|
|
|
Extraits de l’œuvre |
Édition |
Chapitre |
Elle avait un large chapeau de paille, avec des rubans roses qui palpitaient au vent, derrière elle. Ses bandeaux noirs, contournant la pointe de ses grands sourcils, descendaient très bas et semblaient presser amoureusement l’ovale de sa figure. Sa robe de mousseline claire, tachetée de petits pois, se répandait à plis nombreux. Elle était en train de broder quelque chose ; et son nez droit, son menton, toute sa personne se découpait sur le fond de l’air bleu. |
40 |
I, 1 |
Une négresse, coiffée d’un foulard, se présenta, en tenant par la main une petite fille, déjà grande. L’enfant, dont les yeux roulaient des larmes, venait de s’éveiller. Elle la prit sur ses genoux : « Mademoiselle n’était pas sage, quoiqu’elle eût sept ans bientôt ; sa mère ne l’aimerait plus ; on lui pardonnait trop ses caprices. » Et Frédéric se réjouissait d’entendre ces choses, comme s’il eût fait une découverte, une acquisition. |
41 |
I, 1 |
— Ma femme, es-tu prête ? cria le sieur Arnoux, apparaissant dans le capot de l’escalier.
Mlle Marthe courut vers lui, et, cramponnée à son cou, elle tirait ses moustaches. Les sons d’une harpe retentirent, elle voulut voir la musique ; et bientôt le joueur d’instrument, amené par la négresse, entra dans les Premières. |
41 |
I, 1 |
Autour des tables rondes, des bourgeois mangeaient, un garçon de café circulait ; M. et Mme Arnoux étaient dans le fond, à droite ; il s’assit sur la longue banquette de velours, ayant ramassé un journal qui se trouvait là.
Ils devaient, à Montereau, prendre la diligence de Châlons. Leur voyage en Suisse durerait un mois. Mme Arnoux blâma son mari de sa faiblesse pour son enfant. Il chuchota dans son oreille, une gracieuseté, sans doute, car elle sourit. Puis il se dérangea pour fermer derrière son cou le rideau de la fenêtre. |
42 |
I, 1 |
Mais Frédéric s’en retourna bientôt sous la tente, où Mme Arnoux était revenue. Elle lisait un mince volume à couverture grise. Les deux coins de sa bouche se relevaient par moments, et un éclair de plaisir illuminait son front. Il jalousa celui qui avait inventé ces choses dont elle paraissait occupée. |
42-43 |
I, 1 |
La petite fille jouait autour de lui. Frédéric voulut la baiser. Elle se cacha derrière sa bonne ; sa mère la gronda de n’être pas aimable pour le monsieur qui avait sauvé son châle. Était-ce une ouverture indirecte ?
« Va-t-elle enfin me parler ? » se demandait-il. |
44 |
I, 1 |
De temps à autre, elle se penchait un peu, en tournant la tête pour adresser quelques mots à sa petite fille ; et, comme elle souriait alors, une fossette se creusait dans sa joue, ce qui donnait à son visage un air de bonté plus délicate. |
81-82 |
I, 4 |
Elle alla chercher dans son boudoir le coffret à fermoirs d’argent qu’il avait remarqué sur la cheminée. C’était un cadeau de son mari, un ouvrage de la Renaissance. Les amis d’Arnoux le complimentèrent, sa femme le remerciait ; il fut pris d’attendrissement, et lui donna devant le monde un baiser. |
82 |
I, 4 |
Rosenwald les interrompit, en priant Mme Arnoux de chanter quelque chose. Il préluda, elle attendait ; ses lèvres s’entr’ouvrirent, et un son pur, long, filé, monta dans l’air.
Frédéric ne comprit rien aux paroles italiennes.
Cela commençait sur un rythme grave, tel qu’un chant d’église, puis, s’animant crescendo, multipliait les éclats sonores, s’apaisait tout à coup ; et la mélodie revenait amoureusement, avec une oscillation large et paresseuse.
Elle se tenait debout, près du clavier, les bras tombants, le regard perdu. Quelquefois, pour lire la musique, elle clignait ses paupières en avançant le front, un instant. Sa voix de contralto prenait dans les cordes basses une intonation lugubre qui glaçait, et alors sa belle tête, aux grands sourcils, s’inclinait sur son épaule ; sa poitrine se gonflait, ses bras s’écartaient, son cou d’où s’échappaient des roulades se renversait mollement comme sous des baisers aériens ; elle lança trois notes aiguës, redescendit, en jeta une plus haute encore, et, après un silence, termina par un point d’orgue. |
83 |
I, 4 |
Mais, trois semaines après, un soir, il lui dit :
— Eh bien, je l’ai vue tantôt, Mme Arnoux !
