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L'Éducation sentimentale
Les incompréhensions de Frédéric

Il ne voit pas... Il ne sait pas... Il ne comprend pas... Il découvre ce qu'il ignorait jusqu'alors
 

     
Extraits de l’œuvre Édition Chapitre
Peu à peu Frédéric se calma, et il écouta parler son domestique.
    On attendait Monsieur avec grande impatience. Mlle Louise avait pleuré pour partir dans la voiture.
    — Qu’est-ce donc, Mlle Louise ?
    — La petite à M. Roque, vous savez ?
    — Ah ! j’oubliais ! répliqua Frédéric, négligemment.
45 I, 1
 C’était la femme entrevue, l’été dernier, au Palais-Royal. Quelques-uns, l’appelant par son nom, échangèrent avec elle des poignées de main. Hussonnet avait enfin arraché une cinquantaine de francs ; la pendule sonna sept heures ; tous se retirèrent.
    Arnoux dit à Pellerin de rester, et conduisit Mlle Vatnaz dans le cabinet.
    Frédéric n’entendait pas leurs paroles ; ils chuchotaient. Cependant, la voix féminine s’éleva :
    — Depuis six mois que l’affaire est faite, j’attends toujours !
    Il y eut un long silence, Mlle Vatnaz reparut. Arnoux lui avait encore promis quelque chose.
    — Oh ! oh ! plus tard, nous verrons !
    — Adieu, homme heureux ! dit-elle, en s’en allant.
71 I, 4
Le lendemain, en entrant avec Hussonnet dans son bureau, Frédéric vit par la porte (celle qui s’ouvrait sur l’escalier) le bas d’une robe disparaître.
    — Mille excuses ! dit Hussonnet. Si j’avais cru qu’il y eût des femmes…
    — Oh ! pour celle-là c’est la mienne, reprit Arnoux. Elle montait me faire une petite visite en passant.
    — Comment ? dit Frédéric.
    — Mais oui ! elle s’en retourne chez elle, à la maison.
    Le charme des choses ambiantes se retira tout à coup. Ce qu’il y sentait confusément épandu venait de s’évanouir, ou plutôt n’y avait jamais été. Il éprouvait une surprise infinie et comme la douleur d’une trahison.
75 I, 4
Rosenwald les interrompit, en priant Mme Arnoux de chanter quelque chose. Il préluda, elle attendait ; ses lèvres s’entr’ouvrirent, et un son pur, long, filé, monta dans l’air.
    Frédéric ne comprit rien aux paroles italiennes.
    Cela commençait sur un rythme grave, tel qu’un chant d’église, puis, s’animant crescendo, multipliait les éclats sonores, s’apaisait tout à coup ; et la mélodie revenait amoureusement, avec une oscillation large et paresseuse.
83 I, 4
La porte s’ouvrit ; et, sur le seuil, les cheveux ébouriffés, la face cramoisie et l’air maussade, Arnoux lui-même parut.
    — Tiens ! Qui diable vous amène ? Entrez !
    Il l’introduisit, non dans le boudoir ou dans sa chambre, mais dans la salle à manger, où l’on voyait sur la table une bouteille de vin de Champagne avec deux verres ; et, d’un ton brusque :
    — Vous avez quelque chose à me demander, cher ami ?
    — Non ! rien ! rien ! balbutia le jeune homme, cherchant un prétexte à sa visite.
    Enfin, il dit qu’il était venu savoir de ses nouvelles, car il le croyait en Allemagne, sur le rapport d’Hussonnet.
97 I, 5
Afin de dissimuler son trouble, Frédéric marchait de droite et de gauche, dans la salle. En heurtant le pied d’une chaise, il fit tomber une ombrelle posée dessus ; le manche d’ivoire se brisa.
    — Mon Dieu ! s’écria-t-il, comme je suis chagrin d’avoir brisé l’ombrelle de Mme Arnoux.
