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Extraits de l'œuvre |
Édition |
Chapitre |
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Peu à peu
Frédéric se calma, et il écouta parler son
domestique.
On attendait Monsieur avec grande impatience.
Mlle Louise avait pleuré pour partir dans la
voiture.
— Qu’est-ce donc, Mlle Louise ?
— La petite à M. Roque, vous savez ?
— Ah ! j’oubliais ! répliqua Frédéric,
négligemment. |
45 |
I, 1 |
Mais, vers 1834, il ramena de Paris
une belle blonde, à figure moutonnière, à « port
de reine ». On la vit bientôt se pavaner avec de
grandes boucles d’oreilles, et tout fut expliqué
par la naissance d’une fille, déclarée sous les
noms d’Élisabeth-Olympe-Louise Roque. |
126 |
I, 6 |
Souvent elle
portait une robe blanche en lambeaux avec un
pantalon garni de dentelles ; et, aux grandes
fêtes, sortait vêtue comme une princesse, afin de
mortifier un peu les bourgeois, qui empêchaient
leurs marmots de la fréquenter, vu sa naissance
illégitime.
Elle vivait seule, dans son jardin, se
balançait à l’escarpolette, courait après les
papillons, puis tout à coup s’arrêtait à
contempler les cétoines s’abattant sur les
rosiers. C’étaient ces habitudes, sans doute, qui
donnaient à sa figure une expression à la fois de
hardiesse et de rêverie. |
126 |
I, 6 |
Elle avait la taille de Marthe,
d’ailleurs, si bien que Frédéric lui dit, dès leur
seconde entrevue :
— Voulez-vous me permettre de vous embrasser,
mademoiselle ?
La petite personne leva la tête, et répondit :
— Je veux bien !
Mais la haie de bâtons les séparait l’un de
l’autre.
— Il faut monter dessus, dit Frédéric.
— Non, enlève-moi !
Il se pencha par-dessus la haie et la saisit
au bout de ses bras, en la baisant sur les deux
joues ; puis il la remit chez elle, par le même
procédé, qui se renouvela les fois suivantes.
Sans plus de réserve qu’une enfant de quatre
ans, sitôt qu’elle entendait venir son ami, elle
s’élançait à sa rencontre, ou bien, se cachant
derrière un arbre, elle poussait un jappement de
chien, pour l’effrayer. |
126 |
I, 6 |
Un jour que
Mme Moreau était sortie, il la fit monter dans sa
chambre. Elle ouvrit tous les flacons d’odeur et
se pommada les cheveux abondamment ; puis, sans la
moindre gêne, elle se coucha sur le lit où elle
restait tout de son long, éveillée.
— Je m’imagine que je suis ta femme,
disait-elle.
Le lendemain, il l’aperçut tout en larmes.
Elle avoua « qu’elle pleurait ses péchés », et,
comme il cherchait à les connaître, elle répondit
en baissant les yeux :
— Ne m’interroge pas davantage !
La première communion approchait ; on l’avait
conduite le matin à confesse.
Le sacrement ne la rendit guère plus sage.
Elle entrait parfois dans de véritables colères ;
on avait recours à M. Frédéric pour la calmer. |
127 |
I, 6 |
Souvent il l’emmenait avec lui dans
ses promenades. Tandis qu’il rêvassait en
marchant, elle cueillait des coquelicots au bord
des blés, et, quand elle le voyait plus triste
qu’à l’ordinaire, elle tâchait de le consoler par
de gentilles paroles. Son cœur, privé d’amour, se
rejeta sur cette amitié d’enfant ; il lui
dessinait des bonshommes, lui contait des
histoires et il se mit à lui faire des lectures.
Il commença par les Annales romantiques, un
recueil de vers et de prose, alors célèbre. Puis,
oubliant son âge, tant son intelligence le
charmait, il lut successivement Atala,
Cinq-Mars, les Feuilles d’automne. Mais,
une nuit (le soir même, elle avait entendu Macbeth, dans
la simple traduction de Letourneur), elle se
réveilla en criant : « La tache ! la tache ! » ;
ses dents claquaient, elle tremblait, et, fixant
des yeux épouvantés sur sa main droite, elle la
frottait en disant : « Toujours une tache ! ».
