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Extraits de l'œuvre
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Édition
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Chapitre
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On huait, on
sifflait les gardiens de l’ordre public ; ils
commençaient à pâlir ; un d’eux n’y résista plus,
et, avisant un petit jeune homme qui s’approchait
de trop près, en lui riant au nez, il le repoussa
si rudement, qu’il le fit tomber cinq pas plus
loin, sur le dos, devant la boutique du marchand
de vin. Tous s’écartèrent ; mais presque aussitôt
il roula lui-même, terrassé par une sorte
d’Hercule dont la chevelure, telle qu’un paquet
d’étoupes, débordait sous une casquette en toile
cirée.
Arrêté depuis quelques minutes au coin de la rue
Saint-Jacques, il avait lâché bien vite un large
carton, qu’il portait, pour bondir vers le sergent
de ville et, le tenant renversé sous lui, il
labourait sa face à grands coups de poing. Les
autres sergents accoururent. Le terrible garçon
était si fort, qu’il en fallut quatre, au moins,
pour le dompter.
Deux le secouaient par le collet, deux autres le
tiraient par les bras, un cinquième lui donnait,
avec le genou, des bourrades dans les reins, et
tous l’appelaient brigand, assassin, émeutier. La
poitrine nue et les vêtements en lambeaux, il
protestait de son innocence ; il n’avait pu, de
sang-froid, voir battre un enfant. |
65 |
I,
4 |
— Je m’appelle Dussardier ! chez
MM. Valinçart frères, dentelles et nouveautés, rue
de Cléry. Où est mon carton ? je veux mon carton !
Il répétait :
— Dussardier !… rue de Cléry. Mon carton !
Il s’apaisa pourtant, et, d’un air stoïque, se
laissa conduire vers le poste de la rue Descartes.
Un flot de monde le suivit. Frédéric et le jeune
homme à moustaches marchaient immédiatement par
derrière, pleins d’admiration pour le commis et
révoltés contre la violence du Pouvoir. |
65 |
I,
4 |
Alors parut le
robuste visage de Dussardier, qui, dans le
désordre de sa chevelure, avec ses petits yeux
francs et son nez carré du bout, rappelait
confusément la physionomie d’un bon chien. |
66 |
I,
4 |
Ils redoublaient leur pantomime.
Dussardier comprit enfin qu’ils venaient pour le
servir ; et il se tut, craignant de les
compromettre. D’ailleurs, il éprouvait une sorte
de honte en se voyant haussé au rang social
d’étudiant et le pareil de ces jeunes hommes qui
avaient des mains si blanches.
— Veux-tu faire dire quelque chose à
quelqu’un ? demanda Frédéric.
— Non, merci, à personne.
— Mais ta famille ?
Il baissa la tête sans répondre : le pauvre
garçon était bâtard. Les deux amis restaient
étonnés de son silence.
— As-tu de quoi fumer ? reprit Frédéric.
Il se palpa, puis retira du fond de sa poche
les débris d’une pipe, — une belle pipe en écume
de mer, avec un tuyau en bois noir, un couvercle
d’argent et un bout d’ambre.
Depuis trois ans, il travaillait à en faire un
chef-d’œuvre. Il avait eu soin d’en tenir le
fourneau constamment serré dans une gaine de
chamois, de la fumer le plus lentement possible,
sans jamais la poser sur du marbre, et, chaque
soir, de la suspendre au chevet de son lit. À
présent, il en secouait les morceaux dans sa main
dont les ongles saignaient ; et, le menton sur la
poitrine, les prunelles fixes, béant, il
contemplait ces ruines de sa joie avec un regard
d’une ineffable tristesse. |
66 |
I,
4 |
— Si nous lui
donnions des cigares, hein ? dit tout bas
Hussonnet, en faisant le geste d’en atteindre.
Frédéric avait déjà posé, au bord du guichet,
un porte-cigares rempli.
— Prends donc ! Adieu, bon courage !
Dussardier se jeta sur les deux mains qui
s’avançaient. Il les serrait frénétiquement, la
voix entrecoupée par des sanglots.
