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Extraits de l’œuvre |
Édition |
Chapitre |
Ce fut comme une apparition :
Elle était assise, au milieu du banc, toute seule ; ou du moins il ne distingua personne, dans l’éblouissement que lui envoyèrent ses yeux. En même temps qu’il passait, elle leva la tête ; il fléchit involontairement les épaules ; et, quand il se fut mis plus loin, du même côté, il la regarda.
Elle avait un large chapeau de paille, avec des rubans roses qui palpitaient au vent, derrière elle. Ses bandeaux noirs, contournant la pointe de ses grands sourcils, descendaient très bas et semblaient presser amoureusement l’ovale de sa figure. Sa robe de mousseline claire, tachetée de petits pois, se répandait à plis nombreux. Elle était en train de broder quelque chose ; et son nez droit, son menton, toute sa personne se découpait sur le fond de l’air bleu.
Comme elle gardait la même attitude, il fit plusieurs tours de droite et de gauche pour dissimuler sa manœuvre ; puis il se planta tout près de son ombrelle, posée contre le banc, et il affectait d’observer une chaloupe sur la rivière. |
40 |
I, 1 |
Jamais il n’avait vu cette splendeur de sa peau brune, la séduction de sa taille, ni cette finesse des doigts que la lumière traversait. Il considérait son panier à ouvrage avec ébahissement, comme une chose extraordinaire. Quels étaient son nom, sa demeure, sa vie, son passé ? Il souhaitait connaître les meubles de sa chambre, toutes les robes qu’elle avait portées, les gens qu’elle fréquentait ; et le désir de la possession physique même disparaissait sous une envie plus profonde, dans une curiosité douloureuse qui n’avait pas de limites. |
41 |
I, 1 |
Une négresse, coiffée d’un foulard, se présenta, en tenant par la main une petite fille, déjà grande. L’enfant, dont les yeux roulaient des larmes, venait de s’éveiller. Elle la prit sur ses genoux : « Mademoiselle n’était pas sage, quoiqu’elle eût sept ans bientôt ; sa mère ne l’aimerait plus ; on lui pardonnait trop ses caprices. » Et Frédéric se réjouissait d’entendre ces choses, comme s’il eût fait une découverte, une acquisition.
Il la supposait d’origine andalouse, créole peut-être ; elle avait ramené des îles cette négresse avec elle ? |
41 |
I, 1 |
Cependant, un long châle à bandes violettes était placé derrière son dos, sur le bordage de cuivre. Elle avait dû, bien des fois, au milieu de la mer, durant les soirs humides, en envelopper sa taille, s’en couvrir les pieds, dormir dedans ! Mais, entraîné par les franges, il glissait peu à peu, il allait tomber dans l’eau ; Frédéric fit un bond et le rattrapa. Elle lui dit :
— Je vous remercie, monsieur.
Leurs yeux se rencontrèrent. |
40-41 |
I, 1 |
— Ma femme, es-tu prête ? cria le sieur Arnoux, apparaissant dans le capot de l’escalier.
Mlle Marthe courut vers lui, et, cramponnée à son cou, elle tirait ses moustaches. Les sons d’une harpe retentirent, elle voulut voir la musique ; et bientôt le joueur d’instrument, amené par la négresse, entra dans les Premières. |
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Des deux côtés de la rivière, des bois s’inclinaient jusqu’au bord de l’eau ; un courant d’air frais passait ; Mme Arnoux regardait au loin d’une manière vague. Quand la musique s’arrêta, elle remua les paupières plusieurs fois, comme si elle sortait d’un songe. |
42 |
I, 1 |
Autour des tables rondes, des bourgeois mangeaient, un garçon de café circulait ; M. et Mme Arnoux étaient dans le fond, à droite ; il s’assit sur la longue banquette de velours, ayant ramassé un journal qui se trouvait là.
Ils devaient, à Montereau, prendre la diligence de Châlons. Leur voyage en Suisse durerait un mois. Mme Arnoux blâma son mari de sa faiblesse pour son enfant. Il chuchota dans son oreille, une gracieuseté, sans doute, car elle sourit. Puis il se dérangea pour fermer derrière son cou le rideau de la fenêtre. |
42 |
I, 1 |
Le plafond, bas et tout blanc, rabattait une lumière crue. Frédéric, en face, distinguait l’ombre de ses cils. Elle trempait ses lèvres dans son verre, cassait un peu de croûte entre ses doigts ; le médaillon de lapis-lazuli, attaché par une chaînette d’or à son poignet, de temps à autre sonnait contre son assiette. Ceux qui étaient là, pourtant, n’avaient pas l’air de la remarquer. |
42 |
I, 1 |
Mais Frédéric s’en retourna bientôt sous la tente, où Mme Arnoux était revenue. Elle lisait un mince volume à couverture grise. Les deux coins de sa bouche se relevaient par moments, et un éclair de plaisir illuminait son front. Il jalousa celui qui avait inventé ces choses dont elle paraissait occupée. Plus il la contemplait, plus il sentait entre elle et lui se creuser des abîmes. Il songeait qu’il faudrait la quitter tout à l’heure, irrévocablement, sans en avoir arraché une parole, sans lui laisser même un souvenir ! |
42-43 |
I, 1 |
La petite fille jouait autour de lui. Frédéric voulut la baiser. Elle se cacha derrière sa bonne ; sa mère la gronda de n’être pas aimable pour le monsieur qui avait sauvé son châle. Était-ce une ouverture indirecte ?
« Va-t-elle enfin me parler ? » se demandait-il. |
44 |
I, 1 |
Il n’alla point à Troyes voir son ami, afin d’éviter les observations de sa mère. Puis, à la rentrée, il abandonna son logement et prit, sur le quai Napoléon, deux pièces, qu’il meubla. L’espoir d’une invitation chez les Dambreuse l’avait quitté ; sa grande passion pour Mme Arnoux commençait à s’éteindre. |
61 |
I, 3 |
Mais pourquoi ne parlait-il jamais de Mme Arnoux ? Quant à son mari, tantôt il l’appelait un bon garçon, d’autres fois un charlatan. Frédéric attendait ses confidences. |
73 |
I, 4 |
Ces injures flattaient la colère de Frédéric. Il en était blessé cependant, car il lui semblait qu’elles atteignaient un peu Mme Arnoux. |
76 |
I, 4 |
Enfin Arnoux se leva, et, en disant : « C’est fait ! » il lui passa la main sous le menton, familièrement. Cette privauté déplut à Frédéric, il se recula ; puis il franchit le seuil du bureau, pour la dernière fois de son existence, croyait-il. Mme Arnoux, elle-même, se trouvait comme diminuée par la vulgarité de son mari. |
77 |
I, 4 |
Arnoux rentra ; et, par l’autre portière, Mme Arnoux parut. Comme elle se trouvait enveloppée d’ombre, il ne distingua d’abord que sa tête. Elle avait une robe de velours noir et, dans les cheveux, une longue bourse algérienne en filet de soie rouge qui, s’entortillant à son peigne, lui tombait sur l’épaule gauche. |
80 |
I, 4 |
Lorsqu’on passa dans la salle à manger, Mme Arnoux prit son bras. Une chaise était restée vide pour Pellerin. |
80 |
I, 4 |
Frédéric, en écoutant ces choses, regardait Mme Arnoux. Elles tombaient dans son esprit comme des métaux dans une fournaise, s’ajoutaient à sa passion et faisaient de l’amour.
Il était assis trois places au-dessous d’elle, sur le même côté. De temps à autre, elle se penchait un peu, en tournant la tête pour adresser quelques mots à sa petite fille ; et, comme elle souriait alors, une fossette se creusait dans sa joue, ce qui donnait à son visage un air de bonté plus délicate.
Au moment des liqueurs, elle disparut. |
81-82 |
I, 4 |
Rentré au salon, il prit, par contenance, un des albums traînant sur la table. Les grands artistes de l’époque l’avaient illustré de dessins, y avaient mis de la prose, des vers, ou simplement leurs signatures ; parmi les noms fameux, il s’en trouvait beaucoup d’inconnus, et les pensées curieuses n’apparaissaient que sous un débordement de sottises. Toutes contenaient un hommage plus ou moins direct à Mme Arnoux. Frédéric aurait eu peur d’écrire une ligne à côté. |
82 |
I, 4 |
Elle alla chercher dans son boudoir le coffret à fermoirs d’argent qu’il avait remarqué sur la cheminée. C’était un cadeau de son mari, un ouvrage de la Renaissance. Les amis d’Arnoux le complimentèrent, sa femme le remerciait ; il fut pris d’attendrissement, et lui donna devant le monde un baiser. |
82 |
I, 4 |
Ensuite, tous causèrent çà et là, par groupes ; le bonhomme Meinsius était avec Mme Arnoux, sur une bergère, près du feu ; elle se penchait vers son oreille, leurs têtes se touchaient ; et Frédéric aurait accepté d’être sourd, infirme et laid pour un nom illustre et des cheveux blancs, enfin pour avoir quelque chose qui l’intronisât dans une intimité pareille. Il se rongeait le cœur, furieux contre sa jeunesse. |
82 |
I, 4 |
Mais elle vint dans l’angle du salon où il se tenait, lui demanda s’il connaissait quelques-uns des convives, s’il aimait la peinture, depuis combien de temps il étudiait à Paris. Chaque mot qui sortait de sa bouche semblait à Frédéric être une chose nouvelle, une dépendance exclusive de sa personne. Il regardait attentivement les effilés de sa coiffure, caressant par le bout son épaule nue ; et il n’en détachait pas ses yeux, il enfonçait son âme dans la blancheur de cette chair féminine ; cependant, il n’osait lever ses paupières, pour la voir plus haut, face à face. |
82 |
1, 4 |
Rosenwald les interrompit, en priant Mme Arnoux de chanter quelque chose. Il préluda, elle attendait ; ses lèvres s’entr’ouvrirent, et un son pur, long, filé, monta dans l’air.
Frédéric ne comprit rien aux paroles italiennes.
Cela commençait sur un rythme grave, tel qu’un chant d’église, puis, s’animant crescendo, multipliait les éclats sonores, s’apaisait tout à coup ; et la mélodie revenait amoureusement, avec une oscillation large et paresseuse.
Elle se tenait debout, près du clavier, les bras tombants, le regard perdu. Quelquefois, pour lire la musique, elle clignait ses paupières en avançant le front, un instant. Sa voix de contralto prenait dans les cordes basses une intonation lugubre qui glaçait, et alors sa belle tête, aux grands sourcils, s’inclinait sur son épaule ; sa poitrine se gonflait, ses bras s’écartaient, son cou d’où s’échappaient des roulades se renversait mollement comme sous des baisers aériens ; elle lança trois notes aiguës, redescendit, en jeta une plus haute encore, et, après un silence, termina par un point d’orgue. |
83 |
I, 4 |
Mme Arnoux s’était avancée dans l’antichambre, Dittmer et Hussonnet la saluaient, elle leur tendit la main ; elle la tendit également à Frédéric ; et il éprouva comme une pénétration à tous les atomes de sa peau. |
83 |
I, 4 |
Il se demanda, sérieusement, s’il serait un grand peintre ou un grand poète ; et il se décida pour la peinture, car les exigences de ce métier le rapprocheraient de Mme Arnoux. Il avait donc trouvé sa vocation ! Le but de son existence était clair maintenant, et l’avenir infaillible. |
84 |
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Il la rencontra, pourtant. La première fois, il y avait trois dames avec elle ; une autre après-midi, le maître d’écriture de Mlle Marthe survint. D’ailleurs, les hommes que recevait Mme Arnoux ne lui faisaient point de visites. Il n’y retourna plus, par discrétion. |
89 |
I, 5 |
Mais, trois semaines après, un soir, il lui dit :
— Eh bien, je l’ai vue tantôt, Mme Arnoux !
