesses à s’évanouir, et tout à coup
des rebondissements d’espérance. Elle allait paraître.
Elle était là, derrière son dos. Il se retournait :
rien ! Une fois, il aperçut, à trente pas environ, une
femme de même taille, avec la même robe. Il la
rejoignit ; ce n’était pas elle ! Cinq heures
arrivèrent ! cinq heures et demie ! six heures ! Le
gaz s’allumait. Mme Arnoux n’était pas venue.
Elle avait rêvé, la nuit précédente, qu’elle était
sur le trottoir de la rue Tronchet depuis longtemps.
Elle y attendait quelque chose d’indéterminé, de
considérable néanmoins, et, sans savoir pourquoi, elle
avait peur d’être aperçue. Mais un maudit petit chien,
acharné contre elle, mordillait le bas de sa robe. Il
revenait obstinément et aboyait toujours plus
fort. Mme Arnoux se réveilla. L’aboiement du chien
continuait. Elle tendit l’oreille. Cela partait de la
chambre de son fils. Elle s’y précipita pieds nus.
C’était l’enfant lui-même qui toussait. Il avait les
mains brûlantes, la face rouge et la voix
singulièrement rauque. L’embarras de sa respiration
augmentait de minute en minute. Elle resta jusqu’au
jour, penchée sur sa couverture, à l’observer.
À huit heures, le tambour de la garde nationale
vint prévenir M. Arnoux que ses camarades
l’attendaient. Il s’habilla vivement et s’en alla, en
promettant de passer tout de suite chez leur médecin,
M. Colot. À dix heures, M. Colot n’étant pas
venu, Mme Arnoux expédia sa femme de chambre. Le
docteur était en voyage, à la campagne, et le jeune
homme qui le remplaçait faisait des courses.
Eugène tenait sa tête de côté, sur le traversin,
en fronçant toujours ses sourcils, en dilatant ses
narines ; sa pauvre petite figure devenait plus blême
que ses draps ; et il s’échappait de son larynx un
sifflement produit par chaque inspiration, de plus en
plus courte, sèche, et comme métallique. Sa toux
ressemblait au bruit de ces mécaniques barbares qui
font japper les chiens de carton.
*304 Mme Arnoux
fut saisie d’épouvante. Elle se jeta sur les
sonnettes, en appelant au secours, en criant :
— Un médecin ! un médecin !
Dix minutes après, arriva un vieux monsieur en
cravate blanche et à favoris gris, bien taillés. Il
fit beaucoup de questions sur les habitudes, l’âge et
le tempérament du jeune malade, puis examina sa gorge,
s’appliqua la tête dans son dos et écrivit une
ordonnance. L’air tranquille de ce bonhomme était
odieux. Il sentait l’embaumement. Elle aurait voulu le
battre. Il dit qu’il reviendrait dans la soirée.
Bientôt les horribles quintes recommencèrent.
Quelquefois, l’enfant se dressait tout à coup. Des
mouvements convulsifs lui secouaient les muscles de la
poitrine, et, dans ses aspirations, son ventre se
creusait comme s’il eût suffoqué d’avoir couru. Puis
il retombait la tête en arrière et la bouche grande
ouverte. Avec des précautions infinies, Mme Arnoux
tâchait de lui faire avaler le contenu des fioles, du
sirop d’ipécacuana, une potion kermétisée. Mais il
repoussait la cuiller, en gémissant d’une voix faible.
On aurait dit qu’il soufflait ses paroles.
De temps à autre, elle relisait l’ordonnance. Les
observations du formulaire l’effrayaient ; peut-être
que le pharmacien s’était trompé ! Son impuissance la
désespérait. L’élève de M. Colot arriva.
C’était un jeune homme d’allures modestes, neuf
dans le métier, et qui ne cacha point son impression.
Il resta d’abord indécis, par peur de se compromettre,
et enfin prescrivit l’application de morceaux de
glace. On fut longtemps à trouver de la glace. La
vessie qui contenait les morceaux creva. Il fallut
changer la chemise. Tout ce dérangement provoqua un
nouvel accès plus terrible.
L’enfant se mit à arracher les linges de son cou,
comme s’il avait voulu retirer l’obstacle qui
l’étouffait, et il égratignait le mur, saisissait les
rideaux de sa couchette, cherchant un point d’appui
pour respirer. Son visage était bleuâtre maintenant,
et tout son corps, trempé d’une sueur froide,
paraissait maigrir. Ses yeux hagards s’attachaient sur
sa mère avec terreur. Il lui jetait les bras autour du
cou, s’y suspendait d’une façon désespérée ; et, en
repoussant ses sanglots, elle balbutiait des paroles
tendres.
— Oui, mon amour, mon ange, mon trésor !
Puis, des moments de calme survenaient.
Elle alla chercher des joujoux, un polichinelle,
une *305 collection
d’images, et les étala sur son lit, pour le distraire.
Elle essaya même de chanter.
Elle commença une chanson qu’elle lui disait
autrefois, quand elle le berçait en l’emmaillottant
sur cette même petite chaise de tapisserie. Mais il
frissonna dans la longueur entière de son corps, comme
une onde sous un coup de vent ; les globes de ses yeux
saillissaient : elle crut qu’il allait mourir, et se
détourna pour ne pas le voir.
Un instant après, elle eut la force de le
regarder. Il vivait encore. Les heures se succédèrent,
lourdes, mornes, interminables, désespérantes ; et
elle n’en comptait plus les minutes qu’à la
progression de cette agonie. Les secousses de sa
poitrine le jetaient en avant comme pour le briser ; à
la fin, il vomit quelque chose d’étrange, qui
ressemblait à un tube de parchemin. Qu’était-ce ? Elle
s’imagina qu’il avait rendu un bout de ses entrailles.
Mais il respirait largement, régulièrement. Cette
apparence de bien-être l’effraya plus que tout le
reste ; elle se tenait comme pétrifiée, les bras
pendants, les yeux fixes, quand M. Colot survint.
L’enfant, selon lui, était sauvé.
Elle ne comprit pas d’abord, et se fit répéter la
phrase. N’était-ce pas une de ces consolations propres
aux médecins ? Le docteur s’en alla d’un air
tranquille. Alors, ce fut pour elle comme si les
cordes qui serraient son cœur se fussent dénouées.
— Sauvé ! Est-ce possible !
Tout à coup l’idée de Frédéric lui apparut d’une
façon nette et inexorable. C’était un avertissement de
la Providence. Mais le Seigneur, dans sa miséricorde,
n’avait pas voulu la punir tout à fait ! Quelle
expiation, plus tard, si elle persévérait dans cet
amour ! Sans doute, on insulterait son fils à cause
d’elle ; et Mme Arnoux l’aperçut jeune homme, blessé
dans une rencontre, rapporté sur un brancard, mourant.
D’un bond, elle se précipita sur la petite chaise ; et
de toutes ses forces, lançant son âme dans les
hauteurs, elle offrit à Dieu, comme un holocauste, le
sacrifice de sa première passion, de sa seule
faiblesse.
Frédéric était revenu chez lui. Il restait dans
son fauteuil, sans même avoir la force de la maudire.
Une espèce de sommeil le gagna ; et, à travers son
cauchemar, il entendait la pluie tomber, en croyant
toujours qu’il était là-bas, sur le trottoir.
Le lendemain, par une dernière lâcheté, il envoya
encore un commissionnaire chez Mme Arnoux.
*306 Soit que le
Savoyard ne fît pas la commission, ou qu’elle eût trop
de choses à dire pour s’expliquer d’un mot, la même
réponse fut rapportée. L’insolence était trop forte !
Une colère d’orgueil le saisit. Il se jura de n’avoir
plus même un désir ; et, comme un feuillage emporté
par un ouragan, son amour disparut. Il en ressentit un
soulagement, une joie stoïque, puis un besoin
d’actions violentes ; et il s’en alla au hasard, par
les rues.
Des hommes des faubourgs passaient, armés de
fusils, de vieux sabres, quelques-uns portant des
bonnets rouges, et tous chantant la Marseillaise ou
les Girondins. Çà et là, un garde national se
hâtait pour rejoindre sa mairie. Des tambours, au
loin, résonnaient. On se battait à la porte
Saint-Martin. Il y avait dans l’air quelque chose
de gaillard et de belliqueux. Frédéric marchait
toujours. L’agitation de la grande ville le rendait
gai.
À la hauteur de Frascati, il aperçut les fenêtres
de la Maréchale ; une idée folle lui vint, une
réaction de jeunesse. Il traversa le boulevard.
On fermait la porte cochère ; et Delphine, la
femme de chambre, en train d’écrire dessus avec un
charbon « Armes données », lui dit vivement :
— Ah ! Madame est dans un bel état ! Elle a
renvoyé ce matin son groom qui l’insultait. Elle croit
qu’on va piller partout ! Elle crève de peur !
d’autant plus que Monsieur est parti !
— Quel monsieur ?
— Le Prince !
Frédéric entra dans le boudoir. La Maréchale
parut, en jupon, les cheveux sur le dos, bouleversée.
— Ah ! merci ! tu viens me sauver ! c’est la
seconde fois ! tu n’en demandes jamais le prix, toi !
— Mille pardons ! dit Frédéric, en lui saisissant
la taille dans les deux mains.
— Comment ? que fais-tu ? balbutia la Maréchale, à
la fois surprise et égayée par ces manières.
Il répondit :
— Je suis la mode, je me réforme.
Elle se laissa renverser sur le divan, et
continuait à rire sous ses baisers.
Ils passèrent l’après-midi à regarder, de leur
fenêtre, le peuple dans la rue. Puis il l’emmena dîner
aux Trois-Frères-Provençaux. Le repas fut long,
délicat. Ils s’en revinrent à pied, faute de voiture.
À la nouvelle d’un changement de ministère, Paris
*307 avait changé. Tout
le monde était en joie ; des promeneurs circulaient,
et des lampions à chaque étage faisaient une clarté
comme en plein jour. Les soldats regagnaient lentement
leurs casernes, harassés, l’air triste. On les
saluait, en criant : « Vive la ligne ! » Ils
continuaient sans répondre. Dans la garde nationale,
au contraire, les officiers, rouges d’enthousiasme,
brandissaient leur sabre en vociférant : « Vive la
réforme ! » et ce mot-là, chaque fois, faisait rire
les deux amants. Frédéric blaguait, était très gai.
Par la rue Duphot, ils atteignirent les
boulevards. Des lanternes vénitiennes, suspendues aux
maisons, formaient des guirlandes de feux. Un
fourmillement confus s’agitait en dessous ; au milieu
de cette ombre, par endroits, brillaient des
blancheurs de baïonnettes. Un grand brouhaha
s’élevait. La foule était trop compacte, le retour
direct impossible ; et ils entraient dans la rue
Caumartin, quand, tout à coup, éclata derrière eux un
bruit, pareil au craquement d’une immense pièce de
soie que l’on déchire. C’était la fusillade du
boulevard des Capucines.
— Ah ! on casse quelques bourgeois, dit Frédéric
tranquillement.
Car il y a des situations où l’homme le moins
cruel est si détaché des autres, qu’il verrait périr
le genre humain sans un battement de cœur.
La Maréchale, cramponnée à son bras, claquait des
dents. Elle se déclara incapable de faire vingt pas de
plus. Alors, par un raffinement de haine, pour mieux
outrager en son âme Mme Arnoux, il l’emmena jusqu’à
l’hôtel de la rue Tronchet, dans le logement préparé
pour l’autre.
Les fleurs n’étaient pas flétries. La guipure
s’étalait sur le lit. Il tira de l’armoire les petites
pantoufles. Rosanette trouva ces prévenances fort
délicates.
Vers une heure, elle fut réveillée par des
roulements lointains ; et elle le vit qui sanglotait,
la tête enfoncée dans l’oreiller.
— Qu’as-tu donc, cher amour ?
— C’est excès de bonheur, dit Frédéric. Il y avait trop
longtemps que je te désirais ! |
TROISIÈME PARTIE
|
Chapitre I
*309 Le bruit
d’une fusillade le tira brusquement de son sommeil ;
et, malgré les instances de Rosanette, Frédéric, à
toute force, voulut aller voir ce qui se passait. Il
descendait vers les Champs-Élysées, d’où les coups de
feu étaient partis. À l’angle de la rue Saint-Honoré,
des hommes en blouse le croisèrent en criant :
— Non ! pas par là ! au Palais-Royal !
Frédéric les suivit. On avait arraché les grilles
de l’Assomption. Plus loin, il remarqua trois pavés au
milieu de la voie, le commencement d’une barricade,
sans doute, puis des tessons de bouteilles, et des
paquets de fil de fer pour embarrasser la cavalerie ;
quand tout à coup s’élança d’une ruelle un grand jeune
homme pâle, dont les cheveux noirs flottaient sur les
épaules, prises dans une espèce de maillot à pois de
couleur. Il tenait un long fusil de soldat, et courait
sur la pointe de ses pantoufles, avec l’air d’un
somnambule et leste comme un tigre. On entendait, par
intervalles, une détonation.
La veille au soir, le spectacle du chariot
contenant cinq cadavres recueillis parmi ceux du
boulevard des Capucines avait changé les dispositions
du peuple ; et, pendant qu’aux Tuileries les aides de
camp se succédaient, et que M. Molé, en train de faire
un cabinet nouveau, ne revenait pas, et que M. Thiers
tâchait d’en composer un autre, et que le Roi
chicanait, hésitait, puis donnait à Bugeaud le
commandement général pour l’empêcher de s’en servir,
l’insurrection, comme dirigée par un seul bras,
s’organisait formidablement. Des hommes d’une
éloquence frénétique haranguaient la foule au coin des
rues ; d’autres dans les églises sonnaient le tocsin à
pleine volée ; on coulait du plomb, on roulait des
cartouches ; les arbres des boulevards, les
vespasiennes, *310 les
bancs, les grilles, les becs de gaz, tout fut arraché,
renversé ; Paris, le matin, était couvert de
barricades. La résistance ne dura pas ; partout la
garde nationale s’interposait ; si bien qu’à huit
heures, le peuple, de bon gré ou de force, possédait
cinq casernes, presque toutes les mairies, les points
stratégiques les plus sûrs. D’elle-même, sans
secousses, la Monarchie se fondait dans une
dissolution rapide ; et on attaquait maintenant le
poste du Château-d’Eau, pour délivrer cinquante
prisonniers, qui n’y étaient pas.
Frédéric s’arrêta forcément à l’entrée de la
place. Des groupes en armes l’emplissaient. Des
compagnies de la ligne occupaient les rues
Saint-Thomas et Fromanteau. Une barricade
énorme bouchait la rue de Valois. La fumée qui se
balançait à sa crête s’entr’ouvrit, des hommes
couraient dessus en faisant de grands gestes, ils
disparurent ; puis la fusillade recommença. Le poste y
répondait, sans qu’on vît personne à l’intérieur ; ses
fenêtres, défendues par des volets de chêne, étaient
percées de meurtrières ; et le monument avec ses deux
étages, ses deux ailes, sa fontaine au premier et sa
petite porte au milieu, commençait à se moucheter de
taches blanches sous le heurt des balles. Son perron
de trois marches restait vide.
À côté de Frédéric, un homme en bonnet grec et
portant une giberne par-dessus sa veste de tricot se
disputait avec une femme coiffée d’un madras. Elle lui
disait :
— Mais reviens donc ! reviens donc !
— Laisse-moi tranquille ! répondait le mari. Tu
peux bien surveiller la loge toute seule. Citoyen, je
vous le demande, est-ce juste ? J’ai fait mon devoir
partout, en 1830, en 32, en 34, en 39 ! Aujourd’hui,
on se bat ! Il faut que je me batte ! — Va-t’en !
Et la portière finit par céder à ses remontrances
et à celles d’un garde national près d’eux,
quadragénaire dont la figure bonasse était ornée d’un
collier de barbe blonde. Il chargeait son arme et
tirait, tout en conversant avec Frédéric, aussi
tranquille au milieu de l’émeute qu’un horticulteur
dans son jardin. Un jeune garçon en serpillière le
cajolait pour obtenir des capsules, afin d’utiliser
son fusil, une belle carabine de chasse que lui avait
donnée « un monsieur ».
— Empoigne dans mon dos, dit le bourgeois, et
efface-toi ! tu vas te faire tuer !
Les tambours battaient la charge. Des cris aigus,
des *311 hourras de
triomphe s’élevaient. Un remous continuel faisait
osciller la multitude. Frédéric, pris entre deux
masses profondes, ne bougeait pas, fasciné d’ailleurs
et s’amusant extrêmement. Les blessés qui tombaient,
les morts étendus n’avaient pas l’air de vrais
blessés, de vrais morts. Il lui semblait assister à un
spectacle.
Au milieu de la houle, par-dessus des têtes, on
aperçut un vieillard en habit noir sur un cheval
blanc, à selle de velours. D’une main, il tenait un
rameau vert, de l’autre un papier, et les secouait
avec obstination. Enfin, désespérant de se faire
entendre, il se retira.
La troupe de ligne avait disparu et les municipaux
restaient seuls à défendre le poste. Un flot
d’intrépides se rua sur le perron ; ils s’abattirent,
d’autres survinrent ; et la porte, ébranlée sous des
coups de barre de fer, retentissait ; les municipaux
ne cédaient pas. Mais une calèche bourrée de foin, et
qui brûlait comme une torche géante, fut traînée
contre les murs. On apporta vite des fagots, de la
paille, un baril d’esprit-de-vin. Le feu monta le long
des pierres ; l’édifice se mit à fumer partout
comme une solfatare ; et de larges flammes, au sommet,
entre les balustres de la terrasse, s’échappaient avec
un bruit strident. Le premier étage du Palais-Royal
s’était peuplé de gardes nationaux. De toutes les
fenêtres de la place, on tirait ; les balles
sifflaient, l’eau de la fontaine crevée se mêlait avec
le sang, faisait des flaques par terre ; on glissait
dans la boue sur des vêtements, des shakos, des
armes ; Frédéric sentit sous son pied quelque chose de
mou ; c’était la main d’un sergent en capote grise,
couché la face dans le ruisseau. Des bandes nouvelles
de peuple arrivaient toujours, poussant les
combattants sur le poste. La fusillade devenait plus
pressée. Les marchands de vins étaient ouverts ; on
allait de temps à autre y fumer une pipe, boire une
chope, puis on retournait se battre. Un chien perdu
hurlait. Cela faisait rire.
Frédéric fut ébranlé par le choc d’un homme qui,
une balle dans les reins, tomba sur son épaule, en
râlant. À ce coup, dirigé peut-être contre lui, il se
sentit furieux ; et il se jetait en avant quand un
garde national l’arrêta.
— C’est inutile ! le Roi vient de partir. Ah ! si
vous ne me croyez pas, allez-y voir !
Une pareille assertion calma Frédéric. La place du
Carrousel avait un aspect tranquille. L’hôtel de
Nantes s’y dressait toujours solitairement ; et les
maisons par *312 derrière,
le dôme du Louvre en face, la longue galerie de bois à
droite et le vague terrain qui ondulait jusqu’aux
baraques des étalagistes, étaient comme noyés dans la
couleur grise de l’air, où de lointains murmures
semblaient se confondre avec la brume, tandis qu’à
l’autre bout de la place, un jour cru, tombant par un
écartement des nuages sur la façade des Tuileries,
découpait en blancheur toutes ses fenêtres. Il y avait
près de l’Arc de triomphe un cheval mort, étendu.
Derrière les grilles, des groupes de cinq à six
personnes causaient. Les portes du château étaient
ouvertes, les domestiques sur le seuil laissaient
entrer.
En bas, dans une petite salle, des bols de café au
lait étaient servis. Quelques-uns des
curieux s’attablèrent en plaisantant ; les autres
restaient debout, et, parmi ceux-là, un cocher de
fiacre. Il saisit à deux mains un bocal plein de sucre
en poudre, jeta un regard inquiet de droite et de
gauche, puis se mit à manger voracement, son nez
plongeant dans le goulot. Au bas du grand escalier, un
homme écrivait son nom sur un registre. Frédéric le
reconnut par derrière.
— Tiens, Hussonnet !
— Mais oui, répondit le bohème. Je m’introduis à
la Cour. Voilà une bonne farce, hein ?
— Si nous montions ?
Et ils arrivèrent dans la salle des Maréchaux. Les
portraits de ces illustres, sauf celui de Bugeaud
percé au ventre, étaient tous intacts. Ils se
trouvaient appuyés sur leur sabre, un affût de canon
derrière eux, et dans des attitudes formidables jurant
avec la circonstance. Une grosse pendule marquait une
heure vingt minutes.
Tout à coup la Marseillaise retentit.
Hussonnet et Frédéric se penchèrent sur la rampe.
C’était le peuple. Il se précipita dans l’escalier, en
secouant à flots vertigineux des têtes nues, des
casques, des bonnets rouges, des baïonnettes et des
épaules, si impétueusement, que des gens
disparaissaient dans cette masse grouillante qui
montait toujours, comme un fleuve refoulé par une
marée d’équinoxe, avec un long mugissement, sous une
impulsion irrésistible. En haut, elle se répandit, et
le chant tomba.
On n’entendait plus que les piétinements de tous
les souliers, avec le clapotement des voix. La foule
inoffensive se contentait de regarder. Mais, de temps
à autre, un coude trop à l’étroit enfonçait une
vitre ; ou bien un vase, *313 une
statuette déroulait d’une console, par terre. Les
boiseries pressées craquaient. Tous les visages
étaient rouges ; la sueur en coulait à larges
gouttes ; Hussonnet fit cette remarque :
— Les héros ne sentent pas bon !
— Ah ! vous êtes agaçant, reprit Frédéric.
Et poussés malgré eux, ils entrèrent dans un
appartement où s’étendait au plafond, un dais de
velours rouge. Sur le trône, en dessous, était assis
un prolétaire à barbe noire, la chemise entr’ouverte,
l’air hilare et stupide comme un magot. D’autres
gravissaient l’estrade pour s’asseoir à sa place.
— Quel mythe ! dit Hussonnet. Voilà le peuple
souverain !
Le fauteuil fut enlevé à bout de bras, et traversa
toute la salle en se balançant.
— Saprelotte ! comme il chaloupe ! Le vaisseau de
l’État est ballotté sur une mer orageuse !
Cancane-t-il ! cancane-t-il !
On l’avait approché d’une fenêtre, et, au milieu
des sifflets, on le lança.
— Pauvre vieux ! dit Hussonnet en le voyant tomber
dans le jardin, où il fut repris vivement pour être
promené ensuite jusqu’à la Bastille, et brûlé.
Alors, une joie frénétique éclata, comme si, à la
place du trône, un avenir de bonheur illimité avait
paru ; et le peuple, moins par vengeance que pour
affirmer sa possession, brisa, lacéra les glaces et
les rideaux, les lustres, les flambeaux, les tables,
les chaises, les tabourets, tous les meubles, jusqu’à
des albums de dessins, jusqu’à des corbeilles de
tapisserie. Puisqu’on était victorieux, ne fallait-il
pas s’amuser ! La canaille s’affubla ironiquement de
dentelles et de cachemires. Des crépines d’or
s’enroulèrent aux manches des blouses, des chapeaux à
plumes d’autruche ornaient la tête des forgerons, des
rubans de la Légion d’honneur firent des ceintures aux
prostituées. Chacun satisfaisait son caprice ; les uns
dansaient, d’autres buvaient. Dans la chambre de la
reine, une femme lustrait ses bandeaux avec de la
pommade ; derrière un paravent, deux amateurs jouaient
aux cartes ; Hussonnet montra à Frédéric un individu
qui fumait son brûle-gueule accoudé sur un balcon ; et
le délire redoublait son tintamarre continu des
porcelaines brisées et des morceaux de cristal qui
sonnaient, en rebondissant, comme des lames
d’harmonica.
*314 Puis la
fureur s’assombrit. Une curiosité obscène fit fouiller
tous les cabinets, tous les recoins, ouvrir tous les
tiroirs. Des galériens enfoncèrent leurs bras dans la
couche des princesses, et se roulaient dessus par
consolation de ne pouvoir les violer. D’autres, à
figures plus sinistres, erraient silencieusement,
cherchant à voler quelque chose ; mais la multitude
était trop nombreuse. Par les baies des portes, on
n’apercevait dans l’enfilade des appartements que la
sombre masse du peuple entre les dorures, sous un
nuage de poussière. Toutes les poitrines haletaient ;
la chaleur de plus en plus devenait suffocante ; les
deux amis, craignant d’être étouffés, sortirent.
Dans l’antichambre, debout sur un tas de
vêtements, se tenait une fille publique, en statue
de la Liberté, immobile, les yeux grands ouverts,
effrayante.
Ils avaient fait trois pas dehors, quand un
peloton de gardes municipaux en capotes s’avança vers
eux, et qui, retirant leurs bonnets de police, et
découvrant à la fois leurs crânes un peu chauves,
saluèrent le peuple très bas. À ce témoignage de
respect, les vainqueurs déguenillés se rengorgèrent.
Hussonnet et Frédéric ne furent pas non plus sans en
éprouver un certain plaisir.
Une ardeur les animait. Ils s’en retournèrent au
Palais-Royal. Devant la rue Fromanteau, des cadavres
de soldats étaient entassés sur de la paille. Ils
passèrent auprès impassiblement, étant même fiers de
sentir qu’ils faisaient bonne contenance.
Le palais regorgeait de monde. Dans la cour
intérieure, sept bûchers flambaient. On lançait par
les fenêtres des pianos, des commodes et des pendules.
Des pompes à incendie crachaient de l’eau jusqu’aux
toits. Des chenapans tâchaient de couper des tuyaux
avec leurs sabres. Frédéric engagea un polytechnicien
à s’interposer. Le polytechnicien ne comprit pas,
semblait imbécile, d’ailleurs. Tout autour, dans les
deux galeries, la populace, maîtresse des caves, se
livrait à une horrible godaille. Le vin coulait en
ruisseaux, mouillait les pieds, les voyous buvaient
dans des culs de bouteille, et vociféraient en
titubant.
— Sortons de là, dit Hussonnet, ce peuple me
dégoûte.
Tout le long de la galerie d’Orléans, des blessés
gisaient par terre sur des matelas, ayant
pour couvertures des rideaux de pourpre ; et de
petites bourgeoises du quartier leur apportaient des
bouillons, du linge.
*315 — N’importe !
dit Frédéric, moi, je trouve le peuple sublime.
Le grand vestibule était rempli par un tourbillon
de gens furieux, des hommes voulaient monter aux
étages supérieurs pour achever de détruire tout ; des
gardes nationaux sur les marches s’efforçaient de les
retenir. Le plus intrépide était un chasseur, nu-tête,
la chevelure hérissée, les buffleteries en pièces. Sa
chemise faisait un bourrelet entre son pantalon et son
habit, et il se débattait au milieu des autres avec
acharnement. Hussonnet, qui avait la vue perçante,
reconnut de loin Arnoux.
Puis ils gagnèrent le jardin des Tuileries, pour
respirer plus à l’aise. Ils s’assirent sur un banc ;
et ils restèrent pendant quelques minutes les
paupières closes, tellement étourdis, qu’ils n’avaient
pas la force de parler. Les passants autour d’eux,
s’abordaient. La duchesse d’Orléans était nommée
régente ; tout était fini ; et on éprouvait cette
sorte de bien-être qui suit les dénouements rapides,
quand à chacune des mansardes du château, parurent des
domestiques déchirant leurs habits de livrée. Ils les
jetaient dans le jardin, en signe d’abjuration. Le
peuple les hua. Ils se retirèrent.
L’attention de Frédéric et d’Hussonnet fut
distraite par un grand gaillard qui marchait vivement
entre les arbres, avec un fusil sur l’épaule. Une
cartouchière lui serrait à la taille sa vareuse rouge,
un mouchoir s’enroulait à son front sous sa casquette.
Il tourna la tête. C’était Dussardier ; et, se jetant
dans leurs bras :
— Ah ! quel bonheur, mes pauvres vieux ! sans
pouvoir dire autre chose, tant il haletait de joie et
de fatigue.
Depuis quarante-huit heures, il était debout. Il
avait travaillé aux barricades du quartier Latin,
s’était battu rue Rambuteau, avait sauvé trois
dragons, était entré aux Tuileries avec la colonne
Dunoyer, s’était porté ensuite à la Chambre, puis à
l’Hôtel de Ville.
— J’en arrive ! tout va bien ! le peuple
triomphe ! les ouvriers et les bourgeois
s’embrassent ! Ah ! si vous saviez ce que j’ai vu !
quels braves gens ! comme c’est beau !
Et sans s’apercevoir qu’ils n’avaient pas
d’armes :
— J’étais bien sûr de vous trouver là ! Ç’a été
rude un moment, n’importe !
Une goutte de sang lui coulait sur la joue, et,
aux questions des deux autres :
— Oh ! rien ! l’éraflure d’une baïonnette !
— Il faudrait vous soigner pourtant.
*316 — Bah ! je
suis solide ! qu’est-ce que ça fait ? La République
est proclamée ! on sera heureux maintenant ! Des
journalistes qui causaient tout à l’heure devant moi,
disaient qu’on va affranchir la Pologne et l’Italie !
Plus de rois ! comprenez-vous ? Toute la terre libre !
toute la terre libre !
Et, embrassant l’horizon d’un seul regard, il
écarta les bras dans une attitude triomphante. Mais
une longue file d’hommes couraient sur la terrasse, au
bord de l’eau.
— Ah ! saprelotte ! j’oubliais ! Les forts sont
occupés. Il faut que j’y aille ! adieu !
Il se retourna pour leur crier, tout en
brandissant son fusil :
— Vive la République !
Des cheminées du château, il s’échappait d’énormes
tourbillons de fumée noire, qui emportaient des
étincelles. La sonnerie des cloches faisait, au loin,
comme des bêlements effarés. De droite et de gauche,
partout, les vainqueurs déchargeaient leurs armes.
Frédéric, bien qu’il ne fût pas guerrier, sentit
bondir son sang gaulois. Le magnétisme des foules
enthousiastes l’avait pris. Il humait voluptueusement
l’air orageux, plein des senteurs de la poudre ; et
cependant il frissonnait sous les effluves d’un
immense amour, d’un attendrissement suprême et
universel, comme si le cœur de l’humanité tout entière
avait battu dans sa poitrine.
Hussonnet dit, en bâillant :
— Il serait temps, peut-être, d’aller instruire
les populations !
Frédéric le suivit à son bureau de correspondance
place de la Bourse ; et il se mit à composer pour le Journal
de Troyes un compte rendu des événements en
style lyrique, un véritable morceau, qu’il signa. Puis
ils dînèrent ensemble dans une taverne. Hussonnet
était pensif ; les excentricités de la Révolution
dépassaient les siennes.
Après le café, quand ils se rendirent à l’Hôtel de
Ville, pour savoir du nouveau, son naturel gamin avait
repris le dessus. Il escaladait les barricades, comme
un chamois, et répondait aux sentinelles des
gaudrioles patriotiques.
Ils entendirent, à la lueur des torches, proclamer
le Gouvernement provisoire. Enfin, à minuit, Frédéric,
brisé de fatigue, regagna sa maison.
— Eh bien, dit-il à son domestique en train de le
déshabiller, es-tu content ?
*317— Oui, sans
doute, monsieur ! Mais ce que je n’aime pas, c’est ce
peuple en cadence !
Le lendemain, à son réveil, Frédéric pensa à
Deslauriers. Il courut chez lui. L’avocat venait de
partir, étant nommé commissaire en province. Dans la
soirée de la veille, il était parvenu jusqu’à
Ledru-Rollin, et l’obsédant au nom des Écoles, en
avait arraché une place, une mission. Du reste, disait
le portier, il devait écrire la semaine prochaine,
pour donner son adresse.
Après quoi, Frédéric s’en alla voir la Maréchale.
Elle le reçut aigrement, car elle lui en voulait de
son abandon. Sa rancune s’évanouit sous des assurances
de paix réitérées. Tout était tranquille, maintenant,
aucune raison d’avoir peur ; il l’embrassait ; et elle
se déclara pour la République, comme avait déjà fait
Monseigneur l’Archevêque de Paris, et comme devaient
faire avec une prestesse de zèle merveilleuse, la
Magistrature, le Conseil d’État, l’Institut, les
Maréchaux de France, Changarnier, M. de Falloux, tous
les bonapartistes, tous les légitimistes, et un nombre
considérable d’orléanistes.
La chute de la Monarchie avait été si prompte,
que, la première stupéfaction passée, il y eut chez
les bourgeois comme un étonnement de vivre encore.
L’exécution sommaire de quelques voleurs, fusillés
sans jugements, parut une chose très juste. On se
redit, pendant un mois, la phrase de Lamartine sur le
drapeau rouge, « qui n’avait fait que le tour du Champ
de Mars, tandis que le drapeau tricolore », etc ; et
tous se rangèrent sous son ombre, chaque parti ne
voyant des trois couleurs que la sienne et se
promettant bien, dès qu’il serait le plus fort,
d’arracher les deux autres.
Comme les affaires étaient suspendues,
l’inquiétude et la badauderie poussaient tout le monde
hors de chez soi. Le négligé des costumes atténuait la
différence des rangs sociaux, la haine se cachait, les
espérances s’étalaient, la foule était pleine de
douceur. L’orgueil d’un droit conquis éclatait sur les
visages. On avait une gaieté de carnaval, des allures
de bivac ; rien ne fut amusant comme l’aspect de
Paris, les premiers jours.
Frédéric prenait la Maréchale à son bras ; et ils
flânaient ensemble dans les rues. Elle se divertissait
des rosettes décorant toutes les boutonnières, des
étendards suspendus à toutes les fenêtres, des
affiches de toute couleur placardées contre les
murailles, et jetait çà et là quelque monnaie dans le
tronc pour les blessés, établi *318
sur une chaise, au milieu de la voie. Puis
elle s’arrêtait devant des caricatures qui
représentaient Louis-Philippe en pâtissier, en
saltimbanque, en chien, en sangsue. Mais les hommes de
Caussidière avec leur sabre et leur écharpe,
l’effrayaient un peu. D’autres fois, c’était un arbre
de la Liberté qu’on plantait. MM. les ecclésiastiques
concouraient à la cérémonie, bénissant la République,
escortés par des serviteurs à galons d’or ; et la
multitude trouvait cela très bien. Le spectacle le
plus fréquent était celui des députations de n’importe
quoi, allant réclamer quelque chose à l’Hôtel de
Ville, car chaque métier, chaque industrie attendait
du Gouvernement la fin radicale de sa misère.
Quelques-uns, il est vrai, se rendaient près de lui
pour le conseiller, ou le féliciter, ou tout
simplement pour lui faire une petite visite, et voir
fonctionner la machine.
Vers le milieu du mois de mars, un jour qu’il
traversait le pont d’Arcole, ayant à faire une
commission pour Rosanette dans le quartier Latin,
Frédéric vit s’avancer une colonne d’individus à
chapeaux bizarres, à longues barbes. En tête et
battant du tambour marchait un nègre, un ancien modèle
d’atelier, et l’homme qui portait la bannière sur
laquelle flottait au vent cette inscription :
« Artistes peintres », n’était autre que Pellerin.
Il fit signe à Frédéric de l’attendre, puis
reparut cinq minutes après, ayant du temps devant lui,
car le Gouvernement recevait à ce moment-là les
tailleurs de pierre. Il allait avec ses collègues
réclamer la création d’un Forum de l’Art, une espèce
de Bourse où l’on débattrait les intérêts de
l’Esthétique ; des œuvres sublimes se produiraient
puisque les travailleurs mettraient en commun leur
génie. Paris, bientôt, serait couvert de monuments
gigantesques ; il les décorerait ; il avait même
commencé une figure de la République. Un de ses
camarades vint le prendre, car ils étaient talonnés
par la députation du commerce de la volaille.
— Quelle bêtise ! grommela une voix dans la foule.
Toujours des blagues ! Rien de fort !
C’était Regimbart. Il ne salua pas Frédéric, mais
profita de l’occasion pour épandre son amertume.
Le Citoyen employait ses jours à vagabonder dans
les rues, tirant sa moustache, roulant des yeux,
acceptant et propageant des nouvelles lugubres ; et il
n’avait que deux phrases : « Prenez garde, nous allons
être débordés ! » ou bien : « Mais, sacrebleu ! on
escamote la République ! » *319
Il était mécontent de tout, et
particulièrement de ce que nous n’avions pas repris
nos frontières naturelles. Le nom seul de
Lamartine lui faisait hausser les épaules. Il ne
trouvait pas Ledru-Rollin suffisant pour le
problème », traita Dupont (de l’Eure) de vieille
ganache ; Albert, d’idiot ; Louis Blanc, d’utopiste ;
Blanqui, d’homme extrêmement dangereux ; et, quand
Frédéric lui demanda ce qu’il aurait fallu faire, il
répondit en lui serrant le bras à le broyer :
— Prendre le Rhin, je vous dis, prendre le Rhin !
fichtre !
Puis il accusa la réaction.
Elle se démasquait. Le sac des châteaux de Neuilly
et de Suresnes, l’incendie des Batignolles, les
troubles de Lyon, tous les excès, tous les griefs, on
les exagérait à présent, en y ajoutant la circulaire
de Ledru-Rollin, le cours forcé des billets de Banque,
la rente tombée à soixante francs, enfin, comme
iniquité suprême, comme dernier coup, comme surcroît
d’horreur, l’impôt des quarante-cinq centimes ! Et,
par-dessus tout cela, il y avait encore le
Socialisme ! Bien que ces théories, aussi neuves que
le jeu d’oie, eussent été depuis quarante ans
suffisamment débattues pour emplir des bibliothèques,
elles épouvantèrent les bourgeois, comme une grêle
d’aérolithes ; et on fut indigné, en vertu de cette
haine que provoque l’avènement de toute idée parce que
c’est une idée, exécration dont elle tire plus tard sa
gloire, et qui fait que ses ennemis sont toujours
au-dessous d’elle, si médiocre qu’elle puisse être.
Alors, la Propriété monta dans les respects au
niveau de la Religion et se confondit avec Dieu. Les
attaques qu’on lui portait parurent du sacrilège,
presque de l’anthropophagie. Malgré la législation la
plus humaine qui fut jamais, le spectre de 93 reparut,
et le couperet de la guillotine vibra dans toutes les
syllabes du mot République ; ce qui n’empêchait pas
qu’on la méprisait pour sa faiblesse. La France, ne
sentant plus de maître, se mit à crier d’effarement,
comme un aveugle sans bâton, comme un marmot qui a
perdu sa bonne.
De tous les Français, celui qui tremblait le plus
fort était M. Dambreuse. L’état nouveau des choses
menaçait sa fortune, mais surtout dupait son
expérience. Un système si bon, un roi si sage !
était-ce possible ! La terre allait crouler ! Dès le
lendemain, il congédia trois domestiques, vendit ses
chevaux, s’acheta, pour sortir dans les *320
rues, un chapeau mou, pensa même à laisser
croître sa barbe ; et il restait chez lui, prostré, se
repaissant amèrement des journaux les plus hostiles à
ses idées, et devenu tellement sombre, que les
plaisanteries sur la pipe de Flocon n’avaient pas même
la force de le faire sourire.
Comme soutien du dernier règne, il redoutait les
vengeances du peuple sur ses propriétés de la
Champagne, quand l’élucubration de Frédéric lui tomba
dans les mains. Alors il s’imagina que son jeune ami
était un personnage très influent et qu’il pourrait
sinon le servir, du moins le défendre ; de sorte qu’un
matin, M. Dambreuse se présenta chez lui, accompagné
de Martinon.
Cette visite n’avait pour but, dit-il, que de le
voir un peu et de causer. Somme toute, il se
réjouissait des événements, et il adoptait de grand
cœur « notre sublime devise : Liberté, Égalité,
Fraternité, ayant toujours été républicain, au
fond ». S’il votait, sous l’autre régime, avec le
ministère, c’était simplement pour accélérer une chute
inévitable. Il s’emporta même contre M. Guizot, « qui
nous a mis dans un joli pétrin, convenons-en ! » En
revanche, il admirait beaucoup Lamartine, lequel
s’était montré « magnifique, ma parole d’honneur,
quand, à propos du drapeau rouge… »
— Oui ! je sais, dit Frédéric.
Après quoi, il déclara sa sympathie pour les
ouvriers.
— Car enfin, plus ou moins, nous sommes tous
ouvriers !
Et il poussait l’impartialité jusqu’à reconnaître
que Proudhon avait de la logique. « Oh ! beaucoup de
logique ! diable ! » Puis, avec le détachement d’une
intelligence supérieure, il causa de l’exposition de
peinture, où il avait vu le tableau de Pellerin. Il
trouvait cela original, bien touché.
Martinon appuyait tous ses mots par des remarques
approbatives ; lui aussi pensait qu’il fallait « se
rallier franchement à la République », et il parla de
son père laboureur, faisait le paysan, l’homme du
peuple. On arriva bientôt aux élections pour
l’Assemblée nationale, et aux candidats dans
l’arrondissement de la Fortelle. Celui de l’opposition
n’avait pas de chances.
— Vous devriez prendre sa place ! dit M.
Dambreuse.
Frédéric se récria.
— Eh ! pourquoi donc ? car il obtiendrait les
suffrages des ultras, vu ses opinions personnelles,
celui des conservateurs, à cause de sa famille.
*321 — Et
peut-être aussi, ajouta le banquier en souriant, grâce
un peu à mon influence.
