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L'Éducation sentimentale
Madame Arnoux et Frédéric
     
Extraits de l’œuvre Édition Chapitre
    Cependant, un long châle à bandes violettes était placé derrière son dos, sur le bordage de cuivre. Elle avait dû, bien des fois, au milieu de la mer, durant les soirs humides, en envelopper sa taille, s’en couvrir les pieds, dormir dedans ! Mais, entraîné par les franges, il glissait peu à peu, il allait tomber dans l’eau ; Frédéric fit un bond et le rattrapa. Elle lui dit :
    — Je vous remercie, monsieur.
    Leurs yeux se rencontrèrent.
40-41 I, 1
   Arnoux rentra ; et, par l’autre portière, Mme Arnoux parut. Comme elle se trouvait enveloppée d’ombre, il ne distingua d’abord que sa tête. Elle avait une robe de velours noir et, dans les cheveux, une longue bourse algérienne en filet de soie rouge qui, s’entortillant à son peigne, lui tombait sur l’épaule gauche.
    Arnoux présenta Frédéric.
    — Oh ! je reconnais Monsieur parfaitement, répondit-elle.
80 I, 4
Mais elle vint dans l’angle du salon où il se tenait, lui demanda s’il connaissait quelques-uns des convives, s’il aimait la peinture, depuis combien de temps il étudiait à Paris. Chaque mot qui sortait de sa bouche semblait à Frédéric être une chose nouvelle, une dépendance exclusive de sa personne. Il regardait attentivement les effilés de sa coiffure, caressant par le bout son épaule nue ; et il n’en détachait pas ses yeux, il enfonçait son âme dans la blancheur de cette chair féminine ; cependant, il n’osait lever ses paupières, pour la voir plus haut, face à face. 82 I, 4
  Mme Arnoux s’était avancée dans l’antichambre, Dittmer et Hussonnet la saluaient, elle leur tendit la main ; elle la tendit également à Frédéric ; et il éprouva comme une pénétration à tous les atomes de sa peau. 83 I, 4
 Elle se leva, ayant une course à faire, puis reparut avec une capote de velours, et une mante noire, bordée de petit-gris. Il osa offrir de l’accompagner.
    On n’y voyait plus ; le temps était froid, et un lourd brouillard, estompant la façade des maisons, puait dans l’air. Frédéric le humait avec délices ; car il sentait à travers la ouate du vêtement la forme de son bras ; et sa main, prise dans un gant chamois à deux boutons, sa petite main qu’il aurait voulu couvrir de baisers, s’appuyait sur sa manche. À cause du pavé glissant, ils oscillaient un peu ; il lui semblait qu’ils étaient tous les deux comme bercés par le vent, au milieu d’un nuage.
    L’éclat des lumières, sur le boulevard, le remit dans la réalité. L’occasion était bonne, le temps pressait. Il se donna jusqu’à la rue de Richelieu pour déclarer son amour. Mais, presque aussitôt, devant un magasin de porcelaines, elle s’arrêta net, en lui disant :
    — Nous y sommes, je vous remercie ! À jeudi, n’est-ce pas, comme d’habitude ?
100-101 I, 5
  Un soir, Dittmer, qui arrivait, la baisa sur le front ; Lovarias fit de même, en disant :
    — Vous permettez, n’est-ce pas, selon le privilège des amis ?
    Frédéric balbutia :
    — Il me semble que nous sommes tous des amis ?
    — Pas tous des vieux ! reprit-elle.
    C’était le repousser d’avance, indirectement.
102 I, 5
Hussonnet s’était dispensé de tout présent.
    Frédéric attendit après les autres, pour offrir le sien.
    Elle l’en remercia beaucoup. Alors, il dit :
    — Mais… c’est presque une dette ! J’ai été si fâché.
    — De quoi donc ? reprit-elle. Je ne comprends pas !
    — À table ! fit Arnoux, en le saisissant par le bras.
Puis, dans l’oreille :
    — Vous n’êtes guère malin, vous !
113 I, 5
Mme Arnoux était seule près de la croisée, Frédéric l’aborda.
Ils causèrent de ce que l’on disait. Elle admirait les orateurs ; lui, il préférait la gloire des écrivains. Mais on devait sentir, reprit-elle, une plus forte jouissance à remuer les foules directement, soi-même, à voir que l’on fait passer dans leur âme tous les sentiments de la sienne. Ces triomphes ne tentaient guère Frédéric, qui n’avait point d’ambition.
    — Ah ! pourquoi ? dit-elle. Il faut en avoir un peu !
116 I, 5
Ils étaient l’un près de l’autre, debout, dans l’embrasure de la croisée. La nuit, devant eux, s’étendait comme un immense voile sombre, piqué d’argent. C’était la première fois qu’ils ne parlaient pas de choses insignifiantes. Il vint même à savoir ses antipathies et ses goûts : certains parfums lui faisaient mal, les livres d’histoire l’intéressaient, elle croyait aux songes.
    Il entama le chapitre des aventures sentimentales. Elle plaignait les désastres de la passion, mais était révoltée par les turpitudes hypocrites ; et cette droiture d’esprit se rapportait si bien à la beauté régulière de son visage, qu’elle semblait en dépendre.
    Elle souriait quelquefois, arrêtant sur lui ses yeux, une minute. Alors, il sentait ses regards pénétrer son âme, comme ces grands rayons de soleil qui descendent jusqu’au fond de l’eau.
116 I, 5
  — Tiens, ma chérie, excuse-moi de t’avoir oubliée !
    Mais elle poussa un petit cri ; l’épingle, sottement mise, l’avait blessée, et elle remonta dans sa chambre. On l’attendit près d’un quart d’heure. Enfin elle reparut, enleva Marthe, se jeta dans la voiture.
    — Et ton bouquet ? dit Arnoux.
    — Non ! non ! ce n’est pas la peine !
    Frédéric courait pour l’aller prendre ; elle lui cria :
    — Je n’en veux pas !
    Mais il l’apporta bientôt, disant qu’il venait de le remettre dans l’enveloppe, car il avait trouvé les fleurs à terre. Elle les enfonça dans le tablier de cuir, contre le siège, et l’on partit.
    Frédéric, assis près d’elle, remarqua qu’elle tremblait horriblement. Puis, quand on eut passé le pont, comme Arnoux tournait à gauche :
    — Mais non ! tu te trompes ! par là, à droite !
    Elle semblait irritée ; tout la gênait. Enfin, Marthe ayant fermé les yeux, elle tira le bouquet et le lança par la portière, puis saisit au bras Frédéric, en lui faisant signe, avec l’autre main, de n’en jamais parler.
Ensuite, elle appliqua son mouchoir contre ses lèvres, et ne bougea plus.
117 I, 5
Frédéric n’apercevait de Mme Arnoux que ses deux yeux, dans l’ombre ; Marthe s’était allongée sur elle, et il lui soutenait la tête.
    — Elle vous fatigue ! dit sa mère.
    Il répondit :
    — Non ! oh non !
    De lents tourbillons de poussière se levaient ; on traversait Auteuil ; toutes les maisons étaient closes ; un réverbère, çà et là, éclairait l’angle d’un mur, puis on rentrait dans les ténèbres ; une fois, il s’aperçut qu’elle pleurait.
    Était-ce un remords ? un désir ? quoi donc ? Ce chagrin, qu’il ne savait pas, l’intéressait comme une chose personnelle ; maintenant, il y avait entre eux un lien nouveau, une espèce de complicité ; et il lui dit, de la voix la plus caressante qu’il put :
    — Vous souffrez ?
    — Oui, un peu, reprit-elle.
