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Extraits de l'œuvre |
Édition |
Chapitre |
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Las
de cette solitude, il rechercha un de ses anciens
camarades nommé Baptiste Martinon ; et il le
découvrit dans une pension bourgeoise de la rue
Saint-Jacques, bûchant sa procédure, devant un feu
de charbon de terre.
En face de lui, une femme en robe d’indienne
reprisait des chaussettes. |
57 |
I, 3 |
Martinon était ce qu’on
appelle un fort bel homme : grand, joufflu, la
physionomie régulière et des yeux bleuâtres à
fleur de tête ; son père, un gros cultivateur, le
destinait à la magistrature, et, voulant déjà
paraître sérieux, il portait sa barbe taillée en
collier. |
57 |
I, 3 |
Comme
les ennuis de Frédéric n’avaient point de cause
raisonnable et qu’il ne pouvait arguer d’aucun
malheur, Martinon ne comprit rien à ses
lamentations sur l’existence. Lui, il allait tous
les matins à l’École, se promenait ensuite dans le
Luxembourg, prenait le soir sa demi-tasse au café,
et, avec quinze cents francs par an et l’amour de
cette ouvrière, il se trouvait parfaitement
heureux. |
57 |
I, 3 |
Toutes les semaines, il
écrivait longuement à Deslauriers, dînait de temps
en temps avec Martinon, voyait quelquefois M. de
Cisy. |
60 |
I, 3 |
Frédéric
sentit quelqu’un lui toucher à l’épaule ; il se
retourna. C’était Martinon, prodigieusement pâle.
— Eh bien ! fit-il en poussant un gros soupir,
encore une émeute !
Il avait peur d’être compromis, se lamentait.
Des hommes en blouse, surtout, l’inquiétaient,
comme appartenant à des sociétés secrètes.
— Est-ce qu’il y a des sociétés secrètes ? dit
le jeune homme à moustaches. C’est une vieille
blague du Gouvernement, pour épouvanter les
bourgeois !
Martinon l’engagea à parler plus bas, dans la
crainte de la police.
— Vous croyez encore à la police, vous ? Au
fait, que savez-vous, monsieur, si je ne suis pas
moi-même un mouchard ?
Et il le regarda d’une telle manière, que
Martinon, fort ému, ne comprit point d’abord la
plaisanterie. La foule les poussait, et ils
avaient été forcés, tous les trois, de se mettre
sur le petit escalier conduisant, par un couloir,
dans le nouvel amphithéâtre. |
63 |
I, 4 |
Martinon avait profité
de sa place pour disparaître en même temps.
— Quel lâche ! dit Frédéric.
— Il est prudent ! reprit l’autre. |
64 |
I, 4 |
Tous
sympathisaient. D’abord, leur haine du
Gouvernement avait la hauteur d’un dogme
indiscutable. Martinon seul tâchait de défendre
Louis-Philippe. On l’accablait sous les lieux
communs traînant dans les journaux :
l’embastillement de Paris, les lois de
septembre, Pritchard, lord Guizot, si bien que
Martinon se taisait, craignant d’offenser
quelqu’un. |
90 |
I, 5 |
En sept ans de collège,
il n’avait pas mérité de pensum, et, à l’École
de droit, il savait plaire aux professeurs. |
91 |
I, 5 |
Il
portait ordinairement une grosse redingote couleur
mastic avec des claques en caoutchouc ; mais il
apparut un soir dans une toilette de marié : gilet
de velours à châle, cravate blanche, chaîne d’or.
L’étonnement redoubla quand on sut qu’il sortait
de chez M. Dambreuse. En effet, le banquier
Dambreuse venait d’acheter au père Martinon une
partie de bois considérable ; le bonhomme lui
ayant présenté son fils, il les avait invités à
dîner tous les deux.
— Y avait-il beaucoup de truffes, demanda
Deslauriers, et as-tu pris la taille à son épouse,
entre deux portes, sicut decet ? |
91 |
I, 5 |
Devant la loge du
concierge, ils rencontrèrent Martinon, rouge, ému,
avec un sourire dans les yeux et l’auréole du
triomphe sur le front. Il venait de subir sans
encombre son dernier examen. Restait seulement la
thèse. Avant quinze jours, il serait licencié. Sa
famille connaissait un ministre, « une belle
carrière » s’ouvrait devant lui.
— Celui-là t’enfonce tout de même, dit
Deslauriers.
