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Extraits de l'œuvre |
Édition |
Chapitre |
Un matin du mois de décembre, en se rendant au cours de procédure, il crut remarquer dans la rue Saint-Jacques plus d’animation qu’à l’ordinaire. Les étudiants sortaient précipitamment des cafés, ou, par les fenêtres ouvertes, ils s’appelaient d’une maison à l’autre ; les boutiquiers, au milieu du trottoir, regardaient d’un air inquiet ; les volets se fermaient ; et, quand il arriva dans la rue Soufflot, il aperçut un grand rassemblement autour du Panthéon. |
62 |
I, 4 |
Il répétait :
— Dussardier !… rue de Cléry. Mon carton !
Il s’apaisa pourtant, et, d’un air stoïque, se laissa conduire vers le poste de la rue Descartes. Un flot de monde le suivit. Frédéric et le jeune homme à moustaches marchaient immédiatement par derrière, pleins d’admiration pour le commis et révoltés contre la violence du Pouvoir. |
65 |
I, 4 |
Hussonnet, le matin, l’avait rencontré au coin d’une rue ; et il l’amenait, car Dussardier, par reconnaissance, voulait voir « l’autre ».
Il tendit à Frédéric le porte-cigares encore plein, et qu’il avait gardé religieusement avec l’espoir de le rendre. Les jeunes gens l’invitèrent à revenir. Il n’y manqua pas.
Tous sympathisaient. D’abord, leur haine du Gouvernement avait la hauteur d’un dogme indiscutable. |
90 |
I, 5 |
— Je bois à la destruction complète de l’ordre actuel, c’est-à-dire de tout ce qu’on nomme Privilège, Monopole, Direction, Hiérarchie, Autorité, État ! — et d’une voix plus haute : — que je voudrais briser comme ceci ! en lançant sur la table le beau verre à patte, qui se fracassa en mille morceaux.
Tous applaudirent, et Dussardier principalement. |
169-170 |
II, 2 |
Sénécal, sans défendre les Polonais, releva les derniers mots de l’homme de lettres. On avait calomnié les papes, qui, après tout, défendaient le peuple, et il appelait la Ligue « l’aurore de la Démocratie, un grand mouvement égalitaire contre l’individualisme des protestants ».
Frédéric était un peu surpris par ces idées. |
170 |
II, 2 |
On dira que je renverse la société ? Eh bien, après ? où serait le mal ? Elle est propre, en effet, la société.
Frédéric aurait eu beaucoup de choses à lui répondre. Mais, le voyant loin des théories de Sénécal, il était plein d’indulgence. Il se contenta d’objecter qu’un pareil système les ferait haïr généralement. |
206 |
II, 3 |
Sénécal, qui se promenait les mains derrière le dos, comme un pion dans une salle d’études se contenta de sourire.
— Article 13, insubordination, dix francs !
La Bordelaise se remit à sa besogne. Mme Arnoux par convenance, ne disait rien, mais ses sourcils se froncèrent. Frédéric murmura :
— Ah ! pour un démocrate, vous êtes bien dur !
L’autre répondit magistralement :
— La démocratie n’est pas le dévergondage de l’individualisme. C’est le niveau commun sous la loi, la répartition du travail, l’ordre !
— Vous oubliez l’humanité ! dit Frédéric.
Mme Arnoux prit son bras ; Sénécal, offensé peut-être de cette approbation silencieuse, s’en alla. |
225 |
II, 3 |
M. Dambreuse et un vieillard à chevelure blanche se promenaient dans toute la longueur du salon. Quelques-uns s’entretenaient au bord des petits divans, çà et là les autres, debout, formaient un cercle au milieu.
Ils causaient de votes, d’amendements, de sous-amendements, du discours de M. Grandin, de la réplique de M. Benoist. Le tiers parti décidément allait trop loin ! Le centre gauche aurait dû se souvenir un peu mieux de ses origines ! Le ministère avait reçu de graves atteintes ! Ce qui devait rassurer pourtant, c’est qu’on ne lui voyait point de successeur. Bref, la situation était complètement analogue à celle de 1834.