    À ce mot, le marchand releva la tête, et eut un singulier sourire. Frédéric, prenant l’occasion qui s’offrait de parler d’elle, ajouta timidement :
    — Est-ce que je ne pourrai pas la voir ?
    Elle était dans son pays, près de sa mère malade.
97 I, 5
Quand donc la reverrait-il ? Frédéric se désespérait. Mais, un soir, vers la fin de novembre, Arnoux lui dit :
    — Ma femme est revenue hier, vous savez !
    Le lendemain, à cinq heures, il entrait chez elle.
    Il débuta par des félicitations, à propos de sa mère, dont la maladie avait été si grave.
    — Mais non ! Qui vous l’a dit ?
    — Arnoux !
    Elle fit un « ah » léger, puis ajouta qu’elle avait eu d’abord, des craintes sérieuses, maintenant disparues.
100 I, 5
Mlle Vatnaz se trouvait seule avec Arnoux.
    — Excusez-moi ! je vous dérange ?
    — Pas le moins du monde ! reprit le marchand.
    Frédéric, aux derniers mots de leur conversation, comprit qu’il était accouru à l’Alhambra pour entretenir Mlle Vatnaz d’une affaire urgente ; et sans doute Arnoux n’était pas complètement rassuré, car il lui dit d’un air inquiet :
    — Vous êtes bien sûre ?
    — Très sûre ! on vous aime ! Ah ! quel homme !
105 I, 5
Cependant, lorsqu’ils sortaient, bras dessus bras dessous, pour se rendre dans un cabinet chez Pinson ou chez Barillot, il éprouvait une singulière tristesse. Frédéric ne savait pas combien, depuis un an, chaque jeudi, il avait fait souffrir Deslauriers, quand il se brossait les ongles, avant d’aller dîner rue de Choiseul ! 110-111 I, 5
Il n’en devait pas moins, puisque c’était la fête de Mme Arnoux, lui offrir un cadeau ; il songea, naturellement, à une ombrelle, afin de réparer sa maladresse. Or il découvrit une marquise en soie gorge-pigeon, à petit manche d’ivoire ciselé, et qui arrivait de la Chine. 112 I, 5
Frédéric attendit après les autres, pour offrir le sien.
    Elle l’en remercia beaucoup. Alors, il dit :
    — Mais… c’est presque une dette ! J’ai été si fâché.
    — De quoi donc ? reprit-elle. Je ne comprends pas !
    — À table ! fit Arnoux, en le saisissant par le bras.
    Puis, dans l’oreille :
    — Vous n’êtes guère malin, vous !
113-114 I, 5
Un jour que Mme Moreau était sortie, il la fit monter dans sa chambre. Elle ouvrit tous les flacons d’odeur et se pommada les cheveux abondamment ; puis, sans la moindre gêne, elle se coucha sur le lit où elle restait tout de son long, éveillée.
    — Je m’imagine que je suis ta femme, disait-elle.
    Le lendemain, il l’aperçut tout en larmes. Elle avoua « qu’elle pleurait ses péchés », et, comme il cherchait à les connaître, elle répondit en baissant les yeux :
    — Ne m’interroge pas davantage !
    La première communion approchait ; on l’avait conduite le matin à confesse.
    Le sacrement ne la rendit guère plus sage. Elle entrait parfois dans de véritables colères ; on avait recours à M. Frédéric pour la calmer.
127-128 I, 6
Quand il vint à passer devant M. Oudry, Rosanette l’arrêta.
    — Eh bien, et cette affaire ?
    Il rougit quelque peu ; enfin, s’adressant au bonhomme :
    — Notre amie m’a dit que vous auriez l’obligeance…
    — Comment donc, mon voisin ! tout à vous.
Et le nom de M. Dambreuse fut prononcé ; comme ils s’entretenaient à demi-voix, Frédéric les entendait confusément ; il se porta vers l’autre coin de la cheminée, où Rosanette et Delmar causaient ensemble.
152 II, 1
Puis Arnoux et la Vatnaz disparurent ; le bonhomme vint parler bas à Rosanette.