— Comment ?… à moi !… à moi !… |
67 |
I,
4 |
Hussonnet, un soir, introduisit un
grand jeune homme habillé d’une redingote trop
courte des poignets, et la contenance embarrassée.
C’était le garçon qu’ils avaient réclamé au poste,
l’année dernière.
N’ayant pu rendre à son maître le carton de
dentelle perdu dans la bagarre, celui-ci l’avait
accusé de vol, menacé des tribunaux ; maintenant,
il était commis dans une maison de roulage.
Hussonnet, le matin, l’avait rencontré au coin
d’une rue ; et il l’amenait, car Dussardier, par
reconnaissance, voulait voir « l’autre ».
Il tendit à Frédéric le porte-cigares encore
plein, et qu’il avait gardé religieusement avec
l’espoir de le rendre. Les jeunes gens
l’invitèrent à revenir. Il n’y manqua pas. |
90 |
I,
5 |
Il faut passer de
la brune à la blonde ! — Est-ce votre avis, père
Dussardier ?
Dussardier ne répondit pas. Tous le pressèrent
pour connaître ses goûts.
— Eh bien, fit-il en rougissant, moi, je
voudrais aimer la même, toujours !
Cela fut dit d’une telle façon, qu’il y eut un
moment de silence, les uns étant surpris de cette
candeur, et les autres y découvrant, peut-être, la
secrète convoitise de leur âme. |
91 |
I,
5 |
Cisy et Dussardier continuaient leur
promenade ; le jeune aristocrate lorgnait les
filles, et, malgré les exhortations du commis,
n’osait leur parler, |
104 |
I,
5 |
Mlle Vatnaz avait
rougi en apercevant Dussardier. Elle se leva
bientôt, et, lui tendant la main :
— Vous ne me remettez pas, monsieur Auguste ?
— Comment la connaissez-vous ? demanda
Frédéric.
— Nous avons été dans la même maison !
reprit-il.
Cisy le tirait par la manche, ils sortirent ;
et, à peine disparu, Mlle Vatnaz commença l’éloge
de son caractère. Elle ajouta même qu’il avait le génie
du cœur. |
106 |
I,
5 |
— Comme vous êtes fou ! soupira
Mlle Vatnaz.
Elle pria Dussardier de la reconduire jusqu’à
sa porte |
107 |
I,
5 |
— Ah !
vraiment ? Mais il n’a pas l’air si brave garçon
que l’autre, le commis de roulage.
Frédéric maudit Dussardier. Elle allait croire
qu’il frayait avec les gens du commun. |
115 |
I,
5 |
Deslauriers, admis le jour même à la
parlotte d’Orsay, avait fait un discours fort
applaudi. Quoiqu’il fût sobre, il se grisa, et dit
au dessert à Dussardier :
— Tu es honnête, toi ! Quand je serai riche,
je t’instituerai mon régisseur. |
119 |
I,
5 |
Puis il se
ressouvint de ses amis. Le premier auquel
il songea fut Hussonnet, le second Pellerin. La
position infime de Dussardier commandait
naturellement des égards ; quant à Cisy, il se
réjouissait de lui faire voir un peu sa fortune. |
166 |
II,
2 |
Dussardier lui sauta au cou.
— Vous êtes donc riche, maintenant ? Ah ! tant
mieux, nom d’un chien, tant mieux ! |
167 |
II,
2 |
— Je bois à la
destruction complète de l’ordre actuel,
c’est-à-dire de tout ce qu’on nomme Privilège,
Monopole, Direction, Hiérarchie, Autorité, État !
— et d’une voix plus haute : — que je voudrais
briser comme ceci ! en lançant sur la table le
beau verre à patte, qui se fracassa en mille
morceaux.
Tous applaudirent, et Dussardier
principalement.
Le spectacle des injustices lui faisait bondir
le cœur. Il s’inquiétait de Barbès, il était de
ceux qui se jettent sous les voitures pour porter
secours aux chevaux tombés. Son érudition se
bornait à deux ouvrages, l’un intitulé Crimes
des rois, l’autre Mystères du Vatican.