Frédéric objecta qu’il ne saurait comment s’y
prendre. Rien de plus facile, en se faisant
recommander aux patriotes de l’Aube par un club de la
capitale. Il s’agissait de lire, non une profession de
foi comme on en voyait quotidiennement, mais une
exposition de principes sérieuse.
— Apportez-moi cela ; je sais ce qui convient dans
la localité ! Et vous pourriez, je vous le répète,
rendre de grands services au pays, à nous tous, à
moi-même.
Par des temps pareils, on devait s’entr’aider, et,
si Frédéric avait besoin de quelque chose, lui, ou ses
amis…
— Oh ! mille grâces, cher monsieur !
— À charge de revanche, bien entendu !
Le banquier était un brave homme, décidément.
Frédéric ne put s’empêcher de réfléchir à son
conseil ; et bientôt, une sorte de vertige l’éblouit.
Les grandes figures de la Convention passèrent
devant ses yeux. Il lui sembla qu’une aurore
magnifique allait se lever. Rome, Vienne, Berlin,
étaient en insurrection, les Autrichiens chassés de
Venise ; toute l’Europe s’agitait. C’était l’heure
de se précipiter dans le mouvement, de l’accélérer
peut-être ; et puis il était séduit par le costume que
les députés, disait-on, porteraient. Déjà, il se
voyait en gilet à revers avec une ceinture tricolore ;
et ce prurit, cette hallucination devint si forte,
qu’il s’en ouvrit à Dussardier.
L’enthousiasme du brave garçon ne faiblissait pas.
— Certainement, bien sûr ! Présentez-vous !
Frédéric, néanmoins, consulta Deslauriers.
L’opposition idiote qui entravait le commissaire dans
sa province avait augmenté son libéralisme. Il lui
envoya immédiatement des exhortations violentes.
Cependant, Frédéric avait besoin d’être approuvé
par un plus grand nombre ; et il confia la chose à
Rosanette, un jour que Mlle Vatnaz se trouvait là.
Elle était une de ces célibataires parisiennes
qui, chaque soir, quand elles ont donné leurs leçons,
ou tâché de vendre de petits dessins, de placer de
pauvres manuscrits, rentrent chez elles avec de la
crotte à leurs jupons, font leur dîner, le mangent
toutes seules, puis, les pieds sur une chaufferette, à
la lueur d’une lampe malpropre, rêvent un amour, une
famille, un foyer, la fortune, tout ce qui leur
manque. Aussi, comme beaucoup d’autres, avait-elle *322
salué dans la Révolution l’avènement de la
vengeance ; et elle se livrait à une propagande
socialiste effrénée.
L’affranchissement du prolétaire, selon la Vatnaz,
n’était possible que par l’affranchissement de la
femme. Elle voulait son admissibilité à tous les
emplois, la recherche de la paternité, un autre code,
l’abolition, ou tout au moins « une réglementation du
mariage plus intelligente ». Alors, chaque Française
serait tenue d’épouser un Français ou d’adopter un
vieillard. Il fallait que les nourrices et les
accoucheuses fussent des fonctionnaires salariés par
l’État ; qu’il y eût un jury pour examiner les œuvres
de femmes, des éditeurs spéciaux pour les femmes, une
école polytechnique pour les femmes, une garde
nationale pour les femmes, tout pour les femmes ! Et,
puisque le Gouvernement méconnaissait leurs droits,
elles devaient vaincre la force par la force. Dix
mille citoyennes, avec de bons fusils, pouvaient faire
trembler l’Hôtel de Ville !
La candidature de Frédéric lui parut favorable à
ses idées. Elle l’encouragea, en lui montrant la
gloire à l’horizon. Rosanette se réjouit d’avoir un
homme qui parlerait à la Chambre.
— Et puis on te donnera, peut-être, une bonne
place.
Frédéric, homme de toutes les faiblesses, fut
gagné par la démence universelle. Il écrivit un
discours, et alla le faire voir à M. Dambreuse.
Au bruit de la grande porte qui retombait, un
rideau s’entr’ouvrit derrière une croisée ; une femme
y parut. Il n’eut pas le temps de la reconnaître ;
mais, dans l’antichambre, un tableau l’arrêta, le
tableau de Pellerin, posé sur une chaise,
provisoirement sans doute.
Cela représentait la République, ou le Progrès, ou
la Civilisation, sous la figure de Jésus-Christ
conduisant une locomotive, laquelle traversait une
forêt vierge. Frédéric, après une minute de
contemplation, s’écria :
— Quelle turpitude !
— N’est-ce pas, hein ? dit M. Dambreuse, survenu
sur cette parole et s’imaginant qu’elle concernait non
la peinture, mais la doctrine glorifiée par le
tableau.
Martinon arriva au même moment. Ils passèrent dans
le cabinet ; et Frédéric tirait un papier de sa poche,
quand Mlle Cécile, entrant tout à coup, articula d’un
air ingénu :
— Ma tante est-elle ici ?
— Tu sais bien que non, répliqua le banquier.
N’importe ! faites comme chez vous, mademoiselle.
— Oh ! merci ! je m’en vais.
*323 À peine
sortie, Martinon eut l’air de chercher son mouchoir.
— Je l’ai oublié dans mon paletot, excusez-moi !
— Bien ! dit M. Dambreuse.
Évidemment, il n’était pas dupe de cette manœuvre,
et même semblait la favoriser. Pourquoi ? Mais bientôt
Martinon reparut, et Frédéric entama son discours. Dès
la seconde page, qui signalait comme une honte la
prépondérance des intérêts pécuniaires, le banquier
fit la grimace. Puis, abordant les réformes, Frédéric
demandait la liberté du commerce.
— Comment… ? mais permettez !
L’autre n’entendait pas, et continua. Il réclamait
l’impôt sur la rente, l’impôt progressif, une
fédération européenne, et l’instruction du peuple, des
encouragements aux beaux-arts les plus larges.
« Quand le pays fournirait à des hommes comme
Delacroix ou Hugo cent mille francs de rente, où
serait le mal ? »
Le tout finissait par des conseils aux classes
supérieures.
« N’épargnez rien, ô riches ! donnez ! donnez ! »
Il s’arrêta, et resta debout. Ses deux auditeurs
assis ne parlaient pas ; Martinon écarquillait les
yeux, M. Dambreuse était tout pâle. Enfin dissimulant
son émotion sous un aigre sourire :
— C’est parfait, votre discours !
Et il en vanta beaucoup la forme, pour n’avoir pas
à s’exprimer sur le fond.
Cette virulence de la part d’un jeune homme
inoffensif l’effrayait, surtout comme symptôme.
Martinon tâcha de le rassurer. Le parti conservateur,
d’ici peu, prendrait sa revanche, certainement ; dans
plusieurs villes on avait chassé les commissaires du
gouvernement provisoire : les élections n’étaient
fixées qu’au 23 avril, on avait du temps ; bref, il
fallait que M. Dambreuse, lui-même, se présentât dans
l’Aube ; et, dès lors, Martinon ne le quitta plus,
devint son secrétaire et l’entoura de soins filiaux.
Frédéric arriva fort content de sa personne chez
Rosanette. Delmar y était, et lui apprit que
« définitivement » il se portait comme candidat aux
élections de la Seine. Dans une affiche adressée « au
Peuple » et où il le tutoyait, l’acteur se vantait de
le comprendre, « lui », et de s’être fait, pour son
salut, « crucifier par l’Art », si bien qu’il *324
était son incarnation, son idéal ; croyant
effectivement avoir sur les masses une influence
énorme, jusqu’à proposer plus tard dans un bureau de
ministère de réduire une émeute à lui seul ; et, quant
aux moyens qu’il emploierait, il fit cette réponse :
— N’ayez pas peur ! Je leur montrerai ma tête !
Frédéric, pour le mortifier, lui notifia sa propre
candidature. Le cabotin, du moment que son futur
collègue visait la province, se déclara son serviteur
et offrit de le piloter dans les clubs.
Ils les visitèrent tous, ou presque tous, les
rouges et les bleus, les furibonds et les tranquilles,
les puritains, les débraillés, les mystiques et les
pochards, ceux où l’on décrétait la mort des rois,
ceux où l’on dénonçait les fraudes de l’Épicerie ; et,
partout, les locataires maudissaient les
propriétaires, la blouse s’en prenait à l’habit, et
les riches conspiraient contre les pauvres. Plusieurs
voulaient des indemnités comme anciens martyrs de la
police, d’autres imploraient de l’argent pour mettre
en jeu des inventions, ou bien c’étaient des plans de
phalanstères, des projets de bazars cantonaux, des
systèmes de félicité publique ; puis, çà et là, un
éclair d’esprit dans ces nuages de sottise, des
apostrophes, soudaines comme des éclaboussures, le
droit formulé par un juron, et des fleurs d’éloquence
aux lèvres d’un goujat, portant à cru le baudrier d’un
sabre sur sa poitrine sans chemise. Quelquefois aussi,
figurait un monsieur, aristocrate humble d’allures,
disant des choses plébéiennes, et qui ne s’était pas
lavé les mains pour les faire paraître calleuses. Un
patriote le reconnaissait, les plus vertueux le
houspillaient : et il sortait la rage dans l’âme. On
devait, par affectation de bon sens, dénigrer toujours
les avocats, et servir le plus souvent possible ces
locutions : « apporter sa pierre à l’édifice, —
problème social, — atelier. »
Delmar ne ratait pas les occasions d’empoigner la
parole ; et, quand il ne trouvait plus rien à dire, sa
ressource était de se camper le poing sur la hanche,
l’autre bras dans le gilet, en se tournant de profil,
brusquement, de manière à bien montrer sa tête. Alors
des applaudissements éclataient, ceux de Mlle Vatnaz
au fond de la salle.
Frédéric, malgré la faiblesse des orateurs,
n’osait se risquer. Tous ces gens lui semblaient trop
incultes ou trop hostiles.
Mais Dussardier se mit en recherche, et lui
annonça qu’il *325 existait,
rue Saint-Jacques, un club intitulé le Club de
l’Intelligence. Un nom pareil donnait bon
espoir. D’ailleurs, il amènerait des amis.
Il amena ceux qu’il avait invités à son punch ; le
teneur de livres, le placeur de vins, l’architecte ;
Pellerin même était venu, peut-être qu’Hussonnet
allait venir ; et sur le trottoir, devant la porte,
stationnait Regimbart avec deux individus, dont le
premier était son fidèle Compain, homme un peu
courtaud, marqué de petite vérole, les yeux rouges ;
et le second, une espèce de singe-nègre, extrêmement
chevelu, et qu’il connaissait seulement pour être
« patriote de Barcelone ».
Ils passèrent par une allée, puis furent
introduits dans une grande pièce, à usage de menuisier
sans doute, et dont les murs encore neufs sentaient le
plâtre. Quatre quinquets accrochés parallèlement y
faisaient une lumière désagréable. Sur une estrade, au
fond, il y avait un bureau avec une sonnette, en
dessous une table figurant la tribune, et de chaque
côté deux autres plus basses, pour les secrétaires.
L’auditoire qui garnissait les bancs était composé de
vieux rapins, de pions, d’hommes de lettres inédits.
Sur ces lignes de paletots à collets gras, on voyait
de place en place le bonnet d’une femme ou le
bourgeron d’un ouvrier. Le fond de la salle était même
plein d’ouvriers, venus là, sans doute, par
désœuvrement, ou qu’avaient introduits des orateurs
pour se faire applaudir.
Frédéric eut soin de se mettre entre Dussardier et
Regimbart, qui, à peine assis, posa ses deux mains sur
sa canne, son menton sur ses deux mains et ferma les
paupières, tandis qu’à l’autre extrémité de la salle,
Delmar, debout, dominait l’assemblée.
Au bureau du président, Sénécal parut.
Cette surprise, avait pensé le bon commis,
plairait à Frédéric. Elle le contraria.
La foule témoignait à son président une grande
déférence. Il était de ceux qui, le 25 février,
avaient voulu l’organisation immédiate du travail, le
lendemain, au Prado, il s’était prononcé pour qu’on
attaquât l’Hôtel de Ville ; et, comme chaque
personnage se réglait alors sur un modèle, l’un
copiant Saint-Just, l’autre Danton, l’autre Marat,
lui, il tâchait de ressembler à Blanqui, lequel
imitait Robespierre. Ses gants noirs et ses cheveux en
brosse lui donnaient un aspect rigide, extrêmement
convenable.
*326 Il ouvrit la
séance par la déclaration des Droits de l’homme et du
citoyen, acte de foi habituel. Puis une voix
vigoureuse entonna les Souvenirs du peuple,
de Béranger.
D’autres voix s’élevèrent.
— Non ! non ! pas ça !
— La Casquette ! se mirent à hurler, au
fond, les patriotes.
Et ils chantèrent en chœur la poésie du jour :
Chapeau bas devant ma casquette,
À genoux devant l’ouvrier !
Sur un mot du président, l’auditoire se tut. Un
des secrétaires procéda au dépouillement des lettres.
« Des jeunes gens annoncent qu’ils brûlent chaque
soir devant le Panthéon un numéro de l’Assemblée
nationale, et ils engagent tous les patriotes à
suivre leur exemple. »
— Bravo ! adopté ! répondit la foule.
« Le citoyen Jean-Jacques Langreneux, typographe,
rue Dauphine, voudrait qu’on élevât un monument à la
mémoire des martyrs de thermidor. »
« Michel-Evariste-Népomucène Vincent,
ex-professeur, émet le vœu que la démocratie
européenne adopte l’unité de langage. On pourrait se
servir d’une langue morte, comme par exemple du latin
perfectionné. »
— Non ! pas de latin ! s’écria l’architecte.
— Pourquoi ? reprit un maître d’études.
Et ces deux messieurs engagèrent une discussion,
où d’autres se mêlèrent, chacun jetant son mot pour
éblouir, et qui ne tarda pas à devenir tellement
fastidieuse, que beaucoup s’en allaient.
Mais un petit vieillard, portant au bas de son
front prodigieusement haut des lunettes vertes,
réclama la parole pour une communication urgente.
C’était un mémoire sur la répartition des impôts.
Les chiffres découlaient, cela n’en finissait plus !
L’impatience éclata d’abord en murmures, en
conversations ; rien ne le troublait. Puis on se mit à
siffler, on appelait « Azor » ; Sénécal gourmanda le
public ; l’orateur continuait comme une machine. Il
fallut, pour l’arrêter, le prendre par le coude. Le
bonhomme eut l’air de sortir d’un songe, et, levant
tranquillement ses lunettes :
— Pardon ! citoyens ! pardon ! Je me retire !
mille excuses !
*327 L’insuccès de
cette lecture déconcerta Frédéric. Il avait son
discours dans sa poche, mais une improvisation eût
mieux valu.
Enfin, le président annonça qu’ils allaient passer
à l’affaire importante, la question électorale. On ne
discuterait pas les grandes listes républicaines.
Cependant, le Club de l’Intelligence avait
bien le droit, comme un autre, d’en former une, « n’en
déplaise à MM. les pachas de l’Hôtel de Ville », et
les citoyens qui briguaient le mandat populaire
pouvaient exposer leurs titres.
— Allez-y donc ! dit Dussardier.
Un homme en soutane, crépu, et de physionomie
pétulante, avait déjà levé la main. Il déclara, en
bredouillant, s’appeler Ducretot, prêtre et agronome
auteur d’un ouvrage intitulé Des engrais. On
le renvoya vers un cercle horticole.
Puis un patriote en blouse gravit la tribune.
Celui-là était un plébéien, large d’épaules, une
grosse figure très douce et de longs cheveux noirs. Il
parcourut l’assemblée d’un regard presque voluptueux,
se renversa la tête, et enfin, écartant les bras :
— Vous avez repoussé Ducretot, ô mes frères ! et
vous avez bien fait, mais ce n’est pas par irréligion,
car nous sommes tous religieux.
Plusieurs écoutaient la bouche ouverte, avec des
airs de catéchumènes, des poses extatiques.
— Ce n’est pas, non plus, parce qu’il est prêtre,
car, nous aussi, nous sommes prêtres ! L’ouvrier est
prêtre, comme l’était le fondateur du socialisme,
notre Maître à tous, Jésus-Christ !
Le moment était venu d’inaugurer le règne de
Dieu ! L’Évangile conduisait tout droit à 89 ! Après
l’abolition de l’esclavage, l’abolition du
prolétariat. On avait eu l’âge de haine, allait
commencer l’âge d’amour.
— Le christianisme est la clef de voûte et le
fondement de l’édifice nouveau…
— Vous fichez-vous de nous ? s’écria le placeur
d’alcools. Qu’est-ce qui m’a donné un calotin pareil !
Cette interruption causa un grand scandale.
Presque tous montèrent sur les bancs, et, le poing
tendu, vociféraient : « Athée ! aristocrate !
canaille ! » pendant que la sonnette du président
tintait sans discontinuer et que les cris « À
l’ordre ! à l’ordre ! » redoublaient. Mais, intrépide,
et soutenu d’ailleurs par « trois cafés » pris avant
de venir, il se débattait au milieu des autres.
*328 — Comment,
moi ! un aristocrate ? allons donc !
Admis enfin à s’expliquer, il déclara qu’on ne
serait jamais tranquille avec les prêtres, et,
puisqu’on avait parlé tout à l’heure d’économies, c’en
serait une fameuse que de supprimer les églises, les
saints ciboires, et finalement tous les cultes.
Quelqu’un lui objecta qu’il allait loin.
— Oui ! je vais loin ! Mais, quand un vaisseau est
surpris par la tempête…
Sans attendre la fin de la comparaison, un autre
lui répondit :
— D’accord ! mais c’est démolir d’un seul coup,
comme un maçon sans discernement…
— Vous insultez les maçons ! hurla un citoyen
couvert de plâtre.
Et, s’obstinant à croire qu’on l’avait provoqué,
il vomit des injures, voulait se battre, se
cramponnait à son banc. Trois hommes ne furent pas de
trop pour le mettre dehors.
Cependant, l’ouvrier se tenait toujours à la
tribune. Les deux secrétaires l’avertirent d’en
descendre. Il protesta contre le passe-droit qu’on lui
faisait.
— Vous ne m’empêcherez pas de crier : amour
éternel à notre chère France ! amour éternel aussi à
la République !
— Citoyens ! dit alors Compain, citoyens !
Et, à force de répéter : « Citoyens », ayant
obtenu un peu de silence, il appuya sur la tribune ses
deux mains rouges, pareilles à des moignons, se porta
le corps en avant, et, clignant des yeux :
— Je crois qu’il faudrait donner une plus large
extension à la tête de veau.
Tous se taisaient, croyant avoir mal entendu.
— Oui ! la tête de veau !
Trois cents rires éclatèrent d’un seul coup. Le
plafond trembla. Devant toutes ces faces bouleversées
par la joie, Compain se reculait, il reprit d’un ton
furieux :
— Comment ! vous ne connaissez pas la tête de
veau ?
Ce fut un paroxysme, un délire. On se pressait les
côtes. Quelques-uns même tombaient par terre, sous les
bancs. Compain, n’y tenant plus, se réfugia près de
Regimbart et il voulait l’entraîner.
— Non ! je reste jusqu’au bout ! dit le Citoyen.
Cette réponse détermina Frédéric ; et, comme il
cherchait de droite et de gauche ses amis pour le
soutenir, il *329 aperçut,
devant lui, Pellerin à la tribune. L’artiste le prit
de haut avec la foule.
— Je voudrais savoir un peu où est le candidat de
l’Art dans tout cela ? Moi, j’ai fait un tableau…
— Nous n’avons que faire des tableaux ! dit
brutalement un homme maigre, ayant des plaques rouges
aux pommettes.
Pellerin se récria qu’on l’interrompait.
Mais l’autre, d’un ton tragique :
— Est-ce que le Gouvernement n’aurait pas dû déjà
abolir, par un décret, la prostitution et la misère ?
Et, cette parole lui ayant livré tout de suite la
faveur du peuple, il tonna contre la corruption des
grandes villes.
— Honte et infamie ! On devrait happer les
bourgeois au sortir de la Maison d’or et leur cracher
à la figure ! Au moins, si le Gouvernement ne
favorisait pas la débauche ! Mais les employés de
l’octroi sont envers nos filles et nos sœurs d’une
indécence…
Une voix proféra de loin :
— C’est rigolo !
— À la porte !
— On tire de nous des contributions pour solder le
libertinage ! Ainsi, les forts appointements d’acteur…
— À moi ! s’écria Delmar.
Il bondit à la tribune, écarta tout le monde, prit
sa pose ; et, déclarant qu’il méprisait d’aussi plates
accusations, s’étendit sur la mission civilisatrice du
comédien. Puisque le théâtre était le foyer de
l’instruction nationale, il votait pour la réforme du
théâtre ; et, d’abord, plus de directions, plus de
privilèges !
— Oui ! d’aucune sorte !
Le jeu de l’acteur échauffait la multitude, et des
motions subversives se croisaient.
— Plus d’académies ! plus d’Institut
— Plus de missions !
— Plus de baccalauréat !
— À bas les grades universitaires !
— Conservons-les, dit Sénécal, mais qu’ils soient
conférés par le suffrage universel, par le Peuple,
seul vrai juge !
Le plus utile, d’ailleurs, n’était pas cela. Il
fallait d’abord passer le niveau sur la tête des
riches ! Et il les représenta se gorgeant de crimes
sous leurs plafonds dorés, tandis que les pauvres, se
tordant de faim dans leurs galetas, cultivaient toutes
les vertus. Les *330 applaudissements
devinrent si forts, qu’il s’interrompit. Pendant
quelques minutes, il resta les paupières closes, la
tête renversée et comme se berçant sur cette colère
qu’il soulevait.
Puis, il se remit à parler d’une façon dogmatique,
en phrases impérieuses comme des lois. L’État devait
s’emparer de la Banque et des Assurances. Les
héritages seraient abolis. On établirait un fond
social pour les travailleurs. Bien d’autres mesures
étaient bonnes dans l’avenir. Celles-là, pour le
moment, suffisaient ; et, revenant aux élections :
— Il nous faut des citoyens purs, des hommes
entièrement neufs ! Quelqu’un se présente-t-il ?
Frédéric se leva. Il y eut un bourdonnement
d’approbation causé par ses amis. Mais Sénécal,
prenant une figure à la Fouquier-Tinville, se mit à
l’interroger sur ses nom, prénoms, antécédents, vie et
mœurs.
Frédéric lui répondait sommairement et se mordait
les lèvres. Sénécal demanda si quelqu’un voyait un
empêchement à cette candidature.
— Non ! non !
Mais lui, il en voyait. Tous se penchèrent et
tendirent les oreilles. Le citoyen postulant n’avait
pas livré une certaine somme promise pour une
fondation démocratique, un journal. De plus, le 22
février, bien que suffisamment averti, il avait manqué
au rendez-vous, place du Panthéon.
— Je jure qu’il était aux Tuileries ! s’écria
Dussardier.
— Pouvez-vous jurer l’avoir vu au Panthéon ?
Dussardier baissa la tête. Frédéric se taisait ;
ses amis scandalisés le regardaient avec inquiétude.
— Au moins, reprit Sénécal, connaissez-vous un
patriote qui nous réponde de vos principes ?
— Moi ! dit Dussardier.
— Oh ! cela ne suffit pas ! un autre !
Frédéric se tourna vers Pellerin. L’artiste
lui répondit par une abondance de gestes qui
signifiait :
— Ah ! mon cher, ils m’ont repoussé ! Diable ! que
voulez-vous !
Alors, Frédéric poussa du coude Regimbart.
— Oui ! c’est vrai ! il est temps ! j’y vais !
Et Regimbart enjamba l’estrade ; puis, montrant
l’Espagnol qui l’avait suivi :
— Permettez-moi, citoyens, de vous présenter un
patriote de Barcelone !
*331 Le
patriote fit un grand salut, roula comme un automate
ses yeux d’argent, et, la main sur le cœur :
— Ciudadanos ! mucho aprecio el honor que me
dispensais, y si grande es vuestra bondad mayor es
vuestro atencion.
— Je réclame la parole ! cria Frédéric.
— Desde que se proclamó la constitución de Cadiz,
ese pacto fondamental de las libertades españolas,
hasta la última revolución, nuestra patria cuenta
numerosos y heroicos mártires.
Frédéric encore une fois voulut se faire
entendre :
— Mais citoyens !…
L’Espagnol continuait :
— El martes próximo tendrá lugar en la iglesia de
la Magdelena un servicio fúnebre.
— C’est absurde à la fin ! personne ne comprend !
Cette observation exaspéra la foule.
— À la porte ! à la porte !
— Qui ? moi ? demanda Frédéric.
— Vous-même ! dit majestueusement Sénécal.
Sortez !
Il se leva pour sortir ; et la voix de l’Ibérien
le poursuivait :
— Y todos los españoles descarían ver allí
reunidas las deputaciones de los clubs y de la milicia
nacional. Una oración fúnebre, en honor de la libertad
española y del mundo entero, serà pronunciada por un
miembro del clero de Paris en la sala Bonne-Nouvelle.
Honor al pueblo francés, que llamaría yo el primero
pueblo del mundo, si no fuese ciudadano de otra
nación !
— Aristo ! glapit un voyou, en montrant le poing à
Frédéric, qui s’élançait dans la cour, indigné.
Il se reprocha son dévouement, sans réfléchir que
les accusations portées contre lui étaient justes,
après tout. Quelle fatale idée que cette candidature !
Mais quels ânes, quels crétins ! Il se comparait à ces
hommes, et soulageait avec leur sottise la blessure de
son orgueil.
Puis il éprouva le besoin de voir Rosanette. Après
tant de laideurs et d’emphase, sa gentille personne
serait un délassement. Elle savait qu’il avait dû, le
soir, se présenter dans un club. Cependant, lorsqu’il
entra, elle ne lui fit pas même une question.
Elle se tenait près du feu, décousant la doublure
d’une robe. Un pareil ouvrage le surprit.
— Tiens ? qu’est-ce que tu fais ?
*332 — Tu le vois,
dit-elle sèchement. Je raccommode mes hardes ! C’est
ta République.
— Pourquoi ma République ?
— C’est la mienne, peut-être ?
Et elle se mit à lui reprocher tout ce qui se
passait en France depuis deux mois, l’accusant d’avoir
fait la révolution, d’être cause qu’on était ruiné,
que les gens riches abandonnaient Paris, et qu’elle
mourrait plus tard à l’hôpital.
— Tu en parles à ton aise, toi, avec tes rentes !
Du reste, au train dont ça va, tu ne les auras pas
longtemps, tes rentes.
— Cela se peut, dit Frédéric, les plus dévoués
sont toujours méconnus ; et, si l’on n’avait pour soi
sa conscience, les brutes avec qui l’on se compromet
vous dégoûteraient de l’abnégation !
Rosanette le regarda, les cils rapprochés.
— Hein ? Quoi ? Quelle abnégation ? Monsieur n’a
pas réussi, à ce qu’il paraît ? Tant mieux ! ça
t’apprendra à faire des dons patriotiques. Oh ! ne
mens pas ! Je sais que tu leur as donné trois cents
francs, car elle se fait entretenir, ta République !
Eh bien, amuse-toi avec elle, mon bonhomme !
Sous cette avalanche de sottises, Frédéric passait
de son autre désappointement à une déception plus
lourde.
Il s’était retiré au fond de la chambre. Elle vint
à lui.
— Voyons ! raisonne un peu ! Dans un pays comme
dans une maison, il faut un maître ; autrement, chacun
fait danser l’anse du panier. D’abord, tout le monde
sait que Ledru-Rollin est couvert de dettes ! Quant à
Lamartine, comment veux-tu qu’un poète s’entende à la
politique ? Ah ! tu as beau hocher la tête et te
croire plus d’esprit que les autres, c’est pourtant
vrai ! Mais tu ergotes toujours ; on ne peut pas
placer un mot avec toi ! Voilà, par exemple,
Fournier-Fontaine, des magasins de Saint-Roch :
sais-tu de combien il manque ? De huit cent mille
francs ! Et Gomer, l’emballeur d’en face, un autre
républicain celui-là, il cassait les pincettes sur la
tête de sa femme, et il a bu tant d’absinthe, qu’on va
le mettre dans une maison de santé. C’est comme ça
qu’ils sont tous, les républicains ! Une République à
vingt-cinq pour cent ! Ah oui ! vante-toi !
Frédéric s’en alla. L’ineptie de cette fille, se
dévoilant tout à coup dans un langage populacier, le
dégoûtait. Il se sentit même un peu redevenu patriote.
*333 La mauvaise
humeur de Rosanette ne fit que
s’accroître. Mlle Vatnaz l’irritait par son
enthousiasme. Se croyant une mission, elle avait la
rage de pérorer, de catéchiser, et, plus forte que son
amie dans ces matières, l’accablait d’arguments.
Un jour, elle arriva tout indignée contre
Hussonnet, qui venait de se permettre des
polissonneries, au club des femmes. Rosanette approuva
cette conduite, déclarant même qu’elle prendrait des
habits d’homme pour aller « leur dire leur fait, à
toutes, et les fouetter ». Frédéric entrait au même
moment.
— Tu m’accompagneras, n’est-ce pas ?
Et, malgré sa présence, elles se chamaillèrent,
l’une faisant la bourgeoise, l’autre la philosophe.
Les femmes, selon Rosanette, étaient nées
exclusivement pour l’amour ou pour élever des enfants,
pour tenir un ménage.
D’après Mlle Vatnaz, la femme devait avoir sa
place dans l’État. Autrefois, les Gauloises
légiféraient, les Anglo-Saxonnes aussi, les épouses
des Hurons faisaient partie du Conseil. L’œuvre
civilisatrice était commune. Il fallait toutes
y concourir, et substituer enfin à l’égoïsme la
fraternité, à l’individualisme l’association, au
morcellement la grande culture.
— Allons, bon ! tu te connais en culture, à
présent !
— Pourquoi pas ? D’ailleurs, il s’agit de
l’humanité, de son avenir !
— Mêle-toi du tien !
— Ça me regarde !
Elles se fâchaient. Frédéric s’interposa. La
Vatnaz s’échauffait, et arriva même à soutenir le
Communisme.
— Quelle bêtise ! dit Rosanette. Est-ce que jamais
ça pourra se faire ?
L’autre cita en preuve les Esséniens, les frères
Moraves, les Jésuites du Paraguay, la famille des
Pingons, près de Thiers en Auvergne ; et, comme elle
gesticulait beaucoup, sa chaîne de montre se prit dans
son paquet de breloques, à un petit mouton d’or
suspendu.
Tout à coup, Rosanette pâlit extraordinairement.
Mlle Vatnaz continuait à dégager son bibelot.
— Ne te donne pas tant de mal, dit Rosanette,
maintenant, je connais tes opinions politiques.
— Quoi ? reprit la Vatnaz, devenue rouge comme une
vierge.
— Oh ! oh ! tu me comprends !
*334 Frédéric ne
comprenait pas. Entre elles, évidemment, il était
survenu quelque chose de plus capital et de plus
intime que le socialisme.
— Et quand cela serait, répliqua la Vatnaz, se
redressant intrépidement. C’est un emprunt, ma chère,
dette pour dette !
— Parbleu, je ne nie pas les miennes ! Pour
quelques mille francs, belle histoire ! J’emprunte au
moins ; je ne vole personne !
Mlle Vatnaz s’efforça de rire.
— Oh ! j’en mettrais ma main au feu.
— Prends garde ! Elle est assez sèche pour brûler.
La vieille fille lui présenta sa main droite, et,
la gardant levée juste en face d’elle :
— Mais il y a de tes amis qui la trouvent à leur
convenance !
— Des Andalous, alors ? comme castagnettes !
— Gueuse !
La Maréchale fit un grand salut.
— On n’est pas plus ravissante !
Mlle Vatnaz ne répondit rien. Des gouttes de sueur
parurent à ses tempes. Ses yeux se fixaient sur le
tapis.
Elle haletait. Enfin, elle gagna la porte, et, la
faisant claquer vigoureusement :
— Bonsoir ! Vous aurez de mes nouvelles !
— À l’avantage ! dit Rosanette.
Sa contrainte l’avait brisée. Elle tomba sur le
divan, toute tremblante, balbutiant des injures,
versant des larmes. Était-ce cette menace de la Vatnaz
qui la tourmentait ? Eh non ! elle s’en moquait bien !
À tout compter, l’autre lui devait de l’argent,
peut-être ? C’était le mouton d’or, un cadeau ; et, au
milieu de ses pleurs, le nom de Delmar lui échappa.
Donc, elle aimait le cabotin !
« Alors, pourquoi m’a-t-elle pris ? se demanda
Frédéric. D’où vient qu’il est revenu ? Qui la force à
me garder ? Quel est le sens de tout cela ? »
Les petits sanglots de Rosanette continuaient.
Elle était toujours au bord du divan, étendue de côté,
la joue droite sur ses deux mains, et semblait un être
si délicat, inconscient et endolori, qu’il se
rapprocha d’elle, et la baisa au front, doucement.
Alors, elle lui fit des assurances de tendresse ;
le Prince venait de partir, ils seraient libres. Mais
elle se trouvait pour le moment… gênée. « Tu l’as vu
toi-même l’autre jour, quand j’utilisais mes vieilles
doublures. » Plus *335 d’équipages
à présent ! Et ce n’était pas tout ; les tapissiers
menaçaient de reprendre les meubles de la chambre et
du grand salon. Elle ne savait que faire.
Frédéric eut envie de répondre : « Ne t’inquiète
pas ! je payerai ! » Mais la dame pouvait mentir.
L’expérience l’avait instruit. Il se borna simplement
à des consolations.
Les craintes de Rosanette n’étaient pas vaines ;
il fallut rendre les meubles et quitter le bel
appartement de la rue Drouot. Elle en prit un autre,
sur le boulevard Poissonnière, au quatrième. Les
curiosités de son ancien boudoir furent suffisantes
pour donner aux trois pièces un air coquet. On eut des
stores chinois, une tente sur la terrasse, dans le
salon un tapis de hasard encore tout neuf, avec des
poufs de soie rose. Frédéric avait contribué largement
à ces acquisitions ; il éprouvait la joie d’un nouveau
marié qui possède enfin une maison à lui, une femme à
lui ; et, se plaisant là beaucoup, il venait y coucher
presque tous les soirs.
Un matin, comme il sortait de l’antichambre, il
aperçut au troisième étage, dans l’escalier, le shako
d’un garde national qui montait. Où allait-il donc ?
Frédéric attendit. L’homme montait toujours, la tête
un peu baissée : il leva les yeux. C’était le sieur
Arnoux. La situation était claire. Ils rougirent en
même temps, saisis par le même embarras.
Arnoux, le premier, trouva moyen d’en sortir.
— Elle va mieux, n’est-il pas vrai ? comme si,
Rosanette étant malade, il se fût présenté pour avoir
de ses nouvelles.
Frédéric profita de cette ouverture.
— Oui, certainement ! Sa bonne me l’a dit, du
moins, voulant faire entendre qu’on ne l’avait pas
reçu.
Puis ils restèrent face à face, irrésolus l’un et
l’autre, et s’observant. C’était à qui des deux ne
s’en irait pas. Arnoux, encore une fois, trancha la
question.
— Ah ! bah ! je reviendrai plus tard ! Où
vouliez-vous aller ? Je vous accompagne !
Et, quand ils furent dans la rue, il causa aussi
naturellement que d’habitude. Sans doute, il n’avait
point le caractère jaloux, ou bien il était trop
bonhomme pour se fâcher.
D’ailleurs, la patrie le préoccupait. Maintenant
il ne quittait plus l’uniforme. Le 29 mars, il avait
défendu les bureaux de la Presse. Quand on
envahit la Chambre, il se signala par son courage, et
il fut du banquet offert à la garde nationale
d’Amiens.
*336 Hussonnet,
toujours de service avec lui, profitait, plus que
personne, de sa gourde et de ses cigares ; mais,
irrévérencieux par nature, il se plaisait à le
contredire, dénigrant le style peu correct des
décrets, les conférences du Luxembourg, les
vésuviennes, les tyroliens, tout, jusqu’au char de
l’Agriculture, traîné par des chevaux à la place de
bœufs et escorté de jeunes filles laides. Arnoux, au
contraire, défendait le Pouvoir et rêvait la fusion
des partis. Cependant, ses affaires prenaient une
tournure mauvaise. Il s’en inquiétait médiocrement.
Les relations de Frédéric et de la Maréchale ne
l’avaient point attristé ; car cette découverte
l’autorisa (dans sa conscience) à supprimer la pension
qu’il lui refaisait depuis le départ du Prince. Il
allégua l’embarras des circonstances, gémit beaucoup,
et Rosanette fut généreuse. Alors M. Arnoux se
considéra comme l’amant de cœur, ce qui le rehaussait
dans son estime, et le rajeunit. Ne doutant pas que
Frédéric ne payât la Maréchale, il s’imaginait « faire
une bonne farce », arriva même à s’en cacher, et lui
laissait le champ libre quand ils se rencontraient.
Ce partage blessait Frédéric ; et les politesses
de son rival lui semblaient une gouaillerie trop
prolongée. Mais, en se fâchant, il se fût ôté toute
chance d’un retour vers l’autre, et puis c’était le
seul moyen d’en entendre parler. Le marchand de
faïences, suivant son usage, ou, par malice peut-être,
la rappelait volontiers dans sa conversation, et lui
demandait même pourquoi il ne venait plus la voir.
Frédéric, ayant épuisé tous les prétextes, assura
qu’il avait été chez madame Arnoux plusieurs fois,
inutilement. Arnoux en demeura convaincu, car souvent
il s’extasiait devant elle sur l’absence de leur ami ;
et toujours elle répondait avoir manqué sa visite ; de
sorte que ces deux mensonges, au lieu de se couper, se
corroboraient.
La douceur du jeune homme et la joie de l’avoir
pour dupe faisaient qu’Arnoux le chérissait davantage.
Il poussait la familiarité jusqu’aux dernières bornes,
non par dédain, mais par confiance. Un jour, il lui
écrivit qu’une affaire urgente l’attirait pour
vingt-quatre heures en province ; il le priait de
monter la garde à sa place. Frédéric n’osa le refuser,
et se rendit au poste du Carrousel.
Il eut à subir la société des gardes nationaux !
et, sauf un épurateur, homme facétieux qui buvait
d’une manière exorbitante, tous lui parurent plus
bêtes que leur giberne. *337 L’entretien
capital fut sur le remplacement des buffleteries par
le ceinturon. D’autres s’emportaient contre les
ateliers nationaux. On disait : « Où allons-nous ? ».
Celui qui avait reçu l’apostrophe répondait en ouvrant
les yeux, comme au bord d’un abîme : « Où
allons-nous ? ». Alors un plus hardi s’écriait : « Ça
ne peut pas durer ! il faut en finir ! ». Et, les
mêmes discours se répétant jusqu’au soir, Frédéric
s’ennuya mortellement.
La surprise fut grande, quand, à 11 heures, il vit
paraître Arnoux, lequel, tout de suite, dit qu’il
accourait pour le libérer, son affaire étant finie.
Il n’avait pas eu d’affaire. C’était une invention
pour passer vingt-quatre heures, seul, avec Rosanette.
Mais le brave Arnoux avait trop présumé de lui-même,
si bien que, dans sa lassitude, un remords l’avait
pris. Il venait faire des remerciements à Frédéric et
lui offrir à souper.
— Mille grâces ! je n’ai pas faim ! je ne demande
que mon lit !
— Raison de plus pour déjeuner ensemble, tantôt !
Quel mollasse vous êtes ! On ne rentre pas chez soi
maintenant ! Il est trop tard ! Ce serait dangereux !
Frédéric, encore une fois, céda. Arnoux, qu’on ne
s’attendait pas à voir, fut choyé de ses frères
d’armes, principalement de l’épurateur. Tous
l’aimaient ; et il était si bon garçon, qu’il regretta
la présence d’Hussonnet. Mais il avait besoin de
fermer l’œil une minute, pas davantage.
— Mettez-vous près de moi, dit-il à Frédéric, tout
en s’allongeant sur le lit de camp, sans ôter ses
buffleteries.
Par peur d’une alerte, en dépit du règlement, il
garda même son fusil ; puis balbutia quelques mots :
« Ma chérie ! mon petit ange ! », et ne tarda pas à
s’endormir.
Ceux qui parlaient se turent ; et peu à peu il se
fit dans le poste un grand silence. Frédéric,
tourmenté par les puces, regardait autour de lui. La
muraille, peinte en jaune, avait à moitié de sa
hauteur une longue planche où les sacs formaient une
suite de petites bosses, tandis qu’au-dessous, les
fusils couleur de plomb étaient dressés les uns près
des autres ; et il s’élevait des ronflements, produits
par les gardes nationaux, dont les ventres se
dessinaient d’une manière confuse dans l’ombre. Une
bouteille vide et des assiettes couvraient le poêle.
Trois chaises de paille entouraient la table, où
s’étalait un jeu de cartes. Un tambour, au milieu du
banc, laissait pendre sa bricole. Le vent chaud
arrivant par la porte, faisait fumer le quinquet.
Arnoux dormait les deux bras ouverts ; et comme son *338
fusil était posé la crosse en bas un peu
obliquement, la gueule du canon lui arrivait sous
l’aisselle. Frédéric le remarqua et fut effrayé.