    — Eh bien, oui, c’est convenu ! Laissez-moi tranquille.
Et elle pria Frédéric d’aller voir dans la cuisine si M. Arnoux n’y était pas.
153 II, 1
En entrant dans la serre, il vit, sous les larges feuilles d’un caladium, près le jet d’eau, Delmar, couché à plat ventre sur le canapé de toile ; Rosanette, assise près de lui, avait la main passée dans ses cheveux ; et ils se regardaient. Au même moment, Arnoux entra par l’autre côté, celui de la volière. Delmar se leva d’un bond, puis il sortit à pas tranquilles sans se retourner ; et même, il s’arrêta près de la porte, pour cueillir une fleur d’hibiscus dont il garnit sa boutonnière. Rosanette pencha le visage ; Frédéric, qui la voyait de profil, s’aperçut qu’elle pleurait.
    — Tiens ! qu’as-tu donc ? dit Arnoux.
    Elle haussa les épaules sans répondre.
153-154 II, 1
 Et il resta seul dans la salle à manger.
    Les persiennes en étaient closes. Frédéric la parcourait des yeux, en se rappelant le tapage de l’autre nuit, lorsqu’il remarqua au milieu, sur la table, un chapeau d’homme, un vieux feutre bossué, gras, immonde. À qui donc ce chapeau ? Montrant impudemment sa coiffe décousue, il semblait dire : « Je m’en moque après tout ! Je suis le maître ! »
    La Maréchale survint. Elle le prit, ouvrit la serre, l’y jeta, referma la porte (d’autres portes, en même temps, s’ouvraient et se refermaient), et, ayant fait passer Frédéric par la cuisine, elle l’introduisit dans son cabinet de toilette.
161 II, 2
 Un homme, habillé d’une sale redingote à collet de fourrure, entra brusquement.
    — Félix, mon brave, dit-elle, vous aurez votre affaire dimanche prochain, sans faute.
    L’homme se mit à la coiffer. 
162 II, 2
Delphine, étant revenue, s’approcha de la Maréchale pour chuchoter un mot à son oreille.
    — Eh non ! je n’en veux pas !
    Delphine se présenta de nouveau.
    — Madame, elle insiste.
    — Ah ! quel embêtement ! Flanque-la dehors !
    Au même instant, une vieille dame habillée de noir poussa la porte. Frédéric n’entendit rien, ne vit rien ; Rosanette s’était précipitée dans la chambre, à sa rencontre.
    Quand elle reparut, elle avait les pommettes rouges et elle s’assit dans un des fauteuils, sans parler. Une larme tomba sur sa joue ; puis se tournant vers le jeune homme, doucement :
    — Quel est votre petit nom ?
    — Frédéric.
163 II, 2
Mlle Vatnaz reprit :
    — Et le vieux de la Montagne, quoi de neuf ?
    Mais, d’un brusque clin d’œil, la Maréchale lui commanda de se taire ; et elle reconduisit Frédéric jusque dans l’antichambre, pour savoir s’il verrait bientôt Arnoux.
    — Priez-le donc de venir ; pas devant son épouse, bien entendu !
164 II, 2
    Au lieu d’entrer, il se promena sur le trottoir, en observant les fenêtres du second étage. Tout à coup les rideaux s’écartèrent.
    — Ah ! bravo ! le père Oudry n’y est plus. Bonsoir !
    C’était donc le père Oudry qui l’entretenait ? Frédéric ne savait que penser maintenant.
    À partir de ce jour-là, Arnoux fut encore plus cordial qu’auparavant ; il l’invitait à dîner chez sa maîtresse, et bientôt Frédéric hanta tout à la fois les deux maisons.
173 II, 2
Il pesa un à un ses moindres mots, ses regards, mille choses inanalysables et cependant expressives. Ce serait crânement beau d’avoir une pareille maîtresse ! Pourquoi non, après tout ? Il en valait bien un autre ! Peut-être qu’elle n’était pas si difficile ? Martinon ensuite revint à sa mémoire ; et, en s’endormant, il souriait de pitié sur ce brave garçon. 191 II, 2
L’idée de la Maréchale le réveilla ; ces mots de son billet : « À partir de demain soir », étaient bien un rendez-vous pour le jour même. Il attendit jusqu’à neuf heures, et courut chez elle.