Enfin arriva le médecin, qui prescrivit d’éviter
les émotions.
Les bourgeois ne virent là dedans qu’un
pronostic défavorable pour ses mœurs. On disait
que « le fils Moreau » voulait en faire plus tard
une actrice. |
127 |
I, 6 |
Dès lors, le
voisin se montra moins amical. Louise
grandissait ; Mme Éléonore tomba
malade dangereusement ; et la liaison se dénoua,
au grand plaisir de Mme Moreau, qui redoutait pour
l’établissement de son fils la fréquentation de
pareilles gens. |
128 |
I, 6 |
Ils s’asseyaient pour dîner, quand
tintèrent à l’église trois longs coups de cloche ;
et la domestique, entrant, annonça que
Mme Eléonore venait de mourir.
Cette mort, après tout, n’était un malheur
pour personne, pas même pour son enfant. La jeune
fille ne s’en trouverait que mieux, plus tard. |
131 |
I, 6 |
puis une forme
apparut dans les ténèbres, et une voix chuchota :
— C’est moi.
Elle lui sembla plus grande qu’à l’ordinaire,
à cause de sa robe noire, sans doute. Ne sachant
par quelle phrase l’aborder, il se contenta de lui
prendre les mains, en soupirant :
— Ah ! ma pauvre Louise !
Elle ne répondit pas. Elle le regarda
profondément, pendant longtemps. Frédéric avait
peur de manquer la voiture ; il croyait entendre
un roulement tout au loin, et, pour en finir :
— Catherine m’a prévenu que tu avais quelque
chose…
— Oui, c’est vrai ! je voulais vous dire…
Ce vous l’étonna ; et, comme elle se
taisait encore :
— Eh bien, quoi ?
— Je ne sais plus. J’ai oublié ! Est-ce vrai
que vous partez ?
— Oui, tout à l’heure.
Elle répéta :
— Ah ! tout à l’heure ?… tout à fait ?… nous
ne nous reverrons plus ?
Des sanglots l’étouffaient.
— Adieu ! adieu ! embrasse-moi donc !
Et elle le serra dans ses bras avec
emportement. |
131 |
I, 6 |
Puis elle parlait de sa santé, et
lui apprenait que M. Roque venait maintenant chez
elle. « Depuis qu’il est veuf, j’ai cru sans
inconvénient de le recevoir. Louise est très
changée à son avantage. » |
184 |
II, 2 |
À ce nom,
Frédéric revit la petite Louise, sa maison, sa
chambre ; et il se rappela des nuits pareilles, où
il restait à sa fenêtre, écoutant les rouliers qui
passaient. |
190 |
II, 2 |
Mme Moreau s’accusait d’avoir mal
jugé M. Roque, lequel avait donné de sa conduite
des explications satisfaisantes. Puis elle parlait
de sa fortune, et de la possibilité, pour plus
tard, d’un mariage avec Louise.
— Ce ne serait peut-être pas bête ! dit
Deslauriers. |
267 |
II, 4 |
Ses revenus se
trouvaient sensiblement diminués. Il devait ou
restreindre sa dépense, ou prendre un état, ou
faire un beau mariage.
Alors, Deslauriers lui parla de Mlle Roque.
Rien ne l’empêchait d’aller voir un peu les choses
par lui-même. Frédéric était un peu fatigué ; la
province et la maison maternelle le délasseraient.
Il partit. |
267 |
II, 4 |
Il y avait chez sa mère tous les
habitués d’autrefois : MM. Gamblin, Heudras et
Chambrion, la famille Lebrun, « ces demoiselles
Auger » ; de plus, le père Roque, et, en face de
Mme Moreau, devant une table de jeu, Mlle Louise.
