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Extraits de l'œuvre |
Édition |
Chapitre |
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Des
jeunes gens, par bandes inégales de cinq à douze,
se promenaient en se donnant le bras et abordaient
les groupes plus considérables qui stationnaient
çà et là ; au fond de la place, contre les
grilles, des hommes en blouse péroraient, tandis
que, le tricorne sur l’oreille et les mains
derrière le dos, des sergents de ville erraient le
long des murs, en faisant sonner les dalles sous
leurs fortes bottes. Tous avaient un air
mystérieux, ébahi ; on attendait quelque chose
évidemment ; chacun retenait au bord des lèvres
une interrogation.
Frédéric se trouvait auprès d’un jeune homme
blond, à figure avenante, et portant moustache et
barbiche comme un raffiné du temps de Louis XIII.
Il lui demanda la cause du désordre.
— Je n’en sais rien, reprit l’autre, ni eux
non plus ! C’est leur mode à présent ! quelle
bonne farce !
Et il éclata de rire.
Les pétitions pour la Réforme, que l’on faisait
signer dans la garde nationale, jointes au
recensement Humann, d’autres événements encore
amenaient depuis six mois, dans Paris,
d’inexplicables attroupements ; et même ils se
renouvelaient si souvent, que les journaux n’en
parlaient plus.
— Cela manque de galbe et de couleur, continua le
voisin de Frédéric. Ie cuyde, messire, que nous
avons dégénéré ! À la bonne époque de Loys
onzième, voire de Benjamin Constant, il y avait
plus de mutinerie parmi les escholiers. Ie les
treuve pacifiques comme moutons, bêtes comme
cornichons, et idoines à estre épiciers,
Pasque-Dieu ! Et voilà ce qu’on appelle la
Jeunesse des écoles !
Il écarta les bras, largement, comme Frédérick
Lemaître dans Robert Macaire.
— Jeunesse des écoles, je te bénis ! |
62-63 |
I, 4 |
Ensuite,
apostrophant un chiffonnier, qui remuait des
écailles d’huîtres contre la borne d’un marchand
de vin :
— En fais-tu partie, toi, de la Jeunesse des
écoles ?
Le vieillard releva une face hideuse où l’on
distinguait, au milieu d’une barbe grise, un nez
rouge, et deux yeux avinés stupides.
— Non ! tu me parais plutôt un de ces
hommes à figure patibulaire que l’on
voit, dans divers groupes, semant l’or à pleines
mains… Oh ! sème, mon patriarche, sème !
Corromps-moi avec les trésors d’Albion ! Are
you English ? Je ne repousse pas les
présents d’Artaxerxès ! Causons un peu de l’union
douanière. |
63 |
I, 4 |
—
Est-ce qu’il y a des sociétés secrètes ? dit le
jeune homme à moustaches. C’est une vieille blague
du Gouvernement, pour épouvanter les bourgeois !
Martinon l’engagea à parler plus bas, dans la
crainte de la police.
— Vous croyez encore à la police, vous ? Au
fait, que savez-vous, monsieur, si je ne suis pas
moi-même un mouchard ?
Et il le regarda d’une telle manière, que
Martinon, fort ému, ne comprit point d’abord la
plaisanterie. |
63 |
I, 4 |
— Dussardier !… rue
de Cléry. Mon carton !
Il s’apaisa pourtant, et, d’un air stoïque, se
laissa conduire vers le poste de la rue Descartes.
Un flot de monde le suivit. Frédéric et le jeune
homme à moustaches marchaient immédiatement par
derrière, pleins d’admiration pour le commis et
révoltés contre la violence du Pouvoir. |
65 |
I, 4 |
Frédéric
et son camarade réclamèrent, hardiment, celui
qu’on venait de mettre en prison. Le factionnaire les
menaça, s’ils insistaient, de les y fourrer
eux-mêmes. Ils demandèrent le chef du poste, et
déclinèrent leur nom avec leur qualité d’élèves en
droit, affirmant que le prisonnier était leur
condisciple. |
65 |
I, 4 |
— Tu ne nous reconnais
pas ? dit Hussonnet.
C’était le nom du jeune homme à moustaches.
— Mais…, balbutia Dussardier.
— Ne fais donc plus l’imbécile, reprit
l’autre ; on sait que tu es, comme nous, élève en
droit.
Malgré leurs clignements de paupières,
Dussardier ne devinait rien. Il parut se
recueillir, puis tout à coup :
— A-t-on trouvé mon carton ?
Frédéric leva les yeux, découragé. Hussonnet
répliqua.
— Ah ! ton carton, où tu mets tes notes de
cours ? Oui, oui ! rassure-toi !
Ils redoublaient leur pantomime. Dussardier
comprit enfin qu’ils venaient pour le servir ; et
il se tut, craignant de les compromettre.
D’ailleurs, il éprouvait une sorte de honte en se
voyant haussé au rang social d’étudiant et le
pareil de ces jeunes hommes qui avaient des mains
si blanches. |
66 |
I, 4 |
— Si
nous lui donnions des cigares, hein ? dit tout bas
Hussonnet, en faisant le geste d’en atteindre.
Frédéric avait déjà posé, au bord du guichet,
un porte-cigares rempli.
— Prends donc ! Adieu, bon courage ! |
67 |
I, 4 |
Tout en séparant le
beefsteak, Hussonnet apprit à son compagnon qu’il
travaillait dans des journaux de modes et
fabriquait des réclames pour l’Art industriel.
— Chez Jacques Arnoux, dit Frédéric.
— Vous le connaissez ?
— Oui ! non !… C’est-à-dire je l’ai vu, je
l’ai rencontré.
Il demanda négligemment à Hussonnet s’il
voyait quelquefois sa femme.
— De temps à autre, reprit le bohème. |
67 |
I, 4 |
Frédéric
n’osa poursuivre ses questions ; cet homme venait
de prendre une place démesurée dans sa vie ; il
paya la note du déjeuner, sans qu’il y eût de la
part de l’autre aucune protestation.
La sympathie était mutuelle ; ils échangèrent
leurs adresses, et Hussonnet l’invita cordialement
à l’accompagner jusqu’à la rue de Fleurus.
Ils étaient au milieu du jardin quand
l’employé d’Arnoux, retenant son haleine,
contourna son visage dans une grimace abominable
et se mit à faire le coq. Alors tous les coqs
qu’il y avait aux environs lui répondirent par des
cocoricos prolongés.
— C’est un signal, dit Hussonnet.
Ils s’arrêtèrent près du théâtre Bobino,
devant une maison où l’on pénétrait par une allée.
Dans la lucarne d’un grenier, entre des capucines
et des pois de senteur, une jeune femme se montra,
nu-tête, en corset, et appuyant ses deux bras
contre le bord de la gouttière.
— Bonjour, mon ange, bonjour, bibiche, fit
Hussonnet, en lui envoyant des baisers.