    Quelqu’un, devant lui, qui montait l’escalier, ferma la porte. Il tira la sonnette ; Delphine vint ouvrir, et affirma que Madame n’y était pas.
    Frédéric insista, pria. Il avait à lui communiquer quelque chose de très grave, un simple mot. Enfin l’argument de la pièce de cent sous réussit, et la bonne le laissa seul dans l’antichambre.
    Rosanette parut. Elle était en chemise, les cheveux dénoués ; et, tout en hochant la tête, elle fit de loin, avec les deux bras, un grand geste exprimant qu’elle ne pouvait le recevoir.
    Frédéric descendit l’escalier, lentement. Ce caprice-là dépassait tous les autres. Il n’y comprenait rien.
191-192 II, 2
Mme Dambreuse s’inclina légèrement, tout en souriant d’un rire singulier, plein à la fois de politesse et d’ironie. Frédéric n’eut pas le temps d’y réfléchir, car M. Dambreuse, dès qu’ils furent seuls :
    — Vous n’êtes pas venu chercher vos actions.
    Et, sans lui permettre de s’excuser :
    — Bien ! bien ! il est juste que vous connaissiez l’affaire un peu mieux.
216 II, 3
Après le pont, il se trouva dans une île, où l’on voit sur la droite les ruines d’une abbaye. Un moulin tournait, barrant dans toute sa largeur le second bras de l’Oise, que surplombe la manufacture. L’importance de cette construction étonna grandement Frédéric. Il en conçut plus de respect pour Arnoux. Trois pas plus loin, il prit une ruelle, terminée au fond par une grille.
    Il était entré. La concierge le rappela en lui criant :
    — Avez-vous une permission ?
    — Pourquoi ?
    — Pour visiter l’établissement !
    Frédéric, d’un ton brutal, dit qu’il venait voir M. Arnoux.
    — Qu’est-ce que c’est que M. Arnoux ?
    — Mais le chef, le maître, le propriétaire, enfin !
    — Non, monsieur, c’est ici la fabrique de MM. Lebœuf et Milliet !
    La bonne femme plaisantait sans doute. Des ouvriers arrivaient ; il en aborda deux ou trois ; leur réponse fut la même.
    Frédéric sortit de la cour, en chancelant comme un homme ivre ; et il avait l’air tellement ahuri que, sur le pont de la Boucherie, un bourgeois en train de fumer sa pipe lui demanda s’il cherchait quelque chose. 
219 II, 3
Cisy n’avait pas l’air moins heureux dans le cercle d’hommes mûrs qui l’entourait. Ils souriaient du haut de leurs cravates, comme se moquant de lui ; enfin il tapa dans la main du plus vieux et s’avança vers la Maréchale. 233-234 II, 4
    Hussonnet s’en alla, sans se faire prier.
    De quelle manière payait-on sa complaisance ? Frédéric n’y pensa pas. Il commençait même à se réjouir du tête-à-tête, lorsqu’un garçon entra.
237-238 II, 4
Il mangeait dans les cabarets à la mode, fréquentait les théâtres et tâchait de se distraire, quand Hussonnet lui adressa une lettre, où il narrait gaiement que la Maréchale, dès le lendemain des courses, avait congédié Cisy. Frédéric en fut heureux, sans chercher pourquoi le bohème lui apprenait cette aventure. 244 II, 4
Cisy l’avait prié de le faire admettre à son club. Mais le baron, ayant sans doute pitié de son amour-propre :
— Ah ! j’oubliais ! Mille félicitations pour votre pari, mon cher !
    — Quel pari ?
    — Celui que vous avez fait, aux courses, d’aller le soir même chez cette dame.
    Frédéric éprouva comme la sensation d’un coup de fouet. Il fut calmé tout de suite, par la figure décontenancée de Cisy.
