|
|
|
Extraits de l'œuvre |
Édition |
Chapitre |
|
|
|
|
À
propos du père Roque, on parla de M. Dambreuse,
qui venait d’acquérir le domaine de la Fortelle. |
46 |
I, 1 |
Le père Roque vivait en
concubinage avec sa bonne, et on le considérait
fort peu, bien qu’il fût le croupier d’élections,
le régisseur de M. Dambreuse.
— Le banquier qui demeure rue d’Anjou ? reprit
Deslauriers. |
51 |
I, 2 |
— Tu
devrais prier ce vieux de t’introduire chez les
Dambreuse ; rien n’est utile comme de fréquenter
une maison riche ! Puisque tu as un habit noir et
des gants blancs, profites-en ! Il faut que tu
ailles dans ce monde là ! Tu m’y mèneras plus
tard. Un homme à millions, pense donc !
Arrange-toi pour lui plaire, et à sa femme aussi.
Deviens son amant ! |
52 |
I, 2 |
Le père Roque était
venu lui apporter un rouleau de papiers, en le
priant de les remettre lui-même chez M.
Dambreuse ; et il accompagnait l’envoi d’un billet
décacheté, où il présentait son jeune compatriote.
|
54 |
I, 3 |
M.
Dambreuse s’appelait de son vrai nom le comte
d’Ambreuse ; mais, dès 1825, abandonnant peu à peu
sa noblesse et son parti, il s’était tourné vers
l’industrie ; et, l’oreille dans tous les bureaux,
la main dans toutes les entreprises, à l’affût des
bonnes occasions, subtil comme un Grec et
laborieux comme un Auvergnat, il avait amassé une
fortune que l’on disait considérable ; de plus, il
était officier de la Légion d’honneur, membre du
conseil général de l’Aube, député, pair de France
un de ces jours ; complaisant du reste, il
fatiguait le ministre par ses demandes
continuelles de secours, de croix, de bureaux de
tabac ; et, dans ses bouderies contre le pouvoir,
il inclinait au centre gauche. |
54 |
I, 3 |
Sa femme, la jolie
Mme Dambreuse, que citaient les journaux de modes,
présidait les assemblées de charité. En cajolant
les duchesses, elle apaisait les rancunes du noble
faubourg et laissait croire que M. Dambreuse
pouvait encore se repentir et rendre des services. |
54 |
I, 3 |
Le
jeune homme était troublé en allant chez eux.
— J’aurais mieux fait de prendre mon habit. On
m’invitera sans doute au bal pour la semaine
prochaine ? Que va-t-on me dire ?
L’aplomb lui revint en songeant que M.
Dambreuse n’était qu’un bourgeois. |
54 |
I, 3 |
Un timbre sonna ; un
valet parut, et introduisit Frédéric dans une
petite pièce, où l’on distinguait deux
coffres-forts, avec des casiers remplis de
cartons. M. Dambreuse écrivait au milieu, sur un
bureau à cylindre. |
55 |
I, 3 |
De
loin, à cause de sa taille mince, il pouvait
sembler jeune encore. Mais ses rares cheveux
blancs, ses membres débiles et surtout la pâleur
extraordinaire de son visage, accusaient un
tempérament délabré. Une énergie impitoyable
reposait dans ses yeux glauques, plus froids que
des yeux de verre. Il avait les pommettes
saillantes, et des mains à articulations noueuses. |
55 |
I, 3 |
Les épanchements
n’étaient donc possibles avec personne et il
attendait toujours l’invitation des Dambreuse. |
58 |
I, 3 |
L’espoir
d’une invitation chez les Dambreuse l’avait
quitté. |
61 |
I, 4 |
Cette humiliation gêna
Frédéric. Il reculait à faire son aveu. Enfin, il
s’écria, comme saisi par une idée :
— Ah ! saprelotte, j’oubliais !
— Quoi donc ?
— Ce soir, je dîne en ville !
— Chez les Dambreuse ? Pourquoi ne m’en
parles-tu jamais dans tes lettres ?
Ce n’était pas chez les Dambreuse, mais chez
les Arnoux.
— Tu aurais dû m’avertir ! dit Deslauriers. Je
serais venu un jour plus tard.
— Impossible ! répliqua brusquement Frédéric.
On ne m’a invité que ce matin, tout à l’heure. |
79 |
I, 5 |
Malgré
ses opinions démocratiques, il l’engageait à
s’introduire chez les Dambreuse. L’autre objectait
ses tentatives.
— Bah ! retournes-y ! On t’invitera ! |
88 |
I, 5 |
L’étonnement redoubla
quand on sut qu’il sortait de chez M. Dambreuse.
En effet, le banquier Dambreuse venait d’acheter
au père Martinon une partie de bois considérable ;
le bonhomme lui ayant présenté son fils, il les
avait invités à dîner tous les deux. |
91 |
I, 5 |
« Monsieur
et Madame Dambreuse prient Monsieur F. Moreau de
leur faire l’honneur de venir dîner chez eux
samedi 24 courant. — R. S. V. P. »
— Trop tard, pensa-t-il.
Néanmoins, il montra la lettre à Deslauriers,
lequel s’écria :
— Ah ! enfin ! Mais tu n’as pas l’air content.
Pourquoi ?
Frédéric, ayant hésité quelque peu, dit qu’il
avait le même jour une autre invitation.
— Fais-moi le plaisir d’envoyer bouler la rue
de Choiseul. Pas de bêtises ! Je vais répondre
pour toi, si ça te gêne.
Et le clerc écrivit une acceptation, à la
troisième personne. |
111 |
I, 5 |
Enfin il estimait
la fréquentation des Dambreuse tellement utile, et
il parla si bien, que Frédéric ne savait plus à
quoi se résoudre. |
112 |
I, 5 |
Le
hasard le servit, car il reçut, dans la soirée, un
billet bordé de noir, et où Mme Dambreuse, lui
annonçant la perte d’un oncle, s’excusait de
remettre à plus tard le plaisir de faire sa
connaissance. |
112 |
I, 5 |
Ensuite, il fut
question des embellissements de la capitale, des
quartiers nouveaux, et le bonhomme Oudry vint à
citer, parmi les grands spéculateurs, M.
Dambreuse. |
115 |
I, 5 |
À
l’entracte suivant, comme il traversait un
couloir, il les rencontra tous les deux ; sur le
vague salut qu’il fit, M. Dambreuse, le
reconnaissant, l’aborda et s’excusa, tout de
suite, de négligences impardonnables. C’était une
allusion aux cartes de visite nombreuses, envoyées
d’après les conseils du clerc. Toutefois il
confondait les époques, croyant que Frédéric était
à sa seconde année de droit. Puis il l’envia de
partir pour la campagne. Il aurait eu besoin de se
reposer, mais les affaires le retenaient à Paris. |
121 |
I, 5 |
On comptait sur lui,
dès son retour ; M. Dambreuse le chargea de ses
souvenirs pour le père Roque. |
121 |
I, 5 |
Il le
plaignait d’habiter une petite ville. Un jour, il
raconta que M. Dambreuse avait demandé de ses
nouvelles. |
125 |
I, 6 |
C’était le père Roque,
seul dans sa tapissière. Il allait passer toute la
journée à la Fortelle, chez M. Dambreuse, et
proposa cordialement à Frédéric de l’y conduire.