Il ouvrit la barrière d’un coup de pied, et
disparut. |
67 |
I, 4 |
Frédéric l’attendit
toute la semaine. Il n’osait aller chez lui, pour
n’avoir point l’air impatient de se faire rendre à
déjeuner ; mais il le chercha par tout le quartier
latin. Il le rencontra un soir, et l’emmena dans
sa chambre sur le quai Napoléon.
La causerie fut longue ; ils s’épanchèrent.
Hussonnet ambitionnait la gloire et les profits du
théâtre. Il collaborait à des vaudevilles non
reçus, avait des masses de plans, tournait le
couplet ; il en chanta quelques-uns. |
67-68 |
I, 4 |
Puis,
remarquant dans l’étagère un volume de Hugo et un
autre de Lamartine, il se répandit en sarcasmes
sur l’école romantique. Ces poètes-là n’avaient ni
bon sens ni correction, et n’étaient pas Français,
surtout ! Il se vantait de savoir sa langue et
épluchait les phrases les plus belles avec cette
sévérité hargneuse, ce goût académique qui
distinguent les personnes d’humeur folâtre quand
elles abordent l’art sérieux.
Frédéric fut blessé dans ses prédilections ;
il avait envie de rompre. |
68 |
I, 4 |
Pourquoi ne pas
hasarder, tout de suite, le mot d’où son bonheur
dépendait ? Il demanda au garçon de lettres s’il
pouvait le présenter chez Arnoux.
La chose était facile, et ils convinrent du
jour suivant.
Hussonnet manqua le rendez-vous ; il en manqua
trois autres. Un samedi, vers quatre heures, il
apparut. Mais, profitant de la voiture, il
s’arrêta d’abord au Théâtre-Français pour avoir un
coupon de loge ; il se fit descendre chez un
tailleur, chez une couturière ; il écrivait des
billets chez les concierges. Enfin ils arrivèrent
boulevard Montmartre. Frédéric traversa la
boutique, monta l’escalier. Arnoux le reconnut
dans la glace placée devant son bureau ; et, tout
en continuant à écrire, lui tendit la main
par-dessus l’épaule. |
68 |
I, 4 |
—
Cela va toujours bien ? fit-il en se tournant vers
Frédéric.
Et, sans attendre sa réponse, il demanda bas à
Hussonnet :
— Comment l’appelez-vous, votre ami ?
Puis tout haut :
— Prenez donc un cigare, sur le cartonnier,
dans la boîte. |
69 |
I, 4 |
Il fut d’abord question
d’une nommée Apollonie, un ancien modèle, que
Burrieu prétendait avoir reconnue sur le
boulevard, dans une daumont. Hussonnet expliqua
cette métamorphose par la série de ses
entreteneurs.
— Comme ce gaillard-là connaît les filles de
Paris ! dit Arnoux.
— Après vous, s’il en reste, sire, répliqua le
bohème, avec un salut militaire, pour imiter le
grenadier offrant sa gourde à Napoléon. |
69 |
I, 4 |
Dittmer
s’en allait. Arnoux le rattrapa pour lui mettre
dans la main deux billets de banque. Alors,
Hussonnet, croyant le moment favorable :
— Vous ne pourriez pas m’avancer, mon cher
patron ?… |
70 |
I, 4 |
Hussonnet avait enfin
arraché une cinquantaine de francs ; la pendule
sonna sept heures ; tous se retirèrent. |
70 |
I, 4 |
Le
lendemain, en entrant avec Hussonnet dans son
bureau, Frédéric vit par la porte (celle qui
s’ouvrait sur l’escalier) le bas d’une robe
disparaître.
— Mille excuses ! dit Hussonnet. Si j’avais
cru qu’il y eût des femmes…
— Oh ! pour celle-là c’est la mienne,
reprit Arnoux. Elle montait me faire une petite
visite en passant. |
75 |
I, 4 |
Il reçut, dans la même
semaine, une lettre où Deslauriers annonçait qu’il
arriverait à Paris, jeudi prochain. Alors, il se
rejeta violemment sur cette affection plus solide
et plus haute. Un pareil homme valait toutes les
femmes. Il n’aurait plus besoin de Regimbart, de
Pellerin, d’Hussonnet, de personne ! |
77 |
I, 4 |
Arnoux
présenta Frédéric.
— Oh ! je reconnais Monsieur parfaitement,
répondit-elle.
Puis les convives arrivèrent tous, presque en
même temps : Dittmer, Lovarias, Burieu, le
compositeur Rosenwald, le poète Théophile Lorris,
deux critiques d’art collègues d’Hussonnet, un
fabricant de papier, et enfin l’illustre
Pierre-Paul Meinsius, le dernier représentant de
la grande peinture, qui portait gaillardement avec
sa gloire ses quatre-vingts années et son gros
ventre. |
80 |
I, 4 |
Mais la causerie
surtout amusait Frédéric. Son goût pour les
voyages fut caressé par Dittmer, qui parla de
l’Orient ; il assouvit sa curiosité des choses du
théâtre en écoutant Rosenwald causer de l’Opéra ;
et l’existence atroce de la bohème lui parut
drôle, à travers la gaieté d’Hussonnet, lequel
narra, d’une manière pittoresque, comment il avait
passé tout un hiver, n’ayant pour nourriture que
du fromage de Hollande. |
81 |
I, 4 |
Mme Arnoux
s’était avancée dans l’antichambre, Dittmer et
Hussonnet la saluaient, elle leur tendit la main ;
elle la tendit également à Frédéric ; et il
éprouva comme une pénétration à tous les atomes de
sa peau. |
83 |
I, 4 |
Hussonnet, un soir,
introduisit un grand jeune homme habillé d’une
redingote trop courte des poignets, et la
contenance embarrassée. C’était le garçon qu’ils
avaient réclamé au poste, l’année dernière.
N’ayant pu rendre à son maître le carton de
dentelle perdu dans la bagarre, celui-ci l’avait
accusé de vol, menacé des tribunaux ; maintenant,
il était commis dans une maison de roulage.
Hussonnet, le matin, l’avait rencontré au coin
d’une rue ; et il l’amenait, car Dussardier, par
reconnaissance, voulait voir « l’autre ». |
90 |
I, 5 |
Alors,
la conversation s’engagea sur les femmes. Pellerin
n’admettait pas qu’il y eût de belles femmes (il
préférait les tigres) ; d’ailleurs, la femelle de
l’homme était une créature inférieure dans la
hiérarchie esthétique :
— Ce qui vous séduit est particulièrement ce
qui la dégrade comme idée ; je veux dire les
seins, les cheveux…
— Cependant, objecta Frédéric, de longs
cheveux noirs, avec de grands yeux noirs…
— Oh ! connu ! s’écria Hussonnet. Assez
d’Andalouses sur la pelouse ! des choses
antiques ? serviteur ! Car enfin, voyons, pas de
blagues ! une lorette est plus amusante que la
Vénus de Milo ! Soyons Gaulois, nom d’un petit
bonhomme ! et Régence si nous pouvons !