    La voiture roulait, et les chèvrefeuilles et les seringas débordaient les clôtures des jardins, envoyaient dans la nuit des bouffées d’odeurs amollissantes. Les plis nombreux de sa robe couvraient ses pieds. Il lui semblait communiquer avec toute sa personne par ce corps d’enfant étendu entre eux. Il se pencha vers la petite fille, et, écartant ses jolis cheveux bruns, la baisa au front, doucement.
    — Vous êtes bon ! dit Mme Arnoux.
    — Pourquoi ?
    — Parce que vous aimez les enfants.
    — Pas tous !
    Il n’ajouta rien, mais il étendit la main gauche de son côté et la laissa toute grande ouverte, s’imaginant qu’elle allait faire comme lui, peut-être, et qu’il rencontrerait la sienne. Puis il eut honte, et la retira.
117-118 I, 5
Il ajourna sa visite au lendemain.
    Elle se tenait dans la même attitude que le premier jour, et cousait une chemise d’enfant. Le petit garçon, à ses pieds, jouait avec une ménagerie de bois ; Marthe, un peu plus loin, écrivait.
    Il commença par la complimenter de ses enfants. Elle répondit sans aucune exagération de bêtise maternelle.
La chambre avait un aspect tranquille. Un beau soleil passait par les carreaux, les angles des meubles reluisaient, et, comme Mme Arnoux était assise auprès de la fenêtre, un grand rayon, frappant les accroche-cœurs de sa nuque, pénétrait d’un fluide d’or sa peau ambrée. Alors, il dit :
    — Voilà une jeune personne qui est devenue bien grande depuis trois ans ! Vous rappelez-vous, mademoiselle, quand vous dormiez sur mes genoux, dans la voiture ?
    Marthe ne se rappelait pas.
    — Un soir, en revenant de Saint-Cloud ?
    Mme Arnoux eut un regard singulièrement triste. Était-ce pour lui défendre toute allusion à leur souvenir commun ?
164-165 II, 2
Comment se faire valoir ? par quels moyens ? Et, ayant bien cherché, Frédéric ne trouva rien de mieux que l’argent. Il se mit à parler du temps, lequel était moins froid qu’au Havre.
    — Vous y avez été ?
    — Oui, pour une affaire… de famille… un héritage.
    — Ah ! j’en suis bien contente, reprit-elle avec un air de plaisir tellement vrai, qu’il en fut touché comme d’un grand service.
    Puis elle lui demanda ce qu’il voulait faire, un homme devant s’employer à quelque chose. Il se rappela son mensonge et dit qu’il espérait parvenir au Conseil d’État, grâce à M. Dambreuse, le député.
    — Vous le connaissez peut-être ?
    — De nom, seulement.
165 II, 2
  Puis, d’une voix basse : 
  — Il vous a mené au bal, l’autre jour, n’est-ce pas ?
    Frédéric se taisait !
    — C’est ce que je voulais savoir, merci.
    Ensuite, elle lui fit deux ou trois questions discrètes sur sa famille et sa province. C’était bien aimable, d’être resté là-bas si longtemps, sans les oublier.
    — Mais…, le pouvais-je ? reprit-il. En doutiez-vous ?
    Mme Arnoux se leva.
    — Je crois que vous nous portez une bonne et solide affection. Adieu,… au revoir !
    Et elle tendit sa main d’une manière franche et virile.  
165 II, 2
Et il aperçut Mme Arnoux, ruinée, pleurant, vendant ses meubles. Cette idée le tourmenta toute la nuit ; le lendemain, il se présenta chez elle.
    Ne sachant comment s’y prendre pour communiquer ce qu’il savait, il lui demanda en manière de conversation si Arnoux avait toujours ses terrains de Belleville.
    — Oui, toujours.
    — Il est maintenant dans une compagnie pour du kaolin de Bretagne, je crois ?
    — C’est vrai.
    — Sa fabrique marche très bien, n’est-ce pas ?
    — Mais… je le suppose.
    Et, comme il hésitait :
    — Qu’avez-vous donc ? vous me faites peur !
    Il lui apprit l’histoire des renouvellements. Elle baissa la tête, et dit :
    — Je m’en doutais !
En effet, Arnoux, pour faire une bonne spéculation, s’était refusé à vendre ses terrains, avait emprunté dessus largement, et ne trouvant point d’acquéreurs, avait cru se rattraper par l’établissement d’une manufacture. Les frais avaient dépassé les devis. Elle n’en savait pas davantage ; il éludait toute question et affirmait continuellement que « ça allait très bien ».
    Frédéric tâcha de la rassurer. C’étaient peut-être des embarras momentanés. Du reste, s’il apprenait quelque chose, il lui en ferait part.
    — Oh ! oui, n’est-ce pas ? dit-elle, en joignant ses deux mains, avec un air de supplication charmant.
    Il pouvait donc lui être utile. Le voilà qui entrait dans son existence, dans son cœur !
172-173 II, 2
    Il achetait des choses complètement inutiles, telles que des chaînes d’or, des pendules, des articles de ménage. Mme Arnoux montra même à Frédéric, dans le couloir, une énorme provision de bouillottes, chaufferettes et samovars. Enfin, un jour, elle avoua ses inquiétudes : Arnoux lui avait fait signer un billet, souscrit à l’ordre de M. Dambreuse. 175 II, 2
 Aussi, le lendemain, en dînant chez Mme Arnoux, il dit que sa mère le tourmentait pour qu’il embrassât une profession.
    — Mais je croyais, reprit-elle, que M. Dambreuse devait vous faire entrer au Conseil d’État ? Cela vous irait très bien.
 Elle le voulait donc. Il obéit.
184 II, 2
 Frédéric, en traversant le corridor, entendit deux voix qui se répondaient. Celle de Mme Arnoux disait :
    — Ne mens pas ! ne mens donc pas !
    Il entra. On se tut.
  Arnoux marchait de long en large, et Madame était assise sur la petite chaise près du feu, extrêmement pâle, l’œil fixe. Frédéric fit un mouvement pour se retirer. Arnoux lui saisit la main, heureux du secours qui lui arrivait.
    — Mais je crains…, dit Frédéric.
    — Restez donc ! souffla Arnoux dans son oreille.
    Madame reprit :
    — Il faut être indulgent, monsieur Moreau ! Ce sont de ces choses que l’on rencontre parfois dans les ménages.
    — C’est qu’on les y met, dit gaillardement Arnoux. Les femmes vous ont des lubies ! Ainsi, celle-là, par exemple, n’est pas mauvaise. Non, au contraire ! Eh bien, elle s’amuse depuis une heure à me taquiner avec un tas d’histoires.
    — Elles sont vraies ! répliqua Mme Arnoux impatientée. Car, enfin, tu l’as acheté.
    — Moi ?
    — Oui, toi-même ! au Persan !
    « Le cachemire ! » pensa Frédéric.
    Il se sentait coupable et avait peur.
194 II, 2
Mme Arnoux venait de se rasseoir, à l’autre angle de la cheminée, dans le fauteuil ; elle mordait ses lèvres en grelottant ; ses deux mains se levèrent, un sanglot lui échappa, elle pleurait.
    Il se mit sur la petite chaise ; et, d’une voix caressante, comme on fait une personne malade :
    — Vous ne doutez pas que je ne partage… ?
    Elle ne répondit rien. Mais, continuant tout haut ses réflexions :
    — Je le laisse bien libre ! Il n’avait pas besoin de mentir !
    — Certainement, dit Frédéric.