— Où donc ?
— Au Palais, avec Balandard, avoué ; une femme brune, n’est-ce pas, de taille moyenne ?
Frédéric fit un signe d’assentiment. Il attendait que Deslauriers parlât. Au moindre mot d’admiration, il se serait épanché largement, était tout prêt à le chérir ; l’autre se taisait toujours ; enfin, n’y tenant plus, il lui demanda d’un air indifférent ce qu’il pensait d’elle.
Deslauriers la trouvait « pas mal, sans avoir pourtant rien d’extraordinaire ».
— Ah ! tu trouves, dit Frédéric. |
93-94 |
I, 5 |
Afin de dissimuler son trouble, Frédéric marchait de droite et de gauche, dans la salle. En heurtant le pied d’une chaise, il fit tomber une ombrelle posée dessus ; le manche d’ivoire se brisa.
— Mon Dieu ! s’écria-t-il, comme je suis chagrin d’avoir brisé l’ombrelle de Mme Arnoux.
À ce mot, le marchand releva la tête, et eut un singulier sourire. |
97 |
I, 5 |
Il n’osa faire de questions sur la durée de cette absence. Il demanda seulement quel était le pays de Mme Arnoux.
— Chartres ! Cela vous étonne ?
— Moi ? non ! pourquoi ? Pas le moins du monde ! |
97 |
I, 5 |
Il allait tous les jours à l’Art industriel ; et pour savoir quand reviendrait Mme Arnoux, il s’informait de sa mère très longuement. La réponse d’Arnoux ne variait pas : « le mieux se continuait », sa femme, avec la petite, serait de retour la semaine prochaine. |
99 |
I, 5 |
Un soir, Dittmer, qui arrivait, la baisa sur le front ; Lovarias fit de même, en disant :
— Vous permettez, n’est-ce pas, selon le privilège des amis ?
Frédéric balbutia :
— Il me semble que nous sommes tous des amis ?
— Pas tous des vieux ! reprit-elle.
C’était le repousser d’avance, indirectement. |
102 |
I, 5 |
Le bohème se mit à l’appeler par des signaux, et, Frédéric ayant descendu ses cinq étages :
— Voici la chose : C’est samedi prochain, 24, la fête de Mme Arnoux.
— Comment, puisqu’elle s’appelle Marie ?
— Angèle aussi, n’importe ! On festoiera dans leur maison de campagne, à Saint-Cloud ; je suis chargé de vous en prévenir. |
111 |
I, 5 |
Il n’en devait pas moins, puisque c’était la fête de Mme Arnoux, lui offrir un cadeau ; il songea, naturellement, à une ombrelle, afin de réparer sa maladresse. |
112 |
I, 5 |
Mais, au-dessus de leur tête, une roulade éclata ; Mme Arnoux, se croyant seule, s’amusait à chanter. Elle faisait des gammes, des trilles, des arpèges. Il y avait de longues notes qui semblaient se tenir suspendues ; d’autres tombaient précipitées, comme les gouttelettes d’une cascade ; et sa voix, passant par la jalousie, coupait le grand silence, et montait vers le ciel bleu.
Elle cessa tout à coup, quand M. et Mme Oudry, deux voisins, se présentèrent. |
113 |
I, 5 |
Puis elle parut elle-même au haut du perron ; et, comme elle descendait les marches, il aperçut son pied. Elle avait de petites chaussures découvertes, en peau mordorée, avec trois pattes transversales, ce qui dessinait sur ses bas un grillage d’or. |
113 |
I, 5 |
Une lettre de son caissier le rappelait.
— Veux-tu que je m’en retourne avec toi ? dit Mme Arnoux.
— Mais certainement !
Et, en lui faisant un beau salut :
— Vous savez bien, Madame, qu’on ne peut vivre sans vous !
Tous la complimentèrent d’avoir un si bon mari.
— Ah ! c’est que je ne suis pas seule ! répliqua-t-elle doucement, en montrant sa petite fille. |
114 |
I, 5 |
Un côté de l’horizon commençait à pâlir, tandis que, de l’autre, une large couleur orange s’étalait dans le ciel et était plus empourprée au faîte des collines, devenues complètement noires. Mme Arnoux se tenait assise sur une grosse pierre, ayant cette lueur d’incendie derrière elle. |
115 |
I, 5 |
Mme Arnoux était seule près de la croisée, Frédéric l’aborda.
Ils causèrent de ce que l’on disait. Elle admirait les orateurs ; lui, il préférait la gloire des écrivains. Mais on devait sentir, reprit-elle, une plus forte jouissance à remuer les foules directement, soi-même, à voir que l’on fait passer dans leur âme tous les sentiments de la sienne. Ces triomphes ne tentaient guère Frédéric, qui n’avait point d’ambition.
— Ah ! pourquoi ? dit-elle. Il faut en avoir un peu ! |
116 |
I, 5 |
Ils étaient l’un près de l’autre, debout, dans l’embrasure de la croisée. La nuit, devant eux, s’étendait comme un immense voile sombre, piqué d’argent. C’était la première fois qu’ils ne parlaient pas de choses insignifiantes. Il vint même à savoir ses antipathies et ses goûts : certains parfums lui faisaient mal, les livres d’histoire l’intéressaient, elle croyait aux songes.
Il entama le chapitre des aventures sentimentales. Elle plaignait les désastres de la passion, mais était révoltée par les turpitudes hypocrites ; et cette droiture d’esprit se rapportait si bien à la beauté régulière de son visage, qu’elle semblait en dépendre.
Elle souriait quelquefois, arrêtant sur lui ses yeux, une minute. Alors, il sentait ses regards pénétrer son âme, comme ces grands rayons de soleil qui descendent jusqu’au fond de l’eau. |
116 |
I, 5 |
— Tiens, ma chérie, excuse-moi de t’avoir oubliée !
Mais elle poussa un petit cri ; l’épingle, sottement mise, l’avait blessée, et elle remonta dans sa chambre. On l’attendit près d’un quart d’heure. Enfin elle reparut, enleva Marthe, se jeta dans la voiture.
— Et ton bouquet ? dit Arnoux.
— Non ! non ! ce n’est pas la peine !
Frédéric courait pour l’aller prendre ; elle lui cria :
— Je n’en veux pas !
Mais il l’apporta bientôt, disant qu’il venait de le remettre dans l’enveloppe, car il avait trouvé les fleurs à terre. Elle les enfonça dans le tablier de cuir, contre le siège, et l’on partit.
Frédéric, assis près d’elle, remarqua qu’elle tremblait horriblement. Puis, quand on eut passé le pont, comme Arnoux tournait à gauche :
— Mais non ! tu te trompes ! par là, à droite !
Elle semblait irritée ; tout la gênait. Enfin, Marthe ayant fermé les yeux, elle tira le bouquet et le lança par la portière, puis saisit au bras Frédéric, en lui faisant signe, avec l’autre main, de n’en jamais parler.
Ensuite, elle appliqua son mouchoir contre ses lèvres, et ne bougea plus. |
117 |
I, 5 |
Frédéric n’apercevait de Mme Arnoux que ses deux yeux, dans l’ombre ; Marthe s’était allongée sur elle, et il lui soutenait la tête.
— Elle vous fatigue ! dit sa mère.
Il répondit :
— Non ! oh non !
De lents tourbillons de poussière se levaient ; on traversait Auteuil ; toutes les maisons étaient closes ; un réverbère, çà et là, éclairait l’angle d’un mur, puis on rentrait dans les ténèbres ; une fois, il s’aperçut qu’elle pleurait.
Était-ce un remords ? un désir ? quoi donc ? Ce chagrin, qu’il ne savait pas, l’intéressait comme une chose personnelle ; maintenant, il y avait entre eux un lien nouveau, une espèce de complicité ; et il lui dit, de la voix la plus caressante qu’il put :
— Vous souffrez ?
— Oui, un peu, reprit-elle. |
117 |
I, 5 |
Les plis nombreux de sa robe couvraient ses pieds. Il lui semblait communiquer avec toute sa personne par ce corps d’enfant étendu entre eux. Il se pencha vers la petite fille, et, écartant ses jolis cheveux bruns, la baisa au front, doucement.
— Vous êtes bon ! dit Mme Arnoux.
— Pourquoi ?
— Parce que vous aimez les enfants.
— Pas tous ! |
118 |
I, 5 |
Il s’y montra gai. Mme Arnoux était maintenant près de sa mère, à Chartres. Mais il la retrouverait bientôt, et finirait par être son amant. |
119 |
I, 5 |
D’abord il s’était dit : « Il faut avertir Mme Arnoux », et, pendant une semaine, il avait médité des lettres dithyrambiques, et de courts billets, en style lapidaire et sublime. La crainte d’avouer sa situation le retenait. Puis il songea qu’il valait mieux écrire au mari. Arnoux connaissait la vie et saurait le comprendre. Enfin, après quinze jours d’hésitation :
« Bah ! je ne dois plus les revoir ; qu’ils m’oublient ! Au moins, je n’aurai pas déchu dans son souvenir ! Elle me croira mort, et me regrettera… peut-être. »
Comme les résolutions excessives lui coûtaient peu, il s’était juré ne jamais revenir à Paris, et même de ne point s’informer de Mme Arnoux. |
124 |
I, 6 |
À force d’avoir versé sa douleur dans ses lettres, de l’avoir mêlée à ses lectures, promenée dans la campagne et partout épandue, il l’avait presque tarie, si bien que Mme Arnoux était pour lui comme une morte dont il s’étonnait de ne pas connaître le tombeau, tant cette affection était devenue tranquille et résignée. |
129 |
I, 6 |
Il se trouva bientôt à un second étage, devant une porte dont la sonnette retentissait ; une servante parut ; une seconde porte s’ouvrit ; Mme Arnoux était assise près du feu. Arnoux fit un bond et l’embrassa. Elle avait sur ses genoux un petit garçon de trois ans, à peu près ; sa fille, grande comme elle maintenant, se tenait debout, de l’autre côté de la cheminée.
— Permettez-moi de vous présenter ce monsieur-là, dit Arnoux, en prenant son fils par les aisselles.
Et il s’amusa quelques minutes à le faire sauter en l’air, très haut, pour le recevoir au bout de ses bras.
— Tu vas le tuer ! ah ! mon Dieu ! finis donc ! s’écriait Mme Arnoux. |
139 |
II, 1 |
Mme Arnoux avait une robe de chambre en mérinos gros bleu. Le regard tourné vers les cendres et une main sur l’épaule du petit garçon, elle défaisait, de l’autre, le lacet de la brassière ; le mioche en chemise pleurait tout en se grattant la tête, comme M. Alexandre fils. |
140 |
II, 1 |
Frédéric s’était attendu à des spasmes de joie ; mais les passions s’étiolent quand on les dépayse, et, ne retrouvant plus Mme Arnoux dans le milieu où il l’avait connue, elle lui semblait avoir perdu quelque chose, porter confusément comme une dégradation, enfin n’être pas la même. Le calme de son cœur le stupéfiait. |
140 |
II, 1 |
Les démonstrations d’Arnoux ennuyaient Frédéric, qui avait froid et faim.
