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Extraits de l'œuvre |
Édition |
Chapitre |
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[Frédéric] avait
fait à l’École une autre connaissance, celle de M.
de Cisy, enfant de grande famille et qui semblait
une demoiselle, à la gentillesse de ses manières.
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57 |
I, 3 |
M. de Cisy s’occupait de dessin,
aimait le gothique. Plusieurs fois ils allèrent
ensemble admirer la Sainte-Chapelle et Notre-Dame.
Mais la distinction du jeune patricien recouvrait
une intelligence des plus pauvres. Tout le
surprenait ; il riait beaucoup à la moindre
plaisanterie, et montrait une ingénuité si
complète, que Frédéric le prit d’abord pour un
farceur, et finalement le considéra comme un
nigaud. |
57 |
I, 3 |
Toutes les
semaines, il écrivait longuement à Deslauriers,
dînait de temps en temps avec Martinon, voyait
quelquefois M. de Cisy. |
60 |
I, 3 |
Deslauriers prenait les femmes comme
une distraction, rien de plus. M.
de Cisy avait à leur endroit toute espèce de
crainte.
Élevé sous les yeux d’une grand’mère dévote,
il trouvait la compagnie de ces jeunes gens
alléchante comme un mauvais lieu et instructive
comme une Sorbonne. On ne lui ménageait pas les
leçons ; et il se montrait plein de zèle, jusqu’à
vouloir fumer, en dépit des maux de cœur qui le
tourmentaient chaque fois, régulièrement. |
92 |
I, 5 |
Frédéric
l’entourait de soins. Il admirait la nuance de ses
cravates, la fourrure de son paletot et surtout
ses bottes, minces comme des gants et qui
semblaient insolentes de netteté et de
délicatesse ; sa voiture l’attendait en bas dans
la rue. |
92 |
I, 5 |
Cisy et Dussardier continuaient leur
promenade ; le jeune aristocrate lorgnait les
filles, et, malgré les exhortations du commis,
n’osait leur parler, s’imaginant qu’il y avait
toujours chez ces femmes-là « un homme caché dans
l’armoire avec un pistolet, et qui en sort pour
vous faire souscrire des lettres de change ». |
104 |
I, 5 |
L’Andalouse
baissait la tête ; sachant les habitudes peu
luxueuses de son ami, elle avait peur d’en être
pour ses rafraîchissements. Enfin au mot d’argent
lâché par elle, Cisy proposa cinq napoléons, toute
sa bourse ; la chose fut décidée. |
105 |
I, 5 |
Mais où est donc Cisy ?
Dussardier leur montra l’estaminet, où ils
aperçurent le fils des preux, devant un bol de
punch, en compagnie d’un chapeau rose. |
107 |
I, 5 |
Vers quatre
heures, M. de Cisy entra.
Grâce à Dussardier, la veille au soir, il
s’était abouché avec une dame ; et même il l’avait
reconduite en voiture, avec son mari, jusqu’au
seuil de sa maison, où elle lui avait donné
rendez-vous. Il en sortait. On ne connaissait pas
ce nom-là !
— Que voulez-vous que j’y fasse ? dit Frédéric.
Alors le gentilhomme battit la campagne ;
il parla de Mlle Vatnaz, de l’Andalouse, et de
toutes les autres. Enfin, avec beaucoup de
périphrases, il exposa le but de sa visite : se
fiant à la discrétion de son ami, il venait pour
qu’il l’assistât dans une démarche, après laquelle
il se regarderait définitivement comme un homme ;
et Frédéric ne le refusa pas. Il conta l’histoire
à Deslauriers, sans dire la vérité sur ce qui le
concernait personnellement. |
110 |
I, 5 |
Tous étaient heureux ; Cisy ne
finirait pas son droit |
119 |
I, 5 |
Quant à Cisy, il
[Fr.] se réjouissait de lui faire voir un peu sa
fortune. Il écrivit donc à tous les quatre de
venir pendre la crémaillère le dimanche suivant, à
onze heures juste, et il chargea Deslauriers
d’amener Sénécal. |
166 |
II, 2 |
Cisy parut, avec un crêpe à son
chapeau. Depuis la mort de sa grand’mère, il
jouissait d’une fortune considérable, et tenait
moins à s’amuser qu’à se distinguer des autres, à
n’être pas comme tout le monde, enfin à « avoir du
cachet ». C’était son mot. |
167 |
II, 2 |
Et se tournant
vers Cisy :
— En serons-nous réduits aux conseils de
l’infâme Malthus ?