    C’était la conséquence de ses habitudes sans doute, il n’y avait pas songé, et peut-être que, dans des choses plus graves…
    — Que voyez-vous donc de plus grave ?
    — Oh ! rien !
    Frédéric s’inclina, avec un sourire d’obéissance. Arnoux néanmoins possédait certaines qualités ; il aimait ses enfants.
    — Ah ! et il fait tout pour les ruiner !
196 II, 2
    Jamais elle ne lui avait paru si captivante, si profondément belle. De temps à autre, une aspiration soulevait sa poitrine ; ses deux yeux fixes semblaient dilatés par une vision intérieure, et sa bouche demeurait entre-close comme pour donner son âme. Quelquefois, elle appuyait dessus fortement son mouchoir ; il aurait voulu être ce petit morceau de batiste tout trempé de larmes. Malgré lui, il regardait la couche, au fond de l’alcôve, en imaginant sa tête sur l’oreiller ; et il voyait cela si bien, qu’il se retenait pour ne pas la saisir dans ses bras. Elle ferma les paupières, apaisée, inerte. Alors, il s’approcha de plus près, et, penché sur elle, il examinait avidement sa figure. Un bruit de bottes résonna dans le couloir, c’était l’autre. Ils l’entendirent fermer la porte de sa chambre. Frédéric demanda, d’un signe, à Mme Arnoux, s’il devait y aller.
    Elle répliqua « oui » de la même façon ; et ce muet échange de leurs pensées était comme un consentement, un début d’adultère.
196-197 II, 2
    Il s’en allait enfin ; et elle abordait immédiatement l’éternel sujet de plainte : Arnoux.
    Ce n’était pas son inconduite qui l’indignait. Mais elle paraissait souffrir dans son orgueil, et laissait voir sa répugnance pour cet homme sans délicatesse, sans dignité, sans honneur.
    — Ou plutôt il est fou ! disait-elle.
    Frédéric sollicitait adroitement ses confidences. Bientôt, il connut toute sa vie.
198 II, 3
    Aucun changement ne pouvait survenir, et son malheur à elle était irréparable.
Frédéric affirmait que son existence, de même, se trouvait manquée.
    Il était bien jeune cependant. Pourquoi désespérer ? Et elle lui donnait de bons conseils : « Travaillez ! mariez-vous ! ». Il répondait par des sourires amers ; car, au lieu d’exprimer le véritable motif de son chagrin, il en feignait un autre, sublime, faisant un peu l’Antony, le maudit, langage, du reste, qui ne dénaturait pas complètement sa pensée.
199 II, 3
    Elle l’avait chargé, puisqu’il possédait sa confiance, de s’enquérir de ses affaires. Mais il avait honte, il souffrait de prendre ses dîners en ambitionnant sa femme. Il continuait néanmoins, se donnant pour excuse qu’il devait la défendre, et qu’une occasion pouvait se présenter de lui être utile. 202 II, 3
— Ah j’oubliais ! vous devriez…, en causant de Rosanette…, lâcher à ma femme quelque chose… je ne sais quoi, mais vous trouverez… quelque chose qui la persuade que vous êtes son amant. Je vous demande cela comme un service, hein ?
    Le jeune homme, pour toute réponse, fit une grimace ambiguë. Cette calomnie le perdait. Il alla le soir même chez elle, et jura que l’allégation d’Arnoux était fausse.
    — Bien vrai ?
    Il paraissait sincère ; et, quand elle eut respiré largement, elle lui dit : « Je vous crois », avec un beau sourire ; puis elle baissa la tête, et, sans le regarder :
    — Au reste, personne n’a de droit sur vous !
    Elle ne devinait donc rien, et elle le méprisait, puisqu’elle ne pensait pas qu’il put assez l’aimer pour lui être fidèle ! Frédéric, oubliant ses tentatives près de l’autre, trouvait la permission outrageante.
    Ensuite, elle le pria d’aller quelquefois « chez cette femme », pour voir un peu ce qui en était.
204 II, 3
  Un jour qu’il prenait des notes, tranquillement, la porte s’ouvrit et le domestique annonça Mme Arnoux.
    C’était bien elle ! seule ? Mais non ! car elle tenait par la main le petit Eugène, suivi de sa bonne en tablier blanc. Elle s’assit ; et, quand elle eut toussé :
    — Il y a longtemps que vous n’êtes venu à la maison.
Frédéric ne trouvant pas d’excuse, elle ajouta :
    — C’est une délicatesse de votre part !
    Il reprit :
    — Quelle délicatesse ?
    — Ce que vous avez fait pour Arnoux ! dit-elle.
    Frédéric eut un geste signifiant : « Je m’en moque bien c’était pour vous ! »
 Elle envoya son enfant jouer avec la bonne, dans le salon. Ils échangèrent deux ou trois mots sur leur santé, puis l’entretien tomba.
    Elle portait une robe de soie brune, de la couleur d’un vin d’Espagne, avec un paletot de velours noir, bordé de martre ; cette fourrure donnait envie de passer les mains dessus, et ses longs bandeaux, bien lissés, attiraient les lèvres. Mais une émotion la troublait, et, tournant les yeux du côté de la porte :
    — Il fait un peu chaud, ici !
    Frédéric devina l’intention prudente de son regard.
    — Pardon ! les deux battants ne sont que poussés.
    — Ah ! c’est vrai !
    Et elle sourit, comme pour dire : « Je ne crains rien ».
213 II, 3
 Il lui demanda immédiatement ce qui l’amenait.
    — Mon mari, reprit-elle avec effort, m’a engagée à venir chez vous, n’osant faire cette démarche lui-même.
    — Et pourquoi ?
    — Vous connaissez M. Dambreuse, n’est-ce pas ?
    — Oui, un peu !
    — Ah ! un peu.
    Elle se taisait.
    — N’importe ! achevez.
    Alors, elle conta que l’avant-veille, Arnoux n’avait pu payer quatre billets de mille francs souscrits à l’ordre du banquier, et sur lesquels il lui avait fait mettre sa signature. Elle se repentait d’avoir compromis la fortune de ses enfants. Mais tout valait mieux que le déshonneur ; et, si M. Dambreuse arrêtait les poursuites, on le payerait bientôt, certainement ; car elle allait vendre, à Chartres, une petite maison qu’elle avait.
    — Pauvre femme ! murmura Frédéric. — J’irai, comptez sur moi.
    — Merci !
214 II, 3
 Et elle se leva pour partir.
    — Oh ! rien ne vous presse encore !
    Elle resta debout, examinant le trophée de flèches mongoles suspendu au plafond, la bibliothèque, les reliures, tous les ustensiles pour écrire ; elle souleva la cuvette de bronze qui contenait les plumes ; ses talons se posèrent à des places différentes sur le tapis. Elle était venue plusieurs fois chez Frédéric, mais toujours avec Arnoux. Ils se trouvaient seuls, maintenant, seuls, dans sa propre maison ; c’était un événement extraordinaire, presque une bonne fortune.
   Elle voulut voir son jardinet ; il lui offrit le bras pour lui montrer ses domaines, trente pieds de terrain, enclos par des maisons, ornés d’arbustes dans les angles et d’une plate-bande au milieu.
    On était aux premiers jours d’avril. Les feuilles des lilas verdoyaient déjà, un souffle pur se roulait dans l’air, et de petits oiseaux pépiaient, alternant leur chanson avec le bruit lointain que faisait la forge d’un carrossier.
    Frédéric alla chercher une pelle à feu ; et, tandis qu’ils se promenaient côte à côte, l’enfant élevait des tas de sable dans l’allée.