Comme ces choses ennuyaient Frédéric, il se rapprocha des femmes. |
262 |
II, 4 |
— Cependant, monsieur, dit un propriétaire, on n’est pas honnête quand on conspire !
La plupart des hommes qui étaient là avaient servi, au moins, quatre gouvernements ; et ils auraient vendu la France ou le genre humain, pour garantir leur fortune, s’épargner un malaise, un embarras, ou même par simple bassesse, adoration instinctive de la force. Tous déclarèrent les crimes politiques inexcusables. Il fallait plutôt pardonner à ceux qui provenaient du besoin ! Et on ne manqua pas de mettre en avant l’éternel exemple du père de famille, volant l’éternel morceau de pain chez l’éternel boulanger.
Un administrateur s’écria même :
— Moi, monsieur, si j’apprenais que mon frère conspire, je le dénoncerais !
Frédéric invoqua le droit de résistance ; et, se rappelant quelques phrases que lui avait dites Deslauriers, il cita Desolmes, Blackstone, le bill des droits en Angleterre, et l’article 2 de la Constitution de 91. C’était même en vertu de ce droit-là qu’on avait proclamé la déchéance de Napoléon ; il avait été reconnu en 1830, inscrit en tête de la Charte.
— D’ailleurs, quand le souverain manque au contrat, la justice veut qu’on le renverse.
— Mais c’est abominable ! exclama la femme d’un préfet.
Toutes les autres se taisaient, vaguement épouvantées, comme si elles eussent entendu le bruit des balles. Mme Dambreuse se balançait dans son fauteuil, et l’écoutait parler en souriant. |
264-265 |
II, 4 |
Un industriel, ancien carbonaro, tâcha de lui démontrer que les d’Orléans étaient une belle famille sans doute, il y avait des abus…
— Eh bien, alors ?
— Mais on ne doit pas les dire, cher monsieur ! Si vous saviez comme toutes ces criailleries de l’opposition nuisent aux affaires !
— Je me moque des affaires ! reprit Frédéric.
La pourriture de ces vieux l’exaspérait et, emporté par la bravoure qui saisit quelquefois les plus timides, il attaqua les financiers, les députés, le Gouvernement, le Roi, prit la défense des Arabes, débitait beaucoup de sottises. Quelques-uns l’encourageaient ironiquement : « Allez donc ! continuez ! » tandis que d’autres murmuraient : « Diable ! quelle exaltation ! » Enfin, il jugea convenable de se retirer ; |
265 |
II, 4 |
Et Deslauriers s’informa de Martinon.
— Que devient-il, cet intéressant monsieur ?
Aussitôt Frédéric, épanchant le mauvais vouloir qu’il lui portait, attaqua son esprit, son caractère, sa fausse élégance, l’homme tout entier. C’était bien un spécimen de paysan parvenu ! L’aristocratie nouvelle, la bourgeoisie ne valait pas l’ancienne, la noblesse. Il soutenait cela ; et les démocrates approuvaient, comme s’il avait fait partie de l’une et qu’ils eussent fréquenté l’autre. On fut enchanté de lui. Le pharmacien le compara même à M. d’Alton-Shée qui, bien que pair de France, défendait la cause du Peuple. |
290 |
II, 6 |
Son retour à Paris et les embarras du jour de l’an suspendirent un peu leurs entrevues. Quand il revint, il avait, dans les allures, quelque chose de plus hardi. Elle sortait à chaque minute pour donner des ordres, et recevait, malgré ses prières, tous les bourgeois qui venaient la voir. On se livrait alors à des conversations sur Léotade, M. Guizot, le Pape, l’insurrection de Palerme et le banquet du XIIè arrondissement, lequel inspirait des inquiétudes. Frédéric se soulageait en déblatérant contre le Pouvoir ; car il souhaitait, comme Deslauriers, un bouleversement universel, tant il était maintenant aigri. |
297 |
II, 6 |
Frédéric rejeta la lettre sans la finir, et en ouvrit une autre, un billet de Deslauriers.