Il avait écouté l’avocat bouche béante, avec
délices. |
170 |
II,
2 |
Ils arrivèrent à l’agacer
tellement, qu’il eut envie de les pousser dehors
par les épaules. « Mais je deviens bête ! » Et,
prenant Dussardier à l’écart, il lui demanda s’il
pouvait le servir en quelque chose.
Le brave garçon fut attendri. Avec sa place de
caissier, il n’avait besoin de rien. |
171 |
II,
2 |
Le marchand de
tableaux venait d’avoir un procès pour ses
terrains de Belleville, et il était actuellement
dans une compagnie de kaolin bas-breton avec
d’autres farceurs de son espèce.
Dussardier en savait davantage ; car son
patron à lui, M. Moussinot, ayant été aux
informations sur Arnoux près du banquier Oscar
Lefebvre, celui-ci avait répondu qu’il le jugeait
peu solide, connaissant quelques-uns de ses
renouvellements. |
170-171 |
II,
2 |
Dussardier se mit à dire que
Frédéric les avait reçus parfaitement. Tous en
convinrent.
Hussonnet déclara son déjeuner un peu trop
lourd. Sénécal critiqua la futilité de son
intérieur. Cisy pensait de même. Cela manquait de
« cachet », absolument.
— Moi, je trouve, dit Pellerin, qu’il aurait
bien pu me commander un tableau.
Deslauriers se taisait, en tenant dans la
poche de son pantalon ses billets de banque. |
172 |
II,
2 |
Le lendemain, de
bonne heure, Frédéric courut au magasin de
Dussardier. Après une suite de pièces, toutes
remplies d’étoffes garnissant des rayons, ou
étendues en travers sur des tables, tandis, que,
çà et là, des champignons de bois supportaient des
châles, il l’aperçut dans une espèce de cage
grillée, au milieu de registres, et écrivant
debout sur un pupitre. Le brave garçon lâcha
immédiatement sa besogne. |
250 |
II,
4 |
— Tout dépend de vous, monsieur !
Il n’y a jamais de déshonneur à reconnaître ses
fautes.
Dussardier l’approuvait du geste. Le Citoyen
s’indigna.
— Croyez-vous que nous sommes ici pour plumer les
canards, fichtre ?… En garde ! |
255 |
II,
4 |
Mais il était
reconnaissant à Dussardier de son dévouement ; le
commis, sur ses instances, arriva bientôt à lui
faire une visite tous les jours.
Frédéric lui prêtait des livres : Thiers,
Dulaure, Barante, les Girondins de
Lamartine. Le brave garçon l’écoutait avec
recueillement et acceptait ses opinions comme
celles d’un maître. |
257 |
II,
4 |
[...] tentative suprême pour établir
la République.
Dussardier ne la chérissait pas moins, car elle
signifiait, croyait-il, affranchissement et
bonheur universel. Un jour, — à quinze ans, — dans
la rue Transnonain, devant la boutique d’un
épicier, il avait vu des soldats, la baïonnette
rouge de sang, avec des cheveux collés à la crosse
de leur fusil ; depuis ce temps-là le Gouvernement
l’exaspérait comme l’incarnation même de
l’Injustice. Il confondait un peu les assassins et
les gendarmes ; un mouchard valait, à ses yeux, un
parricide. Tout le mal répandu sur la terre, il
l’attribuait naïvement au Pouvoir ; et il le
haïssait d’une haine essentielle, permanente, qui
lui tenait tout le cœur et raffinait sa
sensibilité. Les déclamations de Sénécal l’avaient
ébloui. Qu’il fût coupable ou non, et sa tentative
odieuse, peu importait ! Du moment qu’il était la
victime de l’Autorité, on devait le servir. |
258 |
II,
4 |
Des sanglots de
colère l’étouffaient, et il tournait dans la
chambre, comme pris d’une grande angoisse.
— Il faudrait faire quelque chose, cependant !