  Mme Arnoux ne croyait pas qu’il eût plus tard une grande imagination, mais il était d’humeur caressante. Sa sœur, au contraire, avait une sécheresse naturelle qui la blessait quelquefois.
  — Cela changera, dit Frédéric. Il ne faut jamais désespérer.
    Elle répliqua :
    — Il ne faut jamais désespérer !
    Cette répétition machinale de sa phrase lui parut une sorte d’encouragement ; il cueillit une rose, la seule du jardin.
— Vous rappelez-vous… un certain bouquet de roses, un soir, en voiture ?
    Elle rougit quelque peu ; et, avec un air de compassion railleuse :
    — Ah ! j’étais bien jeune !
    — Et celle-là, reprit à voix basse Frédéric, en sera-t-il de même ?
    Elle répondit, tout en faisant tourner la tige entre ses doigts, comme le fil d’un fuseau :
    — Non ! je la garderai !
    Elle appela d’un geste la bonne, qui prit l’enfant sur son bras : puis, au seuil de la porte, dans la rue, Mme Arnoux aspira la fleur, en inclinant la tête sur son épaule, et avec un regard aussi doux qu’un baiser.
214-215 II, 3
 On ne répondit pas ; sans doute, la cuisinière était sortie, la bonne aussi ; enfin, parvenu au second étage, il poussa une porte. Mme Arnoux était seule, devant une armoire à glace. La ceinture de sa robe de chambre entr’ouverte pendait le long de ses hanches. Tout un côté de ses cheveux lui faisait un flot noir sur l’épaule droite ; et elle avait les deux bras levés, retenant d’une main son chignon, tandis que l’autre y enfonçait une épingle. Elle jeta un cri, et disparut.
    Puis elle revint correctement habillée. Sa taille, ses yeux, le bruit de sa robe, tout l’enchanta. Frédéric se retenait pour ne pas la couvrir de baisers.
    — Je vous demande pardon, dit-elle, mais je ne pouvais…
    Il eut la hardiesse de l’interrompre :
    — Cependant…, vous étiez très bien… tout à l’heure.
    Elle trouva sans doute le compliment un peu grossier, car ses pommettes se colorèrent. Il craignait de l’avoir offensée. Elle reprit :
    — Par quel bon hasard êtes-vous venu ?
    Il ne sut que répondre ; et, après un petit ricanement qui lui donna le temps de réfléchir :
    — Si je vous le disais, me croiriez-vous ?
    — Pourquoi pas ?
    Frédéric conta qu’il avait eu, l’autre nuit un songe affreux :
    — J’ai rêvé que vous étiez gravement malade, près de mourir.
    — Oh ! ni moi, ni mon mari ne sommes jamais malades !
    — Je n’ai rêvé que de vous, dit-il.
    Elle le regarda d’un air calme.
    — Les rêves ne se réalisent pas toujours.
221 II, 3
    Frédéric balbutia, chercha ses mots, et se lança enfin dans une longue période sur l’affinité des âmes. Une force existait qui peut, à travers les espaces, mettre en rapport deux personnes, les avertir de ce qu’elles éprouvent et les faire se rejoindre.
    Elle l’écoutait la tête basse, tout en souriant de son beau sourire. Il l’observait du coin de l’œil, avec joie, et épanchait son amour plus librement sous la facilité d’un lieu commun. Elle proposa de lui montrer la fabrique ; et, comme elle insistait, il accepta.
222 II, 3
  Tous deux considéraient ces choses, quand Mlle Marthe passa.
    — Tu ne le reconnais donc pas ? lui dit sa mère.
    — Si fait ! reprit-elle en le saluant, tandis que son regard limpide et soupçonneux, son regard de vierge semblait murmurer : « Que viens-tu faire ici, toi ? » et elle montait les marches, la tête un peu tournée sur l’épaule.
    Mme Arnoux emmena Frédéric dans la cour, puis elle expliqua d’un ton sérieux comment on broie les terres, on les nettoie, on les tamise.
222 II, 3
    Frédéric commençait à s’ennuyer.
    — Cela vous fatigue peut-être ? dit-elle.
Craignant qu’il ne fallût borner là sa visite, il affecta, au contraire, beaucoup d’enthousiasme. Il regrettait même de ne s’être pas voué à cette industrie.
    Elle parut surprise.
    — Certainement ! j’aurais pu vivre près de vous !
    Et, comme il cherchait son regard, Mme Arnoux, afin de l’éviter, prit sur une console des boulettes de pâte, provenant des rajustages manqués, les aplatit en une galette, et imprima dessus sa main.
    — Puis-je emporter cela ? dit Frédéric.
    — Êtes-vous assez enfant, mon Dieu !
223 II, 3
 Mme Arnoux prit son bras ; Sénécal, offensé peut-être de cette approbation silencieuse, s’en alla.
    Frédéric en ressentit un immense soulagement. Depuis le matin, il cherchait l’occasion de se déclarer ; elle était venue. D’ailleurs le mouvement spontané de Mme Arnoux lui semblait contenir des promesses ; et il demanda, comme pour se réchauffer les pieds, à monter dans sa chambre. Mais, quand il fut assis près d’elle, son embarras commença ; le point de départ lui manquait. Sénécal, heureusement, vint à sa pensée.
    — Rien de plus sot, dit-il, que cette punition
    Mme Arnoux reprit :
    — Il y a des sévérités indispensables.
    — Comment, vous qui êtes si bonne ! Oh ! je me trompe ! car vous vous plaisez quelquefois à faire souffrir !
    — Je ne comprends pas les énigmes, mon ami.
    Et son regard austère, plus encore que le mot, l’arrêta. Frédéric était déterminé à poursuivre. Un volume de Musset se trouvait par hasard sur la commode. Il en tourna quelques pages, puis se mit à parler de l’amour, de ses désespoirs et de ses emportements.
    Tout cela, suivant Mme Arnoux, était criminel ou factice.
    Le jeune homme se sentit blessé par cette négation et, pour la combattre, il cita en preuve les suicides qu’on voit dans les journaux, exalta les grands types littéraires, Phèdre, Didon, Roméo, Desgrieux. Il s’enferrait.
    Le feu dans la cheminée ne brûlait plus, la pluie fouettait contre les vitres. Mme Arnoux, sans bouger, restait les deux mains sur les bras de son fauteuil ; les pattes de son bonnet tombaient comme les bandelettes d’un sphinx ; son profil pur se découpait en pâleur au milieu de l’ombre.
   Il avait envie de se jeter à ses genoux. Un craquement se fit dans le couloir, il n’osa.
225-226 II, 3
   Il était empêché, d’ailleurs, par une sorte de crainte religieuse. Cette robe, se confondant avec les ténèbres, lui paraissait démesurée, infinie, insoulevable ; et précisément à cause de cela son désir redoublait. Mais, la peur de faire trop et de ne pas faire assez lui ôtait tout discernement.
    « Si je lui déplais, pensait-il, qu’elle me chasse ! Si elle veut de moi, qu’elle m’encourage ! »
    Il dit en soupirant :
    — Donc, vous n’admettez pas qu’on puisse aimer… une femme ?
    Mme Arnoux répliqua :
    — Quand elle est à marier, on l’épouse ; lorsqu’elle appartient à un autre, on s’éloigne.
    — Ainsi le bonheur est impossible ?
    — Non ! mais on ne le trouve jamais dans le mensonge, les inquiétudes et le remords.
    — Qu’importe ! s’il est payé par des joies sublimes.
    — L’expérience est trop coûteuse !
    Il voulut l’attaquer par l’ironie.
    — La vertu ne serait donc que de la lâcheté ?