247 II, 4
   Et, pour montrer que rien ne le gênait, il se rendit chez Mme Dambreuse, à une de ses soirées ordinaires.
    Au milieu de l’antichambre, Martinon, qui arrivait en même temps que lui, se retourna.
    — Comment, tu viens ici, toi ? avec l’air surpris et même contrarié de le voir.
    — Pourquoi pas ?
    Et, tout en cherchant la cause d’un tel abord, Frédéric s’avança dans le salon.
261 II, 4
    Il rougit jusqu’aux oreilles ; et M. Dambreuse, qui arrivait au même moment, ajouta :
    — Vous paraissiez même vous intéresser beaucoup à eux.
    Ces derniers mots achevèrent de décontenancer Frédéric. Son trouble, que l’on voyait, pensait-il, allait confirmer les soupçons, quand M. Dambreuse lui dit de plus près, d’un ton grave :
    — Vous ne faites pas d’affaires ensemble, je suppose ?
    Il protesta par des secousses de tête multipliées, sans comprendre l’intention du capitaliste, qui voulait lui donner un conseil.
Il avait envie de partir. La peur le retint de sembler lâche.
263 II, 4
Quant à Mme Dambreuse, il lui trouvait quelque chose à la fois de langoureux et de sec, qui empêchait de la définir par une formule. Avait-elle un amant ? Quel amant ? Était-ce le diplomate ou un autre ? Martinon, peut-être ? Impossible ! Cependant, il éprouvait une espèce de jalousie contre lui, et envers elle une malveillance inexplicable. 265 II, 4
    Frédéric ne cachait rien à son ancien ami. Il lui dit l’affaire des houilles, avec la proposition de M. Dambreuse.
    L’avocat devint rêveur.
    — C’est drôle ! il faudrait pour cette place quelqu’un d’assez fort en droit !
    — Mais tu pourras m’aider, reprit Frédéric.
    — Oui… tiens… parbleu ! certainement.
267 II, 4
La troisième lettre, venant de Deslauriers, parlait de la subrogation et était longue, obscure. L’avocat n’avait pris encore aucun parti. Il l’engageait à ne pas se déranger : « C’est inutile que tu reviennes ! », appuyant même là-dessus avec une insistance bizarre.
    Frédéric se perdit dans toutes sortes de conjectures, et il eut envie de s’en retourner là-bas ; cette prétention au gouvernement de sa conduite le révoltait.
278 II, 5
    — Inutile que vous en parliez là-bas ! — Comme il est tard, mon Dieu ! Il faut que je vous quitte. Ah ! j’oubliais l’adresse : c’est rue Grange-Batelière, 14.
    Et, sur le seuil :
    — Adieu, homme aimé !
    « Aimé de qui ? se demanda Frédéric. Quelle singulière personne ! »
281 II, 6
   Comme elle gesticulait beaucoup, sa chaîne de montre se prit dans son paquet de breloques, à un petit mouton d’or suspendu.
    Tout à coup, Rosanette pâlit extraordinairement.
    Mlle Vatnaz continuait à dégager son bibelot.
    — Ne te donne pas tant de mal, dit Rosanette, maintenant, je connais tes opinions politiques.
    — Quoi ? reprit la Vatnaz, devenue rouge comme une vierge.
    — Oh ! oh ! tu me comprends !
    Frédéric ne comprenait pas. Entre elles, évidemment, il était survenu quelque chose de plus capital et de plus intime que le socialisme.
333-334 III, 1
Elle tomba sur le divan, toute tremblante, balbutiant des injures, versant des larmes. Était-ce cette menace de la Vatnaz qui la tourmentait ? Eh non ! elle s’en moquait bien ! À tout compter, l’autre lui devait de l’argent, peut-être ? C’était le mouton d’or, un cadeau ; et, au milieu de ses pleurs, le nom de Delmar lui échappa. Donc, elle aimait le cabotin !