Rien n’est humiliant comme de voir les sots
réussir dans les entreprises où l’on échoue.
Frédéric, vexé, répondit qu’il s’en moquait. |
95 |
I, 5 |
Frédéric
et Deslauriers marchaient au milieu de la foule
pas à pas, quand un spectacle les
arrêta : Martinon se faisait rendre de la monnaie
au dépôt des parapluies ; et il accompagnait une
femme d’une cinquantaine d’années, laide,
magnifiquement vêtue, et d’un rang social
problématique.
— Ce gaillard-là, dit Deslauriers, est moins
simple qu’on ne suppose. |
107 |
I, 5 |
Tous étaient heureux ;
Cisy ne finirait pas son droit ; Martinon allait
continuer son stage en province, où il serait
nommé substitut ; |
119 |
I, 5 |
En
errant de groupe en groupe, il arriva dans le
salon des joueurs, où, dans un cercle de gens
graves, il reconnut Martinon, « attaché maintenant
au parquet de la capitale ».
Sa grosse face couleur de cire emplissait
convenablement son collier, lequel était une
merveille, tant les poils noirs se trouvaient bien
égalisés ; et, gardant un juste milieu entre
l’élégance voulue par son âge et la dignité que
réclamait sa profession, il accrochait son pouce
dans son aisselle suivant l’usage des beaux, puis
mettait son bras dans son gilet à la façon des
doctrinaires. Bien qu’il eût des bottes
extra-vernies, il portait les tempes rasées, pour
se faire un front de penseur. |
187 |
II, 2 |
Tous déclarèrent que
la République était impossible en France.
— N’importe, remarqua tout haut un monsieur,
on s’occupe trop de la Révolution ; on publie
là-dessus un tas d’histoires, de livres !…
— Sans compter, dit Martinon, qu’il y a,
peut-être, des sujets d’étude plus sérieux ! |
187 |
II, 2 |
Il
fallait décentraliser plutôt, répartir l’excédent
des villes dans les campagnes.
— Mais elles sont gangrenées ! s’écria
un catholique. Faites qu’on raffermisse la
Religion !
Martinon s’empressa de dire :
— Effectivement, c’est un frein ! |
188 |
II, 2 |
Tout à coup, Martinon
apparut, en face, sous l’autre porte. Elle se
leva. Il lui offrit son bras. Frédéric, pour le
voir continuer ses galanteries, traversa les
tables de jeu et les rejoignit dans le grand
salon ; Mme Dambreuse quitta aussitôt son
cavalier, et l’entretint familièrement. |
190 |
II, 2 |
Il
était trois heures, on partait. Dans la salle à
manger, une table servie attendait les intimes.
M. Dambreuse aperçut Martinon, et, s’approchant de
sa femme, d’une voix basse :
— C’est vous qui l’avez invité ?
Elle répliqua sèchement :
— Mais oui ! |
190-191 |
II, 2 |
On but très bien, on
rit très haut ; et des plaisanteries hasardeuses
ne choquèrent point, tous éprouvant cet allégement
qui suit les contraintes un peu longues. Seul,
Martinon se montra sérieux ; il refusa de boire du
vin de Champagne par bon genre, souple d’ailleurs
et fort poli, car M. Dambreuse, qui avait la
poitrine étroite, se plaignant d’oppression, il
s’informa de sa santé à plusieurs reprises ; puis
il dirigeait ses yeux bleuâtres du côté
de Mme Dambreuse. |
191 |
II, 2 |
Martinon, au bas de l’escalier, alluma un cigare ;
et il offrait, en le suçant, un profil tellement
lourd, que son compagnon lâcha cette phrase :
— Tu as une bonne tête, ma parole !
— Elle en a fait tourner quelques-unes !
reprit le jeune magistrat, d’un air à la fois
convaincu et vexé. |
191 |
II, 2 |
M. Dambreuse s’était
montré excellent et Mme Dambreuse presque
engageante. Il pesa un à un ses moindres mots, ses
regards, mille choses inanalysables et cependant
expressives. Ce serait crânement beau d’avoir une
pareille maîtresse ! Pourquoi non, après tout ? Il
en valait bien un autre ! Peut-être qu’elle
n’était pas si difficile ? Martinon ensuite revint
à sa mémoire ; et, en s’endormant, il souriait de
pitié sur ce brave garçon. |
191 |
II, 2 |
Il
n’osait interrompre M. Dambreuse.