    — Dites de la clairvoyance, plutôt. Pour celles même qui oublieraient le devoir ou la religion, le simple bon sens peut suffire. L’égoïsme fait une base solide à la sagesse.
    — Ah ! quelles maximes bourgeoises vous avez !
    — Mais je ne me vante pas d’être une grande dame !
    À ce moment-là, le petit garçon accourut.
    — Maman, viens-tu dîner ?
    — Oui, tout à l’heure !
    Frédéric se leva ; en même temps Marthe parut.
    Il ne pouvait se résoudre à s’en aller ; et, avec un regard tout plein de supplications :
    — Ces femmes dont vous parlez sont donc bien insensibles ?
    — Non ! mais sourdes quand il le faut.
    Et elle se tenait debout, sur le seuil de sa chambre, avec ses deux enfants à ses côtés. Il s’inclina sans dire un mot. Elle répondit silencieusement à son salut.
226-227 II, 3
À cent pas de lui, dans un cabriolet milord, une dame parut. Elle se penchait en dehors de la portière, puis se renfonçait vivement ; cela recommença plusieurs fois, Frédéric ne pouvait distinguer sa figure. Un soupçon le saisit, il lui sembla que c’était Mme Arnoux. Impossible, cependant ! Pourquoi serait-elle venue ?
    Il descendit de voiture, sous prétexte de flâner au pesage.
    — Vous n’êtes guère galant ! dit Rosanette.
    Il n’écouta rien et s’avança. Le milord, tournant bride, se mit au trot.
232 II, 4
    Elle mangeait avec une gloutonnerie affectée une tranche de foie gras ; Frédéric, par obéissance, l’imitait, en tenant une bouteille de vin sur ses genoux.
    Le milord reparut, c’était Mme Arnoux. Elle pâlit extraordinairement.
    — Donne-moi du champagne ! dit Rosanette.
    Et, levant le plus haut possible son verre rempli, elle s’écria :
    — Ohé là-bas ! les femmes honnêtes, l’épouse de mon protecteur, ohé !
    Des rires éclatèrent autour d’elle, le milord disparut. Frédéric la tirait par sa robe, il allait s’emporter.
234 II, 4
Mme Arnoux suffoquait un peu. Elle s’approcha de la fenêtre pour respirer.
    De l’autre côté de la rue, sur le trottoir, un emballeur en manches de chemise clouait une caisse. Des fiacres passaient. Elle ferma la croisée et vint se rasseoir. Les hautes maisons voisines interceptant le soleil, un jour froid tombait dans l’appartement. Ses enfants étaient sortis, rien ne bougeait autour d’elle. C’était comme une désertion immense.
    « Il va se marier ; est-ce possible ! »
    Et un tremblement nerveux la saisit.
    « Pourquoi cela ? est-ce que je l’aime ? »
    Puis, tout à coup :
    « Mais oui, je l’aime !… je l’aime ! »
    Il lui semblait descendre dans quelque chose de profond, qui n’en finissait plus. La pendule sonna trois heures. Elle écouta les vibrations du timbre mourir. Et elle restait au bord de son fauteuil, les prunelles fixes, et souriant toujours.
272-273 II, 5
Le lendemain, comme il se rendait chez Deslauriers, au détour de la rue Vivienne et du boulevard, Mme Arnoux se montra devant lui, face à face.
    Leur premier mouvement fut de reculer ; puis, le même sourire leur vint aux lèvres, et ils s’abordèrent. Pendant une minute, aucun des deux ne parla.
    Le soleil l’entourait ; et sa figure ovale, ses longs sourcils, son châle de dentelle noire, moulant la forme de ses épaules, sa robe de soie gorge-de-pigeon, le bouquet de violettes au coin de sa capote, tout lui parut d’une splendeur extraordinaire. Une suavité infinie s’épanchait de ses beaux yeux ; et, balbutiant, au hasard, les premières paroles venues :
    — Comment se porte Arnoux ? dit Frédéric.
    — Je vous remercie !
    — Et vos enfants ?
    — Ils vont très bien !
    — Ah !… ah… — Quel beau temps nous avons, n’est-ce pas ?
    — Magnifique, c’est vrai !
    — Vous faites des courses ?
    — Oui.
    Et avec une lente inclination de tête :
    — Adieu !
    Elle ne lui avait pas tendu la main, n’avait pas dit un seul mot affectueux, ne l’avait même pas invité à venir chez elle, n’importe ! il n’eût point donné cette rencontre pour la plus belle des aventures, et il en ruminait la douceur tout en continuant sa route.
284-285 II, 6
Elle le regarda ironiquement.
    — Eh bien, et ce mariage ?
    — Quel mariage ?
    — Le vôtre !
    — Moi ? Jamais de la vie !
    Elle fit un geste de dénégation.
    — Quand cela serait, après tout ? On se réfugie dans le médiocre, par désespoir du beau qu’on a rêvé !
    — Tous vos rêves, pourtant, n’étaient pas si… candides !
    — Que voulez-vous dire ?
    — Quand vous vous promenez aux courses avec… des personnes !
    Il maudit la Maréchale. Un souvenir lui revint.
    — Mais c’est vous-même, autrefois, qui m’avez prié de la voir, dans l’intérêt d’Arnoux !
    Elle répliqua en hochant la tête :
    — Et vous en profitiez pour vous distraire.
    — Mon Dieu ! oublions toutes ces sottises !
    — C’est juste, puisque vous allez vous marier !
    Et elle retenait son soupir, en mordant ses lèvres.
292 II, 6
    Alors, il s’écria :
    — Mais je vous répète que non ! Pouvez-vous croire que, moi, avec mes besoins d’intelligence, mes habitudes, j’aille m’enfouir en province pour jouer aux cartes, surveiller des maçons, et me promener en sabots ! Est-ce qu’après avoir désiré tout ce qu’il y a de plus beau, de plus tendre, de plus enchanteur, une sorte de paradis sous forme humaine, et quand je l’ai trouvé enfin, cet idéal, quand cette vision me cache toutes les autres…
    Et, lui prenant la tête à deux mains, il se mit à la baiser sur les paupières, en répétant :
    — Non ! non ! non ! jamais je ne me marierai ! jamais ! jamais !
    Elle acceptait ces caresses, figée par la surprise et par le ravissement.
    La porte du magasin sur l’escalier retomba. Elle fit un bond ; et elle restait la main étendue, comme pour lui commander le silence. Des pas se rapprochèrent. Puis quelqu’un dit au-dehors :
    — Madame est-elle là ?
    — Entrez !
    Mme Arnoux avait le coude sur le comptoir et roulait une plume entre ses doigts, tranquillement, quand le teneur de livres ouvrit la portière.
    Frédéric se leva.
    — Madame, j’ai bien l’honneur de vous saluer. Le service, n’est-ce pas, sera prêt ? je puis compter dessus ?
    Elle ne répondit rien. Mais cette complicité silencieuse enflamma son visage de toutes les rougeurs de l’adultère.
292-293 II, 6
  Le lendemain, il retourna chez elle, on le reçut ; et, afin de poursuivre ses avantages, immédiatement, sans préambule, Frédéric commença par se justifier de la rencontre au Champ de Mars. Le hasard seul l’avait fait se trouver avec cette femme. En admettant qu’elle fût jolie (ce qui n’était pas vrai), comment pourrait-elle arrêter sa pensée, même une minute, puisqu’il en aimait une autre !
    — Vous le savez bien, je vous l’ai dit.
    Mme Arnoux baissa la tête.
    — Je suis fâchée que vous me l’ayez dit.
    — Pourquoi ?
    — Les convenances les plus simples exigent maintenant que je ne vous revoie plus !