« Mais non ! j’ai tort ! il n’y a rien à
craindre ! S’il mourait cependant… »
Et, tout de suite, des tableaux à n’en plus finir
se déroulèrent. Il s’aperçut avec elle, la nuit, dans
une chaise de poste ; puis au bord d’un fleuve par un
soir d’été, et sous le reflet d’une lampe, chez eux,
dans leur maison. Il s’arrêtait même à des calculs de
ménage, des dispositions domestiques, contemplant,
palpant déjà son bonheur ; et, pour le réaliser, il
aurait fallu seulement que le chien du fusil se
levât ! On pouvait le pousser du bout de l’orteil ; le
coup partirait, ce serait un hasard, rien de plus !
Frédéric s’étendit sur cette idée, comme un
dramaturge qui compose. Tout à coup, il lui sembla
qu’elle n’était pas loin de se résoudre en action, et
qu’il allait y contribuer, qu’il en avait envie ;
alors, une grande peur le saisit. Au milieu de cette
angoisse, il éprouvait un plaisir, et s’y enfonçait de
plus en plus, sentant avec effroi ses scrupules
disparaître ; dans la fureur de sa rêverie, le reste
du monde s’effaçait ; et il n’avait conscience de
lui-même que par un intolérable serrement à la
poitrine.
— Prenons-nous le vin blanc ? dit l’épurateur qui
s’éveillait.
Arnoux sauta par terre ; et le vin blanc étant
pris, voulut monter la faction de Frédéric.
Puis il l’emmena déjeuner rue de Chartres, chez
Parly et, comme il avait besoin de se refaire, il se
commanda deux plats de viande, un homard, une omelette
au rhum, une salade, etc., le tout arrosé d’un
sauterne 1819, avec un romanée 42, sans compter le
champagne au dessert, et les liqueurs.
Frédéric ne le contraria nullement. Il était gêné,
comme si l’autre avait pu découvrir, sur son visage,
les traces de sa pensée.
Les deux coudes au bord de la table, et penché
très bas, Arnoux, en le fatiguant de son regard, lui
confiait ses imaginations.
Il avait envie de prendre à ferme tous les
remblais de la ligne du Nord pour y semer des pommes
de terre, ou bien d’organiser sur les boulevards une
cavalcade monstre, où les « célébrités de l’époque »
figureraient. Il louerait toutes les fenêtres, ce qui,
à raison de trois francs en moyenne, produirait un
joli bénéfice. Bref, il rêvait un *339
grand coup de fortune par un accaparement.
Il était moral, cependant, blâmait les excès,
l’inconduite, parlait de son « pauvre père », et, tous
les soirs, disait-il, faisait son examen de
conscience, avant d’offrir son âme à Dieu.
— Un peu de curaçao, hein ?
— Comme vous voudrez.
Quant à la République, les choses
s’arrangeraient ; enfin, il se trouvait l’homme le
plus heureux de la terre ; et, s’oubliant, il vanta
les qualités de Rosanette, la compara même à sa femme.
C’était bien autre chose ! On n’imaginait pas d’aussi
belles cuisses.
— À votre santé !
Frédéric trinqua. Il avait, par complaisance, un
peu trop bu ; d’ailleurs, le grand soleil
l’éblouissait ; et, quand ils remontèrent ensemble la
rue Vivienne, leurs épaulettes se touchaient
fraternellement.
Rentré chez lui, Frédéric dormit jusqu’à sept
heures. Ensuite, il s’en alla chez la Maréchale. Elle
était sortie avec quelqu’un. Avec Arnoux, peut-être ?
Ne sachant que faire, il continua sa promenade sur le
boulevard, mais ne put dépasser la porte Saint-Martin,
tant il y avait de monde.
La misère abandonnait à eux-mêmes un nombre
considérable d’ouvriers ; et ils venaient là, tous les
soirs, se passer en revue sans doute, et attendre un
signal. Malgré la loi contre les attroupements, ces
clubs du désespoir augmentaient d’une manière
effrayante, et beaucoup de bourgeois s’y rendaient
quotidiennement, par bravade, par mode.
Tout à coup, Frédéric aperçut, à trois pas de
distance, M. Dambreuse avec Martinon ; il tourna la
tête, car M. Dambreuse s’étant fait nommer
représentant, il lui gardait rancune. Mais le
capitaliste l’arrêta.
— Un mot, cher monsieur ! J’ai des explications à
vous fournir.
— Je n’en demande pas.
— De grâce ! écoutez-moi.
Ce n’était nullement sa faute. On l’avait prié,
contraint en quelque sorte. Martinon, tout de suite,
appuya ses paroles : des Nogentais en députation
s’étaient présentés chez lui.
— D’ailleurs, j’ai cru être libre, du moment…
Une poussée de monde sur le trottoir força M.
Dambreuse à s’écarter. Une minute après, il reparut,
en disant à Martinon :
*340 — C’est un
vrai service, cela ! Vous n’aurez pas à vous repentir…
Tous les trois s’adossèrent contre une boutique,
afin de causer plus à l’aise.
On criait de temps en temps : « Vive Napoléon !
vive Barbès ! à bas Marie ! » La foule innombrable
parlait très haut ; et toutes ces voix, répercutées
par les maisons, faisaient comme le bruit continuel
des vagues dans un port. À de certains moments, elles
se taisaient ; alors, la Marseillaise s’élevait.
Sous les portes cochères, des hommes d’allures
mystérieuses proposaient des cannes à dard.
Quelquefois, deux individus, passant l’un devant
l’autre, clignaient de l’œil, et s’éloignaient
prestement. Des groupes de badauds occupaient les
trottoirs ; une multitude compacte s’agitait sur le
pavé. Des bandes entières d’agents de police, sortant
des ruelles, y disparaissaient à peine entrés. De
petits drapeaux rouges, çà et là, semblaient des
flammes ; les cochers, du haut de leur siège,
faisaient de grands gestes, puis s’en retournaient.
C’était un mouvement, un spectacle des plus drôles.
— Comme tout cela, dit Martinon, aurait
amusé Mlle Cécile !
— Ma femme, vous savez bien, n’aime pas que ma
nièce vienne avec nous, reprit en souriant M.
Dambreuse.
On ne l’aurait pas reconnu. Depuis trois mois il
criait : « Vive la République ! », et même il avait
voté le bannissement des d’Orléans. Mais les
concessions devaient finir. Il se montrait furieux
jusqu’à porter un casse-tête dans sa poche.
Martinon, aussi, en avait un. La magistrature
n’étant plus inamovible, il s’était retiré du Parquet,
si bien qu’il dépassait en violences M. Dambreuse.
Le banquier haïssait particulièrement
Lamartine (pour avoir soutenu Ledru-Rollin), et avec
lui Pierre Leroux, Proudhon, Considérant, Lamennais,
tous les cerveaux brûlés, tous les socialistes.
— Car enfin, que veulent-ils ? On a supprimé
l’octroi sur la viande et la contrainte par corps ;
maintenant, on étudie le projet d’une banque
hypothécaire ; l’autre jour, c’était une banque
nationale ! et voilà cinq millions au budget pour les
ouvriers ! Mais heureusement c’est fini, grâce à M. de
Falloux Bon voyage ! qu’ils s’en aillent !
En effet, ne sachant comment nourrir les cent
trente mille hommes des ateliers nationaux, le
ministre des travaux publics avait, ce jour-là même,
signé un arrêté qui *341 invitait
tous les citoyens entre dix-huit et vingt ans à
prendre du service comme soldats, ou bien à partir
vers les provinces, pour y remuer la terre.
Cette alternative les indigna, persuadés qu’on
voulait détruire la République. L’existence loin de la
capitale les affligeait comme un exil ; ils se
voyaient mourants par les fièvres, dans des régions
farouches. Pour beaucoup, d’ailleurs, accoutumés à des
travaux délicats, l’agriculture semblait un
avilissement ; c’était un leurre enfin, une dérision,
le déni formel de toutes les promesses. S’ils
résistaient, on emploierait la force ; ils n’en
doutaient pas et se disposaient à la prévenir.
Vers neuf heures, les attroupements formés à la
Bastille et au Châtelet refluèrent sur le boulevard.
De la porte Saint-Denis à la porte Saint-Martin, cela
ne faisait plus qu’un grouillement énorme, une seule
masse d’un bleu sombre, presque noir. Les hommes que
l’on entrevoyait avaient tous les prunelles ardentes,
le teint pâle, des figures amaigries par la faim,
exaltées par l’injustice. Cependant, des nuages
s’amoncelaient ; le ciel orageux chauffant
l’électricité de la multitude, elle tourbillonnait sur
elle-même, indécise, avec un large balancement de
houle ; et l’on sentait dans ses profondeurs une force
incalculable, et comme l’énergie d’un élément. Puis
tous se mirent à chanter : « Des lampions ! des
lampions ! » Plusieurs fenêtres ne s’éclairaient pas ;
des cailloux furent lancés dans leurs carreaux.
M. Dambreuse jugea prudent de s’en aller. Les deux
jeunes gens le reconduisirent.
Il prévoyait de grands désastres. Le peuple,
encore une fois, pouvait envahir la Chambre, et, à ce
propos, il raconta comment il serait mort le 15 mai,
sans le dévouement d’un garde national.
— Mais c’est votre ami, j’oubliais ! votre ami, le
fabricant de faïences, Jacques Arnoux !
Les gens de l’émeute l’étouffaient ; ce brave
citoyen l’avait pris dans ses bras et déposé à
l’écart. Aussi, depuis lors, une sorte de liaison
s’était faite.
— Il faudra un de ces jours dîner ensemble, et,
puisque vous le voyez souvent, assurez-le que je
l’aime beaucoup. C’est un excellent homme, calomnié,
selon moi ; et il a de l’esprit, le mâtin ! Mes
compliments encore une fois ! bien le bonsoir !…
Frédéric, après avoir quitté M. Dambreuse,
retourna chez la Maréchale ; et, d’un air très sombre,
dit qu’elle devait opter entre lui et Arnoux. Elle
répondit avec *342 douceur
qu’elle ne comprenait goutte à des « ragots pareils »,
n’aimait pas Arnoux, n’y tenait aucunement. Frédéric
avait soif d’abandonner Paris. Elle ne repoussa pas
cette fantaisie, et ils partirent pour Fontainebleau
dès le lendemain.
L’hôtel où ils logèrent se distinguait des autres
par un jet d’eau clapotant au milieu de sa cour. Les
portes des chambres s’ouvraient sur un corridor, comme
dans les monastères. Celle qu’on leur donna était
grande, fournie de bons meubles, tendue d’indienne, et
silencieuse, vu la rareté des voyageurs. Le long des
maisons, des bourgeois inoccupés passaient ; puis,
sous leurs fenêtres, quand le jour tomba, des enfants
dans la rue firent une partie de barres ; — et cette
tranquillité, succédant pour eux au tumulte de Paris,
leur causait une surprise, un apaisement.
Le matin de bonne heure, ils allèrent visiter le
château. Comme ils entraient par la grille, ils
aperçurent sa façade tout entière, avec les cinq
pavillons à toits aigus et son escalier en fer à
cheval se déployant au fond de la cour, que bordent de
droite et de gauche deux corps de bâtiments plus bas.
Des lichens sur les pavés se mêlent de loin au ton
fauve des briques ; et l’ensemble du palais, couleur
de rouille comme une vieille armure, avait quelque
chose de royalement impassible, une sorte de grandeur
militaire et triste.
Enfin, un domestique, portant un trousseau de
clefs, parut. Il leur montra d’abord les appartements
des reines, l’oratoire du Pape, la galerie de François
Ier, la petite table d’acajou sur laquelle l’Empereur
signa son abdication, et, dans une des pièces qui
divisaient l’ancienne galerie des Cerfs, l’endroit où
Christine fit assassiner Monaldeschi. Rosanette écouta
cette histoire attentivement ; puis, se tournant vers
Frédéric :
— C’était par jalousie, sans doute ? Prends garde
à toi !
Ensuite, ils traversèrent la salle du Conseil, la
salle des Gardes, la salle du Trône, le salon de Louis
XIII. Les hautes croisées, sans rideaux, épanchaient
une lumière blanche ; de la poussière ternissait
légèrement les poignées des espagnolettes, le pied de
cuivre des consoles ; des nappes de grosses toiles
cachaient partout les fauteuils ; on voyait au-dessus
des portes des chasses Louis XV, et çà et là des
tapisseries représentant les dieux de l’Olympe, Psyché
ou les batailles d’Alexandre.
*343 Quand elle
passait devant les glaces, Rosanette s’arrêtait une
minute pour lisser ses bandeaux.
Après la cour du donjon et la chapelle
Saint-Saturnin, ils arrivèrent dans la salle des
Fêtes.
Ils furent éblouis par la splendeur du plafond,
divisé en compartiments octogones, rehaussé d’or et
d’argent, plus ciselé qu’un bijou, et par l’abondance
des peintures qui couvrent les murailles depuis la
gigantesque cheminée où des croissants et des carquois
entourent les armes de France, jusqu’à la tribune pour
les musiciens, construite à l’autre bout, dans la
largeur de la salle. Les dix fenêtres en arcades
étaient grandes ouvertes ; le soleil faisait briller
les peintures, le ciel bleu continuait indéfiniment
l’outremer des cintres ; et, du fond des bois, dont
les cimes vaporeuses emplissaient l’horizon, il
semblait venir un écho des hallalis poussés dans les
trompes d’ivoire, et des ballets mythologiques,
assemblant sous le feuillage des princesses et des
seigneurs travestis en nymphes et en sylvains, époque
de science ingénue, de passions violentes et d’art
somptueux, quand l’idéal était d’emporter le monde
dans un rêve des Hespérides, et que les maîtresses des
rois se confondaient avec les astres. La plus belle de
ces fameuses s’était fait peindre à droite, sous la
figure de Diane chasseresse, et même en Diane
Infernale, sans doute pour marquer sa puissance jusque
par delà le tombeau. Tous ces symboles confirment sa
gloire ; et il reste là quelque chose d’elle, une voix
indistincte, un rayonnement qui se prolonge.
Frédéric fut pris par une concupiscence
rétrospective et inexprimable. Afin de distraire son
désir, il se mit à considérer tendrement Rosanette, en
lui demandant si elle n’aurait pas voulu être cette
femme.
— Quelle femme ?
— Diane de Poitiers !
Il répéta :
— Diane de Poitiers, la maîtresse d’Henri II.
Elle fit un petit : « Ah ! ». Ce fut tout.
Son mutisme prouvait clairement qu’elle ne savait
rien, ne comprenait pas, si bien que par complaisance
il lui dit :
— Tu t’ennuies peut-être ?
— Non, non, au contraire !
Et, le menton levé, tout en promenant à l’entour
un regard des plus vagues, Rosanette lâcha ce mot
— Ça rappelle des souvenirs !
Cependant, on apercevait sur sa mine un effort,
une *344 intention de
respect ; et, comme cet air sérieux la rendait plus
jolie, Frédéric l’excusa.
L’étang des carpes la divertit davantage. Pendant
un quart d’heure, elle jeta des morceaux de pain dans
l’eau, pour voir les poissons bondir.
Frédéric s’était assis près d’elle, sous les
tilleuls. Il songeait à tous les personnages qui
avaient hanté ces murs, Charles-Quint, les Valois,
Henri IV, Pierre le Grand, Jean-Jacques Rousseau et
« les belles pleureuses des premières loges »,
Voltaire, Napoléon, Pie VII, Louis-Philippe ; il se
sentait environné, coudoyé par ces morts tumultueux ;
une telle confusion d’images l’étourdissait, bien
qu’il y trouvât du charme pourtant.
Enfin ils descendirent dans le parterre.
C’est un vaste rectangle, laissant voir d’un seul
coup d’œil ses larges allées jaunes, ses carrés de
gazon, ses rubans de buis, ses ifs en pyramide, ses
verdures basses et ses étroites plates-bandes, où des
fleurs clairsemées font des taches sur la terre grise.
Au bout du jardin, un parc se déploie, traversé dans
toute son étendue par un long canal.
Les résidences royales ont en elles une mélancolie
particulière, qui tient sans doute à leurs dimensions
trop considérables pour le petit nombre de leurs
hôtes, au silence qu’on est surpris d’y trouver après
tant de fanfares, à leur luxe immobile prouvant par sa
vieillesse la fugacité des dynasties, l’éternelle
misère de tout ; et cette exhalaison des siècles,
engourdissante et funèbre comme un parfum de momie, se
fait sentir même aux têtes naïves. Rosanette bâillait
démesurément. Ils s’en retournèrent à l’hôtel.
Après leur déjeuner, on leur amena une
voiture découverte. Ils sortirent de Fontainebleau par
un large rond-point, puis montèrent au pas une route
sablonneuse dans un bois de petits pins. Les arbres
devinrent plus grands ; et le cocher, de temps à
autre, disait : « Voici les Frères-Siamois, le
Pharamond, le Bouquet-du-Roi… » n’oubliant aucun des
sites célèbres, parfois même s’arrêtant pour les faire
admirer.
Ils entrèrent dans la futaie de Franchard. La
voiture glissait comme un traîneau sur le gazon ; des
pigeons qu’on ne voyait pas roucoulaient ; tout à
coup, un garçon de café parut ; et ils descendirent
devant la barrière d’un jardin où il y avait des
tables rondes. Puis, laissant à gauche les murailles
d’une abbaye en ruines, ils *345
marchèrent sur de grosses roches, et
atteignirent bientôt le fond de la gorge.
Elle est couverte, d’un côté, par un entremêlement
de grès et de genévriers, tandis que, de l’autre, le
terrain presque nu s’incline vers le creux du vallon,
où, dans la couleur des bruyères, un sentier fait une
ligne pâle ; et on aperçoit tout au loin un sommet en
cône aplati, avec la tour d’un télégraphe par
derrière.
Une demi-heure après, ils mirent pied à terre
encore une fois pour gravir les hauteurs d’Aspremont.
Le chemin fait des zigzags entre les pins trapus
sous des rochers à profils anguleux ; tout ce coin de
la forêt a quelque chose d’étouffé, d’un peu sauvage
et de recueilli. On pense aux ermites, compagnons des
grands cerfs portant une croix de feu entre leurs
cornes, et qui recevaient avec de paternels sourires
les bons rois de France, agenouillés devant leur
grotte. Une odeur résineuse emplissait l’air chaud,
des racines à ras du sol s’entrecroisaient comme des
veines. Rosanette trébuchait dessus, était désespérée,
avait envie de pleurer.
Mais, tout au haut, la joie lui revint, en
trouvant sous un toit de branchages une manière de
cabaret, où l’on vend des bois sculptés. Elle but une
bouteille de limonade, s’acheta un bâton de houx ; et,
sans donner un coup d’œil au paysage que l’on découvre
du plateau, elle entra dans la Caverne-des-Brigands,
précédée d’un gamin portant une torche.
Leur voiture les attendait dans le Bas-Bréau.
Un peintre en blouse bleue travaillait au pied
d’un chêne, avec sa boîte à couleurs sur les genoux.
Il leva la tête et les regarda passer.
Au milieu de la côte de Chailly, un nuage, crevant
tout à coup, leur fit rabattre la capote. Presque
aussitôt la pluie s’arrêta ; et les pavés des rues
brillaient sous le soleil quand ils rentrèrent dans la
ville.
Des voyageurs, arrivés nouvellement, leur
apprirent qu’une bataille épouvantable ensanglantait
Paris. Rosanette et son amant n’en furent pas surpris.
Puis tout le monde s’en alla, l’hôtel redevint
paisible, le gaz s’éteignit, et ils s’endormirent au
murmure du jet d’eau dans la cour.
Le lendemain, ils allèrent voir la Gorge-au-Loup,
la Mare-aux-Fées, le Long-Rocher, la Marlotte ; le
surlendemain, ils recommencèrent au hasard, comme leur
cocher voulait, sans demander où ils étaient, et
souvent même négligeant les sites fameux.
*346 Ils se
trouvaient si bien dans leur vieux landau, bas comme
un sofa et couvert d’une toile à raies déteintes ! Les
fossés pleins de broussailles filaient sous leurs
yeux, avec un mouvement doux et continu. Des rayons
blancs traversaient comme des flèches les hautes
fougères ; quelquefois, un chemin, qui ne servait
plus, se présentait devant eux, en ligne droite ; et
des herbes s’y dressaient çà et là, mollement. Au
centre des carrefours, une croix étendait ses quatre
bras ; ailleurs, des poteaux se penchaient comme des
arbres morts, et de petits sentiers courbes, en se
perdant sous les feuilles, donnaient envie de les
suivre ; au même moment, le cheval tournait, ils y
entraient, on enfonçait dans la boue ; plus loin, de
la mousse avait poussé au bord des ornières profondes.
Ils se croyaient loin des autres, bien seuls. Mais
tout à coup passait un garde-chasse avec son fusil, ou
une bande de femmes en haillons, traînant sur leur dos
de longues bourrées.
Quand la voiture s’arrêtait, il se faisait un
silence universel ; seulement, on entendait le souffle
du cheval dans les brancards, avec un cri d’oiseau
très faible, répété.
La lumière, à de certaines places éclairant la
lisière du bois, laissait les fonds dans l’ombre ; ou
bien, atténuée sur les premiers plans par une sorte de
crépuscule, elle étalait dans les lointains des
vapeurs violettes, une clarté blanche. Au milieu du
jour, le soleil, tombant d’aplomb sur les larges
verdures, les éclaboussait, suspendait des gouttes
argentines à la pointe des branches, rayait le gazon
de traînées d’émeraudes, jetait des taches d’or sur
les couches de feuilles mortes ; en se renversant
la tête, on apercevait le ciel, entre les cimes des
arbres. Quelques-uns, d’une altitude démesurée,
avaient des airs de patriarches et d’empereurs, ou se
touchant par le bout, formaient avec leurs longs fûts
comme des arcs de triomphe ; d’autres, poussés dès le
bas obliquement, semblaient des colonnes près de
tomber.
Cette foule de grosses lignes verticales
s’entr’ouvrait. Alors, d’énormes flots verts se
déroulaient en bosselages inégaux jusqu’à la surface
des vallées où s’avançait la croupe d’autres collines
dominant des plaines blondes, qui finissaient par se
perdre dans une pâleur indécise.
Debout, l’un près de l’autre, sur quelque éminence
du terrain, ils sentaient, tout en humant le vent,
leur entrer dans l’âme comme l’orgueil d’une vie plus
libre, avec une surabondance de forces, une joie sans
cause.
*347 La diversité
des arbres faisait un spectacle changeant. Les hêtres,
à l’écorce blanche et lisse, entremêlaient leurs
couronnes ; des frênes courbaient mollement leurs
glauques ramures ; dans les cépées de charmes, des
houx pareils à du bronze se hérissaient ; puis venait
une file de minces bouleaux, inclinés dans des
attitudes élégiaques ; et les pins, symétriques comme
des tuyaux d’orgue, en se balançant continuellement,
semblaient chanter. Il y avait des chênes rugueux,
énormes, qui se convulsaient, s’étiraient du sol,
s’étreignaient les uns les autres, et, fermes sur
leurs troncs, pareils à des torses, se lançaient avec
leurs bras nus des appels de désespoir, des menaces
furibondes, comme un groupe de Titans immobilisés dans
leur colère. Quelque chose de plus lourd, une
langueur fiévreuse planait au-dessus des mares,
découpant la nappe de leurs eaux entre des buissons
d’épines ; les lichens de leur berge, où les loups
viennent boire, sont couleur de soufre, brûlés comme
par le pas des sorcières, et le coassement
ininterrompu des grenouilles répond au cri des
corneilles qui tournoient. Ensuite, ils traversaient
des clairières monotones, plantées d’un baliveau çà et
là. Un bruit de fer, des coups drus et nombreux
sonnaient ; c’était, au flanc d’une colline, une
compagnie de carriers battant les roches. Elles se
multipliaient de plus en plus, et finissaient par
emplir tout le paysage, cubiques comme des maisons,
plates comme des dalles, s’étayant, se surplombant, se
confondant telles que les ruines méconnaissables et
monstrueuses de quelque cité disparue. Mais la furie
même de leur chaos fait plutôt rêver à des volcans, à
des déluges, aux grands cataclysmes ignorés. Frédéric
disait qu’ils étaient là depuis le commencement du
monde et resteraient ainsi jusqu’à la fin ; Rosanette
détournait la tête, en affirmant que « ça la rendrait
folle », et s’en allait cueillir des bruyères. Leurs
petites fleurs violettes, tassées les unes près des
autres, formaient des plaques inégales, et la terre
qui s’écroulait de dessous mettait comme des franges
noires au bord des sables pailletés de mica.
Ils arrivèrent un jour à mi-hauteur d’une colline
tout en sable. Sa surface, vierge de pas, était rayée
en ondulations symétriques ; çà et là, tels que des
promontoires sur le lit desséché d’un océan, se
levaient des roches ayant de vagues formes d’animaux,
tortues avançant la tête, phoques qui rampent,
hippopotames et ours. Personne. Aucun bruit. Les
sables, frappés par le soleil, *348
éblouissaient ; et tout à coup, dans cette
vibration de la lumière, les bêtes parurent remuer.
Ils s’en retournèrent vite, fuyant le vertige, presque
effrayés.
Le sérieux de la forêt les gagnait ; et ils
avaient des heures de silence où, se laissant aller au
bercement des ressorts, ils demeuraient comme
engourdis dans une ivresse tranquille. Le bras sous la
taille, il l’écoutait parler pendant que les oiseaux
gazouillaient, observait presque du même coup d’œil
les raisins noirs de sa capote et les baies des
genévriers, les draperies de son voile, les volutes
des nuages ; et, quand il se penchait vers elle, la
fraîcheur de sa peau se mêlait au grand parfum des
bois. Ils s’amusaient de tout ; ils se montraient,
comme une curiosité, des fils de la Vierge suspendus
aux buissons, des trous pleins d’eau au milieu des
pierres, un écureuil sur les branches, le vol de deux
papillons qui les suivaient ; ou bien, à vingt pas
d’eux, sous les arbres, une biche marchait,
tranquillement, d’un air noble et doux, avec son faon
côte à côte. Rosanette aurait voulu courir après, pour
l’embrasser.
Elle eut bien peur une fois, quand un homme, se
présentant tout à coup, lui montra dans une boîte
trois vipères. Elle se jeta vivement contre Frédéric ;
il fut heureux de ce qu’elle était faible et de se
sentir assez fort pour la défendre.
Ce soir-là, ils dînèrent dans une auberge, au bord
de la Seine. La table était près de la fenêtre,
Rosanette en face de lui ; et il contemplait son petit
nez fin et blanc, ses lèvres retroussées, ses yeux
clairs, ses bandeaux châtains qui bouffaient, sa jolie
figure ovale. Sa robe de foulard écru collait à ses
épaules un peu tombantes ; et, sortant de leurs
manchettes tout unies, ses deux mains découpaient,
versaient à boire, s’avançaient sur la nappe. On leur
servit un poulet avec les quatre membres étendus, une
matelote d’anguilles dans un compotier en terre de
pipe, du vin râpeux, du pain trop dur, des couteaux
ébréchés. Tout cela augmentait le plaisir, l’illusion.
Ils se croyaient presque au milieu d’un voyage, en
Italie, dans leur lune de miel.
Avant de repartir, ils allèrent se promener le
long de la berge.
Le ciel d’un bleu tendre, arrondi comme un dôme,
s’appuyait à l’horizon sur la dentelure des bois. En
face, au bout de la prairie, il y avait un clocher
dans un village ; et, plus loin, à gauche, le toit
d’une maison faisait une *349 tache
rouge sur la rivière, qui semblait immobile dans toute
la longueur de sa sinuosité. Des joncs se penchaient
pourtant, et l’eau secouait légèrement des perches
plantées au bord pour tenir des filets ; une nasse
d’osier, deux ou trois vieilles chaloupes étaient là.
Près de l’auberge, une fille en chapeau de paille
tirait des seaux d’un puits ; chaque fois qu’ils
remontaient, Frédéric écoutait avec une jouissance
inexprimable le grincement de la chaîne.
Il ne doutait pas qu’il ne fût heureux pour
jusqu’à la fin de ses jours, tant son bonheur lui
paraissait naturel, inhérent à sa vie et à la personne
de cette femme. Un besoin le poussait à lui dire des
tendresses. Elle y répondait par de gentilles paroles,
de petites tapes sur l’épaule, des douceurs dont la
surprise le charmait. Il lui découvrait enfin une
beauté toute nouvelle, qui n’était peut-être que le
reflet des choses ambiantes, à moins que leurs
virtualités secrètes ne l’eussent fait s’épanouir.
Quand ils se reposaient au milieu de la campagne,
il s’étendait la tête sur ses genoux, à l’abri de son
ombrelle ; ou bien, couchés sur le ventre au milieu de
l’herbe, ils restaient l’un en face de l’autre, à se
regarder, plongeant dans leurs prunelles, altérés
d’eux-mêmes, s’en assouvissant toujours, puis les
paupières entre-fermées, ne parlant plus.
Quelquefois, ils entendaient tout au loin des
roulements de tambour. C’était la générale que l’on
battait dans les villages, pour aller défendre Paris.
— Ah ! tiens ! l’émeute ! disait Frédéric avec une
pitié dédaigneuse, toute cette agitation lui
apparaissant misérable à côté de leur amour et de la
nature éternelle.
Et ils causaient de n’importe quoi, de choses
qu’ils savaient parfaitement, de personnes qui ne les
intéressaient pas, de mille niaiseries. Elle
l’entretenait de sa femme de chambre et de son
coiffeur. Un jour, elle s’oublia à dire son âge :
vingt-neuf ans ; elle devenait vieille.
En plusieurs fois, sans le vouloir, elle lui
apprit des détails sur elle-même. Elle avait été
« demoiselle dans un magasin », avait fait un voyage
en Angleterre, commencé des études pour être actrice ;
tout cela sans transitions, et il ne pouvait
reconstruire un ensemble. Elle en conta plus long, un
jour qu’ils étaient assis sous un platane, au revers
d’un pré. En bas, sur le bord de la route, une petite
fille, nu-pieds dans la poussière, faisait *350
paître une vache. Dès qu’elle les aperçut,
elle vint leur demander l’aumône ; et, tenant d’une
main son jupon en lambeaux, elle grattait de l’autre
ses cheveux noirs qui entouraient comme une perruque à
la Louis XIV, toute sa tête brune, illuminée par des
yeux splendides.
— Elle sera bien jolie plus tard, dit Frédéric.
— Quelle chance pour elle si elle n’a pas de
mère ! reprit Rosanette.
— Hein ? comment ?
— Mais oui ; moi, sans la mienne…
Elle soupira, et se mit à parler de son enfance.
Ses parents étaient des canuts de la Croix-Rousse.
Elle servait son père comme apprentie. Le pauvre
bonhomme avait beau s’exténuer, sa femme l’invectivait
et vendait tout pour aller boire. Rosanette voyait
leur chambre, avec les métiers rangés en longueur
contre les fenêtres, le pot-bouille sur le poêle, le
lit peint en acajou, une armoire en face, et la
soupente obscure où elle avait couché jusqu’à quinze
ans. Enfin un monsieur était venu, un homme gras, la
figure couleur de buis, des façons de dévot, habillé
de noir. Sa mère et lui eurent ensemble une
conversation, si bien que, trois jours après…
Rosanette s’arrêta, et, avec un regard plein
d’impudeur et d’amertume :
— C’était fait !
Puis, répondant au geste de Frédéric :
— Comme il était marié, il aurait craint de se
compromettre dans sa maison, on m’emmena dans un
cabinet de restaurateur, et on m’avait dit que je
serais heureuse, que je recevrais un beau cadeau.
Dès la porte, la première chose qui m’a frappée,
c’était un candélabre de vermeil, sur une table où il
y avait deux couverts. Une glace au plafond les
reflétait, et les tentures des murailles, en
soie bleue, faisaient ressembler tout l’appartement à
une alcôve. Une surprise m’a saisie. Tu comprends, un
pauvre être qui n’a jamais rien vu ! Malgré mon
éblouissement j’avais peur. Je désirais m’en aller. Je
suis restée pourtant.
Le seul siège qu’il y eût était un divan contre la
table. Il a cédé sous moi avec mollesse, la bouche du
calorifère dans le tapis m’envoyait une haleine
chaude, et je restai là sans rien prendre. Le garçon
qui se tenait debout m’a engagée à manger. Il m’a
versé tout de suite un grand verre de vin ; la tête me
tournait, j’ai voulu ouvrir la fenêtre, il m’a dit : —
Non, mademoiselle, c’est *351 défendu.
Et il m’a quittée. La table était couverte d’un tas de
choses que je ne connaissais pas. Rien ne m’a semblé
bon. Alors je me suis rabattue sur un pot de
confitures, et j’attendais toujours. Je ne sais quoi
l’empêchait de venir. Il était très tard, minuit au
moins, je n’en pouvais plus de fatigue ; en repoussant
un des oreillers pour mieux m’étendre, je rencontre
sous ma main une sorte d’album, un cahier ; c’étaient
des images obscènes… Je dormais dessus, quand il est
entré.
Elle baissa la tête, et demeura pensive.
Les feuilles autour d’eux susurraient ; dans un
fouillis d’herbes, une grande digitale se balançait,
la lumière coulait comme une onde sur le gazon ; et le
silence était coupé à intervalles rapides par le
broutement de la vache qu’on ne voyait plus.
Rosanette considérait un point par terre, à trois
pas d’elle, fixement, les narines battantes, absorbée.
Frédéric lui prit la main.
— Comme tu as souffert, pauvre chérie !
— Oui, dit-elle, plus que tu ne crois !… Jusqu’à
vouloir en finir ; on m’a repêchée.
— Comment ?
— Ah ! n’y pensons plus !… Je t’aime, je suis
heureuse ! embrasse-moi.
Et elle ôta, une à une, les brindilles de chardons
accrochées dans le bas de sa robe.
Frédéric songeait surtout à ce qu’elle n’avait pas
dit. Par quels degrés avait-elle pu sortir de la
misère ? À quel amant devait-elle son éducation ? Que
s’était-il passé dans sa vie jusqu’au jour où il était
venu chez elle pour la première fois ? Son dernier
aveu interdisait les questions. Il lui demanda,
seulement, comment elle avait fait la connaissance
d’Arnoux.
— Par la Vatnaz.
— N’était-ce pas toi que j’ai vue, une fois, au
Palais-Royal, avec eux deux ?
Il cita la date précise. Rosanette fit un effort.
— Oui, c’est vrai !… Je n’étais pas gaie dans ce
temps-là !
Mais Arnoux s’était montré excellent. Frédéric
n’en doutait pas ; cependant, leur ami était un drôle
d’homme, plein de défauts ; il eut soin de les
rappeler. Elle en convenait.
— N’importe !… On l’aime tout de même, ce
chameau-là !
*352 — Encore,
maintenant ? dit Frédéric.
Elle se mit à rougir, moitié riante, moitié
fâchée.
— Eh ! non ! C’est de l’histoire ancienne. Je ne
te cache rien. Quand même cela serait, lui, c’est
différent ! D’ailleurs, je ne te trouve pas gentil
pour ta victime.
— Ma victime ?
Rosanette lui prit le menton.
— Sans doute !
Et, zézayant à la manière des nourrices :
— Avons pas toujours été bien sage ! Avons fait
dodo avec sa femme !
— Moi ! jamais de la vie !
Rosanette sourit. Il fut blessé de son sourire,
preuve d’indifférence, crut-il. Mais elle reprit
doucement, et avec un de ces regards qui implorent le
mensonge :
— Bien sûr ?
— Certainement !
Frédéric jura sa parole d’honneur qu’il n’avait
jamais pensé à Mme Arnoux, étant trop amoureux d’une
autre.
— De qui donc ?
— Mais de vous, ma toute belle !
— Ah ! ne te moque pas de moi ! Tu m’agaces !
Il jugea prudent d’inventer une histoire, une
passion. Il trouva des détails circonstanciés. Cette
personne, du reste, l’avait rendu fort malheureux.
— Décidément, tu n’as pas de chance ! dit
Rosanette.
— Oh ! oh ! peut-être ! voulant faire entendre par
là plusieurs bonnes fortunes, afin de donner de lui
meilleure opinion, de même que Rosanette n’avouait pas
tous ses amants pour qu’il l’estimât davantage, car au
milieu des confidences les plus intimes, il y a
toujours des restrictions, par fausse honte,
délicatesse, pitié. On découvre chez l’autre ou dans
soi-même des précipices ou des fanges qui empêchent de
poursuivre ; on sent, d’ailleurs, que l’on ne serait
pas compris ; il est difficile d’exprimer exactement
quoi que ce soit ; aussi les unions complètes sont
rares.
La pauvre Maréchale n’en avait jamais connu de
meilleure. Souvent, quand elle considérait Frédéric,
des larmes lui arrivaient aux paupières, puis elle
levait les yeux, ou les projetait vers l’horizon,
comme si elle avait aperçu quelque grande aurore, des
perspectives de félicité sans bornes. Enfin, un jour,
elle avoua qu’elle souhaitait faire dire une messe
« pour que ça porte bonheur à notre amour ».
*353 D’où venait
donc qu’elle lui avait résisté pendant si longtemps ?
Elle n’en savait rien elle-même. Il renouvela
plusieurs fois sa question ; et elle répondait en le
serrant dans ses bras :
— C’est que j’avais peur de t’aimer trop, mon
chéri !
Le dimanche matin, Frédéric lut dans un journal,
sur une liste de blessés, le nom de Dussardier. Il
jeta un cri et montrant le papier à Rosanette, déclara
qu’il allait partir immédiatement.
— Pourquoi faire ?
— Mais pour le voir, le soigner !
— Tu ne vas pas me laisser seule, j’imagine ?
— Viens avec moi.
— Ah ! que j’aille me fourrer dans une bagarre
pareille ! Merci bien !
— Cependant, je ne peux pas…
— Ta ta ta ! Comme si on manquait d’infirmiers
dans les hôpitaux ! Et puis, qu’est-ce que ça le
regardait encore, celui-là ? Chacun pour soi !
Il fut indigné de cet égoïsme, et il se reprocha
de n’être pas là-bas avec les autres. Tant
d’indifférence aux malheurs de la patrie avait
quelque chose de mesquin et de bourgeois. Son amour
lui pesa tout à coup comme un crime. Ils se boudèrent
pendant une heure.
Puis elle le supplia d’attendre, de ne pas
s’exposer.
— Si par hasard on te tue !
— Eh ! je n’aurai fait que mon devoir !
Rosanette bondit. D’abord, son devoir était de
l’aimer. C’est qu’il ne voulait plus d’elle, sans
doute ! Ça n’avait pas le sens commun ! Quelle idée,
mon Dieu !
Frédéric sonna pour avoir la note. Mais il n’était
pas facile de s’en retourner à Paris. La voiture des
messageries Leloir venait de partir, les berlines
Lecomte ne partiraient pas, la diligence du
Bourbonnais ne passerait que tard dans la nuit, et
serait peut-être pleine ; on n’en savait rien. Quand
il eut perdu beaucoup de temps à ces informations,
l’idée lui vint de prendre la poste. Le maître de
poste refusa de fournir des chevaux, Frédéric n’ayant
point de passeport. Enfin, il loua une calèche (la
même qui les avait promenés) et ils arrivèrent devant
l’hôtel du Commerce, à Melun, vers cinq heures.
La place du Marché était couverte de faisceaux
d’armes. Le préfet avait défendu aux gardes nationaux
de se porter sur Paris. Ceux qui n’étaient pas de son
département *354 voulaient
continuer leur route. On criait. L’auberge était
pleine de tumulte.
Rosanette, prise de peur, déclara qu’elle n’irait
pas plus loin, et le supplia encore de rester.
L’aubergiste et sa femme se joignirent à elle. Un
brave homme qui dînait s’en mêla, affirmant que la
bataille serait terminée d’ici à peu ; d’ailleurs
il fallait faire son devoir. Alors, la Maréchale
redoubla de sanglots. Frédéric était exaspéré. Il lui
donna sa bourse, l’embrassa vivement, et disparut.
Arrivé à Corbeil, dans la gare, on lui apprit que
les insurgés avaient de distance en distance coupé les
rails, et le cocher refusa de le conduire plus loin ;
ses chevaux, disait-il, étaient « rendus ».
Par sa protection cependant, Frédéric obtint un
mauvais cabriolet qui, pour la somme de soixante
francs, sans compter le pourboire, consentit à le
mener jusqu’à la barrière d’Italie. Mais, à cent pas
de la barrière, son conducteur le fit descendre et
s’en retourna. Frédéric marchait sur la route, quand
tout à coup une sentinelle croisa la baïonnette.
Quatre hommes l’empoignèrent en vociférant :
— C’en est un ! Prenez garde ! Fouillez-le !
Brigand ! Canaille !
Et sa stupéfaction fut si profonde, qu’il se
laissa entraîner au poste de la barrière, dans le
rond-point même où convergent les boulevards des
Gobelins et de l’Hôpital et les rues Godefroy et
Mouffetard.
Quatre barricades formaient, au bout des quatre
voies, d’énormes talus de pavés ; des torches çà et là
grésillaient ; malgré la poussière qui s’élevait, il
distingua des fantassins de la ligne et des gardes
nationaux, tous le visage noir, débraillés, hagards.
Ils venaient de prendre la place, avaient fusillé
plusieurs hommes ; leur colère durait encore. Frédéric
dit qu’il arrivait de Fontainebleau au secours d’un
camarade blessé logeant rue Bellefond ; personne
d’abord ne voulut le croire ; on examina ses mains, on
flaira même son oreille pour s’assurer qu’il ne
sentait pas la poudre.