— Vous n’avez pas besoin d’invitation avec moi ;
soyez sans crainte !
Frédéric eut envie d’accepter. Mais comment
expliquerait-il son séjour définitif à Nogent ? Il
n’avait pas un costume d’été convenable ; enfin
que dirait sa mère ? Il refusa. |
128 |
I, 6 |
Et,
dans un brusque épanouissement de santé, il se fit
des résolutions d’égoïsme. Il se sentait le cœur
dur comme la table où ses coudes posaient. Donc,
il pouvait, maintenant, se jeter au milieu du
monde, sans peur. L’idée des Dambreuse lui vint ;
il les utiliserait ; |
141 |
II, 1 |
Trois jours après, le
soir, à son retour du Havre, il trouva chez lui sa
garde-robe complète ; et impatient de s’en servir,
il résolut de faire à l’instant même une visite
aux Dambreuse. Mais il était trop tôt, huit heures
à peine.
« Si j’allais chez les autres ? », se dit-il.
Arnoux, seul, devant sa glace, était en train
de se raser. Il lui proposa de le conduire dans un
endroit où il s’amuserait, et, au nom de M.
Dambreuse :
— Ah ! ça se trouve bien ! Vous verrez là de
ses amis ; venez donc ! ce sera drôle ! |
144 |
II, 1 |
Quand
il vint à passer devant M. Oudry, Rosanette
l’arrêta.
— Eh bien, et cette affaire ?
Il rougit quelque peu ; enfin, s’adressant au
bonhomme :
— Notre amie m’a dit que vous auriez
l’obligeance…
— Comment donc, mon voisin ! tout à vous.
Et le nom de M. Dambreuse fut prononcé ; comme ils
s’entretenaient à demi-voix, Frédéric les
entendait confusément ; il se porta vers l’autre
coin de la cheminée, où Rosanette et Delmar
causaient ensemble. |
152 |
II, 1 |
Puis, voulant
connaître enfin cette chose vague, miroitante et
indéfinissable qu’on appelle le monde, il
demanda par un billet aux Dambreuse s’ils
pouvaient le recevoir. Madame répondit qu’elle
espérait sa visite pour le lendemain. |
159 |
II, 2 |
Puis
elle lui demanda ce qu’il voulait faire, un homme
devant s’employer à quelque chose. Il se rappela
son mensonge et dit qu’il espérait parvenir au
Conseil d’État, grâce à M. Dambreuse, le député.
— Vous le connaissez peut-être ?
— De nom, seulement. |
165 |
II, 2 |
Enfin, un jour, elle
avoua ses inquiétudes : Arnoux lui avait fait
signer un billet, souscrit à l’ordre de M.
Dambreuse. |
175 |
II, 2 |
Un
matin qu’il ruminait sa mélancolie au coin de son
feu, Deslauriers entra. Les discours incendiaires
de Sénécal avaient inquiété son patron, et, une
fois de plus, il se trouvait sans ressources.
— Que veux-tu que j’y fasse ? dit Frédéric.
— Rien ! tu n’as pas d’argent, je le sais.
Mais ça ne te gênerait guère de lui découvrir une
place, soit par M. Dambreuse ou bien Arnoux ? |
176 |
II, 2 |
— Au collège, on fait
des serments, on constituera une phalange, on
imitera les Treize de Balzac. Puis, quand
on se retrouve : Bonsoir, mon vieux, va te
promener ! Car celui qui pourrait servir l’autre
retient précieusement tout, pour lui seul.
— Comment ?
— Oui, tu ne nous as pas même présentés chez les
Dambreuse !
Frédéric le regarda ; avec sa pauvre redingote,
ses lunettes dépolies et sa figure blême, l’avocat
lui parut un tel cuistre, qu’il ne put empêcher
sur ses lèvres un sourire dédaigneux. Deslauriers
l’aperçut, et rougit. |
183 |
II, 2 |
Elle
s’étonnait de ne pas le voir encore ministre, tout
en le plaisantant quelque peu. Puis elle parlait
de sa santé, et lui apprenait que M. Roque venait
maintenant chez elle. « Depuis qu’il est veuf,
j’ai cru sans inconvénient de le recevoir. Louise
est très changée à son avantage. » Et en
post-scriptum : « Tu ne me dis rien de ta belle
connaissance, M. Dambreuse ; à ta place, je
l’utiliserais. » |
184 |
II, 2 |
Aussi, le lendemain, en
dînant chez Mme Arnoux, il dit que sa mère le
tourmentait pour qu’il embrassât une profession.
— Mais je croyais, reprit-elle, que M.
Dambreuse devait vous faire entrer au Conseil
d’État ? Cela vous irait très bien.
Elle le voulait donc. Il obéit. |
184 |
II, 2 |
Le
banquier, comme la première fois, était assis à
son bureau, et d’un geste le pria d’attendre
quelques minutes, car un monsieur tournant le dos
à la porte, l’entretenait de matières graves. Il
s’agissait de charbons de terre et d’une fusion à
opérer entre diverses compagnies. |
184-185 |
II, 2 |
Les portraits du
général Foy et de Louis-Philippe se faisaient
pendant de chaque côté de la glace ; des
cartonniers montaient contre le lambris jusqu’au
plafond, et il y avait six chaises de paille, M.
Dambreuse n’ayant pas besoin pour ses affaires
d’un appartement plus beau ; c’était comme ces
sombres cuisines où s’élaborent de grands festins.
Frédéric observa surtout deux coffres monstrueux,
dressés dans les encoignures. Il se demandait
combien de millions y pouvaient tenir. Le banquier
en ouvrit un, et la planche de fer tourna, ne
laissant voir à l’intérieur que des cahiers de
papier bleu. |
185 |
II, 2 |
Enfin
l’individu passa devant Frédéric. C’était le père
Oudry. Tous deux se saluèrent en rougissant, ce
qui parut étonner M. Dambreuse. Du reste, il se
montra fort aimable. |
185 |
II, 2 |
Rien n’était plus
facile que de recommander son jeune ami au garde
des sceaux. On serait trop heureux de l’avoir ; et
il termina ses politesses en l’invitant à une
soirée qu’il donnait dans quelques jours. |
185 |
II, 2 |
De
grands arbres emplissaient la cage de l’escalier ;
les globes de porcelaine versaient une lumière qui
ondulait comme des moires de satin blanc sur les
murailles. Frédéric monta les marches allègrement.
Un huissier lança son nom : M. Dambreuse lui
tendit la main ; presque aussitôt, Mme Dambreuse
parut. |
185 |
II, 2 |
M. Dambreuse avait
aussi invité plusieurs savants, des magistrats,
deux ou trois médecins illustres, et il repoussait
avec d’humbles attitudes les éloges qu’on lui
faisait sur sa soirée et les allusions à sa
richesse. |
186 |
II, 2 |
M.
Dambreuse le toucha au coude légèrement, et
l’emmena dehors sur la terrasse.