Coulez, bons vins ; femmes, daignez
sourire !
Il faut passer de la brune à la blonde ! |
91 |
I, 5 |
Comme plusieurs
examens se passaient simultanément, il y avait
beaucoup de monde dans la cour, entre autres
Hussonnet et Cisy ; on ne manquait pas de venir à
ces épreuves quand il s’agissait des camarades. |
94 |
I, 5 |
Frédéric
fut démoralisé par ce piètre commencement.
Deslauriers, en face, dans le public, lui faisait
signe que tout n’était pas encore perdu ; et à
la deuxième interrogation sur le droit criminel,
il se montra passable. Mais, après la troisième,
relative au testament mystique, l’examinateur
étant resté impassible tout le temps, son angoisse
redoubla ; car Hussonnet joignait les mains comme
pour applaudir, tandis que Deslauriers prodiguait
les haussements d’épaules. |
95 |
I, 5 |
Pendant que l’huissier
le dépouillait de sa robe, pour la repasser à un
autre immédiatement, ses amis l’entourèrent en
achevant de l’ahurir avec leurs opinions
contradictoires sur le résultat de l’examen. On le
proclama bientôt d’une voix sonore, à l’entrée de
la salle : « Le troisième était… ajourné ! »
— Emballé ! dit Hussonnet, allons-nous-en ! |
95 |
I, 5 |
Rien
n’est humiliant comme de voir les sots réussir
dans les entreprises où l’on échoue. Frédéric,
vexé, répondit qu’il s’en moquait. Ses prétentions
étaient plus hautes ; et, comme Hussonnet faisait
mine de s’en aller, il le prit à l’écart pour lui
dire :
— Pas un mot de tout cela, chez eux, bien
entendu ! |
95 |
I, 5 |
Enfin, il dit qu’il
était venu savoir de ses nouvelles, car il le
croyait en Allemagne, sur le rapport d’Hussonnet.
— Nullement ! reprit Arnoux. Quelle linotte
que ce garçon-là, pour entendre tout de travers ! |
97 |
I, 5 |
— On
s’y amuse à ce qu’il paraît. Allons-y ! Tu
prendras tes amis si tu veux ; je te passe même
Regimbart !
Frédéric n’invita pas le Citoyen. Deslauriers
se priva de Sénécal. Ils emmenèrent seulement
Hussonnet et Cisy avec Dussardier ; et le même
fiacre les descendit tous les cinq à la porte de
l’Alhambra. |
103 |
I, 5 |
Hussonnet, par ses
relations avec les journaux de modes et les petits
théâtres, connaissait beaucoup de femmes ; il leur
envoyait des baisers par le bout des doigts, et,
de temps à autre, quittant ses amis, allait causer
avec elles. |
104 |
I, 5 |
Ils
revinrent près de Frédéric. Deslauriers ne dansait
plus ; et tous se demandaient comment finir la
soirée, quand Hussonnet s’écria :
— Tiens ! la marquise d’Amaëgui !
C’était une femme pâle, à nez retroussé, avec
des mitaines jusqu’aux coudes et de grandes
boucles noires qui pendaient le long de ses joues,
comme deux oreilles de chien. Hussonnet lui dit :
— Nous devrions organiser une petite fête chez
toi, un raout oriental ? Tâche d’herboriser
quelques-unes de tes amies pour ces chevaliers
français ? Eh bien, qu’est-ce qui te gêne ?
Attendrais-tu ton hidalgo ?
L’Andalouse baissait la tête ; sachant les
habitudes peu luxueuses de son ami, elle avait
peur d’en être pour ses rafraîchissements. Enfin
au mot d’argent lâché par elle, Cisy proposa cinq
napoléons, toute sa bourse ; la chose fut décidée. |
104-105 |
I, 5 |
Les autres, qui
cherchaient leur ami, entrèrent dans la salle de
verdure. Hussonnet les présenta. Arnoux fit une
distribution de cigares et régala de sorbets la
compagnie. |
106 |
I, 5 |
Hussonnet, qui s’était absenté depuis cinq
minutes, reparut au même moment.
Une jeune fille s’appuyait sur son bras, en
l’appelant tout haut « mon petit chat ».
— Mais non ! lui disait-il. Non ! pas en
public ! Appelle-moi vicomte, plutôt ! Ça vous
donne un genre cavalier, Louis XIII et bottes
molles, qui me plaît ! Oui, mes bons, une
ancienne ! N’est-ce pas qu’elle est gentille ?
Il lui prenait le menton.
— Salue ces messieurs ! ce sont tous des fils
de pairs de France ! je les fréquente pour qu’ils
me nomment ambassadeur !
— Comme vous êtes fou ! soupira Mlle Vatnaz. |
107 |
I, 5 |
Un soir que, du haut de
son balcon, il venait de les regarder partir, il
vit de loin Hussonnet sur le pont d’Arcole. Le
bohème se mit à l’appeler par des signaux, et,
Frédéric ayant descendu ses cinq étages :
— Voici la chose : C’est samedi prochain, 24,
la fête de Mme Arnoux.
— Comment, puisqu’elle s’appelle Marie ?
— Angèle aussi, n’importe ! On festoiera dans
leur maison de campagne, à Saint-Cloud ; je suis
chargé de vous en prévenir. Vous trouverez un
véhicule à trois heures, au journal ! Ainsi
convenu ! Pardon de vous avoir dérangé. Mais j’ai
tant de courses ! |
111 |
I, 5 |
Les
invités arrivèrent. Sauf Me Lefaucheux, avocat,
c’étaient les convives du jeudi. Chacun avait
apporté quelque cadeau : Dittmer une écharpe
syrienne, Rosenwald un album de romances, Burieu
une aquarelle, Sombaz sa propre caricature, et
Pellerin un fusain, représentant une espèce de
danse macabre, hideuse fantaisie d’une exécution
médiocre. Hussonnet s’était dispensé de tout
présent. |
113 |
I, 5 |
Les autres personnes
flânaient, çà et là ; Hussonnet, au bas de la
berge, faisait des ricochets sur l’eau.
Arnoux revint, suivi par une vieille chaloupe,
où, malgré les représentations les plus sages, il
empila ses convives. Elle sombrait ; il fallut
débarquer. |
113 |
I, 5 |
Il ne
partit pas avec les autres, Hussonnet non plus.