Voyons ! moi, je ne sais pas ! Si nous tâchions de
le délivrer, hein ? Pendant qu’on le mènera au
Luxembourg, on peut se jeter sur l’escorte dans le
couloir ! Une douzaine d’hommes déterminés, ça
passe partout.
Il y avait tant de flamme dans ses yeux, que
Frédéric en tressaillit. |
258 |
II,
4 |
il se plaignait même de son
isolement. Dussardier, en hésitant un peu, proposa
de se rendre chez Deslauriers. Frédéric, au nom de
l’avocat, fut pris par un besoin extrême de le
revoir. Sa solitude intellectuelle était profonde,
et la compagnie de Dussardier insuffisante. |
266 |
II,
4 |
Dans la joie de
cette délivrance, Dussardier voulut « offrir un
punch », |
286 |
II,
6 |
Dussardier, trois jours d’avance,
avait ciré lui-même les pavés rouges de sa
mansarde, battu le fauteuil et épousseté la
cheminée, où l’on voyait sous un globe une pendule
d’albâtre entre une stalactite et un coco. Comme
ses deux chandeliers et son bougeoir n’étaient pas
suffisants, il avait emprunté au concierge deux
flambeaux ; et ces cinq luminaires brillaient sur
la commode, que recouvraient trois serviettes,
afin de supporter plus décemment des macarons, des
biscuits, une brioche et douze bouteilles de
bière. En face, contre la muraille tendue d’un
papier jaune, une petite bibliothèque en acajou
contenait les Fables de Lachambeaudie,
les Mystères de Paris, le Napoléon,
de Norvins, — et, au milieu de l’alcôve, souriait,
dans un cadre de palissandre, le visage de
Béranger ! |
286 |
II,
6 |
et on ne tarda
pas à s’exalter, tous ayant contre le Pouvoir la
même exaspération. Elle était violente, sans autre
cause que la haine de l’injustice ; et ils
mêlaient aux griefs légitimes les reproches les
plus bêtes. |
287 |
II,
6 |
L’attention de Frédéric et
d’Hussonnet fut distraite par un grand gaillard
qui marchait vivement entre les arbres, avec un
fusil sur l’épaule. Une cartouchière lui serrait à
la taille sa vareuse rouge, un mouchoir
s’enroulait à son front sous sa casquette. Il
tourna la tête. C’était Dussardier ; et, se jetant
dans leurs bras :
— Ah ! quel bonheur, mes pauvres vieux ! sans
pouvoir dire autre chose, tant il haletait de joie
et de fatigue.
Depuis quarante-huit heures, il était debout.
Il avait travaillé aux barricades du quartier
Latin, s’était battu rue Rambuteau, avait sauvé
trois dragons, était entré aux Tuileries avec la
colonne Dunoyer, s’était porté ensuite à la
Chambre, puis à l’Hôtel de Ville.
— J’en arrive ! tout va bien ! le peuple
triomphe ! les ouvriers et les bourgeois
s’embrassent ! Ah ! si vous saviez ce que j’ai
vu ! quels braves gens ! comme c’est beau !
Et sans s’apercevoir qu’ils n’avaient pas
d’armes :
— J’étais bien sûr de vous trouver
là ! Ç’a été rude un moment, n’importe !
Une goutte de sang lui coulait sur la joue, et,
aux questions des deux autres :
— Oh ! rien ! l’éraflure d’une baïonnette !
— Il faudrait vous soigner pourtant.
— Bah ! je suis solide ! qu’est-ce que ça
fait ? La République est proclamée ! on sera
heureux maintenant ! Des journalistes qui
causaient tout à l’heure devant moi, disaient
qu’on va affranchir la Pologne et l’Italie ! Plus
de rois ! comprenez-vous ? Toute la terre libre !
toute la terre libre !
Et, embrassant l’horizon d’un seul regard, il
écarta les bras dans une attitude triomphante.
Mais une longue file d’hommes couraient sur la
terrasse, au bord de l’eau.
— Ah ! saprelotte ! j’oubliais ! Les forts
sont occupés. Il faut que j’y aille ! adieu !
