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Extraits de l’œuvre |
Édition |
Chapitre |
Un soir, au théâtre du Palais-Royal, il aperçut, dans une loge d’avant-scène, Arnoux près d’une femme. Était-ce elle ? L’écran de taffetas vert, tiré au bord de la loge, masquait son visage. Enfin la toile se leva ; l’écran s’abattit. C’était une longue personne, de trente ans environ, fanée, et dont les grosses lèvres découvraient, en riant, des dents splendides. Elle causait familièrement avec Arnoux et lui donnait des coups d’éventail sur les doigts. Puis une jeune fille blonde, les paupières un peu rouges comme si elle venait de pleurer, s’assit entre eux. Arnoux resta dès lors à demi penché sur son épaule, en lui tenant des discours qu’elle écoutait sans répondre. |
60 |
I, 3 |
— Où diable me menez-vous ? dit Frédéric.
— Chez une bonne fille ! n’ayez pas peur !
Un groom leur ouvrit la porte, et ils entrèrent dans l’antichambre, où des paletots, des manteaux et des châles étaient jetés en pile sur des chaises. Une jeune femme, en costume de dragon Louis XV, la traversait en ce moment-là. C’était Mlle Rose-Annette Bron, la maîtresse du lieu. |
145 |
II, 1 |
— Eh bien ? dit Arnoux.
— C’est fait ! répondit-elle.
— Ah ! merci, mon ange !
Et il voulut l’embrasser.
— Prends donc garde, imbécile ! tu vas gâter mon maquillage !
Arnoux présenta Frédéric.
— Tapez là dedans, monsieur, soyez le bienvenu !
Elle écarta une portière derrière elle, et se mit à crier emphatiquement :
— Le sieur Arnoux, marmiton, et un prince de ses amis ! |
145 |
II, 1 |
Un vieux beau, vêtu, comme un doge vénitien, d’une longue simarre de soie pourpre, dansait avec Mme Rosanette, qui portait un habit vert, une culotte de tricot et des bottes molles à éperons d’or. |
146 |
II, 1 |
Quand le quadrille fut achevé, Mme Rosanette l’aborda. Elle haletait un peu, et son hausse-col, poli comme un miroir, se soulevait doucement sous son menton.
— Et vous, monsieur, dit-elle, vous ne dansez pas ?
Frédéric s’excusa, il ne savait pas danser.
— Vraiment ! mais avec moi ? bien sûr ?
Et, posée sur une seule hanche, l’autre genou un peu rentré, en caressant de la main gauche le pommeau de nacre de son épée, elle le considéra pendant une minute, d’un air moitié suppliant, moitié gouailleur. Enfin elle dit « bonsoir ! », fit une pirouette, et disparut. |
148 |
II, 1 |
Entre deux quadrilles, Rosanette se dirigea vers la cheminée, où était installé, dans un fauteuil, un petit vieillard replet, en habit marron, à boutons d’or. Malgré ses joues flétries qui tombaient sur sa haute cravate blanche, ses cheveux encore blonds, et frisés naturellement comme les poils d’un caniche, lui donnaient quelque chose de folâtre.
Elle l’écouta, penchée vers son visage. Ensuite, elle lui accommoda un verre de sirop ; et rien n’était mignon comme ses mains sous leurs manches de dentelles qui dépassaient les parements de l’habit vert. Quand le bonhomme eut bu, il les baisa.
— Mais c’est M. Oudry, le voisin d’Arnoux ! |
150 |
II, 1 |
Rosanette tournait, le poing sur la hanche ; sa perruque à marteau, sautillant sur son collet, envoyait de la poudre d’iris autour d’elle ; et, à chaque tour, du bout de ses éperons d’or, elle manquait d’attraper Frédéric. |
151 |
II, 1 |
Hussonnet en oublia de prendre un verre de punch.
C’était Arnoux qui l’avait fabriqué ; et, suivi par le groom du comte portant un plateau vide, il l’offrait aux personnes avec satisfaction.
Quand il vint à passer devant M. Oudry, Rosanette l’arrêta.
— Eh bien, et cette affaire ?
Il rougit quelque peu ; enfin, s’adressant au bonhomme :
— Notre amie m’a dit que vous auriez l’obligeance…
— Comment donc, mon voisin ! tout à vous.
Et le nom de M. Dambreuse fut prononcé ; comme ils s’entretenaient à demi-voix, Frédéric les entendait confusément ; il se porta vers l’autre coin de la cheminée, où Rosanette et Delmar causaient ensemble. |
152 |
II, 1 |
Rosanette l’écoutait avec de petits mouvements de tête approbatifs. On voyait l’admiration s’épanouir sous le fard de ses joues, et quelque chose d’humide passait comme un voile sur ses yeux clairs, d’une indéfinissable couleur. Comment un pareil homme pouvait-il la charmer ? Frédéric s’excitait intérieurement à le mépriser encore plus, pour bannir, peut-être, l’espèce d’envie qu’il lui portait. |
153 |
II, 1 |
Mlle Vatnaz était maintenant avec Arnoux ; et, tout en riant très haut, de temps à autre, elle jetait un coup d’œil sur son amie, que M. Oudry ne perdait pas de vue.
Puis Arnoux et la Vatnaz disparurent ; le bonhomme vint parler bas à Rosanette.
— Eh bien, oui, c’est convenu ! Laissez-moi tranquille.
Et elle pria Frédéric d’aller voir dans la cuisine si M. Arnoux n’y était pas. |
153 |
II, 1 |
En entrant dans la serre, il vit, sous les larges feuilles d’un caladium, près le jet d’eau, Delmar, couché à plat ventre sur le canapé de toile ; Rosanette, assise près de lui, avait la main passée dans ses cheveux ; et ils se regardaient. Au même moment, Arnoux entra par l’autre côté, celui de la volière. Delmar se leva d’un bond, puis il sortit à pas tranquilles sans se retourner ; et même, il s’arrêta près de la porte, pour cueillir une fleur d’hibiscus dont il garnit sa boutonnière. Rosanette pencha le visage ; Frédéric, qui la voyait de profil, s’aperçut qu’elle pleurait.
— Tiens ! qu’as-tu donc ? dit Arnoux.
Elle haussa les épaules sans répondre.
— Est-ce à cause de lui ? reprit-il.
Elle étendit les bras autour de son cou, et, le baisant au front, lentement :
— Tu sais bien que je t’aimerai toujours, mon gros. N’y pensons plus ! Allons souper ! |
153-154 |
II, 1 |
Souvent Rosanette se tournait vers Delmar, immobile derrière elle ; |
154 |
II, 1 |
Puis il imagina de casser contre sa tête une assiette, en la heurtant d’un petit coup. D’autres l’imitèrent ; les morceaux de faïence volaient comme des ardoises par un grand vent, et la Débardeuse s’écria :
— Ne vous gênez pas ! ça ne coûte rien ! Le bourgeois qui en fabrique nous en cadote !
Tous les yeux se portèrent sur Arnoux. Il répliqua :
— Ah ! sur facture, permettez ! tenant, sans doute, à passer pour n’être pas, ou n’être plus l’amant de Rosanette. |
155 |
II, 1 |
— Messieurs, écoutez-moi ! un mot ! J’ai de l’expérience, messieurs !
Rosanette, ayant frappé avec son couteau sur un verre, finit par obtenir du silence ; et, s’adressant au Chevalier qui gardait son casque, puis au Postillon coiffé d’un bonnet à longs poils :
— Retirez d’abord votre casserole ! ça m’échauffe ! — et vous, là-bas, votre tête de loup. — Voulez-vous bien m’obéir, saprelotte ! Regardez donc mes épaulettes ! Je suis votre maréchale !
Il s’exécutèrent, et tous applaudirent en criant :
— Vive la Maréchale ! vive la Maréchale ! |
156 |
II, 1 |
La Maréchale, fraîche comme au sortir d’un bain, avait les joues roses, les yeux brillants. Elle jeta au loin sa perruque ; et ses cheveux tombèrent autour d’elle comme une toison, ne laissant voir de tout son vêtement que sa culotte, ce qui produisit un effet à la fois comique et gentil. |
157 |
II, 1 |
La Sphinx, dont les dents claquaient de fièvre, eut besoin d’un châle.
Rosanette courut dans sa chambre pour le chercher, et, comme l’autre la suivait, elle lui ferma la porte au nez, vivement.
Le Turc observa, tout haut, qu’on n’avait pas vu sortir M. Oudry. Aucun ne releva cette malice, tant on était fatigué. |
157 |
II, 1 |
On était sur le palier quand Mlle Vatnaz dit à Rosanette :
— Adieu, chère ! C’était très bien, ta soirée.
Puis se penchant à son oreille :
— Garde-le !
— Jusqu’à des temps meilleurs, reprit la Maréchale en tournant le dos, lentement. |
157-158 |
II, 1 |
Il était content. Néanmoins, il huma dans la rue une large bouffée d’air ; et, par besoin d’un milieu moins artificiel, Frédéric se ressouvint qu’il devait une visite à la Maréchale.
La porte de l’antichambre était ouverte. Deux bichons havanais accoururent. Une voix cria :
— Delphine ! Delphine ! — Est-ce vous, Félix ?
Il se tenait sans avancer ; les deux petits chiens jappaient toujours. Enfin Rosanette parut, enveloppée dans une sorte de peignoir en mousseline blanche garnie de dentelles, pieds nus dans des babouches.
— Ah ! pardon, monsieur ! Je vous prenais pour le coiffeur. Une minute ! je reviens ! |
161 |
II, 2 |
Et il resta seul dans la salle à manger.
Les persiennes en étaient closes. Frédéric la parcourait des yeux, en se rappelant le tapage de l’autre nuit, lorsqu’il remarqua au milieu, sur la table, un chapeau d’homme, un vieux feutre bossué, gras, immonde. À qui donc ce chapeau ? Montrant impudemment sa coiffe décousue, il semblait dire : « Je m’en moque après tout ! Je suis le maître ! »
La Maréchale survint. Elle le prit, ouvrit la serre, l’y jeta, referma la porte (d’autres portes, en même temps, s’ouvraient et se refermaient), et, ayant fait passer Frédéric par la cuisine, elle l’introduisit dans son cabinet de toilette. |
161 |
II, 2 |
On voyait, tout de suite, que c’était l’endroit de la maison le plus hanté, et comme son vrai centre moral. Une perse à grands feuillages tapissait les murs, les fauteuils et un vaste divan élastique ; sur une table de marbre blanc s’espaçaient deux larges cuvettes en faïence bleue ; des planches de cristal formant étagère au-dessus étaient encombrées par des fioles, des brosses, des peignes, des bâtons de cosmétique, des boîtes à poudre ; le feu se mirait dans une haute psyché ; un drap pendait en dehors d’une baignoire, et des senteurs de pâte d’amandes et de benjoin s’exhalaient.
— Vous excuserez le désordre ! Ce soir, je dîne en ville. |
162 |
II, 2 |
Et, comme elle tournait sur ses talons, elle faillit écraser un des petits chiens. Frédéric les déclara charmants. Elle les souleva tous les deux, et haussant jusqu’à lui leur museau noir :
— Voyons, faites une risette, baisez le monsieur. |
162 |
II, 2 |
Un homme, habillé d’une sale redingote à collet de fourrure, entra brusquement.
— Félix, mon brave, dit-elle, vous aurez votre affaire dimanche prochain, sans faute.
L’homme se mit à la coiffer. Il lui apprenait des nouvelles de ses amies : Mme de Rochegune, Mme de Saint-Florentin, Mme Lombard, toutes étant nobles comme à l’hôtel Dambreuse. Puis il causa théâtres ; on donnait le soir à l’Ambigu une représentation extraordinaire.
— Irez-vous ?
— Ma foi, non ! Je reste chez moi. |
162 |
II, 2 |
Delphine parut. Elle la gronda pour être sortie sans sa permission. L’autre jura qu’elle « rentrait du marché ».
— Eh bien, apportez-moi votre livre ! — Vous permettez, n’est-ce pas ?
Et, lisant à demi-voix le cahier, Rosanette faisait des observations sur chaque article. L’addition était fausse.
— Rendez-moi quatre sous !
Delphine les rendit, et, quand elle l’eut congédiée
— Ah ! Sainte-Vierge ! est-on assez malheureux avec ces gens-là !
Frédéric fut choqué de cette récrimination. Elle lui rappelait trop les autres, et établissait entre les deux maisons une sorte d’égalité fâcheuse. |
162 |
II, 2 |
Delphine, étant revenue, s’approcha de la Maréchale pour chuchoter un mot à son oreille.
— Eh non ! je n’en veux pas !
Delphine se présenta de nouveau.
— Madame, elle insiste.
— Ah ! quel embêtement ! Flanque-la dehors !
Au même instant, une vieille dame habillée de noir poussa la porte. Frédéric n’entendit rien, ne vit rien ; Rosanette s’était précipitée dans la chambre, à sa rencontre.
Quand elle reparut, elle avait les pommettes rouges et elle s’assit dans un des fauteuils, sans parler. Une larme tomba sur sa joue ; |
162-163 |
II, 2 |
Une larme tomba sur sa joue ; puis se tournant vers le jeune homme, doucement :
— Quel est votre petit nom ?
— Frédéric.
— Ah ! Fédérico ! Ça ne vous gêne pas que je vous appelle comme ça ?
Et elle le regardait d’une façon câline, presque amoureuse. |
163 |
II, 2 |
Tout à coup, elle poussa un cri de joie à la vue de Mlle Vatnaz.
La femme artiste n’avait pas de temps à perdre, devant, à six heures juste, présider sa table d’hôte ; et elle haletait, n’en pouvant plus. D’abord, elle retira de son cabas une chaîne de montre avec un papier, puis différents objets, des acquisitions.
— Tu sauras qu’il y a, rue Joubert, des gants de Suède à trente-six sous, magnifiques ! Ton teinturier demande encore huit jours. Pour la guipure, j’ai dit qu’on repasserait. Bugneaux a reçu l’acompte. Voilà tout, il me semble ? C’est cent quatre-vingt-cinq francs que tu me dois !
Rosanette alla prendre dans un tiroir dix napoléons. Aucune des deux n’avait de monnaie, Frédéric en offrit. |
163 |
II, 2 |
Et elle exhiba un vieux coupon de soie rose qu’elle avait acheté au Temple pour faire un pourpoint moyen âge à Delmar.
— Il est venu aujourd’hui, n’est-ce pas ?
— Non !
— C’est singulier
Et, une minute après :
— Où vas-tu ce soir ?
— Chez Alphonsine, dit Rosanette.
Ce qui était la troisième version sur la manière dont elle devait passer la soirée. |
163-164 |
II, 2 |
Mlle Vatnaz reprit :
— Et le vieux de la Montagne, quoi de neuf ?