Ils devaient s’en retourner dans la voiture ; et
l’américaine attendait au bas du perron, quand
Arnoux descendit dans le jardin, pour cueillir des
roses. |
116 |
I, 5 |
On arriva bientôt sur
le pavé. La voiture allait plus vite, les becs de
gaz se multiplièrent, c’était Paris. Hussonnet,
devant le Garde-Meuble, sauta du siège. |
118 |
I, 5 |
Tous
étaient heureux ; Cisy ne finirait pas son droit ;
Martinon allait continuer son stage en province,
où il serait nommé substitut ; Pellerin se
disposait à un grand tableau figurant le Génie
de la Révolution ; Hussonnet, la semaine
prochaine, devait lire au directeur des Délassements le
plan d’une pièce, et ne doutait pas du succès :
— Car la charpente du drame, on me l’accorde !
Les passions, j’ai assez roulé ma bosse pour m’y
connaître ; quant aux traits d’esprit, c’est mon
métier !
Il fit un saut, retomba sur les deux mains, et
marcha quelque temps autour de la table, les
jambes en l’air. |
119 |
I, 5 |
Comme il ne pouvait
dormir sans avoir stationné à l’estaminet
Alexandre, il disparut dès onze heures. Les autres
se retirèrent plus tard ; et Frédéric, en faisant
ses adieux à Hussonnet, apprit que Mme Arnoux
avait dû revenir la veille. |
119 |
I, 5 |
Il
songea ensuite à Hussonnet. Mais où découvrir un
pareil homme ? Une fois, il l’avait accompagné
jusqu’à la maison de sa maîtresse, rue de Fleurus.
Parvenu dans la rue de Fleurus, Frédéric s’aperçut
qu’il ignorait le nom de la demoiselle. |
136 |
II, 1 |
À propos d’Arnoux,
Deslauriers lui apprit que son journal appartenait
maintenant à Hussonnet, lequel l’avait transformé.
Cela s’appelait « L’Art, institut littéraire,
société par actions de cent francs chacune ;
capital social : quarante mille francs », avec la
faculté pour chaque actionnaire de pousser là sa
copie ; car « la société a pour but de publier les
œuvres des débutants, d’épargner au talent, au
génie peut-être, les crises douloureuses qui
abreuvent, etc…, tu vois la blague ! » Il y avait
cependant quelque chose à faire, c’était de
hausser le ton de ladite feuille, puis tout à
coup, gardant les mêmes rédacteurs et promettant
la suite du feuilleton, de servir aux abonnés un
journal politique ; les avances ne seraient pas
énormes. |
143 |
II, 1 |
Frédéric
leva les yeux : c’était le lustre en vieux saxe
qui ornait la boutique de l’Art industriel ; le
souvenir des anciens jours passa dans sa mémoire ;
mais un fantassin de la ligne en petite tenue,
avec cet air nigaud que la tradition donne aux
conscrits, se planta devant lui, en écartant les
deux bras pour marquer l’étonnement ; et il
reconnut, malgré les effroyables moustaches noires
extra-pointues qui le défiguraient, son ancien ami
Hussonnet. Dans un charabia moitié alsacien,
moitié nègre, le bohème l’accablait de
félicitations, l’appelant son colonel. Frédéric,
décontenancé par toutes ces personnes, ne savait
que répondre. |
146 |
II, 1 |
En effet, le docteur
les aborda ; et bientôt ils formèrent tous les
trois, à l’entrée du salon, un groupe de causeurs,
où vint s’adjoindre Hussonnet, puis l’amant de la
Femme sauvage, un jeune poète, exhibant, sous un
court mantel à la François Ier, la plus piètre des
anatomies, et enfin un garçon d’esprit, déguisé en
Turc de barrière. |
150 |
II, 1 |
Hussonnet,
en l’apercevant, se renfrogna. Depuis qu’on avait
refusé sa pièce, il exécrait les comédiens. On
n’imaginait pas la vanité de ces messieurs, de
celui-là surtout !
— Quel poseur, voyez donc ! |
152 |
II, 1 |
Mais la Vatnaz,
quand elle eut embrassé longuement Rosanette, s’en
vint prier Hussonnet de revoir, sous le point de
vue du style, un ouvrage d’éducation qu’elle
voulait publier : La Guirlande des jeunes
personnes, recueil de littérature et de
morale. L’homme de lettres promit son concours.
Alors, elle lui demanda s’il ne pourrait pas, dans
une des feuilles où il avait accès, faire mousser
quelque peu son ami, et même lui confier plus tard
un rôle. Hussonnet en oublia de prendre un verre
de punch. |
152 |
II, 1 |
Cependant,
Hussonnet, accroupi aux pieds de la Femme sauvage,
braillait d’une voix enrouée, pour imiter l’acteur
Grassot :
— Ne sois pas cruelle, ô Celuta ! cette
petite fête de famille est charmante ! Enivrez-moi
de voluptés, mes amours ! Folichonnons !
folichonnons !
Et il se mit à baiser les femmes sur l’épaule.
Elles tressaillaient, piquées par ses moustaches ;
puis il imagina de casser contre sa tête une
assiette, en la heurtant d’un petit coup. D’autres
l’imitèrent ; les morceaux de faïence volaient
comme des ardoises par un grand vent, et la
Débardeuse s’écria :
— Ne vous gênez pas ! ça ne coûte rien ! Le
bourgeois qui en fabrique nous en cadote ! |
155 |
II, 1 |
La Maréchale entraîna
Frédéric, Hussonnet faisait la roue, la Débardeuse
se disloquait comme un clown, le Pierrot avait des
façons d’orang-outang, la Sauvagesse, les bras
écartés, imitait l’oscillation d’une chaloupe.
Enfin tous, n’en pouvant plus, s’arrêtèrent ; et
on ouvrit une fenêtre. |
156 |
II, 1 |
Enfin,
les fiacres étant survenus, les invités s’en
allèrent. Hussonnet, employé dans une
correspondance pour la province, devait lire avant
son déjeuner cinquante-trois journaux ; |
157 |
II, 1 |
Frédéric se sentait
tout joyeux de vivre ; il se retenait pour ne pas
chanter, il avait besoin de se répandre, de faire
des générosités et des aumônes. Il regarda autour
de lui s’il n’y avait personne à secourir. Aucun
misérable ne passait ; et sa velléité de
dévouement s’évanouit, car il n’était pas homme à
en chercher au loin les occasions.
Puis il se ressouvint de ses amis. Le premier
auquel il songea fut Hussonnet, le second
Pellerin. |
166 |
II, 2 |
Les
jurandes, au moins, en limitant le nombre des
apprentis, empêchaient l’encombrement des
travailleurs, et le sentiment de la fraternité se
trouvait entretenu par les fêtes, les bannières.
Hussonnet, comme poète, regrettait les
bannières ; |
168 |
II, 2 |
— Eh ! qu’on nous
laisse tranquilles. Moi, je ne demande rien !
seulement les Chambres devraient statuer sur les
intérêts de l’Art. Il faudrait établir une chaire
d’esthétique, et dont le professeur, un homme à la
fois praticien et philosophe, parviendrait,
j’espère, à grouper la multitude. Vous feriez
bien, Hussonnet, de toucher un mot de ça dans
votre journal ? |
169 |
II, 2 |
—
Moi, ce que je reproche à Louis-Philippe, c’est
d’abandonner les Polonais?