« Mon vieux,
« La poire est mûre. Selon ta promesse, nous comptons sur toi. On se réunit demain au petit jour, place du Panthéon. Entre au café Soufflot. Il faut que je te parle avant la manifestation. »
— « Oh ! je les connais, leurs manifestations. Mille grâces ! j’ai un rendez-vous plus agréable. »
Et, le lendemain, dès onze heures, Frédéric était sorti. Il voulait donner un dernier coup d’œil aux préparatifs ; puis, qui sait, elle pouvait, par un hasard quelconque, être en avance ? En débouchant de la rue Tronchet, il entendit derrière la Madeleine une grande clameur ; il s’avança ; et il aperçut au fond de la place, à gauche, des gens en blouse et des bourgeois. |
300 |
II, 6 |
— Vive la Réforme ! à bas Guizot !
Les amis de Frédéric étaient là, bien sûr. Ils allaient l’apercevoir et l’entraîner. Il se réfugia vivement dans la rue de l’Arcade.
Quand les étudiants eurent fait deux fois le tour de la Madeleine, ils descendirent vers la place de la Concorde. Elle était remplie de monde ; et la foule tassée semblait, de loin, un champ d’épis noirs qui oscillaient.
Au même moment, des soldats de la ligne se rangèrent en bataille, à gauche de l’église.
Les groupes stationnaient, cependant. Pour en finir, des agents de police en bourgeois saisissaient les plus mutins et les emmenaient au poste, brutalement. Frédéric, malgré son indignation, resta muet ; on aurait pu le prendre avec les autres, et il aurait manqué Mme Arnoux. |
301 |
II, 6 |
Frédéric entra dans le boudoir. La Maréchale parut, en jupon, les cheveux sur le dos, bouleversée.
— Ah ! merci ! tu viens me sauver ! c’est la seconde fois ! tu n’en demandes jamais le prix, toi !
— Mille pardons ! dit Frédéric, en lui saisissant la taille dans les deux mains.
— Comment ? que fais-tu ? balbutia la Maréchale, à la fois surprise et égayée par ces manières.
Il répondit :
— Je suis la mode, je me réforme.
Elle se laissa renverser sur le divan, et continuait à rire sous ses baisers.
Ils passèrent l’après-midi à regarder, de leur fenêtre, le peuple dans la rue. |
306 |
II, 6 |
Dans la garde nationale, au contraire, les officiers, rouges d’enthousiasme, brandissaient leur sabre en vociférant : « Vive la réforme ! » et ce mot-là, chaque fois, faisait rire les deux amants. Frédéric blaguait, était très gai.
Par la rue Duphot, ils atteignirent les boulevards. Des lanternes vénitiennes, suspendues aux maisons, formaient des guirlandes de feux. Un fourmillement confus s’agitait en dessous ; au milieu de cette ombre, par endroits, brillaient des blancheurs de baïonnettes. Un grand brouhaha s’élevait. La foule était trop compacte, le retour direct impossible ; et ils entraient dans la rue Caumartin, quand, tout à coup, éclata derrière eux un bruit, pareil au craquement d’une immense pièce de soie que l’on déchire. C’était la fusillade du boulevard des Capucines.
— Ah ! on casse quelques bourgeois, dit Frédéric tranquillement.
Car il y a des situations où l’homme le moins cruel est si détaché des autres, qu’il verrait périr le genre humain sans un battement de cœur. |
307 |
II, 6 |
Les tambours battaient la charge. Des cris aigus, des hourras de triomphe s’élevaient. Un remous continuel faisait osciller la multitude. Frédéric, pris entre deux masses profondes, ne bougeait pas, fasciné d’ailleurs et s’amusant extrêmement. Les blessés qui tombaient, les morts étendus n’avaient pas l’air de vrais blessés, de vrais morts. Il lui semblait assister à un spectacle. |
311 |
III, 1 |
Frédéric fut ébranlé par le choc d’un homme qui, une balle dans les reins, tomba sur son épaule, en râlant. À ce coup, dirigé peut-être contre lui, il se sentit furieux ; et il se jetait en avant quand un garde national l’arrêta.