Il se retourna pour leur crier, tout en
brandissant son fusil :
— Vive la République ! |
315-316 |
III,
1 |
Déjà, il se voyait
en gilet à revers avec une ceinture tricolore ; et
ce prurit, cette hallucination devint si forte,
qu’il s’en ouvrit à Dussardier.
L’enthousiasme du brave garçon ne faiblissait
pas.
— Certainement, bien sûr ! Présentez-vous ! |
321 |
III,
1 |
Mais Dussardier se mit en
recherche, et lui annonça qu’il existait, rue
Saint-Jacques, un club intitulé le Club de
l’Intelligence. Un nom pareil donnait bon
espoir. D’ailleurs, il amènerait des amis.
Il amena ceux qu’il avait invités à son punch ; le
teneur de livres, le placeur de vins,
l’architecte ; Pellerin même était venu, |
324-325 |
III,
1 |
De plus, le 22
février, bien que suffisamment averti, il avait
manqué au rendez-vous, place du Panthéon.
— Je jure qu’il était aux Tuileries ! s’écria
Dussardier.
— Pouvez-vous jurer l’avoir vu au Panthéon ?
Dussardier baissa la tête. Frédéric se
taisait ; ses amis scandalisés le regardaient avec
inquiétude.
— Au moins, reprit Sénécal, connaissez-vous un
patriote qui nous réponde de vos principes ?
— Moi ! dit Dussardier.
— Oh ! cela ne suffit pas ! un autre ! |
330 |
III,
1 |
Le dimanche matin, Frédéric lut dans
un journal, sur une liste de blessés, le nom de
Dussardier. Il jeta un cri et montrant le papier à
Rosanette, déclara qu’il allait partir
immédiatement.
— Pourquoi faire ?
— Mais pour le voir, le soigner ! |
353 |
III,
1 |
Enfin, à dix
heures, au moment où le canon grondait pour
prendre le faubourg Saint-Antoine, Frédéric arriva
chez Dussardier. Il le trouva dans sa mansarde,
étendu sur le dos et dormant. De la pièce voisine
une femme sortit à pas muets, Mlle Vatnaz.
Elle emmena Frédéric à l’écart, et lui apprit
comment Dussardier avait reçu sa blessure.
Le samedi, au haut d’une barricade, dans la
rue Lafayette, un gamin enveloppé d’un drapeau
tricolore criait aux gardes nationaux :
« Allez-vous tirer contre vos frères ! » Comme ils
s’avançaient, Dussardier avait jeté bas son fusil,
écarté les autres, bondi sur la barricade, et,
d’un coup de savate, abattu l’insurgé en lui
arrachant le drapeau. On l’avait retrouvé sous les
décombres, la cuisse percée d’un lingot de cuivre.
Il avait fallu débrider la plaie, extraire le
projectile. Mlle Vatnaz était arrivée le soir
même, et, depuis ce temps-là, ne le quittait plus. |
357 |
III,
1 |
Frédéric, pendant deux semaines, ne
manqua pas de revenir tous les matins ; un jour
qu’il parlait du dévouement de la Vatnaz,
Dussardier haussa les épaules.
— Eh non ! c’est par intérêt !
— Tu crois ? |
357 |
III,
1 |
Elle le comblait
de prévenances, jusqu’à lui apporter les journaux
où l’on exaltait sa belle action. Ces hommages
paraissaient l’importuner. Il avoua même à
Frédéric l’embarras de sa conscience. Il avoua
même à Frédéric l’embarras de sa conscience.
Peut-être qu’il aurait dû se mettre de l’autre
bord, avec les blouses ; car enfin on leur avait
promis un tas de choses qu’on n’avait pas tenues.
Leurs vainqueurs détestaient la République ; et
puis, on s’était montré bien dur pour eux ! Ils
avaient tort, sans doute, pas tout à fait,
cependant ; et le brave garçon était torturé par
cette idée qu’il pouvait avoir combattu la
justice. |
357 |
III,
1 |
— À propos, parlez-nous donc de
Dussardier ! dit M. Dambreuse en se tournant vers
Frédéric.