— Un moment ! dit Hussonnet. D’abord, la Pologne
n’existe pas ; c’est une invention de Lafayette !
Les Polonais, règle générale, sont tous du
faubourg Saint-Marceau, les véritables s’étant
noyés avec Poniatowski.
Bref, « il ne donnait plus là-dedans », il
était « revenu de tout ça ! » C’était comme le
serpent de mer, la révocation de l’édit de Nantes
et « cette vieille blague de la
Saint-Barthélemy ! » |
170 |
II, 2 |
Sénécal s’en
affligea. De tels spectacles corrompaient les
filles du prolétaire ; puis on les voyait étaler
un luxe insolent. Aussi approuvait-il les
étudiants bavarois qui avaient outragé Lola
Montés. À l’instar de Rousseau, il faisait plus de
cas de la femme d’un charbonnier que de la
maîtresse d’un roi.
— Vous blaguez les truffes ! répliqua
majestueusement Hussonnet.
Et il prit la défense de ces dames, en faveur
de Rosanette. |
170 |
II, 2 |
La
plupart des littérateurs contemporains s’y
trouvaient. Il fut impossible de parler de leurs
ouvrages, car Hussonnet, immédiatement, contait
des anecdotes sur leurs personnes, critiquait
leurs figures, leurs mœurs, leur costume, exaltant
les esprits de quinzième ordre, dénigrant ceux du
premier, et déplorant, bien entendu, la décadence
moderne. Telle chansonnette de villageois
contenait, à elle seule, plus de poésie que tous
les lyriques du XIXe siècle ; Balzac était
surfait, Byron démoli, Hugo n’entendait rien au
théâtre, etc. |
171 |
II, 2 |
Ensuite, Frédéric
emmena Deslauriers dans sa chambre, et, tirant de
son secrétaire deux mille francs :
— Tiens, mon brave, empoche ! C’est le
reliquat de mes vieilles dettes.
— Mais… et le Journal ? dit l’avocat. J’en ai
parlé à Hussonnet, tu sais bien.
Et, Frédéric ayant répondu qu’il se trouvait
« un peu gêné, maintenant », l’autre eut un
mauvais sourire. |
171 |
II, 2 |
et
ils marchaient les uns près des autres, sans
parler, quand Dussardier se mit à dire que
Frédéric les avait reçus parfaitement. Tous en
convinrent.
Hussonnet déclara son déjeuner un peu trop lourd. |
172 |
II, 2 |
Cependant, Frédéric
conservait ses projets littéraires, par une sorte
de point d’honneur vis-à-vis de lui-même. Il
voulut écrire une histoire de l’esthétique,
résultat de ses conversations avec Pellerin, puis
mettre en drames différentes époques de la
Révolution française et composer une grande
comédie, par l’influence indirecte de Deslauriers
et d’Hussonnet. |
176 |
II, 2 |
Il
était sombre en arrivant chez lui.
Hussonnet et Deslauriers l’attendaient.
Le bohème, assis devant sa table, dessinait
des têtes de Turcs, et l’avocat, en bottes
crottées, sommeillait sur le divan.
— Ah ! enfin, s’écria-t-il. Mais quel air
farouche ! Peux-tu m’écouter ?
Sa vogue comme répétiteur diminuait, car il
bourrait ses élèves de théories défavorables pour
leurs examens. Il avait plaidé deux ou trois fois,
avait perdu, et chaque déception nouvelle le
rejetait plus fortement vers son vieux rêve : un
journal où il pourrait s’étaler, se venger,
cracher sa bile et ses idées. Fortune et
réputation, d’ailleurs, s’ensuivraient. C’était
dans cet espoir qu’il avait circonvenu le bohème,
Hussonnet possédant une feuille. |
182 |
II, 2 |
À présent, il la
tirait sur papier rose ; il inventait des canards,
composait des rébus, tâchait d’engager des
polémiques, et même (en dépit du local) voulait
monter des concerts ! L’abonnement d’un an
« donnait droit à une place d’orchestre dans un
des principaux théâtres de Paris ; de plus,
l’administration se chargeait de fournir à MM. les
étrangers tous les renseignements désirables,
artistiques et autres. » Mais l’imprimeur faisait
des menaces, on devait trois termes au
propriétaire, toutes sortes d’embarras
surgissaient ; et Hussonnet aurait laissé périr l’Art,
sans les exhortations de l’avocat, qui lui
chauffait le moral quotidiennement. Il l’avait
pris, afin de donner plus de poids à sa démarche.
— Nous venons pour le Journal, dit-il. |
|
|
Frédéric
le regarda ; avec sa pauvre redingote, ses
lunettes dépolies et sa figure blême, l’avocat lui
parut un tel cuistre, qu’il ne put empêcher sur
ses lèvres un sourire dédaigneux. Deslauriers
l’aperçut, et rougit.
Il avait déjà son chapeau pour s’en aller.
Hussonnet, plein d’inquiétude, tâchait de
l’adoucir par des regards suppliants, et, comme
Frédéric lui tournait le dos :
— Voyons, mon petit ! Soyez mon Mécène !
Protégez les arts !
Frédéric, dans un brusque mouvement de
résignation, prit une feuille de papier, et, ayant
griffonné dessus quelques lignes, la lui tendit.
Le visage du bohème s’illumina. Puis, repassant la
lettre à Deslauriers :
— Faites des excuses, seigneur !
Leur ami conjurait son notaire de lui envoyer
au plus vite, quinze mille francs.
— Ah ! je te reconnais là ! dit Deslauriers.
— Foi de gentilhomme ! ajouta le bohème, vous
êtes un brave, on vous mettra dans la galerie des
hommes utiles !
L’avocat reprit :
— Tu n’y perdras rien, la spéculation est
excellente.
— Parbleu ! s’écria Hussonnet, j’en fourrerais
ma tête sur l’échafaud.
Et il débita tant de sottises et promit tant
de merveilles (auxquelles il croyait peut-être),
que Frédéric ne savait pas si c’était pour se
moquer des autres ou de lui-même. |
183-184 |
II, 2 |
Il jeta du bois dans le
feu, se rassit, et parla immédiatement du Journal.
La première chose à faire était de se débarrasser
d’Hussonnet.
— Ce crétin-là me fatigue ! Quant à desservir
une opinion, le plus équitable, selon moi, et le
plus fort, c’est de n’en avoir aucune. |
204-205 |
II, 3 |
Frédéric,
au même moment, fut happé par Cisy.
— Bonjour, cher ! comment allez-vous ?
Hussonnet est là-bas ! Écoutez donc !