— Où donc ?
— Au Palais, avec Balandard, avoué ; |
93-94 |
I, 5 |
Frédéric, prenant l’occasion qui s’offrait de parler d’elle, ajouta timidement :
— Est-ce que je ne pourrai pas la voir ?
Elle était dans son pays, près de sa mère malade.
Il n’osa faire de questions sur la durée de cette absence. Il demanda seulement quel était le pays de Mme Arnoux.
— Chartres ! Cela vous étonne ?
— Moi ? non ! pourquoi ? Pas le moins du monde ! |
97 |
I, 5 |
Il allait tous les jours à l’Art industriel ; et pour savoir quand reviendrait Mme Arnoux, il s’informait de sa mère très longuement. La réponse d’Arnoux ne variait pas : « le mieux se continuait », sa femme, avec la petite, serait de retour la semaine prochaine. |
99 |
I, 5 |
Mais, au-dessus de leur tête, une roulade éclata ; Mme Arnoux, se croyant seule, s’amusait à chanter. Elle faisait des gammes, des trilles, des arpèges. Il y avait de longues notes qui semblaient se tenir suspendues ; d’autres tombaient précipitées, comme les gouttelettes d’une cascade ; et sa voix, passant par la jalousie, coupait le grand silence, et montait vers le ciel bleu.
Elle cessa tout à coup, quand M. et Mme Oudry, deux voisins, se présentèrent. |
113 |
I, 5 |
Une lettre de son caissier le rappelait.
— Veux-tu que je m’en retourne avec toi ? dit Mme Arnoux.
— Mais certainement !
Et, en lui faisant un beau salut :
— Vous savez bien, Madame, qu’on ne peut vivre sans vous !
Tous la complimentèrent d’avoir un si bon mari.
— Ah ! c’est que je ne suis pas seule ! répliqua-t-elle doucement, en montrant sa petite fille. |
114 |
I, 5 |
Mme Arnoux était seule près de la croisée, Frédéric l’aborda.
Ils causèrent de ce que l’on disait. Elle admirait les orateurs ; lui, il préférait la gloire des écrivains. Mais on devait sentir, reprit-elle, une plus forte jouissance à remuer les foules directement, soi-même, à voir que l’on fait passer dans leur âme tous les sentiments de la sienne. Ces triomphes ne tentaient guère Frédéric, qui n’avait point d’ambition.
— Ah ! pourquoi ? dit-elle. Il faut en avoir un peu ! |
116 |
I, 5 |
Ils étaient l’un près de l’autre, debout, dans l’embrasure de la croisée. La nuit, devant eux, s’étendait comme un immense voile sombre, piqué d’argent. C’était la première fois qu’ils ne parlaient pas de choses insignifiantes. Il vint même à savoir ses antipathies et ses goûts : certains parfums lui faisaient mal, les livres d’histoire l’intéressaient, elle croyait aux songes.
Il entama le chapitre des aventures sentimentales. Elle plaignait les désastres de la passion, mais était révoltée par les turpitudes hypocrites ; et cette droiture d’esprit se rapportait si bien à la beauté régulière de son visage, qu’elle semblait en dépendre. |
116 |
I, 5 |
Ils devaient s’en retourner dans la voiture ; et l’américaine attendait au bas du perron, quand Arnoux descendit dans le jardin, pour cueillir des roses. Puis, le bouquet étant lié avec un fil, comme les tiges dépassaient inégalement, il fouilla dans sa poche, pleine de papiers, en prit un au hasard, les enveloppa, consolida son œuvre avec une forte épingle et il l’offrit à sa femme, avec une certaine émotion. — Tiens, ma chérie, excuse-moi de t’avoir oubliée !
Mais elle poussa un petit cri ; l’épingle, sottement mise, l’avait blessée, et elle remonta dans sa chambre. On l’attendit près d’un quart d’heure. Enfin elle reparut, enleva Marthe, se jeta dans la voiture.
— Et ton bouquet ? dit Arnoux.
— Non ! non ! ce n’est pas la peine !
Frédéric courait pour l’aller prendre ; elle lui cria :
— Je n’en veux pas !
Mais il l’apporta bientôt, disant qu’il venait de le remettre dans l’enveloppe, car il avait trouvé les fleurs à terre. Elle les enfonça dans le tablier de cuir, contre le siège, et l’on partit.