Madame remarqua son embarras.
— Voyez-vous quelquefois notre ami Martinon ?
— Il viendra ce soir, dit vivement la jeune
fille.
— Ah ! tu le sais ? répliqua sa tante, en
arrêtant sur elle un regard froid. |
216 |
II, 3 |
Alors passa devant eux,
avec des miroitements de cuivre et d’acier, un
splendide landau attelé de quatre chevaux,
conduits à la Daumont par deux jockeys en veste de
velours, à crépines d’or. Mme Dambreuse était près
de son mari, Martinon sur l’autre banquette en
face ; tous les trois avaient des figures
étonnées.
— Ils m’ont reconnu ! se dit Frédéric. |
234-235 |
II, 4 |
Frédéric
demanda la note. Elle était longue ; et le garçon,
la serviette sous le bras, attendait son argent,
quand un autre, un individu blafard qui
ressemblait à Martinon, vint lui dire :
— Faites excuse, on a oublié au comptoir de
porter le fiacre. |
240 |
II, 4 |
et, pour montrer que
rien ne le gênait, il se rendit
chez Mme Dambreuse, à une de ses soirées
ordinaires.
Au milieu de l’antichambre, Martinon, qui
arrivait en même temps que lui, se retourna.
— Comment, tu viens ici, toi ? avec l’air
surpris et même contrarié de le voir.
— Pourquoi pas ?
Et, tout en cherchant la cause d’un tel abord,
Frédéric s’avança dans le salon. |
261 |
II, 4 |
Comme
ces choses ennuyaient Frédéric, il se rapprocha
des femmes. Martinon était près d’elles, debout,
le chapeau sous le bras, la figure de trois
quarts, et si convenable, qu’il ressemblait à de
la porcelaine de Sèvres. Il prit une Revue des
Deux Mondes traînant sur la table, entre
une Imitation et un Annuaire de Gotha,
et jugea de haut un poète illustre, dit qu’il
allait aux conférences de Saint-François, se
plaignit de son larynx, avalait de temps à autre
une boule de gomme ; et cependant, parlait
musique, faisait le léger. Mlle Cécile, la nièce
de M. Dambreuse, qui se brodait une paire de
manchettes, le regardait, en dessous, avec ses
prunelles d’un bleu pâle ; et miss John,
l’institutrice à nez camus, en avait lâché sa
tapisserie ; toutes deux paraissaient s’écrier
intérieurement : « Qu’il est beau ! » |
261 |
II, 4 |
Mme Dambreuse se tourna
vers lui.
— Donnez-moi donc mon éventail, qui est sur
cette console, là-bas. Vous vous trompez !
l’autre !
Elle se leva ; et, comme il revenait, ils se
rencontrèrent au milieu du salon, face à face ;
elle lui adressa quelques mots, vivement, des
reproches sans doute, à en juger par l’expression
altière de sa figure ; Martinon tâchait de
sourire ; puis il alla se mêler au conciliabule
des hommes sérieux. |
262 |
II, 4 |
Ceux
qui causaient debout s’écartèrent, puis reprirent
leur discussion.
Maintenant, elle roulait sur le paupérisme,
dont toutes les peintures, d’après ces messieurs,
étaient fort exagérées.
— Cependant, objecta Martinon, la misère
existe, avouons-le ! Mais le remède ne dépend ni
de la Science ni du Pouvoir. C’est une question
purement individuelle. Quand les basses classes
voudront se débarrasser de leurs vices, elles
s’affranchiront de leurs besoins. Que le peuple
soit plus moral et il sera moins pauvre ! |
262 |
II, 4 |
De l’autre côté de la
table, Martinon, auprès de Mlle Cécile,
feuilletait un album. C’étaient des lithographies
représentant des costumes espagnols. Il lisait
tout haut les légendes : « Femme de Séville, —
Jardinier de Valence, — Picador andalou » ; et,
descendant une fois jusqu’au bas de la page, il
continua d’une haleine :
— Jacques Arnoux, éditeur… Un de tes amis,
hein ?
— C’est vrai, dit Frédéric, blessé par son
air. |
263 |
II, 4 |
Mais
la voix de Martinon s’éleva :
— À propos d’Arnoux, j’ai lu parmi les
prévenus des bombes incendiaires, le nom d’un de
ses employés. Sénécal. Est-ce le nôtre ?
