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Extraits de l'œuvre |
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Chapitre |
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Le 15 septembre 1840,
vers six heures du matin, la Ville-de-Montereau, près
de partir, fumait à gros tourbillons devant le
quai Saint-Bernard.
Des gens arrivaient hors d’haleine ; des
barriques, des câbles, des corbeilles de linge
gênaient la circulation ; les matelots ne
répondaient à personne ; on se heurtait ; les
colis montaient entre les deux tambours, et le
tapage s’absorbait dans le bruissement de la
vapeur, qui, s’échappant par des plaques de tôle,
enveloppait tout d’une nuée blanchâtre, tandis que
la cloche, en avant, tintait sans discontinuer.
Enfin le navire partit ; et les deux
berges, peuplées de magasins, de chantiers et
d’usines, filèrent comme deux larges rubans que
l’on déroule. |
37 |
I, 1 |
Le 15 septembre 1840, scène
d’embarquement sur la Ville-de-Montereau. |
37 |
I, 1 |
Un
jeune homme de dix-huit ans, à longs cheveux et
qui tenait un album sous son bras, restait auprès
du gouvernail, immobile. À travers le brouillard,
il contemplait des clochers, des édifices dont il
ne savait pas les noms ; puis il embrassa, dans un
dernier coup d’œil, l’île Saint-Louis, la Cité,
Notre-Dame ; et bientôt, Paris disparaissant, il
poussa un grand soupir. |
37 |
I, 1 |
Dernier coup d’œil sur
Paris. |
37 |
I, 1 |
Des femmes,
nonchalamment assises dans des calèches, et dont
les voiles flottaient au vent, défilaient près de
lui, au pas ferme de leurs chevaux, avec un
balancement insensible qui faisait craquer les
cuirs vernis. Les voitures devenaient plus
nombreuses, et, se ralentissant à partir du
Rond-Point, elles occupaient toute la voie. Les
crinières étaient près des crinières, les
lanternes près des lanternes ; les étriers
d’acier, les gourmettes d’argent, les boucles de
cuivre, jetaient çà et là des points lumineux
entre les culottes courtes, les gants blancs, et
les fourrures qui retombaient sur le blason des
portières.
Mais le soleil se couchait, et le vent froid
soulevait des tourbillons de poussière. Les
cochers baissaient le menton dans leurs cravates,
les roues se mettaient à tourner plus vite, le
macadam grinçait ; et tous les équipages
descendaient au grand trot la longue avenue, en se
frôlant, se dépassant, s’écartant les uns des
autres, puis, sur la place de la Concorde, se
dispersaient.
Derrière les Tuileries, le ciel prenait la teinte
des ardoises. Les arbres du jardin formaient deux
masses énormes, violacées par le sommet. Les becs
de gaz s’allumaient ; et la Seine, verdâtre dans
toute son étendue, se déchirait en moires d’argent
contre les piles des ponts. |
58-59 |
I, 3 |
Calèches sur les
Champs-Elysées. |
58-59 |
I, 3 |
Puis
il remontait lentement les rues. Les réverbères se
balançaient, en faisant trembler sur la boue de
longs reflets jaunâtres. Des ombres glissaient au
bord des trottoirs, avec des parapluies. Le pavé
était gras, la brume tombait, et il lui semblait
que les ténèbres humides, l’enveloppant,
descendaient indéfiniment dans son cœur. |
59 |
I, 3 |
Paysage
nocturne. |
59 |
I, 3 |
Un matin du mois de
décembre, en se rendant au cours de procédure, il
crut remarquer dans la rue Saint-Jacques plus
d’animation qu’à l’ordinaire. Les étudiants
sortaient précipitamment des cafés, ou, par les
fenêtres ouvertes, ils s’appelaient d’une maison à
l’autre ; les boutiquiers, au milieu du trottoir,
regardaient d’un air inquiet ; les volets se
fermaient ; et, quand il arriva dans la rue
Soufflot, il aperçut un grand rassemblement autour
du Panthéon.
Des jeunes gens, par bandes inégales de cinq à
douze, se promenaient en se donnant le bras et
abordaient les groupes plus considérables qui
stationnaient çà et là ; au fond de la place,
contre les grilles, des hommes en blouse
péroraient, tandis que, le tricorne sur l’oreille
et les mains derrière le dos, des sergents de
ville erraient le long des murs, en faisant sonner
les dalles sous leurs fortes bottes. |
62 |
I, 4 |
Manifestation étudiante
au Panthéon en décembre 1841. |
62 |
I, 4 |
Les
rues étaient désertes. Quelquefois une charrette
lourde passait, en ébranlant les pavés. Les
maisons se succédaient avec leurs façades grises,
leurs fenêtres closes ; et il songeait
dédaigneusement à tous ces êtres humains couchés
derrière ces murs, qui existaient sans la voir, et
dont pas un même ne se doutait qu’elle vécût ! Il
n’avait plus conscience du milieu, de l’espace, de
rien ; et, battant le sol du talon, en frappant
avec sa canne les volets des boutiques, il allait
toujours devant lui, au hasard, éperdu, entraîné.
Un air humide l’enveloppa ; il se reconnut au bord
des quais.
Les réverbères brillaient en deux lignes
droites, indéfiniment, et de longues flammes
rouges vacillaient dans la profondeur de l’eau.