C’était une femme, à présent. Elle se leva, en
poussant un cri. Tous s’agitèrent. Elle était
restée immobile, debout ; et les quatre flambeaux
d’argent posés sur la table augmentaient sa
pâleur. Quand elle se remit à jouer, sa main
tremblait. Cette émotion flatta démesurément
Frédéric, dont l’orgueil était malade ; il se
dit : « Tu m’aimeras, toi ! », |
267 |
II, 4 |
Le
lendemain, Mme Moreau s’étendit sur les qualités
de Louise ; puis énuméra les bois, les fermes
qu’elle posséderait. La fortune de M. Roque était
considérable. |
268 |
II, 4 |
Donc, huit jours après, sans
qu’aucun engagement eût été pris, Frédéric passait
pour « le futur » de Mlle Louise ; et le père
Roque, peu scrupuleux, les laissait ensemble
quelquefois. |
268 |
II, 4 |
Puis, d’une voix
mordante, et faisant traîner ses phrases :
— Je croyais même que vous vous intéressiez
suffisamment à sa personne pour apprendre avec
plaisir…
Elle devint toute pâle. L’ancien clerc
ajouta :
— Il va se marier.
— Lui !
— Dans un mois, au plus tard, avec Mlle Roque,
la fille du régisseur de M. Dambreuse. Il est même
parti à Nogent, rien que pour cela.
Elle porta la main sur son cœur, comme au choc
d’un grand coup ; |
272 |
II, 5 |
La même après-midi, au même moment,
Frédéric et Mlle Louise se promenaient dans le
jardin que M. Roque possédait au bout de l’île. La
vieille Catherine les surveillait, de loin ; ils
marchaient côte à côte, et Frédéric disait :
— Vous souvenez-vous quand je vous emmenais
dans la campagne ?
— Comme vous étiez bon pour moi !
répondit-elle. Vous m’aidiez à faire des gâteaux
avec du sable, à remplir mon arrosoir, à me
balancer sur l’escarpolette !
— Toutes vos poupées, qui avaient des noms de
reines ou de marquises, que sont-elles devenues ?
— Ma foi, je n’en sais rien !
— Et votre roquet Moricaud !
— Il s’est noyé, le pauvre chéri !
— Et le Don Quichotte, dont nous
coloriions ensemble les gravures ?
— Je l’ai encore !
Il lui rappela le jour de sa première
communion, et comme elle était gentille aux
vêpres, avec son voile blanc et son grand cierge,
pendant qu’elles défilaient toutes autour du
chœur, et que la cloche tintait. |
273 |
II, 5 |
Ces souvenirs,
sans doute, avaient peu de charme pour
Mlle Roque ; elle ne trouva rien à répondre ; et
une minute après :
— Méchant ! qui ne m’a pas donné une seule
fois de ses nouvelles !
Frédéric objecta ses nombreux travaux.
— Qu’est-ce donc que vous faites ?
Il fut embarrassé de la question, puis dit
qu’il étudiait la politique.
— Ah !
Et, sans en demander davantage :
— Cela vous occupe, mais moi !…
Alors, elle lui conta l’aridité de son
existence, n’ayant personne à voir, pas le moindre
plaisir, la moindre distraction ! Elle désirait
monter à cheval.
— Le Vicaire prétend que c’est inconvenant
pour une jeune fille ; est-ce bête, les
convenances ! Autrefois, on me laissait faire tout
ce que je voulais ; à présent, rien !
— Votre père vous aime, pourtant !
— Oui ; mais…
Et elle poussa un soupir, qui signifiait :
« Cela ne suffit pas à mon bonheur. »
Puis, il y eut un silence. Ils n’entendaient que
le craquement du sable sous leurs pieds avec le
murmure de la chute d’eau ; |
273 |
II, 5 |
Devant la façade s’allongeait une
treille à l’italienne, où, sur des piliers en
brique, un grillage de bâtons supportait une
vigne.
Ils vinrent là-dessous tous les deux, et,
comme la lumière tombait par les trous inégaux de
la verdure, Frédéric, en parlant
à Louise de côté, observait l’ombre des feuilles
sur son visage.