Cisy, qui ignorait l’infamie et même
l’existence de Malthus, répondit qu’on secourait
pourtant beaucoup de misères, et que les classes
élevées… |
168 |
II, 2 |
M. de Cisy, pour s’éclairer, sans
doute, ou donner de lui une bonne opinion, se mit
à dire doucement :
— Ces deux savants ne sont donc pas de l’avis
de Voltaire ?
— Celui-là, je vous l’abandonne ! reprit
Sénécal.
— Comment ? moi, je croyais…
— Eh non ! il n’aimait pas le peuple ! |
168 |
II, 2 |
— J’ai lu dans la Mode, dit
Cisy, qu’à la Saint-Ferdinand, au bal des
Tuileries, tout le monde était déguisé en
chicards. |
169 |
II, 2 |
Frédéric était un peu surpris par
ces idées. Elles ennuyaient Cisy probablement, car
il mit la conversation sur les tableaux vivants du
Gymnase, qui attiraient alors beaucoup de monde. |
170 |
II, 2 |
Et M. de Cisy,
qui s’occupait de littérature, s’étonna de ne pas
voir sur la table de Frédéric « quelques-unes de
ces physiologies nouvelles, Physiologie du
fumeur, du pêcheur à la ligne, de l’employé de
barrière ». |
171 |
II, 2 |
Dussardier se mit à dire que
Frédéric les avait reçus parfaitement. Tous en
convinrent.
Hussonnet déclara son déjeuner un peu trop
lourd. Sénécal critiqua la futilité de son
intérieur. Cisy pensait de même. Cela manquait de
« cachet », absolument. |
172 |
II, 2 |
Il [Fr.] céda
cependant à Cisy, qui l’obsédait pour faire la
connaissance de Rosanette.
Elle le reçut fort gentiment, mais sans lui
sauter au cou, comme autrefois. Son compagnon fut
heureux d’être admis chez une impure, et surtout
de causer avec un acteur ; Delmar se trouvait là.
|
202 |
II, 3 |
Frédéric, au même moment, fut
happé par Cisy.
— Bonjour, cher ! comment allez-vous ?
Hussonnet est là-bas ! Écoutez donc !
Frédéric tâchait de se dégager pour rejoindre
le milord. La Maréchale lui faisait signe de
retourner près d’elle. Cisy l’aperçut, et voulait
obstinément lui dire bonjour. |
232 |
II, 4 |
Depuis que le
deuil de sa grand-mère était fini, il réalisait
son idéal, parvenait à avoir du cachet.
Gilet écossais, habit court, larges bouffettes sur
l’escarpin et carte d’entrée dans la ganse du
chapeau, rien ne manquait effectivement à ce qu’il
appelait lui-même son « chic », un chic anglomane
et mousquetaire. Il commença par se plaindre du
Champ de Mars, turf exécrable, parla ensuite des
courses de Chantilly et des farces qu’on y
faisait, jura qu’il pouvait boire douze verres de
vin de Champagne pendant les douze coups de
minuit, proposa à la Maréchale de parier,
caressait doucement ses deux bichons ; et de
l’autre coude s’appuyant sur la portière, il
continuait à débiter des sottises, le pommeau de
son stick dans la bouche, les jambes écartées, les
reins tendus. Frédéric, à côté de lui, fumait,
tout en cherchant à découvrir ce que le milord
était devenu.
La cloche ayant tinté, Cisy s’en alla, au
grand plaisir de Rosanette, qu’il ennuyait
beaucoup, disait-elle. |
232 |
II, 4 |
Cisy n’avait pas l’air moins heureux
dans le cercle d’hommes mûrs qui l’entourait. Ils
souriaient du haut de leurs cravates, comme se
moquant de lui ; enfin il tapa dans la main du
plus vieux et s’avança vers la Maréchale. |
233-34 |
II, 4 |
Mais Cisy était
là, dans la même attitude que tout à l’heure ; et,
avec un surcroît d’aplomb, il invita Rosanette à
dîner pour le soir même.
— Impossible ! répondit-elle. Nous allons
ensemble au café Anglais.
Frédéric, comme s’il n’eût rien entendu,
demeura muet ; et Cisy quitta la Maréchale d’un
air désappointé. |
234 |
II, 4 |
La Maréchale rentra, et, lui
présentant Cisy :
— J’ai invité monsieur. J’ai bien fait,
n’est-ce pas ?