Elle était de couleur ardoise, tandis que le ciel,
plus clair, semblait soutenu par les grandes
masses d’ombre qui se levaient de chaque côté du
fleuve. Des édifices, que l’on n’apercevait pas,
faisaient des redoublements d’obscurité. Un
brouillard lumineux flottait au delà, sur les
toits ; tous les bruits se fondaient en un seul
bourdonnement ; un vent léger soufflait.
Il s’était arrêté au milieu du Pont-Neuf, et,
tête nue, poitrine ouverte, il aspirait l’air.
Cependant, il sentait monter du fond de lui-même
quelque chose d’intarissable, un afflux de
tendresse qui l’énervait, comme le mouvement des
ondes sous ses yeux. À l’horloge d’une église, une
heure sonna, lentement, pareille à une voix qui
l’eût appelé.
Alors, il fut saisi par un de ces frissons de
l’âme où il vous semble qu’on est transporté dans
un monde supérieur. |
83-84 |
I, 4 |
Déambulation
nocturne de la rue de Choiseul au Pont-Neuf. |
83-84 |
I, 4 |
Alors commencèrent
trois mois d’ennui. Comme il n’avait aucun
travail, son désœuvrement renforçait sa tristesse.
Il passait des heures à regarder, du haut de son
balcon, la rivière qui coulait entre les quais
grisâtres, noircis de place en place, par la
bavure des égouts, avec un ponton de
blanchisseuses amarré contre le bord, où des
gamins quelquefois s’amusaient, dans la vase, à
faire baigner un caniche. Ses yeux, délaissant à
gauche le pont de pierre de Notre-Dame et trois
ponts suspendus, se dirigeaient toujours vers le
quai aux Ormes, sur un massif de vieux arbres,
pareils aux tilleuls du port de Montereau. La tour
Saint-Jacques, l’hôtel de ville, Saint-Gervais,
Saint-Louis, Saint-Paul se levaient en face, parmi
les toits confondus, et le génie de la colonne de
Juillet resplendissait à l’orient comme une large
étoile d’or, tandis qu’à l’autre extrémité le dôme
des Tuileries arrondissait, sur le ciel, sa lourde
masse bleue. |
98 |
I, 5 |
Vue du balcon de
Frédéric, rue St-Hyacinthe. |
98 |
I, 5 |
Il
remontait, au hasard, le quartier latin, si
tumultueux d’habitude, mais désert à cette époque,
car les étudiants étaient partis dans leurs
familles. Les grands murs des collèges, comme
allongés par le silence, avaient un aspect plus
morne encore ; on entendait toutes sortes de
bruits paisibles, des battements d’ailes dans des
cages, le ronflement d’un tour, le marteau d’un
savetier ; et les marchands d’habits, au milieu
des rues, interrogeaient de l’œil chaque fenêtre,
inutilement. Au fond des cafés solitaires, la dame
du comptoir bâillait entre ses carafons remplis ;
les journaux demeuraient en ordre sur la table des
cabinets de lecture ; dans l’atelier des
repasseuses, des linges frissonnaient sous les
bouffées du vent tiède. De temps à autre, il
s’arrêtait à l’étalage d’un bouquiniste ; un
omnibus, qui descendait en frôlant le trottoir, le
faisait se retourner ; et, parvenu devant le
Luxembourg, il n’allait pas plus loin. |
98 |
I, 5 |
L’été
à Paris – Quartier latin et Luxembourg. |
98 |
I, 5 |
Quelquefois, l’espoir
d’une distraction l’attirait vers les boulevards.
Après de sombres ruelles exhalant des fraîcheurs
humides, il arrivait sur de grandes places
désertes, éblouissantes de lumière, et où les
monuments dessinaient au bord du pavé des
dentelures d’ombre noire. Mais les charrettes, les
boutiques recommençaient, et la foule
l’étourdissait, le dimanche surtout, quand, depuis
la Bastille jusqu’à la Madeleine, c’était un
immense flot ondulant sur l’asphalte, au milieu de
la poussière, dans une rumeur continue ; |
99 |
I, 5 |
Les boulevards, de la
Bastille à la Madeleine. |
99 |
I, 5 |
Alors,
il vagabonda dans les rues.
Quand un piéton s’avançait, il tâchait de
distinguer son visage. De temps à autre, un rayon
de lumière lui passait entre les jambes, décrivait
au ras du pavé un immense quart de cercle ; et un
homme surgissait, dans l’ombre, avec sa hotte et
sa lanterne. Le vent, en de certains endroits,
secouait le tuyau de tôle d’une cheminée ; des
sons lointains s’élevaient, se mêlant au
bourdonnement de sa tête, et il croyait entendre,
dans les airs, la vague ritournelle des
contredanses. Le mouvement de sa marche
entretenait cette ivresse ; il se trouva sur le
pont de la Concorde.