Frédéric tâchait de se dégager pour rejoindre
le milord. |
232 |
II, 4 |
Tandis qu’il lui
parlait, debout contre la portière de droite,
Hussonnet était survenu du côté gauche, et,
relevant ce mot de café Anglais :
— C’est un joli établissement ! si l’on y
cassait une croûte, hein ?
— Comme vous voudrez, dit Frédéric, qui,
affaissé dans le coin de la berline, regardait à
l’horizon le milord disparaître, sentant qu’une
chose irréparable venait de se faire et qu’il
avait perdu son grand amour. Et l’autre était là,
près de lui, l’amour joyeux et facile ! Mais,
lassé, plein de désirs contradictoires et ne
sachant même plus ce qu’il voulait, il éprouvait
une tristesse démesurée, une envie de mourir.
Un grand bruit de pas et de voix lui fit
relever la tête ; les gamins, enjambant les cordes
de la piste, venaient regarder les tribunes ; on
s’en allait. Quelques gouttes de pluie tombèrent.
L’embarras des voitures augmenta. Hussonnet était
perdu.
— Eh bien, tant mieux ! dit Frédéric. |
234 |
II, 4 |
—
Pourquoi me fais-tu de la peine ? dit-il, en
songeant à Mme Arnoux.
— Moi, de la peine ?
Et, debout devant lui, elle le regardait, les
cils rapprochés et les deux mains sur les épaules.
Toute sa vertu, toute sa rancune sombra dans
une lâcheté sans fond.
Il reprit :
— Puisque tu ne veux pas m’aimer ! en l’attirant
sur ses genoux.
Elle se laissait faire ; il lui entourait la
taille à deux bras ; le pétillement de sa robe de
soie l’enflammait.
— Où sont-ils ? dit la voix d’Hussonnet dans
le corridor.
La Maréchale se leva brusquement, et alla se
mettre à l’autre bout du cabinet, tournant le dos
à la porte. |
237 |
II, 4 |
Hussonnet ne fut pas
drôle. À force d’écrire quotidiennement sur toutes
sortes de sujets, de lire beaucoup de journaux,
d’entendre beaucoup de discussions et d’émettre
des paradoxes pour éblouir, il avait fini par
perdre la notion exacte des choses, s’aveuglant
lui-même avec ses faibles pétards. Les embarras
d’une vie légère autrefois, mais à présent
difficile, l’entretenaient dans une agitation
perpétuelle ; et son impuissance, qu’il ne voulait
pas s’avouer, le rendait hargneux, sarcastique. À
propos d’Ozaï, un ballet nouveau, il fit
une sortie à fond contre la danse, et, à propos de
la danse, contre l’Opéra ; puis, à propos de
l’Opéra, contre les Italiens, remplacés,
maintenant, par une troupe d’acteurs espagnols,
« comme si l’on n’était pas rassasié des
Castilles ! » |
237 |
II, 4 |
Frédéric
fut choqué dans son amour romantique
de l’Espagne ; et, afin de rompre la conversation,
il s’informa du Collège de France, d’où l’on
venait d’exclure Edgar Quinet et Mickiewicz. Mais
Hussonnet, admirateur de M. De Maistre, se déclara
pour l’Autorité et le Spiritualisme. Il doutait,
cependant, des faits les mieux prouvés, niait
l’histoire, et contestait les choses les plus
positives, jusqu’à s’écrier au mot géométrie :
« Quelle blague que la géométrie ! » Le tout
entremêlé d’imitations d’acteurs. Sainville était
particulièrement son modèle.
Ces calembredaines assommaient Frédéric. |
237 |
II, 4 |
Dans un mouvement
d’impatience, il attrapa, avec sa botte, un des
bichons sous la table.
Tous deux se mirent à aboyer d’une façon
odieuse.
— Vous devriez les faire reconduire ! dit-il
brusquement.
Rosanette n’avait confiance en personne.
Alors, il se tourna vers le bohème.
— Voyons, Hussonnet, dévouez-vous !
— Oh ! oui, mon petit ! Ce serait bien
aimable !
Hussonnet s’en alla, sans se faire prier.
De quelle manière payait-on sa complaisance ?
Frédéric n’y pensa pas. |
238 |
II, 4 |
La
porte s’entre-bâilla discrètement, le bord d’un
chapeau parut, puis le profil d’Hussonnet.
— Excusez, si je vous dérange, les amoureux !
Mais il s’arrêta, étonné de voir Cisy et de ce
que Cisy avait pris sa place. |
239 |
|
On apporta un autre
couvert ; et, comme il avait grand’faim, il
empoignait au hasard, parmi les restes du dîner,
de la viande dans un plat, un fruit dans une
corbeille, buvait d’une main, se servait de
l’autre, tout en racontant sa mission. Les deux
toutous étaient reconduits. Rien de neuf au
domicile. Il avait trouvé la cuisinière avec un
soldat, histoire fausse, uniquement inventée pour
produire de l’effet. |
240 |
II, 4 |
Enfin,
la Maréchale prit le bras de Cisy, et, en montrant
le bohème attablé :
— Soignez-le donc ! il s’étouffe. Je ne
voudrais pas que son dévouement pour mes roquets
le fît mourir !
La porte retomba.
— Eh bien ? dit Hussonnet.
— Eh bien, quoi ?
— Je croyais…
— Qu’est-ce que vous croyiez ?
— Est-ce que vous ne… ?
Il compléta sa phrase par un geste.
— Eh non ! jamais de la vie !
Hussonnet n’insista pas davantage. |
240 |
II, 4 |
Il avait eu un but
en s’invitant à dîner. Son journal, qui ne
s’appelait plus l’Art, mais le Flambard,
avec cette épigraphe : « Canonniers, à vos
pièces ! » ne prospérant nullement, il avait envie
de le transformer en une revue hebdomadaire, seul,
sans le secours de Deslauriers. Il reparla de
l’ancien projet, et exposa son plan nouveau.
Frédéric, ne comprenant pas sans doute,
répondit par des choses vagues. Hussonnet empoigna
plusieurs cigares sur la table, dit : « Adieu, mon
bon », et disparut. |
240 |
II, 4 |
Il
mangeait dans les cabarets à la mode, fréquentait
les théâtres et tâchait de se distraire, quand
Hussonnet lui adressa une lettre, où il narrait
gaiement que la Maréchale, dès le lendemain des
courses, avait congédié Cisy. Frédéric en fut
heureux, sans chercher pourquoi le bohème lui
apprenait cette aventure. |
244 |
II, 4 |
Mais, en remuant
ses paperasses sur sa table, il rencontra la
lettre d’Hussonnet, et aperçut le post-scriptum,
qu’il n’avait point remarqué la première fois. Le
bohème demandait cinq mille francs, tout juste,
pour mettre l’affaire du journal en train.