— Comment donc ! certainement !
Frédéric, avec un sourire de supplicié, fit
signe au gentilhomme de s’asseoir.
La Maréchale se mit à parcourir la carte, en
s’arrêtant aux noms bizarres.
— Si nous mangions, je suppose, un turban de
lapins à la Richelieu et un pudding à la
d’Orléans ?
— Oh ! pas d’Orléans ! s’écria Cisy, lequel
était légitimiste et crut faire un mot.
— Aimez-vous mieux un turbot à la Chambord ?
reprit-elle.
Cette politesse choqua Frédéric. |
238 |
II, 4 |
Elle voulut boire
tout de suite du vin de Bourgogne.
— On n’en prend pas dès le commencement, dit
Frédéric.
Cela se faisait quelquefois, suivant le
Vicomte.
— Eh non ! Jamais !
— Si fait, je vous assure !
— Ah ! tu vois !
Le regard dont elle accompagna cette phrase
signifiait : « C’est un homme riche, celui-là,
écoute-le ! » |
238 |
II, 4 |
Puis les courses amenèrent à parler
d’équitation et des deux systèmes rivaux. Cisy
défendait Baucher, Frédéric le comte d’Aure, quand
Rosanette haussa les épaules.
— Assez, mon Dieu ! il s’y connaît mieux que
toi, va ! |
239 |
II, 4 |
Puis elle demanda,
d’une voix calme, à qui appartenait ce grand
landau avec une livrée marron.
— À la comtesse Dambreuse, répliqua Cisy.
— Ils sont très riches, n’est-ce pas ?
— Oh ! très riches ! bien que Mme Dambreuse,
qui est, tout simplement, une demoiselle Boutron,
la fille d’un préfet, ait une fortune médiocre.
Son mari, au contraire, devait recueillir
plusieurs héritages, Cisy les énuméra ;
fréquentant les Dambreuse, il savait leur
histoire.
Frédéric, pour lui être désagréable, s’entêta à le
contredire. Il soutint que Mme Dambreuse
s’appelait de Boutron, certifiait sa noblesse. |
239 |
II, 4 |
Et la manche de sa robe, glissant un
peu, découvrit, à son poignet gauche, un bracelet
orné de trois opales.
Frédéric l’aperçut.
— Tiens ! mais…
Ils se considérèrent tous les trois, et
rougirent. |
239 |
II, 4 |
La porte
s’entre-bâilla discrètement, le bord d’un chapeau
parut, puis le profil d’Hussonnet.
— Excusez, si je vous dérange, les amoureux !
Mais il s’arrêta, étonné de voir Cisy et de ce
que Cisy avait pris sa place. |
239 |
II, 4 |
La Maréchale décrocha de la patère
sa capote. Frédéric se précipita sur la sonnette
en criant de loin au garçon :
— Une voiture
— J’ai la mienne, dit le Vicomte.
— Mais, monsieur !
— Cependant, monsieur !
Et ils se regardaient dans les prunelles,
pâles tous les deux et les mains tremblantes.
Enfin, la Maréchale prit le bras de Cisy, et,
en montrant le bohème attablé :
— Soignez-le donc ! il s’étouffe. Je ne
voudrais pas que son dévouement pour mes roquets
le fît mourir ! |
240 |
II, 4 |
Frédéric passa la
journée du lendemain à ruminer sa colère et son
humiliation. Il se reprochait de n’avoir pas
souffleté Cisy. |
241 |
II, 4 |
Il [Fr.] mangeait dans les cabarets
à la mode, fréquentait les théâtres et tâchait de
se distraire, quand Hussonnet lui adressa une
lettre, où il narrait gaiement que la Maréchale,
dès le lendemain des courses, avait congédié Cisy.
Frédéric en fut heureux, sans chercher pourquoi le
bohème lui apprenait cette aventure.
Le hasard voulut qu’il rencontrât Cisy, trois
jours après. Le gentilhomme fit bonne contenance,
et l’invita même à dîner pour le mercredi suivant. |
244 |
II, 4 |
Cisy présenta
ses convives, en commençant par le plus
respectable, un gros monsieur à cheveux blancs :
— Le marquis Gilbert des Aulnays, mon parrain.