Mais, d’un brusque clin d’œil, la Maréchale lui commanda de se taire ; et elle reconduisit Frédéric jusque dans l’antichambre, pour savoir s’il verrait bientôt Arnoux.
— Priez-le donc de venir ; pas devant son épouse, bien entendu ! |
164 |
II, 2 |
Au haut des marches, un parapluie était posé contre le mur, près d’une paire de socques.
— Les caoutchoucs de la Vatnaz, dit Rosanette. Quel pied, hein ? Elle est forte, ma petite amie !
Et d’un ton mélodramatique, en faisant rouler la dernière lettre du mot :
— Ne pas s’y fierrr !
Frédéric, enhardi par cette espèce de confidence, voulut la baiser sur le col. Elle dit froidement :
— Oh ! faites ! Ça ne coûte rien ! |
164 |
II, 2 |
Il avoua, tout en descendant l’escalier, que, la Maréchale se trouvant libre, ils allaient faire ensemble une partie fine au Moulin-Rouge ; et, comme il lui fallait toujours quelqu’un pour recevoir ses épanchements, il se fit conduire par Frédéric jusqu’à la porte.
Au lieu d’entrer, il se promena sur le trottoir, en observant les fenêtres du second étage. Tout à coup les rideaux s’écartèrent.
— Ah ! bravo ! le père Oudry n’y est plus. Bonsoir !
C’était donc le père Oudry qui l’entretenait ? Frédéric ne savait que penser maintenant. |
173 |
II, 2 |
À partir de ce jour-là, Arnoux fut encore plus cordial qu’auparavant ; il l’invitait à dîner chez sa maîtresse, et bientôt Frédéric hanta tout à la fois les deux maisons.
Celle de Rosanette l’amusait. On venait là le soir, en sortant du club ou du spectacle ; on prenait une tasse de thé, on faisait une partie de loto ; le dimanche, on jouait des charades ; Rosanette, plus turbulente que les autres, se distinguait par des inventions drolatiques, comme de courir à quatre pattes ou de s’affubler d’un bonnet de coton. Pour regarder les passants par la croisée, elle avait un chapeau de cuir bouilli ; elle fumait des chibouques, elle chantait des tyroliennes. L’après-midi, par désœuvrement, elle découpait des fleurs dans un morceau de toile perse, les collait elle-même sur ses carreaux, barbouillait de fard ses deux petits chiens, faisait brûler des pastilles, ou se tirait la bonne aventure. |
173 |
II, 2 |
Incapable de résister à une envie, elle s’engouait d’un bibelot qu’elle avait vu, n’en dormait pas, courait l’acheter, le troquait contre un autre, et gâchait les étoffes, perdait ses bijoux, gaspillait l’argent, aurait vendu sa chemise pour une loge d’avant-scène. |
173 |
II, 2 |
Souvent, elle demandait à Frédéric l’explication d’un mot qu’elle avait lu, mais n’écoutait pas sa réponse, car elle sautait vite à une autre idée, en multipliant les questions. Après des spasmes de gaieté, c’étaient des colères enfantines ; ou bien elle rêvait, assise par terre, devant le feu, la tête basse et le genou dans ses deux mains, plus inerte qu’une couleuvre engourdie. Sans y prendre garde, elle s’habillait devant lui, tirait avec lenteur ses bas de soie, puis se lavait à grande eau le visage, en se renversant la taille comme une naïade qui frissonne ; et le rire de ses dents blanches, les étincelles de ses yeux, sa beauté, sa gaieté éblouissaient Frédéric, et lui fouettaient les nerfs. |
174 |
II, 2 |
La fréquentation de ces deux femmes faisait dans sa vie comme deux musiques : l’une folâtre, emportée, divertissante, l’autre grave et presque religieuse ; et, vibrant à la fois, elles augmentaient toujours, et peu à peu se mêlaient ; car, si Mme Arnoux venait à l’effleurer du doigt seulement, l’image de l’autre, tout de suite, se présentait à son désir, parce qu’il avait, de ce côté-là, une chance moins lointaine ; et, dans la compagnie de Rosanette, quand il lui arrivait d’avoir le cœur ému, il se rappelait immédiatement son grand amour. |
174-175 |
II, 2 |
… ce qui n’empêchait point la Maréchale de l’aimer.
Un jour, cependant, elle dit, en parlant de lui :
— Ah ! il m’embête, à la fin ! J’en ai assez ! Ma foi, tant pis, j’en trouverai un autre !
Frédéric croyait « l’autre » déjà trouvé et qu’il s’appelait M. Oudry.
— Eh bien, dit Rosanette, qu’est-ce que cela fait ?
Puis, avec des larmes dans la voix :
— Je lui demande bien peu de chose, pourtant, et il ne veut pas, l’animal ! Il ne veut pas ! Quant à ses promesses, oh ! c’est différent.
Il lui avait même promis un quart de ses bénéfices dans les fameuses mines de kaolin ; aucun bénéfice ne se montrait, pas plus que le cachemire dont il la leurrait depuis six mois. |
175 |
II, 2 |
Il songea que plus Arnoux serait détaché de sa femme, plus il aurait de chance auprès d’elle. Alors, il se mit à faire l’apologie de Rosanette, continuellement ; il lui représenta tous ses torts à son endroit, conta les vagues menaces de l’autre jour, et même parla du cachemire, sans taire qu’elle l’accusait d’avarice.
Arnoux, piqué du mot (et, d’ailleurs, concevant des inquiétudes), apporta le cachemire à Rosanette, mais la gronda de s’être plainte à Frédéric ; comme elle disait lui avoir cent fois rappelé sa promesse, il prétendit qu’il ne s’en était pas souvenu, ayant trop d’occupations. |
177 |
II, 2 |
Le lendemain, Frédéric se présenta chez elle. Bien qu’il fût deux heures, la Maréchale était encore couchée ; et, à son chevet, Delmar, installé devant un guéridon, finissait une tranche de foie gras. Elle cria de loin :
— Je l’ai, je l’ai !
Puis, le prenant par les oreilles, elle l’embrassa au front, le remercia beaucoup, le tutoya, voulut même le faire asseoir sur son lit. Ses jolis yeux tendres pétillaient, sa bouche humide souriait, ses deux bras ronds sortaient de sa chemise qui n’avait pas de manches ; et, de temps à autre, il sentait, à travers la batiste, les fermes contours de son corps. Delmar, pendant ce temps-là, roulait ses prunelles.
— Mais, véritablement, mon amie, ma chère amie !… |
177 |
II, 2 |
Il en fut de même les fois suivantes. Dès que Frédéric entrait, elle montait debout sur un coussin, pour qu’il l’embrassât mieux, l’appelait un mignon, un chéri, mettait une fleur à sa boutonnière, arrangeait sa cravate ; ces gentillesses redoublaient toujours lorsque Delmar se trouvait là. |
177 |
II, 2 |
Il se trouvait stupide cependant, et résolut de s’y prendre avec la Maréchale carrément.
Donc une après-midi, comme elle se baissait devant sa commode, il s’approcha d’elle et eut un geste d’une éloquence si peu ambiguë, qu’elle se redressa tout empourprée. Il recommença de suite ; alors, elle fondit en larmes, disant qu’elle était bien malheureuse et que ce n’était pas une raison pour qu’on la méprisât.
Il réitéra ses tentatives. Elle prit un autre genre, qui fut de rire toujours. Il crut malin de riposter par le même ton, et en l’exagérant. Mais il se montrait trop gai pour qu’elle le crût sincère ; et leur camaraderie faisait obstacle à l’épanchement de toute émotion sérieuse. |
177-178 |
II, 2 |
Enfin, un jour, elle répondit qu’elle n’acceptait pas les restes d’une autre.
— Quelle autre ?
— Eh oui ! va retrouver Mme Arnoux !
Car Frédéric en parlait souvent ; Arnoux, de son côté, avait la même manie ; elle s’impatientait, à la fin, d’entendre toujours vanter cette femme ; et son imputation était une espèce de vengeance. |
178 |
II, 2 |
Elle commençait, du reste, à l’agacer fortement. Quelquefois, se posant comme expérimentée, elle disait du mal de l’amour avec un rire sceptique qui donnait des démangeaisons de la gifler. Un quart d’heure après, c’était la seule chose qu’il y eût au monde, et, croisant ses bras sur sa poitrine, comme pour serrer quelqu’un, elle murmurait : « Oh ! oui, c’est bon ! c’est si bon ! » les paupières entre-closes et à demi pâmée d’ivresse. Il était impossible de la connaître, de savoir, par exemple, si elle aimait Arnoux, car elle se moquait de lui et en paraissait jalouse. De même pour la Vatnaz, qu’elle appelait une misérable, d’autres fois sa meilleure amie. Elle avait, enfin, sur toute sa personne et jusque dans le retroussement de son chignon, quelque chose d’inexprimable qui ressemblait à un défi ; et il la désirait, pour le plaisir surtout de la vaincre et de la dominer. |
178 |
II, 2 |
Comment faire ? car souvent elle le renvoyait sans nulle cérémonie, apparaissant une minute entre deux portes pour chuchoter : « Je suis occupée ; à ce soir ! » ; ou bien il la trouvait au milieu de douze personnes ; et quand ils étaient seuls, on aurait juré une gageure, tant les empêchements se succédaient. Il l’invitait à dîner, elle refusait toujours ; une fois, elle accepta, mais ne vint pas. |
178 |
II, 2 |
Une idée machiavélique surgit dans sa cervelle.
Connaissant par Dussardier les récriminations de Pellerin sur son compte, il imagina de lui commander le portrait de la Maréchale, un portrait grandeur nature, qui exigerait beaucoup de séances ; il n’en manquerait pas une seule ; l’inexactitude habituelle de l’artiste faciliterait les tête-à-tête. Il engagea donc Rosanette à se faire peindre, pour offrir son visage à son cher Arnoux. Elle accepta, car elle se voyait au milieu du Grand Salon, à la place d’honneur, avec une foule devant elle, et les journaux en parleraient, ce qui « la lancerait » tout à coup. |
179 |
II, 2 |
Quand il eut jeté devant Rosanette une douzaine de gros sous, il lui fit prendre sa pose.
— Imaginez-vous que ces choses-là sont des richesses, des présents splendides. La tête un peu à droite ! Parfait ! et ne bougez plus ! Cette attitude majestueuse va bien à votre genre de beauté.
Elle avait une robe écossaise avec un gros manchon et se retenait pour ne pas rire.
— Quant à la coiffure, nous la mêlerons à un tortis de perles : cela fait toujours bon effet dans les cheveux rouges.
La Maréchale se récria, disant qu’elle n’avait pas les cheveux rouges.
— Laissez donc ! Le rouge des peintres n’est pas celui des bourgeois ! |
180 |
II, 2 |
— Vous étiez faite pour vivre dans ce temps-là. Une créature de votre calibre aurait mérité un monseigneur !
Rosanette trouvait ses compliments fort gentils. |
180 |
II, 2 |
Le vent souffla et Rosanette ayant déclaré qu’elle avait faim, ils entrèrent à la Pâtisserie anglaise.
Des jeunes femmes, avec leurs enfants, mangeaient debout contre le buffet de marbre, où se pressaient, sous des cloches de verre, les assiettes de petits gâteaux. Rosanette avala deux tartes à la crème. Le sucre en poudre faisait des moustaches au coin de sa bouche. De temps à autre, pour l’essuyer, elle tirait son mouchoir de son manchon ; et sa figure ressemblait, sous sa capote de soie verte, à une rose épanouie entre ses feuilles. |
181 |
II, 2 |
Ils se remirent en marche ; dans la rue de la Paix, elle s’arrêta, devant la boutique d’un orfèvre, à considérer un bracelet ; Frédéric voulut lui en faire cadeau.
— Non, dit-elle, garde ton argent.
Il fut blessé de cette parole.
— Qu’a donc le mimi ? On est triste ?
Et, la conversation s’étant renouée, il en vint, comme d’habitude, à des protestations d’amour.
— Tu sais bien que c’est impossible !
— Pourquoi ?
— Ah ! parce que…
Ils allaient côte à côte, elle appuyée sur son bras, et les volants de sa robe lui battaient contre les jambes. |
181 |
II, 2 |
Les flatteries de Pellerin lui revenant sans doute à la mémoire, elle poussa un soupir.
— Ah ! il y en a qui sont heureuses ! Je suis faite pour un homme riche, décidément.
Il répliqua d’un ton brutal :
— Vous en avez un, cependant ! — car M. Oudry passait pour trois fois millionnaire.
Elle ne demandait pas mieux que de s’en débarrasser.
— Qui vous en empêche ?
Et il exhala d’amères plaisanteries sur ce vieux bourgeois à perruque, lui montrant qu’une pareille liaison était indigne, et qu’elle devait la rompre !
— Oui, répondit la Maréchale, comme se parlant à elle-même. C’est ce que je finirai par faire, sans doute !
Frédéric fut charmé de ce désintéressement. Elle se ralentissait, il la crut fatiguée. Elle s’obstina à ne pas vouloir de voiture et elle le congédia devant sa porte, en lui envoyant un baiser du bout des doigts. |
181-182 |
II, 2 |
Frédéric montait en coupé pour s’y rendre quand arriva un billet de la Maréchale. À la lueur des lanternes, il lut :
« Cher, j’ai suivi vos conseils. Je viens d’expulser mon Osage. À partir de demain soir, liberté ! Dites que je ne suis pas brave. »
Rien de plus ! Mais c’était le convier à la place vacante. |
185 |
II, 2 |
L’idée de la Maréchale le réveilla ; ces mots de son billet : « À partir de demain soir », étaient bien un rendez-vous pour le jour même. Il attendit jusqu’à neuf heures, et courut chez elle.
Quelqu’un, devant lui, qui montait l’escalier, ferma la porte. Il tira la sonnette ; Delphine vint ouvrir, et affirma que Madame n’y était pas.
Frédéric insista, pria. Il avait à lui communiquer quelque chose de très grave, un simple mot. Enfin l’argument de la pièce de cent sous réussit, et la bonne le laissa seul dans l’antichambre.
Rosanette parut. Elle était en chemise, les cheveux dénoués ; et, tout en hochant la tête, elle fit de loin, avec les deux bras, un grand geste exprimant qu’elle ne pouvait le recevoir.
Frédéric descendit l’escalier, lentement. Ce caprice-là dépassait tous les autres. Il n’y comprenait rien. |
191-192 |
II, 2 |
Et elle ! Dire que je l’ai connue confectionneuse de lingerie ! Sans moi, plus de vingt fois, elle serait tombée dans la crotte. Mais je l’y plongerai ! oh oui ! Je veux qu’elle crève à l’hôpital ! On saura tout ! |
192 |
II, 2 |
Et, comme un torrent d’eau de vaisselle qui charrie des ordures, sa colère fit passer tumultueusement sous Frédéric les hontes de sa rivale.