Cependant, à force de répéter la même chose, il
finit par convaincre un capitaine, qui ordonna à deux
fusiliers de le conduire au poste du Jardin des
Plantes.
Ils descendirent le boulevard de l’Hôpital. Une
forte brise soufflait. Elle le ranima.
Ils tournèrent ensuite par la rue du
Marché-aux-Chevaux. Le Jardin des Plantes, à droite,
faisait une grande *355 masse
noire ; tandis qu’à gauche, la façade entière de la
Pitié, éclairée à toutes ses fenêtres, flambait comme
un incendie, et des ombres passaient rapidement sur
les carreaux.
Les deux hommes de Frédéric s’en allèrent. Un
autre l’accompagna jusqu’à l’École polytechnique.
La rue Saint-Victor était toute sombre, sans un
bec de gaz ni une lumière aux maisons. De dix minutes
en dix minutes, on entendait :
— Sentinelles ! prenez garde à vous !
Et ce cri, jeté au milieu du silence, se
prolongeait comme la répercussion d’une pierre tombant
dans un abîme.
Quelquefois, un battement de pas lourds
s’approchait. C’était une patrouille de cent hommes au
moins ; des chuchotements, de vagues cliquetis de fer
s’échappaient de cette masse confuse ; et, s’éloignant
avec un balancement rythmique, elle se fondait dans
l’obscurité.
Il y avait au centre des carrefours un dragon à
cheval, immobile. De temps en temps, une estafette
passait au grand galop, puis le silence recommençait.
Des canons en marche faisaient au loin sur le pavé un
roulement sourd et formidable ; le cœur se serrait à
ces bruits différant de tous les bruits ordinaires.
Ils semblaient même élargir le silence, qui était
profond, absolu, un silence noir. Des hommes en blouse
blanche abordaient les soldats, leur disaient un mot,
et s’évanouissaient comme des fantômes.
Le poste de l’École polytechnique regorgeait de
monde. Des femmes encombraient le seuil, demandant à
voir leur fils ou leur mari. On les renvoyait au
Panthéon transformé en dépôt de cadavres, et on
n’écoutait pas Frédéric. Il s’obstina, jurant que son
ami Dussardier l’attendait, allait mourir. On lui
donna enfin un caporal pour le mener au haut de la rue
Saint-Jacques, à la mairie du XVIIe arrondissement.
La place du Panthéon était pleine de soldats
couchés sur de la paille. Le jour se levait. Les feux
de bivac s’éteignaient.
L’insurrection avait laissé dans ce quartier-là
des traces formidables. Le sol des rues se trouvait,
d’un bout à l’autre, inégalement bosselé. Sur les
barricades en ruines, il restait des omnibus, des
tuyaux de gaz, des roues de charrettes ; de petites
flaques noires, en de certains endroits, devaient être
du sang. Les maisons étaient *356
criblées de projectiles, et leur charpente
se montrait sous les écaillures du plâtre. Des
jalousies, tenant par un clou, pendaient comme des
haillons. Les escaliers ayant croulé, des portes
s’ouvraient sur le vide. On apercevait l’intérieur des
chambres avec leurs papiers en lambeaux ; des choses
délicates s’y étaient conservées, quelquefois.
Frédéric observa une pendule, un bâton de perroquet,
des gravures.
Quand il entra dans la mairie, les gardes
nationaux bavardaient intarissablement sur les morts
de Bréa et de Négrier, du représentant Charbonnel et
de l’archevêque de Paris. On disait que le duc
d’Aumale était débarqué à Boulogne, Barbès, enfui de
Vincennes ; que l’artillerie arrivait de Bourges et
que les secours de la province affluaient. Vers trois
heures, quelqu’un apporta de bonnes nouvelles ; des
parlementaires de l’émeute étaient chez le président
de l’Assemblée.
Alors, on se réjouit ; et, comme il avait encore
douze francs, Frédéric fit venir douze bouteilles de
vin, espérant par là hâter sa délivrance. Tout à coup,
on crut entendre une fusillade. Les libations
s’arrêtèrent ; on regarda l’inconnu avec des yeux
méfiants ; ce pouvait être Henri V.
Pour n’avoir aucune responsabilité, ils le
transportèrent à la mairie du xie arrondissement, d’où
on ne lui permit pas de sortir avant neuf heures du
matin.
Il alla en courant jusqu’au quai Voltaire. À une
fenêtre ouverte, un vieillard en manches de chemise
pleurait, les yeux levés. La Seine coulait
paisiblement. Le ciel était tout bleu ; dans les
arbres des Tuileries, des oiseaux chantaient.
Frédéric traversait le Carrousel quand une civière
vint à passer. Le poste, tout de suite, présenta les
armes, et l’officier dit en mettant la main à son
shako :
— Honneur au courage malheureux !
Cette parole était devenue presque obligatoire ;
celui qui la prononçait paraissait toujours
solennellement ému. Un groupe de gens furieux
escortait la civière, en criant :
— Nous vous vengerons ! nous vous vengerons !
Les voitures circulaient sur le boulevard, et des
femmes devant les portes faisaient de la charpie.
Cependant, l’émeute était vaincue ou à peu près ; une
proclamation de Cavaignac, affichée tout à l’heure,
l’annonçait. Au haut de la rue Vivienne, un peloton de
mobiles parut. Alors, les bourgeois poussèrent des
cris d’enthousiasme ; *357 ils
levaient leurs chapeaux, applaudissaient, dansaient,
voulaient les embrasser, leur offrir à boire, et des
fleurs jetées par des dames tombaient des balcons.
Enfin, à dix heures, au moment où le canon
grondait pour prendre le faubourg Saint-Antoine,
Frédéric arriva chez Dussardier. Il le trouva dans sa
mansarde, étendu sur le dos et dormant. De la pièce
voisine une femme sortit à pas muets, Mlle Vatnaz.
Elle emmena Frédéric à l’écart, et lui apprit
comment Dussardier avait reçu sa blessure.
Le samedi, au haut d’une barricade, dans la rue
Lafayette, un gamin enveloppé d’un drapeau tricolore
criait aux gardes nationaux : « Allez-vous tirer
contre vos frères ! » Comme ils s’avançaient,
Dussardier avait jeté bas son fusil, écarté les
autres, bondi sur la barricade, et, d’un coup de
savate, abattu l’insurgé en lui arrachant le drapeau.
On l’avait retrouvé sous les décombres, la cuisse
percée d’un lingot de cuivre. Il avait fallu débrider
la plaie, extraire le projectile. Mlle Vatnaz était
arrivée le soir même, et, depuis ce temps-là, ne le
quittait plus.
Elle préparait avec intelligence tout ce qu’il
fallait pour les pansements, l’aidait à boire,
épiait ses moindres désirs, allait et venait plus
légère qu’une mouche, et le contemplait avec des yeux
tendres.
Frédéric, pendant deux semaines, ne manqua pas de
revenir tous les matins ; un jour qu’il parlait du
dévouement de la Vatnaz, Dussardier haussa les
épaules.
— Eh non ! c’est par intérêt !
— Tu crois ?
Il reprit :
— J’en suis sûr ! sans vouloir s’expliquer
davantage.
Elle le comblait de prévenances, jusqu’à lui
apporter les journaux où l’on exaltait sa belle
action. Ces hommages paraissaient l’importuner. Il
avoua même à Frédéric l’embarras de sa conscience.
Peut-être qu’il aurait dû se mettre de l’autre
bord, avec les blouses ; car enfin on leur avait
promis un tas de choses qu’on n’avait pas tenues.
Leurs vainqueurs détestaient la République ; et puis,
on s’était montré bien dur pour eux ! Ils avaient
tort, sans doute, pas tout à fait, cependant ; et le
brave garçon était torturé par cette idée qu’il
pouvait avoir combattu la justice.
Sénécal, enfermé aux Tuileries sous la terrasse du
bord de l’eau, n’avait rien de ces angoisses.
Ils étaient là, neuf cents hommes, entassés dans *358
l’ordure, pêle-mêle, noirs de poudre et de
sang caillé, grelottant la fièvre, criant de rage ; et
on ne retirait pas ceux qui venaient à mourir parmi
les autres. Quelquefois, au bruit soudain d’une
détonation, ils croyaient qu’on allait tous les
fusiller ; alors, ils se précipitaient contre les
murs, puis retombaient à leur place, tellement hébétés
par la douleur, qu’il leur semblait vivre dans un
cauchemar, une hallucination funèbre. La lampe
suspendue à la voûte avait l’air d’une tache de sang ;
et de petites flammes vertes et jaunes voltigeaient,
produites par les émanations du caveau. Dans la
crainte des épidémies, une commission fut nommée. Dès
les premières marches, le président se rejeta en
arrière, épouvanté par l’odeur des excréments et des
cadavres. Quand les prisonniers s’approchaient d’un
soupirail, les gardes nationaux qui étaient de faction
pour les empêcher d’ébranler les grilles, fourraient
des coups de baïonnette, au hasard, dans le tas.
Ils furent, généralement, impitoyables. Ceux qui
ne s’étaient pas battus voulaient se signaler. C’était
un débordement de peur. On se vengeait à la fois des
journaux, des clubs, des attroupements, des doctrines,
de tout ce qui exaspérait depuis trois mois ; et, en
dépit de la victoire, l’égalité (comme pour le
châtiment de ses défenseurs et la dérision de ses
ennemis) se manifestait triomphalement, une égalité de
bêtes brutes, un même niveau de turpitudes
sanglantes ; car le fanatisme des intérêts équilibra
les délires du besoin, l’aristocratie eut les fureurs
de la crapule, et le bonnet de coton ne se montra pas
moins hideux que le bonnet rouge. La raison publique
était troublée comme après les grands bouleversements
de la nature. Des gens d’esprit en restèrent idiots
pour toute leur vie.
Le père Roque était devenu très brave, presque
téméraire. Arrivé le 26 à Paris avec les Nogentais, au
lieu de s’en retourner en même temps qu’eux, il avait
été s’adjoindre à la garde nationale qui campait aux
Tuileries ; et il fut très content d’être placé en
sentinelle devant la terrasse du bord de l’eau. Au
moins, là, il les avait sous lui, ces brigands ! Il
jouissait de leur défaite, de leur abjection, et ne
pouvait se retenir de les invectiver.
Un d’eux, un adolescent à longs cheveux blonds,
mit sa face aux barreaux en demandant du pain. M.
Roque lui ordonna de se taire. Mais le jeune homme
répétait d’une voix lamentable :
— Du pain !
*359 — Est-ce que
j’en ai, moi !
D’autres prisonniers apparurent dans le soupirail,
avec leurs barbes hérissées, leurs prunelles
flamboyantes, tous se poussant et hurlant :
— Du pain !
Le père Roque fut indigné de voir son autorité
méconnue. Pour leur faire peur, il les mit en joue ;
et, porté jusqu’à la voûte par le flot qui
l’étouffait, le jeune homme, la tête en arrière, cria
encore une fois :
— Du pain !
— Tiens ! en voilà ! dit le père Roque, en lâchant
son coup de fusil.
Il y eut un énorme hurlement, puis, rien. Au bord
du baquet, quelque chose de blanc était resté.
Après quoi, M. Roque s’en retourna chez lui ; car
il possédait, rue Saint-Martin, une maison où il
s’était réservé un pied-à-terre ; et les dommages
causés par l’émeute à la devanture de son immeuble
n’avaient pas contribué médiocrement à le rendre
furieux. Il lui sembla, en la revoyant, qu’il s’était
exagéré le mal. Son action de tout à l’heure
l’apaisait, comme une indemnité.
Ce fut sa fille elle-même qui lui ouvrit la porte.
Elle lui dit, tout de suite, que son absence trop
longue l’avait inquiétée ; elle avait craint un
malheur, une blessure.
Cette preuve d’amour filial attendrit le père
Roque. Il s’étonna qu’elle se fût mise en route sans
Catherine.
— Je l’ai envoyée faire une commission, répondit
Louise.
Et elle s’informa de sa santé, de choses et
d’autres ; puis, d’un air indifférent, lui demanda si
par hasard il n’avait pas rencontré Frédéric.
— Non ! pas le moins du monde !
C’était pour lui seul qu’elle avait fait le
voyage.
Quelqu’un marcha dans le corridor.
— Ah ! pardon…
Et elle disparut.
Catherine n’avait point trouvé Frédéric. Il était
absent depuis plusieurs jours, et son ami intime, M.
Deslauriers, habitait maintenant la province.
Louise reparut toute tremblante, sans pouvoir
parler. Elle s’appuyait contre les meubles.
— Qu’as-tu ? qu’as-tu donc ? s’écria son père.
Elle fit signe que ce n’était rien, et par un
grand effort de volonté se remit.
Le traiteur d’en face apporta la soupe. Mais le
père *360 Roque avait
subi une trop violente émotion. « Ça ne pouvait pas
passer », et il eut au dessert une espèce de
défaillance. On envoya chercher vivement un médecin,
qui prescrivit une potion. Puis, quand il fut dans son
lit, M. Roque exigea le plus de couvertures possible,
pour se faire suer. Il soupirait, il geignait.
— Merci, ma bonne Catherine ! — Baise ton pauvre
père, ma poulette ! Ah ! ces révolutions !
Et, comme sa fille le grondait de s’être rendu
malade en se tourmentant pour elle, il répliqua :
— Oui ! tu as raison ! Mais c’est plus fort que
moi ! Je suis trop sensible !
|
Chapitre II
*361 Madame
Dambreuse, dans son boudoir, entre sa nièce et miss
John, écoutait parler M. Roque, contant ses fatigues
militaires.
Elle se mordait les lèvres, semblait souffrir.
— Oh ! ce n’est rien ! ça se passera !
Et, d’un air gracieux :
— Nous aurons à dîner une de vos connaissances, M.
Moreau.
Louise tressaillit.
— Puis seulement quelques intimes, Alfred de Cisy,
entre autres.
Et elle vanta ses manières, sa figure, et
principalement ses mœurs.
Mme Dambreuse mentait moins qu’elle ne croyait ;
le vicomte rêvait le mariage. Il l’avait dit à
Martinon, ajoutant qu’il était sûr de plaire
à Mlle Cécile et que ses parents l’accepteraient.
Pour risquer une telle confidence, il devait avoir
sur la dot des renseignements avantageux. Or Martinon
soupçonnait Cécile d’être la fille naturelle de M.
Dambreuse ; et il eût été, probablement, très fort de
demander sa main à tout hasard. Cette audace offrait
des dangers ; aussi Martinon, jusqu’à présent, s’était
conduit de manière à ne pas se compromettre ;
d’ailleurs, il ne savait comment se débarrasser de la
tante. Le mot de Cisy le détermina ; et il avait fait
sa requête au banquier, lequel, n’y voyant pas
d’obstacle, venait d’en prévenir Mme Dambreuse.
Cisy parut. Elle se leva, dit :
— Vous nous oubliez… Cécile, shake hands !
Au même moment, Frédéric entrait.
— Ah ! enfin ! on vous retrouve ! s’écria le père
Roque. J’ai été trois fois chez vous, avec Louise,
cette semaine !
*362 Frédéric les
avait soigneusement évités. Il allégua qu’il passait
tous ses jours près d’un camarade blessé. Depuis
longtemps, du reste, un tas de choses l’avaient pris ;
et il cherchait des histoires. Heureusement, les
convives arrivèrent : d’abord M. Paul de Grémonville,
le diplomate entrevu au bal ; puis Fumichon, cet
industriel dont le dévouement conservateur l’avait un
soir scandalisé ; la vieille duchesse de
Montreuil-Nantua les suivait.
Mais deux voix s’élevèrent dans l’antichambre.
— J’en suis certaine, disait l’une.
— Chère belle dame ! chère belle dame ! répondait
l’autre, de grâce, calmez-vous !
C’était M. de Nonancourt, un vieux beau, l’air
momifié dans du cold-cream, et Mme de Larsillois,
l’épouse d’un préfet de Louis-Philippe. Elle tremblait
extrêmement, car elle avait entendu, tout à l’heure,
sur un orgue, une polka qui était un signal entre les
insurgés. Beaucoup de bourgeois avaient des
imaginations pareilles ; on croyait que des hommes,
dans les catacombes, allaient faire sauter le faubourg
Saint-Germain ; des rumeurs s’échappaient des caves ;
il se passait aux fenêtres des choses suspectes.
Tout le monde s’évertua cependant à
tranquilliser Mme de Larsillois. L’ordre était
rétabli. Plus rien à craindre. « Cavaignac nous a
sauvés ! » Comme si les horreurs de l’insurrection
n’eussent pas été suffisamment nombreuses, on les
exagérait. Il y avait eu vingt-trois mille forçats du
côté des socialistes, pas moins !
On ne doutait nullement des vivres empoisonnés,
des mobiles sciés entre deux planches, et des
inscriptions des drapeaux qui réclamaient le pillage,
l’incendie.
— Et quelque chose de plus ! ajouta l’ex-préfète.
— Ah ! chère ! dit par pudeur Mme Dambreuse, en
désignant d’un coup d’œil les trois jeunes filles.
M. Dambreuse sortit de son cabinet avec Martinon.
Elle détourna la tête, et répondit aux saluts de
Pellerin qui s’avançait. L’artiste considérait les
murailles, d’une façon inquiète. Le banquier le prit à
part, et lui fit comprendre qu’il avait dû, pour le
moment, cacher sa toile révolutionnaire.
— Sans doute ! dit Pellerin, son échec au Club
de l’Intelligence ayant modifié ses opinions.
M. Dambreuse glissa fort poliment qu’il lui
commanderait d’autres travaux.
— Mais pardon !… — Ah ! cher ami ! quel bonheur !
*363 Arnoux
et Mme Arnoux étaient devant Frédéric.
Il eut comme un vertige. Rosanette, avec
son admiration pour les soldats, l’avait agacé toute
l’après-midi ; et le vieil amour se réveilla.
Le maître d’hôtel vint annoncer que Madame était
servie. D’un regard, elle ordonna au vicomte de
prendre le bras de Cécile, dit tout bas à Martinon :
« Misérable ! », et on passa dans la salle à manger.
Sous les feuilles vertes d’un ananas, au milieu de
la nappe, une dorade s’allongeait, le museau tendu
vers un quartier de chevreuil et touchant de sa queue
un buisson d’écrevisses. Des figues, des cerises
énormes, des poires et des raisins (primeurs de la
culture parisienne) montaient en pyramides dans des
corbeilles de vieux saxe ; une touffe de fleurs, par
intervalles, se mêlait aux claires argenteries ; les
stores de soie blanche, abaissés devant les fenêtres,
emplissaient l’appartement d’une lumière douce ; il
était rafraîchi par deux fontaines où il y avait des
morceaux de glace ; et de grands domestiques en
culotte courte servaient. Tout cela semblait meilleur
après l’émotion des jours passés. On rentrait dans la
jouissance des choses que l’on avait eu peur de
perdre ; et Nonancourt exprima le sentiment général en
disant :
— Ah ! espérons que MM. les républicains vont nous
permettre de dîner !
— Malgré leur fraternité ! ajouta spirituellement
le père Roque.
Ces deux honorables étaient à la droite et à la
gauche de Mme Dambreuse, ayant devant elle son mari,
entre Mme de Larsillois, flanquée du diplomate et la
vieille duchesse, que Fumichon coudoyait. Puis
venaient le peintre, le marchand de
faïences, Mlle Louise, et grâce à Martinon, qui
lui avait enlevé sa place pour se mettre auprès de
Cécile, Frédéric se trouvait à côté de Mme Arnoux.
Elle portait une robe de barège noir, un cercle
d’or au poignet, et, comme le premier jour où il avait
dîné chez elle, quelque chose de rouge dans les
cheveux, une branche de fuchsia entortillée à son
chignon. Il ne put s’empêcher de lui dire :
— Voilà longtemps que nous ne nous sommes vus !
— Ah ! répliqua-t-elle froidement.
Il reprit, avec une douceur dans la voix qui
atténuait l’impertinence de sa question :
— Avez-vous quelquefois pensé à moi ?
*364 — Pourquoi y
penserais-je ?
Frédéric fut blessé par ce mot.
— Vous avez peut-être raison, après tout.
Mais, se repentant vite, il jura qu’il n’avait pas
vécu un seul jour sans être ravagé par son souvenir.
— Je n’en crois absolument rien, monsieur.
— Cependant, vous savez que je vous aime !
Mme Arnoux ne répondit pas.
— Vous savez que je vous aime.
Elle se taisait toujours.
« Eh bien, va te promener ! » se dit Frédéric.
Et, levant les yeux, il aperçut, à l’autre bout de
la table, Mlle Roque.
Elle avait cru coquet de s’habiller tout en vert,
couleur qui jurait grossièrement avec le ton de ses
cheveux rouges. Sa boucle de ceinture était trop
haute, sa collerette l’engonçait ; ce peu d’élégance
avait contribué sans doute au froid abord de Frédéric.
Elle l’observait de loin, curieusement ; et Arnoux,
près d’elle, avait beau prodiguer les galanteries, il
n’en pouvait tirer trois paroles, si bien que,
renonçant à plaire, il écouta la conversation. Elle
roulait maintenant sur les purées d’ananas du
Luxembourg.
Louis Blanc, d’après Fumichon, possédait un hôtel
rue Saint-Dominique et refusait de louer aux ouvriers.
— Moi, ce que je trouve drôle, dit Nonancourt,
c’est Ledru-Rollin chassant dans les domaines de la
Couronne !
— Il doit vingt mille francs à un orfèvre ! ajouta
Cisy ; et même on prétend…
Mme Dambreuse l’arrêta.
— Ah ! que c’est vilain de s’échauffer pour la
politique ! Un jeune homme, fi donc ! Occupez-vous
plutôt de votre voisine !
Ensuite, les gens sérieux attaquèrent les
journaux.
Arnoux prit leur défense ; Frédéric s’en mêla, les
appelant des maisons de commerce pareilles aux autres.
Leurs écrivains, généralement, étaient des imbéciles,
ou des blagueurs ; il se donna pour les connaître, et
combattait par des sarcasmes les sentiments généreux
de son ami. Mme Arnoux ne voyait pas que c’était une
vengeance contre elle.
Cependant, le vicomte se torturait l’intellect
afin de conquérir Mlle Cécile. D’abord, il étala des
goûts d’artiste, en blâmant la forme des carafons et
la gravure des couteaux. Puis il parla de son écurie,
de son tailleur et de son chemisier ; enfin, il aborda
le chapitre de la religion *365
et trouva moyen de faire entendre qu’il
accomplissait tous ses devoirs.
Martinon s’y prenait mieux. D’un train monotone,
et en la regardant continuellement, il vantait son
profil d’oiseau, sa fade chevelure blonde, ses mains
trop courtes. La laide jeune fille se délectait sous
cette averse de douceurs.
On n’en pouvait rien entendre, tous parlant très
haut. M. Roque voulait pour gouverner la France « un
bras de fer ». Nonancourt regretta même que l’échafaud
politique fût aboli. On aurait dû tuer en masse tous
ces gredins-là !
— Ce sont même des lâches, dit Fumichon. Je ne
vois pas de bravoure à se mettre derrière les
barricades !
— À propos, parlez-nous donc de Dussardier ! dit
M. Dambreuse en se tournant vers Frédéric.
Le brave commis était maintenant un héros, comme
Sallesse, les frères Jeanson, la femme Péquillet, etc.
Frédéric, sans se faire prier, débita l’histoire
de son ami ; il lui en revint une espèce d’auréole.
On arriva, tout naturellement, à relater
différents traits de courage. Suivant le diplomate, il
n’était pas difficile d’affronter la mort, témoin ceux
qui se battent en duel.
— On peut s’en rapporter au vicomte, dit Martinon.
Le vicomte devint très rouge.
Les convives le regardaient ; et Louise, plus
étonnée que les autres, murmura :
— Qu’est-ce donc ?
— Il a calé devant Frédéric, reprit tout
bas Arnoux.
— Vous savez quelque chose, mademoiselle ? demanda
aussitôt Nonancourt.
Et il dit sa réponse à Mme Dambreuse, qui, se
penchant un peu, se mit à regarder Frédéric.
Martinon n’attendit pas les questions de Cécile.
Il lui apprit que cette affaire concernait une
personne inqualifiable. La jeune fille se recula
légèrement sur sa chaise, comme pour fuir le contact
de ce libertin.
La conversation avait recommencé. Les grands vins
de Bordeaux circulaient, on s’animait ; Pellerin en
voulait à la révolution à cause du musée espagnol,
définitivement perdu. C’était ce qui l’affligeait le
plus, comme peintre. À ce mot, M. Roque l’interpella.
— Ne seriez-vous pas l’auteur d’un tableau très
remarquable ?
*366 — Peut-être !
Lequel ?
— Cela représente une dame dans un costume… ma
foi !… un peu… léger, avec une bourse et un paon
derrière.
Frédéric à son tour s’empourpra. Pellerin faisait
semblant de ne pas entendre.
— Cependant c’est bien de vous ! Car il y a votre
nom écrit au bas, et une ligne sur le cadre constatant
que c’est la propriété de M. Moreau.
Un jour que le père Roque et sa fille
l’attendaient chez lui, ils avaient vu le portrait de
la Maréchale. Le bonhomme l’avait même pris pour « un
tableau gothique ».
— Non ! dit Pellerin brutalement ; c’est un
portrait de femme.
Martinon ajouta :
— D’une femme très vivante ! N’est-ce pas, Cisy ?
— Eh ! je n’en sais rien.
— Je croyais que vous la connaissiez. Mais du
moment que ça vous fait de la peine, mille excuses !
Cisy baissa les yeux, prouvant par son embarras
qu’il avait dû jouer un rôle pitoyable à l’occasion de
ce portrait. Quant à Frédéric, le modèle ne pouvait
être que sa maîtresse. Ce fut une de ces convictions
qui se forment tout de suite, et les figures de
l’assemblée la manifestaient clairement.
« Comme il me mentait ! » se dit Mme Arnoux.
« C’est donc pour cela qu’il m’a quittée ! » pensa
Louise.
Frédéric s’imaginait que ces deux histoires
pouvaient le compromettre ; et quand on fut dans le
jardin, il en fit des reproches à Martinon.
L’amoureux de Mlle Cécile lui éclata de rire au
nez.
— Eh ! pas du tout ! ça te servira ! Va de
l’avant !
Que voulait-il dire ? D’ailleurs, pourquoi cette
bienveillance si contraire à ses habitudes ? Sans rien
expliquer, il s’en alla vers le fond, où les dames
étaient assises. Les hommes se tenaient debout, et
Pellerin, au milieu d’eux, émettait des idées. Ce
qu’il y avait de plus favorable pour les arts, c’était
une monarchie bien entendue. Les temps modernes le
dégoûtaient, « quand ce ne serait qu’à cause de la
garde nationale », il regrettait le moyen âge,
Louis XIV ; M. Roque le félicita de ses opinions,
avouant même qu’elles renversaient tous ses préjugés
sur les artistes. Mais il s’éloigna presque aussitôt,
attiré par la voix de Fumichon. Arnoux tâchait
d’établir qu’il y a deux socialismes, un bon et un
mauvais. L’industriel n’y *367 voyait
pas de différence, la tête lui tournant de colère au
mot propriété.
— C’est un droit écrit dans la nature ! Les
enfants tiennent à leurs joujoux ; tous les peuples
sont de mon avis, tous les animaux ; le lion même,
s’il pouvait parler, se déclarerait propriétaire !
Ainsi, moi, messieurs, j’ai commencé avec quinze mille
francs de capital ! Pendant trente ans, savez-vous, je
me levais régulièrement à quatre heures du matin !
J’ai eu un mal des cinq cents diables à faire ma
fortune ! Et on viendra me soutenir que je n’en suis
pas le maître, que mon argent n’est pas mon argent,
enfin, que la propriété, c’est le vol !
— Mais Proudhon…
— Laissez-moi tranquille, avec votre Proudhon !
S’il était là, je crois que je l’étranglerais !
Il l’aurait étranglé. Après les liqueurs surtout,
Fumichon ne se connaissait plus ; et son visage
apoplectique était près d’éclater comme un obus.
— Bonjour, Arnoux, dit Hussonnet, qui passa
lestement sur le gazon.
Il apportait à M. Dambreuse la première feuille
d’une brochure intitulée l’Hydre, le bohème
défendant les intérêts d’un cercle réactionnaire, et
le banquier le présenta comme tel à ses hôtes.
Hussonnet les divertit, en soutenant d’abord que
les marchands de suif payaient trois
cent quatre-vingt-douze gamins pour crier chaque
soir : « Des lampions ! », puis en blaguant les
principes de 89, l’affranchissement des nègres, les
orateurs de la gauche ; il se lança même jusqu’à
faire Prudhomme sur une barricade, peut-être
par l’effet d’une jalousie naïve contre ces bourgeois
qui avaient bien dîné. La charge plut médiocrement.
Leurs figures s’allongèrent.
Ce n’était pas le moment de plaisanter, du reste ;
Nonancourt le dit, en rappelant la mort de Mgr Affre
et celle du général de Bréa. Elles étaient toujours
rappelées ; on en faisait des arguments. M. Roque
déclara le trépas de l’Archevêque « tout ce qu’il y
avait de plus sublime » ; Fumichon donnait la palme au
militaire ; et, au lieu de déplorer simplement ces
deux meurtres, on discuta pour savoir lequel devait
exciter la plus forte indignation. Un second parallèle
vint après, celui de Lamoricière et de Cavaignac, M.
Dambreuse exaltant Cavaignac et Nonancourt
Lamoricière. Personne de la compagnie, sauf Arnoux,
n’avait pu les voir à l’œuvre. Tous n’en *368
formulèrent pas moins sur leurs opérations
un jugement irrévocable. Frédéric s’était récusé,
confessant qu’il n’avait pas pris les armes. Le
diplomate et M. Dambreuse lui firent un signe de tête
approbatif. En effet, avoir combattu l’émeute, c’était
avoir défendu la République. Le résultat, bien que
favorable, la consolidait ; et, maintenant qu’on était
débarrassé des vaincus, on souhaitait l’être des
vainqueurs.
À peine dans le jardin, Mme Dambreuse, prenant
Cisy, l’avait gourmandé de sa maladresse ; à la vue de
Martinon, elle le congédia, puis voulut savoir de son
futur neveu la cause de ses plaisanteries sur le
vicomte.
— Il n’y en a pas.
— Et tout cela comme pour la gloire de M. Moreau !
Dans quel but ?
— Dans aucun. Frédéric est un charmant garçon. Je
l’aime beaucoup.
— Et moi aussi ! Qu’il vienne ! Allez le
chercher !
Après deux ou trois phrases banales, elle commença
par déprécier légèrement ses convives, ce qui était le
mettre au-dessus d’eux. Il ne manqua pas de dénigrer
un peu les autres femmes, manière habile de lui
adresser des compliments. Mais elle le quittait de
temps en temps, c’était soir de réception, des dames
arrivaient ; puis elle revenait à sa place, et la
disposition toute fortuite des sièges leur permettait
de n’être pas entendus.
Elle se montra enjouée, sérieuse, mélancolique et
raisonnable. Les préoccupations du jour
l’intéressaient médiocrement ; il y avait tout un
ordre de sentiments moins transitoires. Elle se
plaignit des poètes qui dénaturent la vérité, puis
elle leva les yeux vers le ciel, en lui demandant le
nom d’une étoile.
On avait mis dans les arbres deux ou trois
lanternes chinoises ; le vent les agitait, des rayons
colorés tremblaient sur sa robe blanche. Elle se
tenait, comme d’habitude, un peu en arrière dans son
fauteuil, avec un tabouret devant elle ; on apercevait
la pointe d’un soulier de satin noir ;
et Mme Dambreuse, par intervalles, lançait une parole
plus haute, quelquefois même un rire.
Ces coquetteries n’atteignaient pas Martinon,
occupé de Cécile ; mais elles allaient frapper la
petite Roque, qui causait avec Mme Arnoux. C’était la
seule, parmi ces femmes, dont les manières ne lui
semblaient pas dédaigneuses. Elle était venue
s’asseoir à côté d’elle ; puis, cédant à un besoin
d’épanchement :
*369 — N’est-ce
pas qu’il parle bien, Frédéric Moreau ?
— Vous le connaissez ?
— Oh ! beaucoup ! Nous sommes voisins. Il m’a fait
jouer toute petite.
Mme Arnoux lui jeta un long regard qui
signifiait : « Vous ne l’aimez pas, j’imagine ? »
Celui de la jeune fille répliqua sans trouble :
« Si ! ».
— Vous le voyez souvent, alors ?
— Oh ! non ! seulement quand il vient chez sa
mère. Voilà dix mois qu’il n’est venu ! Il avait
promis cependant d’être plus exact.
— Il ne faut pas trop croire aux promesses des
hommes, mon enfant.
— Mais il ne m’a pas trompée, moi !
— Comme d’autres !
Louise frissonna : « Est-ce que, par hasard, il
lui aurait aussi promis quelque chose, à elle ? » et
sa figure était crispée de défiance et de haine.
Mme Arnoux en eut presque peur ; elle aurait voulu
rattraper son mot. Puis, toutes deux se turent.
Comme Frédéric se trouvait en face, sur un pliant,
elles le considéraient, l’une avec décence, du coin
des paupières, l’autre franchement, la bouche ouverte,
si bien que Mme Dambreuse lui dit :
— Tournez-vous donc, pour qu’elle vous voie !
— Qui cela ?
— Mais la fille de M. Roque !
Et elle le plaisanta sur l’amour de cette jeune
provinciale. Il s’en défendait, en tâchant de rire.
— Est-ce croyable ! je vous le demande ! Une
laideron pareille !
Cependant, il éprouvait un plaisir de vanité
immense. Il se rappelait l’autre soirée, celle dont il
était sorti, le cœur plein d’humiliations ; et il
respirait largement ; il se sentait dans son vrai
milieu, presque dans son domaine, comme si tout cela,
y compris l’hôtel Dambreuse, lui avait appartenu. Les
dames formaient un demi-cercle en l’écoutant ; et,
afin de briller, il se prononça pour le rétablissement
du divorce, qui devait être facile jusqu’à pouvoir se
quitter et se reprendre indéfiniment, tant qu’on
voudrait. Elles se récrièrent ; d’autres
chuchotaient ; il y avait de petits éclats de voix
dans l’ombre, au pied du mur couvert d’aristoloches.
C’était comme un caquetage de poules en gaieté ; et il
développait sa théorie, avec cet aplomb que la
conscience du succès procure. Un *370
domestique apporta dans la tonnelle un
plateau chargé de glaces. Les messieurs s’en
rapprochèrent. Ils causaient des arrestations.
Alors, Frédéric se vengea du vicomte en lui
faisant accroire qu’on allait peut-être le poursuivre
comme légitimiste. L’autre objectait qu’il n’avait pas
bougé de sa chambre ; son adversaire accumula les
chances mauvaises ; MM. Dambreuse et de Grémonville
eux-mêmes s’amusaient. Puis ils complimentèrent
Frédéric, tout en regrettant qu’il n’employât pas ses
facultés à la défense de l’ordre ; et leur poignée de
main fut cordiale ; il pouvait désormais compter sur
eux. Enfin, comme tout le monde s’en allait, le
vicomte s’inclina très bas devant Cécile :
— Mademoiselle, j’ai bien l’honneur de vous
souhaiter le bonsoir.
Elle répondit d’un ton sec :
— Bonsoir !
Mais elle envoya un sourire à Martinon.
Le père Roque, pour continuer sa discussion avec
Arnoux, lui proposa de le reconduire « ainsi que
madame », leur route étant la même. Louise et Frédéric
marchaient devant. Elle avait saisi son bras ; et,
quand elle fut un peu loin des autres :
— Ah ! enfin ! enfin ! Ai-je assez souffert toute
la soirée ! Comme ces femmes sont méchantes ! Quels
airs de hauteur !
Il voulut les défendre.
— D’abord, tu pouvais bien me parler en entrant,
depuis un an que tu n’es venu !
— Il n’y a pas un an, dit Frédéric, heureux de la
reprendre sur ce détail pour esquiver les autres.
— Soit ! Le temps m’a paru long, voilà tout !
Mais, pendant cet abominable dîner, c’était à croire
que tu avais honte de moi ! Ah ! je comprends, je n’ai
pas ce qu’il faut pour plaire, comme elles.
— Tu te trompes, dit Frédéric.
— Vraiment ! Jure-moi que tu n’en aimes aucune ?
Il jura.
— Et c’est moi seule que tu aimes ?
— Parbleu !
Cette assurance la rendit gaie. Elle aurait voulu
se perdre dans les rues, pour se promener ensemble
toute la nuit.
— J’ai été si tourmentée là-bas ! On ne parlait
que de barricades ! Je te voyais tombant sur le dos,
couvert de *371 sang !
Ta mère était dans son lit avec ses rhumatismes. Elle
ne savait rien. Il fallait me taire ! Je n’y tenais
plus Alors, j’ai pris Catherine.
Et elle lui conta son départ, toute sa route, et
le mensonge fait à son père.
— Il me ramène dans deux jours. Viens demain soir,
comme par hasard, et profites-en pour me demander en
mariage.
Jamais Frédéric n’avait été plus loin du mariage.
D’ailleurs, Mlle Roque lui semblait une petite
personne assez ridicule. Quelle différence avec une
femme comme Mme Dambreuse ! Un bien autre avenir lui
était réservé ! Il en avait la certitude aujourd’hui ;
aussi n’était-ce pas le moment de s’engager, par un
coup de cœur, dans une détermination de cette
importance. Il fallait maintenant être positif ; et
puis il avait revu Mme Arnoux. Cependant la franchise
de Louise l’embarrassait. Il répliqua :
— As-tu bien réfléchi à cette démarche ?
— Comment ! s’écria-t-elle, glacée de surprise et
d’indignation.
Il dit que se marier actuellement serait une
folie.
— Ainsi tu ne veux pas de moi ?
— Mais tu ne me comprends pas !
Et il se lança dans un verbiage très embrouillé,
pour lui faire entendre qu’il était retenu par des
considérations majeures, qu’il avait des affaires à
n’en plus finir, que même sa fortune était compromise
(Louise tranchait tout, d’un mot net), enfin que les
circonstances politiques s’y opposaient. Donc, le plus
raisonnable était de patienter quelque temps. Les
choses s’arrangeraient, sans doute ; du moins, il
l’espérait ; et, comme il ne trouvait plus de raisons,
il feignit de se rappeler brusquement qu’il aurait dû
être depuis deux heures chez Dussardier.
Puis, ayant salué les autres, il s’enfonça dans la
rue Hauteville, fit le tour du Gymnase, revint sur le
boulevard, et monta en courant les quatre étages de
Rosanette.
M. et Mme Arnoux quittèrent le père Roque et sa
fille, à l’entrée de la rue Saint-Denis. Ils s’en
retournèrent sans rien dire ; lui, n’en pouvant plus
d’avoir bavardé, et elle, éprouvant une grande
lassitude ; elle s’appuyait même sur son épaule.
C’était le seul homme qui eût montré pendant la soirée
des sentiments honnêtes. Elle se sentit pour lui
pleine d’indulgence. Cependant, il gardait un peu de
rancune contre Frédéric.
— As-tu vu sa mine, lorsqu’il a été question du
portrait ? *372 Quand
je te disais qu’il est son amant ? Tu ne voulais pas
me croire !
— Oh ! oui, j’avais tort !
Arnoux, content de son triomphe, insista.
— Je parie même qu’il nous a lâchés, tout à
l’heure, pour aller la rejoindre ! Il est maintenant
chez elle, va ! Il passe la nuit.
Mme Arnoux avait rabattu sa capeline très bas.
— Mais tu trembles !
— C’est que j’ai froid, reprit-elle.
Dès que son père fut endormi, Louise entra dans la
chambre de Catherine, et, la secouant par l’épaule :
— Lève-toi !… vite ! plus vite ! et va me chercher
un fiacre.
Catherine lui répondit qu’il n’y en avait plus à
cette heure.
— Tu vas m’y conduire toi-même, alors ?
— Où donc ?
— Chez Frédéric !
— Pas possible ! À cause ?
C’était pour lui parler. Elle ne pouvait attendre.
Elle voulait le voir tout de suite.
— Y pensez-vous ! Se présenter comme ça dans une
maison, au milieu de la nuit ! D’ailleurs, à présent,
il dort !
— Je le réveillerai !
— Mais ce n’est pas convenable pour une
demoiselle !
— Je ne suis pas une demoiselle ! Je suis sa
femme ! Je l’aime ! Allons, mets ton châle.
Catherine, debout au bord de son lit,
réfléchissait. Elle finit par dire :
— Non ! je ne veux pas !
— Eh bien reste ! Moi, j’y vais !
Louise glissa comme une couleuvre dans l’escalier.
Catherine s’élança par derrière, la rejoignit sur le
trottoir. Ses représentations furent inutiles ; et
elle la suivait, tout en achevant de nouer sa
camisole. Le chemin lui parut extrêmement long. Elle
se plaignait de ses vieilles jambes.
— Après ça, moi, je n’ai pas ce qui vous pousse,
dame !
Puis elle s’attendrissait.
— Pauvre cœur ! Il n’y a encore que ta Catau,
vois-tu !
Des scrupules, de temps en temps, la reprenaient.
— Ah ! vous me faites faire quelque chose de
joli ! Si votre père se réveillait ! Seigneur Dieu !