Elle avait dans ses cheveux rouges, à son
chignon, une aiguille terminée par une boule de
verre imitant l’émeraude ; et elle portait, malgré
son deuil (tant son mauvais goût était naïf), des
pantoufles en paille garnies de satin rose,
curiosité vulgaire, achetées sans doute dans
quelque foire.
Il s’en aperçut, et l’en complimenta
ironiquement.
— Ne vous moquez pas de moi ! reprit-elle.
Puis, le considérant tout entier, depuis son
chapeau de feutre gris jusqu’à ses chaussettes de
soie :
— Comme vous êtes coquet !
Ensuite, elle le pria de lui indiquer des
ouvrages à lire. Il en nomma plusieurs ; et elle
dit :
— Oh ! comme vous êtes savant ! |
274 |
II, 5 |
Toute petite, elle
s’était prise d’un de ces amours d’enfant qui ont
à la fois la pureté d’une religion et la violence
d’un besoin. Il avait été son camarade, son frère,
son maître, avait amusé son esprit, fait battre
son cœur et versé involontairement jusqu’au fond
d’elle-même une ivresse latente et continue. Puis
il l’avait quittée en pleine crise tragique, sa
mère à peine morte, les deux désespoirs se
confondant. L’absence l’avait idéalisé dans son
souvenir ; il revenait avec une sorte d’auréole,
et elle se livrait ingénument au bonheur de le
voir. |
275 |
II, 5 |
Pour la première fois de sa vie,
Frédéric se sentait aimé ; et ce plaisir nouveau,
qui n’excédait pas l’ordre des sentiments
agréables, lui causait comme un gonflement
intime ; si bien qu’il écarta les deux bras, en se
renversant la tête.
Un gros nuage passait alors sur le ciel.
— Il va du côté de Paris, dit Louise ; vous
voudriez le suivre, n’est-ce pas ?
— Moi ! pourquoi ?
— Qui sait ?
Et, le fouillant d’un regard aigu :
— Peut-être que vous avez là-bas… (elle
chercha le mot) quelque affection.
— Eh ! je n’ai pas d’affection !
— Bien sûr ?
— Mais oui, mademoiselle, bien sûr !
En moins d’un an, il s’était fait dans la
jeune fille une transformation extraordinaire qui
étonnait Frédéric. Après une minute de silence, il
ajouta :
— Nous devrions nous tutoyer, comme autrefois ;
voulez-vous ?
— Non.
— Pourquoi ?
— Parce que !
Il insistait. Elle répondit, en baissant la
tête :
— Je n’ose pas ! |
275 |
II, 5 |
Cela formait
ensuite des bouillonnements, des tourbillons,
mille courants opposés, et qui finissaient par se
confondre en une seule nappe limpide.
Louise murmura qu’elle enviait l’existence des
poissons.
— Ça doit être si doux de se rouler là-dedans,
à son aise, de se sentir caressé partout.
Et elle frémissait, avec des mouvements d’une
câlinerie sensuelle.
Mais une voix cria :
— Où es-tu ?
— Votre bonne vous appelle, dit Frédéric.
— Bien ! bien !
Louise ne se dérangeait pas.
— Elle va se fâcher, reprit-il.
— Cela m’est égal ! et d’ailleurs…
Mlle Roque faisait comprendre, par un geste,
qu’elle la tenait à sa discrétion. |
276 |
II, 5 |
Elle se leva pourtant, puis se
plaignit de mal de tête. Et, comme ils passaient
devant un vaste hangar qui contenait des
bourrées :
— Si nous nous mettions dessous, à l’égaud ?
Il feignit de ne pas comprendre ce mot
de patois, et même la taquina sur son accent. Peu
à peu, les coins de sa bouche se pincèrent, elle
mordait ses lèvres ; elle s’écarta pour bouder.
Frédéric la rejoignit, jura qu’il n’avait pas
voulu lui faire de mal et qu’il l’aimait beaucoup.
— Est-ce vrai ? s’écria-t-elle, en le
regardant avec un sourire qui éclairait tout son
visage, un peu semé de taches de son.