— C’est inutile ! le Roi vient de partir. Ah ! si vous ne me croyez pas, allez-y voir !
Une pareille assertion calma Frédéric. |
311 |
III, 1 |
Tous les visages étaient rouges ; la sueur en coulait à larges gouttes ; Hussonnet fit cette remarque :
— Les héros ne sentent pas bon !
— Ah ! vous êtes agaçant, reprit Frédéric.
Et poussés malgré eux, ils entrèrent dans un appartement où s’étendait au plafond, un dais de velours rouge. Sur le trône, en dessous, était assis un prolétaire à barbe noire, la chemise entr’ouverte, l’air hilare et stupide comme un magot. D’autres gravissaient l’estrade pour s’asseoir à sa place.
— Quel mythe ! dit Hussonnet. Voilà le peuple souverain ! |
313 |
III, 1 |
Toutes les poitrines haletaient ; la chaleur de plus en plus devenait suffocante ; les deux amis, craignant d’être étouffés, sortirent.
Dans l’antichambre, debout sur un tas de vêtements, se tenait une fille publique, en statue de la Liberté, immobile, les yeux grands ouverts, effrayante.
Ils avaient fait trois pas dehors, quand un peloton de gardes municipaux en capotes s’avança vers eux, et qui, retirant leurs bonnets de police, et découvrant à la fois leurs crânes un peu chauves, saluèrent le peuple très bas. À ce témoignage de respect, les vainqueurs déguenillés se rengorgèrent. Hussonnet et Frédéric ne furent pas non plus sans en éprouver un certain plaisir.
Une ardeur les animait. Ils s’en retournèrent au Palais-Royal. Devant la rue Fromanteau, des cadavres de soldats étaient entassés sur de la paille. Ils passèrent auprès impassiblement, étant même fiers de sentir qu’ils faisaient bonne contenance. |
314 |
III, 1 |
Le vin coulait en ruisseaux, mouillait les pieds, les voyous buvaient dans des culs de bouteille, et vociféraient en titubant.
— Sortons de là, dit Hussonnet, ce peuple me dégoûte.
Tout le long de la galerie d’Orléans, des blessés gisaient par terre sur des matelas, ayant pour couvertures des rideaux de pourpre ; et de petites bourgeoises du quartier leur apportaient des bouillons, du linge.
— N’importe ! dit Frédéric, moi, je trouve le peuple sublime. |
314 |
III, 1 |
Frédéric, bien qu’il ne fût pas guerrier, sentit bondir son sang gaulois. Le magnétisme des foules enthousiastes l’avait pris. Il humait voluptueusement l’air orageux, plein des senteurs de la poudre ; et cependant il frissonnait sous les effluves d’un immense amour, d’un attendrissement suprême et universel, comme si le cœur de l’humanité tout entière avait battu dans sa poitrine. |
316 |
III, 1 |
Hussonnet dit, en bâillant :
— Il serait temps, peut-être, d’aller instruire les populations !
Frédéric le suivit à son bureau de correspondance place de la Bourse ; et il se mit à composer pour le Journal de Troyes un compte rendu des événements en style lyrique, un véritable morceau, qu’il signa. |
316 |
III, 1 |
On arriva bientôt aux élections pour l’Assemblée nationale, et aux candidats dans l’arrondissement de la Fortelle. Celui de l’opposition n’avait pas de chances.
— Vous devriez prendre sa place ! dit M. Dambreuse.
Frédéric se récria.
— Eh ! pourquoi donc ? car il obtiendrait les suffrages des ultras, vu ses opinions personnelles, celui des conservateurs, à cause de sa famille.
— Et peut-être aussi, ajouta le banquier en souriant, grâce un peu à mon influence.
Frédéric objecta qu’il ne saurait comment s’y prendre. Rien de plus facile, en se faisant recommander aux patriotes de l’Aube par un club de la capitale. Il s’agissait de lire, non une profession de foi comme on en voyait quotidiennement, mais une exposition de principes sérieuse.