Pourvu qu’un malheur n’arrive pas !
*373 Devant le
théâtre des Variétés, une patrouille de gardes
nationaux les arrêta. Louise dit tout de suite qu’elle
allait avec sa bonne dans la rue Rumfort chercher un
médecin. On les laissa passer.
Au coin de la Madeleine, elles rencontrèrent une
seconde patrouille, et, Louise ayant donné la même
explication, un des citoyens reprit :
— Est-ce pour une maladie de neuf mois, ma petite
chatte ?
— Gougibaud ! s’écria le capitaine, pas de
polissonneries dans les rangs ! — Mesdames, circulez !
Malgré l’injonction, les traits d’esprit
continuèrent :
— Bien du plaisir !
— Mes respects au docteur !
— Prenez garde au loup !
— Ils aiment à rire, remarqua tout haut Catherine.
C’est jeune !
Enfin, elles arrivèrent chez Frédéric. Louise tira
la sonnette avec vigueur, plusieurs fois. La porte
s’entrebâilla et le concierge répondit à sa demande :
— Non !
— Mais il doit être couché ?
— Je vous dit que non ! Voilà près de trois mois
qu’il ne couche pas chez lui !
Et le petit carreau de la loge retomba nettement,
comme une guillotine. Elles restaient dans
l’obscurité, sous la voûte. Une voix furieuse leur
cria :
— Sortez donc !
La porte se rouvrit ; elles sortirent.
Louise fut obligée de s’asseoir sur une borne ; et
elle pleura, la tête dans ses mains, abondamment, de
tout son cœur. Le jour se levait, des charrettes
passaient.
Catherine la ramena en la soutenant, en la
baisant, en lui disant toutes sortes de bonnes choses
tirées de son expérience. Il ne fallait pas se faire
tant de mal pour les amoureux. Si celui-là manquait,
elle en trouverait d’autres !
|
Chapitre III
*374 Quand
l’enthousiasme de Rosanette pour les gardes mobiles se
fut calmé, elle redevint plus charmante que jamais, et
Frédéric prit l’habitude insensiblement de vivre chez
elle.
Le meilleur de la journée, c’était le matin sur
leur terrasse. En caraco de batiste et pieds nus dans
ses pantoufles, elle allait et venait autour de lui,
nettoyait la cage de ses serins, donnait de l’eau à
ses poissons rouges, et jardinait avec une pelle à feu
dans la caisse remplie de terre, d’où s’élevait un
treillage de capucines garnissant le mur. Puis,
accoudés sur leur balcon, ils regardaient ensemble les
voitures, les passants ; et on se chauffait au soleil,
on faisait des projets pour la soirée. Il s’absentait
pendant deux heures tout au plus ; ensuite, ils
allaient dans un théâtre quelconque, aux
avant-scènes ; et Rosanette, un gros bouquet de fleurs
à la main, écoutait les instruments, tandis que
Frédéric, penché à son oreille, lui contait des choses
joviales ou galantes. D’autres fois, ils prenaient une
calèche pour les conduire au bois de Boulogne ; ils se
promenaient tard, jusqu’au milieu de la nuit. Enfin,
ils s’en revenaient par l’Arc de triomphe et la grande
avenue, en humant l’air, avec les étoiles sur leur
tête, et, jusqu’au fond de la perspective, tous les
becs de gaz alignés comme un double cordon de perles
lumineuses.
Frédéric l’attendait toujours quand ils devaient
sortir ; elle était fort longue à disposer autour de
son menton les deux rubans de sa capote ; et elle se
souriait à elle-même, devant son armoire à glace. Puis
passait son bras sur le sien et le forçant à se mirer
près d’elle :
— Nous faisons bien comme cela, tous les deux côte
à côte ! Ah ! pauvre amour, je te mangerais !
Il était maintenant sa chose, sa propriété. Elle
en avait *375 sur le
visage un rayonnement continu, en même temps qu’elle
paraissait plus langoureuse de manières, plus ronde
dans ses formes ; et, sans pouvoir dire de quelle
façon, il la trouvait changée, cependant.
Un jour, elle lui apprit comme une nouvelle très
importante que le sieur Arnoux venait de monter un
magasin de blanc à une ancienne ouvrière de sa
fabrique ; il y venait tous les soirs, « dépensait
beaucoup, pas plus tard que l’autre semaine, lui avait
même donné un ameublement de palissandre ».
— Comment le sais-tu ? dit Frédéric.
— Oh ! j’en suis sûre !
Delphine, exécutant ses ordres, avait pris des
informations. Elle aimait donc bien Arnoux, pour s’en
occuper si fortement ! Il se contenta de lui
répondre :
— Qu’est-ce que cela te fait ?
Rosanette eut l’air surprise de cette demande.
— Mais la canaille me doit de l’argent ! N’est-ce
pas abominable de le voir entretenir des gueuses ?
Puis, avec une expression de haine triomphante :
— Au reste, elle se moque de lui joliment ! Elle a
trois autres particuliers. Tant mieux ! et qu’elle le
mange jusqu’au dernier liard, j’en serai contente !
Arnoux, en effet, se laissait exploiter par la
Bordelaise, avec l’indulgence des amours séniles.
Sa fabrique ne marchait plus ; l’ensemble de ses
affaires était pitoyable ; si bien que, pour les
remettre à flot, il pensa d’abord à établir un café
chantant, où l’on n’aurait chanté rien que des œuvres
patriotiques ; le ministre lui accordant une
subvention, cet établissement serait devenu tout à la
fois un foyer de propagande et une source de
bénéfices. La direction du Pouvoir ayant changé,
c’était une chose impossible. Maintenant, il rêvait
une grande chapellerie militaire. Les fonds lui
manquaient pour commencer.
Il n’était pas plus heureux dans son intérieur
domestique. Mme Arnoux se montrait moins douce pour
lui, parfois même un peu rude. Marthe se rangeait
toujours du côté de son père. Cela augmentait le
désaccord, et la maison devenait intolérable. Souvent,
il en partait dès le matin, passait sa journée à faire
de longues courses, pour s’étourdir, puis dînait dans
un cabaret de campagne, en s’abandonnant à ses
réflexions.
L’absence prolongée de Frédéric troublait ses
habitudes. Donc, il parut, une après-midi, le supplia
de *376 venir le voir
comme autrefois, et en obtint la promesse.
Frédéric n’osait retourner chez Mme Arnoux. Il lui
semblait l’avoir trahie. Mais cette conduite était
bien lâche. Les excuses manquaient. Il faudrait en
finir par là ! et, un soir, il se mit en marche.
Comme la pluie tombait, il venait d’entrer dans le
passage Jouffroy quand, sous la lumière des
devantures, un gros petit homme en casquette l’aborda.
Frédéric n’eut pas de peine à reconnaître Compain, cet
orateur dont la motion avait causé tant de rires au
club. Il s’appuyait sur le bras d’un individu affublé
d’un bonnet rouge de zouave, la lèvre supérieure très
longue, le teint jaune comme une orange, la mâchoire
couverte d’une barbiche, et qui le contemplait avec de
gros yeux, lubrifiés d’admiration.
Compain, sans doute, en était fier, car il dit :
— Je vous présente ce gaillard-là ! C’est un
bottier de mes amis, un patriote ! Prenons-nous
quelque chose ?
Frédéric l’ayant remercié, il tonna immédiatement
contre la proposition Rateau, une manœuvre des
aristocrates. Pour en finir, il fallait recommencer !
Puis, il s’informa de Regimbart et de quelques autres,
aussi fameux, tels que Masselin, Sanson, Lecornu,
Maréchal, et un certain Deslauriers, compromis dans
l’affaire des carabines interceptées dernièrement à
Troyes.
Tout cela était nouveau pour Frédéric. Compain
n’en savait pas davantage. Il le quitta, en disant :
— À bientôt, n’est-ce pas, car vous en êtes ?
— De quoi ?
— De la tête de veau
— Quelle tête de veau ?
— Ah ! farceur ! reprit Compain, en lui donnant
une tape sur le ventre.
Et les deux terroristes s’enfoncèrent dans un
café.
Dix minutes après, Frédéric ne songeait plus à
Deslauriers. Il était sur le trottoir de la rue
Paradis, devant une maison ; et il regardait au second
étage, derrière des rideaux, la lueur d’une lampe.
Enfin, il monta l’escalier.
— Arnoux y est-il ?
La femme de chambre répondit :
— Non ! mais entrez tout de même.
Et, ouvrant brusquement une porte :
— Madame, c’est M. Moreau !
Elle se leva plus pâle que sa collerette. Elle
tremblait.
*377 — Qui me vaut
l’honneur… d’une visite… aussi imprévue ?
— Rien ! Le plaisir de revoir d’anciens amis !
Et, tout en s’asseyant :
— Comment va ce bon Arnoux ?
— Parfaitement ! Il est sorti.
— Ah ! je comprends ! toujours ses vieilles
habitudes du soir ; un peu de distraction !
— Pourquoi pas ? Après une journée de calculs, la
tête a besoin de se reposer !
Elle vanta même son mari, comme travailleur. Cet
éloge irritait Frédéric ; et, désignant sur ses genoux
un morceau de drap noir, avec des soutaches bleues :
— Qu’est-ce que vous faites là ?
— Une veste que j’arrange pour ma fille.
— À propos, je ne l’aperçois pas, où est-elle
donc ?
— Dans une pension, reprit Mme Arnoux.
Des larmes lui vinrent aux yeux ; elle les
retenait, en poussant son aiguille rapidement. Il
avait pris par contenance un numéro de l’Illustration,
sur la table, près d’elle.
— Ces caricatures de Cham sont très drôles,
n’est-ce pas ?
— Oui.
Puis ils retombèrent dans leur silence.
Une rafale ébranla tout à coup les carreaux.
— Quel temps ! dit Frédéric.
— En effet, c’est bien aimable d’être venu par
cette horrible pluie !
— Oh ! moi, je m’en moque ! Je ne suis pas comme
ceux qu’elle empêche, sans doute, d’aller à leurs
rendez-vous !
— Quels rendez-vous ? demanda-t-elle naïvement.
— Vous ne vous rappelez pas ?
Un frisson la saisit, et elle baissa la tête.
Il lui posa doucement la main sur le bras.
— Je vous assure que vous m’avez fait bien
souffrir !
Elle reprit, avec une sorte de lamentation dans la
voix :
— Mais j’avais peur pour mon enfant !
Elle lui conta la maladie du petit Eugène et
toutes les angoisses de cette journée.
— Merci ! merci ! Je ne doute plus ! je vous aime
comme toujours !
— Eh non ! ce n’est pas vrai !
— Pourquoi ?
*378 Elle le
regarda froidement.
— Vous oubliez l’autre ! Celle que vous promenez
aux courses ! La femme dont vous avez le portrait,
votre maîtresse !
— Eh bien, oui ! s’écria Frédéric. Je ne nie
rien ! Je suis un misérable ! écoutez-moi !
S’il l’avait eue, c’était par désespoir, comme on
se suicide. Du reste, il l’avait rendue fort
malheureuse, pour se venger sur elle de sa propre
honte.
— Quel supplice ! Vous ne comprenez pas ?
Mme Arnoux tourna son beau visage, en lui tendant
la main ; et ils fermèrent les yeux, absorbés dans une
ivresse qui était comme un bercement doux et infini.
Puis ils restèrent à se contempler, face à face, l’un
près de l’autre.
— Est-ce que vous pouviez croire que je ne vous
aimais plus ?
Elle répondit d’une voix basse, pleine de
caresses :
— Non ! En dépit de tout, je sentais au fond de
mon cœur que cela était impossible et qu’un jour
l’obstacle entre nous deux s’évanouirait !
— Moi aussi ! et j’avais des besoins de vous
revoir, à en mourir !
— Une fois, reprit-elle, dans le Palais-Royal,
j’ai passé à côté de vous !
— Vraiment ?
Et il lui dit le bonheur qu’il avait eu en la
retrouvant chez les Dambreuse.
— Mais comme je vous détestais le soir, en sortant
de là !
— Pauvre garçon !
— Ma vie est si triste.
— Et la mienne !… S’il n’y avait que les chagrins,
les inquiétudes, les humiliations, tout ce que
j’endure comme épouse et comme mère, puisqu’on doit
mourir, je ne me plaindrais pas ; ce qu’il y a
d’affreux, c’est ma solitude, sans personne…
— Mais je suis là, moi !
— Oh ! oui !
Un sanglot de tendresse l’avait soulevée. Ses bras
s’écartèrent ; et ils s’étreignirent debout, dans un
long baiser.
Un craquement se fit sur le parquet. Une femme
était près d’eux, Rosanette. Mme Arnoux l’avait
reconnue ; ses yeux, ouverts démesurément,
l’examinaient, tout *379 pleins
de surprise et d’indignation. Enfin, Rosanette lui
dit :
— Je viens parler à M. Arnoux, pour affaires.
— Il n’y est pas, vous le voyez.
— Ah ! c’est vrai ! reprit la Maréchale, votre
bonne avait raison ! Mille excuses !
Et, se tournant vers Frédéric :
— Te voilà ici, toi ?
Ce tutoiement, donné devant elle, fit
rougir Mme Arnoux, comme un soufflet en plein visage.
— Il n’y est pas, je vous le répète !
Alors, la Maréchale, qui regardait çà et là, dit
tranquillement :
— Rentrons-nous ? J’ai un fiacre en bas.
Il faisait semblant de ne pas entendre.
— Allons, viens !
— Ah ! oui ! c’est une occasion ! Partez !
partez ! dit Mme Arnoux.
Ils sortirent. Elle se pencha sur la rampe
pour les voir encore ; et un rire aigu, déchirant,
tomba sur eux, du haut de l’escalier. Frédéric poussa
Rosanette dans le fiacre, se mit en face d’elle, et,
pendant toute la route, ne prononça pas un mot.
L’infamie dont le rejaillissement l’outrageait,
c’était lui-même qui en était cause. Il éprouvait tout
à la fois la honte d’une humiliation écrasante et le
regret de sa félicité ; quand il allait enfin la
saisir, elle était devenue irrévocablement
impossible ! et par la faute de celle-là, de cette
fille, de cette catin. Il aurait voulu l’étrangler ;
il étouffait. Rentrés chez eux, il jeta son chapeau
sur un meuble, arracha sa cravate.
— Ah ! tu viens de faire quelque chose de propre,
avoue-le !
Elle se campa fièrement devant lui.
— Eh bien, après ? Où est le mal ?
— Comment ! Tu m’espionnes ?
— Est-ce ma faute ? Pourquoi vas-tu te divertir
chez les femmes honnêtes ?
— N’importe ! Je ne veux pas que tu les insultes.
— En quoi l’ai-je insultée ?
Il n’eut rien à répondre ; et, d’un accent plus
haineux :
— Mais, l’autre fois, au Champ-de-Mars…
— Ah ! tu nous ennuies avec tes anciennes !
— Misérable !
Il leva le poing.
*380 — Ne me tue
pas ! Je suis enceinte !
Frédéric se recula.
— Tu mens !
— Mais regarde-moi !
Elle prit un flambeau, et, montrant son visage :
— T’y connais-tu ?
De petites taches jaunes maculaient sa peau, qui
était singulièrement bouffie. Frédéric ne nia pas
l’évidence. Il alla ouvrir la fenêtre, fit quelques
pas de long en large, puis s’affaissa dans un
fauteuil.
Cet événement était une calamité, qui d’abord
ajournait leur rupture, et puis bouleversait tous ses
projets. L’idée d’être père, d’ailleurs, lui
paraissait grotesque, inadmissible. Mais pourquoi ?
Si, au lieu de la Maréchale… ? Et sa rêverie devint
tellement profonde, qu’il eut une sorte
d’hallucination. Il voyait là, sur le tapis, devant la
cheminée, une petite fille. Elle ressemblait
à Mme Arnoux et à lui-même, un peu ; brune et blanche,
avec des yeux noirs, de très grands sourcils, un ruban
rose dans ses cheveux bouclants ! Oh ! comme il
l’aurait aimée ! Et il lui semblait entendre sa voix :
« Papa ! papa ! »
Rosanette, qui venait de se déshabiller,
s’approcha de lui, aperçut une larme à ses paupières,
et le baisa sur le front, gravement. Il se leva, en
disant :
— Parbleu ! On ne le tuera pas, ce marmot !
Alors, elle bavarda beaucoup. Ce serait un garçon,
bien sûr ! On l’appellerait Frédéric. Il fallait
commencer son trousseau ; et, en la voyant si
heureuse, une pitié le prit. Comme il ne ressentait,
maintenant, aucune colère, il voulut savoir la raison
de sa démarche, tout à l’heure.
C’est que Mlle Vatnaz lui avait envoyé, ce jour-là
même, un billet protesté depuis longtemps ; et elle
avait couru chez Arnoux pour avoir de l’argent.
— Je t’en aurais donné ! dit Frédéric.
— C’était plus simple de prendre là-bas ce qui
m’appartient, et de rendre à l’autre ses mille francs.
— Est-ce au moins tout ce que tu lui dois ?
Elle répondit :
— Certainement !
Le lendemain, à neuf heures du soir (heure
indiquée par le portier), Frédéric se rendit
chez Mlle Vatnaz.
Il se cogna dans l’antichambre contre les meubles
entassés. Mais un bruit de voix et de musique le
guidait. Il ouvrit une porte et tomba au milieu d’un raout.
*381 Debout, devant le
piano que touchait une demoiselle en lunettes, Delmar,
sérieux comme un pontife, déclamait une poésie
humanitaire sur la prostitution et sa voix caverneuse
roulait, soutenue par les accords plaqués. Un rang de
femmes occupait la muraille, vêtues généralement de
couleurs sombres, sans col de chemises ni manchettes.
Cinq ou six hommes, tous des penseurs, étaient çà et
là, sur des chaises. Il y avait dans un fauteuil un
ancien fabuliste, une ruine ; et l’odeur âcre de deux
lampes se mêlait à l’arôme du chocolat, qui emplissait
des bols encombrant la table à jeu.
Mlle Vatnaz, une écharpe orientale autour des
reins, se tenait à un coin de la cheminée. Dussardier
était à l’autre bout, en face ; il avait l’air un peu
embarrassé de sa position. D’ailleurs, ce milieu
artistique l’intimidait.
La Vatnaz en avait-elle fini avec Delmar ?
non, peut-être. Cependant, elle semblait jalouse du
brave commis ; et, Frédéric ayant réclamé d’elle un
mot d’entretien, elle lui fit signe de passer avec eux
dans sa chambre. Quand les mille francs furent
alignés, elle demanda, en plus, les intérêts.
— Ça n’en vaut pas la peine ! dit Dussardier.
— Tais-toi donc !
Cette lâcheté d’un homme si courageux fut agréable
à Frédéric comme une justification de la sienne. Il
rapporta le billet, et ne reparla jamais de
l’esclandre chez Mme Arnoux. Mais, dès lors, toutes
les défectuosités de la Maréchale lui apparurent.
Elle avait un mauvais goût irrémédiable, une
incompréhensible paresse, une ignorance de sauvage,
jusqu’à considérer comme très célèbre le docteur
Desrogis ; et elle était fière de le recevoir, lui et
son épouse, parce que c’étaient « des gens mariés ».
Elle régentait d’un air pédantesque sur les choses de
la vie Mlle Irma, pauvre petite créature douée d’une
petite voix, ayant pour protecteur un monsieur « très
bien », ex-employé dans les douanes, et fort aux tours
de cartes ; Rosanette l’appelait « mon gros loulou ».
Frédéric ne pouvait souffrir, non plus, la répétition
de ses mots bêtes, tels que : « Du flan ! À Chaillot !
On n’a jamais pu savoir, etc. » ; et elle s’obstinait
à épousseter le matin ses bibelots avec une paire de
vieux gants blancs ! Il était révolté surtout par ses
façons envers sa bonne, dont les gages étaient sans
cesse arriérés, et qui même lui prêtait de l’argent.
Les jours qu’elles réglaient leurs comptes, elles se
chamaillaient *382 comme
deux poissardes, puis on se réconciliait en
s’embrassant. Le tête-à-tête devenait triste. Ce fut
un soulagement pour lui, quand les soirées
de Mme Dambreuse recommencèrent.
Celle-là, au moins, l’amusait ! Elle savait les
intrigues du monde, les mutations d’ambassadeurs, le
personnel des couturières ; et, s’il lui échappait des
lieux communs, c’était dans une formule tellement
convenue, que sa phrase pouvait passer pour une
déférence ou pour une ironie. Il fallait la voir au
milieu de vingt personnes qui causaient, n’en oubliant
aucune, amenant les réponses qu’elle voulait, évitant
les périlleuses ! Des choses très simples, racontées
par elle, semblaient des confidences ; le moindre de
ses sourires faisait rêver ; son charme enfin, comme
l’exquise odeur qu’elle portait ordinairement, était
complexe et indéfinissable. Frédéric, dans sa
compagnie, éprouvait chaque fois le plaisir d’une
découverte ; et cependant, il la retrouvait toujours
avec sa même sérénité, pareille au miroitement des
eaux limpides. Mais pourquoi ses manières envers sa
nièce avaient-elles tant de froideur ? Elle lui
lançait même, par moments, de singuliers coups d’œil.
Dès qu’il fut question de mariage, elle avait
objecté à M. Dambreuse la santé de la « chère
enfant », et l’avait emmenée tout de suite aux bains
de Balaruc. À son retour, des prétextes nouveaux
avaient surgi : le jeune homme manquait de position,
ce grand amour ne paraissait pas sérieux, on ne
risquait rien d’attendre. Martinon avait répondu qu’il
attendrait. Sa conduite fut sublime. Il prôna
Frédéric. Il fit plus : il le renseigna sur les moyens
de plaire à Mme Dambreuse, laissant même entrevoir
qu’il connaissait, par la nièce, les sentiments de la
tante.
Quant à M. Dambreuse, loin de montrer de la
jalousie, il entourait d’égards son jeune ami, le
consultait sur différentes choses, s’inquiétait même
de son avenir, si bien qu’un jour, comme on parlait du
père Roque, il lui dit à l’oreille, d’un air finaud :
— Vous avez bien fait.
Et Cécile, miss John, les domestiques, le portier,
pas un qui ne fût charmant pour lui, dans cette
maison. Il y venait tous les soirs, abandonnant
Rosanette. Sa maternité future la rendait plus
sérieuse, même un peu triste, comme si des inquiétudes
l’eussent tourmentée. À toutes les questions, elle
répondait :
*383 — Tu te
trompes ! Je me porte bien !
C’étaient cinq billets qu’elle avait souscrits
autrefois ; et, n’osant le dire à Frédéric après le
payement du premier, elle était retournée chez Arnoux,
lequel lui avait promis, par écrit, le tiers de ses
bénéfices dans l’éclairage au gaz des villes du
Languedoc (une entreprise merveilleuse !), en lui
recommandant de ne pas se servir de cette lettre avant
l’assemblée des actionnaires ; l’assemblée était
remise de semaine en semaine.
Cependant, la Maréchale avait besoin d’argent.
Elle serait morte plutôt que d’en demander à Frédéric.
Elle n’en voulait pas de lui. Cela aurait gâté leur
amour. Il subvenait bien aux frais du ménage ; mais
une petite voiture louée au mois, et d’autres
sacrifices indispensables depuis qu’il fréquentait les
Dambreuse, l’empêchaient d’en faire plus pour sa
maîtresse. Deux ou trois fois, en rentrant à des
heures inaccoutumées, il crut voir des dos masculins
disparaître entre les portes ; et elle sortait souvent
sans vouloir dire où elle allait. Frédéric n’essaya
pas de creuser les choses. Un de ces jours, il
prendrait un parti définitif. Il rêvait une autre vie,
qui serait plus amusante et plus noble. Un pareil
idéal le rendait indulgent pour l’hôtel Dambreuse.
C’était une succursale intime de la rue de
Poitiers. Il y rencontra le grand M. A., l’illustre
B., le profond C., l’éloquent Z., l’immense Y., les
vieux ténors du centre gauche, les paladins de la
droite, les burgraves du juste milieu, les éternels
bonshommes de la comédie. Il fut stupéfait par leur
exécrable langage, leurs petitesses, leurs rancunes,
leur mauvaise foi, tous ces gens qui avaient voté la
Constitution s’évertuant à la démolir ; et ils
s’agitaient beaucoup, lançaient des manifestes, des
pamphlets, des biographies ; celle de Fumichon par
Hussonnet fut un chef-d’œuvre. Nonancourt s’occupait
de la propagande dans les campagnes, M. de Grémonville
travaillait le clergé, Martinon ralliait de jeunes
bourgeois. Chacun, selon ses moyens, s’employa,
jusqu’à Cisy lui-même. Pensant maintenant aux choses
sérieuses, tout le long de la journée il faisait des
courses en cabriolet, pour le parti.
M. Dambreuse, tel qu’un baromètre, en exprimait
constamment la dernière variation. On ne parlait pas
de Lamartine sans qu’il citât ce mot d’un homme du
peuple : « Assez de lyre ! », Cavaignac n’était plus,
à ses yeux, qu’un traître. Le Président, qu’il avait
admiré *384 pendant
trois mois, commençait à déchoir dans son estime (ne
lui trouvant pas « l’énergie nécessaire ») ; et, comme
il lui fallait toujours un sauveur, sa
reconnaissance, depuis l’affaire du Conservatoire,
appartenait à Changarnier : « Dieu merci, Changarnier…
Espérons que Changarnier… Oh ! rien à craindre tant
que Changarnier… ».
On exaltait avant tout M. Thiers pour son volume
contre le Socialisme, où il s’était montré aussi
penseur qu’écrivain. On riait énormément de Pierre
Leroux, qui citait à la Chambre des passages des
philosophes. On faisait des plaisanteries sur la queue
phalanstérienne. On allait applaudir la Foire aux
Idées ; et on comparait les auteurs à
Aristophane. Frédéric y alla, comme les autres.
Le verbiage politique et la bonne chère
engourdissaient sa moralité. Si médiocres que lui
parussent ces personnages, il était fier de les
connaître et intérieurement souhaitait la
considération bourgeoise. Une maîtresse
comme Mme Dambreuse le poserait.
Il se mit à faire tout ce qu’il faut.
Il se trouvait sur son passage à la promenade, ne
manquait pas d’aller la saluer dans sa loge au
théâtre ; et, sachant les heures où elle se rendait à
l’église, il se campait derrière un pilier dans une
pose mélancolique. Pour des indications de curiosités,
des renseignements sur un concert, des emprunts de
livres ou de revues, c’était un échange continuel de
petits billets. Outre sa visite du soir, il lui en
faisait quelquefois une autre vers la fin du jour ; et
il avait une gradation de joies à passer
successivement par la grande porte, par la cour, par
l’antichambre, par les deux salons ; enfin, il
arrivait dans son boudoir, discret comme un tombeau,
tiède comme une alcôve, où l’on se heurtait aux
capitons des meubles parmi toutes sortes d’objets çà
et là : chiffonnières, écrans, coupes et plateaux en
laque, en écaille, en ivoire, en malachite, bagatelles
dispendieuses, souvent renouvelées. Il y en avait de
simples : trois galets d’Étretat pour servir de
presse-papier, un bonnet de Frisonne suspendu à un
paravent chinois ; toutes ces choses s’harmonisaient
cependant ; on était même saisi par la noblesse de
l’ensemble, ce qui tenait peut-être à la hauteur du
plafond, à l’opulence des portières et aux longues
crépines de soie, flottant sur les bâtons dorés des
tabourets.
Elle était presque toujours sur une petite
causeuse, *385 près de
la jardinière garnissant l’embrasure de la fenêtre.
Assis au bord d’un gros pouf à roulettes, il lui
adressait les compliments les plus justes possible ;
et elle le regardait, la tête un peu de côté, la
bouche souriante.
Il lui lisait des pages de poésie, en y mettant
toute son âme, afin de l’émouvoir, et pour se faire
admirer. Elle l’arrêtait par une remarque dénigrante
ou une observation pratique ; et leur causerie
retombait sans cesse dans l’éternelle question de
l’Amour ! Ils se demandaient ce qui l’occasionnait, si
les femmes le sentaient mieux que les hommes, quelles
étaient là-dessus leurs différences. Frédéric tâchait
d’émettre son opinion, en évitant à la fois la
grossièreté et la fadeur. Cela devenait une espèce de
lutte, agréable par moments, fastidieuse en d’autres.
Il n’éprouvait pas à ses côtés ce ravissement de
tout son être qui l’emportait vers Mme Arnoux, ni le
désordre gai où l’avait mis d’abord Rosanette. Mais il
la convoitait comme une chose anormale et difficile,
parce qu’elle était noble, parce qu’elle était riche,
parce qu’elle était dévote, se figurant qu’elle avait
des délicatesses de sentiment, rares comme ses
dentelles, avec des amulettes sur la peau et des
pudeurs dans la dépravation.
Il se servit du vieil amour. Il lui conta, comme
inspiré par elle, tout ce que Mme Arnoux autrefois lui
avait fait ressentir, ses langueurs, ses
appréhensions, ses rêves. Elle recevait cela comme une
personne accoutumée à ces choses, sans le repousser
formellement ne cédait rien ; et il n’arrivait pas
plus à la séduire que Martinon à se marier. Pour en
finir avec l’amoureux de sa nièce, elle l’accusa de
viser à l’argent, et pria même son mari d’en faire
l’épreuve. M. Dambreuse déclara donc au jeune homme
que Cécile, étant l’orpheline de parents pauvres,
n’avait aucune « espérance » ni dot.
Martinon, ne croyant pas que cela fût vrai, ou
trop avancé pour se dédire, ou par un de ces
entêtements d’idiot qui sont des actes de génie,
répondit que son patrimoine, quinze mille livres de
rente, leur suffirait. Ce désintéressement imprévu
toucha le banquier. Il lui promit un cautionnement de
receveur, en s’engageant à obtenir la place ; et, au
mois de mai 1850, Martinon épousa Mlle Cécile. Il n’y
eut pas de bal. Les jeunes gens partirent le soir même
pour l’Italie. Frédéric, le lendemain, vint faire une
visite à Mme Dambreuse. Elle lui parut plus pâle que
d’habitude. Elle le contredit avec *386
aigreur sur deux ou trois sujets sans
importance. Du reste, tous les hommes étaient des
égoïstes.
Il y en avait pourtant de dévoués, quand ce ne
serait que lui.
— Ah bah ! comme les autres !
Ses paupières étaient rouges ; elle pleurait.
Puis, en s’efforçant de sourire :
— Excusez-moi ! J’ai tort ! C’est une idée triste
qui m’est venue
Il n’y comprenait rien.
« N’importe ! elle est moins forte que je ne
croyais », pensa-t-il.
Elle sonna pour avoir un verre d’eau, en but une
gorgée, le renvoya, puis se plaignit de ce qu’on la
servait horriblement. Afin de l’amuser, il s’offrit
comme domestique, se prétendant capable de donner des
assiettes, d’épousseter les meubles, d’annoncer le
monde, d’être enfin un valet de chambre ou plutôt un
chasseur, bien que la mode en fût passée. Il aurait
voulu se tenir derrière sa voiture avec un chapeau de
plumes de coq.
— Et comme je vous suivrais à pied
majestueusement, en portant sur le bras un petit
chien !
— Vous êtes gai, dit Mme Dambreuse.
N’était-ce pas une folie, reprit-il, de considérer
tout sérieusement ? Il y avait bien assez de misères
sans s’en forger. Rien ne méritait la peine d’une
douleur. Mme Dambreuse leva les sourcils, d’une
manière de vague approbation.
Cette parité de sentiments poussa Frédéric à plus
de hardiesse. Ses mécomptes d’autrefois lui faisaient,
maintenant, une clairvoyance. Il poursuivit :
— Nos grands-pères vivaient mieux. Pourquoi ne pas
obéir à l’impulsion qui nous pousse ?
L’amour, après tout, n’était pas en soi une chose
si importante.
— Mais c’est immoral, ce que vous dites là !
Elle s’était remise sur la causeuse. Il s’assit au
bord, contre ses pieds.
— Ne voyez-vous pas que je mens ! Car, pour plaire
aux femmes, il faut étaler une insouciance de bouffon
ou des fureurs de tragédie ! Elles se moquent de nous
quand on leur dit qu’on les aime, simplement ! Moi, je
trouve ces hyperboles où elles s’amusent une
profanation de l’amour vrai ; si bien qu’on ne sait
plus comment l’exprimer, surtout devant celles… qui
ont… beaucoup d’esprit.
*387 Elle le
considérait, les cils entre-clos. Il baissait la voix,
en se penchant vers son visage.
— Oui ! vous me faites peur ! Je vous offense,
peut-être ?… Pardon !… Je ne voulais pas dire tout
cela ! Ce n’est pas ma faute ! Vous êtes si belle !
Mme Dambreuse ferma les yeux, et il fut surpris
par la facilité de sa victoire. Les grands arbres du
jardin qui frissonnaient mollement s’arrêtèrent. Des
nuages immobiles rayaient le ciel de longues bandes
rouges, et il y eut comme une suspension universelle
des choses. Alors, des soirs semblables, avec des
silences pareils, revinrent dans son esprit,
confusément. Où était-ce ?…
Il se mit à genoux, prit sa main, et lui jura un
amour éternel. Puis, comme il partait, elle le rappela
d’un signe et lui dit tout bas :
— Revenez dîner ! Nous serons seuls !
Il semblait à Frédéric, en descendant l’escalier,
qu’il était devenu un autre homme, que la température
embaumante des serres chaudes l’entourait, qu’il
entrait définitivement dans le monde supérieur des
adultères patriciens et des hautes intrigues. Pour y
tenir la première place, il suffisait d’une femme
comme celle-là. Avide, sans doute, de pouvoir et
d’action, et mariée à un homme médiocre qu’elle avait
prodigieusement servi, elle désirait quelqu’un de fort
pour le conduire. Rien d’impossible maintenant ! Il se
sentait capable de faire deux cents lieues à cheval,
de travailler pendant plusieurs nuits de suite, sans
fatigue ; son cœur débordait d’orgueil.
Sur le trottoir, devant lui, un homme couvert d’un
vieux paletot marchait la tête basse, et avec un tel
air d’accablement, que Frédéric se retourna, pour le
voir. L’autre releva sa figure. C’était Deslauriers.
Il hésitait. Frédéric lui sauta au cou.
— Ah ! mon pauvre vieux ! Comment ! c’est toi !
Et il l’entraîna vers sa maison, en lui faisant
beaucoup de questions à la fois.
L’ex-commissaire de Ledru-Rollin conta, d’abord,
les tourments qu’il avait eus. Comme il prêchait la
fraternité aux conservateurs et le respect des lois
aux socialistes, les uns lui avaient tiré des coups de
fusil, les autres apporté une corde pour le pendre.
Après Juin, on l’avait destitué brutalement. Il
s’était jeté dans un complot, celui des armes saisies
à Troyes. On l’avait relâché, faute de preuves. Puis,
le comité d’action l’avait envoyé à *388
Londres, où il s’était flanqué des gifles
avec ses frères, au milieu d’un banquet. De retour à
Paris…
— Pourquoi n’es-tu pas venu chez moi ?
— Tu étais toujours absent ! Ton suisse avait des
allures mystérieuses, je ne savais que penser ; et
puis je ne voulais pas reparaître en vaincu.
Il avait frappé aux portes de la Démocratie,
s’offrant à la servir de sa plume, de sa parole, de
ses démarches ; partout on l’avait repoussé ; on se
méfiait de lui ; et il avait vendu sa montre, sa
bibliothèque, son linge.
— Mieux vaudrait crever sur les pontons de
Belle-Isle, avec Sénécal !
Frédéric, qui arrangeait alors sa cravate, n’eut
pas l’air très ému par cette nouvelle.
— Ah ! il est déporté, ce bon Sénécal ?
Deslauriers répliqua, en parcourant les murailles
d’un air envieux :
— Tout le monde n’a pas ta chance !
— Excuse-moi, dit Frédéric, sans remarquer
l’allusion, mais je dîne en ville. On va te faire à
manger ; commande ce que tu voudras ! Prends même mon
lit !
Devant une cordialité si complète, l’amertume de
Deslauriers disparut.
— Ton lit ? Mais… ça te gênerait !
— Eh non ! J’en ai d’autres !
— Ah ! très bien, reprit l’avocat, en riant. Où
dînes-tu donc ?
— Chez Mme Dambreuse.
— Est-ce que… par hasard… ce serait… ?
— Tu es trop curieux, dit Frédéric avec un
sourire, qui confirmait cette supposition.
Puis, ayant regardé la pendule, il se rassit.
— C’est comme ça ! il ne faut pas désespérer,
vieux défenseur du peuple !
— Miséricorde ! que d’autres s’en mêlent !
L’avocat détestait les ouvriers, pour en avoir
souffert dans sa province, un pays de houille. Chaque
puits d’extraction avait nommé un gouvernement
provisoire lui intimant des ordres.
— D’ailleurs, leur conduite a été charmante
partout à Lyon, à Lille, au Havre, à Paris ! Car, à
l’exemple des fabricants qui voudraient exclure les
produits de l’étranger, ces messieurs réclament pour
qu’on bannisse les travailleurs anglais, allemands,
belges et savoyards ! Quant à leur intelligence, à
quoi a servi, sous la Restauration, *389
leur fameux compagnonnage ? En 1830, ils
sont entrés dans la garde nationale, sans même avoir
le bon sens de la dominer ! Est-ce que, dès le
lendemain de 48, les corps de métiers n’ont pas reparu
avec des étendards à eux ! Ils demandaient même des
représentants du peuple à eux, lesquels n’auraient
parlé que pour eux ! Tout comme les députés de la
betterave ne s’inquiètent que de la betterave ! Ah !
j’en ai assez de ces cocos-là, se prosternant tour à
tour devant l’échafaud de Robespierre, les bottes de
l’Empereur, le parapluie de Louis-Philippe, racaille
éternellement dévouée à qui lui jette du pain dans la
gueule ! On crie toujours contre la vénalité de
Talleyrand et de Mirabeau ; mais le commissionnaire
d’en bas vendrait la patrie pour cinquante centimes,
si on lui promettait de tarifer sa course à trois
francs ! Ah ! quelle faute ! Nous aurions dû mettre le
feu aux quatre coins de l’Europe !
Frédéric lui répondit :
— L’étincelle manquait ! Vous étiez simplement de
petits bourgeois, et les meilleurs d’entre vous, des
cuistres ! Quant aux ouvriers, ils peuvent se
plaindre ; car, si l’on excepte un million soustrait à
la liste civile, et que vous leur avez octroyé avec la
plus basse flagornerie, vous n’avez rien fait pour eux
que des phrases ! Le livret demeure aux mains du
patron, et le salarié (même devant la justice) reste
l’inférieur de son maître puisque sa parole n’est pas
crue. Enfin, la République me paraît vieille. Qui
sait ? Le Progrès, peut-être, n’est réalisable que par
une aristocratie ou par un homme ? L’initiative vient
toujours d’en haut ! Le peuple est mineur, quoi qu’on
prétende !
— C’est peut-être vrai, dit Deslauriers.
Selon Frédéric, la grande masse des citoyens
n’aspirait qu’au repos (il avait profité à l’hôtel
Dambreuse), et toutes les chances étaient pour les
conservateurs. Ce parti-là, cependant, manquait
d’hommes neufs.
— Si tu te présentais, je suis sûr…
Il n’acheva pas. Deslauriers comprit, se passa les
deux mains sur le front ; puis, tout à coup :
— Mais toi ? Rien ne t’empêche ? Pourquoi ne
serais-tu pas député ?
Par suite d’une double élection, il y avait, dans
l’Aube, une candidature vacante. M. Dambreuse, réélu à
la Législative, appartenait à un autre arrondissement.
— Veux-tu que je m’en occupe ?
*390 Il
connaissait beaucoup de cabaretiers, d’instituteurs,
de médecins, de clercs d’étude et leurs patrons.
— D’ailleurs, on fait accroire aux paysans tout ce
qu’on veut !
Frédéric sentait se rallumer son ambition.
Deslauriers ajouta :
— Tu devrais bien me trouver une place à Paris.
— Oh ! ce ne sera pas difficile, par M. Dambreuse.
— Puisque nous parlions de houilles, reprit
l’avocat, que devient sa grande société ? C’est une
occupation de ce genre qu’il me faudrait ! et je leur
serais utile, tout en gardant mon indépendance.
Frédéric promit de le conduire chez le banquier
avant trois jours.
Son repas en tête-à-tête avec Mme Dambreuse fut
une chose exquise. Elle souriait en face de lui, de
l’autre côté de la table, par-dessus des fleurs dans
une corbeille, à la lumière de la lampe suspendue ;
et, comme la fenêtre était ouverte, on apercevait des
étoiles. Ils causèrent fort peu, se méfiant
d’eux-mêmes, sans doute ; mais, dès que les
domestiques tournaient le dos, ils s’envoyaient un
baiser, du bout des lèvres. Il dit son idée de
candidature. Elle l’approuva, s’engageant même à y
faire travailler M. Dambreuse.
Le soir, quelques amis se présentèrent pour la
féliciter et pour la plaindre ; elle devait être si
chagrine de n’avoir plus sa nièce ? C’était fort bien,
d’ailleurs, aux jeunes mariés de s’être mis en
voyage ; plus tard, les embarras, les enfants
surviennent ! Mais l’Italie ne répondait pas à l’idée
qu’on s’en faisait. Après cela, ils étaient dans l’âge
des illusions ! et puis la lune de miel embellissait
tout ! Les deux derniers qui restèrent furent M. de
Grémonville et Frédéric. Le diplomate ne voulait pas
s’en aller. Enfin, à minuit, il se leva. Mme Dambreuse
fit signe à Frédéric de partir avec lui, et le
remercia de cette obéissance par une pression de main,
plus suave que tout le reste.