Frédéric, assis près d’elle, remarqua qu’elle tremblait horriblement. Puis, quand on eut passé le pont, comme Arnoux tournait à gauche :
— Mais non ! tu te trompes ! par là, à droite !
Elle semblait irritée ; tout la gênait. Enfin, Marthe ayant fermé les yeux, elle tira le bouquet et le lança par la portière, puis saisit au bras Frédéric, en lui faisant signe, avec l’autre main, de n’en jamais parler.
Ensuite, elle appliqua son mouchoir contre ses lèvres, et ne bougea plus. |
117 |
I, 5 |
Il se trouva bientôt à un second étage, devant une porte dont la sonnette retentissait ; une servante parut ; une seconde porte s’ouvrit ; Mme Arnoux était assise près du feu. Arnoux fit un bond et l’embrassa. Elle avait sur ses genoux un petit garçon de trois ans, à peu près ; sa fille, grande comme elle maintenant, se tenait debout, de l’autre côté de la cheminée.
— Permettez-moi de vous présenter ce monsieur-là, dit Arnoux, en prenant son fils par les aisselles.
Et il s’amusa quelques minutes à le faire sauter en l’air, très haut, pour le recevoir au bout de ses bras.
— Tu vas le tuer ! ah ! mon Dieu ! finis donc ! s’écriait Mme Arnoux.
Mais Arnoux, jurant qu’il n’y avait pas de danger, continuait, et même zézéyait des caresses en patois marseillais, son langage natal.
— Ah ! brave pichoûn, mon poulit rossignolet !! |
139-140 |
II, 1 |
Mme Arnoux avait une robe de chambre en mérinos gros bleu. Le regard tourné vers les cendres et une main sur l’épaule du petit garçon, elle défaisait, de l’autre, le lacet de la brassière ; le mioche en chemise pleurait tout en se grattant la tête, comme M. Alexandre fils. |
140 |
II, 1 |
Frédéric s’excusait, Mme Arnoux reconnut sa voix et lui souhaita le bonjour à travers la cloison, car sa fille était indisposée, elle-même souffrante ; et l’on entendait le bruit d’une cuiller contre un verre, et tout ce frémissement de choses délicatement remuées qui se fait dans la chambre d’un malade. |
144 |
II, 1 |
Elle se tenait dans la même attitude que le premier jour, et cousait une chemise d’enfant. Le petit garçon, à ses pieds, jouait avec une ménagerie de bois ; Marthe, un peu plus loin, écrivait.
Il commença par la complimenter de ses enfants. Elle répondit sans aucune exagération de bêtise maternelle. |
164 |
II, 2 |
Puis, d’une voix basse :
— Il vous a mené au bal, l’autre jour, n’est-ce pas ?
Frédéric se taisait !
— C’est ce que je voulais savoir, merci. |
165 |
II, 2 |
Et il aperçut Mme Arnoux, ruinée, pleurant, vendant ses meubles. Cette idée le tourmenta toute la nuit ; le lendemain, il se présenta chez elle.
Ne sachant comment s’y prendre pour communiquer ce qu’il savait, il lui demanda en manière de conversation si Arnoux avait toujours ses terrains de Belleville.
— Oui, toujours.
— Il est maintenant dans une compagnie pour du kaolin de Bretagne, je crois ?
— C’est vrai.
— Sa fabrique marche très bien, n’est-ce pas ?
— Mais… je le suppose.
Et, comme il hésitait :
— Qu’avez-vous donc ? vous me faites peur !
Il lui apprit l’histoire des renouvellements. Elle baissa la tête, et dit :
— Je m’en doutais ! |
172 |
II, 2 |
Presque toujours, il trouvait Mme Arnoux montrant à lire à son bambin, ou derrière la chaise de Marthe qui faisait des gammes sur son piano ; quand elle travaillait à un ouvrage de couture, c’était pour lui un grand bonheur que de ramasser, quelquefois, ses ciseaux. Tous ses mouvements étaient d’une majesté tranquille ; ses petites mains semblaient faites pour épandre des aumônes, pour essuyer des pleurs ; et sa voix, un peu sourde naturellement, avait des intonations caressantes et comme des légèretés de brise. |
174 |
II, 2 |
Elle ne s’exaltait point pour la littérature, mais son esprit charmait par des mots simples et pénétrants. Elle aimait les voyages, le bruit du vent dans les bois, et à se promener tête nue sous la pluie. Frédéric écoutait ces choses délicieusement, croyant voir un abandon d’elle-même qui commençait. |
174 |
II, 2 |
Il était bon cependant, sa femme elle-même le disait. Mais si fou ! Au lieu d’amener tous les jours du monde à dîner chez lui, à présent il traitait ses connaissances chez le restaurateur. Il achetait des choses complètement inutiles, telles que des chaînes d’or, des pendules, des articles de ménage. Mme Arnoux montra même à Frédéric, dans le couloir, une énorme provision de bouillottes, chaufferettes et samovars. |
175 |
II, 2 |
Enfin, un jour, elle avoua ses inquiétudes : Arnoux lui avait fait signer un billet, souscrit à l’ordre de M. Dambreuse. |
175 |
II, 2 |
Frédéric, en traversant le corridor, entendit deux voix qui se répondaient. Celle de Mme Arnoux disait :
— Ne mens pas ! ne mens donc pas !