« Ah ! celui-là m’embête ! »
Et il le refusa brutalement dans un billet
laconique. Après quoi, il s’habilla pour se rendre
à la Maison d’or. |
244-245 |
II, 4 |
Un jour,
plusieurs numéros du Flambard lui
tombèrent sous la main. L’article de fond,
invariablement, était consacré à démolir un homme
illustre. Venaient ensuite les nouvelles du monde,
les cancans. Puis, on blaguait l’Odéon,
Carpentras, la pisciculture, et les condamnés à
mort quand il y en avait. La disparition d’un
paquebot fournit matière à plaisanteries pendant
un an. Dans la troisième colonne, un courrier des
arts donnait, sous forme d’anecdote ou de conseil,
des réclames de tailleurs, avec des comptes rendus
de soirées, des annonces de ventes, des analyses
d’ouvrages, traitant de la même encre un volume de
vers et une paire de bottes. La seule partie
sérieuse était la critique des petits théâtres, où
l’on s’acharnait sur deux ou trois directeurs ; et
les intérêts de l’Art étaient invoqués à propos
des décors des Funambules ou d’une amoureuse des
Délassements. |
159 |
II, 4 |
La bravoure de
Frédéric n’était pas niée, précisément, mais on
faisait comprendre qu’un intermédiaire, le protecteur lui-même,
était survenu juste à temps. Le tout se terminait
par cette phrase, grosse peut-être de perfidies :
« D’où vient leur tendresse ? Problème ! et, comme
dit Basile, qui diable est-ce qu’on trompe ici ? »
C’était, sans le moindre doute, une
vengeance d’Hussonnet contre Frédéric, pour son
refus des cinq mille francs.
Que faire ? S’il lui en demandait raison, le
bohème protesterait de son innocence, et il n’y
gagnerait rien. Le mieux était d’avaler la chose
silencieusement. Personne, après tout, ne lisait
le Flambard. |
260 |
II, 4 |
Cette
caresse de la fortune lui redonna confiance. Il se
dit qu’il n’avait besoin de personne, que tous ses
embarras venaient de sa timidité, de ses
hésitations. Il aurait dû commencer avec la
Maréchale brutalement, refuser
Hussonnet dès le premier jour, ne pas se
compromettre avec Pellerin ; et, pour montrer que
rien ne le gênait, il se rendit
chez Mme Dambreuse, à une de ses soirées
ordinaires. |
260 |
II, 4 |
Dans la joie de cette
délivrance, Dussardier voulut « offrir un punch »,
et pria Frédéric « d’en être », en l’avertissant
toutefois qu’il se trouverait avec Hussonnet,
lequel s’était montré excellent pour Sénécal.
En effet, le Flambard venait de
s’adjoindre un cabinet d’affaires, portant sur ses
prospectus : « Comptoir des vignobles. — Office de
publicité. — Bureau de recouvrements et
renseignements, etc. » Mais le bohème craignait
que son industrie ne fît du tort à sa
considération littéraire, et il avait pris le
mathématicien pour tenir les comptes. Bien que la
place fût médiocre, Sénécal, sans elle, serait
mort de faim. Frédéric ne voulant point affliger
le brave commis, accepta son invitation. |
286 |
II, 6 |
Mais
un coup de pied ouvrit la porte. Hussonnet entra.
— Salut, messeigneurs ! dit-il en s’asseyant
sur le lit.
Aucune allusion ne fut faite à son article,
qu’il regrettait, du reste, la Maréchale l’en
ayant tancé vertement.
Il venait de voir, au théâtre de Dumas, le Chevalier
de Maison-Rouge, et « trouvait ça
embêtant ».
Un jugement pareil étonna les démocrates, ce
drame, par ses tendances, ses décors plutôt,
caressant leurs passions. Ils protestèrent.
Sénécal, pour en finir, demanda si la pièce
servait la Démocratie.
— Oui… peut-être ; mais c’est d’un style…
— Eh bien, elle est bonne, alors ; qu’est-ce
que le style ? c’est l’idée !
Et, sans permettre à Frédéric de parler :
— J’avançais donc que, dans l’affaire Praslin…
Hussonnet l’interrompit.
— Ah ! voilà encore une rengaine, celle-là !
M’embête-t-elle ! |
288 |
II, 6 |
— La Démocratie
pacifique a un procès pour son feuilleton,
un roman intitulé la Part des Femmes.
— Allons ! bon ! dit Hussonnet. Si on nous
défend notre part des femmes ! |
289 |
II, 6 |
—
Mais qu’est-ce qui n’est pas défendu ? s’écria
Deslauriers. Il est défendu de fumer dans le
Luxembourg, défendu de chanter l’hymne à Pie IX !
— Et on interdit le banquet des typographes !
articula une voix sourde.
C’était celle de l’architecte, caché par
l’ombre de l’alcôve, et silencieux jusqu’à
présent. Il ajouta que, la semaine dernière, on
avait condamné pour outrages au Roi, un nommé
Rouget.
— Rouget est frit ! dit Hussonnet.
Cette plaisanterie parut tellement inconvenante à
Sénécal, qu’il lui reprocha de défendre « le
jongleur de l’Hôtel de Ville, l’ami du traître
Dumouriez ».
— Moi ? au contraire !
Il trouvait Louis-Philippe poncif, garde national,
tout ce qu’il y avait de plus épicier et bonnet de
coton ! Et, mettant la main sur son cœur, le
bohème débita les phrases sacramentelles : « C’est
toujours avec un nouveau plaisir… — La nationalité
polonaise ne périra pas… — Nos grands travaux
seront poursuivis… — Donnez-moi de l’argent pour
ma petite famille… » Tous riaient beaucoup, le
proclamant un gaillard délicieux, plein d’esprit ;
la joie redoubla à la vue du bol de punch qu’un
limonadier apportait.
Les flammes de l’alcool et celles des bougies
échauffèrent vite l’appartement ; et la lumière de
la mansarde, traversant la cour, éclairait en face
le bord d’un toit, avec le tuyau d’une cheminée
qui se dressait en noir sur la nuit. Ils parlaient
très haut, tous à la fois ; ils avaient retiré
leurs redingotes ; ils heurtaient les meubles, ils
choquaient les verres.
Hussonnet s’écria :
— Faites monter des grandes dames, pour que ce
soit plus Tour de Nesle, couleur locale, et
rembranesque, palsambleu ! |
289 |
II, 6 |
— Tiens, Hussonnet !
— Mais oui, répondit le bohème. Je m’introduis
à la Cour. Voilà une bonne farce, hein ?
— Si nous montions ?
Et ils arrivèrent dans la salle des Maréchaux.
Les portraits de ces illustres, sauf celui de
Bugeaud percé au ventre, étaient tous intacts. Ils
se trouvaient appuyés sur leur sabre, un affût de
canon derrière eux, et dans des attitudes
formidables jurant avec la circonstance. Une
grosse pendule marquait une heure vingt minutes.