La Maréchale poussa un cri de joie en le revoyant.
Elle l’attendait depuis cinq heures. Il donna pour
excuse une démarche indispensable dans l’intérêt de
Deslauriers. Sa figure avait un air de triomphe, une
auréole, dont Rosanette fut éblouie.
— C’est peut-être à cause de ton habit noir qui te
va bien ; mais je ne t’ai jamais trouvé si beau !
Comme tu es beau !
Dans un transport de sa tendresse, elle se jura
intérieurement *391 de
ne plus appartenir à d’autres, quoi qu’il advînt,
quand elle devrait crever de misère !
Ses jolis yeux humides pétillaient d’une passion
tellement puissante, que Frédéric l’attira sur ses
genoux et il se dit : « Quelle canaille je fais ! » en
s’applaudissant de sa perversité.
|
Chapitre IV
*392 Monsieur
Dambreuse, quand Deslauriers se présenta chez lui,
songeait à raviver sa grande affaire de houilles. Mais
cette fusion de toutes les compagnies en une seule
était mal vue ; on criait au monopole, comme s’il ne
fallait pas, pour de telles exploitations, d’immenses
capitaux !
Deslauriers, qui venait de lire exprès l’ouvrage
de Gobet et les articles de M. Chappe dans le Journal
des Mines, connaissait la question
parfaitement. Il démontra que la loi de 1810
établissait au profit du concessionnaire un droit
impermutable. D’ailleurs, on pouvait donner à
l’entreprise une couleur démocratique : empêcher les
réunions houillères était un attentat contre le
principe même d’association.
M. Dambreuse lui confia des notes pour rédiger un
mémoire. Quant à la manière dont il payerait son
travail, il fit des promesses d’autant meilleures
qu’elles n’étaient pas précises.
Deslauriers s’en revint chez Frédéric et lui
rapporta la conférence. De plus, il avait
vu Mme Dambreuse au bas de l’escalier, comme il
sortait.
— Je t’en fais mes compliments, saprelotte !
Puis ils causèrent de l’élection. Il y avait
quelque chose à inventer.
Trois jours après, Deslauriers reparut avec une
feuille d’écriture destinée aux journaux et qui était
une lettre familière, où M. Dambreuse approuvait la
candidature de leur ami. Soutenue par un conservateur
et prônée par un rouge, elle devait réussir. Comment
le capitaliste signait-il une pareille élucubration ?
L’avocat, sans le moindre embarras, de lui-même, avait
été la montrer à Mme Dambreuse, qui, la trouvant fort
bien, s’était chargée du reste.
*393 Cette
démarche surprit Frédéric. Il l’approuva cependant ;
puis, comme Deslauriers s’aboucherait avec M. Roque,
il lui conta sa position vis-à-vis de Louise.
— Dis-leur tout ce que tu voudras, que mes
affaires sont troubles ; je les arrangerai ; elle est
assez jeune pour attendre !
Deslauriers partit ; et Frédéric se considéra
comme un homme très fort. Il éprouvait, d’ailleurs, un
assouvissement, une satisfaction profonde. Sa joie de
posséder une femme riche n’était gâtée par aucun
contraste ; le sentiment s’harmonisait avec le milieu.
Sa vie, maintenant, avait des douceurs partout.
La plus exquise, peut-être, était de
contempler Mme Dambreuse, entre plusieurs personnes,
dans son salon. La convenance de ses manières le
faisait rêver à d’autres attitudes ; pendant qu’elle
causait d’un ton froid, il se rappelait ses
mots d’amour balbutiés ; tous les respects pour sa
vertu le délectaient comme un hommage retournant vers
lui ; et il avait parfois des envies de s’écrier :
« Mais je la connais mieux que vous ! Elle est à
moi ! »
Leur liaison ne tarda pas à être une chose
convenue, acceptée. Mme Dambreuse, durant tout
l’hiver, traîna Frédéric dans le monde.
Il arrivait presque toujours avant elle ; et il la
voyait entrer, les bras nus, l’éventail à la main, des
perles dans les cheveux. Elle s’arrêtait sur le seuil,
le linteau de la porte l’entourait comme un cadre, et
elle avait un léger mouvement d’indécision, en
clignant les paupières, pour découvrir s’il était là.
Elle le ramenait dans sa voiture ; la pluie fouettait
les vasistas ; les passants, tels que des ombres,
s’agitaient dans la boue ; et, serrés l’un contre
l’autre, ils apercevaient tout cela, confusément, avec
un dédain tranquille. Sous des prétextes différents,
il restait encore une bonne heure dans sa chambre.
C’était par ennui, surtout, que Mme Dambreuse
avait cédé. Mais cette dernière épreuve ne devait pas
être perdue. Elle voulait un grand amour, et elle se
mit à le combler d’adulations et de caresses.
Elle lui envoyait des fleurs ; elle lui fit une
chaise en tapisserie ; elle lui donna un
porte-cigares, une écritoire, mille petites choses
d’un usage quotidien, pour qu’il n’eût pas une action
indépendante de son souvenir. Ces prévenances le
charmèrent d’abord, et bientôt lui parurent toutes
simples.
*394 Elle montait
dans un fiacre, le renvoyait à l’entrée d’un passage,
sortait par l’autre bout ; puis, se glissant le long
des murs, avec un double voile sur le visage, elle
atteignait la rue où Frédéric en sentinelle lui
prenait le bras, vivement, pour la conduire dans sa
maison. Ses deux domestiques se promenaient, le
portier faisait des courses ; elle jetait les yeux
tout à l’entour ; rien à craindre ! et elle poussait
comme un soupir d’exilé qui revoit sa patrie. La
chance les enhardit. Leurs rendez-vous se
multiplièrent. Un soir même, elle se présenta tout à
coup en grande toilette de bal. Ces surprises
pouvaient être dangereuses ; il la blâma de son
imprudence ; elle lui déplut, du reste. Son corsage
ouvert découvrait trop sa poitrine maigre.
Il reconnut alors ce qu’il s’était caché, la
désillusion de ses sens. Il n’en feignait pas moins de
grandes ardeurs ; mais pour les ressentir, il lui
fallait évoquer l’image de Rosanette ou de Mme Arnoux.
Cette atrophie sentimentale lui laissait la tête
entièrement libre, et plus que jamais il ambitionnait
une haute position dans le monde. Puisqu’il avait un
marchepied pareil, c’était bien le moins qu’il s’en
servît.
Vers le milieu de janvier, un matin, Sénécal entra
dans son cabinet ; et à son exclamation d’étonnement,
répondit qu’il était secrétaire de Deslauriers. Il lui
apportait même une lettre. Elle contenait de bonnes
nouvelles, et le blâmait cependant de sa négligence ;
il fallait venir là-bas.
Le futur député dit qu’il se mettrait en route le
surlendemain.
Sénécal n’exprima pas d’opinion sur cette
candidature. Il parla de sa personne, et des affaires
du pays.
Si lamentables qu’elles fussent, elles le
réjouissaient ; car on marchait au communisme.
D’abord, l’Administration y menait d’elle-même,
puisque, chaque jour, il y avait plus de choses régies
par le Gouvernement. Quant à la Propriété, la
Constitution de 48, malgré ses faiblesses, ne l’avait
pas ménagée ; au nom de l’utilité publique, l’État
pouvait prendre désormais ce qu’il jugeait lui
convenir. Sénécal se déclara pour l’Autorité ; et
Frédéric aperçut dans ses discours l’exagération de
ses propres paroles à Deslauriers. Le républicain
tonna même contre l’insuffisance des masses.
— Robespierre, en défendant le droit du petit
nombre, amena Louis XVI devant la Convention
nationale, et *395 sauva
le peuple. La fin des choses les rend légitimes. La
dictature est quelquefois indispensable. Vive la
tyrannie, pourvu que le tyran fasse le bien !
Leur discussion dura longtemps, et, comme il s’en
allait, Sénécal avoua (c’était le but de sa visite,
peut-être) que Deslauriers s’impatientait beaucoup du
silence de M. Dambreuse.
Mais M. Dambreuse était malade. Frédéric le voyait
tous les jours, sa qualité d’intime le faisait
admettre près de lui.
La révocation du général Changarnier avait ému
extrêmement le capitaliste. Le soir même, il fut pris
d’une grande chaleur dans la poitrine, avec une
oppression à ne pouvoir se tenir couché. Des sangsues
amenèrent un soulagement immédiat. La toux sèche
disparut, la respiration devint plus calme ; et, huit
jours après, il dit en avalant un bouillon :
— Ah ! ça va mieux ! Mais j’ai manqué faire le
grand voyage !
— Pas sans moi ! s’écria Mme Dambreuse, notifiant
par ce mot qu’elle n’aurait pu lui survivre.
Au lieu de répondre, il étala sur elle et sur son
amant un singulier sourire, où il y avait à la fois de
la résignation, de l’indulgence, de l’ironie, et même
comme une pointe, un sous-entendu presque gai.
Frédéric voulut partir pour Nogent, Mme Dambreuse
s’y opposa ; et il défaisait et refaisait tour à tour
ses paquets, selon les alternatives de la maladie.
Tout à coup, M. Dambreuse cracha le sang
abondamment. « Les princes de la science », consultés,
n’avisèrent à rien de nouveau. Ses jambes enflaient,
et la faiblesse augmentait. Il avait témoigné
plusieurs fois le désir de voir Cécile, qui était à
l’autre bout de la France, avec son mari, nommé
receveur depuis un mois. Il ordonna expressément qu’on
la fît venir. Mme Dambreuse écrivit trois lettres, et
les lui montra.
Sans se fier même à la religieuse, elle ne le
quittait pas d’une seconde, ne se couchait plus. Les
personnes qui se faisaient inscrire chez le concierge
s’informaient d’elle avec admiration ; et les passants
étaient saisis de respect devant la quantité de paille
qu’il y avait dans la rue, sous les fenêtres.
Le 12 février, à cinq heures, une hémoptysie
effrayante se déclara. Le médecin de garde dit le
danger. On courut vite chez un prêtre.
*396 Pendant la
confession de M. Dambreuse, Madame le regardait de
loin, curieusement. Après quoi, le jeune docteur posa
un vésicatoire, et attendit.
La lumière des lampes, masquée par des meubles,
éclairait la chambre inégalement. Frédéric
et Mme Dambreuse, au pied de la couche, observaient le
moribond. Dans l’embrasure d’une croisée, le prêtre et
le médecin causaient à demi-voix ; la bonne sœur, à
genoux, marmottait des prières.
Enfin, un râle s’éleva. Les mains se
refroidissaient, la face commençait à pâlir.
Quelquefois, il tirait tout à coup une aspiration
énorme ; elles devinrent de plus en plus rares ; deux
ou trois paroles confuses lui échappèrent ; il exhala
un petit souffle en même temps qu’il tournait ses
yeux, et le tête retomba de côté sur l’oreiller.
Tous, pendant une minute, restèrent immobiles.
Mme Dambreuse s’approcha ; et, sans effort, avec
la simplicité du devoir, elle lui ferma les paupières.
Puis elle écarta les deux bras, en se tordant la
taille comme dans le spasme d’un désespoir contenu, et
sortit de l’appartement, appuyée sur le médecin et la
religieuse. Un quart d’heure après, Frédéric monta
dans sa chambre.
On y sentait une odeur indéfinissable, émanation
des choses délicates qui l’emplissaient. Au milieu du
lit, une robe noire s’étalait, tranchant sur le
couvre-pied rose.
Mme Dambreuse était au coin de la cheminée,
debout. Sans lui supposer de violents regrets, il la
croyait un peu triste ; et, d’une voix dolente :
— Tu souffres ?
— Moi ? Non, pas du tout.
Comme elle se retournait, elle aperçut la robe,
l’examina ; puis elle lui dit de ne pas se gêner.
— Fume si tu veux ! Tu es chez moi !
Et, avec un grand soupir :
— Ah ! sainte Vierge ! quel débarras !
Frédéric fut étonné de l’exclamation. Il reprit en
lui baisant la main :
— On était libre, pourtant !
Cette allusion à l’aisance de leurs amours parut
blesser Mme Dambreuse.
— Eh ! tu ne sais pas les services que je lui
rendais, ni dans quelles angoisses j’ai vécu !
— Comment ?
— Mais oui ! Était-ce une sécurité que d’avoir
toujours près de soi cette bâtarde, une enfant
introduite *397 dans
la maison au bout de cinq ans de ménage, et qui, sans
moi, bien sûr, l’aurait amené à quelque sottise ?
Alors, elle expliqua ses affaires. Ils s’étaient
mariés sous le régime de la séparation. Son patrimoine
était de trois cent mille francs. M. Dambreuse, par
leur contrat, lui avait assuré, en cas de survivance,
quinze mille livres de rente avec la propriété de
l’hôtel. Mais, peu de temps après, il avait fait un
testament où il lui donnait toute sa fortune ; et elle
l’évaluait, autant qu’il était possible de le savoir
maintenant, à plus de trois millions.
Frédéric ouvrit de grands yeux.
— Ça en valait la peine, n’est-ce pas ? J’y
ai contribué, du reste ! C’était mon bien que je
défendais ; Cécile m’aurait dépouillée, injustement.
— Pourquoi n’est-elle pas venue voir son père ?
dit Frédéric.
À cette question, Mme Dambreuse le considéra ;
puis, d’un ton sec :
— Je n’en sais rien ! Faute de cœur, sans doute !
Oh ! je la connais ! Aussi elle n’aura pas de moi une
obole !
Elle n’était guère gênante, du moins depuis son
mariage.
— Ah ! son mariage ! fit en
ricanant Mme Dambreuse.
Et elle s’en voulait d’avoir trop bien traité
cette pécore-là, qui était jalouse, intéressée,
hypocrite. « Tous les défauts de son père ! » Elle le
dénigrait de plus en plus. Personne d’une fausseté
aussi profonde, impitoyable d’ailleurs, dur comme un
caillou, « un mauvais homme ! un mauvais homme ! »
Il échappe des fautes, même aux plus
sages. Mme Dambreuse venait d’en faire une, par ce
débordement de haine. Frédéric, en face d’elle, dans
une bergère, réfléchissait, scandalisé.
Elle se leva, se mit doucement sur ses genoux.
— Toi seul es bon ! Il n’y a que toi que j’aime !
En le regardant, son cœur s’amollit, une réaction
nerveuse lui amena des larmes aux paupières, et elle
murmura :
— Veux-tu m’épouser ?
Il crut d’abord n’avoir pas compris. Cette
richesse l’étourdissait. Elle répéta plus haut :
— Veux-tu m’épouser ?
Enfin, il dit en souriant :
— Tu en doutes ?
Puis une pudeur le prit et, pour faire au défunt
une *398 sorte de
réparation, il s’offrit à le veiller lui-même. Mais
comme il avait honte de ce pieux sentiment, il ajouta
d’un ton dégagé :
— Ce serait peut-être plus convenable.
— Oui, peut-être bien, dit-elle, à cause des
domestiques !
On avait tiré le lit complètement hors de
l’alcôve. La religieuse était au pied ; et au chevet
se tenait un prêtre, un autre, un grand homme maigre,
l’air espagnol et fanatique. Sur la table de nuit,
couverte d’une serviette blanche, trois flambeaux
brûlaient.
Frédéric prit une chaise, et regarda le mort.
Son visage était jaune comme de la paille ; un peu
d’écume sanguinolente marquait les coins de sa bouche.
Il avait un foulard autour du crâne, un gilet de
tricot, et un crucifix d’argent sur la poitrine, entre
ses bras croisés.
Elle était finie, cette existence pleine
d’agitations ! Combien n’avait-il pas fait de courses
dans les bureaux, aligné de chiffres, tripoté
d’affaires, entendu de rapports ! Que de boniments, de
sourires, de courbettes ! Car il avait acclamé
Napoléon, les Cosaques, Louis XVIII, 1830, les
ouvriers, tous les régimes, chérissant le Pouvoir d’un
tel amour, qu’il aurait payé pour se vendre.
Mais il laissait le domaine de la Fortelle, trois
manufactures en Picardie, le bois de Crancé dans
l’Yonne, une ferme près d’Orléans, des valeurs
mobilières considérables.
Frédéric fit ainsi la récapitulation de
sa fortune ; et elle allait, pourtant, lui
appartenir ! Il songea d’abord à « ce qu’on dirait »,
à un cadeau pour sa mère, à ses futurs attelages, à un
vieux cocher de sa famille dont il voulait faire le
concierge. La livrée ne serait plus la même,
naturellement. Il prendrait le grand salon comme
cabinet de travail. Rien n’empêchait, en abattant
trois murs, d’avoir, au second étage, une galerie de
tableaux. Il y avait moyen, peut-être, d’organiser en
bas une salle de bains turcs. Quant au bureau de M.
Dambreuse, pièce déplaisante, à quoi pouvait-elle
servir ?
Le prêtre qui venait à se moucher, ou la bonne
sœur arrangeant le feu, interrompait brutalement ces
imaginations. Mais la réalité les confirmait ; le
cadavre était toujours là. Ses paupières s’étaient
rouvertes ; et les pupilles, bien que noyées dans des
ténèbres visqueuses, avaient une expression
énigmatique, intolérable. Frédéric croyait y voir
comme un jugement porté sur lui, et il *399
sentait presque un remords, car il n’avait
jamais eu à se plaindre de cet homme, qui, au
contraire… « Allons donc ! un vieux misérable ! » ; et
il le considérait de plus près, pour se raffermir, en
lui criant mentalement
« Eh bien, quoi ? Est-ce que je t’ai tué ? »
Cependant, le prêtre lisait son bréviaire ; la
religieuse, immobile, sommeillait ; les mèches des
trois flambeaux s’allongeaient.
On entendit, pendant deux heures, le roulement
sourd des charrettes défilant vers les Halles. Les
carreaux blanchirent, un fiacre passa, puis une
compagnie d’ânesses qui trottinaient sur le pavé, et
des coups de marteau, des cris de vendeurs ambulants,
des éclats de trompette ; tout déjà se confondait dans
la grande voix de Paris qui s’éveille.
Frédéric se mit en courses. Il se transporta
premièrement à la mairie pour faire la déclaration ;
puis, quand le médecin des morts eut donné un
certificat, il revint à la mairie dire quel cimetière
la famille choisissait, et pour s’entendre avec le
bureau des pompes funèbres.
L’employé exhiba un dessin et un programme, l’un
indiquant les diverses classes d’enterrement, l’autre
le détail complet du décor. Voulait-on un char avec
galerie ou un char avec panaches, des tresses aux
chevaux, des aigrettes aux valets, des initiales ou un
blason, des lampes funèbres, un homme pour porter les
honneurs, et combien de voitures ? Frédéric fut
large ; Mme Dambreuse tenait à ne rien ménager.
Puis il se rendit à l’église.
Le vicaire des convois commença par blâmer
l’exploitation des pompes funèbres ; ainsi l’officier
pour les pièces d’honneur était vraiment inutile ;
beaucoup de cierges valait mieux ! On convint d’une
messe basse relevée de musique. Frédéric signa ce qui
était convenu, avec obligation solidaire de payer tous
les frais.
Il alla ensuite à l’Hôtel de Ville pour l’achat du
terrain. Une concession de deux mètres en longueur sur
un de largeur coûtait cinq cents francs. Était-ce une
concession mi-séculaire ou perpétuelle ?
— Oh ! perpétuelle ! dit Frédéric.
Il prenait la chose au sérieux, se donnait du mal.
Dans la cour de l’hôtel, un marbrier l’attendait pour
lui montrer des devis et plans de tombeaux grecs,
égyptiens, mauresques ; mais l’architecte de la maison
en avait déjà conféré avec Madame ; et, sur la table,
dans le vestibule, *400 il
y avait toute sorte de prospectus relatifs au
nettoyage des matelas, à la désinfection des chambres,
à divers procédés d’embaumement.
Après son dîner, il retourna chez le tailleur pour
le deuil des domestiques ; et il dut faire une
dernière course, car il avait commandé des gants de
castor, et c’étaient des gants de filoselle qui
convenaient.
Quand il arriva le lendemain, à dix heures, le
grand salon s’emplissait de monde, et presque tous, en
s’abordant d’un air mélancolique, disaient :
— Moi qui l’ai encore vu il y a un mois ! Mon
Dieu ! c’est notre sort à tous !
— Oui ; mais tâchons que ce soit le plus tard
possible !
Alors, on poussait un petit rire de satisfaction,
et même on engageait des dialogues parfaitement
étrangers à la circonstance. Enfin, le maître des
cérémonies, en habit noir à la française et culotte
courte, avec manteau, pleureuses, brette au côté et
tricorne sous le bras, articula, en saluant, les mots
d’usage :
— Messieurs, quand il vous fera plaisir.
On partit.
C’était jour de marché aux fleurs sur la place de
la Madeleine. Il faisait un temps clair et doux ; et
la brise, qui secouait un peu les baraques de toile,
gonflait, par les bords, l’immense drap noir accroché
sur le portail. L’écusson de M. Dambreuse, occupant un
carré de velours, s’y répétait trois fois. Il était de
sable au senestrochère d’or, à poing fermé, ganté
d’argent, avec couronne de comte, et cette
devise : Par toutes voies.
Les porteurs montèrent jusqu’au haut de l’escalier
le lourd cercueil, et l’on entra.
Les six chapelles, l’hémicycle et les chaises
étaient tendus de noir. Le catafalque au bas du chœur
formait, avec ses grands cierges, un seul foyer de
lumières jaunes. Aux deux angles, sur des candélabres,
des flammes d’esprit-de-vin brûlaient.
Les plus considérables prirent place dans le
sanctuaire, les autres dans la nef ; et l’office
commença.
À part quelques-uns, l’ignorance religieuse de
tous était si profonde, que le maître des cérémonies,
de temps à autre, leur faisait signe de se lever, de
s’agenouiller, de se rasseoir. L’orgue et deux
contrebasses alternaient avec les voix ; dans les
intervalles de silence, on entendait le marmottement
du prêtre à l’autel ; puis la musique et les chants
reprenaient.
*401 Un jour mat
tombait des trois coupoles ; mais la porte ouverte
envoyait horizontalement comme un fleuve de clarté
blanche qui frappait toutes les têtes nues ; et dans
l’air, à mi-hauteur du vaisseau, flottait une ombre,
pénétrée par le reflet des ors décorant la nervure des
pendentifs et le feuillage des chapiteaux.
Frédéric, pour se distraire, écouta le Dies
iræ ; il considérait les assistants, tâchait de
voir les peintures trop élevées qui représentent la
vie de Madeleine. Heureusement, Pellerin vint se
mettre près de lui, et commença tout de suite, à
propos de fresques, une longue dissertation. La cloche
tinta. On sortit de l’église.
Le corbillard, orné de draperies pendantes et de
hauts plumets, s’achemina vers le Père-Lachaise, tiré
par quatre chevaux noirs ayant des tresses dans la
crinière, des panaches sur la tête, et
qu’enveloppaient jusqu’aux sabots de larges caparaçons
brodés d’argent. Leur cocher, en bottes à l’écuyère,
portait un chapeau à trois cornes avec un long crêpe
retombant. Les cordons étaient tenus par quatre
personnages : un questeur de la Chambre des députés,
un membre du Conseil général de l’Aube, un délégué des
houilles, et Fumichon, comme ami. La calèche du défunt
et douze voitures de deuil suivaient. Les conviés, par
derrière, emplissaient le milieu du boulevard.
Pour voir tout cela, les passants s’arrêtaient ;
des femmes, leur marmot entre les bras, montaient sur
des chaises, et des gens qui prenaient des chopes dans
les cafés apparaissaient aux fenêtres, une queue de
billard à la main.
La route était longue ; et, comme dans les repas
de cérémonie où l’on est réservé d’abord, puis
expansif, la tenue générale se relâcha bientôt. On ne
causait que du refus d’allocation fait par la Chambre
au Président. M. Piscatory s’était montré trop acerbe,
Montalembert « magnifique, comme d’habitudes », et MM.
Chambolle, Pidoux, Creton, enfin toute la commission
aurait dû suivre, peut-être, l’avis de MM.
Quentin-Bauchard et Dufour.
Ces entretiens continuèrent dans la rue de la
Roquette, bordée par des boutiques, où l’on ne voit
que des chaînes en verre de couleur et des rondelles
noires couvertes de dessins et de lettres d’or, ce qui
les fait ressembler à des grottes pleines de
stalactites et à des magasins de faïence. Mais, devant
la grille du cimetière, tout le monde, instantanément,
se tut.
Les tombes se levaient au milieu des arbres,
colonnes *402 brisées,
pyramides, temples, dolmens, obélisques, caveaux
étrusques à porte de bronze. On apercevait dans
quelques-uns des espèces de boudoirs funèbres, avec
des fauteuils rustiques et des pliants. Des toiles
d’araignée pendaient comme des haillons aux chaînettes
des urnes ; et de la poussière couvrait les bouquets
de rubans de satin et les crucifix. Partout, entre les
balustres, sur les tombeaux, des couronnes
d’immortelles et des chandeliers, des vases, des
fleurs, des disques noirs rehaussés de lettres d’or,
des statuettes de plâtre : petits garçons et petites
demoiselles ou petits anges tenus en l’air par un fil
de laiton : plusieurs même ont un toit de zinc sur la
tête. D’énormes câbles en verre filé, noir, blanc et
azur, descendent du haut des stèles jusqu’au pied des
dalles, avec de longs replis, comme des boas. Le
soleil, frappant dessus, les faisait scintiller entre
les croix de bois noir ; et le corbillard s’avançait
dans les grands chemins, qui sont pavés comme les rues
d’une ville. De temps à autre, les essieux claquaient.
Des femmes à genoux, la robe traînant dans l’herbe,
parlaient doucement aux morts.
Des lumignons blanchâtres sortaient de la verdure des
ifs. C’étaient des offrandes abandonnées, des débris
que l’on brûlait.
La fosse de M. Dambreuse était dans le voisinage
de Manuel et de Benjamin Constant. Le terrain dévale,
en cet endroit, par une pente abrupte. On a sous les
pieds des sommets d’arbres verts ; plus loin, des
cheminées de pompes à feu, puis toute la grande ville.
Frédéric put admirer le paysage pendant qu’on
prononçait les discours.
Le premier fut au nom de la Chambre des députés,
le deuxième au nom du Conseil général de l’Aube, le
troisième au nom de la Société houillère de
Saône-et-Loire, le quatrième, au nom de la Société
d’agriculture de l’Yonne ; et il y en eut un autre, au
nom d’une Société philanthropique. Enfin, on s’en
allait, lorsqu’un inconnu se mit à lire un sixième
discours, au nom de la Société des antiquaires
d’Amiens.
Et tous profitèrent de l’occasion pour tonner
contre le Socialisme, dont M. Dambreuse était mort
victime. C’était le spectacle de l’anarchie et son
dévouement à l’ordre qui avait abrégé ses jours. On
exalta ses lumières, sa probité, sa générosité et même
son mutisme comme représentant du peuple, car, s’il
n’était pas orateur, il possédait en revanche ces
qualités solides, *403 mille
fois préférables, etc… avec tous les mots qu’il faut
dire : — « Fin prématurée, — regrets éternels ; —
l’autre patrie, — adieu, ou plutôt non, au revoir ! »
La terre, mêlée de cailloux, retomba ; et il ne
devait plus en être question dans le monde.
On en parla encore un peu en descendant le
cimetière ; et on ne se gênait pas pour l’apprécier.
Hussonnet qui devait rendre compte de l’enterrement
dans les journaux, reprit même, en blague, tous les
discours ; car enfin le bonhomme Dambreuse avait été
un des potdevinistes les plus distingués du
dernier règne. Puis les voitures de deuil
reconduisirent les bourgeois à leurs affaires, la
cérémonie n’avait pas duré trop longtemps ; on s’en
félicitait.
Frédéric, fatigué, rentra chez lui.
Quand il se présenta le lendemain à l’hôtel
Dambreuse, on l’avertit que Madame travaillait en bas,
dans le bureau. Les cartons, les tiroirs étaient
ouverts pêle-mêle, les livres de comptes jetés de
droite et de gauche ; un rouleau de paperasses ayant
pour titre : « Recouvrements désespérés », traînait
par terre ; il manqua tomber dessus et le
ramassa. Mme Dambreuse disparaissait ensevelie dans le
grand fauteuil.
— Eh bien ? Où êtes-vous donc ? qu’y a-t-il ?
Elle se leva d’un bond.
— Ce qu’il y a ? Je suis ruinée, ruinée !
entends-tu ?
M. Adolphe Langlois, le notaire, l’avait fait
venir en son étude, et lui avait communiqué un
testament écrit par son mari, avant leur mariage. Il
léguait tout à Cécile ; et l’autre testament était
perdu. Frédéric devint très pâle. Sans doute elle
avait mal cherché ?
— Mais regarde donc ! dit Mme Dambreuse, en lui
montrant l’appartement.
Les deux coffres-forts bâillaient, défoncés à
coups de merlin, et elle avait retourné le pupitre,
fouillé les placards, secoué les paillassons, quand
tout à coup, poussant un cri aigu, elle se précipita
dans un angle où elle venait d’apercevoir une petite
boîte à serrure de cuivre ; elle l’ouvrit, rien !
— Ah ! le misérable ! Moi qui l’ai soigné avec
tant de dévouement !
Puis elle éclata en sanglots.
— Il est peut-être ailleurs ? dit Frédéric.
— Eh non ! Il était là ! dans ce coffre-fort. Je
l’ai vu dernièrement. Il est brûlé ! j’en suis
certaine !
*404 Un jour, au
commencement de sa maladie, M. Dambreuse était
descendu pour donner des signatures.
— C’est alors qu’il aura fait le coup !
Et elle retomba sur une chaise, anéantie. Une mère
en deuil n’est pas plus lamentable près d’un berceau
vide que ne l’était Mme Dambreuse devant les
coffres-forts béants. Enfin, sa douleur, malgré la
bassesse du motif, semblait tellement profonde, qu’il
tâcha de la consoler, en lui disant qu’après tout,
elle n’était pas réduite à la misère.
— C’est la misère, puisque je ne peux pas t’offrir
une grande fortune !
Elle n’avait plus que trente mille livres de
rente, sans compter l’hôtel qui en valait de dix-huit
à vingt, peut-être.
Bien que ce fût de l’opulence pour Frédéric, il
n’en ressentait pas moins une déception. Adieu ses
rêves, et toute la grande vie qu’il aurait menée !
L’honneur le forçait à épouser Mme Dambreuse. Il
réfléchit une minute ; puis, d’un air tendre :
— J’aurai toujours ta personne !
Elle se jeta dans ses bras ; et il la serra contre
sa poitrine, avec un attendrissement où il y avait un
peu d’admiration pour lui-même. Mme Dambreuse, dont
les larmes ne coulaient plus, releva sa figure, toute
rayonnante de bonheur, et, lui prenant la main :
— Ah ! je n’ai jamais douté de toi ! J’y
comptais !
Cette certitude anticipée de ce qu’il regardait
comme une belle action déplut au jeune homme.
Puis elle l’emmena dans sa chambre, et ils firent
des projets. Frédéric devait songer maintenant à se
pousser. Elle lui donna même sur sa candidature
d’admirables conseils.
Le premier point était de savoir deux ou trois
phrases d’économie politique. Il fallait prendre une
spécialité, comme les haras, par exemple, écrire
plusieurs mémoires sur une question d’intérêt local,
avoir toujours à sa disposition des bureaux de poste
ou de tabac, rendre une foule de petits services. M.
Dambreuse s’était montré là-dessus un vrai modèle.
Ainsi, une fois, à la campagne, il avait fait arrêter
son char à bancs, plein d’amis, devant l’échoppe d’un
savetier, avait pris pour ses hôtes douze paires de
chaussures, et, pour lui des bottes épouvantables,
qu’il eut même l’héroïsme de porter durant quinze
jours. Cette anecdote les rendit gais. Elle en conta *405
d’autres, et avec un revif de grâce, de
jeunesse et d’esprit.
Elle approuva son idée d’un voyage immédiat à
Nogent. Leurs adieux furent tendres ; puis, sur le
seuil, elle murmura encore une fois :
— Tu m’aimes, n’est-ce pas ?
— Éternellement ! répondit-il.
Un commissionnaire l’attendait chez lui avec un
mot au crayon, le prévenant que Rosanette allait
accoucher. Il avait eu tant d’occupation depuis
quelques jours, qu’il n’y pensait plus. Elle s’était
mise dans un établissement spécial, à Chaillot.
Frédéric prit un fiacre et partit.
Au coin de la rue de Marbeuf, il lut sur une
planche en grosses lettres : « Maison de santé et
d’accouchement tenue par Mme Alessandri, sage-femme de
première classe, ex-élève de la Maternité, auteur de
divers ouvrages, etc. » Puis, au milieu de la rue, sur
la porte, une petite porte bâtarde, l’enseigne
répétait (sans le mot accouchement) : « Maison de
santé de Mme Alessandri », avec tous ses titres.
Frédéric donna un coup de marteau.
Une femme de chambre, à tournure de soubrette,
l’introduisit dans le salon, orné d’une table en
acajou, de fauteuils en velours grenat, et d’une
pendule sous globe.
Presque aussitôt, Madame parut. C’était une grande
brune de quarante ans, la taille mince, de beaux yeux,
l’usage du monde. Elle apprit à Frédéric l’heureuse
délivrance de la mère, et le fit monter dans sa
chambre.
Rosanette se mit à sourire ineffablement ; et,
comme submergée sous les flots d’amour qui
l’étouffaient, elle dit d’une voix basse :
— Un garçon, là, là ! en désignant près de son lit
une barcelonnette.
Il écarta les rideaux, et aperçut, au milieu des
linges, quelque chose d’un rouge jaunâtre, extrêmement
ridé, qui sentait mauvais et vagissait.
— Embrasse-le !
Il répondit, pour cacher sa répugnance :
— Mais j’ai peur de lui faire mal ?
— Non ! non !
Alors, il baisa, du bout des lèvres, son enfant.
— Comme il te ressemble !
Et, de ses deux bras faibles, elle se suspendit à
son cou, avec une effusion de sentiment qu’il n’avait
jamais vue.
*406 Le souvenir
de Mme Dambreuse lui revint. Il se reprocha comme une
monstruosité de trahir ce pauvre être, qui aimait et
souffrait dans toute la franchise de sa nature.
Pendant plusieurs jours, il lui tint compagnie
jusqu’au soir.
Elle se trouvait heureuse dans cette maison
discrète ; les volets de la façade restaient même
constamment fermés ; sa chambre, tendue en perse
claire, donnait sur un grand jardin ; Mme Alessandri,
dont le seul défaut était de citer comme intimes les
médecins illustres, l’entourait d’attentions ; ses
compagnes, presque toutes des demoiselles de la
province, s’ennuyaient beaucoup, n’ayant personne qui
vînt les voir ; Rosanette s’aperçut qu’on l’enviait,
et le dit à Frédéric avec fierté. Il fallait parler
bas, cependant ; les cloisons étaient minces et tout
le monde se tenait aux écoutes malgré le bruit
continuel des pianos.
Il allait enfin partir pour Nogent, quand il reçut
une lettre de Deslauriers.
Deux candidats nouveaux se présentaient, l’un
conservateur, l’autre rouge ; un troisième, quel qu’il
fût, n’avait pas de chances. C’était la faute de
Frédéric ; il avait laissé passer le bon moment, il
aurait dû venir plus tôt, se remuer. « On ne t’a même
pas vu aux comices agricoles ! » L’avocat le blâmait
de n’avoir aucune attache dans les journaux. « Ah ! si
tu avais suivi autrefois mes conseils ! Si nous avions
une feuille publique à nous ! » Il insistait
là-dessus. Du reste, beaucoup de personnes qui
auraient voté en sa faveur, par considération pour M.
Dambreuse, l’abandonneraient maintenant. Deslauriers
était de ceux-là. N’ayant plus rien à attendre du
capitaliste, il lâchait son protégé.
Frédéric porta sa lettre à Mme Dambreuse.
— Tu n’as donc pas été à Nogent ? dit-elle.
— Pourquoi ?
— C’est que j’ai vu Deslauriers il y a trois
jours.
Sachant la mort de son mari, l’avocat était venu
rapporter des notes sur les houilles et lui offrir ses
services comme homme d’affaires. Cela parut étrange à
Frédéric ; et que faisait son ami, là-bas ?
Mme Dambreuse voulut savoir l’emploi de son temps
depuis leur séparation.
— J’ai été malade, répondit-il.
— Tu aurais dû me prévenir, au moins.
— Oh ! cela n’en valait pas la peine.
*407 D’ailleurs,
il avait eu une foule de dérangements, des
rendez-vous, des visites.
Il mena dès lors une existence double, couchant
religieusement chez la Maréchale et passant
l’après-midi chez Mme Dambreuse, si bien qu’il lui
restait à peine, au milieu de la journée, une heure de
liberté.
L’enfant était à la campagne, à Andilly. On allait
le voir toutes les semaines.
La maison de la nourrice se trouvait sur la
hauteur du village, au fond d’une petite cour sombre
comme un puits, avec de la paille par terre, des
poules çà et là, une charrette à légumes sous le
hangar. Rosanette commençait par baiser frénétiquement
son poupon ; et, prise d’une sorte de délire, allait
et venait, essayait de traire la chèvre, mangeait du
gros pain, aspirait l’odeur du fumier, voulait en
mettre un peu dans son mouchoir.
Puis ils faisaient de grandes promenades ; elle
entrait chez les pépiniéristes, arrachait les branches
de lilas qui pendaient en dehors des murs, criait :
« Hue, bourriquet ! » aux ânes traînant une carriole,
s’arrêtait à contempler par la grille l’intérieur des
beaux jardins ; ou bien la nourrice prenait l’enfant,
on le posait à l’ombre sous un noyer ; et les deux
femmes débitaient, pendant des heures, d’assommantes
niaiseries.
Frédéric, près d’elles, contemplait les carrés de
vignes sur les pentes du terrain, avec la touffe d’un
arbre de place en place, les sentiers poudreux pareils
à des rubans grisâtres, les maisons étalant dans la
verdure des taches blanches et rouges ; et,
quelquefois, la fumée d’une locomotive allongeait
horizontalement, au pied des collines couvertes de
feuillages, comme une gigantesque plume d’autruche
dont le bout léger s’envolait.
Puis ses yeux retombaient sur son fils. Il se le
figurait jeune homme, il en ferait son compagnon ;
mais ce serait peut-être un sot, un malheureux à coup
sûr. L’illégalité de sa naissance l’opprimerait
toujours ; mieux aurait valu pour lui ne pas naître,
et Frédéric murmurait : « Pauvre enfant ! » le cœur
gonflé d’une incompréhensible tristesse.
Souvent, ils manquaient le dernier départ.
Alors, Mme Dambreuse le grondait de son inexactitude.
Il lui faisait une histoire.
Il fallait en inventer aussi pour Rosanette. Elle
ne comprenait pas à quoi il employait toutes ses
soirées ; et, quand on envoyait chez lui, il n’y était
jamais ! Un jour, comme il s’y trouvait, elles
apparurent presque à *408 la
fois. Il fit sortir la Maréchale et
cacha Mme Dambreuse, en disant que sa mère allait
arriver.
Bientôt ces mensonges le divertirent ; il répétait
à l’une le serment qu’il venait de faire à l’autre,
leur envoyait deux bouquets semblables, leur écrivait
en même temps, puis établissait entre elles des
comparaisons ; il y en avait une troisième toujours
présente à sa pensée. L’impossibilité de l’avoir le
justifiait de ses perfidies, qui avivaient le plaisir,
en y mettant de l’alternance ; et plus il avait trompé
n’importe laquelle des deux, plus elle l’aimait, comme
si leurs amours se fussent échauffés réciproquement et
que, dans une sorte d’émulation, chacune eût voulu lui
faire oublier l’autre.
— Admire ma confiance ! lui dit un
jour Mme Dambreuse, en dépliant un papier où on la
prévenait que M. Moreau vivait conjugalement avec une
certaine Rose Bron.
— Est-ce la demoiselle des courses, par hasard ?
— Quelle absurdité ! reprit-il. Laisse-moi voir.
La lettre, écrite en caractères romains, n’était
pas signée. Mme Dambreuse, au début, avait toléré
cette maîtresse qui couvrait leur adultère. Mais, sa
passion devenant plus forte, elle avait exigé une
rupture, chose faite depuis longtemps, selon
Frédéric ; et, quand il eut fini ses protestations,
elle répliqua, tout en clignant ses paupières
où brillait un regard pareil à la pointe d’un stylet
sous de la mousseline :
— Eh bien, et l’autre ?
— Quelle autre ?
— La femme du faïencier !
Il leva les épaules dédaigneusement. Elle
n’insista pas.
Mais, un mois plus tard, comme ils parlaient
d’honneur et de loyauté, et qu’il vantait la sienne
(d’une manière incidente, par précaution), elle lui
dit :
— C’est vrai, tu es honnête, tu n’y retournes
plus.
Frédéric, qui pensait à la Maréchale, balbutia :
— Où donc ?
— Chez Mme Arnoux.