Alors, il se ressouvint de ce soir de l’autre
hiver, où, sortant de chez elle, pour la première
fois, il lui avait fallu s’arrêter, tant son
cœur battait vite sous l’étreinte de ses
espérances. Toutes étaient mortes, maintenant ! |
109 |
I, 5 |
Frédéric,
seul, de l’Alhambra au pont de la Concorde. |
109 |
I, 5 |
Des nues sombres
couraient sur la face de la lune. Il la contempla,
en rêvant à la grandeur des espaces, à la misère
de la vie, au néant de tout. Le jour parut ; ses
dents claquaient ; et, à moitié endormi, mouillé
par le brouillard et tout plein de larmes, il se
demanda pourquoi n’en pas finir ? Rien qu’un
mouvement à faire ! Le poids de son front
l’entraînait, il voyait son cadavre flottant
sur l’eau ; Frédéric se pencha. Le parapet était
un peu large, et ce fut par lassitude qu’il
n’essaya pas de le franchir.
Une épouvante le saisit. Il regagna les
boulevards et s’affaissa sur un banc. Des agents
de police le réveillèrent, convaincus qu’il
« avait fait la noce ». |
109 |
I, 5 |
Sombres pensées et
tentation du suicide. |
109 |
I, 5 |
Frédéric
dîna seul, puis flâna sur les boulevards.
Des nuages roses, en forme d’écharpe,
s’allongeaient au delà des toits ; on commençait à
relever les tentes des boutiques ; des tombereaux
d’arrosage versaient une pluie sur la poussière,
et une fraîcheur inattendue se mêlait aux
émanations des cafés, laissant voir par leurs
portes ouvertes, entre des argenteries et des
dorures, des fleurs en gerbes qui se miraient dans
les hautes glaces. La foule marchait lentement. Il
y avait des groupes d’hommes causant au milieu du
trottoir ; et des femmes passaient, avec une
mollesse dans les yeux et ce teint de camélia que
donne aux chairs féminines la lassitude des
grandes chaleurs. Quelque chose d’énorme
s’épanchait, enveloppait les maisons. Jamais Paris
ne lui avait semblé si beau. Il n’apercevait, dans
l’avenir, qu’une interminable série d’années
toutes pleines d’amour. |
120 |
I, 5 |
Crépuscule
sur les boulevards. |
120 |
I, 5 |
La lanterne, suspendue
au siège du postillon, éclairait les croupes des
limoniers. Il n’apercevait au delà que les
crinières des autres chevaux qui ondulaient comme
des vagues blanches ; leurs haleines formaient un
brouillard de chaque côté de l’attelage ; les
chaînettes de fer sonnaient, les glaces
tremblaient dans leurs châssis ; et la lourde
voiture, d’un train égal, roulait sur le pavé. Çà
et là, on distinguait le mur d’une grange, ou bien
une auberge, toute seule. Parfois en passant dans
les villages, le four d’un boulanger projetait des
lueurs d’incendie, et la silhouette monstrueuse
des chevaux courait sur l’autre maison en face.
Aux relais, quand on avait dételé, il se faisait
un grand silence, pendant une minute. Quelqu’un
piétinait en haut, sous la bâche, tandis qu’au
seuil d’une porte, une femme, debout, abritait sa
chandelle avec sa main. Puis, le conducteur
sautant sur le marchepied, la diligence repartait. |
133 |
II, 1 |
De Nogent à Paris.
Trajet nocturne en diligence. |
133 |
II, 1 |
Le
quai de la Gare se trouvant inondé, sans doute, on
continua tout droit, et la campagne recommença. Au
loin, de hautes cheminées d’usines fumaient. Puis
on tourna dans Ivry. On monta une rue ; tout à
coup il aperçut le dôme du Panthéon.
La plaine, bouleversée, semblait de vagues
ruines. L’enceinte des fortifications y faisait un
renflement horizontal ; et, sur les trottoirs en
terre qui bordaient la route, de petits arbres
sans branches étaient défendus par des lattes
hérissées de clous. Des établissements de produits
chimiques alternaient avec des chantiers de
marchands de bois. De hautes portes, comme il y en
a dans les fermes, laissaient voir, par leurs
battants entr’ouverts, l’intérieur d’ignobles
cours pleines d’immondices, avec des flaques d’eau
sale au milieu. De longs cabarets, couleur sang de
bœuf, portaient à leur premier étage, entre les
fenêtres, deux queues de billard en sautoir dans
une couronne de fleurs peintes ; çà et là, une
bicoque de plâtre à moitié construite était
abandonnée. Puis, la double ligne de maisons ne
discontinua plus ; et, sur la nudité de leurs
façades, se détachait, de loin en loin, un
gigantesque cigare de fer-blanc, pour indiquer un
débit de tabac. Des enseignes de sage-femme
représentaient une matrone en bonnet, dodelinant
un poupon dans une courte-pointe garnie de
dentelles. Des affiches couvraient l’angle des
murs, et, aux trois quarts déchirées, tremblaient
au vent comme des guenilles. Des ouvriers en
blouse passaient, et des haquets de brasseurs, des
fourgons de blanchisseuses, des carrioles de
bouchers ; une pluie fine tombait, il faisait froid,
le ciel était pâle, mais deux yeux qui valaient
pour lui le soleil resplendissaient derrière la
brume. |
134 |
II, 1 |
Arrivée
à Paris. Trajet du pont de Charenton à la
barrière. |
134 |
II, 1 |
On s’arrêta longtemps
à la barrière, car des coquetiers, des rouliers et
un troupeau de moutons y faisaient de
l’encombrement. Le factionnaire, la capote
rabattue, allait et venait devant sa guérite pour
se réchauffer. Le commis de l’octroi grimpa sur
l’impériale, et une fanfare de cornet à piston
éclata. On descendit le boulevard au grand trot,
les palonniers battants, les traits flottants. La
mèche du long fouet claquait dans l’air humide. Le
conducteur lançait son cri sonore : « Allume !