— Lui-même, dit Frédéric.
Martinon répéta, en criant très haut :
— Comment, notre Sénécal ! notre Sénécal !
Alors, on le questionna sur le complot ; sa
place d’attaché au parquet devait lui fournir des
renseignements.
Il confessa n’en pas avoir. Du reste, il
connaissait fort peu le personnage, l’ayant vu
deux ou trois fois seulement, et le tenait en
définitive pour un assez mauvais drôle. Frédéric,
indigné, s’écria :
— Pas du tout ! c’est un très honnête garçon !
— Cependant, monsieur, dit un propriétaire, on
n’est pas honnête quand on conspire ! |
264 |
II, 4 |
Quant à Mme Dambreuse,
il lui trouvait quelque chose à la fois de
langoureux et de sec, qui empêchait de la définir
par une formule. Avait-elle un amant ? Quel
amant ? Était-ce le diplomate ou un autre ?
Martinon, peut-être ? Impossible ! Cependant, il
éprouvait une espèce de jalousie contre lui, et
envers elle une malveillance inexplicable. |
265-266 |
II, 4 |
Et
Deslauriers s’informa de Martinon.
— Que devient-il, cet intéressant monsieur ?
Aussitôt Frédéric, épanchant le mauvais
vouloir qu’il lui portait, attaqua son esprit, son
caractère, sa fausse élégance, l’homme tout
entier. C’était bien un spécimen de paysan
parvenu ! |
290 |
II, 6 |
M. Dambreuse se
présenta chez lui, accompagné de Martinon.
Cette visite n’avait pour but, dit-il, que de
le voir un peu et de causer. Somme toute, il se
réjouissait des événements, et il adoptait de
grand cœur « notre sublime devise : Liberté,
Égalité, Fraternité, ayant toujours été
républicain, au fond ». S’il votait, sous l’autre
régime, avec le ministère, c’était simplement pour
accélérer une chute inévitable. |
320 |
III, 1 |
Martinon
appuyait tous ses mots par des remarques
approbatives ; lui aussi pensait qu’il fallait
« se rallier franchement à la République », et il
parla de son père laboureur, faisait le paysan,
l’homme du peuple. |
320 |
III, 1 |
Martinon arriva au
même moment. Ils passèrent dans le cabinet ; et
Frédéric tirait un papier de sa poche,
quand Mlle Cécile, entrant tout à coup, articula
d’un air ingénu :
— Ma tante est-elle ici ?
— Tu sais bien que non, répliqua le banquier.
N’importe ! faites comme chez vous, mademoiselle.
— Oh ! merci ! je m’en vais.
À peine sortie, Martinon eut l’air de chercher
son mouchoir.
— Je l’ai oublié dans mon paletot,
excusez-moi !
— Bien ! dit M. Dambreuse.
Évidemment, il n’était pas dupe de cette
manœuvre, et même semblait la favoriser.
Pourquoi ? |
323 |
III, 1 |
Mais
bientôt Martinon reparut, et Frédéric entama son
discours. Dès la seconde page, qui signalait comme
une honte la prépondérance des intérêts
pécuniaires, le banquier fit la grimace. Puis,
abordant les réformes, Frédéric demandait la
liberté du commerce. |
323 |
III, 1 |
Martinon écarquillait
les yeux, M. Dambreuse était tout pâle. Enfin
dissimulant son émotion sous un aigre sourire :
— C’est parfait, votre discours !
Et il en vanta beaucoup la forme, pour n’avoir
pas à s’exprimer sur le fond. |
323 |
III, 1 |
Cette virulence de la part d’un jeune homme
inoffensif l’effrayait, surtout comme symptôme.
Martinon tâcha de le rassurer. Le parti
conservateur, d’ici peu, prendrait sa revanche,
certainement ; dans plusieurs villes on avait
chassé les commissaires du gouvernement
provisoire : les élections n’étaient fixées qu’au
23 avril, on avait du temps ; bref, il fallait que
M. Dambreuse, lui-même, se présentât dans l’Aube ;
et, dès lors, Martinon ne le quitta plus, devint
son secrétaire et l’entoura de soins filiaux. |
323 |
III, 1 |
Tout à coup, Frédéric
aperçut, à trois pas de distance, M. Dambreuse
avec Martinon ; il tourna la tête, car M.
Dambreuse s’étant fait nommer représentant, il lui
gardait rancune. Mais le capitaliste l’arrêta.