Tout à coup la Marseillaise retentit.
Hussonnet et Frédéric se penchèrent sur la rampe.
C’était le peuple. |
312 |
III, 1 |
Tous
les visages étaient rouges ; la sueur en coulait à
larges gouttes ; Hussonnet fit cette remarque :
— Les héros ne sentent pas bon !
— Ah ! vous êtes agaçant, reprit Frédéric.
Et poussés malgré eux, ils entrèrent dans un
appartement où s’étendait au plafond, un dais de
velours rouge. Sur le trône, en dessous, était
assis un prolétaire à barbe noire, la chemise
entr’ouverte, l’air hilare et stupide comme un
magot. D’autres gravissaient l’estrade pour
s’asseoir à sa place.
— Quel mythe ! dit Hussonnet. Voilà le peuple
souverain !
Le fauteuil fut enlevé à bout de bras, et
traversa toute la salle en se balançant.
— Saprelotte ! comme il chaloupe ! Le vaisseau
de l’État est ballotté sur une mer orageuse !
Cancane-t-il ! cancane-t-il !
On l’avait approché d’une fenêtre, et, au
milieu des sifflets, on le lança.
— Pauvre vieux ! dit Hussonnet en le voyant
tomber dans le jardin, où il fut repris vivement
pour être promené ensuite jusqu’à la Bastille, et
brûlé. |
313 |
III, 1 |
Ils avaient fait trois
pas dehors, quand un peloton de gardes municipaux
en capotes s’avança vers eux, et qui, retirant
leurs bonnets de police, et découvrant à la fois
leurs crânes un peu chauves, saluèrent le peuple
très bas. À ce témoignage de respect, les
vainqueurs déguenillés se rengorgèrent. Hussonnet
et Frédéric ne furent pas non plus sans en
éprouver un certain plaisir. |
314 |
III, 1 |
Tout
autour, dans les deux galeries, la populace,
maîtresse des caves, se livrait à une horrible
godaille. Le vin coulait en ruisseaux, mouillait
les pieds, les voyous buvaient dans des culs de
bouteille, et vociféraient en titubant.
— Sortons de là, dit Hussonnet, ce peuple me
dégoûte.
Tout le long de la galerie d’Orléans, des
blessés gisaient par terre sur des matelas, ayant
pour couvertures des rideaux de pourpre ; et de
petites bourgeoises du quartier leur apportaient
des bouillons, du linge.
— N’importe ! dit Frédéric, moi, je trouve le
peuple sublime. |
314 |
III, 1 |
Hussonnet dit, en
bâillant :
— Il serait temps, peut-être, d’aller
instruire les populations !
Frédéric le suivit à son bureau de
correspondance place de la Bourse ; et il se mit à
composer pour le Journal de Troyes un
compte rendu des événements en style lyrique, un
véritable morceau, qu’il signa. Puis ils dînèrent
ensemble dans une taverne. Hussonnet était
pensif ; les excentricités de la Révolution
dépassaient les siennes. |
316 |
III, 1 |
La
mauvaise humeur de Rosanette ne fit que
s’accroître. Mlle Vatnaz l’irritait par son
enthousiasme. Se croyant une mission, elle avait
la rage de pérorer, de catéchiser, et, plus forte
que son amie dans ces matières, l’accablait
d’arguments.
Un jour, elle arriva tout indignée contre
Hussonnet, qui venait de se permettre des
polissonneries, au club des femmes. Rosanette
approuva cette conduite, déclarant même qu’elle
prendrait des habits d’homme pour aller « leur
dire leur fait, à toutes, et les fouetter ». |
333 |
III, 1 |
Hussonnet, toujours de
service avec lui, profitait, plus que personne, de
sa gourde et de ses cigares ; mais, irrévérencieux
par nature, il se plaisait à le contredire,
dénigrant le style peu correct des décrets, les
conférences du Luxembourg, les vésuviennes, les
tyroliens, tout, jusqu’au char de l’Agriculture,
traîné par des chevaux à la place de bœufs et
escorté de jeunes filles laides. Arnoux, au
contraire, défendait le Pouvoir et rêvait la
fusion des partis |
336 |
III, 1 |
—
Bonjour, Arnoux, dit Hussonnet, qui passa
lestement sur le gazon.
Il apportait à M. Dambreuse la première
feuille d’une brochure intitulée l’Hydre,
le bohème défendant les intérêts d’un cercle
réactionnaire, et le banquier le présenta comme
tel à ses hôtes. |
367 |
III, 2 |
Hussonnet les divertit,
en soutenant d’abord que les marchands de suif
payaient trois cent quatre-vingt-douze gamins pour
crier chaque soir : « Des lampions ! », puis en
blaguant les principes de 89, l’affranchissement
des nègres, les orateurs de la gauche ; il se
lança même jusqu’à faire Prudhomme sur une
barricade, peut-être par l’effet d’une
jalousie naïve contre ces bourgeois qui avaient
bien dîné. La charge plut médiocrement. Leurs
figures s’allongèrent. |
367 |
III, 2 |
Il
fut stupéfait par leur exécrable langage, leurs
petitesses, leurs rancunes, leur mauvaise foi,
tous ces gens qui avaient voté la Constitution
s’évertuant à la démolir ; et ils s’agitaient
beaucoup, lançaient des manifestes, des pamphlets,
des biographies ; celle de Fumichon par Hussonnet
fut un chef-d’œuvre. |
383 |
III, 3 |
Hussonnet qui devait
rendre compte de l’enterrement dans les journaux,
reprit même, en blague, tous les discours ; car
enfin le bonhomme Dambreuse avait été un des potdevinistes les
plus distingués du dernier règne. Puis les
voitures de deuil reconduisirent les bourgeois à
leurs affaires, la cérémonie n’avait pas duré trop
longtemps ; on s’en félicitait. |
403 |
III, 4 |
Les
salons des filles (c’est de ce temps-là que date
leur importance) étaient un terrain neutre, où les
réactionnaires de bords différents se
rencontraient. Hussonnet, qui se livrait au
dénigrement des gloires contemporaines (bonne
chose pour la restauration de l’Ordre), inspira
l’envie à Rosanette d’avoir, comme une autre, ses
soirées ; il en ferait des comptes rendus ; et il
amena d’abord un homme sérieux, Fumichon ; puis
parurent Nonancourt, M. de Grémonville, le sieur
de Larsillois, ex-préfet, et Cisy, qui était
maintenant agronome, bas breton et plus que jamais
chrétien. |
410 |
III, 4 |
Puis, ils s’informèrent
mutuellement de leurs amis.
Martinon était maintenant sénateur.
Hussonnet occupait une haute place, où il se
trouvait avoir sous sa main tous les théâtres et
toute la presse. |
442 |
III, 7 |
|
|
|
|
Philippe Lavergne
|
|