allume ! ohé ! », et les balayeurs se rangeaient,
les piétons sautaient en arrière, la boue
jaillissait contre les vasistas, on croisait des
tombereaux, des cabriolets, des omnibus. Enfin la
grille du Jardin des Plantes se déploya. |
135 |
II, 1 |
À Paris, de la barrière
au Jardin des Plantes. |
135 |
II, 1 |
La
Seine, jaunâtre, touchait presque au tablier des
ponts. Une fraîcheur s’en exhalait. Frédéric
l’aspira de toutes ses forces, savourant ce bon
air de Paris qui semble contenir des
effluves amoureux et des émanations
intellectuelles ; il eut un attendrissement en
apercevant le premier fiacre. Et il aimait
jusqu’au seuil des marchands de vin garni de
paille, jusqu’aux décrotteurs avec leurs boîtes,
jusqu’aux garçons épiciers secouant leur brûloir à
café. Des femmes trottinaient sous des
parapluies ; il se penchait pour distinguer leur
figure, un hasard pouvait avoir fait
sortir Mme Arnoux.
Les boutiques défilaient, la foule augmentait,
le bruit devenait plus fort. Après le quai
Saint-Bernard, le quai de la Tournelle et le quai
Montebello, on prit le quai Napoléon ; il voulut
voir ses fenêtres, elles étaient loin. Puis on
repassa la Seine sur le Pont-Neuf, on descendit
jusqu’au Louvre ; et, par les rues Saint-Honoré,
Croix des-Petits-Champs et du Bouloi, on atteignit
la rue Coq-Héron, et l’on entra dans la cour de
l’hôtel. |
135 |
II, 1 |
À
Paris, la Seine et les quais vus depuis la
diligence. |
135 |
II, 1 |
La pluie sonnait comme
grêle sur la capote du cabriolet. Par l’écartement
des rideaux de mousseline, il apercevait dans la
rue le pauvre cheval, plus immobile qu’un cheval
de bois. Le ruisseau, devenu énorme, coulait entre
deux rayons des roues, et le cocher, s’abritant de
la couverture, sommeillait ; mais craignant que
son bourgeois ne s’esquivât, de temps à autre il
entr’ouvrait la porte, tout ruisselant comme un
fleuve ; et si les regards pouvaient user les
choses, Frédéric aurait dissous l’horloge à force
d’attacher dessus les yeux. |
137 |
II,1 |
Paris sous la pluie. |
137 |
II, 1 |
Frédéric
se fit ramener vers les boulevards, indigné du
temps perdu, furieux contre le Citoyen, implorant
sa présence comme celle d’un dieu, et bien résolu
à l’extraire du fond des caves les plus
lointaines. Sa voiture l’agaçait, il la renvoya ;
ses idées se brouillaient ; puis tous les noms des
cafés qu’il avait entendu prononcer par cet
imbécile jaillirent de sa mémoire, à la fois,
comme les mille pièces d’un feu d’artifice : café
Gascard, café Grimbert, café Halbout, estaminet
Bordelais, Havanais, Havrais, Bœuf-à-la-mode,
brasserie Allemande, Mère-Morel ; et il se
transporta dans tous successivement. Mais, dans
l’un, Regimbart venait de sortir ; dans un autre,
il viendrait peut-être ; dans un troisième, on ne
l’avait pas vu depuis six mois ; ailleurs, il
avait commandé, hier, un gigot pour samedi. Enfin,
chez Vautier, limonadier, Frédéric, ouvrant la
porte, se heurta contre le garçon. |
138 |
II, 1 |
Les
cafés de Paris, à la recherche de Regimbart. |
138 |
II, 1 |
Comme la chaleur du
poêle l’avait étourdie quelque peu, ils s’en
retournèrent à pied par la rue du Bac et
arrivèrent sur le pont Royal.
Il faisait un beau temps, âpre et splendide. Le
soleil s’abaissait ; quelques vitres de maison,
dans la Cité, brillaient au loin comme des plaques
d’or, tandis que, par derrière, à droite, les
tours de Notre-Dame se profilaient en noir sur le
ciel bleu, mollement baigné à l’horizon dans des
vapeurs grises. Le vent souffla et Rosanette ayant
déclaré qu’elle avait faim, ils entrèrent à la
Pâtisserie anglaise. |
181 |
II, 2 |
Coucher de soleil sur
l’île de la Cité. |
181 |
II, 2 |
Ils
descendirent au pas le quartier Breda ; les rues,
à cause du dimanche, étaient désertes, et des
figures de bourgeois apparaissaient derrière des
fenêtres. La voiture prit un train plus rapide ;
le bruit des roues faisait se retourner les
passants, le cuir de la capote rabattue brillait,
le domestique se cambrait la taille, et les deux
havanais l’un près de l’autre semblaient deux
manchons d’hermine, posés sur les
coussins. Frédéric se laissait aller au bercement
des soupentes. La Maréchale tournait la tête, à
droite et à gauche, en souriant. |
230 |
II, 4 |
Quartier
Breda, un dimanche. |
230 |
II, 4 |
Après la place de
la Concorde, ils prirent par le quai de la
Conférence et le quai de Billy, où l’on remarque
un cèdre dans un jardin. Rosanette croyait le
Liban situé en Chine ; elle rit elle-même de son
ignorance et pria Frédéric de lui donner des
leçons de géographie. Puis, laissant à droite le
Trocadéro, ils traversèrent le pont d’Iéna, et
s’arrêtèrent enfin, au milieu du Champ de Mars,
près des autres voitures, déjà rangées dans
l’Hippodrome.