— Un mot, cher monsieur ! J’ai des
explications à vous fournir.
— Je n’en demande pas.
— De grâce ! écoutez-moi.
Ce n’était nullement sa faute. On l’avait
prié, contraint en quelque sorte. Martinon, tout
de suite, appuya ses paroles : des Nogentais en
députation s’étaient présentés chez lui.
— D’ailleurs, j’ai cru être libre, du moment…
Une poussée de monde sur le trottoir força M.
Dambreuse à s’écarter. Une minute après, il
reparut, en disant à Martinon :
— C’est un vrai service, cela ! Vous n’aurez
pas à vous repentir… |
339-340 |
III, 1 |
De
petits drapeaux rouges, çà et là, semblaient des
flammes ; les cochers, du haut de leur siège,
faisaient de grands gestes, puis s’en
retournaient. C’était un mouvement, un spectacle
des plus drôles.
— Comme tout cela, dit Martinon, aurait
amusé Mlle Cécile !
— Ma femme, vous savez bien, n’aime pas que ma
nièce vienne avec nous, reprit en souriant M.
Dambreuse. |
340 |
III, 1 |
On ne l’aurait pas
reconnu. Depuis trois mois il criait : « Vive la
République ! », et même il avait voté le
bannissement des d’Orléans. Mais les concessions
devaient finir. Il se montrait furieux jusqu’à
porter un casse-tête dans sa poche.
Martinon, aussi, en avait un. La magistrature
n’étant plus inamovible, il s’était retiré du
Parquet, si bien qu’il dépassait en violences M.
Dambreuse. |
340 |
III, 1 |
le
vicomte rêvait le mariage. Il l’avait dit à
Martinon, ajoutant qu’il était sûr de plaire
à Mlle Cécile et que ses parents l’accepteraient.
Pour risquer une telle confidence, il devait
avoir sur la dot des renseignements avantageux. Or
Martinon soupçonnait Cécile d’être la fille
naturelle de M. Dambreuse ; et il eût été,
probablement, très fort de demander sa main à
tout hasard. Cette audace offrait des dangers ;
aussi Martinon, jusqu’à présent, s’était conduit
de manière à ne pas se compromettre ; d’ailleurs,
il ne savait comment se débarrasser de la tante.
Le mot de Cisy le détermina ; et il avait fait sa
requête au banquier, lequel, n’y voyant pas
d’obstacle, venait d’en prévenir Mme Dambreuse. |
361 |
III, 2 |
M. Dambreuse sortit de
son cabinet avec Martinon. Elle détourna la tête,
et répondit aux saluts de Pellerin qui
s’avançait. |
362 |
III, 2 |
Le
maître d’hôtel vint annoncer que Madame était
servie. D’un regard, elle ordonna au vicomte de
prendre le bras de Cécile, dit tout bas à
Martinon : « Misérable ! », et on passa dans la
salle à manger. |
363 |
III, 2 |
Grâce à Martinon, qui
lui avait enlevé sa place pour se mettre auprès de
Cécile, Frédéric se trouvait à côté de Mme Arnoux.
|
363 |
III, 2 |
Martinon
s’y prenait mieux. D’un train monotone, et en la
regardant continuellement, il vantait son profil
d’oiseau, sa fade chevelure blonde, ses mains trop
courtes. La laide jeune fille se délectait sous
cette averse de douceurs. |
365 |
III, 2 |
On arriva, tout
naturellement, à relater différents traits de
courage. Suivant le diplomate, il n’était pas
difficile d’affronter la mort, témoin ceux qui se
battent en duel.
— On peut s’en rapporter au vicomte, dit
Martinon.
Le vicomte devint très rouge.
Les convives le regardaient ; et Louise, plus
étonnée que les autres, murmura :
— Qu’est-ce donc ?
— Il a calé devant Frédéric, reprit
tout bas Arnoux.
— Vous savez quelque chose, mademoiselle ?
demanda aussitôt Nonancourt.
Et il dit sa réponse à Mme Dambreuse, qui, se
penchant un peu, se mit à regarder Frédéric.
Martinon n’attendit pas les questions de
Cécile. Il lui apprit que cette affaire concernait
une personne inqualifiable. La jeune fille se
recula légèrement sur sa chaise, comme pour fuir
le contact de ce libertin. |
365 |
III, 2 |
Le
bonhomme l’avait même pris pour « un tableau
gothique ».