M. Anselme de Forchambeaux, dit-il ensuite
(c’était un jeune homme blond et fluet, déjà
chauve) ; puis, désignant un quadragénaire
d’allures simples :
— Joseph Boffreu, mon cousin ; et voici mon
ancien professeur M. Vezou (personnage moitié
charretier, moitié séminariste, avec de gros
favoris et une longue redingote boutonnée dans le
bas par un seul bouton, de manière à faire châle
sur la poitrine). |
245 |
II, 4 |
Cisy attendait encore quelqu’un, le
baron de Comaing, « qui peut-être viendra, ce
n’est pas sûr ». Il sortait à chaque minute,
paraissait inquiet ; enfin, à huit heures, on
passa dans une salle éclairée magnifiquement et
trop spacieuse pour le nombre des convives. Cisy
l’avait choisie par pompe, tout exprès. |
245 |
II, 4 |
Quatre domestiques
en habit noir se tenaient derrière les fauteuils
de maroquin. À ce spectacle, les convives se
récrièrent, le Précepteur surtout.
— Notre amphitryon, ma parole, a fait de
véritables folies ! C’est trop beau !
— Ça ? dit le vicomte de Cisy, allons donc ! |
245 |
II, 4 |
Mais Cisy, s’apercevant que M. de
Forchambeaux refusait du vin :
— Buvez donc, saprelotte ! Vous n’êtes pas
crâne pour votre dernier repas de garçon !
À ce mot, tous s’inclinèrent, on le
congratulait.
— Et la jeune personne, dit le précepteur, est
charmante, j’en suis sûr ?
— Parbleu ! s’écria Cisy. N’importe, il a
tort ; c’est si bête, le mariage !
— Tu parles légèrement, mon ami ! répliqua M.
des Aulnays, tandis qu’une larme roulait dans ses
yeux, au souvenir de sa défunte.
Et Forchambeaux répéta plusieurs fois de
suite, en ricanant :
— Vous y viendrez vous-même, vous y viendrez
Cisy protesta. Il aimait mieux se divertir,
« être régence ». |
246 |
II, 4 |
Cisy protesta. Il
aimait mieux se divertir, « être régence ». Il
voulait apprendre la savate, pour visiter les
tapis-francs de la Cité, comme le prince Rodolphe
des Mystères de Paris, tira de sa poche
un brûle-gueule, rudoyait les domestiques, buvait
extrêmement ; et, afin de donner de lui bonne
opinion, dénigrait tous les plats. Il renvoya même
les truffes, et le précepteur, qui s’en délectait,
dit par bassesse :
— Cela ne vaut pas les œufs à la neige de
madame votre grand’mère ! |
246 |
II, 4 |
Frédéric était venu plein
d’humeur contre Cisy ; sa sottise l’avait désarmé.
Mais ses gestes, sa figure, toute sa personne lui
rappelant le dîner du Café Anglais, l’agaçait de
plus en plus ; et il écoutait les remarques désobligeantes
que faisait à demi-voix le cousin Joseph, un brave
garçon sans fortune, amateur de chasse, et
boursier. Cisy, par manière de rire, l’appela
« voleur » plusieurs fois ; puis, tout à coup :
— Ah ! le baron ! |
246-47 |
II, 4 |
Alors entra un
gaillard de trente ans, qui avait quelque chose de
rude dans la physionomie, de souple dans les
membres, le chapeau sur l’oreille, et une fleur à
la boutonnière. C’était l’idéal du vicomte. Il fut
ravi de le posséder ; et, sa présence l’excitant,
il tenta même un calembour, car il dit, comme on
passait un coq de bruyère :
— Voilà le meilleur des caractères de La
Bruyère ! |
247 |
II, 4 |
Ensuite, il adressa à M. de
Comaing une foule de questions sur des personnes
inconnues à la société ; puis, comme saisi d’une
idée :
— Dites donc ! avez-vous pensé à moi ?
L’autre haussa les épaules.
— Vous n’avez pas l’âge, mon petiot !
Impossible !
Cisy l’avait prié de le faire admettre à son
club. |
247 |
II, 4 |
Mais le baron,
ayant sans doute pitié de son amour-propre :
— Ah ! j’oubliais ! Mille félicitations pour
votre pari, mon cher !
— Quel pari ?
— Celui que vous avez fait, aux courses,
d’aller le soir même chez cette dame.
Frédéric éprouva comme la sensation d’un coup
de fouet. Il fut calmé tout de suite, par la
figure décontenancée de Cisy.