Il la supplia de lui avouer d’où elle tenait ce
renseignement. C’était par sa couturière en
second, Mme Regimbart.
Ainsi, elle connaissait sa vie, et lui ne savait
rien de la sienne !
Cependant, il avait découvert dans son cabinet de
toilette la miniature d’un monsieur à longues *409
moustaches : était-ce le même sur lequel on
lui avait conté autrefois une vague histoire de
suicide ? Mais, il n’existait aucun moyen d’en savoir
davantage ! À quoi bon, du reste ? Les cœurs des
femmes sont comme ces petits meubles à secret, pleins
de tiroirs emboîtés les uns dans les autres ; on se
donne du mal, on se casse les ongles, et on trouve au
fond quelque fleur desséchée, des brins de poussière
ou le vide ! Et puis il craignait peut-être d’en trop
apprendre.
Elle lui faisait refuser les invitations où elle
ne pouvait se rendre avec lui, le tenait à ses côtés,
avait peur de le perdre ; et, malgré cette union
chaque jour plus grande, tout à coup des abîmes se
découvraient entre eux, à propos de choses
insignifiantes, l’appréciation d’une personne, d’une
œuvre d’art.
Elle avait une façon de jouer du piano, correcte
et dure. Son spiritualisme (Mme Dambreuse croyait à la
transmigration des âmes dans les étoiles) ne
l’empêchait pas de tenir sa caisse admirablement. Elle
était hautaine avec ses gens ; ses yeux restaient secs
devant les haillons des pauvres. Un égoïsme ingénu
éclatait dans ses locutions ordinaires : « Qu’est-ce
que cela me fait ? je serais bien bonne ! est-ce que
j’ai besoin ! » et mille petites actions
inanalysables, odieuses. Elle aurait écouté derrière
les portes ; elle devait mentir à son confesseur. Par
esprit de domination, elle voulut que Frédéric
l’accompagnât le dimanche à l’église. Il obéit, et
porta le livre.
La perte de son héritage l’avait considérablement
changée. Ces marques d’un chagrin qu’on attribuait à
la mort de M. Dambreuse la rendaient intéressante ;
et, comme autrefois, elle recevait beaucoup de monde.
Depuis l’insuccès électoral de Frédéric, elle
ambitionnait pour eux deux une légation en Allemagne ;
aussi la première chose à faire était de se soumettre
aux idées régnantes.
Les uns désiraient l’Empire, d’autres les Orléans,
d’autres le comte de Chambord ; mais tous
s’accordaient sur l’urgence de la décentralisation, et
plusieurs moyens étaient proposés, tels que ceux-ci :
couper Paris en une foule de grandes rues afin d’y
établir des villages, transférer à Versailles le siège
du gouvernement, mettre à Bourges les écoles,
supprimer les bibliothèques, confier tout aux généraux
de division ; et on exaltait les campagnes, l’homme
illettré ayant naturellement plus de sens que les
autres ! Les haines foisonnaient : haine contre les *410
instituteurs primaires et contre les
marchands de vin, contre les classes de philosophie,
contre les cours d’histoire, contre les romans, les
gilets rouges, les barbes longues, contre toute
indépendance, toute manifestation individuelle ; car
il fallait « relever le principe d’autorité » ;
qu’elle s’exerçât au nom de n’importe qui, qu’elle
vînt de n’importe où, pourvu que ce fût la Force,
l’Autorité ! Les conservateurs parlaient maintenant
comme Sénécal. Frédéric ne comprenait plus ; et il
retrouvait chez son ancienne maîtresse les mêmes
propos, débités par les mêmes hommes !
Les salons des filles (c’est de ce temps-là que
date leur importance) étaient un terrain neutre, où
les réactionnaires de bords différents se
rencontraient. Hussonnet, qui se livrait au
dénigrement des gloires contemporaines (bonne chose
pour la restauration de l’Ordre), inspira l’envie à
Rosanette d’avoir, comme une autre, ses soirées ; il
en ferait des comptes rendus ; et il amena d’abord un
homme sérieux, Fumichon ; puis parurent Nonancourt, M.
de Grémonville, le sieur de Larsillois, ex-préfet, et
Cisy, qui était maintenant agronome, bas breton et
plus que jamais chrétien.
Il venait, en outre, d’anciens amants de la
Maréchale, tels que le baron de Comaing, le comte de
Jumillac et quelques autres ; la liberté de leurs
allures blessait Frédéric.
Afin de se poser comme le maître, il augmenta le
train de la maison. Alors, on prit un groom, on
changea de logement, et on eut un mobilier nouveau.
Ces dépenses étaient utiles pour faire paraître son
mariage moins disproportionné à sa fortune. Aussi
diminuait-elle effroyablement ; et Rosanette ne
comprenait rien à tout cela !
Bourgeoise déclassée, elle adorait la vie de
ménage, un petit intérieur paisible. Cependant, elle
était contente d’avoir « un jour » ; disait : « Ces
femmes-là ! » en parlant de ses pareilles ; voulait
être « une dame du monde », s’en croyait une. Elle le
pria de ne plus fumer dans le salon, essaya de lui
faire faire maigre, par bon genre.
Elle mentait à son rôle enfin, car elle devenait
sérieuse, et même, avant de se coucher, montrait
toujours un peu de mélancolie, comme il y a des cyprès
à la porte d’un cabaret.
Il en découvrit la cause : elle rêvait mariage,
elle aussi ! Frédéric en fut exaspéré. D’ailleurs, il
se rappelait son apparition chez Mme Arnoux, et puis
il lui gardait rancune pour sa longue résistance.
*411 Il n’en
cherchait pas moins quels avaient été ses amants. Elle
les niait tous. Une sorte de jalousie l’envahit. Il
s’irrita des cadeaux qu’elle avait reçus, qu’elle
recevait ; et, à mesure que le fond même de sa
personne l’agaçait davantage, un goût des sens âpre et
bestial l’entraînait vers elle, illusions d’une minute
qui se résolvaient en haine.
Ses paroles, sa voix, son sourire, tout vint à lui
déplaire, ses regards surtout, cet œil de femme
éternellement limpide et inepte. Il s’en trouvait
tellement excédé quelquefois, qu’il l’aurait
vue mourir sans émotion. Mais comment se fâcher ? Elle
était d’une douceur désespérante.
Deslauriers reparut, et expliqua son séjour à
Nogent en disant qu’il y marchandait une étude
d’avoué. Frédéric fut heureux de le revoir ; c’était
quelqu’un ! Il le mit en tiers dans la compagnie.
L’avocat dînait chez eux de temps à autre, et,
quand il s’élevait de petites contestations, se
déclarait toujours pour Rosanette, si bien qu’une fois
Frédéric lui dit :
— Eh ! couche avec elle si ça t’amuse ! tant il
souhaitait un hasard qui l’en débarrassât.
Vers le milieu du mois de juin, elle reçut un
commandement où maître Athanase Gautherot, huissier,
lui enjoignait de solder quatre mille francs dus à la
demoiselle Clémence Vatnaz ; sinon, qu’il viendrait le
lendemain la saisir.
En effet, des quatre billets autrefois souscrits,
un seul était payé, l’argent qu’elle avait pu avoir
depuis lors ayant passé à d’autres besoins.
Elle courut chez Arnoux. Il habitait le faubourg
Saint-Germain, et le portier ignorait la rue. Elle se
transporta chez plusieurs amis, ne trouva personne, et
rentra désespérée. Elle ne voulait rien dire à
Frédéric, tremblant que cette nouvelle histoire ne fît
du tort à son mariage.
Le lendemain matin, Me Athanase Gautherot se
présenta, flanqué de deux acolytes, l’un blême, à
figure chafouine, l’air dévoré d’envie, l’autre
portant un faux-col et des sous-pieds très tendus,
avec un délot de taffetas noir à l’index ; et tous
deux, ignoblement sales, avaient des cols gras, des
manches de redingote trop courtes.
Leur patron, un fort bel homme, au
contraire, commença par s’excuser de sa mission
pénible, tout en regardant l’appartement, « plein de
jolies choses, ma parole d’honneur ! ». Il ajouta
« outre celles qu’on ne peut saisir ». Sur un geste,
les deux recors disparurent.
*412 Alors, ses
compliments redoublèrent. Pouvait-on croire qu’une
personne aussi… charmante n’eût pas d’ami sérieux !
Une vente par autorité de justice était un véritable
malheur ! On ne s’en relève jamais. Il tâcha de
l’effrayer ; puis, la voyant émue, prit subitement un
ton paterne. Il connaissait le monde, il avait eu
affaire à toutes ces dames ; et, en les nommant, il
examinait les cadres sur les murs. C’étaient d’anciens
tableaux du brave Arnoux, des esquisses de Sombaz, des
aquarelles de Burieu, trois paysages de Dittmer.
Rosanette n’en savait pas le prix, évidemment. Maître
Gautherot se tourna vers elle :
— Tenez ! Pour vous montrer que je suis un bon
garçon, faisons une chose : cédez-moi ces Dittmer-là !
et je paye tout. Est-ce convenu ?
À ce moment, Frédéric, que Delphine avait instruit
dans l’antichambre et qui venait de voir les deux
praticiens, entra le chapeau sur la tête, d’un air
brutal. Maître Gautherot reprit sa dignité ; et, comme
la porte était restée ouverte :
— Allons, messieurs, écrivez ! Dans la seconde
pièce, nous disons : une table de chêne, avec ses deux
rallonges, deux buffets…
Frédéric l’arrêta, demandant s’il n’y avait pas
quelque moyen d’empêcher la saisie.
— Oh ! parfaitement ! Qui a payé les meubles ?
— Moi.
— Eh bien, formulez une revendication ;
c’est toujours du temps que vous aurez devant vous.
Maître Gautherot acheva vivement ses écritures,
et, dans le procès-verbal, assigna en
référé Mlle Bron, puis se retira.
Frédéric ne fit pas un reproche. Il contemplait,
sur le tapis, les traces de boue laissées par les
chaussures des praticiens ; et, se parlant à
lui-même :
— Il va falloir chercher de l’argent !
— Ah ! mon Dieu, que je suis bête ! dit la
Maréchale.
Elle fouilla dans un tiroir, prit une lettre, et
s’en alla vivement à la Société d’éclairage du
Languedoc, afin d’obtenir le transfert de ses actions.
Elle revint une heure après. Les titres étaient
vendus à un autre ! Le commis lui avait répondu en
examinant son papier, la promesse écrite par Arnoux :
— Cet acte ne vous constitue nullement
propriétaire. La Compagnie ne connaît pas cela.
Bref, il l’avait congédiée, elle en suffoquait ;
et Frédéric *413 devait
se rendre à l’instant même chez Arnoux, pour éclaircir
la chose.
Mais Arnoux croirait, peut-être, qu’il venait pour
recouvrer indirectement les quinze mille francs de son
hypothèque perdue ; et puis cette réclamation à un
homme qui avait été l’amant de sa maîtresse lui
semblait une turpitude. Choisissant un moyen terme, il
alla prendre à l’hôtel Dambreuse l’adresse
de Mme Regimbart, envoya chez elle un commissionnaire,
et connut ainsi le café que hantait maintenant le
Citoyen.
C’était un petit café sur la place de la Bastille,
où il se tenait toute la journée, dans le coin
de droite, au fond, ne bougeant pas plus que s’il
avait fait partie de l’immeuble.
Après avoir passé successivement par la
demi-tasse, le grog, le bischof, le vin chaud et même
l’eau rougie, il était revenu à la bière ; et, de
demi-heure en demi-heure, laissait tomber ce mot :
« Bock ! » ayant réduit son langage à l’indispensable.
Frédéric lui demanda s’il voyait quelquefois Arnoux.
— Non !
— Tiens, pourquoi ?
— Un imbécile !
La politique, peut-être, les séparait, et Frédéric
crut bien faire de s’informer de Compain.
— Quelle brute ! dit Regimbart.
— Comment cela ?
— Sa tête de veau !
— Ah ! apprenez-moi ce que c’est que la tête de
veau !
Regimbart eut un sourire de pitié.
— Des bêtises !
Frédéric, après un long silence, reprit :
— Il a donc changé de logement ?
— Qui ?
— Arnoux !
— Oui : rue de Fleurus !
— Quel numéro ?
— Est-ce que je fréquente les jésuites ?
— Comment, jésuites !
Le Citoyen répondit, furieux :
— Avec l’argent d’un patriote que je lui ai fait
connaître, ce cochon-là s’est établi marchand de
chapelets !
— Pas possible !
— Allez-y voir !
Rien de plus vrai ; Arnoux, affaibli par une
attaque, *414 avait
tourné à la religion ; d’ailleurs, « il avait toujours
eu un fond de religion », et (avec l’alliage de
mercantilisme et d’ingénuité qui lui était naturel),
pour faire son salut et sa fortune, il s’était mis
dans le commerce des objets religieux.
Frédéric n’eut pas de mal à découvrir son
établissement, dont l’enseigne portait : « Aux
arts gothiques. — Restauration du culte. —
Ornements d’église. — Sculpture polychrome. — Encens
des rois mages, etc. »
Aux deux coins de la vitrine s’élevaient deux
statues en bois, bariolées d’or, de cinabre et
d’azur ; un saint Jean-Baptiste avec sa peau de
mouton, et une sainte Geneviève, des roses dans son
tablier et une quenouille sous son bras ; puis des
groupes en plâtre ; une bonne sœur instruisant une
petite fille, une mère à genoux près d’une couchette,
trois collégiens devant la sainte table. Le plus joli
était une manière de chalet figurant l’intérieur de la
crèche avec l’âne, le bœuf et l’enfant Jésus étalé sur
de la paille, de la vraie paille. Du haut en bas des
étagères, on voyait des médailles à la douzaine, des
chapelets de toute espèce, des bénitiers en forme de
coquille, et les portraits des gloires
ecclésiastiques, parmi lesquelles brillaient Mgr Affre
et notre Saint-Père, tous deux souriant.
Arnoux, à son comptoir, sommeillait la tête basse.
Il était prodigieusement vieilli, avait même autour
des tempes une couronne de boutons roses, et le reflet
des croix d’or frappées par le soleil tombait dessus.
Frédéric, devant cette décadence, fut pris de
tristesse. Par dévouement pour la Maréchale, il se
résigna cependant, et il s’avançait ; au fond de la
boutique, Mme Arnoux parut ; alors, il tourna les
talons.
— Je ne l’ai pas trouvé, dit-il en rentrant.
Et il eut beau reprendre qu’il allait écrire, tout
de suite, à son notaire du Havre pour avoir de
l’argent, Rosanette s’emporta. On n’avait jamais vu un
homme si faible, si mollasse ; pendant qu’elle
endurait mille privations, les autres se gobergeaient.
Frédéric songeait à la pauvre Mme Arnoux, se
figurant la médiocrité navrante de son intérieur. Il
s’était mis au secrétaire ; et, comme la voix aigre de
Rosanette continuait :
— Ah ! au nom du ciel, tais-toi !
— Vas-tu les défendre, par hasard ?
— Eh bien, oui ! s’écria-t-il, car d’où vient cet
acharnement ?
*415 — Mais toi,
pourquoi ne veux-tu pas qu’ils payent ? C’est dans la
peur d’affliger ton ancienne, avoue-le !
Il eut envie de l’assommer avec la pendule ; les
paroles lui manquèrent. Il se tut. Rosanette, tout en
marchant dans la chambre, ajouta :
— Je vais lui flanquer un procès, à ton Arnoux.
Oh ! je n’ai pas besoin de toi !
Et, pinçant les lèvres :
— Je consulterai.
Trois jours après, Delphine entra brusquement.
— Madame, madame, il y a là un homme avec un pot
de colle qui me fait peur.
Rosanette passa dans la cuisine, et vit un
chenapan, la face criblée de petite vérole,
paralytique d’un bras, aux trois quarts ivre et
bredouillant.
C’était l’afficheur de maître Gautherot.
L’opposition à la saisie ayant été repoussée, la
vente, naturellement, s’ensuivait.
Pour sa peine d’avoir monté l’escalier, il réclama
d’abord un petit verre ; puis il implora une autre
faveur, à savoir des billets de spectacle, croyant que
Madame était une actrice. Il fut ensuite plusieurs
minutes à faire des clignements d’yeux
incompréhensibles ; enfin, il déclara que, moyennant
quarante sous, il déchirerait les coins de l’affiche
déjà posée en bas, contre la porte. Rosanette s’y
trouvait désignée par son nom, rigueur exceptionnelle
qui marquait toute la haine de la Vatnaz.
Elle avait été sensible autrefois, et même, dans
une peine de cœur, avait écrit à Béranger pour en
obtenir un conseil. Mais elle s’était aigrie sous les
bourrasques de l’existence, ayant, tour à tour, donné
des leçons de piano, présidé une table d’hôte,
collaboré à des journaux de modes, sous-loué des
appartements, fait le trafic des dentelles dans le
monde des femmes légères, où ses relations lui
permirent d’obliger beaucoup de personnes, Arnoux
entre autres. Elle avait travaillé auparavant dans une
maison de commerce.
Elle y soldait les ouvrières ; et il y avait pour
chacune d’elles deux livres, dont l’un restait
toujours entre ses mains. Dussardier, qui tenait par
obligeance celui d’une nommée Hortense Baslin, se
présenta un jour à la caisse au moment où Mlle Vatnaz
apportait le compte de cette fille, 1,682 francs, que
le caissier lui paya. Or, la veille même, Dussardier
n’en avait inscrit que 1,082 sur le livre de la
Baslin. Il le redemanda sous un prétexte ; puis, *416
voulant ensevelir cette histoire de vol,
lui conta qu’il l’avait perdu. L’ouvrière redit
naïvement son mensonge à Mlle Vatnaz ; celle-ci, pour
en avoir le cœur net, d’un air indifférent, vint en
parler au brave commis. Il se contenta de répondre :
« Je l’ai brûlé » ; ce fut tout. Elle quitta la maison
peu de temps après, sans croire à l’anéantissement du
livre, et s’imaginant que Dussardier le gardait.
À la nouvelle de sa blessure, elle était accourue
chez lui dans l’intention de le reprendre. Puis,
n’ayant rien découvert, malgré les perquisitions les
plus fines, elle avait été saisie de respect, et
bientôt d’amour, pour ce garçon, si loyal, si doux, si
héroïque et si fort ! Une pareille bonne fortune à son
âge était inespérée. Elle se jeta dessus avec un
appétit d’ogresse ; et elle en avait abandonné la
littérature, le socialisme, « les doctrines
consolantes et les utopies généreuses », le cours
qu’elle professait sur la Désubalternisation de la
femme, tout, Delmar lui-même ; enfin, elle
offrit à Dussardier de s’unir par un mariage.
Bien qu’elle fût sa maîtresse, il n’en était
nullement amoureux. D’ailleurs, il n’avait pas oublié
son vol. Puis elle était trop riche. Il la refusa.
Alors, elle lui dit, en pleurant, les rêves qu’elle
avait faits : c’était d’avoir à eux deux un magasin de
confection. Elle possédait les premiers fonds
indispensables, qui s’augmenteraient de quatre mille
francs la semaine prochaine ; et elle narra ses
poursuites contre la Maréchale.
Dussardier en fut chagrin, à cause de son ami. Il
se rappelait le porte-cigares offert au corps de
garde, les soirs du quai Napoléon, tant de bonnes
causeries, de livres prêtés, les mille complaisances
de Frédéric. Il pria la Vatnaz de se désister.
Elle le railla de sa bonhomie, en manifestant
contre Rosanette une exécration incompréhensible ;
elle ne souhaitait même la fortune que pour l’écraser
plus tard avec son carrosse.
Ces abîmes de noirceur effrayèrent Dussardier ;
et, quand il sut positivement le jour de la vente, il
sortit. Dès le lendemain matin, il entrait chez
Frédéric avec une contenance embarrassée.
— J’ai des excuses à vous faire.
— De quoi donc ?
— Vous devez me prendre pour un ingrat, moi dont
elle est…
Il balbutiait.
*417 — Oh ! je ne
la verrai plus, je ne serai pas son complice !
Et, l’autre le regardant tout surpris :
— Est-ce qu’on ne va pas, dans trois jours, vendre
les meubles de votre maîtresse ?
— Qui vous a dit cela ?
— Elle-même, la Vatnaz ! Mais j’ai peur de vous
offenser…
— Impossible, cher ami !
— Ah ! c’est vrai, vous êtes si bon !
Et il lui tendit, d’une main discrète, un petit
portefeuille de basane.
C’était quatre mille francs, toutes ses économies.
— Comment ! Ah ! non ! — non !…
— Je savais bien que je vous blesserais, répliqua
Dussardier, avec une larme au bord des yeux.
Frédéric lui serra la main ; et le brave garçon
reprit d’une voix dolente : « Acceptez-les !
Faites-moi ce plaisir-là ! Je suis tellement
désespéré ! Est-ce que tout n’est pas fini,
d’ailleurs ? J’avais cru, quand la révolution est
arrivée, qu’on serait heureux. Vous rappelez-vous
comme c’était beau ! comme on respirait bien ! Mais
nous voilà retombés pire que jamais.
Et, fixant ses yeux à terre :
— Maintenant, ils tuent notre République, comme
ils ont tué l’autre, la romaine ! et la pauvre Venise,
la pauvre Pologne, la pauvre Hongrie ! Quelles
abominations ! D’abord, on a abattu les arbres de la
Liberté, puis restreint le droit de suffrage, fermé
les clubs, rétabli la censure et livré l’enseignement
aux prêtres, en attendant l’Inquisition. Pourquoi
pas ? Des conservateurs nous souhaitent bien les
Cosaques ! On condamne les journaux quand ils parlent
contre la peine de mort, Paris regorge de baïonnettes,
seize départements sont en état de siège et l’amnistie
qui est encore une fois repoussée !
Il se prit le front à deux mains ; puis, écartant
les bras comme dans une grande détresse :
— Si on tâchait, cependant ! Si on était de bonne
foi, on pourrait s’entendre ! Mais non ! Les ouvriers
ne valent pas mieux que les bourgeois, voyez-vous ! À
Elbeuf, dernièrement, ils ont refusé leurs secours
dans un incendie. Des misérables traitent Barbès
d’aristocrate ! Pour qu’on se moque du peuple, ils
veulent nommer à la présidence Nadaud, un maçon, je
vous demande un peu ! Et il n’y a pas de moyen ! pas
de remède ! Tout le monde est contre *418
nous ! Moi, je n’ai jamais fait de mal ;
et, pourtant, c’est comme un poids qui me pèse sur
l’estomac. J’en deviendrai fou, si ça continue. J’ai
envie de me faire tuer. Je vous dis que je n’ai pas
besoin de mon argent ! Vous me le rendrez, parbleu !
je vous le prête.
Frédéric, que la nécessité contraignait, finit par
prendre ses quatre mille francs. Ainsi, du côté de la
Vatnaz, ils n’avaient plus d’inquiétude.
Mais Rosanette perdit bientôt son procès contre
Arnoux, et, par entêtement, voulait en appeler.
Deslauriers s’exténuait à lui faire comprendre que
la promesse d’Arnoux ne constituait ni une donation ni
une cession régulière ; elle n’écoutait même pas,
trouvant la loi injuste ; c’est parce qu’elle était
une femme, les hommes se soutenaient entre eux ! À la
fin, cependant, elle suivit ses conseils.
Il se gênait si peu dans la maison, que, plusieurs
fois, il amena Sénécal y dîner. Ce sans-façon déplut à
Frédéric, qui lui avançait de l’argent, le faisait
même habiller par son tailleur ; et l’avocat donnait
ses vieilles redingotes au socialiste, dont les moyens
d’existence étaient inconnus.
Il aurait voulu servir Rosanette, cependant. Un
jour qu’elle lui montrait douze actions de la
Compagnie du kaolin (cette entreprise qui avait fait
condamner Arnoux à trente mille francs), il lui dit :
— Mais c’est véreux ! c’est superbe !
Elle avait le droit de l’assigner pour le
remboursement de ses créances. Elle prouverait d’abord
qu’il était tenu solidairement à payer tout le passif
de la Compagnie, puis qu’il avait déclaré comme dettes
collectives des dettes personnelles, enfin qu’il avait
diverti plusieurs effets à la Société.
— Tout cela le rend coupable de banqueroute
frauduleuse, articles 586 et 587 du Code de commerce ;
et nous l’emballerons, soyez-en sûre, ma mignonne.
Rosanette lui sauta au cou. Il la recommanda le
lendemain à son ancien patron, ne pouvant s’occuper
lui-même du procès, car il avait besoin à Nogent ;
Sénécal lui écrirait, en cas d’urgence.
Ses négociations pour l’achat d’une étude étaient
un prétexte. Il passait son temps chez M. Roque, où il
avait commencé non seulement par faire l’éloge de leur
ami, mais par l’imiter d’allures et de langage autant
que possible ; ce qui lui avait obtenu la confiance de
Louise, *419 tandis
qu’il gagnait celle de son père en se déchaînant
contre Ledru-Rollin.
Si Frédéric ne revenait pas, c’est qu’il
fréquentait le grand monde ; et peu à peu Deslauriers
leur apprit qu’il aimait quelqu’un, qu’il avait un
enfant, qu’il entretenait une créature.
Le désespoir de Louise fut immense, l’indignation
de Mme Moreau non moins forte. Elle voyait son fils
tourbillonnant vers le fond d’un gouffre vague, était
blessée dans sa religion des convenances et en
éprouvait comme un déshonneur personnel, quand tout à
coup sa physionomie changea. Aux questions qu’on
lui faisait sur Frédéric, elle répondait d’un air
narquois :
— Il va bien, très bien.
Elle savait son mariage avec Mme Dambreuse.
L’époque en était fixée ; et même il cherchait
comment faire avaler la chose à Rosanette.
Vers le milieu de l’automne, elle gagna son procès
relatif aux actions de kaolin. Frédéric l’apprit en
rencontrant à sa porte Sénécal qui sortait de
l’audience.
On avait reconnu M. Arnoux complice de toutes les
fraudes ; et l’ex-répétiteur avait un tel air de s’en
réjouir, que Frédéric l’empêcha d’aller plus loin, en
assurant qu’il se chargeait de sa commission près de
Rosanette. Il entra chez elle la figure irritée.
— Eh bien, te voilà contente !
Mais, sans remarquer ces paroles :
— Regarde donc !
Et elle lui montra son enfant couché dans un
berceau, près du feu. Elle l’avait trouvé si mal le
matin chez sa nourrice, qu’elle l’avait ramené à
Paris.
Tous ses membres étaient maigris
extraordinairement et ses lèvres couvertes de points
blancs, qui faisaient dans l’intérieur de sa bouche
comme des caillots de lait.
— Qu’a dit le médecin ?
— Ah ! le médecin ! Il prétend que le voyage a
augmenté son… je ne sais plus, un nom en ite…
enfin qu’il a le muguet. Connais-tu cela ?
Frédéric n’hésita pas à répondre :
« Certainement », ajoutant que ce n’était rien.
Mais dans la soirée, il fut effrayé par
l’aspect débile de l’enfant et le progrès de ces
taches blanchâtres, pareilles à de la moisissure,
comme si la vie, abandonnant déjà ce pauvre petit
corps, n’eût laissé qu’une matière où la végétation
poussait. Ses mains étaient froides ; il ne pouvait *420
plus boire, maintenant ; et la nourrice,
une autre que le portier avait été prendre au hasard
dans un bureau, répétait :
— Il me paraît bien bas, bien bas !
Rosanette fut debout toute la nuit.
Le matin, elle alla trouver Frédéric.
— Viens donc voir. Il ne remue plus.
En effet, il était mort. Elle le prit, le secoua,
l’étreignait en l’appelant des noms les plus doux, le
couvrait de baisers et de sanglots, tournait sur
elle-même éperdue, s’arrachait les cheveux, poussait
des cris ; et se laissa tomber au bord du divan, où
elle restait la bouche ouverte, avec un flot de larmes
tombant de ses yeux fixes. Puis une torpeur la gagna,
et tout devint tranquille dans l’appartement. Les
meubles étaient renversés. Deux ou trois serviettes
traînaient. Six heures sonnèrent. La veilleuse
s’éteignit.
Frédéric, en regardant tout cela, croyait presque
rêver. Son cœur se serrait d’angoisse. Il lui semblait
que cette mort n’était qu’un commencement, et qu’il y
avait par derrière un malheur plus considérable près
de survenir.
Tout à coup Rosanette dit d’une voix tendre :
— Nous le conserverons, n’est-ce pas ?
Elle désirait le faire embaumer. Bien des raisons
s’y opposaient. La meilleure, selon Frédéric, c’est
que la chose était impraticable sur des enfants si
jeunes. Un portrait valait mieux. Elle adopta cette
idée. Il écrivit un mot à Pellerin, et Delphine courut
le porter.
Pellerin arriva promptement, voulant effacer par
ce zèle tout souvenir de sa conduite. Il dit d’abord :
— Pauvre petit ange ! Ah ! mon Dieu, quel
malheur !
Mais, peu à peu, l’artiste en lui l’emportant, il
déclara qu’on ne pouvait rien faire avec ces yeux
bistrés, cette face livide ; que c’était une véritable
nature morte ; qu’il faudrait beaucoup de talent ; et
il murmurait :
— Oh ! pas commode, pas commode !
— Pourvu que ce soit ressemblant, objecta
Rosanette.
— Eh ! je me moque de la ressemblance ? À bas le
Réalisme ! C’est l’esprit qu’on peint ! Laissez-moi !
Je vais tâcher de me figurer ce que ça devait être.
Il réfléchit, le front dans la main gauche, le
coude dans la droite ; puis, tout à coup :
— Ah ! une idée ! un pastel ! Avec des
demi-teintes colorées, passées presque à plat, on peut
obtenir un beau modelé, sur les bords seulement.
*421 Il envoya la
femme de chambre chercher sa boîte ; puis, ayant une
chaise sous les pieds et une autre près de lui, il
commença à jeter de grands traits, aussi calme que
s’il eût travaillé d’après la bosse. Il vantait les
petits Saint-Jean de Corrège, l’infante Rose de
Velasquez, les chairs lactées de Reynolds, la
distinction de Lawrence, et surtout l’enfant aux longs
cheveux qui est sur les genoux de lady Gower.
— D’ailleurs, peut-on trouver rien de
plus charmant que ces crapauds-là ! Le type du sublime
(Raphaël l’a prouvé par ses madones), c’est peut-être
une mère avec son enfant !
Rosanette, qui suffoquait, sortit ; et Pellerin
dit aussitôt :
— Eh bien, Arnoux !… vous savez ce qui arrive ?
— Non ! Quoi ?
— Ça devait finir comme ça, du reste !
— Qu’est-ce donc ?
— Il est peut-être maintenant… Pardon !
L’artiste se leva pour exhausser la tête du petit
cadavre.
— Vous disiez… reprit Frédéric.
Et Pellerin, tout en clignant pour mieux prendre
ses mesures :
— Je disais que notre ami Arnoux est peut-être,
maintenant, coffré !
Puis, d’un ton satisfait :
— Regardez un peu ! Est-ce ça ?
— Oui, très bien ! Mais Arnoux ?
Pellerin déposa son crayon.
— D’après ce que j’ai pu comprendre, il se trouve
poursuivi par un certain Mignot, un intime de
Regimbart, une bonne tête, celui-là, hein ? Quel
idiot ! Figurez-vous qu’un jour…
— Eh ! il ne s’agit pas de Regimbart !
— C’est vrai. Eh bien, Arnoux, hier au soir,
devait trouver douze mille francs, sinon, il était
perdu.
— Oh ! c’est peut-être exagéré, dit Frédéric.
— Pas le moins du monde ! Ça m’avait l’air grave,
très grave !
Rosanette, à ce moment, reparut avec des rougeurs
sous les paupières, ardentes comme des plaques de
fard. Elle se mit près du carton et regarda. Pellerin
fit signe qu’il se taisait à cause d’elle. Mais
Frédéric, sans y prendre garde :
— Cependant, je ne peux pas croire…
*422 — Je vous
répète que je l’ai rencontré hier, dit l’artiste, à
sept heures du soir, rue Jacob. Il avait même son
passeport, par précaution ; et il parlait de
s’embarquer au Havre, lui et toute sa smala.
— Comment ! Avec sa femme ?
— Sans doute ! Il est trop bon père de famille
pour vivre tout seul.
— Et vous en êtes sûr ?…
— Parbleu ! Où voulez-vous qu’il ait trouvé douze
mille francs ?
Frédéric fit deux ou trois tours dans la chambre.
Il haletait, se mordait les lèvres, puis saisit son
chapeau.
— Où vas-tu donc ? dit Rosanette.
Il ne répondit pas, et disparut.
|
Chapitre V
*423 Il
fallait douze mille francs, ou bien il ne reverrait
plus Mme Arnoux ; et, jusqu’à présent, un espoir
invincible lui était resté. Est-ce qu’elle ne faisait
pas comme la substance de son cœur, le fond même de sa
vie ? Il fut pendant quelques minutes à chanceler sur
le trottoir, se rongeant d’angoisses, heureux
néanmoins de n’être plus chez l’autre.
Où avoir de l’argent ? Frédéric savait par
lui-même combien il est difficile d’en obtenir tout de
suite, à n’importe quel prix. Une seule personne
pouvait l’aider, Mme Dambreuse. Elle gardait toujours
dans son secrétaire plusieurs billets de banque. Il
alla chez elle ; et, d’un ton hardi :
— As-tu douze mille francs à me prêter ?
— Pourquoi ?
C’était le secret d’un autre. Elle voulait le
connaître. Il ne céda pas. Tous deux s’obstinaient.
Enfin, elle déclara ne rien donner, avant de savoir
dans quel but. Frédéric devint très rouge. Un de ses
camarades avait commis un vol. La somme devait être
restituée aujourd’hui même.
— Tu l’appelles ? Son nom ? Voyons, son nom ?
— Dussardier !
Et il se jeta à ses genoux, en la suppliant de
n’en rien dire.
— Quelle idée as-tu de moi ? reprit Mme Dambreuse.
On croirait que tu es le coupable. Finis donc tes airs
tragiques ! Tiens, les voilà ! et grand bien lui
fasse !
Il courut chez Arnoux. Le marchand n’était pas
dans sa boutique. Mais il logeait toujours rue
Paradis, car il possédait deux domiciles.
Rue Paradis, le portier jura que M. Arnoux était
absent depuis la veille ; quant à Madame, il n’osait
rien dire ; et *424 Frédéric,
ayant monté l’escalier comme une flèche, colla son
oreille contre la serrure. Enfin, on ouvrit. Madame
était partie avec Monsieur. La bonne ignorait quand
ils reviendraient ; ses gages étaient payés ;
elle-même s’en allait.
Tout à coup un craquement de porte se fit
entendre.
— Mais il y a quelqu’un ?
— Oh ! non, monsieur ! C’est le vent.
Alors, il se retira. N’importe, une disparition si
prompte avait quelque chose d’inexplicable.
Regimbart, étant l’intime de Mignot, pouvait
peut-être l’éclairer ? Et Frédéric se fit conduire
chez lui, à Montmartre, rue de l’Empereur.
Sa maison était flanquée d’un jardinet, clos par
une grille que bouchaient des plaques de fer. Un
perron de trois marches relevait la façade blanche ;
et en passant sur le trottoir, on apercevait les deux
pièces du rez-de-chaussée, dont la première était un
salon avec des robes partout sur les meubles, et la
seconde l’atelier où se tenaient les ouvrières
de Mme Regimbart.
Toutes étaient convaincues que Monsieur avait de
grandes occupations, de grandes relations, que c’était
un homme complètement hors ligne. Quand il traversait
le couloir, avec son chapeau à bords retroussés, sa
longue figure sérieuse et sa redingote verte, elles en
interrompaient leur besogne. D’ailleurs, il ne
manquait pas de leur adresser toujours quelque mot
d’encouragement, une politesse sous forme de
sentence ; et, plus tard, dans leur ménage, elles se
trouvaient malheureuses, parce qu’elles l’avaient
gardé pour idéal.
Aucune cependant ne l’aimait comme Mme Regimbart,
petite personne intelligente, qui le faisait vivre
avec son métier.
Dès que M. Moreau eut dit son nom, elle vint
prestement le recevoir, sachant par les domestiques ce
qu’il était à Mme Dambreuse. Son mari « rentrait à
l’instant même » ; et Frédéric tout en la suivant,
admira la tenue du logis et la profusion de toile
cirée qu’il y avait. Puis il attendit quelques minutes
dans une manière de bureau, où le Citoyen se retirait
pour penser.
Son accueil fut moins rébarbatif que d’habitude.
Il conta l’histoire d’Arnoux. L’ex-fabricant de
faïences avait enguirlandé Mignot, un patriote,
possesseur de cent actions du Siècle, en lui
démontrant qu’il fallait, au point de vue
démocratique, changer la gérance et la *425
rédaction du journal ; et, sous prétexte de
faire triompher son avis dans la prochaine assemblée
des actionnaires, il lui avait demandé cinquante
actions, en disant qu’il les repasserait à des amis
sûrs, lesquels appuieraient son vote ; Mignot n’aurait
aucune responsabilité, ne se fâcherait avec personne ;
puis, le succès obtenu, il lui ferait avoir dans
l’administration une bonne place, de cinq à six mille
francs pour le moins. Les actions avaient été livrées.
Mais Arnoux, tout de suite, les avait vendues ; et,
avec l’argent, s’était associé à un marchand d’objets
religieux. Là-dessus, réclamations de Mignot,
lanternements d’Arnoux ; enfin, le patriote l’avait
menacé d’une plainte en escroquerie, s’il ne
restituait ses titres ou la somme équivalente :
cinquante mille francs.
Frédéric eut l’air désespéré.
— Ce n’est pas tout, dit le Citoyen. Mignot, qui
est un brave homme, s’est rabattu sur le quart.
Nouvelles promesses de l’autre, nouvelles farces
naturellement. Bref, avant-hier matin, Mignot l’a
sommé d’avoir à lui rendre, dans les vingt-quatre
heures, sans préjudice du reste, douze mille francs.
— Mais je les ai ! dit Frédéric.
Le Citoyen se retourna lentement :
— Blagueur !
— Pardon ! ils sont dans ma poche. Je les
apportais.
— Comme vous y allez, vous ! Nom d’un petit
bonhomme ! Du reste, il n’est plus temps ; la plainte
est déposée, et Arnoux parti.
— Seul ?
— Non ! avec sa femme. On les a rencontrés à la
gare du Havre.
Frédéric pâlit extraordinairement. Mme Regimbart
crut qu’il allait s’évanouir. Il se contint, et même
il eut la force d’adresser deux ou trois questions sur
l’aventure. Regimbart s’en attristait, tout cela en
somme nuisant à la Démocratie. Arnoux avait toujours
été sans conduite et sans ordre.
— Une vraie tête de linotte ! Il brûlait la
chandelle par les deux bouts ! Le cotillon l’a perdu !
Ce n’est pas lui que je plains, mais sa pauvre femme !
Car le Citoyen admirait les femmes vertueuses, et
faisait grand cas de Mme Arnoux.
— Elle a dû joliment souffrir !
Frédéric lui sut gré de cette sympathie ; et,
comme s’il en avait reçu un service, il serra sa main
avec effusion.
*426 — As-tu fait
toutes les courses nécessaires ? dit Rosanette en le
revoyant.
Il n’en avait pas eu le courage, répondit-il, et
avait marché au hasard, dans les rues, pour
s’étourdir.
À huit heures, ils passèrent dans la salle à
manger ; mais ils restèrent silencieux l’un devant
l’autre, poussaient par intervalles un long soupir et
renvoyaient leur assiette. Frédéric but de
l’eau-de-vie. Il se sentait tout délabré, écrasé,
anéanti, n’ayant plus conscience de rien que d’une
extrême fatigue.
Elle alla chercher le portrait. Le rouge, le
jaune, le vert et l’indigo s’y heurtaient par taches
violentes, en faisaient une chose hideuse, presque
dérisoire.
D’ailleurs, le petit mort était méconnaissable,
maintenant. Le ton violacé de ses lèvres augmentait la
blancheur de sa peau ; les narines étaient encore plus
minces, les yeux plus caves ; et sa tête reposait sur
un oreiller de taffetas bleu, entre des pétales de
camélias, des roses d’automne et des violettes ;
c’était une idée de la femme de chambre ; elles
l’avaient ainsi arrangé toutes les deux, dévotement.
La cheminée, couverte d’une housse en guipure,
supportait des flambeaux de vermeil espacés par des
bouquets de buis bénit ; aux coins, dans les deux
vases, des pastilles du sérail brûlaient ; tout cela
formait avec le berceau une manière de reposoir ; et
Frédéric se rappela sa veillée près de M. Dambreuse.
Tous les quarts d’heure, à peu près, Rosanette
ouvrait les rideaux pour contempler son enfant. Elle
l’apercevait, dans quelques mois d’ici, commençant à
marcher, puis au collège au milieu de la cour, jouant
aux barres ; puis à vingt ans, jeune homme ; et toutes
ces images, qu’elle se créait, lui faisaient comme
autant de fils qu’elle aurait perdus, l’excès de la
douleur multipliant sa maternité.
Frédéric, immobile dans l’autre fauteuil, pensait
à Mme Arnoux.