Il courut au Café Anglais, y soupa splendidement, et, tout en mangeant, il se disait :
« J’étais bien bon là-bas avec mes douleurs ! À peine si elle m’a reconnu ! quelle bourgeoise ! » |
141 |
II, 1 |
Frédéric s’excusait, Mme Arnoux reconnut sa voix et lui souhaita le bonjour à travers la cloison, car sa fille était indisposée, elle-même souffrante ; et l’on entendait le bruit d’une cuiller contre un verre, et tout ce frémissement de choses délicatement remuées qui se fait dans la chambre d’un malade. |
144 |
II, 1 |
Elle se tenait dans la même attitude que le premier jour, et cousait une chemise d’enfant. Le petit garçon, à ses pieds, jouait avec une ménagerie de bois ; Marthe, un peu plus loin, écrivait.
Il commença par la complimenter de ses enfants. Elle répondit sans aucune exagération de bêtise maternelle.
La chambre avait un aspect tranquille. Un beau soleil passait par les carreaux, les angles des meubles reluisaient, et, comme Mme Arnoux était assise auprès de la fenêtre, un grand rayon, frappant les accroche-cœurs de sa nuque, pénétrait d’un fluide d’or sa peau ambrée. Alors, il dit :
— Voilà une jeune personne qui est devenue bien grande depuis trois ans ! |
164 |
II, 2 |
Vous rappelez-vous, mademoiselle, quand vous dormiez sur mes genoux, dans la voiture ?
Marthe ne se rappelait pas.
— Un soir, en revenant de Saint-Cloud ?
Mme Arnoux eut un regard singulièrement triste. Était-ce pour lui défendre toute allusion à leur souvenir commun ?
Ses beaux yeux noirs, dont la sclérotique brillait, se mouvaient doucement sous leurs paupières un peu lourdes, et il y avait dans la profondeur de ses prunelles une bonté infinie. Il fut ressaisi par un amour plus fort que jamais, immense : c’était une contemplation qui l’engourdissait, il la secoua pourtant. |
165 |
II, 2 |
Il se mit à parler du temps, lequel était moins froid qu’au Havre.
— Vous y avez été ?
— Oui, pour une affaire… de famille… un héritage.
— Ah ! j’en suis bien contente, reprit-elle avec un air de plaisir tellement vrai, qu’il en fut touché comme d’un grand service.
Puis elle lui demanda ce qu’il voulait faire, un homme devant s’employer à quelque chose. Il se rappela son mensonge et dit qu’il espérait parvenir au Conseil d’État, grâce à M. Dambreuse, le député.
— Vous le connaissez peut-être ?
— De nom, seulement. |
165 |
II, 2 |
Puis, d’une voix basse :
— Il vous a mené au bal, l’autre jour, n’est-ce pas ?
Frédéric se taisait !
— C’est ce que je voulais savoir, merci.
Ensuite, elle lui fit deux ou trois questions discrètes sur sa famille et sa province. C’était bien aimable, d’être resté là-bas si longtemps, sans les oublier.
— Mais…, le pouvais-je ? reprit-il. En doutiez-vous ?
Mme Arnoux se leva.
— Je crois que vous nous portez une bonne et solide affection. Adieu,… au revoir !
Et elle tendit sa main d’une manière franche et virile. |
165 |
II, 2 |
Et il aperçut Mme Arnoux, ruinée, pleurant, vendant ses meubles. Cette idée le tourmenta toute la nuit ; le lendemain, il se présenta chez elle.
Ne sachant comment s’y prendre pour communiquer ce qu’il savait, il lui demanda en manière de conversation si Arnoux avait toujours ses terrains de Belleville.
— Oui, toujours.
— Il est maintenant dans une compagnie pour du kaolin de Bretagne, je crois ?
— C’est vrai.
— Sa fabrique marche très bien, n’est-ce pas ?
— Mais… je le suppose.
Et, comme il hésitait :
— Qu’avez-vous donc ? vous me faites peur !
Il lui apprit l’histoire des renouvellements. Elle baissa la tête, et dit :
— Je m’en doutais ! |
172 |
II, 2 |
Elle n’en savait pas davantage ; il éludait toute question et affirmait continuellement que « ça allait très bien ».
Frédéric tâcha de la rassurer. C’étaient peut-être des embarras momentanés. Du reste, s’il apprenait quelque chose, il lui en ferait part.
— Oh ! oui, n’est-ce pas ? dit-elle, en joignant ses deux mains, avec un air de supplication charmant.
Il pouvait donc lui être utile. Le voilà qui entrait dans son existence, dans son cœur ! |
172-173 |
II, 2 |
Presque toujours, il trouvait Mme Arnoux montrant à lire à son bambin, ou derrière la chaise de Marthe qui faisait des gammes sur son piano ; quand elle travaillait à un ouvrage de couture, c’était pour lui un grand bonheur que de ramasser, quelquefois, ses ciseaux. Tous ses mouvements étaient d’une majesté tranquille ; ses petites mains semblaient faites pour épandre des aumônes, pour essuyer des pleurs ; et sa voix, un peu sourde naturellement, avait des intonations caressantes et comme des légèretés de brise.
Elle ne s’exaltait point pour la littérature, mais son esprit charmait par des mots simples et pénétrants. Elle aimait les voyages, le bruit du vent dans les bois, et à se promener tête nue sous la pluie. Frédéric écoutait ces choses délicieusement, croyant voir un abandon d’elle-même qui commençait. |
174 |
II, 2 |
Il achetait des choses complètement inutiles, telles que des chaînes d’or, des pendules, des articles de ménage. Mme Arnoux montra même à Frédéric, dans le couloir, une énorme provision de bouillottes, chaufferettes et samovars. Enfin, un jour, elle avoua ses inquiétudes : Arnoux lui avait fait signer un billet, souscrit à l’ordre de M. Dambreuse. |
175 |
II, 2 |
Aussi, le lendemain, en dînant chez Mme Arnoux, il dit que sa mère le tourmentait pour qu’il embrassât une profession.
— Mais je croyais, reprit-elle, que M. Dambreuse devait vous faire entrer au Conseil d’État ? Cela vous irait très bien.
Elle le voulait donc. Il obéit. |
184 |
II, 2 |
Frédéric, en traversant le corridor, entendit deux voix qui se répondaient. Celle de Mme Arnoux disait :
— Ne mens pas ! ne mens donc pas !
Il entra. On se tut.
Arnoux marchait de long en large, et Madame était assise sur la petite chaise près du feu, extrêmement pâle, l’œil fixe. Frédéric fit un mouvement pour se retirer. Arnoux lui saisit la main, heureux du secours qui lui arrivait.
— Mais je crains…, dit Frédéric.
— Restez donc ! souffla Arnoux dans son oreille.
Madame reprit :
— Il faut être indulgent, monsieur Moreau ! Ce sont de ces choses que l’on rencontre parfois dans les ménages.
— C’est qu’on les y met, dit gaillardement Arnoux. Les femmes vous ont des lubies ! Ainsi, celle-là, par exemple, n’est pas mauvaise. Non, au contraire ! Eh bien, elle s’amuse depuis une heure à me taquiner avec un tas d’histoires.
— Elles sont vraies ! répliqua Mme Arnoux impatientée. Car, enfin, tu l’as acheté.
— Moi ?
— Oui, toi-même ! au Persan !
« Le cachemire ! » pensa Frédéric.
Il se sentait coupable et avait peur. |
194 |
II, 2 |
Elle ajouta, de suite :
— C’était l’autre mois, un samedi, le 14.
— Ah ! ce jour-là, précisément, j’étais à Creil ! Ainsi, tu vois.
— Pas du tout ! Car nous avons dîné chez les Bertin, le 14.
— Le 14… ? fit Arnoux, en levant les yeux comme pour chercher une date.
— Et même, le commis qui t’a vendu était un blond !
— Est-ce que je peux me rappeler le commis !
— Il a cependant écrit, sous ta dictée, l’adresse : 18, rue de Laval.
— Comment sais-tu ? dit Arnoux stupéfait.
Elle leva les épaules.
— Oh ! c’est bien simple : j’ai été pour faire réparer mon cachemire, et un chef de rayon m’a appris qu’on venait d’en expédier un autre pareil chez Mme Arnoux.
— Est-ce ma faute, à moi, s’il y a dans la même rue une dame Arnoux ?
— Oui ! mais pas Jacques Arnoux, reprit-elle. |
194 |
II, 2 |
— Enfin, j’affirme que tu te trompes ! Veux-tu que je t’en jure ma parole ?
— Ce n’est point la peine.
— Pourquoi ?
Elle le regarda en face, sans rien dire ; puis allongea la main, prit le coffret d’argent sur la cheminée, et lui tendit une facture grande ouverte.
Arnoux rougit jusqu’aux oreilles et ses traits décomposés s’enflèrent.
— Eh bien ?
— Mais… répondit-il, lentement, qu’est-ce que ça prouve ?
— Ah ! fit-elle, avec une intonation de voix singulière, où il y avait de la douleur et de l’ironie. — Ah !
Arnoux gardait la note entre ses mains, et la retournait, n’en détachant pas les yeux comme s’il avait dû y découvrir la solution d’un grand problème.
— Oh ! oui, oui, je me rappelle, dit-il enfin. C’est une commission. — Vous devez savoir cela, vous. Frédéric ?
Frédéric se taisait.
— Une commission dont j’étais chargé… par… par le père Oudry.
— Et pour qui ?
— Pour sa maîtresse.
— Pour la vôtre ! s’écria Mme Arnoux, se levant toute droite.
— Je te jure…
— Ne recommencez pas ! Je sais tout !
— Ah ! très bien ! Ainsi, on m’espionne !
Elle répliqua froidement :
— Cela blesse, peut-être, votre délicatesse ?
— Du moment qu’on s’emporte, reprit Arnoux, en cherchant son chapeau, et qu’il n’y a pas moyen de raisonner ! |
195 |
II, 2 |
Mme Arnoux venait de se rasseoir, à l’autre angle de la cheminée, dans le fauteuil ; elle mordait ses lèvres en grelottant ; ses deux mains se levèrent, un sanglot lui échappa, elle pleurait.
Il se mit sur la petite chaise ; et, d’une voix caressante, comme on fait une personne malade :
— Vous ne doutez pas que je ne partage… ?
Elle ne répondit rien. Mais, continuant tout haut ses réflexions :
— Je le laisse bien libre ! Il n’avait pas besoin de mentir !
— Certainement, dit Frédéric.
C’était la conséquence de ses habitudes sans doute, il n’y avait pas songé, et peut-être que, dans des choses plus graves…
— Que voyez-vous donc de plus grave ?
— Oh ! rien !
Frédéric s’inclina, avec un sourire d’obéissance. Arnoux néanmoins possédait certaines qualités ; il aimait ses enfants.
— Ah ! et il fait tout pour les ruiner ! |
196 |
II, 2 |
Jamais elle ne lui avait paru si captivante, si profondément belle. De temps à autre, une aspiration soulevait sa poitrine ; ses deux yeux fixes semblaient dilatés par une vision intérieure, et sa bouche demeurait entre-close comme pour donner son âme. Quelquefois, elle appuyait dessus fortement son mouchoir ; il aurait voulu être ce petit morceau de batiste tout trempé de larmes. Malgré lui, il regardait la couche, au fond de l’alcôve, en imaginant sa tête sur l’oreiller ; et il voyait cela si bien, qu’il se retenait pour ne pas la saisir dans ses bras. Elle ferma les paupières, apaisée, inerte. Alors, il s’approcha de plus près, et, penché sur elle, il examinait avidement sa figure. Un bruit de bottes résonna dans le couloir, c’était l’autre. Ils l’entendirent fermer la porte de sa chambre. Frédéric demanda, d’un signe, à Mme Arnoux, s’il devait y aller.