Le brave commis était maintenant un héros,
comme Sallesse, les frères Jeanson, la femme
Péquillet, etc.
Frédéric, sans se faire prier, débita
l’histoire de son ami ; il lui en revint une
espèce d’auréole. |
365 |
III,
2 |
Mlle Vatnaz, une
écharpe orientale autour des reins, se tenait à un
coin de la cheminée. Dussardier était à l’autre
bout, en face ; il avait l’air un peu embarrassé
de sa position. D’ailleurs, ce milieu artistique
l’intimidait.
La Vatnaz en avait-elle fini avec Delmar ?
non, peut-être. Cependant, elle semblait jalouse
du brave commis ; et, Frédéric ayant réclamé
d’elle un mot d’entretien, elle lui fit signe de
passer avec eux dans sa chambre. Quand les mille
francs furent alignés, elle demanda, en plus, les
intérêts.
— Ça n’en vaut pas la peine ! dit Dussardier.
— Tais-toi donc !
Cette lâcheté d’un homme si courageux fut
agréable à Frédéric comme une justification de la
sienne. |
381 |
III,
3 |
Elle y soldait les ouvrières ; et il
y avait pour chacune d’elles deux livres, dont
l’un restait toujours entre ses mains. Dussardier,
qui tenait par obligeance celui d’une nommée
Hortense Baslin, se présenta un jour à la caisse
au moment où Mlle Vatnaz apportait le compte de
cette fille, 1,682 francs, que le caissier lui
paya. Or, la veille même, Dussardier n’en avait
inscrit que 1,082 sur le livre de la Baslin. Il le
redemanda sous un prétexte ; puis, voulant
ensevelir cette histoire de vol, lui conta qu’il
l’avait perdu. L’ouvrière redit naïvement son
mensonge à Mlle Vatnaz ; celle-ci, pour en avoir
le cœur net, d’un air indifférent, vint en parler
au brave commis. Il se contenta de répondre : « Je
l’ai brûlé » ; ce fut tout. Elle quitta la maison
peu de temps après, sans croire à l’anéantissement
du livre, et s’imaginant que Dussardier le
gardait.
À la nouvelle de sa blessure, elle était accourue
chez lui dans l’intention de le reprendre. |
415 |
III,
4 |
Puis, n’ayant rien
découvert, malgré les perquisitions les plus
fines, elle avait été saisie de respect, et
bientôt d’amour, pour ce garçon, si loyal, si
doux, si héroïque et si fort ! Une pareille bonne
fortune à son âge était inespérée. Elle se jeta
dessus avec un appétit d’ogresse ; et elle en
avait abandonné la littérature, le socialisme,
« les doctrines consolantes et les utopies
généreuses », le cours qu’elle professait sur la Désubalternisation
de la femme, tout, Delmar lui-même ; enfin,
elle offrit à Dussardier de s’unir par un mariage.
Bien qu’elle fût sa maîtresse, il n’en était
nullement amoureux. D’ailleurs, il n’avait pas
oublié son vol. Puis elle était trop riche. Il la
refusa. |
416 |
III,
4 |
Alors, elle lui dit, en pleurant,
les rêves qu’elle avait faits : c’était d’avoir à
eux deux un magasin de confection. Elle possédait
les premiers fonds indispensables, qui
s’augmenteraient de quatre mille francs la semaine
prochaine ; et elle narra ses poursuites contre la
Maréchale.
Dussardier en fut chagrin, à cause de son ami. Il
se rappelait le porte-cigares offert au corps de
garde, les soirs du quai Napoléon, tant de bonnes
causeries, de livres prêtés, les mille
complaisances de Frédéric. Il pria la Vatnaz de se
désister.
Elle le railla de sa bonhomie, en manifestant
contre Rosanette une exécration incompréhensible ;
elle ne souhaitait même la fortune que pour
l’écraser plus tard avec son carrosse.
Ces abîmes de noirceur effrayèrent
Dussardier ; |
416 |
III,
4 |
Et il lui tendit,
d’une main discrète, un petit portefeuille de
basane.