— Apportez-moi cela ; je sais ce qui convient dans la localité ! Et vous pourriez, je vous le répète, rendre de grands services au pays, à nous tous, à moi-même.
Par des temps pareils, on devait s’entr’aider, et, si Frédéric avait besoin de quelque chose, lui, ou ses amis…
— Oh ! mille grâces, cher monsieur !
— À charge de revanche, bien entendu !
Le banquier était un brave homme, décidément. |
320-321 |
III, 1 |
Frédéric ne put s’empêcher de réfléchir à son conseil ; et bientôt, une sorte de vertige l’éblouit.
Les grandes figures de la Convention passèrent devant ses yeux. Il lui sembla qu’une aurore magnifique allait se lever. Rome, Vienne, Berlin, étaient en insurrection, les Autrichiens chassés de Venise ; toute l’Europe s’agitait. C’était l’heure de se précipiter dans le mouvement, de l’accélérer peut-être ; et puis il était séduit par le costume que les députés, disait-on, porteraient. Déjà, il se voyait en gilet à revers avec une ceinture tricolore ; |
321 |
III, 1 |
Cependant, Frédéric avait besoin d’être approuvé par un plus grand nombre ; et il confia la chose à Rosanette, un jour que Mlle Vatnaz se trouvait là.
La candidature de Frédéric lui parut favorable à ses idées. Elle l’encouragea, en lui montrant la gloire à l’horizon. Rosanette se réjouit d’avoir un homme qui parlerait à la Chambre.
— Et puis on te donnera, peut-être, une bonne place.
Frédéric, homme de toutes les faiblesses, fut gagné par la démence universelle. Il écrivit un discours, et alla le faire voir à M. Dambreuse. |
322 |
III, 1 |
Mais bientôt Martinon reparut, et Frédéric entama son discours. Dès la seconde page, qui signalait comme une honte la prépondérance des intérêts pécuniaires, le banquier fit la grimace. Puis, abordant les réformes, Frédéric demandait la liberté du commerce.
— Comment… ? mais permettez !
L’autre n’entendait pas, et continua. Il réclamait l’impôt sur la rente, l’impôt progressif, une fédération européenne, et l’instruction du peuple, des encouragements aux beaux-arts les plus larges.
« Quand le pays fournirait à des hommes comme Delacroix ou Hugo cent mille francs de rente, où serait le mal ? »
Le tout finissait par des conseils aux classes supérieures.
« N’épargnez rien, ô riches ! donnez ! donnez ! »
Il s’arrêta, et resta debout. Ses deux auditeurs assis ne parlaient pas ; Martinon écarquillait les yeux, M. Dambreuse était tout pâle. Enfin dissimulant son émotion sous un aigre sourire :
— C’est parfait, votre discours ! |
323 |
III, 1 |
Frédéric encore une fois voulut se faire entendre :
— Mais citoyens !…
L’Espagnol continuait :
— El martes próximo tendrá lugar en la iglesia de la Magdelena un servicio fúnebre.
— C’est absurde à la fin ! personne ne comprend !
Cette observation exaspéra la foule.
— À la porte ! à la porte !
— Qui ? moi ? demanda Frédéric.
— Vous-même ! dit majestueusement Sénécal. Sortez !
Il se leva pour sortir ; et la voix de l’Ibérien le poursuivait :
— Y todos los españoles descarían ver allí reunidas las deputaciones de los clubs y de la milicia nacional. Una oración fúnebre, en honor de la libertad española y del mundo entero, serà pronunciada por un miembro del clero de Paris en la sala Bonne-Nouvelle. Honor al pueblo francés, que llamaría yo el primero pueblo del mundo, si no fuese ciudadano de otra nación !
— Aristo ! glapit un voyou, en montrant le poing à Frédéric, qui s’élançait dans la cour, indigné.