Elle répliqua « oui » de la même façon ; et ce muet échange de leurs pensées était comme un consentement, un début d’adultère. |
196-197 |
II, 2 |
On le reçut dans la chambre de Madame. C’était l’heure du premier déjeuner. Des bols de café au lait encombraient un guéridon auprès du feu. Des savates traînaient sur le tapis, des vêtements sur les fauteuils. Arnoux, en caleçon et en veste de tricot, avait les yeux rouges et la chevelure ébouriffée ; le petit Eugène, à cause de ses oreillons, pleurait, tout en grignotant sa tartine ; sa sœur mangeait tranquillement ; Mme Arnoux, un peu plus pâle que d’habitude, les servait tous les trois.
— Eh bien, dit Arnoux, en poussant un gros soupir, vous savez !
Et Frédéric ayant fait un geste de compassion :
— Voilà ! J’ai été victime de ma confiance !
Puis il se tut ; et son abattement était si fort, qu’il repoussa le déjeuner. Mme Arnoux leva les yeux, avec un haussement d’épaules. Il se passa les mains sur le front.
— Après tout, je ne suis pas coupable. Je n’ai rien à me reprocher. C’est un malheur ! On s’en tirera ! Ah ! ma foi, tant pis !
Et il entama une brioche, obéissant, du reste, aux sollicitations de sa femme. |
201 |
II, 3 |
Le soir, il voulut dîner seul, avec elle, dans un cabinet particulier, à la Maison d’or. Mme Arnoux ne comprit rien à ce mouvement de cœur, s’offensant même d’être traitée en lorette ; ce qui, de la part d’Arnoux, au contraire, était une preuve d’affection. Puis, comme il s’ennuyait, il alla se distraire chez la Maréchale. |
202 |
II, 3 |
Cependant, ils en étaient à cette période où, dans les unions disparates, une invincible lassitude ressort des concessions que l’on s’est faites et rend l’existence intolérable. Mme Arnoux se retenait pour ne pas éclater, Arnoux s’assombrissait ; et le spectacle de ces deux êtres malheureux attristait Frédéric. |
202 |
II, 3 |
Un jour qu’il prenait des notes, tranquillement, la porte s’ouvrit et le domestique annonça Mme Arnoux.
C’était bien elle ! seule ? Mais non ! car elle tenait par la main le petit Eugène, suivi de sa bonne en tablier blanc. Elle s’assit ; et, quand elle eut toussé :
— Il y a longtemps que vous n’êtes venu à la maison.
Frédéric ne trouvant pas d’excuse, elle ajouta :
— C’est une délicatesse de votre part !
Il reprit :
— Quelle délicatesse ?
— Ce que vous avez fait pour Arnoux ! dit-elle.
Frédéric eut un geste signifiant : « Je m’en moque bien c’était pour vous ! » |
213 |
II, 3 |
— Mon mari, reprit-elle avec effort, m’a engagée à venir chez vous, n’osant faire cette démarche lui-même.
— Et pourquoi ?
— Vous connaissez M. Dambreuse, n’est-ce pas ?
— Oui, un peu !
— Ah ! un peu.
Elle se taisait.
— N’importe ! achevez.
Alors, elle conta que l’avant-veille, Arnoux n’avait pu payer quatre billets de mille francs souscrits à l’ordre du banquier, et sur lesquels il lui avait fait mettre sa signature. Elle se repentait d’avoir compromis la fortune de ses enfants. Mais tout valait mieux que le déshonneur ; et, si M. Dambreuse arrêtait les poursuites, on le payerait bientôt, certainement ; car elle allait vendre, à Chartres, une petite maison qu’elle avait.
— Pauvre femme ! murmura Frédéric. — J’irai, comptez sur moi. |
214 |
II, 3 |
Frédéric alla chercher une pelle à feu ; et, tandis qu’ils se promenaient côte à côte, l’enfant élevait des tas de sable dans l’allée.
Mme Arnoux ne croyait pas qu’il eût plus tard une grande imagination, mais il était d’humeur caressante. Sa sœur, au contraire, avait une sécheresse naturelle qui la blessait quelquefois.
— Cela changera, dit Frédéric. Il ne faut jamais désespérer.
Elle répliqua :
— Il ne faut jamais désespérer !
Cette répétition machinale de sa phrase lui parut une sorte d’encouragement ; il cueillit une rose, la seule du jardin.
— Vous rappelez-vous… un certain bouquet de roses, un soir, en voiture ?
Elle rougit quelque peu ; et, avec un air de compassion railleuse :
— Ah ! j’étais bien jeune !
— Et celle-là, reprit à voix basse Frédéric, en sera-t-il de même ?
Elle répondit, tout en faisant tourner la tige entre ses doigts, comme le fil d’un fuseau :
— Non ! je la garderai !
Elle appela d’un geste la bonne, qui prit l’enfant sur son bras : puis, au seuil de la porte, dans la rue, Mme Arnoux aspira la fleur, en inclinant la tête sur son épaule, et avec un regard aussi doux qu’un baiser. |
214-215 |
II, 3 |
On ne répondit pas ; sans doute, la cuisinière était sortie, la bonne aussi ; enfin, parvenu au second étage, il poussa une porte. Mme Arnoux était seule, devant une armoire à glace. La ceinture de sa robe de chambre entr’ouverte pendait le long de ses hanches. Tout un côté de ses cheveux lui faisait un flot noir sur l’épaule droite ; et elle avait les deux bras levés, retenant d’une main son chignon, tandis que l’autre y enfonçait une épingle. Elle jeta un cri, et disparut.
Puis elle revint correctement habillée. Sa taille, ses yeux, le bruit de sa robe, tout l’enchanta. Frédéric se retenait pour ne pas la couvrir de baisers.
— Je vous demande pardon, dit-elle, mais je ne pouvais…
Il eut la hardiesse de l’interrompre :
— Cependant…, vous étiez très bien… tout à l’heure.
Elle trouva sans doute le compliment un peu grossier, car ses pommettes se colorèrent. |
221 |
II, 3 |
Frédéric balbutia, chercha ses mots, et se lança enfin dans une longue période sur l’affinité des âmes. Une force existait qui peut, à travers les espaces, mettre en rapport deux personnes, les avertir de ce qu’elles éprouvent et les faire se rejoindre.
Elle l’écoutait la tête basse, tout en souriant de son beau sourire. Il l’observait du coin de l’œil, avec joie, et épanchait son amour plus librement sous la facilité d’un lieu commun. Elle proposa de lui montrer la fabrique ; et, comme elle insistait, il accepta. |
222 |
II, 3 |
Tous deux considéraient ces choses, quand Mlle Marthe passa.
— Tu ne le reconnais donc pas ? lui dit sa mère.
— Si fait ! reprit-elle en le saluant, tandis que son regard limpide et soupçonneux, son regard de vierge semblait murmurer : « Que viens-tu faire ici, toi ? » et elle montait les marches, la tête un peu tournée sur l’épaule.
Mme Arnoux emmena Frédéric dans la cour, puis elle expliqua d’un ton sérieux comment on broie les terres, on les nettoie, on les tamise.
— L’important, c’est la préparation des pâtes.
Et elle l’introduisit dans une salle que remplissaient des cuves, où virait sur lui-même un axe vertical armé de bras horizontaux. |
222 |
II, 3 |
Mme Arnoux fit exhiber les moules pour les ouvrages plus difficiles.
Dans une autre pièce, on pratiquait les filets, les gorges, les lignes saillantes. À l’étage supérieur, on enlevait les coutures, et l’on bouchait avec du plâtre les petits trous que les opérations précédentes avaient laissés.
Sur des claires-voies, dans des coins, au milieu des corridors, partout s’alignaient des poteries.
Frédéric commençait à s’ennuyer.
— Cela vous fatigue peut-être ? dit-elle.
Craignant qu’il ne fallût borner là sa visite, il affecta, au contraire, beaucoup d’enthousiasme. Il regrettait même de ne s’être pas voué à cette industrie.
Elle parut surprise.
— Certainement ! j’aurais pu vivre près de vous !
Et, comme il cherchait son regard, Mme Arnoux, afin de l’éviter, prit sur une console des boulettes de pâte, provenant des rajustages manqués, les aplatit en une galette, et imprima dessus sa main.
— Puis-je emporter cela ? dit Frédéric.
— Êtes-vous assez enfant, mon Dieu ! |
223 |
II, 3 |
Le mathématicien flatté de cet éloge, proposa de faire voir le posage des couleurs. Frédéric interrogea d’un regard anxieux Mme Arnoux. Elle demeura impassible, ne voulant sans doute ni être seule avec lui, ni le quitter cependant. Il lui offrit son bras.
— Non ! merci bien ! l’escalier est trop étroit |
224 |
II, 3 |
La Bordelaise se remit à sa besogne. Mme Arnoux par convenance, ne disait rien, mais ses sourcils se froncèrent. Frédéric murmura :
— Ah ! pour un démocrate, vous êtes bien dur ! |
225 |
II, 3 |
— Rien de plus sot, dit-il, que cette punition
Mme Arnoux reprit :
— Il y a des sévérités indispensables.
— Comment, vous qui êtes si bonne ! Oh ! je me trompe ! car vous vous plaisez quelquefois à faire souffrir !
— Je ne comprends pas les énigmes, mon ami.
Et son regard austère, plus encore que le mot, l’arrêta. Frédéric était déterminé à poursuivre. Un volume de Musset se trouvait par hasard sur la commode. Il en tourna quelques pages, puis se mit à parler de l’amour, de ses désespoirs et de ses emportements.
Tout cela, suivant Mme Arnoux, était criminel ou factice.
Le jeune homme se sentit blessé par cette négation et, pour la combattre, il cita en preuve les suicides qu’on voit dans les journaux, exalta les grands types littéraires, Phèdre, Didon, Roméo, Desgrieux. Il s’enferrait.
Le feu dans la cheminée ne brûlait plus, la pluie fouettait contre les vitres. Mme Arnoux, sans bouger, restait les deux mains sur les bras de son fauteuil ; les pattes de son bonnet tombaient comme les bandelettes d’un sphinx ; son profil pur se découpait en pâleur au milieu de l’ombre. |
225 |
II, 3 |
Il dit en soupirant :
— Donc, vous n’admettez pas qu’on puisse aimer… une femme ?
Mme Arnoux répliqua :
— Quand elle est à marier, on l’épouse ; lorsqu’elle appartient à un autre, on s’éloigne.
— Ainsi le bonheur est impossible ?
— Non ! mais on ne le trouve jamais dans le mensonge, les inquiétudes et le remords.
— Qu’importe ! s’il est payé par des joies sublimes.
— L’expérience est trop coûteuse !
Il voulut l’attaquer par l’ironie.
— La vertu ne serait donc que de la lâcheté ?
— Dites de la clairvoyance, plutôt. Pour celles même qui oublieraient le devoir ou la religion, le simple bon sens peut suffire. L’égoïsme fait une base solide à la sagesse.
— Ah ! quelles maximes bourgeoises vous avez !
— Mais je ne me vante pas d’être une grande dame !
À ce moment-là, le petit garçon accourut.
— Maman, viens-tu dîner ?
— Oui, tout à l’heure !
Frédéric se leva ; en même temps Marthe parut.
Il ne pouvait se résoudre à s’en aller ; et, avec un regard tout plein de supplications :
— Ces femmes dont vous parlez sont donc bien insensibles ?
— Non ! mais sourdes quand il le faut.