— Elle a couché avec Jumillac, avec Flacourt, avec le petit Allard, avec Bertinaux, avec Saint-Valéry, le grêlé. Non ! l’autre ! Ils sont deux frères, n’importe ! Et quand elle avait des embarras, j’arrangeais tout. Qu’est-ce que j’y gagnais ? Elle est si avare ! Et puis, vous en conviendrez, c’était une jolie complaisance que de la voir, car enfin, nous ne sommes pas du même monde ! Est-ce que je suis une fille, moi ! Est-ce que je me vends ! Sans compter qu’elle est bête comme un chou ! Elle écrit catégorie par un th. Au reste, ils vont bien ensemble ; ça fait la paire, quoiqu’il s’intitule artiste et se croie du génie ! Mais, mon Dieu ! s’il avait seulement de l’intelligence, il n’aurait pas commis une infamie pareille ! On ne quitte pas une femme supérieure pour une coquine ! |
192-193 |
II, 2 |
Et Arnoux, hein ? N’est-ce pas abominable ? Il lui a tant de fois pardonné ! On n’imagine pas ses sacrifices ! Elle devrait baiser ses pieds ! Il est si généreux, si bon !
Frédéric jouissait à entendre dénigrer Delmar. Il avait accepté Arnoux. Cette perfidie de Rosanette lui semblait une chose anormale, injuste ; et, gagné par l’émotion de la vieille fille, il arrivait à sentir pour lui comme de l’attendrissement. |
193 |
II, 2 |
Il céda cependant à Cisy, qui l’obsédait pour faire la connaissance de Rosanette.
Elle le reçut fort gentiment, mais sans lui sauter au cou, comme autrefois. Son compagnon fut heureux d’être admis chez une impure, et surtout de causer avec un acteur ; Delmar se trouvait là. |
202 |
II, 3 |
On disait : « Notre Delmar. » Il avait une mission, il devenait Christ.
Tout cela avait fasciné Rosanette ; et elle s’était débarrassée du père Oudry, sans se soucier de rien, n’étant pas cupide.
Arnoux, qui la connaissait, en avait profité pendant longtemps pour l’entretenir à peu de frais ; le bonhomme était venu, et ils avaient eu soin, tous les trois, de ne point s’expliquer franchement. Puis, s’imaginant qu’elle congédiait l’autre pour lui seul, Arnoux avait augmenté sa pension. Mais ses demandes se renouvelaient avec une fréquence inexplicable, car elle menait un train moins dispendieux ; elle avait même vendu jusqu’au cachemire, tenant à s’acquitter de ses vieilles dettes, disait-elle ; et il donnait toujours, elle l’ensorcelait, elle abusait de lui, sans pitié. Aussi les factures, les papiers timbrés pleuvaient dans la maison. |
203 |
II, 3 |
Arnoux, pendant ce temps-là, commodément assis dans une bergère, auprès du feu, humait sa tasse de thé, en tenant la Maréchale sur ses genoux. |
213 |
II, 3 |
Rentré chez lui, il trouva dans son cabinet une lettre de huit pages sur papier à glaçure bleue et signée des initiales R. A.
Cela commençait par des reproches amicaux :
« Que devenez-vous, mon cher ? je m’ennuie. »
Mais l’écriture était si abominable, que Frédéric allait rejeter tout le paquet quand il aperçut, en post-scriptum :
« Je compte sur vous demain pour me conduire aux courses. »
Que signifiait cette invitation ? était-ce encore un tour de la Maréchale ? Mais on ne se moque pas deux fois du même homme à propos de rien ; et pris de curiosité, il relut la lettre attentivement.
Frédéric distingua : « Malentendu… avoir fait fausse route… désillusions… Pauvres enfants que nous sommes !… Pareils à deux fleuves qui se rejoignent ! etc. »
Ce style contrastait avec le langage ordinaire de la lorette. Quel changement était donc survenu ?
Il garda longtemps les feuilles entre ses doigts. Elles sentaient l’iris ; et il y avait, dans la forme des caractères et l’espacement irrégulier des lignes, comme un désordre de toilette qui le troubla. |
227-228 |
II, 3 |
La Maréchale était prête et l’attendait.
— C’est gentil, cela ! dit-elle, en fixant sur lui ses jolis yeux, à la fois tendres et gais.
Quand elle eut fait le nœud de sa capote, elle s’assit sur le divan et resta silencieuse.
— Partons-nous ? dit Frédéric.
Elle regarda la pendule.
— Oh ! non ! pas avant une heure et demie, comme si elle eût posé en elle-même cette limite à son incertitude.
Enfin l’heure ayant sonné :
— Eh bien, andiamo, caro mio !
Et elle donna un dernier tour à ses bandeaux, fit des recommandations à Delphine.
— Madame revient dîner ?
— Pourquoi donc ? Nous dînerons ensemble quelque part, au Café Anglais, où vous voudrez !
— Soit ! |
229 |
II, 4 |
La Maréchale parut satisfaite de ses prévenances ; puis, dès qu’elle fut assise, lui demanda s’il avait été chez Arnoux, dernièrement.
— Pas depuis un mois, dit Frédéric.
— Moi, je l’ai rencontré avant-hier, il serait même venu aujourd’hui. Mais il a toutes sortes d’embarras, encore un procès, je ne sais quoi. Quel drôle d’homme !
— Oui ! très drôle !
Frédéric ajouta d’un air indifférent :
— À propos, voyez-vous toujours… comment donc l’appelez-vous ?… cet ancien chanteur… Delmar ?
Elle répliqua, sèchement :
— Non ! c’est fini !
Ainsi, leur rupture était certaine. Frédéric en conçut de l’espoir. |
229-230 |
II, 4 |
Frédéric se laissait aller au bercement des soupentes. La Maréchale tournait la tête, à droite et à gauche, en souriant.
Son chapeau de paille nacrée avait une garniture de dentelle noire. Le capuchon de son burnous flottait au vent ; et elle s’abritait du soleil, sous une ombrelle de satin lilas, pointue par le haut comme une pagode.
— Quels amours de petits doigts ! dit Frédéric, en lui prenant doucement l’autre main, la gauche, ornée d’un bracelet d’or, en forme de gourmette. Tiens, c’est mignon ; d’où cela vient-il ?
— Oh ! il y a longtemps que je l’ai, dit la Maréchale.
Le jeune homme n’objecta rien à cette réponse hypocrite. Il aima mieux « profiter de la circonstance ». Et, lui tenant toujours le poignet, il appuya dessus ses lèvres, entre le gant et la manchette.
— Finissez, on va nous voir !
— Bah ! qu’est-ce que cela fait ! |
230 |
II, 4 |
Après la place de la Concorde, ils prirent par le quai de la Conférence et le quai de Billy, où l’on remarque un cèdre dans un jardin. Rosanette croyait le Liban situé en Chine ; elle rit elle-même de son ignorance et pria Frédéric de lui donner des leçons de géographie. Puis, laissant à droite le Trocadéro, ils traversèrent le pont d’Iéna, et s’arrêtèrent enfin, au milieu du Champ de Mars, près des autres voitures, déjà rangées dans l’Hippodrome. |
230 |
II, 4 |
Cependant, de gros nuages effleuraient de leurs volutes la cime des ormes, en face. Rosanette avait peur de la pluie.
— J’ai des riflards, dit Frédéric, et tout ce qu’il faut pour se distraire, ajouta-t-il en soulevant le coffre, où il y avait des provisions de bouche dans un panier.
— Bravo ! nous nous comprenons !
— Et on se comprendra encore mieux, n’est-ce pas ?
— Cela se pourrait ! fit-elle en rougissant. |
231 |
II, 4 |
— Nous nous amusons ! dit la Maréchale. Je t’aime, mon chéri !
Frédéric ne douta plus de son bonheur ; ce dernier mot de Rosanette le confirmait. |
231-232 |
II, 4 |
La cloche ayant tinté, Cisy s’en alla, au grand plaisir de Rosanette, qu’il ennuyait beaucoup, disait-elle. |
232 |
II, 4 |
La Maréchale fut jalouse de ces gloires ; pour qu’on la remarquât, elle se mit à faire de grands gestes et à parler très haut.
Des gentlemen la reconnurent, lui envoyèrent des saluts. Elle y répondait en disant leurs noms à Frédéric. C’étaient tous comtes, vicomtes, ducs et marquis ; et il se rengorgeait, car tous les yeux exprimaient un certain respect pour sa bonne fortune. |
233 |
II, 4 |
Cisy n’avait pas l’air moins heureux dans le cercle d’hommes mûrs qui l’entourait. Ils souriaient du haut de leurs cravates, comme se moquant de lui ; enfin il tapa dans la main du plus vieux et s’avança vers la Maréchale.
Elle mangeait avec une gloutonnerie affectée une tranche de foie gras ; Frédéric, par obéissance, l’imitait, en tenant une bouteille de vin sur ses genoux.
Le milord reparut, c’était Mme Arnoux. Elle pâlit extraordinairement.
— Donne-moi du champagne ! dit Rosanette.
Et, levant le plus haut possible son verre rempli, elle s’écria :
— Ohé là-bas ! les femmes honnêtes, l’épouse de mon protecteur, ohé !
Des rires éclatèrent autour d’elle, le milord disparut. Frédéric la tirait par sa robe, il allait s’emporter. |
233-234 |
II, 4 |
Mais Cisy était là, dans la même attitude que tout à l’heure ; et, avec un surcroît d’aplomb, il invita Rosanette à dîner pour le soir même.
— Impossible ! répondit-elle. Nous allons ensemble au café Anglais.
Frédéric, comme s’il n’eût rien entendu, demeura muet ; et Cisy quitta la Maréchale d’un air désappointé. |
234 |
II, 4 |
Quelques gouttes de pluie tombèrent. L’embarras des voitures augmenta. Hussonnet était perdu.
— Eh bien, tant mieux ! dit Frédéric.
— On préfère être seul ? reprit la Maréchale, en posant la main sur la sienne.
Alors passa devant eux, avec des miroitements de cuivre et d’acier, un splendide landau attelé de quatre chevaux, conduits à la Daumont par deux jockeys en veste de velours, à crépines d’or. Mme Dambreuse était près de son mari, Martinon sur l’autre banquette en face ; tous les trois avaient des figures étonnées. |
234-235 |
II, 4 |
À la porte du café Anglais, il renvoya la voiture. Rosanette était montée devant lui, pendant qu’il payait le postillon.
Il la retrouva dans l’escalier, causant avec un monsieur. Frédéric prit son bras. Mais, au milieu du corridor, un deuxième seigneur l’arrêta.
— Va toujours ! dit-elle, je suis à toi ! |
236 |
II, 4 |
La Maréchale revint ; et, le baisant au front :
— On a des chagrins, pauvre mimi ?
— Peut-être ! répliqua-t-il.
— Tu n’es pas le seul, va !
Ce qui voulait dire : « Oublions chacun les nôtres dans une félicité commune ! »
Puis elle posa un pétale de fleur entre ses lèvres, et le lui tendit à becqueter. Ce mouvement, d’une grâce et presque d’une mansuétude lascive, attendrit Frédéric.
— Pourquoi me fais-tu de la peine ? dit-il, en songeant à Mme Arnoux.
— Moi, de la peine ?
Et, debout devant lui, elle le regardait, les cils rapprochés et les deux mains sur les épaules.
Toute sa vertu, toute sa rancune sombra dans une lâcheté sans fond.
Il reprit :
— Puisque tu ne veux pas m’aimer ! en l’attirant sur ses genoux.
Elle se laissait faire ; il lui entourait la taille à deux bras ; le pétillement de sa robe de soie l’enflammait.
— Où sont-ils ? dit la voix d’Hussonnet dans le corridor.
La Maréchale se leva brusquement, et alla se mettre à l’autre bout du cabinet, tournant le dos à la porte.
Elle demanda des huîtres et ils s’attablèrent. |
236-237 |
II, 4 |
Dans un mouvement d’impatience, il attrapa, avec sa botte, un des bichons sous la table.
Tous deux se mirent à aboyer d’une façon odieuse.
— Vous devriez les faire reconduire ! dit-il brusquement.
Rosanette n’avait confiance en personne.
Alors, il se tourna vers le bohème.
— Voyons, Hussonnet, dévouez-vous !
— Oh ! oui, mon petit ! Ce serait bien aimable !
Hussonnet s’en alla, sans se faire prier. |
237-238 |
II, 4 |
Il commençait même à se réjouir du tête-à-tête, lorsqu’un garçon entra.
— Madame, quelqu’un vous demande.
— Comment ! encore ?
— Il faut pourtant que je voie ! dit Rosanette.
Il en avait soif, besoin. Cette disparition lui semblait une forfaiture, presque une grossièreté. |
238 |
II, 4 |
La Maréchale rentra, et, lui présentant Cisy :
— J’ai invité monsieur. J’ai bien fait, n’est-ce pas ?
— Comment donc ! certainement !
Frédéric, avec un sourire de supplicié, fit signe au gentilhomme de s’asseoir. |
238 |
II, 4 |
La Maréchale se mit à parcourir la carte, en s’arrêtant aux noms bizarres.
— Si nous mangions, je suppose, un turban de lapins à la Richelieu et un pudding à la d’Orléans ?
— Oh ! pas d’Orléans ! s’écria Cisy, lequel était légitimiste et crut faire un mot.
— Aimez-vous mieux un turbot à la Chambord ? reprit-elle.
Cette politesse choqua Frédéric.
La Maréchale se décida pour un simple tournedos, des écrevisses, des truffes, une salade d’ananas, des sorbets à la vanille.
— Nous verrons ensuite. Allez toujours. Ah ! j’oubliais ! Apportez-moi un saucisson ! pas à l’ail !
Et elle appelait le garçon « jeune homme », frappait son verre avec son couteau, jetait au plafond la mie de son pain. Elle voulut boire tout de suite du vin de Bourgogne.
— On n’en prend pas dès le commencement, dit Frédéric.
Cela se faisait quelquefois, suivant le Vicomte.
— Eh non ! Jamais !
— Si fait, je vous assure !
— Ah ! tu vois !
Le regard dont elle accompagna cette phrase signifiait : « C’est un homme riche, celui-là, écoute-le ! »
Cependant, la porte s’ouvrait à chaque minute, les garçons glapissaient, et, sur un infernal piano, dans le cabinet à côté, quelqu’un tapait une valse. Puis les courses amenèrent à parler d’équitation et des deux systèmes rivaux. Cisy défendait Baucher, Frédéric le comte d’Aure, quand Rosanette haussa les épaules.