Il se reprocha son dévouement, sans réfléchir que les accusations portées contre lui étaient justes, après tout. Quelle fatale idée que cette candidature ! Mais quels ânes, quels crétins ! Il se comparait à ces hommes, et soulageait avec leur sottise la blessure de son orgueil. |
331 |
III, 1 |
Monsieur n’a pas réussi, à ce qu’il paraît ? Tant mieux ! ça t’apprendra à faire des dons patriotiques. Oh ! ne mens pas ! Je sais que tu leur as donné trois cents francs, car elle se fait entretenir, ta République ! Eh bien, amuse-toi avec elle, mon bonhomme !
Sous cette avalanche de sottises, Frédéric passait de son autre désappointement à une déception plus lourde. |
332 |
III, 1 |
Frédéric s’en alla. L’ineptie de cette fille, se dévoilant tout à coup dans un langage populacier, le dégoûtait. Il se sentit même un peu redevenu patriote. |
332 |
III, 1 |
comme elle gesticulait beaucoup, sa chaîne de montre se prit dans son paquet de breloques, à un petit mouton d’or suspendu.
Tout à coup, Rosanette pâlit extraordinairement.
Mlle Vatnaz continuait à dégager son bibelot.
— Ne te donne pas tant de mal, dit Rosanette, maintenant, je connais tes opinions politiques.
— Quoi ? reprit la Vatnaz, devenue rouge comme une vierge.
— Oh ! oh ! tu me comprends !
Frédéric ne comprenait pas. Entre elles, évidemment, il était survenu quelque chose de plus capital et de plus intime que le socialisme. |
333-334 |
III, 1 |
Il eut à subir la société des gardes nationaux ! et, sauf un épurateur, homme facétieux qui buvait d’une manière exorbitante, tous lui parurent plus bêtes que leur giberne. L’entretien capital fut sur le remplacement des buffleteries par le ceinturon. D’autres s’emportaient contre les ateliers nationaux. On disait : « Où allons-nous ? ». Celui qui avait reçu l’apostrophe répondait en ouvrant les yeux, comme au bord d’un abîme : « Où allons-nous ? ». Alors un plus hardi s’écriait : « Ça ne peut pas durer ! il faut en finir ! ». Et, les mêmes discours se répétant jusqu’au soir, Frédéric s’ennuya mortellement. |
336-337 |
III, 1 |
Frédéric avait soif d’abandonner Paris. Elle ne repoussa pas cette fantaisie, et ils partirent pour Fontainebleau dès le lendemain. |
342 |
III, 1 |
Quand ils se reposaient au milieu de la campagne, il s’étendait la tête sur ses genoux, à l’abri de son ombrelle ; ou bien, couchés sur le ventre au milieu de l’herbe, ils restaient l’un en face de l’autre, à se regarder, plongeant dans leurs prunelles, altérés d’eux-mêmes, s’en assouvissant toujours, puis les paupières entre-fermées, ne parlant plus.
Quelquefois, ils entendaient tout au loin des roulements de tambour. C’était la générale que l’on battait dans les villages, pour aller défendre Paris.
— Ah ! tiens ! l’émeute ! disait Frédéric avec une pitié dédaigneuse, toute cette agitation lui apparaissant misérable à côté de leur amour et de la nature éternelle. |
349 |
III, 1 |
Il fut indigné de cet égoïsme, et il se reprocha de n’être pas là-bas avec les autres. Tant d’indifférence aux malheurs de la patrie avait quelque chose de mesquin et de bourgeois. Son amour lui pesa tout à coup comme un crime. Ils se boudèrent pendant une heure.
Puis elle le supplia d’attendre, de ne pas s’exposer.
— Si par hasard on te tue !
— Eh ! je n’aurai fait que mon devoir ! |
353 |
III, 1 |
Un second parallèle vint après, celui de Lamoricière et de Cavaignac, M. Dambreuse exaltant Cavaignac et Nonancourt Lamoricière. Personne de la compagnie, sauf Arnoux, n’avait pu les voir à l’œuvre.