Il ne résista pas à cette bravoure de
sentiment, à la fraîcheur de sa jeunesse, et il
reprit :
— Pourquoi te mentirais-je ?… tu en doutes…
hein ? en lui passant le bras gauche autour de la
taille.
Un cri, suave comme un roucoulement, jaillit
de sa gorge ; sa tête se renversa, elle
défaillait, il la soutint. Et les scrupules de sa
probité furent inutiles ; devant cette vierge qui
s’offrait, une peur l’avait saisi. Il l’aida
ensuite à faire quelques pas, doucement. Ses
caresses de langage avaient cessé, et ne voulant
plus dire que des choses insignifiantes, il lui
parlait des personnes de la société nogentaise.
Tout à coup elle le repoussa, et, d’un ton
amer :
— Tu n’aurais pas le courage de m’emmener !
Il resta immobile avec un grand air
d’ébahissement. Elle éclata en sanglots, et
s’enfonçant la tête dans sa poitrine :
— Est-ce que je peux vivre sans toi !
Il tâchait de la calmer. Elle lui mit ses deux
mains sur les épaules pour le mieux voir en face,
et, dardant contre les siennes ses prunelles
vertes, d’une humidité presque féroce :
— Veux-tu être mon mari ?
— Mais…, répliqua Frédéric, cherchant quelque
réponse, sans doute… Je ne demande pas mieux. |
277 |
II, 5 |
et, en dînant tout
seul, Frédéric fut pris par un étrange sentiment
d’abandon ; alors il songea à Mlle Roque.
L’idée de se marier ne lui paraissait plus
exorbitante. Ils voyageraient, ils iraient en
Italie, en Orient ! Et il l’apercevait debout sur
un monticule, contemplant un paysage, ou bien
appuyée à son bras dans une galerie florentine,
s’arrêtant devant les tableaux. Quelle joie ce
serait que de voir ce bon petit être s’épanouir
aux splendeurs de l’Art et de la Nature ! Sortie
de son milieu, en peu de temps, elle ferait une
compagne charmante. La fortune de M. Roque le
tentait, d’ailleurs. Cependant, une pareille
détermination lui répugnait comme une faiblesse,
un avilissement. |
279 |
II, 6 |
Mais il était bien résolu (quoi
qu’il dût faire) à changer d’existence,
c’est-à-dire à ne plus perdre son cœur dans des
passions infructueuses, et même il hésitait à
remplir la commission dont Louise l’avait chargé.
C’était d’acheter pour elle, chez Jacques Arnoux,
deux grandes statuettes polychromes représentant
des nègres, |
279 |
II, 6 |
Ce fut sa fille
elle-même qui lui ouvrit la porte. Elle lui dit,
tout de suite, que son absence trop longue l’avait
inquiétée ; elle avait craint un malheur, une
blessure.
Cette preuve d’amour filial attendrit le père
Roque. Il s’étonna qu’elle se fût mise en route
sans Catherine.
— Je l’ai envoyée faire une commission,
répondit Louise.
Et elle s’informa de sa santé, de choses et
d’autres ; puis, d’un air indifférent, lui demanda
si par hasard il n’avait pas rencontré Frédéric.
— Non ! pas le moins du monde !
C’était pour lui seul qu’elle avait fait le
voyage.
Quelqu’un marcha dans le corridor.
— Ah ! pardon…
Et elle disparut.
Catherine n’avait point trouvé Frédéric. Il
était absent depuis plusieurs jours, et son ami
intime, M. Deslauriers, habitait maintenant la
province.
Louise reparut toute tremblante, sans pouvoir
parler. Elle s’appuyait contre les meubles.
— Qu’as-tu ? qu’as-tu donc ? s’écria son père.
Elle fit signe que ce n’était rien, et par un
grand effort de volonté se remit. |
359 |
III, 1 |
— Nous aurons à dîner une de vos
connaissances, M. Moreau.
Louise tressaillit. |
361 |
III, 2 |
— Ah ! enfin ! on
vous retrouve ! s’écria le père Roque. J’ai été
trois fois chez vous, avec Louise, cette semaine !