Il avait vu le ministre. La chose n’était pas
facile. Avant d’être présenté comme auditeur au
Conseil d’État, on devait subir un examen ;
Frédéric, pris d’une confiance inexplicable,
répondit qu’il en savait les matières.
Le financier n’en était pas surpris, d’après
tous les éloges que faisait de lui M. Roque. |
190 |
II, 2 |
— Pourquoi donc,
reprit M. Dambreuse, tenez-vous au Conseil
d’État ?
Et il affirma, d’un ton de libéral, que les
fonctions publiques ne menaient à rien, il en
savait quelque chose ; les affaires valaient
mieux. Frédéric objecta la difficulté de les
apprendre.
— Ah ! bah ! en peu de temps, je vous y mettrais. |
190 |
II, 2 |
Le
jeune homme aperçut, comme dans un éclair, une
immense fortune qui allait venir.
— Rentrons, dit le banquier. Vous soupez avec
nous, n’est-ce pas ?
Il était trois heures, on partait. Dans la
salle à manger, une table servie attendait les
intimes. |
190 |
II, 2 |
M. Dambreuse aperçut
Martinon, et, s’approchant de sa femme, d’une voix
basse :
— C’est vous qui l’avez invité ?
Elle répliqua sèchement :
— Mais oui ! |
190 |
II, 2 |
Seul,
Martinon se montra sérieux ; il refusa de boire du
vin de Champagne par bon genre, souple d’ailleurs
et fort poli, car M. Dambreuse, qui avait la
poitrine étroite, se plaignant d’oppression, il
s’informa de sa santé à plusieurs reprises ; puis
il dirigeait ses yeux bleuâtres du côté
de Mme Dambreuse. |
191 |
II, 2 |
Puis, comme on mettait
les pelisses et les paletots, M. Dambreuse lui
dit :
— Venez me voir un de ces matins, nous
causerons ! |
191 |
II, 2 |
Frédéric,
en se couchant, résuma la soirée. D’abord, sa
toilette (il s’était observé dans les glaces
plusieurs fois), depuis la coupe de l’habit
jusqu’au nœud des escarpins, ne laissait rien à
reprendre ; il avait parlé à des hommes
considérables, avait vu de près des femmes riches,
M. Dambreuse s’était montré excellent
et Mme Dambreuse presque engageante. |
191 |
II, 2 |
Huit jours après le
bal, il avait fait une visite à M. Dambreuse. Le
financier lui avait offert une vingtaine d’actions
dans son entreprise de houilles ; Frédéric n’y
était pas retourné. |
202 |
II, 3 |
« Si
je m’adressais à M. Dambreuse ? Mais sous quel
prétexte demander de l’argent ? C’est à moi, au
contraire, d’en porter chez lui pour ses actions
de houilles ! Ah ! qu’il aille se promener avec
ses actions ! Je ne les dois pas ! »
Et Frédéric s’applaudissait de son indépendance,
comme s’il eût refusé un service à M. Dambreuse. |
210 |
II, 3 |
— Mon mari,
reprit-elle avec effort, m’a engagée à venir chez
vous, n’osant faire cette démarche lui-même.
— Et pourquoi ?
— Vous connaissez M. Dambreuse, n’est-ce pas ?
— Oui, un peu !
— Ah ! un peu.
Elle se taisait.
— N’importe ! achevez.
Alors, elle conta que l’avant-veille, Arnoux
n’avait pu payer quatre billets de mille francs
souscrits à l’ordre du banquier, et sur lesquels
il lui avait fait mettre sa signature. Elle se
repentait d’avoir compromis la fortune de ses
enfants. Mais tout valait mieux que le
déshonneur ; et, si M. Dambreuse arrêtait les
poursuites, on le payerait bientôt, certainement ;
car elle allait vendre, à Chartres, une petite
maison qu’elle avait. |
213-234 |
II, 3 |
Le
lendemain, à onze heures, il se présenta chez M.
Dambreuse. On le reçut dans la salle à manger. Le
banquier déjeunait en face de sa femme. Sa nièce
était près d’elle, et de l’autre côté
l’institutrice, une Anglaise, fortement marquée de
petite vérole.
M. Dambreuse invita son jeune ami à prendre place
au milieu d’eux, et, sur son refus :
— À quoi puis-je vous être bon ? Je vous
écoute.
Frédéric avoua, en affectant de
l’indifférence, qu’il venait faire une requête
pour un certain Arnoux.
— Ah ! ah ! l’ancien marchand de tableaux, dit
le banquier, avec un rire muet découvrant ses
gencives. Oudry le garantissait, autrefois ; on
s’est fâché. |
215 |
II, 3 |
Deux domestiques
servaient, sans faire de bruit sur le parquet ; et
la hauteur de la salle, qui avait trois portières
en tapisserie et deux fontaines de marbre blanc,
le poli des réchauds, la disposition des
hors-d’œuvre, et jusqu’aux plis raides des
serviettes, tout ce bien-être luxueux établissait
dans la pensée de Frédéric un contraste avec un
autre déjeuner chez Arnoux. Il n’osait interrompre
M. Dambreuse. |
215 |
II, 3 |
M.
Dambreuse, troublé par le dérangement des chaises,
demanda ce qu’il y avait.
— C’est Mme Regimbart.
— Tiens ! Regimbart ! Je connais ce nom-là.
J’ai rencontré sa signature. |
216 |
II, 3 |
Frédéric aborda enfin
la question ; Arnoux méritait de l’intérêt ; il
allait même, dans le seul but de remplir ses
engagements, vendre une maison à sa femme.
— Elle passe pour très jolie,
dit Mme Dambreuse.
Le banquier ajouta d’un air bonhomme :
— Êtes-vous leur ami… intime ?
Frédéric, sans répondre nettement, dit qu’il
lui serait fort obligé de prendre en
considération…
— Eh bien, puisque cela vous fait plaisir,
soit ! on attendra ! J’ai du temps encore. Si nous
descendions dans mon bureau, voulez-vous ? |
216 |
II, 3 |
Frédéric
n’eut pas le temps d’y réfléchir, car M.
Dambreuse, dès qu’ils furent seuls :
— Vous n’êtes pas venu chercher vos actions.
Et, sans lui permettre de s’excuser :
— Bien ! bien ! il est juste que vous
connaissiez l’affaire un peu mieux.
Il lui offrit une cigarette et commença.
L’Union générale des Houilles françaises était
constituée ; on n’attendait plus que l’ordonnance.
Le fait seul de la fusion diminuait les frais de
surveillance et de main-d’œuvre, augmentait les
bénéfices. De plus, la Société imaginait une chose
nouvelle, qui était d’intéresser les ouvriers à
son entreprise. Elle leur bâtirait des maisons,
des logements salubres ; enfin elle se constituait
le fournisseur de ses employés, leur livrait tout
à prix de revient.