    « Alors, pourquoi m’a-t-elle pris ? se demanda Frédéric. D’où vient qu’il est revenu ? Qui la force à me garder ? Quel est le sens de tout cela ? »
334 III, 1
 Il était maintenant sa chose, sa propriété. Elle en avait sur le visage un rayonnement continu, en même temps qu’elle paraissait plus langoureuse de manières, plus ronde dans ses formes ; et, sans pouvoir dire de quelle façon, il la trouvait changée, cependant. 375 III, 3
 Tout cela était nouveau pour Frédéric. Compain n’en savait pas davantage. Il le quitta, en disant :
    — À bientôt, n’est-ce pas, car vous en êtes ?
    — De quoi ?
    — De la tête de veau
    — Quelle tête de veau ?
    — Ah ! farceur ! reprit Compain, en lui donnant une tape sur le ventre.
376 III, 3
Frédéric, dans sa compagnie, éprouvait chaque fois le plaisir d’une découverte ; et cependant, il la retrouvait toujours avec sa même sérénité, pareille au miroitement des eaux limpides. Mais pourquoi ses manières envers sa nièce avaient-elles tant de froideur ? Elle lui lançait même, par moments, de singuliers coups d’œil. 382 III, 3
À son retour, des prétextes nouveaux avaient surgi : le jeune homme manquait de position, ce grand amour ne paraissait pas sérieux, on ne risquait rien d’attendre. 
    Martinon avait répondu qu’il attendrait. Sa conduite fut sublime. Il prôna Frédéric. Il fit plus : il le renseigna sur les moyens de plaire à Mme Dambreuse, laissant même entrevoir qu’il connaissait, par la nièce, les sentiments de la tante.
382 III, 3
Deux ou trois fois, en rentrant à des heures inaccoutumées, il crut voir des dos masculins disparaître entre les portes ; et elle sortait souvent sans vouloir dire où elle allait. Frédéric n’essaya pas de creuser les choses. Un de ces jours, il prendrait un parti définitif. 383 III, 3
    et, au mois de mai 1850, Martinon épousa Mlle Cécile. Il n’y eut pas de bal. Les jeunes gens partirent le soir même pour l’Italie. Frédéric, le lendemain, vint faire une visite à Mme Dambreuse. Elle lui parut plus pâle que d’habitude. Elle le contredit avec aigreur sur deux ou trois sujets sans importance. Du reste, tous les hommes étaient des égoïstes.
    Il y en avait pourtant de dévoués, quand ce ne serait que lui.
    — Ah bah ! comme les autres !
    Ses paupières étaient rouges ; elle pleurait. Puis, en s’efforçant de sourire :
    — Excusez-moi ! J’ai tort ! C’est une idée triste qui m’est venue
    Il n’y comprenait rien.
    « N’importe ! elle est moins forte que je ne croyais », pensa-t-il.
385-386 III, 3
Trois jours après, Deslauriers reparut avec une feuille d’écriture destinée aux journaux et qui était une lettre familière, où M. Dambreuse approuvait la candidature de leur ami. Soutenue par un conservateur et prônée par un rouge, elle devait réussir. Comment le capitaliste signait-il une pareille élucubration ?  L’avocat, sans le moindre embarras, de lui-même, avait été la montrer à Mme Dambreuse, qui, la trouvant fort bien, s’était chargée du reste.
    Cette démarche surprit Frédéric. Il l’approuva cependant ; puis, comme Deslauriers s’aboucherait avec M. Roque, il lui conta sa position vis-à-vis de Louise.
    — Dis-leur tout ce que tu voudras, que mes affaires sont troubles ; je les arrangerai ; elle est assez jeune pour attendre !
392-393 III, 4
La toux sèche disparut, la respiration devint plus calme ; et, huit jours après, il dit en avalant un bouillon :
    — Ah ! ça va mieux ! Mais j’ai manqué faire le grand voyage !
    — Pas sans moi ! s’écria Mme Dambreuse, notifiant par ce mot qu’elle n’aurait pu lui survivre.