— Assez, mon Dieu ! il s’y connaît mieux que toi, va ! |
238-239 |
II, 4 |
Elle mordait dans une grenade, le coude posé sur la table ; les bougies du candélabre devant elle tremblaient au vent ; cette lumière blanche pénétrait sa peau de tons nacrés, mettait du rose à ses paupières, faisait briller les globes de ses yeux ; la rougeur du fruit se confondait avec la pourpre de ses lèvres, ses narines minces battaient ; et toute sa personne avait quelque chose d’insolent, d’ivre et de noyé qui exaspérait Frédéric, et pourtant lui jetait au cœur des désirs fous. |
239 |
II, 4 |
Puis elle demanda, d’une voix calme, à qui appartenait ce grand landau avec une livrée marron.
— À la comtesse Dambreuse, répliqua Cisy.
— Ils sont très riches, n’est-ce pas ? |
239 |
II, 4 |
Frédéric, pour lui être désagréable, s’entêta à le contredire. Il soutint que Mme Dambreuse s’appelait de Boutron, certifiait sa noblesse.
— N’importe ! je voudrais bien avoir son équipage ! dit la Maréchale, en se renversant sur le fauteuil.
Et la manche de sa robe, glissant un peu, découvrit, à son poignet gauche, un bracelet orné de trois opales.
Frédéric l’aperçut.
— Tiens ! mais…
Ils se considérèrent tous les trois, et rougirent. |
239 |
II, 4 |
La Maréchale décrocha de la patère sa capote. Frédéric se précipita sur la sonnette en criant de loin au garçon :
— Une voiture
— J’ai la mienne, dit le Vicomte.
— Mais, monsieur !
— Cependant, monsieur !
Et ils se regardaient dans les prunelles, pâles tous les deux et les mains tremblantes.
Enfin, la Maréchale prit le bras de Cisy, et, en montrant le bohème attablé :
— Soignez-le donc ! il s’étouffe. Je ne voudrais pas que son dévouement pour mes roquets le fît mourir ! |
240 |
II, 4 |
Il se reprochait de n’avoir pas souffleté Cisy. Quant à la Maréchale, il se jura de ne plus la revoir ; d’autres aussi belles ne manquaient pas ; et, puisqu’il fallait de l’argent pour posséder ces femmes-là, il jouerait à la Bourse le prix de sa ferme, il serait riche, il écraserait de son luxe la Maréchale et tout le monde. |
241 |
II, 4 |
La froideur de Frédéric le décontenança. Il ne savait comment en venir au portrait.
Sa première intention avait été de faire un Titien. Mais, peu à peu, la coloration variée de son modèle l’avait séduit ; et il avait travaillé franchement, accumulant pâte sur pâte et lumière sur lumière. Rosanette fut enchantée d’abord ; ses rendez-vous avec Delmar avaient interrompu les séances et laissé à Pellerin tout le temps de s’éblouir. Puis, l’admiration s’apaisant, il s’était demandé si sa peinture ne manquait point de grandeur. |
241 |
II, 4 |
Enfin la Maréchale était revenue. Elle s’était même permis des objections ; l’artiste, naturellement, avait persévéré. Après de grandes fureurs contre sa sottise, il s’était dit qu’elle pouvait avoir raison. Alors avait commencé l’ère des doutes, tiraillements de la pensée qui provoquent les crampes d’estomac, les insomnies, la fièvre, le dégoût de soi-même ; il avait eu le courage de faire des retouches, mais sans cœur et sentant que sa besogne était mauvaise.
Il se plaignit seulement d’avoir été refusé au Salon, puis reprocha à Frédéric de ne pas être venu voir le portrait de la Maréchale.
— Je me moque bien de la Maréchale !
Une déclaration pareille l’enhardit.
— Croiriez-vous que cette bête-là n’en veut plus, maintenant ? |
241-242 |
II, 4 |
Ce qu’il ne disait point, c’est qu’il avait réclamé d’elle mille écus. Or la Maréchale s’était peu souciée de savoir qui payerait, et, préférant tirer d’Arnoux des choses plus urgentes, ne lui en avait même pas parlé.
— Eh bien, et Arnoux ? dit Frédéric.
Elle l’avait relancé vers lui. L’ancien marchand de tableaux n’avait que faire du portrait.
— Il soutient que ça appartient à Rosanette.
— En effet, c’est à elle.
— Comment ! c’est elle qui m’envoie vers vous ! répliqua Pellerin. |
242 |
II, 4 |
Il mangeait dans les cabarets à la mode, fréquentait les théâtres et tâchait de se distraire, quand Hussonnet lui adressa une lettre, où il narrait gaiement que la Maréchale, dès le lendemain des courses, avait congédié Cisy. Frédéric en fut heureux, sans chercher pourquoi le bohème lui apprenait cette aventure. |
244 |
II, 4 |
Cisy l’avait prié de le faire admettre à son club. Mais le baron, ayant sans doute pitié de son amour-propre :
— Ah ! j’oubliais ! Mille félicitations pour votre pari, mon cher !
— Quel pari ?
— Celui que vous avez fait, aux courses, d’aller le soir même chez cette dame.
Frédéric éprouva comme la sensation d’un coup de fouet. Il fut calmé tout de suite, par la figure décontenancée de Cisy.
En effet, la Maréchale, dès le lendemain, en était aux regrets, quand Arnoux, son premier amant, son homme, s’était présenté ce jour-là même. Tous deux avaient fait comprendre au vicomte qu’il « gênait », et on l’avait flanqué dehors, avec peu de cérémonie. |
241 |
II, 4 |
Il eut l’air de ne pas entendre. Le baron ajouta :
— Que devient-elle, cette brave Rose ?… a-t-elle toujours d’aussi jolies jambes ? prouvant par ce mot qu’il la connaissait intimement.
Frédéric fut contrarié de la découverte.
— Il n’y a pas de quoi rougir, reprit le Baron ; c’est une bonne affaire !
Cisy claqua de la langue.
— Peuh ! pas si bonne !
— Ah !
— Mon Dieu, oui ! D’abord, moi, je ne lui trouve rien d’extraordinaire, et puis on en récolte de pareilles tant qu’on veut, car enfin… elle est à vendre !
— Pas pour tout le monde ! reprit aigrement Frédéric.
— Il se croit différent des autres ! répliqua Cisy, quelle farce ! |
247-248 |
II, 4 |
Mais le baron avait gardé bon souvenir de Rosanette.
— Est-ce qu’elle est toujours avec un certain Arnoux ?
— Je n’en sais rien, dit Cisy. Je ne connais pas ce monsieur ! |
248 |
II, 4 |
Comme tout le monde, au moment où l’assiette avait été lancée, parlait à la fois, il fut impossible de découvrir la raison de cette offense, si c’était à cause d’Arnoux, de Mme Arnoux, de Rosanette ou d’un autre. |
249 |
II, 4 |
En sortant du cabinet de lecture, il aperçut du monde devant la boutique d’un marchand de tableaux. On regardait un portrait de femme, avec cette ligne écrite au bas en lettres noires : « Mlle Rose-Annette Bron, appartenant à M. Frédéric Moreau, de Nogent ».
C’était bien elle, ou à peu près, vue de face, les seins découverts, les cheveux dénoués, et tenant dans ses mains une bourse de velours rouge, tandis que, par derrière, un paon avançait son bec sur son épaule, en couvrant la muraille de ses grandes plumes en éventail. |
260 |
II, 4 |
Frédéric, lorsqu’il revint, trouva chez sa mère trois lettres.
La première était un billet de M. Dambreuse l’invitant à dîner pour le mardi précédent. À propos de quoi cette politesse ? On lui avait donc pardonné son incartade ?
La seconde était de Rosanette. Elle le remerciait d’avoir risqué sa vie pour elle ; Frédéric ne comprit pas d’abord ce qu’elle voulait dire ; enfin, après beaucoup d’ambages, elle implorait de lui, en invoquant son amitié, se fiant à sa délicatesse, à deux genoux, disait-elle, vu la nécessité pressante, et comme on demande du pain, un petit secours de cinq cents francs. Il se décida tout de suite à les fournir. |
277-278 |
II, 5 |
Ces réflexions l’occupèrent toute la soirée ; et il allait se coucher quand une femme entra.
— C’est moi, dit en riant Mlle Vatnaz. Je viens de la part de Rosanette.
Elles s’étaient donc réconciliées ?
— Mon Dieu, oui ! Je ne suis pas méchante, vous savez bien. Au surplus, la pauvre fille… Ce serait trop long à vous conter.
Bref, la Maréchale désirait le voir, elle attendait une réponse, sa lettre s’étant promenée de Paris à Nogent ; Mlle Vatnaz ne savait point ce qu’elle contenait. Alors, Frédéric s’informa de la Maréchale.
Elle était, maintenant, avec un homme très riche, un Russe, le prince Tzernoukoff, qui l’avait vue aux courses du Champ de Mars, l’été dernier.
— On a trois voitures, cheval de selle, livrée, groom dans le chic anglais, maison de campagne, loge aux Italiens, un tas de choses encore. Voilà, mon cher. |
279-280 |
II, 6 |
Le lendemain, il se rendit chez la Maréchale. Elle habitait une maison neuve, dont les stores avançaient sur la rue. Il y avait à chaque palier une glace contre le mur, une jardinière rustique devant les fenêtres, tout le long des marches un tapis de toile ; et, quand on arrivait du dehors, la fraîcheur de l’escalier délassait. |
281 |
II, 6 |
Rosanette parut, habillée d’une veste de satin rose, avec un pantalon de cachemire blanc, un collier de piastres, et une calotte rouge entourée d’une branche de jasmin.
Frédéric fit un mouvement de surprise ; puis dit qu’il apportait « la chose en question », en lui présentant le billet de banque.
Elle le regarda fort ébahie ; et, comme il avait toujours le billet à la main, sans savoir où le poser :
— Prenez-le donc !
Elle le saisit ; puis, l’ayant jeté sur le divan :
— Vous êtes bien aimable.
C’était pour solder un terrain à Bellevue, qu’elle payait ainsi par annuités. Un tel sans-façon blessa Frédéric. Du reste, tant mieux ! cela le vengeait du passé. |
282 |
II, 6 |
— Asseyez-vous ! dit-elle, là, plus près.
Et, d’un ton grave :
— D’abord, j’ai à vous remercier, mon cher, d’avoir risqué votre vie.
— Oh ! ce n’est rien !
— Comment, mais c’est très beau !
Et la Maréchale lui témoigna une gratitude embarrassante ; car elle devait penser qu’il s’était battu exclusivement pour Arnoux, celui-ci, qui se l’imaginait, ayant dû céder au besoin de le dire.
« Elle se moque de moi, peut-être », songeait Frédéric.
il n’avait plus rien à faire, et, alléguant un rendez-vous, il se leva.
— Et non ! Restez ! |
282 |
II, 6 |
Il se rassit et la complimenta sur son costume.
Elle répondit, avec un air d’accablement :
— C’est le Prince qui m’aime comme ça ! Et il faut fumer des machines pareilles, ajouta Rosanette, en montrant le narghilé. Si nous en goûtions ? voulez-vous ?
On apporta du feu ; le tombac s’allumant difficilement, elle se mit à trépigner d’impatience. Puis une langueur la saisit ; et elle restait immobile sur le divan, un coussin sous l’aisselle, le corps un peu tordu, un genou plié, l’autre jambe toute droite. Le long serpent de maroquin rouge, qui formait des anneaux par terre, s’enroulait à son bras. Elle en appuyait le bec d’ambre sur ses lèvres et regardait Frédéric, en clignant les yeux, à travers la fumée dont les volutes l’enveloppaient. L’aspiration de sa poitrine faisait gargouiller l’eau, et elle murmurait de temps à autre :
— Ce pauvre mignon ! ce pauvre chéri ! |
282-283 |
II, 6 |
Il tâchait de trouver un sujet de conversation agréable ; l’idée de la Vatnaz lui revint.
Il dit qu’elle lui avait semblé fort élégante.
— Parbleu ! reprit la Maréchale. Elle est bien heureuse de m’avoir, celle-là ! sans ajouter un mot de plus, tant il y avait de restriction dans leurs propos. |
283 |
II, 6 |
Tous les deux sentaient une contrainte, un obstacle. En effet, le duel dont Rosanette se croyait la cause avait flatté son amour-propre. Puis elle s’était fort étonnée qu’il n’accourût pas se prévaloir de son action ; et, pour le contraindre à revenir, elle avait imaginé ce besoin de cinq cents francs. Comment se faisait-il que Frédéric ne demandait pas en retour un peu de tendresse ! C’était un raffinement qui l’émerveillait, et, dans un élan de cœur, elle lui dit :
— Voulez-vous venir avec nous aux bains de mer ?
— Qui cela, nous !
— Moi et mon oiseau ; je vous ferai passer pour mon cousin, comme dans les vieilles comédies.
— Mille grâces !
— Eh bien, alors, vous prendrez un logement près du nôtre.
L’idée de se cacher d’un homme riche l’humiliait.
— Non ! cela est impossible.
— À votre aise ! |
283 |
II, 6 |
Rosanette se détourna, ayant une larme aux paupières. Frédéric l’aperçut ; et, pour lui marquer de l’intérêt, il se dit heureux de la voir, enfin, dans une excellente position.
Elle fit un haussement d’épaules. Qui donc l’affligeait ? Était-ce, par hasard, qu’on ne l’aimait pas ?
— Oh ! moi, on m’aime toujours !
Elle ajouta :
— Reste à savoir de quelle manière.
Se plaignant « d’étouffer de chaleur », la Maréchale défit sa veste ; et, sans autre vêtement autour des reins que sa chemise de soie, elle inclinait la tête sur son épaule, avec un air d’esclave plein de provocations.
Un homme d’un égoïsme moins réfléchi n’eût pas songé que le vicomte, M. de Comaing ou un autre pouvait survenir. Mais Frédéric avait été trop de fois la dupe de ces mêmes regards pour se compromettre dans une humiliation nouvelle. |
283-284 |
II, 6 |
Elle voulut connaître ses relations, ses amusements ; elle arriva même à s’informer de ses affaires, et à offrir de lui prêter de l’argent, s’il en avait besoin. Frédéric, n’y tenant plus, prit son chapeau.
— Allons, ma chère, bien du plaisir là-bas ; au revoir !
Elle écarquilla les yeux ; puis, d’un ton sec :
— Au revoir ! |
284 |
II, 6 |
À la hauteur de Frascati, il aperçut les fenêtres de la Maréchale ; une idée folle lui vint, une réaction de jeunesse. Il traversa le boulevard.
On fermait la porte cochère ; et Delphine, la femme de chambre, en train d’écrire dessus avec un charbon « Armes données », lui dit vivement :
— Ah ! Madame est dans un bel état ! Elle a renvoyé ce matin son groom qui l’insultait. Elle croit qu’on va piller partout ! Elle crève de peur ! d’autant plus que Monsieur est parti !