En effet, la Maréchale, dès le lendemain, en était
aux regrets, quand Arnoux, son premier amant, son
homme, s’était présenté ce jour-là même. Tous deux
avaient fait comprendre au vicomte qu’il
« gênait », et on l’avait flanqué dehors, avec peu
de cérémonie.
Il eut l’air de ne pas entendre. |
247 |
II,4 |
Le baron ajouta :
— Que devient-elle, cette brave Rose ? …
a-t-elle toujours d’aussi jolies jambes ? prouvant
par ce mot qu’il la connaissait intimement.
Frédéric fut contrarié de la découverte.
— Il n’y a pas de quoi rougir, reprit le
Baron ; c’est une bonne affaire !
Cisy claqua de la langue.
— Peuh ! pas si bonne !
— Ah !
— Mon Dieu, oui ! D’abord, moi, je ne lui
trouve rien d’extraordinaire, et
puis on en récolte de pareilles tant qu’on veut,
car enfin… elle est à vendre !
— Pas pour tout le monde ! reprit aigrement
Frédéric.
— Il se croit différent des autres ! répliqua
Cisy, quelle farce !
Et un rire parcourut la table.
Frédéric sentait les battements de son cœur
l’étouffer. Il avala deux verres d’eau, coup sur
coup. |
247-48 |
II, 4 |
Mais le baron
avait gardé bon souvenir de Rosanette.
— Est-ce qu’elle est toujours avec un certain
Arnoux ?
— Je n’en sais rien, dit Cisy. Je ne connais
pas ce monsieur !
Il avança, néanmoins, que c’était une manière
d’escroc.
— Un moment ! s’écria Frédéric.
— Cependant, la chose est certaine ! Il a même
eu un procès.
— Ce n’est pas vrai
Frédéric se mit à défendre Arnoux. Il garantissait
sa probité, finissait par y croire, inventait des
chiffres, des preuves. |
248 |
II, 4 |
Le vicomte, plein de rancune, et qui
était gris d’ailleurs, s’entêta dans ses
assertions, si bien que Frédéric lui dit
gravement :
— Est-ce pour m’offenser, monsieur ?
Et il le regardait, avec des prunelles
ardentes comme son cigare.
— Oh ! pas du tout ! je vous accorde même
qu’il a quelque chose de très bien : sa femme.
— Vous la connaissez ?
— Parbleu ! Sophie Arnoux, tout le monde
connaît ça !
— Vous dites ?
Cisy, qui s’était levé, répéta en balbutiant :
— Tout le monde connaît ça !
— Taisez-vous ! Ce ne sont pas celles-là que
vous fréquentez !
— Je m’en flatte !
Frédéric lui lança son assiette au visage.
Elle passa comme un éclair par-dessus la table,
renversa deux bouteilles, démolit un compotier,
et, se brisant contre le surtout en trois
morceaux, frappa le ventre du vicomte.
Tous se levèrent pour le retenir. Il se
débattait, en criant, pris d’une sorte de
frénésie ; M. des Aulnays répétait :
— Calmez-vous ! voyons ! cher enfant ! |
248 |
II, 4 |
Le baron pendant
ce temps-là, réconfortait Cisy, qui, cédant à une
faiblesse nerveuse, versait des larmes. Frédéric,
au contraire, s’irritait de plus en plus ; et l’on
serait resté là jusqu’au jour si le baron n’avait
dit pour en finir :
— Le vicomte, monsieur, enverra demain chez
vous ses témoins.
— Votre heure ?
— À midi, s’il vous plaît.
— Parfaitement, monsieur. |
249 |
II, 4 |
D’autres difficultés surgirent ; car
le choix des armes, légalement, appartenait à
Cisy, l’offensé. Mais Regimbart soutint que, par
l’envoi du cartel, il se constituait l’offenseur.
Ses témoins se récrièrent qu’un soufflet,
cependant, était la plus cruelle des offenses. Le
Citoyen épilogua sur les mots, un coup n’étant pas
un soufflet. Enfin, on décida qu’on s’en
rapporterait à des militaires ; et les quatre
témoins sortirent, pour aller consulter des
officiers dans une caserne quelconque. |
251 |
II, 4 |
Le vicomte,
en apprenant la solution, fut pris d’un si grand
trouble, qu’il se la fit répéter plusieurs fois ;
et, quand M. de Comaing en vint aux prétentions de
Regimbart, il murmura « cependant », n’étant pas
loin, en lui-même, d’y obtempérer. Puis il se
laissa choir dans un fauteuil, et déclara qu’il ne
se battrait pas.