Frédéric les avait soigneusement évités. |
361 |
III, 2 |
Et, levant les yeux, il aperçut, à
l’autre bout de la table, Mlle Roque.
Elle avait cru coquet de s’habiller tout en
vert, couleur qui jurait grossièrement avec le ton
de ses cheveux rouges. Sa boucle de ceinture était
trop haute, sa collerette l’engonçait ; ce peu
d’élégance avait contribué sans doute au froid
abord de Frédéric. Elle l’observait de loin,
curieusement ; et Arnoux, près d’elle, avait beau
prodiguer les galanteries, il n’en pouvait tirer
trois paroles, si bien que, renonçant à plaire, il
écouta la conversation. |
364 |
III, 2 |
Le vicomte devint
très rouge.
Les convives le regardaient ; et Louise, plus
étonnée que les autres, murmura :
— Qu’est-ce donc ?
— Il a calé devant Frédéric, reprit
tout bas Arnoux. |
365 |
III, 2 |
Quant à Frédéric, le modèle ne
pouvait être que sa maîtresse. Ce fut une de ces
convictions qui se forment tout de suite, et les
figures de l’assemblée la manifestaient
clairement.
« Comme il me mentait ! » se dit Mme Arnoux.
« C’est donc pour cela qu’il m’a quittée ! »
pensa Louise. |
366 |
III, 2 |
Ces coquetteries
n’atteignaient pas Martinon, occupé de Cécile ;
mais elles allaient frapper la petite Roque, qui
causait avec Mme Arnoux. C’était la seule, parmi
ces femmes, dont les manières ne lui semblaient
pas dédaigneuses. Elle était venue s’asseoir à
côté d’elle ; puis, cédant à un besoin
d’épanchement :
— N’est-ce pas qu’il parle bien, Frédéric Moreau ?
— Vous le connaissez ?
— Oh ! beaucoup ! Nous sommes voisins. Il m’a
fait jouer toute petite.
Mme Arnoux lui jeta un long regard qui
signifiait : « Vous ne l’aimez pas, j’imagine ? »
Celui de la jeune fille répliqua sans
trouble : « Si ! ».
— Vous le voyez souvent, alors ?
— Oh ! non ! seulement quand il vient chez sa
mère. Voilà dix mois qu’il n’est venu ! Il avait
promis cependant d’être plus exact.
— Il ne faut pas trop croire aux promesses des
hommes, mon enfant.
— Mais il ne m’a pas trompée, moi !
— Comme d’autres !
Louise frissonna : « Est-ce que, par hasard,
il lui aurait aussi promis quelque chose, à
elle ? » et sa figure était crispée de défiance et
de haine.
Mme Arnoux en eut presque peur ; elle aurait voulu
rattraper son mot. Puis, toutes deux se turent. |
369 |
III, 2 |
Comme Frédéric se trouvait en
face, sur un pliant, elles le considéraient, l’une
avec décence, du coin des paupières, l’autre
franchement, la bouche ouverte, si bien que
Mme Dambreuse lui dit :
— Tournez-vous donc, pour qu’elle vous voie !
— Qui cela ?
— Mais la fille de M. Roque !
Et elle le plaisanta sur l’amour de cette
jeune provinciale. Il s’en défendait, en tâchant
de rire.
— Est-ce croyable ! je vous le demande ! Une
laideron pareille !
Cependant, il éprouvait un plaisir de vanité
immense. |
369 |
III, 2 |
Louise et Frédéric
marchaient devant. Elle avait saisi son bras ; et,
quand elle fut un peu loin des autres :
— Ah ! enfin ! enfin ! Ai-je assez souffert
toute la soirée ! Comme ces femmes sont
méchantes ! Quels airs de hauteur !
Il voulut les défendre.
— D’abord, tu pouvais bien me parler en
entrant, depuis un an que tu n’es venu !
— Il n’y a pas un an, dit Frédéric, heureux de
la reprendre sur ce détail pour esquiver les
autres.
— Soit ! Le temps m’a paru long, voilà tout !