— Non ! dit Pellerin brutalement ; c’est un
portrait de femme.
Martinon ajouta :
— D’une femme très vivante ! N’est-ce pas,
Cisy ?
— Eh ! je n’en sais rien.
— Je croyais que vous la connaissiez. Mais du
moment que ça vous fait de la peine, mille
excuses !
Cisy baissa les yeux, prouvant par son
embarras qu’il avait dû jouer un rôle pitoyable à
l’occasion de ce portrait. |
366 |
III, 2 |
Frédéric s’imaginait
que ces deux histoires pouvaient le compromettre ;
et quand on fut dans le jardin, il en fit des
reproches à Martinon.
L’amoureux de Mlle Cécile lui éclata de rire
au nez.
— Eh ! pas du tout ! ça te servira ! Va de
l’avant !
Que voulait-il dire ? D’ailleurs, pourquoi
cette bienveillance si contraire à ses habitudes ?
Sans rien expliquer, il s’en alla vers le fond, où
les dames étaient assises. |
366 |
III, 2 |
À
peine dans le jardin, Mme Dambreuse, prenant Cisy,
l’avait gourmandé de sa maladresse ; à la vue de
Martinon, elle le congédia, puis voulut savoir de
son futur neveu la cause de ses plaisanteries sur
le vicomte.
— Il n’y en a pas.
— Et tout cela comme pour la gloire de M.
Moreau ! Dans quel but ?
— Dans aucun. Frédéric est un charmant garçon.
Je l’aime beaucoup.
— Et moi aussi ! Qu’il vienne ! Allez le
chercher ! |
368 |
III, 2 |
Mme Dambreuse, par
intervalles, lançait une parole plus haute,
quelquefois même un rire.
Ces coquetteries n’atteignaient pas Martinon,
occupé de Cécile ; |
368 |
III, 2 |
comme
tout le monde s’en allait, le vicomte s’inclina
très bas devant Cécile :
— Mademoiselle, j’ai bien l’honneur de vous
souhaiter le bonsoir.
Elle répondit d’un ton sec :
— Bonsoir !
Mais elle envoya un sourire à Martinon. |
370 |
III, 2 |
Dès qu’il fut question
de mariage, elle avait objecté à M. Dambreuse la
santé de la « chère enfant », et l’avait emmenée
tout de suite aux bains de Balaruc. À son retour,
des prétextes nouveaux avaient surgi : le jeune
homme manquait de position, ce grand amour ne
paraissait pas sérieux, on ne risquait rien
d’attendre. Martinon avait répondu qu’il
attendrait. |
382 |
III, 3 |
Sa
conduite fut sublime. Il prôna Frédéric. Il fit
plus : il le renseigna sur les moyens de plaire
à Mme Dambreuse, laissant même entrevoir qu’il
connaissait, par la nièce, les sentiments de la
tante. |
382 |
III, 3 |
Nonancourt s’occupait
de la propagande dans les campagnes, M. de
Grémonville travaillait le clergé, Martinon
ralliait de jeunes bourgeois. |
383 |
III, 3 |
il
n’arrivait pas plus à la séduire que Martinon à se
marier. Pour en finir avec l’amoureux de sa nièce,
elle l’accusa de viser à l’argent, et pria même
son mari d’en faire l’épreuve. M. Dambreuse
déclara donc au jeune homme que Cécile, étant
l’orpheline de parents pauvres, n’avait aucune
« espérance » ni dot. Martinon, ne croyant pas que
cela fût vrai, ou trop avancé pour se dédire, ou
par un de ces entêtements d’idiot qui sont des
actes de génie, répondit que son patrimoine,
quinze mille livres de rente, leur suffirait. Ce
désintéressement imprévu toucha le banquier. Il
lui promit un cautionnement de receveur, en
s’engageant à obtenir la place ; |
385 |
III, 3 |
et, au mois de mai
1850, Martinon épousa Mlle Cécile. Il n’y eut pas
de bal. Les jeunes gens partirent le soir même
pour l’Italie. |
385 |
III, 3 |
Elle
le prévint que la succession appartenait à sa
nièce, motif de plus pour liquider ces créances
qu’elle rembourserait, tenant à accabler les époux
Martinon des meilleurs procédés. |
428 |
III, 5 |
Martinon était
maintenant sénateur. |
442 |
III, 7 |
|
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Nicole Sibireff
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