Et elle se tenait debout, sur le seuil de sa chambre, avec ses deux enfants à ses côtés. Il s’inclina sans dire un mot. Elle répondit silencieusement à son salut. |
226-227 |
II, 3 |
Une heure après, sur les boulevards, la gaieté de Paris le soir recula tout à coup son voyage dans un passé déjà loin. Il voulut être fort, et allégea son cœur en dénigrant Mme Arnoux par des épithètes injurieuses :
« C’est une imbécile, une dinde, une brute, n’y pensons plus ! » |
227 |
II, 3 |
À cent pas de lui, dans un cabriolet milord, une dame parut. Elle se penchait en dehors de la portière, puis se renfonçait vivement ; cela recommença plusieurs fois, Frédéric ne pouvait distinguer sa figure. Un soupçon le saisit, il lui sembla que c’était Mme Arnoux. Impossible, cependant ! Pourquoi serait-elle venue ? |
232 |
II, 4 |
Elle mangeait avec une gloutonnerie affectée une tranche de foie gras ; Frédéric, par obéissance, l’imitait, en tenant une bouteille de vin sur ses genoux.
Le milord reparut, c’était Mme Arnoux. Elle pâlit extraordinairement.
— Donne-moi du champagne ! dit Rosanette.
Et, levant le plus haut possible son verre rempli, elle s’écria :
— Ohé là-bas ! les femmes honnêtes, l’épouse de mon protecteur, ohé !
Des rires éclatèrent autour d’elle, le milord disparut. |
234 |
II, 4 |
Comme tout le monde, au moment où l’assiette avait été lancée, parlait à la fois, il fut impossible de découvrir la raison de cette offense, si c’était à cause d’Arnoux, de Mme Arnoux, de Rosanette ou d’un autre. Ce qu’il y avait de certain, c’était la brutalité inqualifiable de Frédéric ; il se refusa positivement à en témoigner le moindre regret. |
249 |
II, 4 |
Mme Arnoux (à force d’en entendre parler) avait fini par se peindre dans son imagination extraordinairement. La persistance de cet amour l’irritait comme un problème. Son austérité un peu théâtrale l’ennuyait maintenant. D’ailleurs, la femme du monde (ou ce qu’il jugeait telle) éblouissait l’avocat comme le symbole et le résumé de mille plaisirs inconnus. Pauvre, il convoitait le luxe sous sa forme la plus claire. |
270 |
II, 5 |
Il fit annoncer « le docteur Deslauriers ».
Mme Arnoux fut surprise, n’ayant réclamé aucun médecin.
— Ah ! mille excuses ! c’est docteur en droit. Je viens pour les intérêts de M. Moreau.
Ce nom parut la troubler. |
270 |
II, 5 |
Il avait eu le plaisir de la rencontrer, une fois, au Palais ; il cita même la date. Tant de mémoire étonna Mme Arnoux. Il reprit d’un ton doucereux :
— Vous aviez déjà… quelques embarras… dans vos affaires !
Elle ne répondit rien ; donc, c’était vrai. |
270 |
II, 5 |
— Ah ! des portraits de famille, sans doute ?
Il remarqua celui d’une vieille femme, la mère de Mme Arnoux.
— Elle a l’air d’une excellente personne, un type méridional. |
271 |
II, 5 |
Il en vanta la cathédrale et les pâtés ; puis, revenant au portrait ; y trouva des ressemblances avec Mme Arnoux, et lui lançait des flatteries indirectement. Elle n’en fut pas choquée. Il prit confiance et dit qu’il connaissait Arnoux depuis longtemps. |
271 |
II, 5 |
Mme Arnoux tournait les feuilles du gros cahier. Elle l’interrompit, pour avoir l’explication d’un mot.
Il se pencha sur son épaule, et si près d’elle, qu’il effleura sa joue. Elle rougit ; cette rougeur enflamma Deslauriers ; il lui baisa la main voracement.
— Que faites-vous, monsieur !
Et, debout contre la muraille, elle le maintenait immobile, sous ses grands yeux noirs irrités.
— Écoutez-moi ! Je vous aime !
Elle partit d’un éclat de rire, un rire aigu, désespérant, atroce. |
272 |
II, 5 |
Deslauriers sentit une colère à l’étrangler. Il se contint ; et, avec la mine d’un vaincu demandant grâce :
— Ah ! vous avez tort ! Moi, je n’irais pas comme lui…
— De qui donc parlez-vous ?
— De Frédéric !
— Eh ! M. Moreau m’inquiète peu, je vous l’ai dit !
— Oh ! pardon !… pardon !
Puis, d’une voix mordante, et faisant traîner ses phrases :
— Je croyais même que vous vous intéressiez suffisamment à sa personne pour apprendre avec plaisir…
Elle devint toute pâle. L’ancien clerc ajouta :
— Il va se marier.
— Lui !
— Dans un mois, au plus tard, avec Mlle Roque, la fille du régisseur de M. Dambreuse. Il est même parti à Nogent, rien que pour cela.
Elle porta la main sur son cœur, comme au choc d’un grand coup ; mais tout de suite elle tira la sonnette. Deslauriers n’attendit pas qu’on le mît dehors. Quand elle se retourna, il avait disparu. |
272 |
II, 5 |
Mme Arnoux suffoquait un peu. Elle s’approcha de la fenêtre pour respirer.
De l’autre côté de la rue, sur le trottoir, un emballeur en manches de chemise clouait une caisse. Des fiacres passaient. Elle ferma la croisée et vint se rasseoir. Les hautes maisons voisines interceptant le soleil, un jour froid tombait dans l’appartement. Ses enfants étaient sortis, rien ne bougeait autour d’elle. C’était comme une désertion immense.
« Il va se marier ; est-ce possible ! »
Et un tremblement nerveux la saisit.
« Pourquoi cela ? est-ce que je l’aime ? »
Puis, tout à coup :
« Mais oui, je l’aime !… je l’aime ! »
Il lui semblait descendre dans quelque chose de profond, qui n’en finissait plus. La pendule sonna trois heures. Elle écouta les vibrations du timbre mourir. Et elle restait au bord de son fauteuil, les prunelles fixes, et souriant toujours. |
272-273 |
II, 5 |
Il repassa par le salon jaune et par la seconde antichambre. Il y avait sur la table, entre un vase plein de cartes de visite et une écritoire, un coffret d’argent ciselé. C’était celui de Mme Arnoux ! Alors, il éprouva un attendrissement, et en même temps comme le scandale d’une profanation. Il avait envie d’y porter les mains, de l’ouvrir. Il eut peur d’être aperçu, et s’en alla. |
284 |
II, 6 |
Le lendemain, comme il se rendait chez Deslauriers, au détour de la rue Vivienne et du boulevard, Mme Arnoux se montra devant lui, face à face.
Leur premier mouvement fut de reculer ; puis, le même sourire leur vint aux lèvres, et ils s’abordèrent. Pendant une minute, aucun des deux ne parla.
Le soleil l’entourait ; et sa figure ovale, ses longs sourcils, son châle de dentelle noire, moulant la forme de ses épaules, sa robe de soie gorge-de-pigeon, le bouquet de violettes au coin de sa capote, tout lui parut d’une splendeur extraordinaire. Une suavité infinie s’épanchait de ses beaux yeux ; et, balbutiant, au hasard, les premières paroles venues :
— Comment se porte Arnoux ? dit Frédéric.
— Je vous remercie !
— Et vos enfants ?
— Ils vont très bien !
— Ah !… ah… — Quel beau temps nous avons, n’est-ce pas ?
— Magnifique, c’est vrai !
— Vous faites des courses ?
— Oui.
Et avec une lente inclination de tête :
— Adieu !
Elle ne lui avait pas tendu la main, n’avait pas dit un seul mot affectueux, ne l’avait même pas invité à venir chez elle, n’importe ! il n’eût point donné cette rencontre pour la plus belle des aventures, et il en ruminait la douceur tout en continuant sa route. |
284-285 |
II, 6 |
Elle le regarda ironiquement.
— Eh bien, et ce mariage ?
— Quel mariage ?
— Le vôtre !
— Moi ? Jamais de la vie !
Elle fit un geste de dénégation.
— Quand cela serait, après tout ? On se réfugie dans le médiocre, par désespoir du beau qu’on a rêvé !
— Tous vos rêves, pourtant, n’étaient pas si… candides !
— Que voulez-vous dire ?
— Quand vous vous promenez aux courses avec… des personnes !
Il maudit la Maréchale. Un souvenir lui revint.
— Mais c’est vous-même, autrefois, qui m’avez prié de la voir, dans l’intérêt d’Arnoux !
Elle répliqua en hochant la tête :
— Et vous en profitiez pour vous distraire.
— Mon Dieu ! oublions toutes ces sottises !
— C’est juste, puisque vous allez vous marier !
Et elle retenait son soupir, en mordant ses lèvres.
Alors, il s’écria :
— Mais je vous répète que non ! Pouvez-vous croire que, moi, avec mes besoins d’intelligence, mes habitudes, j’aille m’enfouir en province pour jouer aux cartes, surveiller des maçons, et me promener en sabots ! |
292 |
II, 6 |
Est-ce qu’après avoir désiré tout ce qu’il y a de plus beau, de plus tendre, de plus enchanteur, une sorte de paradis sous forme humaine, et quand je l’ai trouvé enfin, cet idéal, quand cette vision me cache toutes les autres…
Et, lui prenant la tête à deux mains, il se mit à la baiser sur les paupières, en répétant :
— Non ! non ! non ! jamais je ne me marierai ! jamais ! jamais !
Elle acceptait ces caresses, figée par la surprise et par le ravissement.
La porte du magasin sur l’escalier retomba. Elle fit un bond ; et elle restait la main étendue, comme pour lui commander le silence. Des pas se rapprochèrent. Puis quelqu’un dit au-dehors :
— Madame est-elle là ?
— Entrez !
Mme Arnoux avait le coude sur le comptoir et roulait une plume entre ses doigts, tranquillement, quand le teneur de livres ouvrit la portière.
Frédéric se leva.
— Madame, j’ai bien l’honneur de vous saluer. Le service, n’est-ce pas, sera prêt ? je puis compter dessus ?
Elle ne répondit rien. Mais cette complicité silencieuse enflamma son visage de toutes les rougeurs de l’adultère. |
292-293 |
II, 6 |
Le lendemain, il retourna chez elle, on le reçut ; et, afin de poursuivre ses avantages, immédiatement, sans préambule, Frédéric commença par se justifier de la rencontre au Champ de Mars. Le hasard seul l’avait fait se trouver avec cette femme. En admettant qu’elle fût jolie (ce qui n’était pas vrai), comment pourrait-elle arrêter sa pensée, même une minute, puisqu’il en aimait une autre !
— Vous le savez bien, je vous l’ai dit.
Mme Arnoux baissa la tête.
— Je suis fâchée que vous me l’ayez dit.
— Pourquoi ?
— Les convenances les plus simples exigent maintenant que je ne vous revoie plus !
Il protesta de l’innocence de son amour. Le passé devait lui répondre de l’avenir ; il s’était promis à lui-même de ne pas troubler son existence, de ne pas l’étourdir de ses plaintes.
— Mais, hier, mon cœur débordait.
— Nous ne devons plus songer à ce moment-là, mon ami !
Cependant, où serait le mal, quand deux pauvres êtres confondraient leur tristesse ?
— Car vous n’êtes pas heureuse non plus ! Oh ! je vous connais, vous n’avez personne qui réponde à vos besoins d’affection, de dévouement ; je ferai tout ce que vous voudrez ! Je ne vous offenserai pas !… je vous le jure.
Et il se laissa tomber sur les genoux, malgré lui, s’affaissant sous un poids intérieur trop lourd.
— Levez-vous ! dit-elle, je le veux !
Et elle lui déclara impérieusement que, s’il n’obéissait pas, il ne la reverrait jamais.