    Il protesta de l’innocence de son amour. Le passé devait lui répondre de l’avenir ; il s’était promis à lui-même de ne pas troubler son existence, de ne pas l’étourdir de ses plaintes.
    — Mais, hier, mon cœur débordait.
    — Nous ne devons plus songer à ce moment-là, mon ami !
    Cependant, où serait le mal, quand deux pauvres êtres confondraient leur tristesse ?
    — Car vous n’êtes pas heureuse non plus ! Oh ! je vous connais, vous n’avez personne qui réponde à vos besoins d’affection, de dévouement ; je ferai tout ce que vous voudrez ! Je ne vous offenserai pas !… je vous le jure.
    Et il se laissa tomber sur les genoux, malgré lui, s’affaissant sous un poids intérieur trop lourd.
    — Levez-vous ! dit-elle, je le veux !
    Et elle lui déclara impérieusement que, s’il n’obéissait pas, il ne la reverrait jamais.
    — Ah ! je vous en défie bien ! reprit Frédéric. Qu’est-ce que j’ai à faire dans le monde ? Les autres s’évertuent pour la richesse, la célébrité, le pouvoir ! Moi, je n’ai pas d’état, vous êtes mon occupation exclusive, toute ma fortune, le but, le centre de mon existence, de mes pensées. Je ne peux pas plus vivre sans vous que sans l’air du ciel ! Est-ce que vous ne sentez pas l’aspiration de mon âme monter vers la vôtre, et qu’elles doivent se confondre, et que j’en meurs ?
    Mme Arnoux se mit à trembler de tous ses membres.
    — Oh ! allez-vous-en ! je vous en prie !
    L’expression bouleversée de sa figure l’arrêta. Puis il fit un pas. Mais elle se reculait, en joignant les deux mains.
    — Laissez-moi ! au nom du ciel ! de grâce !
    Et Frédéric l’aimait tellement, qu’il sortit.
293-294 II, 6
 Bientôt, il fut pris de colère contre lui-même, se déclara un imbécile, et, vingt-quatre heures après, il revint.
    Madame n’y était pas. Il resta sur le palier, étourdi de fureur et d’indignation. Arnoux parut, et lui apprit que sa femme, le matin même, était partie s’installer dans une petite maison de campagne qu’ils louaient à Auteuil, ne possédant plus celle de Saint-Cloud.
    — C’est encore une de ses lubies ! Enfin, puisque ça l’arrange ! et moi aussi, du reste ; tant mieux ! Dînons-nous ensemble ce soir ?
    Frédéric allégua une affaire urgente, puis courut à Auteuil.
    Mme Arnoux laissa échapper un cri de joie. Alors, toute sa rancune s’évanouit.
    Il ne parla point de son amour. Pour lui inspirer plus de confiance, il exagéra même sa réserve ; et, lorsqu’il demanda s’il pouvait revenir, elle répondit : « Mais sans doute », en offrant sa main, qu’elle retira presque aussitôt.
    Frédéric, dès lors, multiplia ses visites.
294 II, 6
L’humeur de sa fille l’avait forcée de la mettre au couvent. Son gamin passait l’après-midi dans une école, Arnoux faisait de longs déjeuners au Palais-Royal, avec Regimbart et l’ami Compain. Aucun fâcheux ne pouvait les surprendre.
    Il était bien entendu qu’ils ne devaient pas s’appartenir. Cette convention, qui les garantissait du péril, facilitait leurs épanchements.
295 II, 6
   Ces discours n’embrassaient, d’habitude, que les années de leur fréquentation. Il lui rappelait d’insignifiants détails, la couleur de sa robe à telle époque, quelle personne un jour était survenue, ce qu’elle avait dit une autre fois ; et elle répondait tout émerveillée :
    — Oui, je me rappelle !
    Leurs goûts, leurs jugements étaient les mêmes. Souvent celui des deux qui écoutait l’autre s’écriait :
    — Moi aussi !
    Et l’autre à son tour reprenait :
    — Moi aussi !
    Puis c’étaient d’interminables plaintes sur la Providence :
    — Pourquoi le ciel ne l’a-t-il pas voulu ! Si nous nous étions rencontrés !…
    — Ah ! si j’avais été plus jeune ! soupirait-elle.
    — Non ! moi, un peu plus vieux.
    Et ils s’imaginaient une vie exclusivement amoureuse, assez féconde pour remplir les plus vastes solitudes, excédant toutes joies, défiant toutes les misères, où les heures auraient disparu dans un continuel épanchement d’eux-mêmes, et qui aurait fait quelque chose de resplendissant et d’élevé comme la palpitation des étoiles.
295 II, 6
 Quelquefois les rayons du soleil, traversant la jalousie, tendaient depuis le plafond jusque sur les dalles comme les cordes d’une lyre, des brins de poussière tourbillonnaient dans ces barres lumineuses. Elle s’amusait à les fendre, avec sa main ; Frédéric la saisissait, doucement ; et il contemplait l’entrelacs de ses veines, les grains de sa peau, la forme de ses doigts. Chacun de ses doigts était, pour lui, plus qu’une chose, presque une personne.
    Elle lui donna ses gants, la semaine d’après son mouchoir. Elle l’appelait « Frédéric », il l’appelait « Marie », adorant ce nom-là, fait exprès, disait-il, pour être soupiré dans l’extase, et qui semblait contenir des nuages d’encens, des jonchées de roses.
    Ils arrivèrent à fixer d’avance le jour de ses visites ; et, sortant comme par hasard, elle allait au-devant de lui, sur la route.
    Elle ne faisait rien pour exciter son amour, perdue dans cette insouciance qui caractérise les grands bonheurs.
296 II, 6
Jamais elle n’avait eu plus de douceur, d’indulgence. Sûre de ne pas faillir, elle s’abandonnait à un sentiment qui lui semblait un droit conquis par ses chagrins. Cela était si bon, du reste, et si nouveau ! Quel abîme entre la grossièreté d’Arnoux et les adorations de Frédéric !
    Il tremblait de perdre par un mot tout ce qu’il croyait avoir gagné, se disant qu’on peut ressaisir une occasion et qu’on ne rattrape jamais une sottise. Il voulait qu’elle se donnât, et non la prendre. L’assurance de son amour le délectait comme un avant-goût de la possession, et puis le charme de sa personne lui troublait le cœur plus que les sens. C’était une béatitude indéfinie, un tel enivrement, qu’il en oubliait jusqu’à la possibilité d’un bonheur absolu. Loin d’elle, des convoitises furieuses le dévoraient.
296-297 II, 6
Bientôt il y eut dans leurs dialogues de grands intervalles de silence. Quelquefois, une sorte de pudeur sexuelle les faisait rougir l’un devant l’autre. Toutes les précautions pour cacher leur amour le dévoilaient ; plus il devenait fort, plus leurs manières étaient contenues. Par l’exercice d’un tel mensonge, leur sensibilité s’exaspéra. Ils jouissaient délicieusement de la senteur des feuilles humides, ils souffraient du vent d’est, ils avaient des irritations sans cause, des pressentiments funèbres ; un bruit de pas, le craquement d’une boiserie leur causaient des épouvantes comme s’ils avaient été coupables ; ils se sentaient poussés vers un abîme ; une atmosphère orageuse les enveloppait ; et, quand des doléances échappaient à Frédéric, elle s’accusait elle-même.
    — Oui ! je fais mal ! j’ai l’air d’une coquette ! Ne venez donc plus !
    Alors, il répétait les mêmes serments, qu’elle écoutait chaque fois avec plaisir.