— Et ils gagneront, monsieur ; voilà du
véritable progrès ; c’est
répondre victorieusement à certaines criailleries
républicaines ! Nous avons dans notre conseil, —
il exhiba le prospectus, — un pair de France, un
savant de l’Institut, un officier supérieur du
génie en retraite, des noms connus ! De pareils
éléments rassurent les capitaux craintifs et
appellent les capitaux intelligents ! La Compagnie
aurait pour elle les commandes de l’État, puis les
chemins de fer, la marine à vapeur, les
établissements métallurgiques, le gaz, les
cuisines bourgeoises. Ainsi nous chauffons, nous
éclairons, nous pénétrons jusqu’au foyer des plus
humbles ménages. Mais comment, me direz-vous,
pourrons-nous assurer la vente ? Grâce à des
droits protecteurs, cher monsieur, et nous les
obtiendrons ; cela nous regarde ! Moi, du reste,
je suis franchement prohibitionniste ! le Pays
avant tout ! » |
216-217 |
II, 3 |
On l’avait nommé
directeur ; mais le temps lui manquait pour
s’occuper de certains détails, de la rédaction
entre autres.
— Je suis un peu brouillé avec mes auteurs,
j’ai oublié mon grec ! J’aurais besoin de
quelqu’un… qui pût traduire mes idées.
Et tout à coup :
— Voulez-vous être cet homme-là, avec le titre
de secrétaire général ?
Frédéric ne sut que répondre.
— Eh bien, qui vous empêche ?
Ses fonctions se borneraient à écrire, tous
les ans, un rapport pour les actionnaires. Il se
trouverait en relations quotidiennes avec les
hommes les plus considérables de Paris.
Représentant la Compagnie près les ouvriers, il
s’en ferait adorer, naturellement, ce qui lui
permettrait, plus tard, de se pousser au conseil
général, à la députation.
Les oreilles de Frédéric tintaient. D’où
provenait cette bienveillance ? Il se confondit en
remerciements. |
217 |
II, 3 |
Mais il ne fallait point, dit le banquier, qu’il
fût dépendant de personne. Le meilleur moyen,
c’était de prendre des actions, « placement
superbe d’ailleurs, car votre capital garantit
votre position, comme votre position votre
capital ».
— À combien, environ, doit-il se monter ? dit
Frédéric.
— Mon Dieu ! ce qui vous plaira, de quarante à
soixante mille francs, je suppose.
Cette somme était si minime pour M. Dambreuse
et son autorité si grande, que le jeune homme se
décida immédiatement à vendre une ferme. Il
acceptait. M. Dambreuse fixerait un de ces jours
un rendez-vous pour terminer leurs arrangements.
— Ainsi, je puis dire à Jacques Arnoux… ?
— Tout ce que vous voudrez ! le pauvre
garçon ! Tout ce que vous voudrez ! |
218 |
II, 3 |
Un matin (trois
semaines après leur entrevue), M. Dambreuse lui
écrivit qu’il l’attendait le jour même, dans une
heure. |
218 |
II, 3 |
Mais
M. Dambreuse ? « Eh bien, tant pis ! Je dirai que
j’étais malade. » Il courut à la gare ; puis, dans
le wagon : « J’ai eu tort, peut-être ? Ah bah !
qu’importe ! ». |
218 |
II, 3 |
Son mari, au contraire,
devait recueillir plusieurs héritages, Cisy les
énuméra ; fréquentant les Dambreuse, il savait
leur histoire. |
239 |
II, 4 |
Sénécal
n’avait rien deviné, car il reprit :
— C’est-à-dire que, sans vous, j’aurais
peut-être trouvé mieux.
Frédéric fut saisi d’une espèce de remords.
— En quoi puis-je vous servir, maintenant ?
Sénécal demandait un emploi quelconque, une
place.
— Cela vous est facile. Vous connaissez tant
de monde, M. Dambreuse entre autres, à ce que m’a
dit Deslauriers.
Ce rappel de Deslauriers fut désagréable à son
ami. Il ne se souciait guère de retourner chez les
Dambreuse depuis la rencontre du Champ de Mars.
— Je ne suis pas suffisamment intime dans la
maison pour recommander quelqu’un. |
243 |
II, 4 |
M. Dambreuse et un
vieillard à chevelure blanche se promenaient dans
toute la longueur du salon. Quelques-uns
s’entretenaient au bord des petits divans, çà et
là les autres, debout, formaient un cercle au
milieu.
Ils causaient de votes, d’amendements, de
sous-amendements, du discours de M. Grandin, de la
réplique de M. Benoist. Le tiers parti décidément
allait trop loin ! Le centre gauche aurait dû se
souvenir un peu mieux de ses origines ! Le
ministère avait reçu de graves atteintes ! Ce qui
devait rassurer pourtant, c’est qu’on ne lui
voyait point de successeur. Bref, la situation
était complètement analogue à celle de 1834. |
261 |
II, 4 |
Suivant
M. Dambreuse, on n’arriverait à rien de bien sans
une surabondance du capital. Donc, le seul moyen
possible était de confier, « comme le voulaient,
du reste, les saint-simoniens (mon Dieu, ils
avaient du bon ! soyons justes envers tout le
monde), de confier, dis-je, la cause du Progrès à
ceux qui peuvent accroître la fortune publique ».
Insensiblement on aborda les grandes exploitations
industrielles, les chemins de fer, la houille. |
262 |
II, 4 |
Et M. Dambreuse,
s’adressant à Frédéric, lui dit tout bas :
— Vous n’êtes pas venu pour notre affaire.
Frédéric allégua une maladie ; mais, sentant
que l’excuse était trop bête :
— D’ailleurs, j’ai eu besoin de mes fonds. |
263 |
|
et
M. Dambreuse, qui arrivait au même moment,
ajouta :
— Vous paraissiez même vous intéresser
beaucoup à eux.
Ces derniers mots achevèrent de décontenancer
Frédéric. Son trouble, que l’on voyait,
pensait-il, allait confirmer les soupçons, quand
M. Dambreuse lui dit de plus près, d’un ton
grave :
— Vous ne faites pas d’affaires ensemble, je
suppose ?
Il protesta par des secousses de tête
multipliées, sans comprendre l’intention du
capitaliste, qui voulait lui donner un conseil. |
263 |
II, 4 |
Quelques-uns
l’encourageaient ironiquement : « Allez donc !
continuez ! » tandis que d’autres murmuraient :
« Diable ! quelle exaltation ! » Enfin, il jugea
convenable de se retirer ; et, comme il s’en
allait, M. Dambreuse lui dit, faisant allusion à
la place de secrétaire :
— Rien n’est terminé encore ! Mais
dépêchez-vous ! |
265 |
II, 4 |
Frédéric
ne cachait rien à son ancien ami. Il lui dit l’affaire
des houilles, avec la proposition de M. Dambreuse.
L’avocat devint rêveur.
— C’est drôle ! il faudrait pour cette place
quelqu’un d’assez fort en droit !
— Mais tu pourras m’aider, reprit Frédéric.
— Oui… tiens… parbleu ! certainement. |
266 |
II, 4 |
La fortune de M. Roque
était considérable.