— Quel monsieur ?
— Le Prince ! |
306 |
II, 6 |
Frédéric entra dans le boudoir. La Maréchale parut, en jupon, les cheveux sur le dos, bouleversée.
— Ah ! merci ! tu viens me sauver ! c’est la seconde fois ! tu n’en demandes jamais le prix, toi !
— Mille pardons ! dit Frédéric, en lui saisissant la taille dans les deux mains.
— Comment ? que fais-tu ? balbutia la Maréchale, à la fois surprise et égayée par ces manières.
Il répondit :
— Je suis la mode, je me réforme.
Elle se laissa renverser sur le divan, et continuait à rire sous ses baisers.
Ils passèrent l’après-midi à regarder, de leur fenêtre, le peuple dans la rue. Puis il l’emmena dîner aux Trois-Frères-Provençaux. Le repas fut long, délicat. Ils s’en revinrent à pied, faute de voiture. |
306 |
II, 6 |
Dans la garde nationale, au contraire, les officiers, rouges d’enthousiasme, brandissaient leur sabre en vociférant : « Vive la réforme ! » et ce mot-là, chaque fois, faisait rire les deux amants. Frédéric blaguait, était très gai. |
307 |
II, 6 |
La Maréchale, cramponnée à son bras, claquait des dents. Elle se déclara incapable de faire vingt pas de plus. Alors, par un raffinement de haine, pour mieux outrager en son âme Mme Arnoux, il l’emmena jusqu’à l’hôtel de la rue Tronchet, dans le logement préparé pour l’autre.
Les fleurs n’étaient pas flétries. La guipure s’étalait sur le lit. Il tira de l’armoire les petites pantoufles. Rosanette trouva ces prévenances fort délicates.
Vers une heure, elle fut réveillée par des roulements lointains ; et elle le vit qui sanglotait, la tête enfoncée dans l’oreiller.
— Qu’as-tu donc, cher amour ?
— C’est excès de bonheur, dit Frédéric. Il y avait trop longtemps que je te désirais ! |
307 |
II, 6 |
Le bruit d’une fusillade le tira brusquement de son sommeil ; et, malgré les instances de Rosanette, Frédéric, à toute force, voulut aller voir ce qui se passait. |
309 |
III, 1 |
La candidature de Frédéric lui parut favorable à ses idées. Elle l’encouragea, en lui montrant la gloire à l’horizon. Rosanette se réjouit d’avoir un homme qui parlerait à la Chambre.
— Et puis on te donnera, peut-être, une bonne place.
Frédéric, homme de toutes les faiblesses, fut gagné par la démence universelle. Il écrivit un discours, et alla le faire voir à M. Dambreuse. |
322 |
III, 1 |
Puis il éprouva le besoin de voir Rosanet te. Après tant de laideurs et d’emphase, sa gentille personne serait un délassement. Elle savait qu’il avait dû, le soir, se présenter dans un club. Cependant, lorsqu’il entra, elle ne lui fit pas même une question.
Elle se tenait près du feu, décousant la doublure d’une robe. Un pareil ouvrage le surprit.
— Tiens ? qu’est-ce que tu fais ?
— Tu le vois, dit-elle sèchement. Je raccommode mes hardes ! C’est ta République.
— Pourquoi ma République ?
— C’est la mienne, peut-être ?
Et elle se mit à lui reprocher tout ce qui se passait en France depuis deux mois, l’accusant d’avoir fait la révolution, d’être cause qu’on était ruiné, que les gens riches abandonnaient Paris, et qu’elle mourrait plus tard à l’hôpital.
— Tu en parles à ton aise, toi, avec tes rentes ! Du reste, au train dont ça va, tu ne les auras pas longtemps, tes rentes.
— Cela se peut, dit Frédéric, les plus dévoués sont toujours méconnus ; et, si l’on n’avait pour soi sa conscience, les brutes avec qui l’on se compromet vous dégoûteraient de l’abnégation !
Rosanette le regarda, les cils rapprochés.
— Hein ? Quoi ? Quelle abnégation ? Monsieur n’a pas réussi, à ce qu’il paraît ? Tant mieux ! ça t’apprendra à faire des dons patriotiques. Oh ! ne mens pas ! Je sais que tu leur as donné trois cents francs, car elle se fait entretenir, ta République ! Eh bien, amuse-toi avec elle, mon bonhomme !
Sous cette avalanche de sottises, Frédéric passait de son autre désappointement à une déception plus lourde. |
331-332 |
III, 1 |
Il s’était retiré au fond de la chambre. Elle vint à lui.
— Voyons ! raisonne un peu ! Dans un pays comme dans une maison, il faut un maître ; autrement, chacun fait danser l’anse du panier. D’abord, tout le monde sait que Ledru-Rollin est couvert de dettes ! Quant à Lamartine, comment veux-tu qu’un poète s’entende à la politique ? Ah ! tu as beau hocher la tête et te croire plus d’esprit que les autres, c’est pourtant vrai ! Mais tu ergotes toujours ; on ne peut pas placer un mot avec toi ! Voilà, par exemple, Fournier-Fontaine, des magasins de Saint-Roch : sais-tu de combien il manque ? De huit cent mille francs ! Et Gomer, l’emballeur d’en face, un autre républicain celui-là, il cassait les pincettes sur la tête de sa femme, et il a bu tant d’absinthe, qu’on va le mettre dans une maison de santé. C’est comme ça qu’ils sont tous, les républicains ! Une République à vingt-cinq pour cent ! Ah oui ! vante-toi !
Frédéric s’en alla. L’ineptie de cette fille, se dévoilant tout à coup dans un langage populacier, le dégoûtait. Il se sentit même un peu redevenu patriote. |
332 |
III, 1 |
La mauvaise humeur de Rosanette ne fit que s’accroître. Mlle Vatnaz l’irritait par son enthousiasme. Se croyant une mission, elle avait la rage de pérorer, de catéchiser, et, plus forte que son amie dans ces matières, l’accablait d’arguments.
Un jour, elle arriva tout indignée contre Hussonnet, qui venait de se permettre des polissonneries, au club des femmes. Rosanette approuva cette conduite, déclarant même qu’elle prendrait des habits d’homme pour aller « leur dire leur fait, à toutes, et les fouetter ». Frédéric entrait au même moment.
— Tu m’accompagneras, n’est-ce pas ?
Et, malgré sa présence, elles se chamaillèrent, l’une faisant la bourgeoise, l’autre la philosophe.
Les femmes, selon Rosanette, étaient nées exclusivement pour l’amour ou pour élever des enfants, pour tenir un ménage.
D’après Mlle Vatnaz, la femme devait avoir sa place dans l’État. |
333 |
III, 1 |
et, comme elle gesticulait beaucoup, sa chaîne de montre se prit dans son paquet de breloques, à un petit mouton d’or suspendu.
Tout à coup, Rosanette pâlit extraordinairement.
Mlle Vatnaz continuait à dégager son bibelot.
— Ne te donne pas tant de mal, dit Rosanette, maintenant, je connais tes opinions politiques.
— Quoi ? reprit la Vatnaz, devenue rouge comme une vierge.
— Oh ! oh ! tu me comprends !
Frédéric ne comprenait pas. Entre elles, évidemment, il était survenu quelque chose de plus capital et de plus intime que le socialisme. |
333-334 |
III, 1 |
— Et quand cela serait, répliqua la Vatnaz, se redressant intrépidement. C’est un emprunt, ma chère, dette pour dette !
— Parbleu, je ne nie pas les miennes ! Pour quelques mille francs, belle histoire ! J’emprunte au moins ; je ne vole personne !
Mlle Vatnaz s’efforça de rire.
— Oh ! j’en mettrais ma main au feu.
— Prends garde ! Elle est assez sèche pour brûler.
La vieille fille lui présenta sa main droite, et, la gardant levée juste en face d’elle :
— Mais il y a de tes amis qui la trouvent à leur convenance !
— Des Andalous, alors ? comme castagnettes !
— Gueuse !
La Maréchale fit un grand salut.
— On n’est pas plus ravissante !
Mlle Vatnaz ne répondit rien. Des gouttes de sueur parurent à ses tempes. Ses yeux se fixaient sur le tapis.
Elle haletait. Enfin, elle gagna la porte, et, la faisant claquer vigoureusement :
— Bonsoir ! Vous aurez de mes nouvelles !
— À l’avantage ! dit Rosanette. |
334 |
III, 1 |
Sa contrainte l’avait brisée. Elle tomba sur le divan, toute tremblante, balbutiant des injures, versant des larmes. Était-ce cette menace de la Vatnaz qui la tourmentait ? Eh non ! elle s’en moquait bien ! À tout compter, l’autre lui devait de l’argent, peut-être ? C’était le mouton d’or, un cadeau ; et, au milieu de ses pleurs, le nom de Delmar lui échappa. Donc, elle aimait le cabotin !
« Alors, pourquoi m’a-t-elle pris ? se demanda Frédéric. D’où vient qu’il est revenu ? Qui la force à me garder ? Quel est le sens de tout cela ? » |
334 |
III, 1 |
Les petits sanglots de Rosanette continuaient. Elle était toujours au bord du divan, étendue de côté, la joue droite sur ses deux mains, et semblait un être si délicat, inconscient et endolori, qu’il se rapprocha d’elle, et la baisa au front, doucement.
Alors, elle lui fit des assurances de tendresse ; le Prince venait de partir, ils seraient libres. Mais elle se trouvait pour le moment… gênée. « Tu l’as vu toi-même l’autre jour, quand j’utilisais mes vieilles doublures. » Plus d’équipages à présent ! Et ce n’était pas tout ; les tapissiers menaçaient de reprendre les meubles de la chambre et du grand salon. Elle ne savait que faire.
Frédéric eut envie de répondre : « Ne t’inquiète pas ! je payerai ! » Mais la dame pouvait mentir. L’expérience l’avait instruit. Il se borna simplement à des consolations. |
334-335 |
III, 1 |
Les craintes de Rosanette n’étaient pas vaines ; il fallut rendre les meubles et quitter le bel appartement de la rue Drouot. Elle en prit un autre, sur le boulevard Poissonnière, au quatrième. Les curiosités de son ancien boudoir furent suffisantes pour donner aux trois pièces un air coquet. On eut des stores chinois, une tente sur la terrasse, dans le salon un tapis de hasard encore tout neuf, avec des poufs de soie rose. Frédéric avait contribué largement à ces acquisitions ; il éprouvait la joie d’un nouveau marié qui possède enfin une maison à lui, une femme à lui ; et, se plaisant là beaucoup, il venait y coucher presque tous les soirs. |
335 |
III, 1 |
Les relations de Frédéric et de la Maréchale ne l’avaient point attristé ; car cette découverte l’autorisa (dans sa conscience) à supprimer la pension qu’il lui refaisait depuis le départ du Prince. Il allégua l’embarras des circonstances, gémit beaucoup, et Rosanette fut généreuse. Alors M. Arnoux se considéra comme l’amant de cœur, ce qui le rehaussait dans son estime, et le rajeunit. Ne doutant pas que Frédéric ne payât la Maréchale, il s’imaginait « faire une bonne farce », arriva même à s’en cacher, et lui laissait le champ libre quand ils se rencontraient. |
336 |
III, 1 |
Frédéric, après avoir quitté M. Dambreuse, retourna chez la Maréchale ; et, d’un air très sombre, dit qu’elle devait opter entre lui et Arnoux. Elle répondit avec douceur qu’elle ne comprenait goutte à des « ragots pareils », n’aimait pas Arnoux, n’y tenait aucunement. Frédéric avait soif d’abandonner Paris. Elle ne repoussa pas cette fantaisie, et ils partirent pour Fontainebleau dès le lendemain. |
342 |
III, 1 |
Il leur montra d’abord les appartements des reines, l’oratoire du Pape, la galerie de François Ier, la petite table d’acajou sur laquelle l’Empereur signa son abdication, et, dans une des pièces qui divisaient l’ancienne galerie des Cerfs, l’endroit où Christine fit assassiner Monaldeschi. Rosanette écouta cette histoire attentivement ; puis, se tournant vers Frédéric :
— C’était par jalousie, sans doute ? Prends garde à toi ! |
342 |
III, 1 |
Quand elle passait devant les glaces, Rosanette s’arrêtait une minute pour lisser ses bandeaux.
Après la cour du donjon et la chapelle Saint-Saturnin, ils arrivèrent dans la salle des Fêtes. |
343 |
III, 1 |
Frédéric fut pris par une concupiscence rétrospective et inexprimable. Afin de distraire son désir, il se mit à considérer tendrement Rosanette, en lui demandant si elle n’aurait pas voulu être cette femme.
— Quelle femme ?
— Diane de Poitiers !
Il répéta :
— Diane de Poitiers, la maîtresse d’Henri II.
Elle fit un petit : « Ah ! ». Ce fut tout.
Son mutisme prouvait clairement qu’elle ne savait rien, ne comprenait pas, si bien que par complaisance il lui dit :
— Tu t’ennuies peut-être ?
— Non, non, au contraire !
Et, le menton levé, tout en promenant à l’entour un regard des plus vagues, Rosanette lâcha ce mot
— Ça rappelle des souvenirs !
Cependant, on apercevait sur sa mine un effort, une intention de respect ; et, comme cet air sérieux la rendait plus jolie, Frédéric l’excusa. |
343-344 |
III, 1 |
Les résidences royales ont en elles une mélancolie particulière, qui tient sans doute à leurs dimensions trop considérables pour le petit nombre de leurs hôtes, au silence qu’on est surpris d’y trouver après tant de fanfares, à leur luxe immobile prouvant par sa vieillesse la fugacité des dynasties, l’éternelle misère de tout ; et cette exhalaison des siècles, engourdissante et funèbre comme un parfum de momie, se fait sentir même aux têtes naïves. Rosanette bâillait démesurément. Ils s’en retournèrent à l’hôtel. |
344 |
III, 1 |
Une odeur résineuse emplissait l’air chaud, des racines à ras du sol s’entrecroisaient comme des veines. Rosanette trébuchait dessus, était désespérée, avait envie de pleurer.
Mais, tout au haut, la joie lui revint, en trouvant sous un toit de branchages une manière de cabaret, où l’on vend des bois sculptés. Elle but une bouteille de limonade, s’acheta un bâton de houx ; et, sans donner un coup d’œil au paysage que l’on découvre du plateau, elle entra dans la Caverne-des-Brigands, précédée d’un gamin portant une torche.