    Au lieu de répondre, il étala sur elle et sur son amant un singulier sourire, où il y avait à la fois de la résignation, de l’indulgence, de l’ironie, et même comme une pointe, un sous-entendu presque gai.
395 III, 4
Mais, peu de temps après, il avait fait un testament où il lui donnait toute sa fortune ; et elle l’évaluait, autant qu’il était possible de le savoir maintenant, à plus de trois millions.
Frédéric ouvrit de grands yeux.
    — Ça en valait la peine, n’est-ce pas ? J’y ai contribué, du reste ! C’était mon bien que je défendais ; Cécile m’aurait dépouillée, injustement.
    — Pourquoi n’est-elle pas venue voir son père ? dit Frédéric.
   À cette question, Mme Dambreuse le considéra ; puis, d’un ton sec :
    — Je n’en sais rien ! Faute de cœur, sans doute ! Oh ! je la connais ! Aussi elle n’aura pas de moi une obole !
397 III, 4
Frédéric porta sa lettre à Mme Dambreuse.
    — Tu n’as donc pas été à Nogent ? dit-elle.
    — Pourquoi ?
    — C’est que j’ai vu Deslauriers il y a trois jours.
    Sachant la mort de son mari, l’avocat était venu rapporter des notes sur les houilles et lui offrir ses services comme homme d’affaires. Cela parut étrange à Frédéric ; et que faisait son ami, là-bas ?
406 III, 4
  Deslauriers reparut, et expliqua son séjour à Nogent en disant qu’il y marchandait une étude d’avoué. Frédéric fut heureux de le revoir ; c’était quelqu’un ! Il le mit en tiers dans la compagnie.
    L’avocat dînait chez eux de temps à autre, et, quand il s’élevait de petites contestations, se déclarait toujours pour Rosanette, si bien qu’une fois Frédéric lui dit :
    — Eh ! couche avec elle si ça t’amuse ! tant il souhaitait un hasard qui l’en débarrassât.
411 III, 4
Frédéric lui demanda s’il voyait quelquefois Arnoux.
    — Non !
    — Tiens, pourquoi ?
    — Un imbécile !
    La politique, peut-être, les séparait, et Frédéric crut bien faire de s’informer de Compain.
  — Quelle brute ! dit Regimbart.
    — Comment cela ?
    — Sa tête de veau !
    — Ah ! apprenez-moi ce que c’est que la tête de veau !
    Regimbart eut un sourire de pitié.
    — Des bêtises !
413 III, 4
Ses négociations pour l’achat d’une étude étaient un prétexte. Il passait son temps chez M. Roque, où il avait commencé non seulement par faire l’éloge de leur ami, mais par l’imiter d’allures et de langage autant que possible ; ce qui lui avait obtenu la confiance de Louise, tandis qu’il gagnait celle de son père en se déchaînant contre Ledru-Rollin.
    Si Frédéric ne revenait pas, c’est qu’il fréquentait le grand monde ; et peu à peu Deslauriers leur apprit qu’il aimait quelqu’un, qu’il avait un enfant, qu’il entretenait une créature.
418-419 III, 4
 Enfin, on ouvrit. Madame était partie avec Monsieur. La bonne ignorait quand ils reviendraient ; ses gages étaient payés ; elle-même s’en allait.
    Tout à coup un craquement de porte se fit entendre.
    — Mais il y a quelqu’un ?
    — Oh ! non, monsieur ! C’est le vent.
    Alors, il se retira. N’importe, une disparition si prompte avait quelque chose d’inexplicable.
423-424 III, 5
    Elle y mit de l’entêtement, cependant ; car, le surlendemain, elle s’informa encore de son petit camarade, puis d’un autre, de Deslauriers.
    — Est-ce un homme sûr et intelligent ?
    Frédéric le vanta.
    — Priez-le de passer à la maison un de ces matins ; je désirerais le consulter pour une affaire.
427 III, 5
   Elle avait trouvé un rouleau de paperasses contenant des billets d’Arnoux parfaitement protestés, et sur lesquels Mme Arnoux avait mis sa signature.