   Son retour à Paris et les embarras du jour de l’an suspendirent un peu leurs entrevues.
297 II, 6
 Une après-midi (vers le milieu de février), il la surprit fort émue. Eugène se plaignait de mal à la gorge. Le docteur avait dit pourtant que ce n’était rien, un gros rhume, la grippe. Frédéric fut étonné par l’air ivre de l’enfant. Il rassura sa mère néanmoins, cita en exemple plusieurs bambins de son âge qui venaient d’avoir des affections semblables et s’étaient vite guéris.
    — Vraiment ?
    — Mais oui, bien sûr !
    — Oh ! comme vous êtes bon !
    Et elle lui prit la main. Il l’étreignit dans la sienne.
    — Oh ! laissez-la.
    — Qu’est-ce que cela fait, puisque c’est au consolateur que vous l’offrez !… Vous me croyez bien pour ces choses, et vous doutez de moi… quand je vous parle de mon amour !
    — Je n’en doute pas, mon pauvre ami !
    — Pourquoi cette défiance, comme si j’étais un misérable capable d’abuser !…
    — Oh ! non !…
    — Si j’avais seulement une preuve !…
    — Quelle preuve ?
    — Celle qu’on donnerait au premier venu, celle que vous m’avez accordée à moi-même.
    Et il lui rappela qu’une fois ils étaient sortis ensemble, par un crépuscule d’hiver, un temps de brouillard. Tout cela était bien loin, maintenant ! Qui donc l’empêchait de se montrer à son bras, devant tout le monde, sans crainte de sa part, sans arrière-pensée de la sienne, n’ayant personne autour d’eux pour les importuner ?
    — Soit ! dit-elle, avec une bravoure de décision qui stupéfia d’abord Frédéric.
    Mais il reprit vivement :
    — Voulez-vous que je vous attende au coin de la rue Tronchet et de la rue de la Ferme ?
    — Mon Dieu ! mon ami…, balbutiait Mme Arnoux.
    Sans lui donner le temps de réfléchir, il ajouta :
    — Mardi prochain, je suppose ?
    — Mardi ?
    — Oui, entre deux et trois heures !
    — J’y serai !
    Et elle détourna son visage, par un mouvement de honte. Frédéric lui posa ses lèvres sur la nuque.
    — Oh ! ce n’est pas bien, dit-elle. Vous me feriez repentir.
298-299 II, 6
— Sauvé ! Est-ce possible !
 Tout à coup l’idée de Frédéric lui apparut d’une façon nette et inexorable. C’était un avertissement de la Providence. Mais le Seigneur, dans sa miséricorde, n’avait pas voulu la punir tout à fait ! Quelle expiation, plus tard, si elle persévérait dans cet amour ! Sans doute, on insulterait son fils à cause d’elle ; et Mme Arnoux l’aperçut jeune homme, blessé dans une rencontre, rapporté sur un brancard, mourant. D’un bond, elle se précipita sur la petite chaise ; et de toutes ses forces, lançant son âme dans les hauteurs, elle offrit à Dieu, comme un holocauste, le sacrifice de sa première passion, de sa seule faiblesse.
305 II, 6
Frédéric se trouvait à côté de Mme Arnoux.
    Elle portait une robe de barège noir, un cercle d’or au poignet, et, comme le premier jour où il avait dîné chez elle, quelque chose de rouge dans les cheveux, une branche de fuchsia entortillée à son chignon. Il ne put s’empêcher de lui dire :
    — Voilà longtemps que nous ne nous sommes vus !
    — Ah ! répliqua-t-elle froidement.
    Il reprit, avec une douceur dans la voix qui atténuait l’impertinence de sa question :
    — Avez-vous quelquefois pensé à moi ?
    — Pourquoi y penserais-je ?
    Frédéric fut blessé par ce mot.
    — Vous avez peut-être raison, après tout.
    Mais, se repentant vite, il jura qu’il n’avait pas vécu un seul jour sans être ravagé par son souvenir.
    — Je n’en crois absolument rien, monsieur.
    — Cependant, vous savez que je vous aime !
    Mme Arnoux ne répondit pas.
    — Vous savez que je vous aime.
    Elle se taisait toujours.
    « Eh bien, va te promener ! » se dit Frédéric.
363-364 III, 2
Quant à Frédéric, le modèle ne pouvait être que sa maîtresse. Ce fut une de ces convictions qui se forment tout de suite, et les figures de l’assemblée la manifestaient clairement.
« Comme il me mentait ! » se dit Mme Arnoux.
    « C’est donc pour cela qu’il m’a quittée ! » pensa Louise.
366 III, 2
    Je ne suis pas comme ceux qu’elle empêche, sans doute, d’aller à leurs rendez-vous !
    — Quels rendez-vous ? demanda-t-elle naïvement.
    — Vous ne vous rappelez pas ?
    Un frisson la saisit, et elle baissa la tête.
    Il lui posa doucement la main sur le bras.
    — Je vous assure que vous m’avez fait bien souffrir !
    Elle reprit, avec une sorte de lamentation dans la voix :
    — Mais j’avais peur pour mon enfant !
    Elle lui conta la maladie du petit Eugène et toutes les angoisses de cette journée.
    — Merci ! merci ! Je ne doute plus ! je vous aime comme toujours !
    — Eh non ! ce n’est pas vrai !
    — Pourquoi ?
    Elle le regarda froidement.
    — Vous oubliez l’autre ! Celle que vous promenez aux courses ! La femme dont vous avez le portrait, votre maîtresse !
    — Eh bien, oui ! s’écria Frédéric. Je ne nie rien ! Je suis un misérable ! écoutez-moi !
    S’il l’avait eue, c’était par désespoir, comme on se suicide. Du reste, il l’avait rendue fort malheureuse, pour se venger sur elle de sa propre honte.
    — Quel supplice ! Vous ne comprenez pas ?
377-378 III, 3
    Mme Arnoux tourna son beau visage, en lui tendant la main ; et ils fermèrent les yeux, absorbés dans une ivresse qui était comme un bercement doux et infini. Puis ils restèrent à se contempler, face à face, l’un près de l’autre.
    — Est-ce que vous pouviez croire que je ne vous aimais plus ?
    Elle répondit d’une voix basse, pleine de caresses :
    — Non ! En dépit de tout, je sentais au fond de mon cœur que cela était impossible et qu’un jour l’obstacle entre nous deux s’évanouirait !
    — Moi aussi ! et j’avais des besoins de vous revoir, à en mourir !
    — Une fois, reprit-elle, dans le Palais-Royal, j’ai passé à côté de vous !
    — Vraiment ?
    Et il lui dit le bonheur qu’il avait eu en la retrouvant chez les Dambreuse.
    — Mais comme je vous détestais le soir, en sortant de là !
    — Pauvre garçon !
    — Ma vie est si triste.
    — Et la mienne !… S’il n’y avait que les chagrins, les inquiétudes, les humiliations, tout ce que j’endure comme épouse et comme mère, puisqu’on doit mourir, je ne me plaindrais pas ; ce qu’il y a d’affreux, c’est ma solitude, sans personne…
    — Mais je suis là, moi !
    — Oh ! oui !
    Un sanglot de tendresse l’avait soulevée. Ses bras s’écartèrent ; et ils s’étreignirent debout, dans un long baiser.
    Un craquement se fit sur le parquet.Une femme était près d’eux, Rosanette. Mme Arnoux l’avait reconnue ; ses yeux, ouverts démesurément, l’examinaient, toutpleins de surprise et d’indignation. Enfin, Rosanette lui dit :
    — Je viens parler à M. Arnoux, pour affaires.