Mais, pendant cet abominable dîner, c’était à
croire que tu avais honte de moi ! Ah ! je
comprends, je n’ai pas ce qu’il faut pour plaire,
comme elles.
— Tu te trompes, dit Frédéric.
— Vraiment ! Jure-moi que tu n’en aimes
aucune ?
Il jura.
— Et c’est moi seule que tu aimes ?
— Parbleu !
Cette assurance la rendit gaie. Elle aurait
voulu se perdre dans les rues, pour se promener
ensemble toute la nuit. |
370 |
III, 2 |
Et elle lui conta son départ, toute
sa route, et le mensonge fait à son père.
— Il me ramène dans deux jours. Viens demain
soir, comme par hasard, et profites-en pour me
demander en mariage.
Jamais Frédéric n’avait été plus loin du
mariage. D’ailleurs, Mlle Roque lui semblait une
petite personne assez ridicule. Quelle différence
avec une femme comme Mme Dambreuse ! Un bien autre
avenir lui était réservé ! Il en avait la
certitude aujourd’hui ; aussi n’était-ce pas le
moment de s’engager, par un coup de cœur, dans une
détermination de cette importance. Il fallait
maintenant être positif ; et puis il avait revu
Mme Arnoux. Cependant la franchise de Louise
l’embarrassait. Il répliqua :
— As-tu bien réfléchi à cette démarche ?
— Comment ! s’écria-t-elle, glacée de surprise
et d’indignation.
Il dit que se marier actuellement serait une
folie.
— Ainsi tu ne veux pas de moi ?
— Mais tu ne me comprends pas !
Et il se lança dans un verbiage très
embrouillé, pour lui faire entendre qu’il était
retenu par des considérations majeures, qu’il
avait des affaires à n’en plus finir, que même sa
fortune était compromise (Louise tranchait tout,
d’un mot net), enfin que les circonstances
politiques s’y opposaient. Donc, le plus
raisonnable était de patienter quelque temps. |
371 |
III, 2 |
Dès que son père
fut endormi, Louise entra dans la chambre de
Catherine, et, la secouant par l’épaule :
— Lève-toi !… vite ! plus vite ! et va me
chercher un fiacre.
Catherine lui répondit qu’il n’y en avait plus
à cette heure.
— Tu vas m’y conduire toi-même, alors ?
— Où donc ?
— Chez Frédéric !
— Pas possible ! À cause ?
C’était pour lui parler. Elle ne pouvait
attendre. Elle voulait le voir tout de suite.
— Y pensez-vous ! Se présenter comme ça dans
une maison, au milieu de la nuit ! D’ailleurs, à
présent, il dort !
— Je le réveillerai !
— Mais ce n’est pas convenable pour une
demoiselle !
— Je ne suis pas une demoiselle ! Je suis sa
femme ! Je l’aime ! Allons, mets ton châle.
Catherine, debout au bord de son lit,
réfléchissait. Elle finit par dire :
— Non ! je ne veux pas !
— Eh bien reste ! Moi, j’y vais !
Louise glissa comme une couleuvre dans
l’escalier. |
372 |
III, 2 |
Devant le théâtre des Variétés, une
patrouille de gardes nationaux les arrêta. Louise
dit tout de suite qu’elle allait avec sa bonne
dans la rue Rumfort chercher un médecin. On les
laissa passer.
Au coin de la Madeleine, elles rencontrèrent
une seconde patrouille, et, Louise ayant donné la
même explication, un des citoyens reprit :
— Est-ce pour une maladie de neuf mois, ma
petite chatte ?
— Gougibaud ! s’écria le capitaine, pas de
polissonneries dans les rangs ! — Mesdames,
circulez !
Malgré l’injonction, les traits d’esprit
continuèrent :
— Bien du plaisir !
— Mes respects au docteur !
— Prenez garde au loup !
— Ils aiment à rire, remarqua tout haut
Catherine. C’est jeune ! |
373 |
III, 2 |
Enfin, elles
arrivèrent chez Frédéric. Louise tira la sonnette
avec vigueur, plusieurs fois. La porte
s’entrebâilla et le concierge répondit à sa
demande :
— Non !