— Ah ! je vous en défie bien ! reprit Frédéric. Qu’est-ce que j’ai à faire dans le monde ? Les autres s’évertuent pour la richesse, la célébrité, le pouvoir ! Moi, je n’ai pas d’état, vous êtes mon occupation exclusive, toute ma fortune, le but, le centre de mon existence, de mes pensées. Je ne peux pas plus vivre sans vous que sans l’air du ciel ! Est-ce que vous ne sentez pas l’aspiration de mon âme monter vers la vôtre, et qu’elles doivent se confondre, et que j’en meurs ?
Mme Arnoux se mit à trembler de tous ses membres.
— Oh ! allez-vous-en ! je vous en prie !
L’expression bouleversée de sa figure l’arrêta. Puis il fit un pas. Mais elle se reculait, en joignant les deux mains.
— Laissez-moi ! au nom du ciel ! de grâce !
Et Frédéric l’aimait tellement, qu’il sortit. |
293-294 |
II, 6 |
Frédéric allégua une affaire urgente, puis courut à Auteuil.
Mme Arnoux laissa échapper un cri de joie. Alors, toute sa rancune s’évanouit.
Il ne parla point de son amour. Pour lui inspirer plus de confiance, il exagéra même sa réserve ; et, lorsqu’il demanda s’il pouvait revenir, elle répondit : « Mais sans doute », en offrant sa main, qu’elle retira presque aussitôt. |
294 |
II, 6 |
Puis il entendait claquer, sur le sable, les pantoufles de la bonne ; ou bien Mme Arnoux elle-même se présentait. Il arriva, un jour, derrière son dos, comme elle était accroupie, devant le gazon, à chercher de la violette. |
295 |
II, 6 |
L’humeur de sa fille l’avait forcée de la mettre au couvent. Son gamin passait l’après-midi dans une école, Arnoux faisait de longs déjeuners au Palais-Royal, avec Regimbart et l’ami Compain. Aucun fâcheux ne pouvait les surprendre.
Il était bien entendu qu’ils ne devaient pas s’appartenir. Cette convention, qui les garantissait du péril, facilitait leurs épanchements. |
295 |
II, 6 |
Elle lui dit son existence d’autrefois, à Chartres, chez sa mère ; sa dévotion vers douze ans ; puis sa fureur de musique, lorsqu’elle chantait jusqu’à la nuit, dans sa petite chambre, d’où l’on découvrait les remparts. Il lui conta ses mélancolies au collège, et comment dans son ciel poétique resplendissait un visage de femme, si bien qu’en la voyant pour la première fois, il l’avait reconnue. |
295 |
II, 6 |
Ces discours n’embrassaient, d’habitude, que les années de leur fréquentation. Il lui rappelait d’insignifiants détails, la couleur de sa robe à telle époque, quelle personne un jour était survenue, ce qu’elle avait dit une autre fois ; et elle répondait tout émerveillée :
— Oui, je me rappelle !
Leurs goûts, leurs jugements étaient les mêmes. Souvent celui des deux qui écoutait l’autre s’écriait :
— Moi aussi !
Et l’autre à son tour reprenait :
— Moi aussi !
Puis c’étaient d’interminables plaintes sur la Providence :
— Pourquoi le ciel ne l’a-t-il pas voulu ! Si nous nous étions rencontrés !…
— Ah ! si j’avais été plus jeune ! soupirait-elle.
— Non ! moi, un peu plus vieux.
Et ils s’imaginaient une vie exclusivement amoureuse, assez féconde pour remplir les plus vastes solitudes, excédant toutes joies, défiant toutes les misères, où les heures auraient disparu dans un continuel épanchement d’eux-mêmes, et qui aurait fait quelque chose de resplendissant et d’élevé comme la palpitation des étoiles. |
295 |
II, 6 |
Quelquefois les rayons du soleil, traversant la jalousie, tendaient depuis le plafond jusque sur les dalles comme les cordes d’une lyre, des brins de poussière tourbillonnaient dans ces barres lumineuses. Elle s’amusait à les fendre, avec sa main ; Frédéric la saisissait, doucement ; et il contemplait l’entrelacs de ses veines, les grains de sa peau, la forme de ses doigts. Chacun de ses doigts était, pour lui, plus qu’une chose, presque une personne.
Elle lui donna ses gants, la semaine d’après son mouchoir. Elle l’appelait « Frédéric », il l’appelait « Marie », adorant ce nom-là, fait exprès, disait-il, pour être soupiré dans l’extase, et qui semblait contenir des nuages d’encens, des jonchées de roses.
Ils arrivèrent à fixer d’avance le jour de ses visites ; et, sortant comme par hasard, elle allait au-devant de lui, sur la route. |
296 |
II, 6 |
Elle ne faisait rien pour exciter son amour, perdue dans cette insouciance qui caractérise les grands bonheurs. Pendant toute la saison, elle porta une robe de chambre en soie brune, bordée de velours pareil, vêtement large, convenant à la mollesse de ses attitudes et de sa physionomie sérieuse. D’ailleurs, elle touchait au mois d’août des femmes, époque tout à la fois de réflexion et de tendresse, où la maturité qui commence colore le regard d’une flamme plus profonde, quand la force du cœur se mêle à l’expérience de la vie, et que, sur la fin de ses épanouissements, l’être complet déborde de richesses dans l’harmonie de sa beauté. Jamais elle n’avait eu plus de douceur, d’indulgence. Sûre de ne pas faillir, elle s’abandonnait à un sentiment qui lui semblait un droit conquis par ses chagrins. Cela était si bon, du reste, et si nouveau ! Quel abîme entre la grossièreté d’Arnoux et les adorations de Frédéric ! |
296 |
II, 6 |
Bientôt il y eut dans leurs dialogues de grands intervalles de silence. Quelquefois, une sorte de pudeur sexuelle les faisait rougir l’un devant l’autre. Toutes les précautions pour cacher leur amour le dévoilaient ; plus il devenait fort, plus leurs manières étaient contenues. Par l’exercice d’un tel mensonge, leur sensibilité s’exaspéra. Ils jouissaient délicieusement de la senteur des feuilles humides, ils souffraient du vent d’est, ils avaient des irritations sans cause, des pressentiments funèbres ; un bruit de pas, le craquement d’une boiserie leur causaient des épouvantes comme s’ils avaient été coupables ; ils se sentaient poussés vers un abîme ; une atmosphère orageuse les enveloppait ; et, quand des doléances échappaient à Frédéric, elle s’accusait elle-même.
— Oui ! je fais mal ! j’ai l’air d’une coquette ! Ne venez donc plus !
Alors, il répétait les mêmes serments, qu’elle écoutait chaque fois avec plaisir. |
297 |
II, 6 |
Son retour à Paris et les embarras du jour de l’an suspendirent un peu leurs entrevues. Quand il revint, il avait, dans les allures, quelque chose de plus hardi. Elle sortait à chaque minute pour donner des ordres, et recevait, malgré ses prières, tous les bourgeois qui venaient la voir. On se livrait alors à des conversations sur Léotade, M. Guizot, le Pape, l’insurrection de Palerme et le banquet du XIIe arrondissement, lequel inspirait des inquiétudes. Frédéric se soulageait en déblatérant contre le Pouvoir ; car il souhaitait, comme Deslauriers, un bouleversement universel, tant il était maintenant aigri. Mme Arnoux, de son côté, devenait sombre. |
297 |
II, 6 |
Son mari, prodiguant les extravagances, entretenait une ouvrière de la manufacture, celle qu’on appelait la Bordelaise. Mme Arnoux l’apprit elle-même à Frédéric. Il voulait tirer de là un argument « puisqu’on la trahissait ».
— Oh ! je ne m’en trouble guère ! dit-elle.
Cette déclaration lui parut affermir complètement leur intimité. Arnoux s’en méfiait-il ?
— Non ! pas maintenant !
Elle lui conta qu’un soir, il les avait laissés en tête-à-tête, puis était revenu, avait écouté derrière la porte, et, comme tous deux parlaient de choses indifférentes, il vivait, depuis ce temps-là, dans une entière sécurité :
— Avec raison, n’est-ce pas ? dit amèrement Frédéric.
— Oui, sans doute ! |
297-298 |
II, 6 |
Une après-midi (vers le milieu de février), il la surprit fort émue. Eugène se plaignait de mal à la gorge. Le docteur avait dit pourtant que ce n’était rien, un gros rhume, la grippe. Frédéric fut étonné par l’air ivre de l’enfant. Il rassura sa mère néanmoins, cita en exemple plusieurs bambins de son âge qui venaient d’avoir des affections semblables et s’étaient vite guéris.
— Vraiment ?
— Mais oui, bien sûr !
— Oh ! comme vous êtes bon !
Et elle lui prit la main. Il l’étreignit dans la sienne.
— Oh ! laissez-la.
— Qu’est-ce que cela fait, puisque c’est au consolateur que vous l’offrez !… Vous me croyez bien pour ces choses, et vous doutez de moi… quand je vous parle de mon amour !
— Je n’en doute pas, mon pauvre ami ! |
298 |
II, 6 |
— Pourquoi cette défiance, comme si j’étais un misérable capable d’abuser !…
— Oh ! non !…
— Si j’avais seulement une preuve !…
— Quelle preuve ?
— Celle qu’on donnerait au premier venu, celle que vous m’avez accordée à moi-même.
Et il lui rappela qu’une fois ils étaient sortis ensemble, par un crépuscule d’hiver, un temps de brouillard. Tout cela était bien loin, maintenant ! Qui donc l’empêchait de se montrer à son bras, devant tout le monde, sans crainte de sa part, sans arrière-pensée de la sienne, n’ayant personne autour d’eux pour les importuner ?
— Soit ! dit-elle, avec une bravoure de décision qui stupéfia d’abord Frédéric. |
298-299 |
II, 6 |
Mais il reprit vivement :
— Voulez-vous que je vous attende au coin de la rue Tronchet et de la rue de la Ferme ?
— Mon Dieu ! mon ami…, balbutiait Mme Arnoux.
Sans lui donner le temps de réfléchir, il ajouta :
— Mardi prochain, je suppose ?
— Mardi ?
— Oui, entre deux et trois heures !
— J’y serai ! |
299 |
II, 6 |
Elle avait rêvé, la nuit précédente, qu’elle était sur le trottoir de la rue Tronchet depuis longtemps. Elle y attendait quelque chose d’indéterminé, de considérable néanmoins, et, sans savoir pourquoi, elle avait peur d’être aperçue. Mais un maudit petit chien, acharné contre elle, mordillait le bas de sa robe. Il revenait obstinément et aboyait toujours plus fort. Mme Arnoux se réveilla. L’aboiement du chien continuait. Elle tendit l’oreille. Cela partait de la chambre de son fils. Elle s’y précipita pieds nus. C’était l’enfant lui-même qui toussait. Il avait les mains brûlantes, la face rouge et la voix singulièrement rauque. L’embarras de sa respiration augmentait de minute en minute. Elle resta jusqu’au jour, penchée sur sa couverture, à l’observer. |
303 |
II, 6 |
À huit heures, le tambour de la garde nationale vint prévenir M. Arnoux que ses camarades l’attendaient. Il s’habilla vivement et s’en alla, en promettant de passer tout de suite chez leur médecin, M. Colot. À dix heures, M. Colot n’étant pas venu, Mme Arnoux expédia sa femme de chambre. Le docteur était en voyage, à la campagne, et le jeune homme qui le remplaçait faisait des courses. |
303 |
II, 6 |
Eugène tenait sa tête de côté, sur le traversin, en fronçant toujours ses sourcils, en dilatant ses narines ; sa pauvre petite figure devenait plus blême que ses draps ; et il s’échappait de son larynx un sifflement produit par chaque inspiration, de plus en plus courte, sèche, et comme métallique. Sa toux ressemblait au bruit de ces mécaniques barbares qui font japper les chiens de carton.