Les tertres de gazon étaient couverts de menu
peuple. On apercevait des curieux sur le balcon de
l’École Militaire ; et les deux pavillons en
dehors du pesage, les deux tribunes comprises dans
son enceinte, et une troisième devant celle du
Roi, se trouvaient remplies d’une foule en
toilette qui témoignait, par son maintien, de la
révérence pour ce divertissement
encore nouveau. Le public des courses, plus
spécial dans ce temps-là, avait un aspect moins
vulgaire ; c’était l’époque des sous-pieds, des
collets de velours et des gants blancs. Les
femmes, vêtues de couleurs brillantes, portaient
des robes à taille longue, et, assises sur les
gradins des estrades, elles faisaient comme de
grands massifs de fleurs, tachetés de noir, çà et
là, par les sombres costumes des hommes. Mais tous
les regards se tournaient vers le célèbre Algérien
Bou-Maza, qui se tenait impassible, entre deux
officiers d’état-major, dans une des tribunes
particulières. Celle du Jockey-Club contenait
exclusivement des messieurs graves.
Les plus enthousiastes s’étaient placés, en bas,
contre la piste, défendue par deux lignes de
bâtons supportant des cordes ; dans l’ovale
immense que décrivait cette allée, des marchands
de coco agitaient leur crécelle, d’autres
vendaient le programme des courses, d’autres
criaient des cigares, un vaste bourdonnement
s’élevait ; les gardes municipaux passaient et
repassaient ; une cloche, suspendue à un poteau
couvert de chiffres, tinta. Cinq chevaux parurent,
et on rentra dans les tribunes. |
230 |
II, 4 |
À l’hippodrome du
Champ de Mars. |
230 |
II, 4 |
Et
la berline se lança vers les Champs-Élysées au
milieu des autres voitures, calèches, briskas,
wursts, tandems, tilburys, dog-carts, tapissières
à rideaux de cuir où chantaient des ouvriers en
goguette, demi-fortunes que dirigeaient avec
prudence des pères de famille eux-mêmes. Dans des
victorias bourrées de monde, quelque garçon, assis
sur les pieds des autres, laissait pendre en
dehors ses deux jambes. De grands coupés à siège
de drap promenaient des douairières qui
sommeillaient ; ou bien un stepper magnifique
passait emportant une chaise, simple et coquette
comme l’habit noir d’un dandy. L’averse cependant
redoublait. On tirait les parapluies, les
parasols, les mackintosh ;
Par moments, les files de voitures, trop pressées,
s’arrêtaient toutes à la fois sur plusieurs
lignes. Alors, on restait les uns près des autres,
et l’on s’examinait. Du bord des panneaux
armoriés, des regards indifférents tombaient sur
la foule ; des yeux pleins d’envie brillaient au
fond des fiacres ; des sourires de dénigrement
répondaient aux ports de tête orgueilleux ; des
bouches grandes ouvertes exprimaient des
admirations imbéciles ; et, çà et là, quelque
flâneur, au milieu de la voie, se rejetait en
arrière d’un bond pour éviter un cavalier qui
galopait entre les voitures et parvenait à en
sortir. Puis tout se remettait en mouvement ; les
cochers lâchaient les rênes, abaissaient leurs
longs fouets ; les chevaux, animés, secouant leur
gourmette, jetaient de l’écume autour d’eux ; et
les croupes et les harnais humides fumaient, dans
la vapeur d’eau que le soleil couchant traversait.
Passant sous l’Arc de triomphe, il allongeait à
hauteur d’homme une lumière roussâtre, qui faisait
étinceler les moyeux des roues, les poignées des
portières, le bout des timons,
les anneaux des sellettes ; et, sur les deux côtés
de la grande avenue, pareille à un fleuve où
ondulaient des crinières, des vêtements, des têtes
humaines, les arbres tout reluisants de pluie se
dressaient, comme deux murailles vertes. Le bleu
du ciel, au-dessus, reparaissant à de certaines
places, avait des douceurs de satin.
Alors, Frédéric se rappela les jours déjà loin où
il enviait l’inexprimable bonheur de se trouver
dans une de ces voitures, à côté d’une de ces
femmes. Il le possédait, ce bonheur-là, et il n’en
était pas plus joyeux. |
235 |
II, 4 |
Au
retour de l’hippodrome, les voitures sur les
Champs-Elysées. |
235 |
II, 4 |
À la nouvelle d’un
changement de ministère, Paris avait changé. Tout
le monde était en joie ; des promeneurs
circulaient, et des lampions à chaque étage
faisaient une clarté comme en plein jour. Les
soldats regagnaient lentement leurs casernes,
harassés, l’air triste. On les saluait, en
criant : « Vive la ligne ! » Ils continuaient sans
répondre. Dans la garde nationale, au contraire,
les officiers, rouges d’enthousiasme,
brandissaient leur sabre en vociférant : « Vive la
réforme ! » et ce mot-là, chaque fois, faisait
rire les deux amants. Frédéric blaguait, était
très gai.