— Mais il doit être couché ?
— Je vous dit que non ! Voilà près de trois
mois qu’il ne couche pas chez lui !
Et le petit carreau de la loge retomba
nettement, comme une guillotine. Elles restaient
dans l’obscurité, sous la voûte. Une voix furieuse
leur cria :
— Sortez donc !
La porte se rouvrit ; elles sortirent.
Louise fut obligée de s’asseoir sur une
borne ; et elle pleura, la tête dans ses mains,
abondamment, de tout son cœur. Le jour se levait,
des charrettes passaient.
Catherine la ramena en la soutenant, en la
baisant, en lui disant toutes sortes de bonnes
choses tirées de son expérience. Il ne fallait pas
se faire tant de mal pour les amoureux. Si
celui-là manquait, elle en trouverait d’autres ! |
373 |
III, 2 |
Il l’approuva cependant ; puis,
comme Deslauriers s’aboucherait avec M. Roque, il
lui conta sa position vis-à-vis de Louise.
— Dis-leur tout ce que tu voudras, que mes
affaires sont troubles ; je les arrangerai ; elle
est assez jeune pour attendre !
Deslauriers partit ; et Frédéric se considéra
comme un homme très fort. |
393 |
III, 4 |
Ses négociations
pour l’achat d’une étude étaient un prétexte. Il
passait son temps chez M. Roque, où il avait
commencé non seulement par faire l’éloge de leur
ami, mais par l’imiter d’allures et de langage
autant que possible ; ce qui lui avait obtenu la
confiance de Louise, tandis qu’il gagnait celle de
son père en se déchaînant contre Ledru-Rollin.
Si Frédéric ne revenait pas, c’est qu’il
fréquentait le grand monde ; et peu à peu
Deslauriers leur apprit qu’il aimait quelqu’un,
qu’il avait un enfant, qu’il entretenait une
créature.
Le désespoir de Louise fut immense,
l’indignation de Mme Moreau non moins forte. |
418 |
III, 4 |
Deux heures après son retour, la
ville était en révolution. On disait que M.
Frédéric allait épouser Mme Dambreuse. Enfin, les
trois demoiselles Auger, n’y tenant plus, se
transportèrent chez Mme Moreau, qui confirma cette
nouvelle avec orgueil. Le père Roque en fut
malade. Louise s’enferma. Le bruit courut même
qu’elle était folle. |
431 |
III, 5 |
Le souvenir de
Louise lui revint.
« — Elle m’aimait, celle-là ! J’ai eu tort de
ne pas saisir ce bonheur… Bah ! n’y pensons
plus ! »
Puis, cinq minutes après :
« Qui sait, cependant ?… plus tard, pourquoi
pas ? »
Sa rêverie, comme ses yeux, s’enfonçait dans
de vagues horizons.
« Elle était naïve, une paysanne, presque une
sauvage, mais si bonne ! »
À mesure qu’il avançait vers Nogent, elle se
rapprochait de lui. |
435 |
III, 5 |
« Elle est peut-être sortie ; si
j’allais la rencontrer ! »
La cloche de Saint-Laurent tintait ; et il y
avait sur la place, devant l’église, un
rassemblement de pauvres, avec une calèche, la
seule du pays (celle qui servait pour les noces),
quand, sous le portail, tout à coup, dans un flot
de bourgeois en cravate blanche, deux nouveaux
mariés parurent.
Il se crut halluciné. Mais non ! C’était bien
elle, Louise ! couverte d’un voile blanc qui
tombait de ses cheveux rouges à ses talons ; et
c’était bien lui, Deslauriers ! portant un habit
bleu brodé d’argent, un costume de préfet.
Pourquoi donc ?
Frédéric se cacha dans l’angle d’une maison,
pour laisser passer le cortège. |
436 |
III, 5 |
L’autre, sans dire
comment il avait épousé Mlle Roque, conta que sa
femme, un beau jour, s’était enfuie avec un
chanteur. |
442 |
III, 7 |
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Nicole Sibireff
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