Mme Arnoux fut saisie d’épouvante. Elle se jeta sur les sonnettes, en appelant au secours, en criant :
— Un médecin ! un médecin ! |
304 |
II, 6 |
Puis il retombait la tête en arrière et la bouche grande ouverte. Avec des précautions infinies, Mme Arnoux tâchait de lui faire avaler le contenu des fioles, du sirop d’ipécacuana, une potion kermétisée. Mais il repoussait la cuiller, en gémissant d’une voix faible. On aurait dit qu’il soufflait ses paroles. |
304 |
II, 6 |
L’enfant se mit à arracher les linges de son cou, comme s’il avait voulu retirer l’obstacle qui l’étouffait, et il égratignait le mur, saisissait les rideaux de sa couchette, cherchant un point d’appui pour respirer. Son visage était bleuâtre maintenant, et tout son corps, trempé d’une sueur froide, paraissait maigrir. Ses yeux hagards s’attachaient sur sa mère avec terreur. Il lui jetait les bras autour du cou, s’y suspendait d’une façon désespérée ; et, en repoussant ses sanglots, elle balbutiait des paroles tendres.
— Oui, mon amour, mon ange, mon trésor !
Puis, des moments de calme survenaient.
Elle alla chercher des joujoux, un polichinelle, II, 6une collection d’images, et les étala sur son lit, pour le distraire. Elle essaya même de chanter.
Elle commença une chanson qu’elle lui disait autrefois, quand elle le berçait en l’emmaillottant sur cette même petite chaise de tapisserie. Mais il frissonna dans la longueur entière de son corps, comme une onde sous un coup de vent ; les globes de ses yeux saillissaient : elle crut qu’il allait mourir, et se détourna pour ne pas le voir.
Un instant après, elle eut la force de le regarder. Il vivait encore. Les heures se succédèrent, lourdes, mornes, interminables, désespérantes ; et elle n’en comptait plus les minutes qu’à la progression de cette agonie. Les secousses de sa poitrine le jetaient en avant comme pour le briser ; à la fin, il vomit quelque chose d’étrange, qui ressemblait à un tube de parchemin. Qu’était-ce ? Elle s’imagina qu’il avait rendu un bout de ses entrailles. Mais il respirait largement, régulièrement. Cette apparence de bien-être l’effraya plus que tout le reste ; elle se tenait comme pétrifiée, les bras pendants, les yeux fixes, quand M. Colot survint. L’enfant, selon lui, était sauvé.
Elle ne comprit pas d’abord, et se fit répéter la phrase. N’était-ce pas une de ces consolations propres aux médecins ? Le docteur s’en alla d’un air tranquille. Alors, ce fut pour elle comme si les cordes qui serraient son cœur se fussent dénouées.
— Sauvé ! Est-ce possible ! |
304-305 |
II, 6 |
Tout à coup l’idée de Frédéric lui apparut d’une façon nette et inexorable. C’était un avertissement de la Providence. Mais le Seigneur, dans sa miséricorde, n’avait pas voulu la punir tout à fait ! Quelle expiation, plus tard, si elle persévérait dans cet amour ! Sans doute, on insulterait son fils à cause d’elle ; et Mme Arnoux l’aperçut jeune homme, blessé dans une rencontre, rapporté sur un brancard, mourant. D’un bond, elle se précipita sur la petite chaise ; et de toutes ses forces, lançant son âme dans les hauteurs, elle offrit à Dieu, comme un holocauste, le sacrifice de sa première passion, de sa seule faiblesse. |
305 |
II, 6 |
Frédéric se trouvait à côté de Mme Arnoux.
Elle portait une robe de barège noir, un cercle d’or au poignet, et, comme le premier jour où il avait dîné chez elle, quelque chose de rouge dans les cheveux, une branche de fuchsia entortillée à son chignon. Il ne put s’empêcher de lui dire :
— Voilà longtemps que nous ne nous sommes vus !
— Ah ! répliqua-t-elle froidement.
Il reprit, avec une douceur dans la voix qui atténuait l’impertinence de sa question :
— Avez-vous quelquefois pensé à moi ?
— Pourquoi y penserais-je ?
Frédéric fut blessé par ce mot.
— Vous avez peut-être raison, après tout.
Mais, se repentant vite, il jura qu’il n’avait pas vécu un seul jour sans être ravagé par son souvenir.
— Je n’en crois absolument rien, monsieur.
— Cependant, vous savez que je vous aime !
Mme Arnoux ne répondit pas.
— Vous savez que je vous aime.
Elle se taisait toujours.
« Eh bien, va te promener ! » se dit Frédéric. |
363-364 |
III, 2 |
Ensuite, les gens sérieux attaquèrent les journaux.
Arnoux prit leur défense ; Frédéric s’en mêla, les appelant des maisons de commerce pareilles aux autres. Leurs écrivains, généralement, étaient des imbéciles, ou des blagueurs ; il se donna pour les connaître, et combattait par des sarcasmes les sentiments généreux de son ami. Mme Arnoux ne voyait pas que c’était une vengeance contre elle. |
364 |
III, 2 |
Quant à Frédéric, le modèle ne pouvait être que sa maîtresse. Ce fut une de ces convictions qui se forment tout de suite, et les figures de l’assemblée la manifestaient clairement.
« Comme il me mentait ! » se dit Mme Arnoux.
« C’est donc pour cela qu’il m’a quittée ! » pensa Louise. |
366 |
III, 2 |
Ces coquetteries n’atteignaient pas Martinon, occupé de Cécile ; mais elles allaient frapper la petite Roque, qui causait avec Mme Arnoux. C’était la seule, parmi ces femmes, dont les manières ne lui semblaient pas dédaigneuses. Elle était venue s’asseoir à côté d’elle ; puis, cédant à un besoin d’épanchement :
— N’est-ce pas qu’il parle bien, Frédéric Moreau ?
— Vous le connaissez ?
— Oh ! beaucoup ! Nous sommes voisins. Il m’a fait jouer toute petite.
Mme Arnoux lui jeta un long regard qui signifiait : « Vous ne l’aimez pas, j’imagine ? »
Celui de la jeune fille répliqua sans trouble : « Si ! ».
— Vous le voyez souvent, alors ?
— Oh ! non ! seulement quand il vient chez sa mère. Voilà dix mois qu’il n’est venu ! Il avait promis cependant d’être plus exact.
— Il ne faut pas trop croire aux promesses des hommes, mon enfant.
— Mais il ne m’a pas trompée, moi !
— Comme d’autres !
Louise frissonna : « Est-ce que, par hasard, il lui aurait aussi promis quelque chose, à elle ? » et sa figure était crispée de défiance et de haine.
Mme Arnoux en eut presque peur ; elle aurait voulu rattraper son mot. Puis, toutes deux se turent. |
368-369 |
III, 2 |
M. et Mme Arnoux quittèrent le père Roque et sa fille, à l’entrée de la rue Saint-Denis. Ils s’en retournèrent sans rien dire ; lui, n’en pouvant plus d’avoir bavardé, et elle, éprouvant une grande lassitude ; elle s’appuyait même sur son épaule. C’était le seul homme qui eût montré pendant la soirée des sentiments honnêtes. Elle se sentit pour lui pleine d’indulgence. Cependant, il gardait un peu de rancune contre Frédéric.
— As-tu vu sa mine, lorsqu’il a été question du portrait ? Quand je te disais qu’il est son amant ? Tu ne voulais pas me croire !
— Oh ! oui, j’avais tort !
Arnoux, content de son triomphe, insista.
— Je parie même qu’il nous a lâchés, tout à l’heure, pour aller la rejoindre ! Il est maintenant chez elle, va ! Il passe la nuit.
Mme Arnoux avait rabattu sa capeline très bas.
— Mais tu trembles !
— C’est que j’ai froid, reprit-elle. |
371-372 |
III, 2 |
Il n’était pas plus heureux dans son intérieur domestique. Mme Arnoux se montrait moins douce pour lui, parfois même un peu rude. Marthe se rangeait toujours du côté de son père. |
375 |
III, 3 |
— Madame, c’est M. Moreau !
Elle se leva plus pâle que sa collerette. Elle tremblait.
— Qui me vaut l’honneur… d’une visite… aussi imprévue ?
— Rien ! Le plaisir de revoir d’anciens amis !
Et, tout en s’asseyant :
— Comment va ce bon Arnoux ?
— Parfaitement ! Il est sorti.
— Ah ! je comprends ! toujours ses vieilles habitudes du soir ; un peu de distraction !
— Pourquoi pas ? Après une journée de calculs, la tête a besoin de se reposer !
Elle vanta même son mari, comme travailleur. Cet éloge irritait Frédéric ; et, désignant sur ses genoux un morceau de drap noir, avec des soutaches bleues :
— Qu’est-ce que vous faites là ?
— Une veste que j’arrange pour ma fille.
— À propos, je ne l’aperçois pas, où est-elle donc ?
— Dans une pension, reprit Mme Arnoux.
Des larmes lui vinrent aux yeux ; elle les retenait, en poussant son aiguille rapidement. Il avait pris par contenance un numéro de l’Illustration, sur la table, près d’elle. |
377 |
III, 3 |
Je ne suis pas comme ceux qu’elle empêche, sans doute, d’aller à leurs rendez-vous !
— Quels rendez-vous ? demanda-t-elle naïvement.
— Vous ne vous rappelez pas ?
Un frisson la saisit, et elle baissa la tête.
Il lui posa doucement la main sur le bras.
— Je vous assure que vous m’avez fait bien souffrir !
Elle reprit, avec une sorte de lamentation dans la voix :
— Mais j’avais peur pour mon enfant !
Elle lui conta la maladie du petit Eugène et toutes les angoisses de cette journée.
— Merci ! merci ! Je ne doute plus ! je vous aime comme toujours !
— Eh non ! ce n’est pas vrai !
— Pourquoi ?
Elle le regarda froidement.
— Vous oubliez l’autre ! Celle que vous promenez aux courses ! La femme dont vous avez le portrait, votre maîtresse !
— Eh bien, oui ! s’écria Frédéric. Je ne nie rien ! Je suis un misérable ! écoutez-moi !
S’il l’avait eue, c’était par désespoir, comme on se suicide. Du reste, il l’avait rendue fort malheureuse, pour se venger sur elle de sa propre honte.
— Quel supplice ! Vous ne comprenez pas ? |
377-378 |
III, 3 |
Mme Arnoux tourna son beau visage, en lui tendant la main ; et ils fermèrent les yeux, absorbés dans une ivresse qui était comme un bercement doux et infini. Puis ils restèrent à se contempler, face à face, l’un près de l’autre.
— Est-ce que vous pouviez croire que je ne vous aimais plus ?
Elle répondit d’une voix basse, pleine de caresses :
— Non ! En dépit de tout, je sentais au fond de mon cœur que cela était impossible et qu’un jour l’obstacle entre nous deux s’évanouirait !
— Moi aussi ! et j’avais des besoins de vous revoir, à en mourir !
— Une fois, reprit-elle, dans le Palais-Royal, j’ai passé à côté de vous !
— Vraiment ?
Et il lui dit le bonheur qu’il avait eu en la retrouvant chez les Dambreuse.
— Mais comme je vous détestais le soir, en sortant de là !
— Pauvre garçon !
— Ma vie est si triste.
— Et la mienne !… S’il n’y avait que les chagrins, les inquiétudes, les humiliations, tout ce que j’endure comme épouse et comme mère, puisqu’on doit mourir, je ne me plaindrais pas ; ce qu’il y a d’affreux, c’est ma solitude, sans personne…
— Mais je suis là, moi !
— Oh ! oui !