C’était quatre mille francs, toutes ses
économies.
— Comment ! Ah ! non ! — non !…
— Je savais bien que je vous blesserais,
répliqua Dussardier, avec une larme au bord des
yeux.
« Acceptez-les ! Faites-moi ce plaisir-là ! |
417 |
III,
4 |
« Acceptez-les ! Faites-moi ce
plaisir-là ! Je suis tellement désespéré ! Est-ce
que tout n’est pas fini, d’ailleurs ? J’avais cru,
quand la révolution est arrivée, qu’on serait
heureux. Vous rappelez-vous comme c’était beau !
comme on respirait bien ! Mais nous voilà retombés
pire que jamais.
Et, fixant ses yeux à terre :
— Maintenant, ils tuent notre République,
comme ils ont tué l’autre, la romaine ! et la
pauvre Venise, la pauvre Pologne, la pauvre
Hongrie ! Quelles abominations ! D’abord, on a
abattu les arbres de la Liberté, puis restreint le
droit de suffrage, fermé les clubs, rétabli la
censure et livré l’enseignement aux prêtres, en
attendant l’Inquisition. Pourquoi pas ? Des
conservateurs nous souhaitent bien les Cosaques !
On condamne les journaux quand ils parlent contre
la peine de mort, Paris regorge de baïonnettes,
seize départements sont en état de siège et
l’amnistie qui est encore une fois repoussée !
Il se prit le front à deux mains ; puis, écartant
les bras comme dans une grande détresse :
— Si on tâchait, cependant ! Si on était de bonne
foi, on pourrait s’entendre ! Mais non ! Les
ouvriers ne valent pas mieux que les bourgeois,
voyez-vous ! À Elbeuf, dernièrement, ils ont
refusé leurs secours dans un incendie. Des
misérables traitent Barbès d’aristocrate ! Pour
qu’on se moque du peuple, ils veulent nommer à la
présidence Nadaud, un maçon, je vous demande un
peu ! Et il n’y a pas de moyen ! pas de remède !
Tout le monde est contre nous ! Moi, je n’ai
jamais fait de mal ; et, pourtant, c’est comme un
poids qui me pèse sur l’estomac. J’en deviendrai
fou, si ça continue. J’ai envie de me faire tuer.
Je vous dis que je n’ai pas besoin de mon argent !
Vous me le rendrez, parbleu ! je vous le prête. |
417 |
III,
4 |
Où avoir de
l’argent ? Frédéric savait par lui-même combien il
est difficile d’en obtenir tout de suite, à
n’importe quel prix. Une seule personne pouvait
l’aider, Mme Dambreuse. Elle gardait toujours dans
son secrétaire plusieurs billets de banque. Il
alla chez elle ; et, d’un ton hardi :
— As-tu douze mille francs à me prêter ?
— Pourquoi ?
C’était le secret d’un autre. Elle voulait le
connaître. Il ne céda pas. Tous deux
s’obstinaient. Enfin, elle déclara ne rien donner,
avant de savoir dans quel but. Frédéric devint
très rouge. Un de ses camarades avait commis un
vol. La somme devait être restituée aujourd’hui
même.
— Tu l’appelles ? Son nom ? Voyons, son nom ?
— Dussardier !
Et il se jeta à ses genoux, en la suppliant de
n’en rien dire. |
423 |
III,
5 |
Entre les charges de cavalerie, des
escouades de sergents de ville survenaient, pour
faire refluer le monde dans les rues.
Mais, sur les marches de Tortoni, un homme,
Dussardier, remarquable de loin à sa haute taille,
restait sans plus bouger qu’une cariatide.
Un des agents qui marchait en tête, le
tricorne sur les yeux, le menaça de son épée.
L’autre alors, s’avançant d’un pas, se mit à
crier :
— Vive la République !
Il tomba sur le dos, les bras en croix.
Un hurlement d’horreur s’éleva de la foule.
L’agent fit un cercle autour de lui avec son
regard ; et Frédéric, béant, reconnut Sénécal. |
436 |
III,
5 |
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Oleg Hirschmann
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