— Hein ? comment ? dit le Baron.
Alors, Cisy s’abandonna à un flux
labial désordonné. Il voulait se battre au
tromblon, à bout portant, avec un seul pistolet.
— Ou bien on mettra de l’arsenic dans un
verre, qui sera tiré au sort. Ça se fait
quelquefois ; je l’ai lu !
Le Baron, peu endurant naturellement, le
rudoya.
— Ces messieurs attendent votre réponse. C’est
indécent, à la fin ! Que prenez-vous ? voyons !
Est-ce l’épée ?
Le Vicomte répliqua « oui », par un signe de
tête ; et le rendez-vous fut fixé pour le
lendemain, à la porte Maillot, à sept heures
juste. |
251 |
II, 4 |
L’idée de se battre pour une femme
le grandissait à ses yeux, l’ennoblissait. Puis il
alla se coucher tranquillement.
Il n’en fut pas de même de Cisy. Après le
départ du baron, Joseph avait tâché de remonter
son moral, et, comme le vicomte demeurait froid :
— Pourtant, mon brave, si tu préfères en
rester là, j’irai le dire.
Cisy n’osa répondre « certainement », mais il
en voulut à son cousin de ne pas lui rendre ce
service sans en parler.
Il souhaita que Frédéric, pendant la nuit,
mourût d’une attaque d’apoplexie, ou qu’une émeute
survenant, il y eût le lendemain assez de
barricades pour fermer tous les abords du bois de
Boulogne, et qu’un événement empêchât un des
témoins de s’y rendre ; car le duel faute de
témoins manquerait. Il avait envie de se sauver
par un train express n’importe où. Il regretta de
ne pas savoir la médecine pour prendre quelque
chose qui, sans exposer ses jours, ferait croire à
sa mort. Il arriva jusqu’à désirer être malade,
gravement.
Afin d’avoir un conseil, un secours, il envoya
chercher M. des Aulnays. L’excellent homme était
retourné en Saintonge, sur une dépêche lui
apprenant l’indisposition d’une de ses filles.
Cela parut de mauvais augure à Cisy. Heureusement
que M. Vezou, son précepteur, vint le voir. Alors
il s’épancha.
— Comment faire, mon Dieu ! comment faire ?
— Moi, à votre place, monsieur le Comte, je
payerais un fort de la halle pour lui flanquer une
raclée.
— Il saurait toujours de qui ça vient ! reprit
Cisy.
Et, de temps à autre, il poussait un
gémissement ; puis :
— Mais est-ce qu’on a le droit de se battre en
duel ?
— C’est un reste de barbarie ! Que
voulez-vous !
Par complaisance, le pédagogue s’invita
lui-même à dîner. Son élève ne mangea rien, et,
après le repas, sentit le besoin de faire un tour.
Il dit en passant devant une église :
— Si nous entrions un peu… pour voir ?
M. Vezou ne demanda pas mieux, et même lui
présenta de l’eau bénite.
C’était le mois de Marie, des fleurs
couvraient l’autel, des voix chantaient, l’orgue
résonnait. Mais il lui fut impossible de prier,
les pompes de la religion lui inspirant des idées
de funérailles ; il entendait comme des
bourdonnements de De profundis.
— Allons-nous-en ! Je ne me sens pas bien !
Ils employèrent toute la nuit à jouer aux
cartes. Le vicomte s’efforça de perdre, afin de
conjurer la mauvaise chance, ce dont M. Vezou
profita. Enfin, au petit jour, Cisy, qui n’en
pouvait plus, s’affaissa sur le tapis vert, et eut
un sommeil plein de songes désagréables.
Si le courage, pourtant, consiste à vouloir
dominer sa faiblesse, le vicomte fut courageux,
car, à la vue de ses témoins qui venaient le
chercher, il se roidit de toutes ses forces, la
vanité lui faisant comprendre qu’une reculade le
perdrait. M. de Comaing le complimenta sur sa
bonne mine.
Mais, en route, le bercement du fiacre et la
chaleur du soleil matinal l’énervèrent. Son
énergie était retombée. Il ne distinguait même
plus où l’on était.
Le Baron se divertit à augmenter sa frayeur,
en parlant du « cadavre », et de la manière de le
rentrer en ville, clandestinement. Joseph donnait
la réplique ; tous deux, jugeant l’affaire
ridicule, étaient persuadés qu’elle s’arrangerait.