Il l’avait acquise en faisant des placements
pour M. Dambreuse ; car il prêtait à des personnes
pouvant offrir de bonnes garanties hypothécaires,
ce qui lui permettait de demander des suppléments
ou des commissions. Le capital, grâce à une
surveillance active, ne risquait rien. D’ailleurs,
le père Roque n’hésitait jamais devant une
saisie ; puis il rachetait à bas prix les biens
hypothéqués, et M. Dambreuse, voyant ainsi rentrer
ses fonds, trouvait ses affaires très bien faites.
Mais cette manipulation extra-légale le
compromettait vis-à-vis de son régisseur. Il
n’avait rien à lui refuser. C’était sur ses
instances qu’il avait si bien accueilli Frédéric. |
268 |
II, 5 |
En
effet, le père Roque couvait au fond de son âme
une ambition. Il voulait que sa fille fût
comtesse ; et, pour y parvenir, sans mettre en jeu
le bonheur de son enfant, il ne connaissait pas
d’autre jeune homme que celui-là.
Par la protection de M. Dambreuse, on lui
ferait avoir le titre de son aïeul, Mme Moreau
étant la fille d’un comte de Fouvens, |
268 |
II, 5 |
Tant d’honorabilité
fascinait M. Roque, fils d’un ancien domestique.
Si la couronne comtale ne venait pas, il s’en
consolerait sur autre chose ; car Frédéric pouvait
parvenir à la députation quand M. Dambreuse serait
élevé à la pairie, et alors l’aider dans ses
affaires, lui obtenir des fournitures, des
concessions. |
268 |
II, 5 |
De
tous les Français, celui qui tremblait le plus
fort était M. Dambreuse. L’état nouveau des choses
menaçait sa fortune, mais surtout dupait son
expérience. Un système si bon, un roi si sage !
était-ce possible ! La terre allait crouler ! Dès
le lendemain, il congédia trois domestiques,
vendit ses chevaux, s’acheta, pour sortir dans les
rues, un chapeau mou, pensa même à laisser croître
sa barbe ; et il restait chez lui, prostré, se
repaissant amèrement des journaux les plus
hostiles à ses idées, et devenu tellement sombre,
que les plaisanteries sur la pipe de Flocon
n’avaient pas même la force de le faire sourire. |
319-320 |
III, 1 |
Comme soutien du
dernier règne, il redoutait les vengeances du
peuple sur ses propriétés de la Champagne, quand
l’élucubration de Frédéric lui tomba dans les
mains. Alors il s’imagina que son jeune ami était
un personnage très influent et qu’il pourrait
sinon le servir, du moins le défendre ; de sorte
qu’un matin, M. Dambreuse se présenta chez lui,
accompagné de Martinon.
Cette visite n’avait pour but, dit-il, que de
le voir un peu et de causer. |
320 |
III, 1 |
Somme
toute, il se réjouissait des événements, et il
adoptait de grand cœur « notre sublime devise : Liberté,
Égalité, Fraternité, ayant toujours été
républicain, au fond ». S’il votait, sous l’autre
régime, avec le ministère, c’était simplement pour
accélérer une chute inévitable. Il s’emporta même
contre M. Guizot, « qui nous a mis dans un joli
pétrin, convenons-en ! » En revanche, il admirait
beaucoup Lamartine, lequel s’était montré
« magnifique, ma parole d’honneur, quand, à propos
du drapeau rouge… »
— Oui ! je sais, dit Frédéric.
Après quoi, il déclara sa sympathie pour les
ouvriers.
— Car enfin, plus ou moins, nous sommes tous
ouvriers !
Et il poussait l’impartialité jusqu’à
reconnaître que Proudhon avait de la logique.
« Oh ! beaucoup de logique ! diable ! » Puis, avec
le détachement d’une intelligence supérieure, il
causa de l’exposition de peinture, où il avait vu
le tableau de Pellerin. Il trouvait cela original,
bien touché. |
320 |
III, 1 |
On arriva bientôt aux
élections pour l’Assemblée nationale, et
aux candidats dans l’arrondissement de la
Fortelle. Celui de l’opposition n’avait pas de
chances.
— Vous devriez prendre sa place ! dit M.
Dambreuse.
Frédéric se récria.
— Eh ! pourquoi donc ? car il obtiendrait les
suffrages des ultras, vu ses opinions
personnelles, celui des conservateurs, à cause de
sa famille.
— Et peut-être aussi, ajouta le banquier en
souriant, grâce un peu à mon influence. |
320 |
III, 1 |
Frédéric
objecta qu’il ne saurait comment s’y prendre. Rien
de plus facile, en se faisant recommander aux
patriotes de l’Aube par un club de la capitale. Il
s’agissait de lire, non une profession de foi
comme on en voyait quotidiennement, mais une
exposition de principes sérieuse.
— Apportez-moi cela ; je sais ce qui convient
dans la localité ! Et vous pourriez, je vous le
répète, rendre de grands services au pays, à nous
tous, à moi-même.
Par des temps pareils, on devait s’entr’aider,
et, si Frédéric avait besoin de quelque chose,
lui, ou ses amis…
— Oh ! mille grâces, cher monsieur !
— À charge de revanche, bien entendu !
Le banquier était un brave homme, décidément. |
321 |
III, 1 |
Frédéric, homme de
toutes les faiblesses, fut gagné par la démence
universelle. Il écrivit un discours, et alla le
faire voir à M. Dambreuse. |
322 |
III, 1 |
dans
l’antichambre, un tableau l’arrêta, le tableau de
Pellerin, posé sur une chaise, provisoirement sans
doute.
Cela représentait la République, ou le
Progrès, ou la Civilisation, sous la figure de
Jésus-Christ conduisant une locomotive, laquelle
traversait une forêt vierge. Frédéric, après une
minute de contemplation, s’écria :
— Quelle turpitude !
— N’est-ce pas, hein ? dit M. Dambreuse,
survenu sur cette parole et s’imaginant qu’elle
concernait non la peinture, mais la doctrine
glorifiée par le tableau. |
322 |
III, 1 |
Martinon arriva au même
moment. Ils passèrent dans le cabinet ; et
Frédéric tirait un papier de sa poche, quand
Mlle Cécile, entrant tout à coup, articula d’un
air ingénu :
— Ma tante est-elle ici ?
— Tu sais bien que non, répliqua le banquier.
N’importe ! faites comme chez vous, mademoiselle.
— Oh ! merci ! je m’en vais.
À peine sortie, Martinon eut l’air de chercher
son mouchoir.
— Je l’ai oublié dans mon paletot,
excusez-moi !
— Bien ! dit M. Dambreuse.
Évidemment, il n’était pas dupe de cette manœuvre,
et même semblait la favoriser. Pourquoi ? |
322-323 |
III, 1 |
Mais
bientôt Martinon reparut, et Frédéric entama son
discours. Dès la seconde page, qui signalait comme
une honte la prépondérance des intérêts
pécuniaires, le banquier fit la grimace. Puis,
abordant les réformes, Frédéric demandait la
liberté du commerce. |
322 |
III, 1 |
Le tout finissait par
des conseils aux classes supérieures.