Elle était en chemin de fer, sans doute, le visage
au carreau d’un wagon, et regardant la campagne
s’enfuir derrière elle du côté de Paris, ou bien sur
le pont d’un bateau à vapeur, comme la première fois
qu’il l’avait rencontrée ; mais celui-là s’en allait
indéfiniment vers des pays d’où elle ne sortirait
plus. Puis il la voyait dans une chambre d’auberge,
avec des malles par terre, un papier de tenture en
lambeaux, la porte qui tremblait au vent. Et après ?
que deviendrait-elle ? Institutrice, dame de
compagnie, femme de chambre, peut-être ? *427
Elle était livrée à tous les hasards de la
misère. Cette ignorance de son sort le torturait. Il
aurait dû s’opposer à sa fuite ou partir derrière
elle. N’était-il pas son véritable époux ? Et, en
songeant qu’il ne la retrouverait jamais, que c’était
bien fini, qu’elle était irrévocablement perdue, il
sentait comme un déchirement de tout son être ; ses
larmes accumulées depuis le matin débordèrent.
Rosanette s’en aperçut.
— Ah ! tu pleures comme moi ! Tu as du chagrin ?
— Oui ! oui ! j’en ai !…
Il la serra contre son cœur, et tous deux
sanglotaient en se tenant embrassés.
Mme Dambreuse aussi pleurait, couchée sur son lit,
à plat ventre, la tête dans ses mains.
Olympe Regimbart, étant venue le soir lui essayer
sa première robe de couleur, avait conté la visite de
Frédéric, et même qu’il tenait tout prêts douze mille
francs destinés à M. Arnoux.
Ainsi cet argent, son argent à elle, était pour
empêcher le départ de l’autre, pour se conserver une
maîtresse !
Elle eut d’abord un accès de rage ; et elle avait
résolu de le chasser comme un laquais. Des larmes
abondantes la calmèrent. Il valait mieux tout
renfermer, ne rien dire.
Frédéric, le lendemain, rapporta les douze mille
francs.
Elle le pria de les garder, en cas de besoin, pour
son ami, et elle l’interrogea beaucoup sur ce
monsieur. Qui donc l’avait poussé à un tel abus de
confiance ? Une femme, sans doute ! Les femmes vous
entraînent à tous les crimes.
Ce ton de persiflage décontenança Frédéric. Il
éprouvait un grand remords de sa calomnie. Ce qui le
rassurait, c’est que Mme Dambreuse ne pouvait
connaître la vérité.
Elle y mit de l’entêtement, cependant ; car, le
surlendemain, elle s’informa encore de son petit
camarade, puis d’un autre, de Deslauriers.
— Est-ce un homme sûr et intelligent ?
Frédéric le vanta.
— Priez-le de passer à la maison un de ces
matins ; je désirerais le consulter pour une affaire.
Elle avait trouvé un rouleau de paperasses
contenant des billets d’Arnoux parfaitement protestés,
et sur lesquels Mme Arnoux avait mis sa signature.
C’était pour ceux-là que Frédéric était venu une fois
chez M. Dambreuse pendant son déjeuner ; et, bien que
le capitaliste *428 n’eût
pas voulu en poursuivre le recouvrement, il avait fait
prononcer par le Tribunal de commerce, non seulement
la condamnation d’Arnoux, mais celle de sa femme, qui
l’ignorait, son mari n’ayant pas jugé convenable de
l’en avertir.
C’était une arme, cela ! Mme Dambreuse n’en
doutait pas. Mais son notaire lui conseillerait
peut-être l’abstention ; elle eût préféré quelqu’un
d’obscur ; et elle s’était rappelé ce grand diable, à
mine impudente, qui lui avait offert ses services.
Frédéric fit naïvement sa commission.
L’avocat fut enchanté d’être mis en rapport avec
une si grande dame.
Il accourut.
Elle le prévint que la succession appartenait à sa
nièce, motif de plus pour liquider ces créances
qu’elle rembourserait, tenant à accabler les époux
Martinon des meilleurs procédés.
Deslauriers comprit qu’il y avait là-dessous
un mystère ; il rêvait en considérant les billets. Le
nom de Mme Arnoux, tracé par elle-même, lui remit
devant les yeux toute sa personne et l’outrage qu’il
en avait reçu. Puisque la vengeance s’offrait,
pourquoi ne pas la saisir ?
Il conseilla donc à Mme Dambreuse de faire vendre
aux enchères les créances désespérées qui dépendaient
de la succession. Un homme de paille les rachèterait
en sous-main et exercerait les poursuites. Il se
chargeait de fournir cet homme-là.
Vers la fin du mois de novembre, Frédéric, en
passant dans la rue de Mme Arnoux, leva les yeux vers
ses fenêtres, et aperçut contre la porte une affiche,
où il y avait en grosses lettres :
« Vente d’un riche mobilier, consistant en
batterie de cuisine, linge de corps et de table,
chemises, dentelles, jupons, pantalons, cachemires
français et de l’Inde, piano d’Érard, deux bahuts de
chêne Renaissance, miroirs de Venise, poteries de
Chine et du Japon. »
« C’est leur mobilier ! » se dit Frédéric ; et le
portier confirma ses soupçons.
Quant à la personne qui faisait vendre, il
l’ignorait. Mais le
commissaire-priseur, Me Berthelmot, donnerait
peut-être des éclaircissements.
L’officier ministériel ne voulut point, tout
d’abord, dire quel créancier poursuivait la vente.
Frédéric insista. C’était un sieur Sénécal, agent
d’affaires ; et *429 Me Berthelmot
poussa même la complaisance jusqu’à prêter son journal
des Petites-Affiches.
Frédéric, en arrivant chez Rosanette, le jeta sur
la table tout ouvert.
— Lis donc !
— Eh bien, quoi ? dit-elle, avec une figure
tellement placide qu’il en fut révolté.
— Ah ! garde ton innocence !
— Je ne comprends pas.
— C’est toi qui fais vendre Mme Arnoux ?
Elle relut l’annonce.
— Où est son nom ?
— Eh ! c’est son mobilier ! Tu le sais mieux que
moi !
— Qu’est-ce que ça me fait ? dit Rosanette en
haussant les épaules.
— Ce que ça te fait ? Mais tu te venges, voilà
tout ! C’est la suite de tes persécutions ! Est-ce que
tu ne l’as pas outragée jusqu’à venir chez elle ! Toi,
une fille de rien. La femme la plus sainte, la plus
charmante et la meilleure ! Pourquoi t’acharnes-tu à
la ruiner ?
— Tu te trompes, je t’assure !
— Allons donc ! Comme si tu n’avais pas mis
Sénécal en avant !
— Quelle bêtise !
Alors, une fureur l’emporta.
— Tu mens ! tu mens, misérable ! Tu es jalouse
d’elle ! Tu possèdes une condamnation contre son
mari ! Sénécal s’est déjà mêlé de tes affaires ! Il
déteste Arnoux, vos deux haines s’entendent. J’ai vu
sa joie quand tu as gagné ton procès pour le kaolin.
Le nieras-tu, celui-là ?
— Je te donne ma parole…
— Oh ! je la connais, ta parole !
Et Frédéric lui rappela ses amants par leurs noms,
avec des détails circonstanciés. Rosanette, toute
pâlissante, se reculait.
— Cela t’étonne ! Tu me croyais aveugle parce que
je fermais les yeux. J’en ai assez, aujourd’hui ! On
ne meurt pas pour les trahisons d’une femme de ton
espèce. Quand elles deviennent trop monstrueuses, on
s’en écarte ; ce serait se dégrader que de les punir !
Elle se tordait les bras.
— Mon Dieu, qu’est-ce donc qui l’a changé ?
— Pas d’autres que toi-même !
— Et tout cela, pour Mme Arnoux !… s’écria
Rosanette en pleurant.
*430 Il reprit
froidement :
— Je n’ai jamais aimé qu’elle !
À cette insulte, ses larmes s’arrêtèrent.
— Ça prouve ton bon goût ! Une personne d’un âge
mûr, le teint couleur de réglisse, la taille épaisse,
des yeux grands comme des soupiraux de cave, et vides
comme eux ! Puisque ça te plaît, va la rejoindre
— C’est ce que j’attendais ! Merci !
Rosanette demeura immobile, stupéfiée par ces
façons extraordinaires. Elle laissa même la porte se
refermer ; puis, d’un bond, elle le rattrapa dans
l’antichambre, et, l’entourant de ses bras :
— Mais tu es fou ! tu es fou ! c’est absurde ! je
t’aime !
Elle le suppliait :
— Mon Dieu, au nom de notre petit enfant !
— Avoue que c’est toi qui as fait le coup ! dit
Frédéric.
Elle protesta encore de son innocence.
— Tu ne veux pas avouer ?
— Non !
— Eh bien, adieu ! et pour toujours !
— Écoute-moi !
Frédéric se retourna.
— Si tu me connaissais mieux, tu saurais que ma
décision est irrévocable !
— Oh ! oh ! tu me reviendras !
— Jamais de la vie !
Et il fit claquer la porte violemment.
Rosanette écrivit à Deslauriers qu’elle avait
besoin de lui tout de suite.
Il arriva cinq jours après, un soir ; et, quand
elle eut conté sa rupture :
— Ce n’est que ça ? Beau malheur !
Elle avait cru d’abord qu’il pourrait lui ramener
Frédéric ; mais, à présent, tout était perdu. Elle
avait appris, par son portier, son prochain mariage
avec Mme Dambreuse.
Deslauriers lui fit de la morale, se montra même
singulièrement gai, farceur ; et, comme il était fort
tard, demanda la permission de passer la nuit sur un
fauteuil. Puis, le lendemain matin, il repartit pour
Nogent, en la prévenant qu’il ne savait pas quand ils
se reverraient ; d’ici à peu, il y aurait peut-être un
grand changement dans sa vie.
Deux heures après son retour, la ville était en
révolution. On disait que M. Frédéric allait épouser *431
Mme Dambreuse. Enfin, les trois demoiselles
Auger, n’y tenant plus, se transportèrent
chez Mme Moreau, qui confirma cette nouvelle avec
orgueil. Le père Roque en fut malade. Louise
s’enferma. Le bruit courut même qu’elle était folle.
Cependant, Frédéric ne pouvait cacher sa
tristesse. Mme Dambreuse, pour l’en distraire
sans doute, redoublait d’attentions. Toutes les
après-midi, elle le promenait dans sa voiture ; et,
une fois qu’ils passaient sur la place de la Bourse,
elle eut l’idée d’entrer dans l’hôtel des
commissaires-priseurs, par amusement.
C’était le 1er décembre, jour même où devait se
faire la vente de Mme Arnoux. Il se rappela la date,
et manifesta sa répugnance, en déclarant ce lieu
intolérable, à cause de la foule et du bruit. Elle
désirait y jeter un coup d’œil seulement. Le coupé
s’arrêta. Il fallait bien la suivre.
On voyait, dans la cour, des lavabos sans
cuvettes, des bois de fauteuils, de vieux paniers, des
tessons de porcelaine, des bouteilles vides, des
matelas ; et des hommes en blouse ou en sale
redingote, tout gris de poussière, la figure ignoble,
quelques-uns avec des sacs de toile sur l’épaule,
causaient par groupes distincts ou se hélaient
tumultueusement.
Frédéric objecta les inconvénients d’aller plus
loin.
— Ah ! bah !
Et ils montèrent l’escalier.
Dans la première salle, à droite, des messieurs,
un catalogue à la main, examinaient des tableaux ;
dans une autre, on vendait une collection d’armes
chinoises ; Mme Dambreuse voulut descendre. Elle
regardait les numéros au-dessus des portes, et elle le
mena jusqu’à l’extrémité du corridor, vers une pièce
encombrée de monde.
Il reconnut immédiatement les deux étagères de l’Art
industriel, sa table à ouvrage, tous ses
meubles ! Entassés au fond, par rang de taille, ils
formaient un large talus depuis le plancher jusqu’aux
fenêtres ; et, sur les autres côtés de l’appartement,
les tapis et les rideaux pendaient droit le long des
murs. Il y avait, en dessous, des gradins occupés par
de vieux bonshommes qui sommeillaient. À gauche,
s’élevait une espèce de comptoir, où le
commissaire-priseur en cravate blanche, brandissait
légèrement un petit marteau. Un jeune homme, près de
lui, écrivait ; et, plus bas, debout, un robuste
gaillard, tenant du *432 commis-voyageur
et du marchand de contremarques, criait les meubles à
vendre. Trois garçons les apportaient sur une table,
que bordaient, assis en ligne, des brocanteurs et des
revendeuses. La foule circulait derrière eux.
Quand Frédéric entra, les jupons, les fichus, les
mouchoirs, et jusqu’aux chemises étaient passés de
main en main, retournés ; quelquefois, on les jetait
de loin, et des blancheurs traversaient l’air tout à
coup. Ensuite, on vendit ses robes, puis un de ses
chapeaux dont la plume cassée retombait, puis ses
fourrures, puis trois paires de bottines ; et le
partage de ces reliques, où il retrouvait confusément
les formes de ses membres, lui semblait une atrocité,
comme s’il avait vu des corbeaux déchiquetant son
cadavre. L’atmosphère de la salle, toute chargée
d’haleines, l’écœurait. Mme Dambreuse lui offrit son
flacon ; elle se divertissait beaucoup, disait-elle.
On exhiba les meubles de la chambre à coucher.
Me Berthelmot annonçait un prix. Le crieur, tout
de suite, le répétait plus fort ; et les trois
commissaires attendaient tranquillement le coup de
marteau, puis emportaient l’objet dans une pièce
contiguë. Ainsi disparurent, les uns après les autres,
le grand tapis bleu semé de camélias que ses pieds
mignons frôlaient en venant vers lui, la petite
bergère de tapisserie où il s’asseyait toujours en
face d’elle quand ils étaient seuls ; les deux écrans
de la cheminée, dont l’ivoire était rendu plus doux
par le contact de ses mains ; une pelote de velours,
encore hérissée d’épingles. C’était comme des parties
de son cœur qui s’en allaient avec ces choses ; et la
monotonie des mêmes voix, des mêmes gestes
l’engourdissait de fatigue, lui causait une torpeur
funèbre, une dissolution.
Un craquement de soie se fit à son oreille ;
Rosanette le touchait.
Elle avait eu connaissance de cette vente par
Frédéric lui-même. Son chagrin passé, l’idée d’en
tirer profit lui était venue. Elle arrivait pour la
voir, en gilet de satin blanc à boutons de perles,
avec une robe à falbalas, étroitement gantée, l’air
vainqueur.
Il pâlit de colère. Elle regarda la femme qui
l’accompagnait.
Mme Dambreuse l’avait reconnue ; et, pendant une
minute, elles se considérèrent de haut en bas,
scrupuleusement, afin de découvrir le défaut, la tare,
l’une enviant peut-être la jeunesse de l’autre, et
celle-ci dépitée par l’extrême bon ton, la simplicité
aristocratique de sa rivale.
*433 Enfin, Mme Dambreuse
détourna la tête, avec un sourire d’une insolence
inexprimable.
Le crieur avait ouvert un piano, son piano ! Tout
en restant debout, il fit une gamme de la main droite,
et annonça l’instrument pour douze cents francs, puis
se rabattit à mille, à huit cents, à sept cents.
Mme Dambreuse, d’un ton folâtre, se moquait du
sabot.
On posa devant les brocanteurs un petit coffret
avec des médaillons, des angles et des fermoirs
d’argent, le même qu’il avait vu au premier dîner dans
la rue de Choiseul, qui ensuite avait été chez
Rosanette, était revenu chez Mme Arnoux ; souvent,
pendant leurs conversations, ses yeux le
rencontraient ; il était lié à ses souvenirs les plus
chers, et son âme se fondait d’attendrissement,
quand Mme Dambreuse dit tout à coup :
— Tiens ! je vais l’acheter.
— Mais ce n’est pas curieux, reprit-il.
Elle le trouvait, au contraire, fort joli ; et le
crieur en prônait la délicatesse :
— Un bijou de la Renaissance ! Huit cents francs,
messieurs ! En argent presque tout entier ! Avec un
peu de blanc d’Espagne, ça brillera !
Et, comme elle se poussait dans la foule :
— Quelle singulière idée ! dit Frédéric.
— Cela vous fâche ?
— Non ! Mais que peut-on faire de ce bibelot ?
— Qui sait ? y mettre des lettres d’amour,
peut-être ?
Elle eut un regard qui rendait l’allusion fort
claire.
— Raison de plus pour ne pas dépouiller les morts
de leurs secrets.
— Je ne la croyais pas si morte.
Elle ajouta distinctement :
— Huit cent quatre-vingts francs !
— Ce que vous faites n’est pas bien, murmura
Frédéric.
Elle riait.
— Mais, chère amie, c’est la première grâce que je
vous demande.
— Mais vous ne serez pas un mari aimable,
savez-vous ?
Quelqu’un venait de lancer une surenchère ; elle
leva la main :
— Neuf cents francs !
— Neuf cents francs ! répéta Me Berthelmot.
*434 — Neuf cent
dix… — quinze… vingt… trente ! glapissait le crieur,
tout en parcourant du regard l’assistance, avec des
hochements de tête saccadés.
— Prouvez-moi que ma femme est raisonnable, dit
Frédéric.
Il l’entraîna doucement vers la porte.
Le commissaire-priseur continuait.
— Allons, allons, messieurs, neuf cent trente ! Y
a-t-il marchand à neuf cent trente ?
Mme Dambreuse, qui était arrivée sur le seuil,
s’arrêta ; et, d’une voix haute :
— Mille francs !
Il y eut un frisson dans le public, un silence.
— Mille francs, messieurs, mille francs ! Personne
ne dit rien ? bien vu ? mille francs ! — Adjugé !
Le marteau d’ivoire s’abattit.
Elle fit passer sa carte, on lui envoya le
coffret.
Elle le plongea dans son manchon.
Frédéric sentit un grand froid lui traverser le
cœur.
Mme Dambreuse n’avait pas quitté son bras ;
et elle n’osa le regarder en face jusque dans la rue,
où l’attendait sa voiture.
Elle s’y jeta comme un voleur qui s’échappe, et,
quand elle fut assise, se retourna vers Frédéric. Il
avait son chapeau à la main.
— Vous ne montez pas ?
— Non, madame !
Et, la saluant froidement, il ferma la portière,
puis fit signe au cocher de partir.
Il éprouva d’abord un sentiment de joie et
d’indépendance reconquise. Il était fier d’avoir
vengé Mme Arnoux en lui sacrifiant une fortune ; puis
il fut étonné de son action, et une courbature infinie
l’accabla.
Le lendemain matin, son domestique lui apprit les
nouvelles. L’état de siège était décrété, l’Assemblée
dissoute, et une partie des représentants du peuple à
Mazas. Les affaires publiques le laissèrent
indifférent, tant il était préoccupé des siennes.
Il écrivit à des fournisseurs pour décommander
plusieurs emplettes relatives à son mariage, qui lui
apparaissait maintenant comme une spéculation un peu
ignoble ; et il exécrait Mme Dambreuse parce qu’il
avait manqué, à cause d’elle, commettre une bassesse.
Il en oubliait la Maréchale, ne s’inquiétait même pas
de Mme Arnoux, ne songeant qu’à lui, à lui seul, perdu
dans *435 les décombres de ses
rêves, malade, plein de douleur et de découragement ;
et, en haine du milieu factice où il avait tant
souffert, il souhaita la fraîcheur de l’herbe, le
repos de la province, une vie somnolente passée à
l’ombre du toit natal avec des cœurs ingénus. Le
mercredi soir enfin, il sortit.
Des groupes nombreux stationnaient sur le
boulevard. De temps à autre, une patrouille les
dissipait ; ils se reformaient derrière elle. On
parlait librement, on vociférait contre la troupe des
plaisanteries et des injures, sans rien de plus.
— Comment ! est-ce qu’on ne va pas se battre ? dit
Frédéric à un ouvrier.
L’homme en blouse lui répondit :
— Pas si bêtes de nous faire tuer pour les
bourgeois ! Qu’ils s’arrangent !
Et un monsieur grommela, tout en regardant de
travers le faubourien :
— Canailles de socialistes ! Si on pouvait, cette
fois, les exterminer ?
Frédéric ne comprenait rien à tant de rancune et
de sottise. Son dégoût de Paris en augmenta ; et, le
surlendemain, il partit pour Nogent par le premier
convoi.
Les maisons bientôt disparurent, la campagne
s’élargit. Seul dans son wagon et les pieds sur la
banquette, il ruminait les événements des derniers
jours, tout son passé. Le souvenir de Louise lui
revint.
« — Elle m’aimait, celle-là ! J’ai eu tort de ne
pas saisir ce bonheur… Bah ! n’y pensons plus ! »
Puis, cinq minutes après :
« Qui sait, cependant ?… plus tard, pourquoi
pas ? »
Sa rêverie, comme ses yeux, s’enfonçait dans de
vagues horizons.
« Elle était naïve, une paysanne, presque une
sauvage, mais si bonne ! »
À mesure qu’il avançait vers Nogent, elle se
rapprochait de lui. Quand on traversa les prairies de
Sourdun, il l’aperçut sous les peupliers comme
autrefois, coupant des joncs au bord des flaques
d’eau ; on arrivait ; il descendit.
Puis il s’accouda sur le pont, pour revoir l’île
et le jardin où ils s’étaient promenés un jour de
soleil ; et l’étourdissement du voyage et du grand
air, la faiblesse qu’il gardait de ses émotions
récentes, lui causant une sorte d’exaltation, il se
dit :
*436 « Elle est
peut-être sortie ; si j’allais la rencontrer ! »
La cloche de Saint-Laurent tintait ; et il y avait
sur la place, devant l’église, un rassemblement de
pauvres, avec une calèche, la seule du pays (celle qui
servait pour les noces), quand, sous le portail, tout
à coup, dans un flot de bourgeois en cravate blanche,
deux nouveaux mariés parurent.
Il se crut halluciné. Mais non ! C’était bien
elle, Louise ! couverte d’un voile blanc qui tombait
de ses cheveux rouges à ses talons ; et c’était bien
lui, Deslauriers ! portant un habit bleu brodé
d’argent, un costume de préfet. Pourquoi donc ?
Frédéric se cacha dans l’angle d’une maison, pour
laisser passer le cortège.
Honteux, vaincu, écrasé, il retourna vers le
chemin de fer, et s’en revint à Paris.
Son cocher de fiacre assura que les barricades
étaient dressées depuis le Château-d’Eau jusqu’au
Gymnase, et prit par le faubourg Saint-Martin. Au coin
de la rue de Provence, Frédéric mit pied à terre pour
gagner les boulevards.
Il était cinq heures, une pluie fine tombait. Des
bourgeois occupaient le trottoir du côté de l’Opéra.
Les maisons d’en face étaient closes. Personne aux
fenêtres. Dans toute la largeur du boulevard, des
dragons galopaient, à fond de train, penchés sur leurs
chevaux, le sabre nu ; et les crinières de leurs
casques, et leurs grands manteaux blancs soulevés
derrière eux passaient sur la lumière des becs de gaz,
qui se tordaient au vent dans la brume. La foule les
regardait, muette, terrifiée.
Entre les charges de cavalerie, des escouades de
sergents de ville survenaient, pour faire refluer le
monde dans les rues.
Mais, sur les marches de Tortoni, un homme,
Dussardier, remarquable de loin à sa haute taille,
restait sans plus bouger qu’une cariatide.
Un des agents qui marchait en tête, le tricorne
sur les yeux, le menaça de son épée.
L’autre alors, s’avançant d’un pas, se mit à
crier :
— Vive la République !
Il tomba sur le dos, les bras en croix.
Un hurlement d’horreur s’éleva de la foule.
L’agent fit un cercle autour de lui avec son regard ;
et Frédéric, béant, reconnut Sénécal.
|
Chapitre VI
*437 Il
voyagea.
Il connut la mélancolie des paquebots, les froids
réveils sous la tente, l’étourdissement des paysages
et des ruines, l’amertume des sympathies interrompues.
Il revint.
Il fréquenta le monde, et il eut d’autres amours,
encore. Mais le souvenir continuel du premier les lui
rendait insipides ; et puis la véhémence du désir, la
fleur même de la sensation était perdue. Ses ambitions
d’esprit avaient également diminué. Des années
passèrent ; et il supportait le désœuvrement de son
intelligence et l’inertie de son cœur.
Vers la fin de mars 1867, à la nuit tombante,
comme il était seul dans son cabinet, une femme entra.
— Madame Arnoux !
— Frédéric !
Elle le saisit par les mains, l’attira doucement
vers la fenêtre, et elle le considérait tout en
répétant :
— C’est lui ! C’est donc lui !
Dans la pénombre du crépuscule, il n’apercevait
que ses yeux sous la voilette de dentelle noire qui
masquait sa figure.
Quand elle eut déposé au bord de la cheminée un
petit portefeuille de velours grenat, elle s’assit.
Tous deux restèrent sans pouvoir parler, se souriant
l’un à l’autre.
Enfin, il lui adressa quantité de questions sur
elle et son mari.
Ils habitaient le fond de la Bretagne, pour vivre
économiquement et payer leurs dettes. Arnoux, presque
toujours malade, semblait un vieillard maintenant. Sa
fille était mariée à Bordeaux, et son fils en garnison
à Mostaganem. Puis elle releva la tête :
*438 — Mais je
vous revois ! Je suis heureuse !
Il ne manqua pas de lui dire qu’à la nouvelle de
leur catastrophe, il était accouru chez eux.
— Je le savais !
— Comment ?
Elle l’avait aperçu dans la cour, et s’était
cachée.
— Pourquoi ?
Alors, d’une voix tremblante, et avec de longs
intervalles entre ses mots :
— J’avais peur ! Oui… peur de vous… de moi !
Cette révélation lui donna comme un saisissement
de volupté. Son cœur battait à grands coups. Elle
reprit :
— Excusez-moi de n’être pas venue plus tôt.
Et désignant le petit portefeuille grenat couvert
de palmes d’or :
— Je l’ai brodé à votre intention, tout exprès. Il
contient cette somme, dont les terrains de Belleville
devaient répondre.
Frédéric la remercia du cadeau, tout en la blâmant
de s’être dérangée.
— Non ! Ce n’est pas pour cela que je suis venue !
Je tenais à cette visite, puis je m’en retournerai…
là-bas.
Et elle lui parla de l’endroit qu’elle habitait.
C’était une maison basse, à un seul étage, avec un
jardin rempli de buis énormes et une double avenue de
châtaigniers montant jusqu’au haut de la colline, d’où
l’on découvre la mer.
— Je vais m’asseoir là, sur un banc, que j’ai
appelé le banc Frédéric.
Puis elle se mit à regarder les meubles, les
bibelots, les cadres, avidement, pour les emporter
dans sa mémoire. Le portrait de la Maréchale était à
demi caché par un rideau. Mais les ors et les blancs,
qui se détachaient au milieu des ténèbres,
l’attirèrent.
— Je connais cette femme, il me semble ?
— Impossible ! dit Frédéric. C’est une vieille
peinture italienne.
Elle avoua qu’elle désirait faire un tour à son
bras, dans les rues.
Ils sortirent.
La lueur des boutiques éclairait, par intervalles,
son profil pâle ; puis l’ombre l’enveloppait de
nouveau ; et, au milieu des voitures, de la foule et
du bruit, ils allaient sans se distraire d’eux-mêmes,
sans rien entendre, comme *439 ceux
qui marchent ensemble dans la campagne, sur un lit de
feuilles mortes.
Ils se racontèrent leurs anciens jours, les
dîners du temps de l’Art industriel, les
manies d’Arnoux, sa façon de tirer les pointes de son
faux col, d’écraser du cosmétique sur ses moustaches,
d’autres choses plus intimes et plus profondes. Quel
ravissement il avait eu la première fois, en
l’entendant chanter ! Comme elle était belle, le jour
de sa fête, à Saint-Cloud ! Il lui rappela le petit
jardin d’Auteuil, des soirs au théâtre, une rencontre
sur le boulevard, d’anciens domestiques, sa négresse.
Elle s’étonnait de sa mémoire. Cependant, elle lui
dit :
— Quelquefois, vos paroles me reviennent comme un
écho lointain, comme le son d’une cloche apporté par
le vent ; et il me semble que vous êtes là, quand je
lis des passages d’amour dans les livres.
— Tout ce qu’on y blâme d’exagéré, vous me l’avez
fait ressentir, dit Frédéric. Je comprends Werther que
ne dégoûtent pas les tartines de Charlotte.
— Pauvre cher ami !
Elle soupira ; et, après un long silence :
— N’importe, nous nous serons bien aimés.
— Sans nous appartenir, pourtant !
— Cela vaut peut-être mieux, reprit-elle.
— Non ! non ! Quel bonheur nous aurions eu !
— Oh ! je le crois, avec un amour comme le vôtre !
Et il devait être bien fort pour durer après une
séparation si longue !
Frédéric lui demanda comment elle l’avait
découvert.
— C’est un soir que vous m’avez baisé le poignet
entre le gant et la manchette. Je me suis dit : « Mais
il m’aime… il m’aime. » J’avais peur de m’en assurer,
cependant. Votre réserve était si charmante, que j’en
jouissais comme d’un hommage involontaire et continu.
Il ne regretta rien. Ses souffrances d’autrefois
étaient payées.
Quand ils rentrèrent, Mme Arnoux ôta son chapeau.
La lampe, posée sur une console, éclaira ses cheveux
blancs. Ce fut comme un heurt en pleine poitrine.
Pour lui cacher cette déception, il se posa par
terre à ses genoux, et, prenant ses mains, se mit à
lui dire des tendresses.
— Votre personne, vos moindres mouvements me
semblaient avoir dans le monde une importante
extra-humaine. Mon cœur, comme de la poussière, se
soulevait *440 derrière
vos pas. Vous me faisiez l’effet d’un clair de lune
par une nuit d’été, quand tout est parfums, ombres
douces, blancheurs, infini ; et les délices de la
chair et de l’âme étaient contenues pour moi dans
votre nom que je me répétais, en tâchant de le baiser
sur mes lèvres. Je n’imaginais rien au delà.
C’était Mme Arnoux telle que vous étiez, avec ses deux
enfants, tendre, sérieuse, belle à éblouir, et si
bonne ! Cette image-là effaçait toutes les autres.
Est-ce que j’y pensais, seulement ! puisque j’avais
toujours au fond de moi-même la musique de votre voix
et la splendeur de vos yeux !
Elle acceptait avec ravissement ces adorations
pour la femme qu’elle n’était plus. Frédéric, se
grisant par ses paroles, arrivait à croire ce qu’il
disait. Mme Arnoux, le dos tourné à la lumière,
se penchait vers lui. Il sentait sur son front la
caresse de son haleine, à travers ses vêtements le
contact indécis de tout son corps. Leurs mains se
serrèrent ; la pointe de sa bottine s’avançait un peu
sous sa robe, et il lui dit, presque défaillant :
— La vue de votre pied me trouble.
Un mouvement de pudeur la fit se lever. Puis,
immobile, et avec l’intonation singulière des
somnambules :
— À mon âge ! lui ! Frédéric !… Aucune n’a jamais
été aimée comme moi ! Non, non ! à quoi sert d’être
jeune ? Je m’en moque bien ! je les méprise, toutes
celles qui viennent ici !
— Oh ! il n’en vient guère ! reprit-il
complaisamment.
Son visage s’épanouit, et elle voulut savoir s’il
se marierait.
Il jura que non.
— Bien sûr ? pourquoi ?
— À cause de vous, dit Frédéric en la serrant dans
ses bras.
Elle y restait, la taille en arrière, la bouche
entr’ouverte, les yeux levés. Tout à coup, elle le
repoussa avec un air de désespoir ; et, comme il la
suppliait de lui répondre, elle dit en baissant la
tête :
— J’aurais voulu vous rendre heureux.
Frédéric soupçonna Mme Arnoux d’être venue pour
s’offrir ; et il était repris par une convoitise plus
forte que jamais, furieuse, enragée. Cependant, il
sentait quelque chose d’inexprimable, une répulsion,
et comme l’effroi d’un inceste. Une autre crainte
l’arrêta, celle d’en avoir dégoût plus tard.
D’ailleurs, quel embarras ce serait ! et tout à la
fois par prudence et pour ne pas dégrader son *441
idéal, il tourna sur ses talons et se mit à
faire une cigarette.
Elle le contemplait, tout émerveillée.
— Comme vous êtes délicat ! Il n’y a que vous ! Il
n’y a que vous !
Onze heures sonnèrent.
— Déjà ! dit-elle ; au quart, je m’en irai.
Elle se rassit ; mais elle observait la pendule,
et il continuait à marcher en fumant. Tous les deux ne
trouvaient plus rien à se dire. Il y a un moment, dans
les séparations, où la personne aimée n’est déjà plus
avec nous.
Enfin, l’aiguille ayant dépassé les vingt-cinq
minutes, elle prit son chapeau par les brides,
lentement.
— Adieu, mon ami, mon cher ami ! Je ne vous
reverrai jamais ! C’était ma dernière démarche de
femme. Mon âme ne vous quittera pas. Que toutes les
bénédictions du ciel soient sur vous !
Et elle le baisa au front comme une mère.
Mais elle parut chercher quelque chose, et lui
demanda des ciseaux.
Elle défit son peigne ; tous ses cheveux blancs
tombèrent.
Elle s’en coupa, brutalement, à la racine, une
longue mèche.
— Gardez-les ! adieu !
Quand elle fut sortie, Frédéric ouvrit sa
fenêtre, Mme Arnoux, sur le trottoir, fit signe
d’avancer à un fiacre qui passait. Elle monta dedans.
La voiture disparut.
Et ce fut tout.
|
Chapitre VII
*442 Vers
le commencement de cet hiver, Frédéric et Deslauriers
causaient au coin du feu, réconciliés encore une fois,
par la fatalité de leur nature qui les faisait
toujours se rejoindre et s’aimer.
L’un expliqua sommairement sa brouille
avec Mme Dambreuse, laquelle s’était remariée à un
Anglais.
L’autre, sans dire comment il avait
épousé Mlle Roque, conta que sa femme, un beau jour,
s’était enfuie avec un chanteur. Pour se laver un peu
du ridicule, il s’était compromis dans sa préfecture
par des excès de zèle gouvernemental. On l’avait
destitué. Il avait été, ensuite, chef de colonisation
en Algérie, secrétaire d’un pacha, gérant d’un
journal, courtier d’annonces, pour être finalement
employé au contentieux dans une compagnie
industrielle.
Quant à Frédéric, ayant mangé les deux tiers de sa
fortune, il vivait en petit bourgeois.
Puis, ils s’informèrent mutuellement de leurs
amis.
Martinon était maintenant sénateur.
Hussonnet occupait une haute place, où il se
trouvait avoir sous sa main tous les théâtres et toute
la presse.
Cisy, enfoncé dans la religion et père de huit
enfants, habitait le château de ses aïeux.
Pellerin, après avoir donné dans le fouriérisme,
l’homéopathie, les tables tournantes, l’art gothique
et la peinture humanitaire, était devenu photographe ;
et sur toutes les murailles de Paris, on le voyait
représenté en habit noir avec un corps minuscule et
une grosse tête.
— Et ton intime Sénécal ? demanda Frédéric.
— Disparu ! Je ne sais ! Et toi, ta grande
passion, Mme Arnoux ?
*443 — Elle doit
être à Rome avec son fils, lieutenant de chasseurs.
— Et son mari ?
— Mort l’année dernière.
— Tiens ! dit l’avocat.
Puis se frappant le front :
— À propos, l’autre jour, dans une boutique, j’ai
rencontré cette bonne Maréchale, tenant par la main un
petit garçon qu’elle a adopté. Elle est veuve d’un
certain M. Oudry, et très grosse maintenant, énorme.
Quelle décadence ! Elle qui avait autrefois la taille
si mince.
Deslauriers ne cacha pas qu’il avait profité de
son désespoir pour s’en assurer par lui-même.
— Comme tu me l’avais permis, du reste.
Cet aveu était une compensation au silence qu’il
gardait touchant sa tentative près de Mme Arnoux.
Frédéric l’eût pardonnée, puisqu’elle n’avait pas
réussi.
Bien que vexé un peu de la découverte, il fit
semblant d’en rire ; et l’idée de la Maréchale lui
amena celle de la Vatnaz.
Deslauriers ne l’avait jamais vue, non plus que
bien d’autres qui venaient chez Arnoux ; mais il se
souvenait parfaitement de Regimbart.
— Vit-il encore ?
— À peine ! Tous les soirs, régulièrement, depuis
la rue de Grammont jusqu’à la rue Montmartre, il se
traîne devant les cafés, affaibli, courbé en deux,
vidé, un spectre !
— Eh bien, et Compain ?
Frédéric poussa un cri de joie, et pria
l’ex-délégué du Gouvernement provisoire de lui
apprendre le mystère de la tête de veau.
— C’est une importation anglaise. Pour parodier la
cérémonie que les royalistes célébraient le 30
janvier, des indépendants fondèrent un banquet annuel
où l’on mangeait des têtes de veau, et où l’on buvait
du vin rouge dans des crânes de veau en portant des
toasts à l’extermination des Stuarts. Après thermidor,
des terroristes organisèrent une confrérie toute
pareille, ce qui prouve que la bêtise est féconde.
— Tu me parais bien calmé sur la politique ?
— Effet de l’âge, dit l’avocat.
Et ils résumèrent leur vie.
Ils l’avaient manquée tous les deux, celui qui
avait rêvé l’amour, celui qui avait rêvé le pouvoir.
Quelle en était la raison ?
*444 — C’est
peut-être le défaut de ligne droite, dit Frédéric.
— Pour toi, cela se peut. Moi, au contraire, j’ai
péché par excès de rectitude, sans tenir compte de
mille choses secondaires, plus fortes que tout.
J’avais trop de logique, et toi de sentiment.
Puis, ils accusèrent le hasard, les circonstances,
l’époque où ils étaient nés.
Frédéric reprit :
— Ce n’est pas là ce que nous croyions devenir
autrefois, à Sens, quand tu voulais faire une histoire
critique de la Philosophie, et moi, un grand roman
moyen âge sur Nogent, dont j’avais trouvé le sujet
dans Froissart : Comment messire Brokars de
Fénestranges et l’évêque de Troyes assaillirent
messire Eustache d’Ambrecicourt. Te rappelles-tu ?
Et, exhumant leur jeunesse, à chaque phrase, ils
se disaient :
— Te rappelles-tu ?
Ils revoyaient la cour du collège, la chapelle, le
parloir, la salle d’armes au bas de l’escalier, des
figures de pions et d’élèves, un nommé Angelmarre, de
Versailles, qui se taillait des sous-pieds dans de
vieilles bottes ; M. Mirbal et ses favoris rouges ;
les deux professeurs de dessin linéaire et de grand
dessin, Varaud et Suriret, toujours en dispute, et le
Polonais, le compatriote de Copernic, avec son système
planétaire en carton, astronome ambulant dont on avait
payé la séance par un repas au réfectoire ; puis une
terrible ribote en promenade, leurs premières pipes
fumées, les distributions des prix, la joie des
vacances.
C’était pendant celles de 1837 qu’ils avaient été
chez la Turque.
On appelait ainsi une femme qui se nommait de son
vrai nom Zoraïde Turc ; et beaucoup de personnes la
croyaient une musulmane, une Turque, ce qui ajoutait à
la poésie de son établissement, situé au bord de
l’eau, derrière le rempart ; même en plein été, il y
avait de l’ombre autour de sa maison, reconnaissable à
un bocal de poissons rouges près d’un pot de réséda
sur une fenêtre. Des demoiselles, en camisole blanche,
avec du fard aux pommettes et de longues boucles
d’oreilles, frappaient aux carreaux quand on passait,
et, le soir, sur le pas de la porte, chantonnaient
doucement d’une voix rauque.
*445 Ce lieu de
perdition projetait dans tout l’arrondissement un
éclat fantastique. On le désignait par des
périphrases : « L’endroit que vous savez, — une
certaine rue, — au bas des Ponts ». Les fermières des
alentours en tremblaient pour leurs maris, les
bourgeoises le redoutaient pour leurs bonnes, parce
que la cuisinière de M. le Sous-Préfet y avait été
surprise ; et c’était, bien entendu, l’obsession
secrète de tous les adolescents.
Or, un dimanche, pendant qu’on était aux vêpres,
Frédéric et Deslauriers, s’étant fait préalablement
friser, cueillirent des fleurs dans le jardin
de Mme Moreau, puis sortirent par la porte des champs,
et, après un grand détour dans les vignes, revinrent
par la Pêcherie et se glissèrent chez la Turque, en
tenant toujours leurs gros bouquets.
Frédéric présenta le sien, comme un amoureux à sa
fiancée. Mais la chaleur qu’il faisait, l’appréhension
de l’inconnu, une espèce de remords, et jusqu’au
plaisir de voir, d’un seul coup d’œil, tant de femmes
à sa disposition, l’émurent tellement, qu’il devint
très pâle et restait sans avancer, sans rien dire.
Toutes riaient, joyeuses de son embarras ; croyant
qu’on s’en moquait, il s’enfuit ; et, comme Frédéric
avait l’argent, Deslauriers fut bien obligé de le
suivre.
On les vit sortir. Cela fit une histoire qui
n’était pas oubliée trois ans après.
Ils se la contèrent prolixement, chacun complétant
les souvenirs de l’autre ; et, quand ils eurent fini :
— C’est là ce que nous avons eu de meilleur ! dit
Frédéric.
— Oui, peut-être bien ? c’est là ce que nous avons
eu de meilleur ! dit Deslauriers.
FIN
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