Cisy gardait sa tête sur sa poitrine ; il la
releva doucement et fit observer qu’on n’avait pas
pris de médecin.
— C’est inutile, dit le baron.
— Il n’y a pas de danger, alors ?
Joseph répliqua d’un ton grave :
— Espérons-le ! |
252-254 |
II, 4 |
Cisy se rappelait
les jours heureux où, monté sur son alezan et le
lorgnon dans l’œil, il chevauchait à la portière
des calèches ; ces souvenirs renforçaient son
angoisse ; une soif intolérable le brûlait ; la
susurration des mouches se confondait avec le
battement de ses artères ; ses pieds enfonçaient
dans le sable ; il lui semblait qu’il était en
train de marcher depuis un temps infini. |
254 |
II, 4 |
Puis Regimbart ouvrit sa boîte. Elle
contenait, sur un capitonnage de basane rouge,
quatre épées charmantes, creuses au milieu, avec
des poignées garnies de filigrane. Un rayon
lumineux, traversant les feuilles, tomba dessus ;
et elles parurent à Cisy briller comme des vipères
d’argent sur une mare de sang. |
255 |
II, 4 |
Frédéric avait mis
bas sa redingote et son gilet. Joseph aida Cisy à
faire de même ; sa cravate étant retirée, on
aperçut à son cou une médaille bénite. Cela fit
sourire de pitié Regimbart. |
255 |
II, 4 |
Cisy devint effroyablement pâle. Sa
lame tremblait par le bout, comme une cravache. Sa
tête se renversait, ses bras s’écartèrent, il
tomba sur le dos, évanoui. Joseph le releva ; et,
tout en lui poussant sous les narines un flacon,
il le secouait fortement. Le vicomte rouvrit les
yeux, puis tout à coup, bondit comme un furieux
sur son épée. Frédéric avait gardé la sienne ; et
il l’attendait, l’œil fixe, la main haute. |
255 |
II, 4 |
— Finissez donc !
le vicomte saigne !
— Moi ? dit Cisy.
En effet, il s’était, dans sa chute, écorché
le pouce de la main gauche.
— Mais c’est en tombant, ajouta le Citoyen.
Le Baron feignit de ne pas entendre. |
256 |
II, 4 |
C’était l’histoire de son duel,
narrée en style sémillant, gaulois. Il se reconnut
sans peine, car il était désigné par cette
plaisanterie, laquelle revenait souvent : « Un
jeune homme du collège de Sens et qui en manque. ».
On le représentait même comme un
pauvre diable de provincial, un obscur nigaud
tâchant de frayer avec les grands seigneurs. Quant
au vicomte, il avait le beau rôle, d’abord dans le
souper, où il s’introduisait de force, ensuite
dans le pari, puisqu’il emmenait la demoiselle, et
finalement sur le terrain, où il se comportait en
gentilhomme. La bravoure de Frédéric n’était pas
niée, précisément, mais on faisait comprendre
qu’un intermédiaire, le protecteur lui-même,
était survenu juste à temps. |
259-60 |
II, 4 |
Mme Dambreuse
reprit sa place, et, se penchant sur le bras de
son fauteuil, elle dit à Frédéric :
— J’ai vu quelqu’un, avant-hier, qui m’a parlé
de vous, M. de Cisy ; vous le connaissez, n’est-ce
pas ?
— Oui… un peu. |
262 |
II, 4 |
Frédéric tourna les talons ; et, par
une suite de longs zigzags, il avait presque gagné
la porte, quand, passant près d’une console, il
remarqua dessus, entre un vase de Chine et la
boiserie, un journal plié en deux. Il le tira
quelque peu, et lut ces mots : le Flambard.
Qui l’avait apporté ? Cisy ! Pas un autre
évidemment. Qu’importait, du reste ! Ils allaient
croire, tous déjà croyaient peut-être à l’article.
Pourquoi cet acharnement ? Une ironie silencieuse
l’enveloppait. Il se sentait comme perdu dans un
désert. |
264 |
II, 4 |
— Nous aurons à
dîner une de vos connaissances, M. Moreau.
Louise tressaillit.
— Puis seulement quelques intimes, Alfred de
Cisy, entre autres.
Et elle vanta ses manières, sa figure, et
principalement ses mœurs.
Mme Dambreuse mentait moins qu’elle ne
croyait ; le vicomte rêvait le mariage. Il l’avait
dit à Martinon, ajoutant qu’il était sûr de plaire
à Mlle Cécile et que ses parents l’accepteraient.