Il entra. On se tut.
Arnoux marchait de long en large, et Madame était assise sur la petite chaise près du feu, extrêmement pâle, l’œil fixe. Frédéric fit un mouvement pour se retirer. Arnoux lui saisit la main, heureux du secours qui lui arrivait.
— Mais je crains…, dit Frédéric.
— Restez donc ! souffla Arnoux dans son oreille.
Madame reprit :
— Il faut être indulgent, monsieur Moreau ! Ce sont de ces choses que l’on rencontre parfois dans les ménages.
— C’est qu’on les y met, dit gaillardement Arnoux. Les femmes vous ont des lubies ! Ainsi, celle-là, par exemple, n’est pas mauvaise. Non, au contraire ! Eh bien, elle s’amuse depuis une heure à me taquiner avec un tas d’histoires.
— Elles sont vraies ! répliqua Mme Arnoux impatientée. Car, enfin, tu l’as acheté.
— Moi ?
— Oui, toi-même ! au Persan !
« Le cachemire ! » pensa Frédéric.
[…]
— Une commission dont j’étais chargé… par… par le père Oudry.
— Et pour qui ?
— Pour sa maîtresse.
— Pour la vôtre ! s’écria Mme Arnoux, se levant toute droite.
— Je te jure…
— Ne recommencez pas ! Je sais tout !
— Ah ! très bien ! Ainsi, on m’espionne !
Elle répliqua froidement :
— Cela blesse, peut-être, votre délicatesse ?
— Du moment qu’on s’emporte, reprit Arnoux, en cherchant son chapeau, et qu’il n’y a pas moyen de raisonner !
Puis, avec un grand soupir :
— Ne vous mariez pas, mon pauvre ami, non, croyez-moi !
Et il décampa, ayant besoin de prendre l’air. |
194-195 |
II, 2 |
Il s’en allait enfin ; et elle abordait immédiatement l’éternel sujet de plainte : Arnoux.
Ce n’était pas son inconduite qui l’indignait. Mais elle paraissait souffrir dans son orgueil, et laissait voir sa répugnance pour cet homme sans délicatesse, sans dignité, sans honneur.
— Ou plutôt il est fou ! disait-elle. |
198 |
III, 3 |
Ses parents étaient de petits bourgeois de Chartres. Un jour, Arnoux, dessinant au bord de la rivière (il se croyait peintre dans ce temps-là), l’avait aperçue comme elle sortait de l’église et demandée en mariage ; à cause de sa fortune, on n’avait pas hésité. D’ailleurs, il l’aimait éperdument. Elle ajouta :
— Mon Dieu, il m’aime encore à sa manière ! |
198 |
III, 3 |
Or, la compagnie avait croulé, et Arnoux, civilement responsable, venait d’être condamné, avec les autres, à la garantie des dommages-intérêts, ce qui lui faisait une perte d’environ trente mille francs, aggravée par les motifs du jugement.
Frédéric apprit cela dans un journal, et se précipita vers la rue Paradis.
On le reçut dans la chambre de Madame. C’était l’heure du premier déjeuner. Des bols de café au lait encombraient un guéridon auprès du feu. Des savates traînaient sur le tapis, des vêtements sur les fauteuils. Arnoux, en caleçon et en veste de tricot, avait les yeux rouges et la chevelure ébouriffée ; le petit Eugène, à cause de ses oreillons, pleurait, tout en grignotant sa tartine ; sa sœur mangeait tranquillement ; Mme Arnoux, un peu plus pâle que d’habitude, les servait tous les trois.
— Eh bien, dit Arnoux, en poussant un gros soupir, vous savez !