Tous n’en formulèrent pas moins sur leurs opérations un jugement irrévocable. Frédéric s’était récusé, confessant qu’il n’avait pas pris les armes. Le diplomate et M. Dambreuse lui firent un signe de tête approbatif. En effet, avoir combattu l’émeute, c’était avoir défendu la République. Le résultat, bien que favorable, la consolidait ; et, maintenant qu’on était débarrassé des vaincus, on souhaitait l’être des vainqueurs. |
368 |
III, 2 |
Alors, Frédéric se vengea du vicomte en lui faisant accroire qu’on allait peut-être le poursuivre comme légitimiste. L’autre objectait qu’il n’avait pas bougé de sa chambre ; son adversaire accumula les chances mauvaises ; MM. Dambreuse et de Grémonville eux-mêmes s’amusaient. Puis ils complimentèrent Frédéric, tout en regrettant qu’il n’employât pas ses facultés à la défense de l’ordre ; et leur poignée de main fut cordiale ; il pouvait désormais compter sur eux. |
370 |
III, 2 |
On exaltait avant tout M. Thiers pour son volume contre le Socialisme, où il s’était montré aussi penseur qu’écrivain. On riait énormément de Pierre Leroux, qui citait à la Chambre des passages des philosophes. On faisait des plaisanteries sur la queue phalanstérienne. On allait applaudir la Foire aux Idées ; et on comparait les auteurs à Aristophane. Frédéric y alla, comme les autres.
Le verbiage politique et la bonne chère engourdissaient sa moralité. Si médiocres que lui parussent ces personnages, il était fier de les connaître et intérieurement souhaitait la considération bourgeoise. |
384 |
III, 3 |
Nous aurions dû mettre le feu aux quatre coins de l’Europe !
Frédéric lui répondit :
— L’étincelle manquait ! Vous étiez simplement de petits bourgeois, et les meilleurs d’entre vous, des cuistres ! Quant aux ouvriers, ils peuvent se plaindre ; car, si l’on excepte un million soustrait à la liste civile, et que vous leur avez octroyé avec la plus basse flagornerie, vous n’avez rien fait pour eux que des phrases ! Le livret demeure aux mains du patron, et le salarié (même devant la justice) reste l’inférieur de son maître puisque sa parole n’est pas crue. Enfin, la République me paraît vieille. Qui sait ? Le Progrès, peut-être, n’est réalisable que par une aristocratie ou par un homme ? L’initiative vient toujours d’en haut ! Le peuple est mineur, quoi qu’on prétende !
— C’est peut-être vrai, dit Deslauriers. |
389 |
III, 3 |
Selon Frédéric, la grande masse des citoyens n’aspirait qu’au repos (il avait profité à l’hôtel Dambreuse), et toutes les chances étaient pour les conservateurs. Ce parti-là, cependant, manquait d’hommes neufs.
— Si tu te présentais, je suis sûr…
Il n’acheva pas. Deslauriers comprit, se passa les deux mains sur le front ; puis, tout à coup :
— Mais toi ? Rien ne t’empêche ? Pourquoi ne serais-tu pas député ?
Par suite d’une double élection, il y avait, dans l’Aube, une candidature vacante. M. Dambreuse, réélu à la Législative, appartenait à un autre arrondissement.
— Veux-tu que je m’en occupe ?
Il connaissait beaucoup de cabaretiers, d’instituteurs, de médecins, de clercs d’étude et leurs patrons.
— D’ailleurs, on fait accroire aux paysans tout ce qu’on veut !
Frédéric sentait se rallumer son ambition. |
389-390 |
III, 3 |
Trois jours après, Deslauriers reparut avec une feuille d’écriture destinée aux journaux et qui était une lettre familière, où M. Dambreuse approuvait la candidature de leur ami. Soutenue par un conservateur et prônée par un rouge, elle devait réussir. Comment le capitaliste signait-il une pareille élucubration ? L’avocat, sans le moindre embarras, de lui-même, avait été la montrer à Mme Dambreuse, qui, la trouvant fort bien, s’était chargée du reste.