Leur voiture les attendait dans le Bas-Bréau. |
345 |
III, 1 |
Des voyageurs, arrivés nouvellement, leur apprirent qu’une bataille épouvantable ensanglantait Paris. Rosanette et son amant n’en furent pas surpris. Puis tout le monde s’en alla, l’hôtel redevint paisible, le gaz s’éteignit, et ils s’endormirent au murmure du jet d’eau dans la cour. |
345 |
III, 1 |
Debout, l’un près de l’autre, sur quelque éminence du terrain, ils sentaient, tout en humant le vent, leur entrer dans l’âme comme l’orgueil d’une vie plus libre, avec une surabondance de forces, une joie sans cause. |
346 |
III, 1 |
Le sérieux de la forêt les gagnait ; et ils avaient des heures de silence où, se laissant aller au bercement des ressorts, ils demeuraient comme engourdis dans une ivresse tranquille. Le bras sous la taille, il l’écoutait parler pendant que les oiseaux gazouillaient, observait presque du même coup d’œil les raisins noirs de sa capote et les baies des genévriers, les draperies de son voile, les volutes des nuages ; et, quand il se penchait vers elle, la fraîcheur de sa peau se mêlait au grand parfum des bois. Ils s’amusaient de tout ; ils se montraient, comme une curiosité, des fils de la Vierge suspendus aux buissons, des trous pleins d’eau au milieu des pierres, un écureuil sur les branches, le vol de deux papillons qui les suivaient ; ou bien, à vingt pas d’eux, sous les arbres, une biche marchait, tranquillement, d’un air noble et doux, avec son faon côte à côte. Rosanette aurait voulu courir après, pour l’embrasser. |
348 |
III, 1 |
Ce soir-là, ils dînèrent dans une auberge, au bord de la Seine. La table était près de la fenêtre, Rosanette en face de lui ; et il contemplait son petit nez fin et blanc, ses lèvres retroussées, ses yeux clairs, ses bandeaux châtains qui bouffaient, sa jolie figure ovale. Sa robe de foulard écru collait à ses épaules un peu tombantes ; et, sortant de leurs manchettes tout unies, ses deux mains découpaient, versaient à boire, s’avançaient sur la nappe. On leur servit un poulet avec les quatre membres étendus, une matelote d’anguilles dans un compotier en terre de pipe, du vin râpeux, du pain trop dur, des couteaux ébréchés. Tout cela augmentait le plaisir, l’illusion. Ils se croyaient presque au milieu d’un voyage, en Italie, dans leur lune de miel. |
348 |
III, 1 |
Il ne doutait pas qu’il ne fût heureux pour jusqu’à la fin de ses jours, tant son bonheur lui paraissait naturel, inhérent à sa vie et à la personne de cette femme. Un besoin le poussait à lui dire des tendresses. Elle y répondait par de gentilles paroles, de petites tapes sur l’épaule, des douceurs dont la surprise le charmait. Il lui découvrait enfin une beauté toute nouvelle, qui n’était peut-être que le reflet des choses ambiantes, à moins que leurs virtualités secrètes ne l’eussent fait s’épanouir.
Quand ils se reposaient au milieu de la campagne, il s’étendait la tête sur ses genoux, à l’abri de son ombrelle ; ou bien, couchés sur le ventre au milieu de l’herbe, ils restaient l’un en face de l’autre, à se regarder, plongeant dans leurs prunelles, altérés d’eux-mêmes, s’en assouvissant toujours, puis les paupières entre-fermées, ne parlant plus. |
349 |
III, 1 |
Et ils causaient de n’importe quoi, de choses qu’ils savaient parfaitement, de personnes qui ne les intéressaient pas, de mille niaiseries. Elle l’entretenait de sa femme de chambre et de son coiffeur. Un jour, elle s’oublia à dire son âge : vingt-neuf ans ; elle devenait vieille.
En plusieurs fois, sans le vouloir, elle lui apprit des détails sur elle-même. Elle avait été « demoiselle dans un magasin », avait fait un voyage en Angleterre, commencé des études pour être actrice ; tout cela sans transitions, et il ne pouvait reconstruire un ensemble. |
349 |
III, 1 |
Elle en conta plus long, un jour qu’ils étaient assis sous un platane, au revers d’un pré. En bas, sur le bord de la route, une petite fille, nu-pieds dans la poussière, faisait paître une vache. Dès qu’elle les aperçut, elle vint leur demander l’aumône ; et, tenant d’une main son jupon en lambeaux, elle grattait de l’autre ses cheveux noirs qui entouraient comme une perruque à la Louis XIV, toute sa tête brune, illuminée par des yeux splendides.
— Elle sera bien jolie plus tard, dit Frédéric.
— Quelle chance pour elle si elle n’a pas de mère ! reprit Rosanette.
— Hein ? comment ?
— Mais oui ; moi, sans la mienne…
Elle soupira, et se mit à parler de son enfance. Ses parents étaient des canuts de la Croix-Rousse. Elle servait son père comme apprentie. Le pauvre bonhomme avait beau s’exténuer, sa femme l’invectivait et vendait tout pour aller boire. Rosanette voyait leur chambre, avec les métiers rangés en longueur contre les fenêtres, le pot-bouille sur le poêle, le lit peint en acajou, une armoire en face, et la soupente obscure où elle avait couché jusqu’à quinze ans. Enfin un monsieur était venu, un homme gras, la figure couleur de buis, des façons de dévot, habillé de noir. Sa mère et lui eurent ensemble une conversation, si bien que, trois jours après… Rosanette s’arrêta, et, avec un regard plein d’impudeur et d’amertume :
— C’était fait !
Puis, répondant au geste de Frédéric :
— Comme il était marié, il aurait craint de se compromettre dans sa maison, on m’emmena dans un cabinet de restaurateur, et on m’avait dit que je serais heureuse, que je recevrais un beau cadeau.
Dès la porte, la première chose qui m’a frappée, c’était un candélabre de vermeil, sur une table où il y avait deux couverts. Une glace au plafond les reflétait, et les tentures des murailles, en soie bleue, faisaient ressembler tout l’appartement à une alcôve. Une surprise m’a saisie. Tu comprends, un pauvre être qui n’a jamais rien vu ! Malgré mon éblouissement j’avais peur. Je désirais m’en aller. Je suis restée pourtant.
Le seul siège qu’il y eût était un divan contre la table. Il a cédé sous moi avec mollesse, la bouche du calorifère dans le tapis m’envoyait une haleine chaude, et je restai là sans rien prendre. Le garçon qui se tenait debout m’a engagée à manger. Il m’a versé tout de suite un grand verre de vin ; la tête me tournait, j’ai voulu ouvrir la fenêtre, il m’a dit : — Non, mademoiselle, c’est défendu. Et il m’a quittée. La table était couverte d’un tas de choses que je ne connaissais pas. Rien ne m’a semblé bon. Alors je me suis rabattue sur un pot de confitures, et j’attendais toujours. Je ne sais quoi l’empêchait de venir. Il était très tard, minuit au moins, je n’en pouvais plus de fatigue ; en repoussant un des oreillers pour mieux m’étendre, je rencontre sous ma main une sorte d’album, un cahier ; c’étaient des images obscènes… Je dormais dessus, quand il est entré.
Elle baissa la tête, et demeura pensive. |
349-351 |
III, 1 |
Rosanette considérait un point par terre, à trois pas d’elle, fixement, les narines battantes, absorbée. Frédéric lui prit la main.
— Comme tu as souffert, pauvre chérie !
— Oui, dit-elle, plus que tu ne crois !… Jusqu’à vouloir en finir ; on m’a repêchée.
— Comment ?
— Ah ! n’y pensons plus !… Je t’aime, je suis heureuse ! embrasse-moi.
Et elle ôta, une à une, les brindilles de chardons accrochées dans le bas de sa robe. |
351 |
III, 1 |
Frédéric songeait surtout à ce qu’elle n’avait pas dit. Par quels degrés avait-elle pu sortir de la misère ? À quel amant devait-elle son éducation ? Que s’était-il passé dans sa vie jusqu’au jour où il était venu chez elle pour la première fois ? Son dernier aveu interdisait les questions. Il lui demanda, seulement, comment elle avait fait la connaissance d’Arnoux.
— Par la Vatnaz.
— N’était-ce pas toi que j’ai vue, une fois, au Palais-Royal, avec eux deux ?
Il cita la date précise. Rosanette fit un effort.
— Oui, c’est vrai !… Je n’étais pas gaie dans ce temps-là !
Mais Arnoux s’était montré excellent. Frédéric n’en doutait pas ; cependant, leur ami était un drôle d’homme, plein de défauts ; il eut soin de les rappeler. Elle en convenait.
— N’importe !… On l’aime tout de même, ce chameau-là !
— Encore, maintenant ? dit Frédéric.
Elle se mit à rougir, moitié riante, moitié fâchée.
— Eh ! non ! C’est de l’histoire ancienne. Je ne te cache rien. Quand même cela serait, lui, c’est différent ! |
351 |
III, 1 |
Mais Arnoux s’était montré excellent. Frédéric n’en doutait pas ; cependant, leur ami était un drôle d’homme, plein de défauts ; il eut soin de les rappeler. Elle en convenait.
— N’importe !… On l’aime tout de même, ce chameau-là !
— Encore, maintenant ? dit Frédéric.
Elle se mit à rougir, moitié riante, moitié fâchée.
— Eh ! non ! C’est de l’histoire ancienne. Je ne te cache rien. Quand même cela serait, lui, c’est différent ! D’ailleurs, je ne te trouve pas gentil pour ta victime.
— Ma victime ?
Rosanette lui prit le menton.
— Sans doute !
Et, zézayant à la manière des nourrices :
— Avons pas toujours été bien sage ! Avons fait dodo avec sa femme !
— Moi ! jamais de la vie !
Rosanette sourit. Il fut blessé de son sourire, preuve d’indifférence, crut-il. Mais elle reprit doucement, et avec un de ces regards qui implorent le mensonge :
— Bien sûr ?
— Certainement !
Frédéric jura sa parole d’honneur qu’il n’avait jamais pensé à Mme Arnoux, étant trop amoureux d’une autre.
— De qui donc ?
— Mais de vous, ma toute belle !
— Ah ! ne te moque pas de moi ! Tu m’agaces !
Il jugea prudent d’inventer une histoire, une passion. Il trouva des détails circonstanciés. Cette personne, du reste, l’avait rendu fort malheureux.
— Décidément, tu n’as pas de chance ! dit Rosanette. |
351-352 |
III, 1 |
La pauvre Maréchale n’en avait jamais connu de meilleure. Souvent, quand elle considérait Frédéric, des larmes lui arrivaient aux paupières, puis elle levait les yeux, ou les projetait vers l’horizon, comme si elle avait aperçu quelque grande aurore, des perspectives de félicité sans bornes. Enfin, un jour, elle avoua qu’elle souhaitait faire dire une messe « pour que ça porte bonheur à notre amour ».
D’où venait donc qu’elle lui avait résisté pendant si longtemps ? Elle n’en savait rien elle-même. Il renouvela plusieurs fois sa question ; et elle répondait en le serrant dans ses bras :
— C’est que j’avais peur de t’aimer trop, mon chéri ! |
352 |
III, 1 |
Frédéric lut dans un journal, sur une liste de blessés, le nom de Dussardier. Il jeta un cri et montrant le papier à Rosanette, déclara qu’il allait partir immédiatement.
— Pourquoi faire ?
— Mais pour le voir, le soigner !
— Tu ne vas pas me laisser seule, j’imagine ?
— Viens avec moi.
— Ah ! que j’aille me fourrer dans une bagarre pareille ! Merci bien !
— Cependant, je ne peux pas…
— Ta ta ta ! Comme si on manquait d’infirmiers dans les hôpitaux ! Et puis, qu’est-ce que ça le regardait encore, celui-là ? Chacun pour soi !
Il fut indigné de cet égoïsme, et il se reprocha de n’être pas là-bas avec les autres. Tant d’indifférence aux malheurs de la patrie avait quelque chose de mesquin et de bourgeois. Son amour lui pesa tout à coup comme un crime. Ils se boudèrent pendant une heure.
Puis elle le supplia d’attendre, de ne pas s’exposer.
— Si par hasard on te tue !
— Eh ! je n’aurai fait que mon devoir !
Rosanette bondit. D’abord, son devoir était de l’aimer. C’est qu’il ne voulait plus d’elle, sans doute ! Ça n’avait pas le sens commun ! Quelle idée, mon Dieu ! |
353 |
III, 1 |
On criait. L’auberge était pleine de tumulte.
Rosanette, prise de peur, déclara qu’elle n’irait pas plus loin, et le supplia encore de rester. L’aubergiste et sa femme se joignirent à elle. Un brave homme qui dînait s’en mêla, affirmant que la bataille serait terminée d’ici à peu ; d’ailleurs il fallait faire son devoir. Alors, la Maréchale redoubla de sanglots. Frédéric était exaspéré. Il lui donna sa bourse, l’embrassa vivement, et disparut. |
354 |
III,1 |
Quand l’enthousiasme de Rosanette pour les gardes mobiles se fut calmé, elle redevint plus charmante que jamais, et Frédéric prit l’habitude insensiblement de vivre chez elle.
Le meilleur de la journée, c’était le matin sur leur terrasse. En caraco de batiste et pieds nus dans ses pantoufles, elle allait et venait autour de lui, nettoyait la cage de ses serins, donnait de l’eau à ses poissons rouges, et jardinait avec une pelle à feu dans la caisse remplie de terre, d’où s’élevait un treillage de capucines garnissant le mur. Puis, accoudés sur leur balcon, ils regardaient ensemble les voitures, les passants ; et on se chauffait au soleil, on faisait des projets pour la soirée. Il s’absentait pendant deux heures tout au plus ; ensuite, ils allaient dans un théâtre quelconque, aux avant-scènes ; et Rosanette, un gros bouquet de fleurs à la main, écoutait les instruments, tandis que Frédéric, penché à son oreille, lui contait des choses joviales ou galantes. D’autres fois, ils prenaient une calèche pour les conduire au bois de Boulogne ; ils se promenaient tard, jusqu’au milieu de la nuit. Enfin, ils s’en revenaient par l’Arc de triomphe et la grande avenue, en humant l’air, avec les étoiles sur leur tête, et, jusqu’au fond de la perspective, tous les becs de gaz alignés comme un double cordon de perles lumineuses. |
374 |
III, 3 |
Frédéric l’attendait toujours quand ils devaient sortir ; elle était fort longue à disposer autour de son menton les deux rubans de sa capote ; et elle se souriait à elle-même, devant son armoire à glace. Puis passait son bras sur le sien et le forçant à se mirer près d’elle :
— Nous faisons bien comme cela, tous les deux côte à côte ! Ah ! pauvre amour, je te mangerais ! |
374 |
III, 3 |
Il était maintenant sa chose, sa propriété. Elle en avait sur le visage un rayonnement continu, en même temps qu’elle paraissait plus langoureuse de manières, plus ronde dans ses formes ; et, sans pouvoir dire de quelle façon, il la trouvait changée, cependant. |
375 |
III, 3 |
Elle aimait donc bien Arnoux, pour s’en occuper si fortement ! Il se contenta de lui répondre :
— Qu’est-ce que cela te fait ?