Et Frédéric ayant fait un geste de compassion :
— Voilà ! J’ai été victime de ma confiance !
Puis il se tut ; et son abattement était si fort, qu’il repoussa le déjeuner. Mme Arnoux leva les yeux, avec un haussement d’épaules. Il se passa les mains sur le front.
— Après tout, je ne suis pas coupable. Je n’ai rien à me reprocher. C’est un malheur ! On s’en tirera ! Ah ! ma foi, tant pis !
Et il entama une brioche, obéissant, du reste, aux sollicitations de sa femme. |
201 |
II, 3 |
Le soir, il voulut dîner seul, avec elle, dans un cabinet particulier, à la Maison d’or. Mme Arnoux ne comprit rien à ce mouvement de cœur, s’offensant même d’être traitée en lorette ; ce qui, de la part d’Arnoux, au contraire, était une preuve d’affection. Puis, comme il s’ennuyait, il alla se distraire chez la Maréchale. |
202 |
II, 3 |
Cependant, ils en étaient à cette période où, dans les unions disparates, une invincible lassitude ressort des concessions que l’on s’est faites et rend l’existence intolérable. Mme Arnoux se retenait pour ne pas éclater, Arnoux s’assombrissait ; et le spectacle de ces deux êtres malheureux attristait Frédéric. |
202 |
II, 3 |
— Mon mari, reprit-elle avec effort, m’a engagée à venir chez vous, n’osant faire cette démarche lui-même.
— Et pourquoi ?
— Vous connaissez M. Dambreuse, n’est-ce pas ?
— Oui, un peu !
— Ah ! un peu.
Elle se taisait.
— N’importe ! achevez.
Alors, elle conta que l’avant-veille, Arnoux n’avait pu payer quatre billets de mille francs souscrits à l’ordre du banquier, et sur lesquels il lui avait fait mettre sa signature. Elle se repentait d’avoir compromis la fortune de ses enfants. Mais tout valait mieux que le déshonneur ; et, si M. Dambreuse arrêtait les poursuites, on le payerait bientôt, certainement ; car elle allait vendre, à Chartres, une petite maison qu’elle avait.
— Pauvre femme ! murmura Frédéric. — J’irai, comptez sur moi.
— Merci !
Et elle se leva pour partir. |
214 |
II, 3 |
Frédéric alla chercher une pelle à feu ; et, tandis qu’ils se promenaient côte à côte, l’enfant élevait des tas de sable dans l’allée.
Mme Arnoux ne croyait pas qu’il eût plus tard une grande imagination, mais il était d’humeur caressante. Sa sœur, au contraire, avait une sécheresse naturelle qui la blessait quelquefois.
— Cela changera, dit Frédéric. Il ne faut jamais désespérer.
Elle répliqua :
— Il ne faut jamais désespérer. |
214-215 |
II, 3 |
L’humeur de sa fille l’avait forcée de la mettre au couvent. Son gamin passait l’après-midi dans une école, Arnoux faisait de longs déjeuners au Palais-Royal, avec Regimbart et l’ami Compain. |
295 |
II, 6 |
Son mari, prodiguant les extravagances, entretenait une ouvrière de la manufacture, celle qu’on appelait la Bordelaise. Mme Arnoux l’apprit elle-même à Frédéric. Il voulait tirer de là un argument « puisqu’on la trahissait ».
— Oh ! je ne m’en trouble guère ! dit-elle. |
297 |
II, 6 |
L’enfant se mit à arracher les linges de son cou, comme s’il avait voulu retirer l’obstacle qui l’étouffait, et il égratignait le mur, saisissait les rideaux de sa couchette, cherchant un point d’appui pour respirer. Son visage était bleuâtre maintenant, et tout son corps, trempé d’une sueur froide, paraissait maigrir. Ses yeux hagards s’attachaient sur sa mère avec terreur. Il lui jetait les bras autour du cou, s’y suspendait d’une façon désespérée ; et, en repoussant ses sanglots, elle balbutiait des paroles tendres.
— Oui, mon amour, mon ange, mon trésor !
Puis, des moments de calme survenaient.
Elle alla chercher des joujoux, un polichinelle, une collection d’images, et les étala sur son lit, pour le distraire. Elle essaya même de chanter.
Elle commença une chanson qu’elle lui disait autrefois, quand elle le berçait en l’emmaillottant sur cette même petite chaise de tapisserie. Mais il frissonna dans la longueur entière de son corps, comme une onde sous un coup de vent ; les globes de ses yeux saillissaient : elle crut qu’il allait mourir, et se détourna pour ne pas le voir.