« N’épargnez rien, ô riches ! donnez !
donnez ! »
Il s’arrêta, et resta debout. Ses deux
auditeurs assis ne parlaient pas ; Martinon
écarquillait les yeux, M. Dambreuse était tout
pâle. Enfin dissimulant son émotion sous un aigre
sourire :
— C’est parfait, votre discours !
Et il en vanta beaucoup la forme, pour n’avoir
pas à s’exprimer sur le fond.
Cette virulence de la part d’un jeune homme
inoffensif l’effrayait, surtout comme symptôme. |
323 |
III, 1 |
Martinon
tâcha de le rassurer. Le parti conservateur, d’ici
peu, prendrait sa revanche, certainement ; dans
plusieurs villes on avait chassé les commissaires
du gouvernement provisoire : les élections
n’étaient fixées qu’au 23 avril, on avait du
temps ; bref, il fallait que M. Dambreuse,
lui-même, se présentât dans l’Aube ; et, dès lors,
Martinon ne le quitta plus, devint son secrétaire
et l’entoura de soins filiaux. |
323 |
III, 1 |
Malgré la loi contre
les attroupements, ces clubs du désespoir augmentaient
d’une manière effrayante, et beaucoup de bourgeois
s’y rendaient quotidiennement, par bravade, par
mode.
Tout à coup, Frédéric aperçut, à trois pas de
distance, M. Dambreuse avec Martinon ; il tourna
la tête, car M. Dambreuse s’étant fait nommer
représentant, il lui gardait rancune. Mais le
capitaliste l’arrêta.
— Un mot, cher monsieur ! J’ai des
explications à vous fournir.
— Je n’en demande pas.
— De grâce ! écoutez-moi.
Ce n’était nullement sa faute. On l’avait
prié, contraint en quelque sorte. Martinon, tout
de suite, appuya ses paroles : des Nogentais en
députation s’étaient présentés chez lui.
— D’ailleurs, j’ai cru être libre, du moment…
Une poussée de monde sur le trottoir força M.
Dambreuse à s’écarter. Une minute après, il
reparut, en disant à Martinon :
— C’est un vrai service, cela ! Vous n’aurez
pas à vous repentir… |
339 |
III, 1 |
De
petits drapeaux rouges, çà et là, semblaient des
flammes ; les cochers, du haut de leur siège,
faisaient de grands gestes, puis s’en
retournaient. C’était un mouvement, un spectacle
des plus drôles.
— Comme tout cela, dit Martinon, aurait amusé
Mlle Cécile !
— Ma femme, vous savez bien, n’aime pas que ma
nièce vienne avec nous, reprit en souriant M.
Dambreuse. |
340 |
III, 1 |
On ne l’aurait pas
reconnu. Depuis trois mois il criait : « Vive la
République ! », et même il avait voté le
bannissement des d’Orléans. Mais les concessions
devaient finir. Il se montrait furieux jusqu’à
porter un casse-tête dans sa poche.
Martinon, aussi, en avait un. La magistrature
n’étant plus inamovible, il s’était retiré du
Parquet, si bien qu’il dépassait en violences M.
Dambreuse. |
340 |
III, 1 |
Le
banquier haïssait particulièrement Lamartine (pour
avoir soutenu Ledru-Rollin), et avec lui Pierre
Leroux, Proudhon, Considérant, Lamennais, tous les
cerveaux brûlés, tous les socialistes.
— Car enfin, que veulent-ils ? On a supprimé
l’octroi sur la viande et la contrainte par
corps ; maintenant, on étudie le projet d’une
banque hypothécaire ; l’autre jour, c’était une
banque nationale ! et voilà cinq millions au
budget pour les ouvriers ! Mais heureusement c’est
fini, grâce à M. de Falloux Bon voyage ! qu’ils
s’en aillent ! |
340 |
III, 1 |
Plusieurs fenêtres ne
s’éclairaient pas ; des cailloux furent lancés
dans leurs carreaux. M. Dambreuse jugea prudent de
s’en aller. Les deux jeunes gens le
reconduisirent.
Il prévoyait de grands désastres. Le peuple,
encore une fois, pouvait envahir la Chambre, et, à
ce propos, il raconta comment il serait mort le 15
mai, sans le dévouement d’un garde national.
— Mais c’est votre ami, j’oubliais ! votre
ami, le fabricant de faïences, Jacques Arnoux ! |
341 |
III, 1 |
Or
Martinon soupçonnait Cécile d’être la fille
naturelle de M. Dambreuse ; et il eût été,
probablement, très fort de demander sa main à
tout hasard. Cette audace offrait des dangers ;
aussi Martinon, jusqu’à présent, s’était conduit
de manière à ne pas se compromettre ; d’ailleurs,
il ne savait comment se débarrasser de la tante.
Le mot de Cisy le détermina ; et il avait fait sa
requête au banquier, lequel, n’y voyant pas
d’obstacle, venait d’en prévenir Mme Dambreuse. |
361 |
III, 2 |
M. Dambreuse sortit de
son cabinet avec Martinon. Elle détourna la tête,
et répondit aux saluts de Pellerin qui s’avançait.
L’artiste considérait les murailles, d’une façon
inquiète. Le banquier le prit à part, et lui fit
comprendre qu’il avait dû, pour le moment, cacher
sa toile révolutionnaire.
— Sans doute ! dit Pellerin, son échec au Club
de l’Intelligence ayant modifié ses
opinions.
M. Dambreuse glissa fort poliment qu’il lui
commanderait d’autres travaux. |
362 |
III, 2 |
— À
propos, parlez-nous donc de Dussardier ! dit M.
Dambreuse en se tournant vers Frédéric.
Le brave commis était maintenant un héros,
comme Sallesse, les frères Jeanson, la femme
Péquillet, etc.
Frédéric, sans se faire prier, débita
l’histoire de son ami ; il lui en revint une
espèce d’auréole. |
366 |
III, 2 |
— Bonjour, Arnoux,
dit Hussonnet, qui passa lestement sur le gazon.
Il apportait à M. Dambreuse la première
feuille d’une brochure intitulée l’Hydre,
le bohème défendant les intérêts d’un cercle
réactionnaire, et le banquier le présenta comme
tel à ses hôtes. |
367 |
III, 2 |
et,
au lieu de déplorer simplement ces deux meurtres,
on discuta pour savoir lequel devait exciter la
plus forte indignation. Un second parallèle vint
après, celui de Lamoricière et de Cavaignac, M.
Dambreuse exaltant Cavaignac et Nonancourt
Lamoricière. Personne de la compagnie, sauf
Arnoux, n’avait pu les voir à l’œuvre. Tous n’en
formulèrent pas moins sur leurs opérations un
jugement irrévocable. Frédéric s’était récusé,
confessant qu’il n’avait pas pris les armes. Le
diplomate et M. Dambreuse lui firent un signe de
tête approbatif. En effet, avoir combattu
l’émeute, c’était avoir défendu la République. Le
résultat, bien que favorable, la consolidait ; et,
maintenant qu’on était débarrassé des vaincus, on
souhaitait l’être des vainqueurs. |
367-368 |
III, 2 |
Alors, Frédéric se
vengea du vicomte en lui faisant accroire qu’on
allait peut-être le poursuivre comme légitimiste.