Par la rue Duphot, ils atteignirent les
boulevards. Des lanternes vénitiennes, suspendues
aux maisons, formaient des guirlandes de feux. Un
fourmillement confus s’agitait en dessous ; au
milieu de cette ombre, par endroits, brillaient
des blancheurs de baïonnettes. Un grand brouhaha
s’élevait. La foule était trop compacte, le retour
direct impossible ; et ils entraient dans la rue
Caumartin, quand, tout à coup, éclata derrière eux
un bruit, pareil au craquement d’une immense pièce
de soie que l’on déchire. C’était la fusillade du
boulevard des Capucines. |
307 |
III, 1 |
23 février 1848. Les boulevards au
moment de la fusillade des Capucines. |
307 |
III, 1 |
À
l’angle de la rue Saint-Honoré, des hommes en
blouse le croisèrent en criant :
— Non ! pas par là ! au Palais-Royal !
Frédéric les suivit. On avait arraché les
grilles de l’Assomption. Plus loin, il remarqua
trois pavés au milieu de la voie, le commencement
d’une barricade, sans doute, puis des tessons de
bouteilles, et des paquets de fil de fer pour
embarrasser la cavalerie ; quand tout à coup
s’élança d’une ruelle un grand jeune homme pâle,
dont les cheveux noirs flottaient sur les épaules,
prises dans une espèce de maillot à pois de
couleur. Il tenait un long fusil de soldat, et
courait sur la pointe de ses pantoufles, avec
l’air d’un somnambule et leste comme un tigre. On
entendait, par intervalles, une détonation.
Des hommes d’une éloquence frénétique haranguaient
la foule au coin des rues ; d’autres dans les
églises sonnaient le tocsin à pleine volée ; on
coulait du plomb, on roulait des cartouches ; les
arbres des boulevards, les vespasiennes, les
bancs, les grilles, les becs de gaz, tout fut
arraché, renversé ; Paris, le matin, était couvert
de barricades. La résistance ne dura pas ; partout
la garde nationale s’interposait ; si bien qu’à
huit heures, le peuple, de bon gré ou de force,
possédait cinq casernes, presque toutes les
mairies, les points stratégiques les plus sûrs. |
309 |
III, 1 |
24
février 1848, la construction des barricades. |
309 |
III, 1 |
D’elle-même, sans
secousses, la Monarchie se fondait dans une
dissolution rapide ; et on attaquait maintenant le
poste du Château-d’Eau, pour délivrer cinquante
prisonniers, qui n’y étaient pas.
Frédéric s’arrêta forcément à l’entrée de la
place. Des groupes en armes l’emplissaient. Des
compagnies de la ligne occupaient les rues
Saint-Thomas et Fromanteau. Une barricade
énorme bouchait la rue de Valois. La fumée qui se
balançait à sa crête s’entr’ouvrit, des hommes
couraient dessus en faisant de grands gestes, ils
disparurent ; puis la fusillade recommença. Le
poste y répondait, sans qu’on vît personne à
l’intérieur ; ses fenêtres, défendues par des
volets de chêne, étaient percées de meurtrières ;
et le monument avec ses deux étages, ses deux
ailes, sa fontaine au premier et sa petite porte
au milieu, commençait à se moucheter de taches
blanches sous le heurt des balles. Son perron de
trois marches restait vide. |
309-310 |
III, 1 |
24 février 1848, l’attaque
du poste du Château-d’Eau. |
309-310 |
III, 1 |
La
troupe de ligne avait disparu et les municipaux
restaient seuls à défendre le poste. Un flot
d’intrépides se rua sur le perron ; ils
s’abattirent, d’autres survinrent ; et la porte,
ébranlée sous des coups de barre de fer,
retentissait ; les municipaux ne cédaient pas.
Mais une calèche bourrée de foin, et qui brûlait
comme une torche géante, fut traînée contre les
murs. On apporta vite des fagots, de la paille, un
baril d’esprit-de-vin. Le feu monta le long des
pierres ; l’édifice se mit à fumer partout
comme une solfatare ; et de larges flammes, au
sommet, entre les balustres de la terrasse,
s’échappaient avec un bruit strident. Le premier
étage du Palais-Royal s’était peuplé de gardes
nationaux. De toutes les fenêtres de la place, on
tirait ; les balles sifflaient, l’eau de la
fontaine crevée se mêlait avec le sang, faisait
des flaques par terre ; on glissait dans la boue
sur des vêtements, des shakos, des armes ;
Frédéric sentit sous son pied quelque chose de
mou ; c’était la main d’un sergent en capote
grise, couché la face dans le ruisseau. Des bandes
nouvelles de peuple arrivaient toujours, poussant
les combattants sur le poste. La fusillade
devenait plus pressée. Les marchands de vins
étaient ouverts ; on allait de temps à autre y
fumer une pipe, boire une chope, puis on
retournait se battre. Un chien perdu hurlait. Cela
faisait rire. |
311 |
|
24
février 1848, l’attaque du poste du Château-d’Eau. |
311 |
III, 1 |
— C’est inutile ! le
Roi vient de partir. Ah ! si vous ne me croyez
pas, allez-y voir !