378 III, 3
   Et, se tournant vers Frédéric :
    — Te voilà ici, toi ?
    Ce tutoiement, donné devant elle, fit rougir Mme Arnoux, comme un soufflet en plein visage.
    — Il n’y est pas, je vous le répète !
    Alors, la Maréchale, qui regardait çà et là, dit tranquillement :
    — Rentrons-nous ? J’ai un fiacre en bas.
    Il faisait semblant de ne pas entendre.
    — Allons, viens !
    — Ah ! oui ! c’est une occasion ! Partez ! partez ! dit Mme Arnoux.
    Ils sortirent. Elle se pencha sur la rampe pour les voir encore ; et un rire aigu, déchirant, tomba sur eux, du haut de l’escalier. Frédéric poussa Rosanette dans le fiacre, se mit en face d’elle, et, pendant toute la route, ne prononça pas un mot.
379 III, 3
Vers la fin de mars 1867, à la nuit tombante, comme il était seul dans son cabinet, une femme entra.
    — Madame Arnoux !
    — Frédéric !
    Elle le saisit par les mains, l’attira doucement vers la fenêtre, et elle le considérait tout en répétant :
    — C’est lui ! C’est donc lui !
    Dans la pénombre du crépuscule, il n’apercevait que ses yeux sous la voilette de dentelle noire qui masquait sa figure.
    Quand elle eut déposé au bord de la cheminée un petit portefeuille de velours grenat, elle s’assit. Tous deux restèrent sans pouvoir parler, se souriant l’un à l’autre.
437 III, 6
Enfin, il lui adressa quantité de questions sur elle et son mari.
    Ils habitaient le fond de la Bretagne, pour vivre économiquement et payer leurs dettes. Arnoux, presque toujours malade, semblait un vieillard maintenant. Sa fille était mariée à Bordeaux, et son fils en garnison à Mostaganem. Puis elle releva la tête :
    — Mais je vous revois ! Je suis heureuse !
    Il ne manqua pas de lui dire qu’à la nouvelle de leur catastrophe, il était accouru chez eux.
    — Je le savais !
    — Comment ?
    Elle l’avait aperçu dans la cour, et s’était cachée.
    — Pourquoi ?
    Alors, d’une voix tremblante, et avec de longs intervalles entre ses mots :
    — J’avais peur ! Oui… peur de vous… de moi !
    Cette révélation lui donna comme un saisissement de volupté. Son cœur battait à grands coups. Elle reprit :
    — Excusez-moi de n’être pas venue plus tôt.
    Et désignant le petit portefeuille grenat couvert de palmes d’or :
    — Je l’ai brodé à votre intention, tout exprès. Il contient cette somme, dont les terrains de Belleville devaient répondre.
437-438 III, 6
    Elle s’étonnait de sa mémoire. Cependant, elle lui dit :
    — Quelquefois, vos paroles me reviennent comme un écho lointain, comme le son d’une cloche apporté par le vent ; et il me semble que vous êtes là, quand je lis des passages d’amour dans les livres.
    — Tout ce qu’on y blâme d’exagéré, vous me l’avez fait ressentir, dit Frédéric. Je comprends Werther que ne dégoûtent pas les tartines de Charlotte.
    — Pauvre cher ami !
    Elle soupira ; et, après un long silence :
    — N’importe, nous nous serons bien aimés.
    — Sans nous appartenir, pourtant !
    — Cela vaut peut-être mieux, reprit-elle.
    — Non ! non ! Quel bonheur nous aurions eu !
    — Oh ! je le crois, avec un amour comme le vôtre !
    Et il devait être bien fort pour durer après une séparation si longue !
Frédéric lui demanda comment elle l’avait découvert.
    — C’est un soir que vous m’avez baisé le poignet entre le gant et la manchette. Je me suis dit : « Mais il m’aime… il m’aime. » J’avais peur de m’en assurer, cependant. Votre réserve était si charmante, que j’en jouissais comme d’un hommage involontaire et continu.
    Il ne regretta rien. Ses souffrances d’autrefois étaient payées.
Quand ils rentrèrent, Mme Arnoux ôta son chapeau. La lampe, posée sur une console, éclaira ses cheveux blancs. Ce fut comme un heurt en pleine poitrine.
439 III, 6
Elle acceptait avec ravissement ces adorations pour la femme qu’elle n’était plus. Frédéric, se grisant par ses paroles, arrivait à croire ce qu’il disait. Mme Arnoux, le dos tourné à la lumière, se penchait vers lui. Il sentait sur son front la caresse de son haleine, à travers ses vêtements le contact indécis de tout son corps. Leurs mains se serrèrent ; la pointe de sa bottine s’avançait un peu sous sa robe, et il lui dit, presque défaillant :
    — La vue de votre pied me trouble.
Un mouvement de pudeur la fit se lever. Puis, immobile, et avec l’intonation singulière des somnambules :
    — À mon âge ! lui ! Frédéric !… Aucune n’a jamais été aimée comme moi ! Non, non ! à quoi sert d’être jeune ? Je m’en moque bien ! je les méprise, toutes celles qui viennent ici !
    — Oh ! il n’en vient guère ! reprit-il complaisamment.
    Son visage s’épanouit, et elle voulut savoir s’il se marierait.
    Il jura que non.
    — Bien sûr ? pourquoi ?
    — À cause de vous, dit Frédéric en la serrant dans ses bras.
    Elle y restait, la taille en arrière, la bouche entr’ouverte, les yeux levés. Tout à coup, elle le repoussa avec un air de désespoir ; et, comme il la suppliait de lui répondre, elle dit en baissant la tête :
    — J’aurais voulu vous rendre heureux.
  Frédéric soupçonna Mme Arnoux d’être venue pour s’offrir ; et il était repris par une convoitise plus forte que jamais, furieuse, enragée. Cependant, il sentait quelque chose d’inexprimable, une répulsion, et comme l’effroi d’un inceste. Une autre crainte l’arrêta, celle d’en avoir dégoût plus tard. D’ailleurs, quel embarras ce serait ! et tout à la fois par prudence et pour ne pas dégrader son idéal, il tourna sur ses talons et se mit à faire une cigarette.
    Elle le contemplait, tout émerveillée.
    — Comme vous êtes délicat ! Il n’y a que vous ! Il n’y a que vous !
440-441 III, 6
 Onze heures sonnèrent.
    — Déjà ! dit-elle ; au quart, je m’en irai.
    Elle se rassit ; mais elle observait la pendule, et il continuait à marcher en fumant. Tous les deux ne trouvaient plus rien à se dire. Il y a un moment, dans les séparations, où la personne aimée n’est déjà plus avec nous.
    Enfin, l’aiguille ayant dépassé les vingt-cinq minutes, elle prit son chapeau par les brides, lentement.
    — Adieu, mon ami, mon cher ami ! Je ne vous reverrai jamais ! C’était ma dernière démarche de femme. Mon âme ne vous quittera pas. Que toutes les bénédictions du ciel soient sur vous !
    Et elle le baisa au front comme une mère.
    Mais elle parut chercher quelque chose, et lui demanda des ciseaux.
    Elle défit son peigne ; tous ses cheveux blancs tombèrent.
    Elle s’en coupa, brutalement, à la racine, une longue mèche.
    — Gardez-les ! adieu !
    Quand elle fut sortie, Frédéric ouvrit sa fenêtre, Mme Arnoux, sur le trottoir, fit signe d’avancer à un fiacre qui passait. Elle monta dedans. La voiture disparut.
    Et ce fut tout.
441 III, 6
     

Oleg Hirschmann