Pour risquer une telle confidence, il devait
avoir sur la dot des renseignements avantageux. Or
Martinon soupçonnait Cécile d’être la fille
naturelle de M. Dambreuse ; et il eût été,
probablement, très fort de demander sa main à
tout hasard. Cette audace offrait des dangers ;
aussi Martinon, jusqu’à présent, s’était conduit
de manière à ne pas se compromettre ; d’ailleurs,
il ne savait comment se débarrasser de la tante.
Le mot de Cisy le détermina ; et il avait fait sa
requête au banquier, lequel, n’y voyant pas
d’obstacle, venait d’en prévenir Mme Dambreuse.
Cisy parut. Elle se leva, dit :
— Vous nous oubliez… Cécile, shake hands ! |
361 |
III, 2 |
Louis Blanc, d’après Fumichon,
possédait un hôtel rue Saint-Dominique et refusait
de louer aux ouvriers.
— Moi, ce que je trouve drôle, dit Nonancourt,
c’est Ledru-Rollin chassant dans les domaines de
la Couronne !
— Il doit vingt mille francs à un orfèvre !
ajouta Cisy ; et même on prétend…
Mme Dambreuse l’arrêta.
— Ah ! que c’est vilain de s’échauffer pour la
politique ! Un jeune homme, fi donc ! Occupez-vous
plutôt de votre voisine !
Ensuite, les gens sérieux attaquèrent les
journaux. |
364 |
III, 2 |
Cependant, le
vicomte se torturait l’intellect afin de
conquérir Mlle Cécile. D’abord, il étala des goûts
d’artiste, en blâmant la forme des carafons et la
gravure des couteaux. Puis il parla de son écurie,
de son tailleur et de son chemisier ; enfin, il
aborda le chapitre de la religion et
trouva moyen de faire entendre qu’il accomplissait
tous ses devoirs. |
364-65 |
III, 2 |
On arriva, tout naturellement, à
relater différents traits de courage. Suivant le
diplomate, il n’était pas difficile d’affronter la
mort, témoin ceux qui se battent en duel.
— On peut s’en rapporter au vicomte, dit
Martinon.
Le vicomte devint très rouge.
Les convives le regardaient ; et Louise, plus
étonnée que les autres, murmura :
— Qu’est-ce donc ?
— Il a calé devant Frédéric, reprit
tout bas Arnoux.
— Vous savez quelque chose, mademoiselle ?
demanda aussitôt Nonancourt.
Et il dit sa réponse à Mme Dambreuse, qui, se
penchant un peu, se mit à regarder Frédéric. |
365 |
III, 2 |
Martinon ajouta :
— D’une femme très vivante ! N’est-ce pas,
Cisy ?
— Eh ! je n’en sais rien.
— Je croyais que vous la connaissiez. Mais du
moment que ça vous fait de la peine, mille
excuses !
Cisy baissa les yeux, prouvant par son
embarras qu’il avait dû jouer un rôle pitoyable à
l’occasion de ce portrait. |
366 |
III, 2 |
À peine dans le
jardin, Mme Dambreuse, prenant Cisy, l’avait
gourmandé de sa maladresse ; à la vue de Martinon,
elle le congédia, puis voulut savoir de son futur
neveu la cause de ses plaisanteries sur le
vicomte.
— Il n’y en a pas. |
368 |
III, 2 |
Nonancourt
s’occupait de la propagande dans les campagnes, M.
de Grémonville travaillait le clergé, Martinon
ralliait de jeunes bourgeois. Chacun, selon ses
moyens, s’employa, jusqu’à Cisy lui-même. Pensant
maintenant aux choses sérieuses, tout le long de
la journée il faisait des courses en cabriolet,
pour le parti. |
383 |
III, 3 |
Hussonnet, qui se livrait au
dénigrement des gloires contemporaines (bonne
chose pour la restauration de l’Ordre), inspira
l’envie à Rosanette d’avoir, comme une autre, ses
soirées ; il en ferait des comptes rendus ; et il
amena d’abord un homme sérieux, Fumichon ; puis
parurent Nonancourt, M. de Grémonville, le sieur
de Larsillois, ex-préfet, et Cisy, qui était
maintenant agronome, bas breton et plus que jamais
chrétien. |
410 |
III, 4 |
Cisy, enfoncé
dans la religion et père de huit enfants, habitait
le château de ses aïeux. |
442 |
III, 6 |
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Patricia Chabot
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