L’autre objectait qu’il n’avait pas bougé de sa
chambre ; son adversaire accumula les chances
mauvaises ; MM. Dambreuse et de Grémonville
eux-mêmes s’amusaient. Puis ils complimentèrent
Frédéric, tout en regrettant qu’il n’employât pas
ses facultés à la défense de l’ordre ; et leur
poignée de main fut cordiale ; il pouvait
désormais compter sur eux. |
370 |
III, 2 |
Quant
à M. Dambreuse, loin de montrer de la jalousie, il
entourait d’égards son jeune ami, le consultait
sur différentes choses, s’inquiétait même de son
avenir, si bien qu’un jour, comme on parlait du
père Roque, il lui dit à l’oreille, d’un air
finaud :
— Vous avez bien fait. |
382 |
III, 3 |
M. Dambreuse, tel qu’un
baromètre, en exprimait constamment la dernière
variation. On ne parlait pas de Lamartine sans
qu’il citât ce mot d’un homme du peuple : « Assez
de lyre ! », Cavaignac n’était plus, à ses yeux,
qu’un traître. Le Président, qu’il avait admiré
pendant trois mois, commençait à déchoir dans son
estime (ne lui trouvant pas « l’énergie
nécessaire ») ; et, comme il lui fallait toujours
un sauveur, sa reconnaissance, depuis l’affaire du
Conservatoire, appartenait à Changarnier : « Dieu
merci, Changarnier… Espérons que Changarnier… Oh !
rien à craindre tant que Changarnier… ». |
383 |
III, 3 |
M.
Dambreuse déclara donc au jeune homme que Cécile,
étant l’orpheline de parents pauvres, n’avait
aucune « espérance » ni dot.
Martinon, ne croyant pas que cela fût vrai, ou
trop avancé pour se dédire, ou par un de ces
entêtements d’idiot qui sont des actes de génie,
répondit que son patrimoine, quinze mille livres
de rente, leur suffirait. Ce désintéressement
imprévu toucha le banquier. Il lui promit un
cautionnement de receveur, en s’engageant à
obtenir la place ; et, au mois de mai 1850,
Martinon épousa Mlle Cécile. |
385 |
III, 3 |
Selon Frédéric, la
grande masse des citoyens n’aspirait qu’au repos
(il avait profité à l’hôtel Dambreuse), et toutes
les chances étaient pour les conservateurs. Ce
parti-là, cependant, manquait d’hommes neufs.
— Si tu te présentais, je suis sûr…
Il n’acheva pas. Deslauriers comprit, se passa
les deux mains sur le front ; puis, tout à coup :
— Mais toi ? Rien ne t’empêche ? Pourquoi ne
serais-tu pas député ?
Par suite d’une double élection, il y avait,
dans l’Aube, une candidature vacante. M.
Dambreuse, réélu à la Législative, appartenait à
un autre arrondissement. |
389 |
III, 3 |
Deslauriers
ajouta :
— Tu devrais bien me trouver une place à
Paris.
— Oh ! ce ne sera pas difficile, par M.
Dambreuse.
— Puisque nous parlions de houilles, reprit
l’avocat, que devient sa grande société ? C’est
une occupation de ce genre qu’il me faudrait ! et
je leur serais utile, tout en gardant mon
indépendance.
Frédéric promit de le conduire chez le
banquier avant trois jours. |
390 |
III, 3 |
Il dit son idée de
candidature. Elle l’approuva, s’engageant même à y
faire travailler M. Dambreuse. |
390 |
III, 3 |
Monsieur
Dambreuse, quand Deslauriers se présenta chez lui,
songeait à raviver sa grande affaire de houilles.
Mais cette fusion de toutes les compagnies en une
seule était mal vue ; on criait au monopole, comme
s’il ne fallait pas, pour de telles exploitations,
d’immenses capitaux ! |
392 |
III, 4 |
M. Dambreuse lui confia
des notes pour rédiger un mémoire. Quant à la
manière dont il payerait son travail, il fit des
promesses d’autant meilleures qu’elles n’étaient
pas précises. |
392 |
III, 4 |
Trois
jours après, Deslauriers reparut avec une feuille
d’écriture destinée aux journaux et qui était une
lettre familière, où M. Dambreuse approuvait la
candidature de leur ami. Soutenue par un
conservateur et prônée par un rouge, elle devait
réussir. Comment le capitaliste signait-il une
pareille élucubration ? L’avocat, sans le moindre
embarras, de lui-même, avait été la montrer à
Mme Dambreuse, qui, la trouvant fort bien, s’était
chargée du reste. |
392 |
III, 4 |
Sénécal avoua (c’était
le but de sa visite, peut-être) que Deslauriers
s’impatientait beaucoup du silence de M.
Dambreuse.
Mais M. Dambreuse était malade. Frédéric le
voyait tous les jours, sa qualité d’intime le
faisait admettre près de lui.
La révocation du général Changarnier avait ému
extrêmement le capitaliste. Le soir même, il fut
pris d’une grande chaleur dans la poitrine, avec
une oppression à ne pouvoir se tenir couché. Des
sangsues amenèrent un soulagement immédiat. La
toux sèche disparut, la respiration devint plus
calme ; et, huit jours après, il dit en avalant un
bouillon :
— Ah ! ça va mieux ! Mais j’ai manqué faire le
grand voyage !
— Pas sans moi ! s’écria Mme Dambreuse,
notifiant par ce mot qu’elle n’aurait pu lui
survivre.
Au lieu de répondre, il étala sur elle et sur
son amant un singulier sourire, où il y avait à la
fois de la résignation, de l’indulgence, de
l’ironie, et même comme une pointe, un
sous-entendu presque gai. |
395 |
III, 4 |
Tout
à coup, M. Dambreuse cracha le sang abondamment.
« Les princes de la science », consultés,
n’avisèrent à rien de nouveau. Ses jambes
enflaient, et la faiblesse augmentait. Il avait
témoigné plusieurs fois le désir de voir Cécile,
qui était à l’autre bout de la France, avec son
mari, nommé receveur depuis un mois. Il ordonna
expressément qu’on la fît venir. Mme Dambreuse
écrivit trois lettres, et les lui montra. |
395 |
III, 4 |
Le 12 février, à cinq
heures, une hémoptysie effrayante se déclara. Le
médecin de garde dit le danger. On courut vite
chez un prêtre.
Pendant la confession de M. Dambreuse, Madame
le regardait de loin, curieusement. Après quoi, le
jeune docteur posa un vésicatoire, et attendit. |
395 |
III, 4 |
Enfin,
un râle s’éleva. Les mains se refroidissaient, la
face commençait à pâlir. Quelquefois, il tirait
tout à coup une aspiration énorme ; elles
devinrent de plus en plus rares ; deux ou trois
paroles confuses lui échappèrent ; il exhala un
petit souffle en même temps qu’il tournait ses
yeux, et le tête retomba de côté sur l’oreiller.
Tous, pendant une minute, restèrent immobiles.