Cette démarche surprit Frédéric. Il l’approuva cependant ; |
392-393 |
III, 4 |
Vers le milieu de janvier, un matin, Sénécal entra dans son cabinet ; et à son exclamation d’étonnement, répondit qu’il était secrétaire de Deslauriers. Il lui apportait même une lettre. Elle contenait de bonnes nouvelles, et le blâmait cependant de sa négligence ; il fallait venir là-bas.
Le futur député dit qu’il se mettrait en route le surlendemain. |
394 |
III, 4 |
Sénécal se déclara pour l’Autorité ; et Frédéric aperçut dans ses discours l’exagération de ses propres paroles à Deslauriers. Le républicain tonna même contre l’insuffisance des masses. |
394 |
III, 4 |
Puis elle l’emmena dans sa chambre, et ils firent des projets. Frédéric devait songer maintenant à se pousser. Elle lui donna même sur sa candidature d’admirables conseils.
Le premier point était de savoir deux ou trois phrases d’économie politique. Il fallait prendre une spécialité, comme les haras, par exemple, écrire plusieurs mémoires sur une question d’intérêt local, avoir toujours à sa disposition des bureaux de poste ou de tabac, rendre une foule de petits services. |
404 |
III, 4 |
Il allait enfin partir pour Nogent, quand il reçut une lettre de Deslauriers.
Deux candidats nouveaux se présentaient, l’un conservateur, l’autre rouge ; un troisième, quel qu’il fût, n’avait pas de chances. C’était la faute de Frédéric ; il avait laissé passer le bon moment, il aurait dû venir plus tôt, se remuer. « On ne t’a même pas vu aux comices agricoles ! » L’avocat le blâmait de n’avoir aucune attache dans les journaux. « Ah ! si tu avais suivi autrefois mes conseils ! Si nous avions une feuille publique à nous ! » Il insistait là-dessus. Du reste, beaucoup de personnes qui auraient voté en sa faveur, par considération pour M. Dambreuse, l’abandonneraient maintenant. Deslauriers était de ceux-là. N’ayant plus rien à attendre du capitaliste, il lâchait son protégé. |
406 |
III, 4 |
car il fallait « relever le principe d’autorité » ; qu’elle s’exerçât au nom de n’importe qui, qu’elle vînt de n’importe où, pourvu que ce fût la Force, l’Autorité ! Les conservateurs parlaient maintenant comme Sénécal. Frédéric ne comprenait plus ; et il retrouvait chez son ancienne maîtresse les mêmes propos, débités par les mêmes hommes !
Les salons des filles (c’est de ce temps-là que date leur importance) étaient un terrain neutre, où les réactionnaires de bords différents se rencontraient. |
410 |
III, 4 |
Le lendemain matin, son domestique lui apprit les nouvelles. L’état de siège était décrété, l’Assemblée dissoute, et une partie des représentants du peuple à Mazas. Les affaires publiques le laissèrent indifférent, tant il était préoccupé des siennes. |
434 |
III, 5 |
Des groupes nombreux stationnaient sur le boulevard. De temps à autre, une patrouille les dissipait ; ils se reformaient derrière elle. On parlait librement, on vociférait contre la troupe des plaisanteries et des injures, sans rien de plus.
— Comment ! est-ce qu’on ne va pas se battre ? dit Frédéric à un ouvrier.
L’homme en blouse lui répondit :
— Pas si bêtes de nous faire tuer pour les bourgeois ! Qu’ils s’arrangent !
Et un monsieur grommela, tout en regardant de travers le faubourien :
— Canailles de socialistes ! Si on pouvait, cette fois, les exterminer ?
Frédéric ne comprenait rien à tant de rancune et de sottise. Son dégoût de Paris en augmenta ; et, le surlendemain, il partit pour Nogent par le premier convoi. |
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III, 5 |
Un des agents qui marchait en tête, le tricorne sur les yeux, le menaça de son épée.
L’autre alors, s’avançant d’un pas, se mit à crier :
— Vive la République !
Il tomba sur le dos, les bras en croix.
Un hurlement d’horreur s’éleva de la foule. L’agent fit un cercle autour de lui avec son regard ; et Frédéric, béant, reconnut Sénécal. |
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III, 5 |
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