Rosanette eut l’air surprise de cette demande.
— Mais la canaille me doit de l’argent ! N’est-ce pas abominable de le voir entretenir des gueuses ?
Puis, avec une expression de haine triomphante :
— Au reste, elle se moque de lui joliment ! Elle a trois autres particuliers. Tant mieux ! et qu’elle le mange jusqu’au dernier liard, j’en serai contente ! |
375 |
III, 3 |
Un sanglot de tendresse l’avait soulevée. Ses bras s’écartèrent ; et ils s’étreignirent debout, dans un long baiser.
Un craquement se fit sur le parquet. Une femme était près d’eux, Rosanette. Mme Arnoux l’avait reconnue ; ses yeux, ouverts démesurément, l’examinaient, tout pleins de surprise et d’indignation. Enfin, Rosanette lui dit :
— Je viens parler à M. Arnoux, pour affaires.
— Il n’y est pas, vous le voyez.
— Ah ! c’est vrai ! reprit la Maréchale, votre bonne avait raison ! Mille excuses !
Et, se tournant vers Frédéric :
— Te voilà ici, toi ?
Ce tutoiement, donné devant elle, fit rougir Mme Arnoux, comme un soufflet en plein visage.
— Il n’y est pas, je vous le répète !
Alors, la Maréchale, qui regardait çà et là, dit tranquillement :
— Rentrons-nous ? J’ai un fiacre en bas.
Il faisait semblant de ne pas entendre.
— Allons, viens !
— Ah ! oui ! c’est une occasion ! Partez ! partez ! dit Mme Arnoux.
Ils sortirent. Elle se pencha sur la rampe pour les voir encore ; et un rire aigu, déchirant, tomba sur eux, du haut de l’escalier. Frédéric poussa Rosanette dans le fiacre, se mit en face d’elle, et, pendant toute la route, ne prononça pas un mot. |
378-379 |
III, 3 |
L’infamie dont le rejaillissement l’outrageait, c’était lui-même qui en était cause. Il éprouvait tout à la fois la honte d’une humiliation écrasante et le regret de sa félicité ; quand il allait enfin la saisir, elle était devenue irrévocablement impossible ! et par la faute de celle-là, de cette fille, de cette catin. Il aurait voulu l’étrangler ; il étouffait. Rentrés chez eux, il jeta son chapeau sur un meuble, arracha sa cravate.
— Ah ! tu viens de faire quelque chose de propre, avoue-le !
Elle se campa fièrement devant lui.
— Eh bien, après ? Où est le mal ?
— Comment ! Tu m’espionnes ?
— Est-ce ma faute ? Pourquoi vas-tu te divertir chez les femmes honnêtes ?
— N’importe ! Je ne veux pas que tu les insultes.
— En quoi l’ai-je insultée ?
Il n’eut rien à répondre ; et, d’un accent plus haineux :
— Mais, l’autre fois, au Champ-de-Mars…
— Ah ! tu nous ennuies avec tes anciennes !
— Misérable !
Il leva le poing.
— Ne me tue pas ! Je suis enceinte !
Frédéric se recula.
— Tu mens !
— Mais regarde-moi !
Elle prit un flambeau, et, montrant son visage :
— T’y connais-tu ?
De petites taches jaunes maculaient sa peau, qui était singulièrement bouffie. Frédéric ne nia pas l’évidence. |
379-380 |
III, 3 |
Rosanette, qui venait de se déshabiller, s’approcha de lui, aperçut une larme à ses paupières, et le baisa sur le front, gravement. Il se leva, en disant :
— Parbleu ! On ne le tuera pas, ce marmot !
Alors, elle bavarda beaucoup. Ce serait un garçon, bien sûr ! On l’appellerait Frédéric. Il fallait commencer son trousseau ; et, en la voyant si heureuse, une pitié le prit |
380 |
III, 3 |
Comme il ne ressentait, maintenant, aucune colère, il voulut savoir la raison de sa démarche, tout à l’heure.
C’est que Mlle Vatnaz lui avait envoyé, ce jour-là même, un billet protesté depuis longtemps ; et elle avait couru chez Arnoux pour avoir de l’argent.
— Je t’en aurais donné ! dit Frédéric.
— C’était plus simple de prendre là-bas ce qui m’appartient, et de rendre à l’autre ses mille francs.
— Est-ce au moins tout ce que tu lui dois ?
Elle répondit :
— Certainement !
Le lendemain, à neuf heures du soir (heure indiquée par le portier), Frédéric se rendit chez Mlle Vatnaz. |
380 |
III, 3 |
Il rapporta le billet, et ne reparla jamais de l’esclandre chez Mme Arnoux. Mais, dès lors, toutes les défectuosités de la Maréchale lui apparurent.
Elle avait un mauvais goût irrémédiable, une incompréhensible paresse, une ignorance de sauvage, jusqu’à considérer comme très célèbre le docteur Desrogis ; et elle était fière de le recevoir, lui et son épouse, parce que c’étaient « des gens mariés ». Elle régentait d’un air pédantesque sur les choses de la vie Mlle Irma, pauvre petite créature douée d’une petite voix, ayant pour protecteur un monsieur « très bien », ex-employé dans les douanes, et fort aux tours de cartes ; Rosanette l’appelait « mon gros loulou ». Frédéric ne pouvait souffrir, non plus, la répétition de ses mots bêtes, tels que : « Du flan ! À Chaillot ! On n’a jamais pu savoir, etc. » ; et elle s’obstinait à épousseter le matin ses bibelots avec une paire de vieux gants blancs ! |
381 |
III, 3 |
Il était révolté surtout par ses façons envers sa bonne, dont les gages étaient sans cesse arriérés, et qui même lui prêtait de l’argent. Les jours qu’elles réglaient leurs comptes, elles se chamaillaient comme deux poissardes, puis on se réconciliait en s’embrassant. Le tête-à-tête devenait triste. |
381 |
III, 3 |
Sa maternité future la rendait plus sérieuse, même un peu triste, comme si des inquiétudes l’eussent tourmentée. À toutes les questions, elle répondait :
— Tu te trompes ! Je me porte bien !
C’étaient cinq billets qu’elle avait souscrits autrefois ; et, n’osant le dire à Frédéric après le payement du premier, elle était retournée chez Arnoux, lequel lui avait promis, par écrit, le tiers de ses bénéfices dans l’éclairage au gaz des villes du Languedoc (une entreprise merveilleuse !), en lui recommandant de ne pas se servir de cette lettre avant l’assemblée des actionnaires ; l’assemblée était remise de semaine en semaine. |
382-383 |
III, 3 |
Cependant, la Maréchale avait besoin d’argent. Elle serait morte plutôt que d’en demander à Frédéric. Elle n’en voulait pas de lui. Cela aurait gâté leur amour. Il subvenait bien aux frais du ménage ; mais une petite voiture louée au mois, et d’autres sacrifices indispensables depuis qu’il fréquentait les Dambreuse, l’empêchaient d’en faire plus pour sa maîtresse. Deux ou trois fois, en rentrant à des heures inaccoutumées, il crut voir des dos masculins disparaître entre les portes ; et elle sortait souvent sans vouloir dire où elle allait. Frédéric n’essaya pas de creuser les choses. Un de ces jours, il prendrait un parti définitif. |
383 |
III, 3 |
La Maréchale poussa un cri de joie en le revoyant. Elle l’attendait depuis cinq heures. Il donna pour excuse une démarche indispensable dans l’intérêt de Deslauriers. Sa figure avait un air de triomphe, une auréole, dont Rosanette fut éblouie.
— C’est peut-être à cause de ton habit noir qui te va bien ; mais je ne t’ai jamais trouvé si beau ! Comme tu es beau !
Dans un transport de sa tendresse, elle se jura intérieurement de ne plus appartenir à d’autres, quoi qu’il advînt, quand elle devrait crever de misère !
Ses jolis yeux humides pétillaient d’une passion tellement puissante, que Frédéric l’attira sur ses genoux et il se dit : « Quelle canaille je fais ! » en s’applaudissant de sa perversité. |
390-391 |
III, 3 |
Elle apprit à Frédéric l’heureuse délivrance de la mère, et le fit monter dans sa chambre.
Rosanette se mit à sourire ineffablement ; et, comme submergée sous les flots d’amour qui l’étouffaient, elle dit d’une voix basse :
— Un garçon, là, là ! en désignant près de son lit une barcelonnette.
Il écarta les rideaux, et aperçut, au milieu des linges, quelque chose d’un rouge jaunâtre, extrêmement ridé, qui sentait mauvais et vagissait.
— Embrasse-le !
Il répondit, pour cacher sa répugnance :
— Mais j’ai peur de lui faire mal ?
— Non ! non !
Alors, il baisa, du bout des lèvres, son enfant.
— Comme il te ressemble !
Et, de ses deux bras faibles, elle se suspendit à son cou, avec une effusion de sentiment qu’il n’avait jamais vue. |
405 |
III, 4 |
Pendant plusieurs jours, il lui tint compagnie jusqu’au soir.
Elle se trouvait heureuse dans cette maison discrète ; les volets de la façade restaient même constamment fermés ; sa chambre, tendue en perse claire, donnait sur un grand jardin ; Mme Alessandri, dont le seul défaut était de citer comme intimes les médecins illustres, l’entourait d’attentions ; ses compagnes, presque toutes des demoiselles de la province, s’ennuyaient beaucoup, n’ayant personne qui vînt les voir ; Rosanette s’aperçut qu’on l’enviait, et le dit à Frédéric avec fierté. Il fallait parler bas, cependant ; les cloisons étaient minces et tout le monde se tenait aux écoutes malgré le bruit continuel des pianos. |
406 |
III, 4 |
L’enfant était à la campagne, à Andilly. On allait le voir toutes les semaines.
La maison de la nourrice se trouvait sur la hauteur du village, au fond d’une petite cour sombre comme un puits, avec de la paille par terre, des poules çà et là, une charrette à légumes sous le hangar.
Rosanette commençait par baiser frénétiquement son poupon ; et, prise d’une sorte de délire, allait et venait, essayait de traire la chèvre, mangeait du gros pain, aspirait l’odeur du fumier, voulait en mettre un peu dans son mouchoir.
Puis ils faisaient de grandes promenades ; elle entrait chez les pépiniéristes, arrachait les branches de lilas qui pendaient en dehors des murs, criait : « Hue, bourriquet ! » aux ânes traînant une carriole, s’arrêtait à contempler par la grille l’intérieur des beaux jardins ; ou bien la nourrice prenait l’enfant, on le posait à l’ombre sous un noyer ; et les deux femmes débitaient, pendant des heures, d’assommantes niaiseries. |
407 |
III, 4 |
Souvent, ils manquaient le dernier départ. Alors, Mme Dambreuse le grondait de son inexactitude. Il lui faisait une histoire.
Il fallait en inventer aussi pour Rosanette. Elle ne comprenait pas à quoi il employait toutes ses soirées ; et, quand on envoyait chez lui, il n’y était jamais ! Un jour, comme il s’y trouvait, elles apparurent presque à la fois. Il fit sortir la Maréchale et cacha Mme Dambreuse, en disant que sa mère allait arriver. |
407-408 |
III, 4 |
Les salons des filles (c’est de ce temps-là que date leur importance) étaient un terrain neutre, où les réactionnaires de bords différents se rencontraient. Hussonnet, qui se livrait au dénigrement des gloires contemporaines (bonne chose pour la restauration de l’Ordre), inspira l’envie à Rosanette d’avoir, comme une autre, ses soirées ; il en ferait des comptes rendus ; et il amena d’abord un homme sérieux, Fumichon ; puis parurent Nonancourt, M. de Grémonville, le sieur de Larsillois, ex-préfet, et Cisy, qui était maintenant agronome, bas breton et plus que jamais chrétien.
Il venait, en outre, d’anciens amants de la Maréchale, tels que le baron de Comaing, le comte de Jumillac et quelques autres ; la liberté de leurs allures blessait Frédéric. |
410 |
III, 4 |
Afin de se poser comme le maître, il augmenta le train de la maison. Alors, on prit un groom, on changea de logement, et on eut un mobilier nouveau. Ces dépenses étaient utiles pour faire paraître son mariage moins disproportionné à sa fortune. Aussi diminuait-elle effroyablement ; et Rosanette ne comprenait rien à tout cela ! Bourgeoise déclassée, elle adorait la vie de ménage, un petit intérieur paisible.
Cependant, elle était contente d’avoir « un jour » ; disait : « Ces femmes-là ! » en parlant de ses pareilles ; voulait être « une dame du monde », s’en croyait une. Elle le pria de ne plus fumer dans le salon, essaya de lui faire faire maigre, par bon genre.
Elle mentait à son rôle enfin, car elle devenait sérieuse, et même, avant de se coucher, montrait toujours un peu de mélancolie, comme il y a des cyprès à la porte d’un cabaret.
Il en découvrit la cause : elle rêvait mariage, elle aussi ! Frédéric en fut exaspéré. D’ailleurs, il se rappelait son apparition chez Mme Arnoux, et puis il lui gardait rancune pour sa longue résistance. |
410 |
III, 4 |
Il n’en cherchait pas moins quels avaient été ses amants. Elle les niait tous. Une sorte de jalousie l’envahit. Il s’irrita des cadeaux qu’elle avait reçus, qu’elle recevait ; et, à mesure que le fond même de sa personne l’agaçait davantage, un goût des sens âpre et bestial l’entraînait vers elle, illusions d’une minute qui se résolvaient en haine.
Ses paroles, sa voix, son sourire, tout vint à lui déplaire, ses regards surtout, cet œil de femme éternellement limpide et inepte. Il s’en trouvait tellement excédé quelquefois, qu’il l’aurait vue mourir sans émotion. Mais comment se fâcher ? Elle était d’une douceur désespérante. |
411 |
III, 4 |
L’avocat dînait chez eux de temps à autre, et, quand il s’élevait de petites contestations, se déclarait toujours pour Rosanette, si bien qu’une fois Frédéric lui dit :
— Eh ! couche avec elle si ça t’amuse ! tant il souhaitait un hasard qui l’en débarrassât. |
411 |
III, 4 |
Vers le milieu du mois de juin, elle reçut un commandement où maître Athanase Gautherot, huissier, lui enjoignait de solder quatre mille francs dus à la demoiselle Clémence Vatnaz ; sinon, qu’il viendrait le lendemain la saisir.
En effet, des quatre billets autrefois souscrits, un seul était payé, l’argent qu’elle avait pu avoir depuis lors ayant passé à d’autres besoins.