Une pareille assertion calma Frédéric. La
place du Carrousel avait un aspect tranquille.
L’hôtel de Nantes s’y dressait toujours
solitairement ; et les maisons par derrière, le
dôme du Louvre en face, la longue galerie de bois
à droite et le vague terrain qui ondulait
jusqu’aux baraques des étalagistes, étaient comme
noyés dans la couleur grise de l’air, où de
lointains murmures semblaient se confondre avec la
brume, tandis qu’à l’autre bout de la place, un
jour cru, tombant par un écartement des nuages sur
la façade des Tuileries, découpait en blancheur
toutes ses fenêtres. Il y avait près de l’Arc de
triomphe un cheval mort, étendu. Derrière les
grilles, des groupes de cinq à six personnes
causaient. Les portes du château étaient ouvertes,
les domestiques sur le seuil laissaient entrer. |
311-312 |
III, 1 |
Le Louvre, les
Tuileries, l’Arc de triomphe après le départ du
roi. |
311-312 |
III, 1 |
Vers
neuf heures, les attroupements formés à la
Bastille et au Châtelet refluèrent sur le
boulevard. De la porte Saint-Denis à la porte
Saint-Martin, cela ne faisait plus qu’un
grouillement énorme, une seule masse d’un bleu
sombre, presque noir. Les hommes que l’on
entrevoyait avaient tous les prunelles ardentes,
le teint pâle, des figures amaigries par la faim,
exaltées par l’injustice. Cependant, des nuages
s’amoncelaient ; le ciel orageux chauffant
l’électricité de la multitude, elle tourbillonnait
sur elle-même, indécise, avec un large balancement
de houle ; et l’on sentait dans ses profondeurs
une force incalculable, et comme l’énergie d’un
élément. Puis tous se mirent à chanter : « Des
lampions ! des lampions ! » Plusieurs fenêtres ne
s’éclairaient pas ; des cailloux furent lancés
dans leurs carreaux. |
341 |
III, 1 |
Journées de juin 1848. Attroupements
à la Bastille et au Châtelet. |
341 |
III, 1 |
Ils tournèrent
ensuite par la rue du Marché-aux-Chevaux. Le
Jardin des Plantes, à droite, faisait une grande masse
noire ; tandis qu’à gauche, la façade entière de
la Pitié, éclairée à toutes ses fenêtres, flambait
comme un incendie, et des ombres passaient
rapidement sur les carreaux.
Les deux hommes de Frédéric s’en allèrent. Un
autre l’accompagna jusqu’à l’École polytechnique.
La rue Saint-Victor était toute sombre, sans
un bec de gaz ni une lumière aux maisons.
Le poste de l’École polytechnique regorgeait de
monde. Des femmes encombraient le seuil, demandant
à voir leur fils ou leur mari. On les renvoyait au
Panthéon transformé en dépôt de cadavres, et on
n’écoutait pas Frédéric. Il s’obstina, jurant que
son ami Dussardier l’attendait, allait mourir. On
lui donna enfin un caporal pour le mener au haut
de la rue Saint-Jacques, à la mairie
du Ve arrondissement. |
355 |
III, 1 |
Blessés et morts rue
St-Victor et à l’École polytechnique. |
354-356 |
III, 1 |
La place du Panthéon était pleine de soldats
couchés sur de la paille. Le jour se levait. Les
feux de bivac s’éteignaient.
L’insurrection avait laissé dans ce
quartier-là des traces formidables. Le sol des
rues se trouvait, d’un bout à l’autre, inégalement
bosselé. Sur les barricades en ruines, il restait
des omnibus, des tuyaux de gaz, des roues de
charrettes ; de petites flaques noires, en de
certains endroits, devaient être du sang. Les
maisons étaient criblées de projectiles, et leur
charpente se montrait sous les écaillures du
plâtre. Des jalousies, tenant par un clou,
pendaient comme des haillons. Les escaliers ayant
croulé, des portes s’ouvraient sur le vide. On
apercevait l’intérieur des chambres avec leurs
papiers en lambeaux ; des choses délicates s’y
étaient conservées, quelquefois. Frédéric observa
une pendule, un bâton de perroquet, des gravures. |
355-356 |
III, 1 |
La
place du Panthéon après l’insurrection. |
354-356 |
III, 1 |
Il alla en courant
jusqu’au quai Voltaire. À une fenêtre ouverte, un
vieillard en manches de chemise pleurait, les yeux
levés. La Seine coulait paisiblement. Le ciel
était tout bleu ; dans les arbres des Tuileries,
des oiseaux chantaient.
Frédéric traversait le Carrousel quand une
civière vint à passer. Le poste, tout de suite,
présenta les armes, et l’officier dit en mettant
la main à son shako :
— Honneur au courage malheureux !
Cette parole était devenue presque
obligatoire ; celui qui la prononçait paraissait
toujours solennellement ému. Un groupe de gens
furieux escortait la civière, en criant :
— Nous vous vengerons ! nous vous vengerons !