Un sanglot de tendresse l’avait soulevée. Ses bras s’écartèrent ; et ils s’étreignirent debout, dans un long baiser.
Un craquement se fit sur le parquet. Une femme était près d’eux, Rosanette. Mme Arnoux l’avait reconnue ; ses yeux, ouverts démesurément, l’examinaient, tout pleins de surprise et d’indignation. Enfin, Rosanette lui dit :
— Je viens parler à M. Arnoux, pour affaires. |
378 |
III, 3 |
Et, se tournant vers Frédéric :
— Te voilà ici, toi ?
Ce tutoiement, donné devant elle, fit rougir Mme Arnoux, comme un soufflet en plein visage.
— Il n’y est pas, je vous le répète !
Alors, la Maréchale, qui regardait çà et là, dit tranquillement :
— Rentrons-nous ? J’ai un fiacre en bas.
Il faisait semblant de ne pas entendre.
— Allons, viens !
— Ah ! oui ! c’est une occasion ! Partez ! partez ! dit Mme Arnoux.
Ils sortirent. Elle se pencha sur la rampe pour les voir encore ; et un rire aigu, déchirant, tomba sur eux, du haut de l’escalier. Frédéric poussa Rosanette dans le fiacre, se mit en face d’elle, et, pendant toute la route, ne prononça pas un mot. |
379 |
III, 3 |
Il fallait douze mille francs, ou bien il ne reverrait plus Mme Arnoux ; et, jusqu’à présent, un espoir invincible lui était resté. Est-ce qu’elle ne faisait pas comme la substance de son cœur, le fond même de sa vie ? |
423 |
III, 5 |
Arnoux avait toujours été sans conduite et sans ordre.
— Une vraie tête de linotte ! Il brûlait la chandelle par les deux bouts ! Le cotillon l’a perdu ! Ce n’est pas lui que je plains, mais sa pauvre femme !
Car le Citoyen admirait les femmes vertueuses, et faisait grand cas de Mme Arnoux.
— Elle a dû joliment souffrir !
Frédéric lui sut gré de cette sympathie ; et, comme s’il en avait reçu un service, il serra sa main avec effusion. |
425 |
III, 5 |
Elle avait trouvé un rouleau de paperasses contenant des billets d’Arnoux parfaitement protestés, et sur lesquels Mme Arnoux avait mis sa signature. C’était pour ceux-là que Frédéric était venu une fois chez M. Dambreuse pendant son déjeuner ; et, bien que le capitaliste n’eût pas voulu en poursuivre le recouvrement, il avait fait prononcer par le Tribunal de commerce, non seulement la condamnation d’Arnoux, mais celle de sa femme, qui l’ignorait, son mari n’ayant pas jugé convenable de l’en avertir. |
427 |
III, 5 |
Deslauriers comprit qu’il y avait là-dessous un mystère ; il rêvait en considérant les billets. Le nom de Mme Arnoux, tracé par elle-même, lui remit devant les yeux toute sa personne et l’outrage qu’il en avait reçu. Puisque la vengeance s’offrait, pourquoi ne pas la saisir ? |
428 |
III, 5 |
Vers la fin du mois de novembre, Frédéric, en passant dans la rue de Mme Arnoux, leva les yeux vers ses fenêtres, et aperçut contre la porte une affiche, où il y avait en grosses lettres :
« Vente d’un riche mobilier, consistant en batterie de cuisine, linge de corps et de table, chemises, dentelles, jupons, pantalons, cachemires français et de l’Inde, piano d’Érard, deux bahuts de chêne Renaissance, miroirs de Venise, poteries de Chine et du Japon. » |
428 |
III, 5 |
— Et tout cela, pour Mme Arnoux !… s’écria Rosanette en pleurant.
Il reprit froidement :
— Je n’ai jamais aimé qu’elle !
À cette insulte, ses larmes s’arrêtèrent.
— Ça prouve ton bon goût ! Une personne d’un âge mûr, le teint couleur de réglisse, la taille épaisse, des yeux grands comme des soupiraux de cave, et vides comme eux ! Puisque ça te plaît, va la rejoindre
— C’est ce que j’attendais ! Merci ! |
430 |
III, 5 |
Vers la fin de mars 1867, à la nuit tombante, comme il était seul dans son cabinet, une femme entra.
— Madame Arnoux !
— Frédéric !
Elle le saisit par les mains, l’attira doucement vers la fenêtre, et elle le considérait tout en répétant :
— C’est lui ! C’est donc lui !
Dans la pénombre du crépuscule, il n’apercevait que ses yeux sous la voilette de dentelle noire qui masquait sa figure.
Quand elle eut déposé au bord de la cheminée un petit portefeuille de velours grenat, elle s’assit. Tous deux restèrent sans pouvoir parler, se souriant l’un à l’autre. |
437 |
III, 6 |
Enfin, il lui adressa quantité de questions sur elle et son mari.
Ils habitaient le fond de la Bretagne, pour vivre économiquement et payer leurs dettes. Arnoux, presque toujours malade, semblait un vieillard maintenant. Sa fille était mariée à Bordeaux, et son fils en garnison à Mostaganem. Puis elle releva la tête :
— Mais je vous revois ! Je suis heureuse !
Il ne manqua pas de lui dire qu’à la nouvelle de leur catastrophe, il était accouru chez eux.
— Je le savais !
— Comment ?
Elle l’avait aperçu dans la cour, et s’était cachée.
— Pourquoi ?
Alors, d’une voix tremblante, et avec de longs intervalles entre ses mots :
— J’avais peur ! Oui… peur de vous… de moi !
Cette révélation lui donna comme un saisissement de volupté. Son cœur battait à grands coups. Elle reprit :
— Excusez-moi de n’être pas venue plus tôt.
Et désignant le petit portefeuille grenat couvert de palmes d’or :
— Je l’ai brodé à votre intention, tout exprès. Il contient cette somme, dont les terrains de Belleville devaient répondre. |
437-438 |
III, 6 |
Ils se racontèrent leurs anciens jours, les dîners du temps de l’Art industriel, les manies d’Arnoux, sa façon de tirer les pointes de son faux col, d’écraser du cosmétique sur ses moustaches, d’autres choses plus intimes et plus profondes. Quel ravissement il avait eu la première fois, en l’entendant chanter ! Comme elle était belle, le jour de sa fête, à Saint-Cloud ! Il lui rappela le petit jardin d’Auteuil, des soirs au théâtre, une rencontre sur le boulevard, d’anciens domestiques, sa négresse. |
439 |
III, 6 |
Elle s’étonnait de sa mémoire. Cependant, elle lui dit :
— Quelquefois, vos paroles me reviennent comme un écho lointain, comme le son d’une cloche apporté par le vent ; et il me semble que vous êtes là, quand je lis des passages d’amour dans les livres.
— Tout ce qu’on y blâme d’exagéré, vous me l’avez fait ressentir, dit Frédéric. Je comprends Werther que ne dégoûtent pas les tartines de Charlotte.
— Pauvre cher ami !
Elle soupira ; et, après un long silence :
— N’importe, nous nous serons bien aimés.
— Sans nous appartenir, pourtant !
— Cela vaut peut-être mieux, reprit-elle.
— Non ! non ! Quel bonheur nous aurions eu !
— Oh ! je le crois, avec un amour comme le vôtre !
Et il devait être bien fort pour durer après une séparation si longue !
Frédéric lui demanda comment elle l’avait découvert.
— C’est un soir que vous m’avez baisé le poignet entre le gant et la manchette. Je me suis dit : « Mais il m’aime… il m’aime. » J’avais peur de m’en assurer, cependant. Votre réserve était si charmante, que j’en jouissais comme d’un hommage involontaire et continu.
Il ne regretta rien. Ses souffrances d’autrefois étaient payées.
Quand ils rentrèrent, Mme Arnoux ôta son chapeau. La lampe, posée sur une console, éclaira ses cheveux blancs. Ce fut comme un heurt en pleine poitrine. |
439 |
III, 6 |
Elle acceptait avec ravissement ces adorations pour la femme qu’elle n’était plus. Frédéric, se grisant par ses paroles, arrivait à croire ce qu’il disait. Mme Arnoux, le dos tourné à la lumière, se penchait vers lui. Il sentait sur son front la caresse de son haleine, à travers ses vêtements le contact indécis de tout son corps. Leurs mains se serrèrent ; la pointe de sa bottine s’avançait un peu sous sa robe, et il lui dit, presque défaillant :
— La vue de votre pied me trouble.
Un mouvement de pudeur la fit se lever. Puis, immobile, et avec l’intonation singulière des somnambules :
— À mon âge ! lui ! Frédéric !… Aucune n’a jamais été aimée comme moi ! Non, non ! à quoi sert d’être jeune ? Je m’en moque bien ! je les méprise, toutes celles qui viennent ici !
— Oh ! il n’en vient guère ! reprit-il complaisamment.
Son visage s’épanouit, et elle voulut savoir s’il se marierait.
Il jura que non.
— Bien sûr ? pourquoi ?
— À cause de vous, dit Frédéric en la serrant dans ses bras.
Elle y restait, la taille en arrière, la bouche entr’ouverte, les yeux levés. Tout à coup, elle le repoussa avec un air de désespoir ; et, comme il la suppliait de lui répondre, elle dit en baissant la tête :
— J’aurais voulu vous rendre heureux.
Un mouvement de pudeur la fit se lever. Puis, immobile, et avec l’intonation singulière des somnambules :
— À mon âge ! lui ! Frédéric !… Aucune n’a jamais été aimée comme moi ! Non, non ! à quoi sert d’être jeune ? Je m’en moque bien ! je les méprise, toutes celles qui viennent ici !
— Oh ! il n’en vient guère ! reprit-il complaisamment.
Son visage s’épanouit, et elle voulut savoir s’il se marierait.
Il jura que non.
— Bien sûr ? pourquoi ?
— À cause de vous, dit Frédéric en la serrant dans ses bras.
Elle y restait, la taille en arrière, la bouche entr’ouverte, les yeux levés. Tout à coup, elle le repoussa avec un air de désespoir ; et, comme il la suppliait de lui répondre, elle dit en baissant la tête :
— J’aurais voulu vous rendre heureux. |
440 |
III, 6 |
Enfin, l’aiguille ayant dépassé les vingt-cinq minutes, elle prit son chapeau par les brides, lentement.
— Adieu, mon ami, mon cher ami ! Je ne vous reverrai jamais ! C’était ma dernière démarche de femme. Mon âme ne vous quittera pas. Que toutes les bénédictions du ciel soient sur vous !
Et elle le baisa au front comme une mère.
Mais elle parut chercher quelque chose, et lui demanda des ciseaux.
Elle défit son peigne ; tous ses cheveux blancs tombèrent.
Elle s’en coupa, brutalement, à la racine, une longue mèche.
— Gardez-les ! adieu !
Quand elle fut sortie, Frédéric ouvrit sa fenêtre, Mme Arnoux, sur le trottoir, fit signe d’avancer à un fiacre qui passait. Elle monta dedans. La voiture disparut.
Et ce fut tout. |
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III, 6 |
— Et ton intime Sénécal ? demanda Frédéric.
— Disparu ! Je ne sais ! Et toi, ta grande passion, Mme Arnoux ?
— Elle doit être à Rome avec son fils, lieutenant de chasseurs.
— Et son mari ?
— Mort l’année dernière.
— Tiens ! dit l’avocat. |
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III, 7 |
Cet aveu était une compensation au silence qu’il gardait touchant sa tentative près de Mme Arnoux. Frédéric l’eût pardonnée, puisqu’elle n’avait pas réussi. |
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III, 7 |
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Oleg Hirschmann
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