Elle courut chez Arnoux. Il habitait le faubourg Saint-Germain, et le portier ignorait la rue. Elle se transporta chez plusieurs amis, ne trouva personne, et rentra désespérée. Elle ne voulait rien dire à Frédéric, tremblant que cette nouvelle histoire ne fît du tort à son mariage. |
411 |
III, 4 |
Frédéric ne fit pas un reproche. Il contemplait, sur le tapis, les traces de boue laissées par les chaussures des praticiens ; et, se parlant à lui-même :
— Il va falloir chercher de l’argent !
— Ah ! mon Dieu, que je suis bête ! dit la Maréchale.
Elle fouilla dans un tiroir, prit une lettre, et s’en alla vivement à la Société d’éclairage du Languedoc, afin d’obtenir le transfert de ses actions.
Elle revint une heure après. Les titres étaient vendus à un autre ! Le commis lui avait répondu en examinant son papier, la promesse écrite par Arnoux :
— Cet acte ne vous constitue nullement propriétaire. La Compagnie ne connaît pas cela.
Bref, il l’avait congédiée, elle en suffoquait ; et Frédéric devait se rendre à l’instant même chez Arnoux, pour éclaircir la chose. |
412-413 |
III, 4 |
Frédéric, devant cette décadence, fut pris de tristesse. Par dévouement pour la Maréchale, il se résigna cependant, et il s’avançait ; au fond de la boutique, Mme Arnoux parut ; alors, il tourna les talons.
— Je ne l’ai pas trouvé, dit-il en rentrant.
Et il eut beau reprendre qu’il allait écrire, tout de suite, à son notaire du Havre pour avoir de l’argent, Rosanette s’emporta. On n’avait jamais vu un homme si faible, si mollasse ; pendant qu’elle endurait mille privations, les autres se gobergeaient.
Il eut envie de l’assommer avec la pendule ; les paroles lui manquèrent. Il se tut. Rosanette, tout en marchant dans la chambre, ajouta :
— Je vais lui flanquer un procès, à ton Arnoux. Oh ! je n’ai pas besoin de toi !
Et, pinçant les lèvres :
— Je consulterai. |
414 |
III, 4 |
— Madame, madame, il y a là un homme avec un pot de colle qui me fait peur.
Rosanette passa dans la cuisine, et vit un chenapan, la face criblée de petite vérole, paralytique d’un bras, aux trois quarts ivre et bredouillant.
C’était l’afficheur de maître Gautherot. L’opposition à la saisie ayant été repoussée, la vente, naturellement, s’ensuivait.
Pour sa peine d’avoir monté l’escalier, il réclama d’abord un petit verre ; puis il implora une autre faveur, à savoir des billets de spectacle, croyant que Madame était une actrice. Il fut ensuite plusieurs minutes à faire des clignements d’yeux incompréhensibles ; enfin, il déclara que, moyennant quarante sous, il déchirerait les coins de l’affiche déjà posée en bas, contre la porte. Rosanette s’y trouvait désignée par son nom, rigueur exceptionnelle qui marquait toute la haine de la Vatnaz. |
415 |
III, 4 |
Dussardier en fut chagrin, à cause de son ami. Il se rappelait le porte-cigares offert au corps de garde, les soirs du quai Napoléon, tant de bonnes causeries, de livres prêtés, les mille complaisances de Frédéric. Il pria la Vatnaz de se désister.
Elle le railla de sa bonhomie, en manifestant contre Rosanette une exécration incompréhensible ; elle ne souhaitait même la fortune que pour l’écraser plus tard avec son carrosse.
Ces abîmes de noirceur effrayèrent Dussardier ; |
416 |
III, 4 |
Frédéric, que la nécessité contraignait, finit par prendre ses quatre mille francs. Ainsi, du côté de la Vatnaz, ils n’avaient plus d’inquiétude.
Mais Rosanette perdit bientôt son procès contre Arnoux, et, par entêtement, voulait en appeler.
Deslauriers s’exténuait à lui faire comprendre que la promesse d’Arnoux ne constituait ni une donation ni une cession régulière ; elle n’écoutait même pas, trouvant la loi injuste ; c’est parce qu’elle était une femme, les hommes se soutenaient entre eux ! À la fin, cependant, elle suivit ses conseils. |
418 |
III, 4 |
Il aurait voulu servir Rosanette, cependant. Un jour qu’elle lui montrait douze actions de la Compagnie du kaolin (cette entreprise qui avait fait condamner Arnoux à trente mille francs), il lui dit :
— Mais c’est véreux ! c’est superbe !
Elle avait le droit de l’assigner pour le remboursement de ses créances. Elle prouverait d’abord qu’il était tenu solidairement à payer tout le passif de la Compagnie, puis qu’il avait déclaré comme dettes collectives des dettes personnelles, enfin qu’il avait diverti plusieurs effets à la Société.
— Tout cela le rend coupable de banqueroute frauduleuse, articles 586 et 587 du Code de commerce ; et nous l’emballerons, soyez-en sûre, ma mignonne.
Rosanette lui sauta au cou. |
418 |
III, 4 |
Elle savait son mariage avec Mme Dambreuse.
L’époque en était fixée ; et même il cherchait comment faire avaler la chose à Rosanette.
Vers le milieu de l’automne, elle gagna son procès relatif aux actions de kaolin. Frédéric l’apprit en rencontrant à sa porte Sénécal qui sortait de l’audience.
On avait reconnu M. Arnoux complice de toutes les fraudes ; et l’ex-répétiteur avait un tel air de s’en réjouir, que Frédéric l’empêcha d’aller plus loin, en assurant qu’il se chargeait de sa commission près de Rosanette. Il entra chez elle la figure irritée.
— Eh bien, te voilà contente ! |
419 |
III, 4 |
Rosanette fut debout toute la nuit.
Le matin, elle alla trouver Frédéric.
— Viens donc voir. Il ne remue plus.
En effet, il était mort. Elle le prit, le secoua, l’étreignait en l’appelant des noms les plus doux, le couvrait de baisers et de sanglots, tournait sur elle-même éperdue, s’arrachait les cheveux, poussait des cris ; et se laissa tomber au bord du divan, où elle restait la bouche ouverte, avec un flot de larmes tombant de ses yeux fixes. Puis une torpeur la gagna, et tout devint tranquille dans l’appartement. |
420 |
III, 4 |
Tout à coup Rosanette dit d’une voix tendre :
— Nous le conserverons, n’est-ce pas ?
Elle désirait le faire embaumer. Bien des raisons s’y opposaient. La meilleure, selon Frédéric, c’est que la chose était impraticable sur des enfants si jeunes. Un portrait valait mieux. Elle adopta cette idée. Il écrivit un mot à Pellerin, |
420 |
III, 4 |
Mais, peu à peu, l’artiste en lui l’emportant, il déclara qu’on ne pouvait rien faire avec ces yeux bistrés, cette face livide ; que c’était une véritable nature morte ; qu’il faudrait beaucoup de talent ; et il murmurait :
— Oh ! pas commode, pas commode !
— Pourvu que ce soit ressemblant, objecta Rosanette.
— Eh ! je me moque de la ressemblance ? À bas le Réalisme ! |
421 |
III, 4 |
As-tu fait toutes les courses nécessaires ? dit Rosanette en le revoyant.
Il n’en avait pas eu le courage, répondit-il, et avait marché au hasard, dans les rues, pour s’étourdir.
À huit heures, ils passèrent dans la salle à manger ; mais ils restèrent silencieux l’un devant l’autre, poussaient par intervalles un long soupir et renvoyaient leur assiette. Frédéric but de l’eau-de-vie. Il se sentait tout délabré, écrasé, anéanti, n’ayant plus conscience de rien que d’une extrême fatigue.
Elle alla chercher le portrait. Le rouge, le jaune, le vert et l’indigo s’y heurtaient par taches violentes, en faisaient une chose hideuse, presque dérisoire. |
426 |
III, 5 |
Tous les quarts d’heure, à peu près, Rosanette ouvrait les rideaux pour contempler son enfant. Elle l’apercevait, dans quelques mois d’ici, commençant à marcher, puis au collège au milieu de la cour, jouant aux barres ; puis à vingt ans, jeune homme ; et toutes ces images, qu’elle se créait, lui faisaient comme autant de fils qu’elle aurait perdus, l’excès de la douleur multipliant sa maternité.
Frédéric, immobile dans l’autre fauteuil, pensait à Mme Arnoux. |
426 |
III, 5 |
Et, en songeant qu’il ne la retrouverait jamais, que c’était bien fini, qu’elle était irrévocablement perdue, il sentait comme un déchirement de tout son être ; ses larmes accumulées depuis le matin débordèrent.
Rosanette s’en aperçut.
— Ah ! tu pleures comme moi ! Tu as du chagrin ?
— Oui ! oui ! j’en ai !…
Il la serra contre son cœur, et tous deux sanglotaient en se tenant embrassés. |
427 |
III, 5 |
L’officier ministériel ne voulut point, tout d’abord, dire quel créancier poursuivait la vente. Frédéric insista. C’était un sieur Sénécal, agent d’affaires ; et Me Berthelmot poussa même la complaisance jusqu’à prêter son journal des Petites-Affiches.
Frédéric, en arrivant chez Rosanette, le jeta sur la table tout ouvert.
— Lis donc !
— Eh bien, quoi ? dit-elle, avec une figure tellement placide qu’il en fut révolté.
— Ah ! garde ton innocence !
— Je ne comprends pas.
— C’est toi qui fais vendre Mme Arnoux ?
Elle relut l’annonce.
— Où est son nom ?
— Eh ! c’est son mobilier ! Tu le sais mieux que moi !
— Qu’est-ce que ça me fait ? dit Rosanette en haussant les épaules.
— Ce que ça te fait ? Mais tu te venges, voilà tout ! C’est la suite de tes persécutions ! Est-ce que tu ne l’as pas outragée jusqu’à venir chez elle ! Toi, une fille de rien. La femme la plus sainte, la plus charmante et la meilleure ! Pourquoi t’acharnes-tu à la ruiner ?
— Tu te trompe, je t’assure !
— Allons donc ! Comme si tu n’avais pas mis Sénécal en avant !
— Quelle bêtise !
Alors, une fureur l’emporta.
— Tu mens ! tu mens, misérable ! Tu es jalouse d’elle ! Tu possèdes une condamnation contre son mari ! Sénécal s’est déjà mêlé de tes affaires ! Il déteste Arnoux, vos deux haines s’entendent. J’ai vu sa joie quand tu as gagné ton procès pour le kaolin. Le nieras-tu, celui-là ?
— Je te donne ma parole…
— Oh ! je la connais, ta parole ! |
429 |
III, 5 |
Et Frédéric lui rappela ses amants par leurs noms, avec des détails circonstanciés. Rosanette, toute pâlissante, se reculait.
— Cela t’étonne ! Tu me croyais aveugle parce que je fermais les yeux. J’en ai assez, aujourd’hui ! On ne meurt pas pour les trahisons d’une femme de ton espèce. Quand elles deviennent trop monstrueuses, on s’en écarte ; ce serait se dégrader que de les punir ! |
429 |
III, 5 |
Elle se tordait les bras.
— Mon Dieu, qu’est-ce donc qui l’a changé ?
— Pas d’autres que toi-même !
— Et tout cela, pour Mme Arnoux !… s’écria Rosanette en pleurant.
Il reprit froidement :
— Je n’ai jamais aimé qu’elle !
À cette insulte, ses larmes s’arrêtèrent.
— Ça prouve ton bon goût ! Une personne d’un âge mûr, le teint couleur de réglisse, la taille épaisse, des yeux grands comme des soupiraux de cave, et vides comme eux ! Puisque ça te plaît, va la rejoindre
— C’est ce que j’attendais ! Merci !
Rosanette demeura immobile, stupéfiée par ces façons extraordinaires. Elle laissa même la porte se refermer ; puis, d’un bond, elle le rattrapa dans l’antichambre, et, l’entourant de ses bras :
— Mais tu es fou ! tu es fou ! c’est absurde ! je t’aime !
Elle le suppliait :
— Mon Dieu, au nom de notre petit enfant !
— Avoue que c’est toi qui as fait le coup ! dit Frédéric.
Elle protesta encore de son innocence.
— Tu ne veux pas avouer ?
— Non !
— Eh bien, adieu ! et pour toujours ! |
429-430 |
III, 5 |
Rosanette écrivit à Deslauriers qu’elle avait besoin de lui tout de suite.
Il arriva cinq jours après, un soir ; et, quand elle eut conté sa rupture :
— Ce n’est que ça ? Beau malheur !
Elle avait cru d’abord qu’il pourrait lui ramener Frédéric ; mais, à présent, tout était perdu. Elle avait appris, par son portier, son prochain mariage avec Mme Dambreuse.
Deslauriers lui fit de la morale, se montra même singulièrement gai, farceur ; et, comme il était fort tard, demanda la permission de passer la nuit sur un fauteuil. |
430 |
III, 5 |
Un craquement de soie se fit à son oreille ; Rosanette le touchait.
Elle avait eu connaissance de cette vente par Frédéric lui-même. Son chagrin passé, l’idée d’en tirer profit lui était venue. Elle arrivait pour la voir, en gilet de satin blanc à boutons de perles, avec une robe à falbalas, étroitement gantée, l’air vainqueur.
Il pâlit de colère. Elle regarda la femme qui l’accompagnait.
Mme Dambreuse l’avait reconnue ; et, pendant une minute, elles se considérèrent de haut en bas, scrupuleusement, afin de découvrir le défaut, la tare, l’une enviant peut-être la jeunesse de l’autre, et celle-ci dépitée par l’extrême bon ton, la simplicité aristocratique de sa rivale.
Enfin, Mme Dambreuse détourna la tête, avec un sourire d’une insolence inexprimable. |
432-433 |
III, 5 |
Puis elle se mit à regarder les meubles, les bibelots, les cadres, avidement, pour les emporter dans sa mémoire. Le portrait de la Maréchale était à demi caché par un rideau. Mais les ors et les blancs, qui se détachaient au milieu des ténèbres, l’attirèrent.
— Je connais cette femme, il me semble ?
— Impossible ! dit Frédéric. C’est une vieille peinture italienne. |
438 |
III, 6 |
À propos, l’autre jour, dans une boutique, j’ai rencontré cette bonne Maréchale, tenant par la main un petit garçon qu’elle a adopté. Elle est veuve d’un certain M. Oudry, et très grosse maintenant, énorme. Quelle décadence ! Elle qui avait autrefois la taille si mince.
Deslauriers ne cacha pas qu’il avait profité de son désespoir pour s’en assurer par lui-même.
— Comme tu me l’avais permis, du reste. |
443 |
III, 7 |
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Karelle Gautron et Nicole Sibireff
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