Les voitures circulaient sur le boulevard, et des
femmes devant les portes faisaient de la charpie.
Cependant, l’émeute était vaincue ou à peu près ;
une proclamation de Cavaignac, affichée tout à
l’heure, l’annonçait. Au haut de la rue Vivienne,
un peloton de mobiles parut. Alors, les bourgeois
poussèrent des cris d’enthousiasme ;ils levaient
leurs chapeaux, applaudissaient, dansaient,
voulaient les embrasser, leur offrir à boire, et
des fleurs jetées par des dames tombaient des
balcons. |
356 |
III, 1 |
Fin de l’émeute
quai Voltaire, au Carrousel, rue de Vivienne. |
356 |
III, 1 |
La
calèche du défunt et douze voitures de deuil
suivaient. Les conviés, par derrière, emplissaient
le milieu du boulevard.
Pour voir tout cela, les passants s’arrêtaient ;
des femmes, leur marmot entre les bras, montaient
sur des chaises, et des gens qui prenaient des
chopes dans les cafés apparaissaient aux fenêtres,
une queue de billard à la main. |
401 |
III, 4 |
Le
cortège funèbre de M. Dambreuse. |
401 |
III, 4 |
Ces entretiens
continuèrent dans la rue de la Roquette, bordée
par des boutiques, où l’on ne voit que des chaînes
en verre de couleur et des rondelles noires
couvertes de dessins et de lettres d’or, ce qui
les fait ressembler à des grottes pleines de
stalactites et à des magasins de faïence. Mais,
devant la grille du cimetière, tout le monde,
instantanément, se tut. |
401 |
III, 4 |
Rue de la Roquette,
près du cimetière du Père-Lachaise. |
401 |
III, 4 |
Les tombes se levaient au milieu des arbres,
colonnes brisées, pyramides,
temples, dolmens, obélisques, caveaux étrusques à
porte de bronze. On apercevait dans quelques-uns
des espèces de boudoirs funèbres, avec des
fauteuils rustiques et des pliants. Des toiles
d’araignée pendaient comme des haillons aux
chaînettes des urnes ; et de la poussière couvrait
les bouquets de rubans de satin et les crucifix.
Partout, entre les balustres, sur les tombeaux,
des couronnes d’immortelles et des chandeliers,
des vases, des fleurs, des disques noirs rehaussés
de lettres d’or, des statuettes de plâtre : petits
garçons et petites demoiselles ou petits anges
tenus en l’air par un fil de laiton : plusieurs
même ont un toit de zinc sur la tête. D’énormes
câbles en verre filé, noir, blanc et azur,
descendent du haut des stèles jusqu’au pied des
dalles, avec de longs replis, comme des boas. Le
soleil, frappant dessus, les faisait scintiller
entre les croix de bois noir ; et le corbillard
s’avançait dans les grands chemins, qui sont pavés
comme les rues d’une ville. De temps à autre, les
essieux claquaient. Des femmes à genoux, la robe
traînant dans l’herbe, parlaient doucement aux
morts. Des lumignons blanchâtres sortaient de la
verdure des ifs. C’étaient des offrandes
abandonnées, des débris que l’on brûlait.
La fosse de M. Dambreuse était dans
le voisinage de Manuel et de Benjamin Constant. Le
terrain dévale, en cet endroit, par une pente
abrupte. On a sous les pieds des sommets d’arbres
verts ; plus loin, des cheminées de pompes à feu,
puis toute la grande ville.
Frédéric put admirer le paysage pendant qu’on
prononçait les discours. |
402 |
III, 4 |
Au
cimetière du Père-Lachaise. |
401-402 |
III, 4 |
Son cocher de fiacre
assura que les barricades étaient dressées depuis
le Château-d’Eau jusqu’au Gymnase, et prit par le
faubourg Saint-Martin. Au coin de la rue de
Provence, Frédéric mit pied à terre pour gagner
les boulevards.
Il était cinq heures, une pluie fine tombait.
Des bourgeois occupaient le trottoir du côté de
l’Opéra. Les maisons d’en face étaient closes.
Personne aux fenêtres. Dans toute la largeur du
boulevard, des dragons galopaient, à fond de
train, penchés sur leurs chevaux, le sabre nu ; et
les crinières de leurs casques, et leurs grands
manteaux blancs soulevés derrière eux passaient
sur la lumière des becs de gaz, qui se tordaient
au vent dans la brume. La foule les regardait,
muette, terrifiée.
Entre les charges de cavalerie, des escouades de
sergents de ville survenaient, pour faire refluer
le monde dans les rues.
Mais, sur les marches de Tortoni, un homme,
Dussardier, remarquable de loin à sa haute taille,
restait sans plus bouger qu’une cariatide.
Un des agents qui marchait en tête, le
tricorne sur les yeux, le menaça de son épée.
L’autre alors, s’avançant d’un pas, se mit à
crier :
— Vive la République !
Il tomba sur le dos, les bras en croix.
Un hurlement d’horreur s’éleva de la foule.
L’agent fit un cercle autour de lui avec son
regard ; et Frédéric, béant, reconnut Sénécal. |
436 |
III, 5 |
4 décembre 1851. Après le coup d’État,
les dragons chargent la foule sur les boulevards. |
436 |
III, 5 |
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Patricia Chabot
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