Un instant après, elle eut la force de le regarder. Il vivait encore. |
304-305 |
II, 6 |
Mais il respirait largement, régulièrement. Cette apparence de bien-être l’effraya plus que tout le reste ; elle se tenait comme pétrifiée, les bras pendants, les yeux fixes, quand M. Colot survint. L’enfant, selon lui, était sauvé.
Elle ne comprit pas d’abord, et se fit répéter la phrase. N’était-ce pas une de ces consolations propres aux médecins ? Le docteur s’en alla d’un air tranquille. Alors, ce fut pour elle comme si les cordes qui serraient son cœur se fussent dénouées.
— Sauvé ! Est-ce possible ! |
303-305 |
II, 6 |
Tout à coup l’idée de Frédéric lui apparut d’une façon nette et inexorable. C’était un avertissement de la Providence. Mais le Seigneur, dans sa miséricorde, n’avait pas voulu la punir tout à fait ! Quelle expiation, plus tard, si elle persévérait dans cet amour ! Sans doute, on insulterait son fils à cause d’elle ; et Mme Arnoux l’aperçut jeune homme, blessé dans une rencontre, rapporté sur un brancard, mourant. D’un bond, elle se précipita sur la petite chaise ; et de toutes ses forces, lançant son âme dans les hauteurs, elle offrit à Dieu, comme un holocauste, le sacrifice de sa première passion, de sa seule faiblesse. |
305 |
II, 6 |
M. et Mme Arnoux quittèrent le père Roque et sa fille, à l’entrée de la rue Saint-Denis. Ils s’en retournèrent sans rien dire ; lui, n’en pouvant plus d’avoir bavardé, et elle, éprouvant une grande lassitude ; elle s’appuyait même sur son épaule. C’était le seul homme qui eût montré pendant la soirée des sentiments honnêtes. Elle se sentit pour lui pleine d’indulgence. |
371 |
III, 2 |
Cependant, il gardait un peu de rancune contre Frédéric.
— As-tu vu sa mine, lorsqu’il a été question du portrait ? Quand je te disais qu’il est son amant ? Tu ne voulais pas me croire !
— Oh ! oui, j’avais tort !
Arnoux, content de son triomphe, insista.
— Je parie même qu’il nous a lâchés, tout à l’heure, pour aller la rejoindre ! Il est maintenant chez elle, va ! Il passe la nuit.
Mme Arnoux avait rabattu sa capeline très bas.
— Mais tu trembles !
— C’est que j’ai froid, reprit-elle. |
371-372 |
III, 2 |
Il n’était pas plus heureux dans son intérieur domestique. Mme Arnoux se montrait moins douce pour lui, parfois même un peu rude. Marthe se rangeait toujours du côté de son père. Cela augmentait le désaccord, et la maison devenait intolérable. |
375 |
III, 3 |
— Comment va ce bon Arnoux ?
— Parfaitement ! Il est sorti.
— Ah ! je comprends ! toujours ses vieilles habitudes du soir ; un peu de distraction !
— Pourquoi pas ? Après une journée de calculs, la tête a besoin de se reposer !
Elle vanta même son mari, comme travailleur. Cet éloge irritait Frédéric ; et, désignant sur ses genoux un morceau de drap noir, avec des soutaches bleues :
— Qu’est-ce que vous faites là ?
— Une veste que j’arrange pour ma fille.
— À propos, je ne l’aperçois pas, où est-elle donc ?
— Dans une pension, reprit Mme Arnoux.
Des larmes lui vinrent aux yeux ; elle les retenait, en poussant son aiguille rapidement. Il avait pris par contenance un numéro de l’Illustration, sur la table, près d’elle. |
377 |
III, 3 |
Enfin, il lui adressa quantité de questions sur elle et son mari.
Ils habitaient le fond de la Bretagne, pour vivre économiquement et payer leurs dettes. Arnoux, presque toujours malade, semblait un vieillard maintenant. Sa fille était mariée à Bordeaux, et son fils en garnison à Mostaganem. Puis elle releva la tête :
— Mais je vous revois ! Je suis heureuse ! |
437-438 |
III, 6 |
Et toi, ta grande passion, Mme Arnoux ?
— Elle doit être à Rome avec son fils, lieutenant de chasseurs.
— Et son mari ?
— Mort l’année dernière. |
443 |
III, 7 |
|
|
|
|
Patricia Chabot
|
|