Mme Dambreuse s’approcha ; et, sans effort,
avec la simplicité du devoir, elle lui ferma les
paupières. |
396 |
III, 4 |
Ils s’étaient mariés
sous le régime de la séparation. Son patrimoine
était de trois cent mille francs. M. Dambreuse,
par leur contrat, lui avait assuré, en cas de
survivance, quinze mille livres de rente avec la
propriété de l’hôtel. Mais, peu de temps après, il
avait fait un testament où il lui donnait toute sa
fortune ; et elle l’évaluait, autant qu’il était
possible de le savoir maintenant, à plus de trois
millions. |
397 |
III, 4 |
Et
elle s’en voulait d’avoir trop bien traité cette
pécore-là, qui était jalouse, intéressée,
hypocrite. « Tous les défauts de son père ! » Elle
le dénigrait de plus en plus. Personne d’une
fausseté aussi profonde, impitoyable d’ailleurs,
dur comme un caillou, « un mauvais homme ! un
mauvais homme ! » |
397 |
III, 4 |
Quant au bureau de M.
Dambreuse, pièce déplaisante, à quoi pouvait-elle
servir ?
Le prêtre qui venait à se moucher, ou la bonne
sœur arrangeant le feu, interrompait brutalement
ces imaginations. Mais la réalité les confirmait ;
le cadavre était toujours là. Ses paupières
s’étaient rouvertes ; et les pupilles, bien que
noyées dans des ténèbres visqueuses, avaient une
expression énigmatique, intolérable. Frédéric
croyait y voir comme un jugement porté sur lui, et
il sentait presque un remords, car il n’avait
jamais eu à se plaindre de cet homme, qui, au
contraire… « Allons donc ! un vieux
misérable ! » ; et il le considérait de plus près,
pour se raffermir, en lui criant mentalement
« Eh bien, quoi ? Est-ce que je t’ai tué ? » |
398 |
III, 4 |
C’était
jour de marché aux fleurs sur la place de la
Madeleine. Il faisait un temps clair et doux ; et
la brise, qui secouait un peu les baraques de
toile, gonflait, par les bords, l’immense drap
noir accroché sur le portail. L’écusson de
M. Dambreuse, occupant un carré de velours, s’y
répétait trois fois. Il était de sable au
senestrochère d’or, à poing fermé, ganté
d’argent, avec couronne de comte, et cette
devise : Par toutes voies. |
400 |
III, 4 |
Et tous profitèrent de
l’occasion pour tonner contre le Socialisme, dont
M. Dambreuse était mort victime. C’était le
spectacle de l’anarchie et son dévouement à
l’ordre qui avait abrégé ses jours. On exalta ses
lumières, sa probité, sa générosité et même son
mutisme comme représentant du peuple, car, s’il
n’était pas orateur, il possédait en revanche ces
qualités solides, mille fois préférables, etc…
avec tous les mots qu’il faut dire : — « Fin
prématurée, — regrets éternels ; — l’autre patrie,
— adieu, ou plutôt non, au revoir ! » |
402 |
III, 4 |
On en
parla encore un peu en descendant le cimetière ;
et on ne se gênait pas pour l’apprécier. Hussonnet
qui devait rendre compte 403de l’enterrement dans
les journaux, reprit même, en blague, tous les
discours ; car enfin le bonhomme Dambreuse avait
été un des potdevinistes les plus
distingués du dernier règne. |
403 |
III, 4 |
M. Adolphe Langlois, le
notaire, l’avait fait venir en son étude, et lui
avait communiqué un testament écrit par son mari,
avant leur mariage. Il léguait tout à Cécile ; et
l’autre testament était perdu. Frédéric devint
très pâle. Sans doute elle avait mal cherché ?
— Mais regarde donc ! dit Mme Dambreuse, en
lui montrant l’appartement.
Les deux coffres-forts bâillaient, défoncés à
coups de merlin, et elle avait retourné le
pupitre, fouillé les placards, secoué les
paillassons, quand tout à coup, poussant un cri
aigu, elle se précipita dans un angle où elle
venait d’apercevoir une petite boîte à serrure de
cuivre ; elle l’ouvrit, rien !
— Ah ! le misérable ! Moi qui l’ai soigné avec
tant de dévouement !
Puis elle éclata en sanglots.
— Il est peut-être ailleurs ? dit Frédéric.
— Eh non ! Il était là ! dans ce coffre-fort.
Je l’ai vu dernièrement. Il est brûlé ! j’en suis
certaine !
Un jour, au commencement de sa maladie, M.
Dambreuse était descendu pour donner des
signatures.
— C’est alors qu’il aura fait le coup ! |
403 |
III, 4 |
Elle
lui donna même sur sa candidature d’admirables
conseils.
Le premier point était de savoir deux ou trois
phrases d’économie politique. Il fallait prendre
une spécialité, comme les haras, par exemple,
écrire plusieurs mémoires sur une question
d’intérêt local, avoir toujours à sa disposition
des bureaux de poste ou de tabac, rendre une foule
de petits services. M. Dambreuse s’était montré
là-dessus un vrai modèle. Ainsi, une fois, à la
campagne, il avait fait arrêter son char à bancs,
plein d’amis, devant l’échoppe d’un savetier,
avait pris pour ses hôtes douze paires de
chaussures, et, pour lui des bottes épouvantables,
qu’il eut même l’héroïsme de porter durant quinze
jours. Cette anecdote les rendit gais. |
404 |
III, 4 |
L’avocat le blâmait de
n’avoir aucune attache dans les journaux. « Ah !
si tu avais suivi autrefois mes conseils ! Si nous
avions une feuille publique à nous ! »
Il insistait là-dessus. Du reste, beaucoup de
personnes qui auraient voté en sa faveur, par
considération pour M. Dambreuse, l’abandonneraient
maintenant. Deslauriers était de ceux-là. N’ayant
plus rien à attendre du capitaliste, il lâchait
son protégé. |
406 |
III, 4 |
La
perte de son héritage l’avait considérablement
changée. Ces marques d’un chagrin qu’on attribuait
à la mort de M. Dambreuse la rendaient
intéressante ; et, comme autrefois, elle recevait
beaucoup de monde. |
409 |
III, 4 |
La cheminée, couverte
d’une housse en guipure, supportait des flambeaux
de vermeil espacés par des bouquets de buis
bénit ; aux coins, dans les deux vases, des
pastilles du sérail brûlaient ; tout cela formait
avec le berceau une manière de reposoir ; et
Frédéric se rappela sa veillée près de M.
Dambreuse. |
426 |
III, 5 |
Elle
avait trouvé un rouleau de paperasses contenant
des billets d’Arnoux parfaitement protestés, et
sur lesquels Mme Arnoux avait mis sa signature.
C’était pour ceux-là que Frédéric était venu une
fois chez M. Dambreuse pendant son déjeuner ; et,
bien que le capitaliste n’eût pas voulu en
poursuivre le recouvrement, il avait fait
prononcer par le Tribunal de commerce, non
seulement la condamnation d’Arnoux, mais celle de
sa femme, qui l’ignorait, son mari n’ayant pas
jugé convenable de l’en avertir. |
427 |
III, 5 |
|
|
|
|
Bernadette Goarant et Nicole Sibireff
|
|