    C’était pour ceux-là que Frédéric était venu une fois chez M. Dambreuse pendant son déjeuner ; et, bien que le capitaliste n’eût pas voulu en poursuivre le recouvrement, il avait fait prononcer par le Tribunal de commerce, non seulement la condamnation d’Arnoux, mais celle de sa femme, qui l’ignorait, son mari n’ayant pas jugé convenable de l’en avertir.
    C’était une arme, cela ! Mme Dambreuse n’en doutait pas. Mais son notaire lui conseillerait peut-être l’abstention ; elle eût préféré quelqu’un d’obscur ; et elle s’était rappelé ce grand diable, à mine impudente, qui lui avait offert ses services.
    Frédéric fit naïvement sa commission.
427-428 III, 5
    — Ce que ça te fait ? Mais tu te venges, voilà tout ! C’est la suite de tes persécutions ! Est-ce que tu ne l’as pas outragée jusqu’à venir chez elle ! Toi, une fille de rien. La femme la plus sainte, la plus charmante et la meilleure ! Pourquoi t’acharnes-tu à la ruiner ?
    — Tu te trompes, je t’assure !
    — Allons donc ! Comme si tu n’avais pas mis Sénécal en avant !
    — Quelle bêtise !
    Alors, une fureur l’emporta.
    — Tu mens ! tu mens, misérable ! Tu es jalouse d’elle ! Tu possèdes une condamnation contre son mari ! Sénécal s’est déjà mêlé de tes affaires ! Il déteste Arnoux, vos deux haines s’entendent. J’ai vu sa joie quand tu as gagné ton procès pour le kaolin. Le nieras-tu, celui-là ?
    — Je te donne ma parole…
    — Oh ! je la connais, ta parole !
    Et Frédéric lui rappela ses amants par leurs noms, avec des détails circonstanciés. Rosanette, toute pâlissante, se reculait.
    — Cela t’étonne ! Tu me croyais aveugle parce que je fermais les yeux. J’en ai assez, aujourd’hui ! On ne meurt pas pour les trahisons d’une femme de ton espèce. Quand elles deviennent trop monstrueuses, on s’en écarte ; ce serait se dégrader que de les punir !
    Elle se tordait les bras.
429 III, 5
   — Avoue que c’est toi qui as fait le coup ! dit Frédéric.
    Elle protesta encore de son innocence.
    — Tu ne veux pas avouer ?
    — Non !
    — Eh bien, adieu ! et pour toujours !
    — Écoute-moi !
    Frédéric se retourna.
    — Si tu me connaissais mieux, tu saurais que ma décision est irrévocable !
    — Oh ! oh ! tu me reviendras !
    — Jamais de la vie !
    Et il fit claquer la porte violemment.
430 III, 5
Le souvenir de Louise lui revint.
    « — Elle m’aimait, celle-là ! J’ai eu tort de ne pas saisir ce bonheur… Bah ! n’y pensons plus ! »
    Puis, cinq minutes après :
    « Qui sait, cependant ?… plus tard, pourquoi pas ? »
    Sa rêverie, comme ses yeux, s’enfonçait dans de vagues horizons.
    « Elle était naïve, une paysanne, presque une sauvage, mais si bonne ! »
435 III, 5
    « Elle est peut-être sortie ; si j’allais la rencontrer ! »
    La cloche de Saint-Laurent tintait ; et il y avait sur la place, devant l’église, un rassemblement de pauvres, avec une calèche, la seule du pays (celle qui servait pour les noces), quand, sous le portail, tout à coup, dans un flot de bourgeois en cravate blanche, deux nouveaux mariés parurent.
    Il se crut halluciné. Mais non ! C’était bien elle, Louise ! couverte d’un voile blanc qui tombait de ses cheveux rouges à ses talons ; et c’était bien lui, Deslauriers ! portant un habit bleu brodé d’argent, un costume de préfet. Pourquoi donc ?
    Frédéric se cacha dans l’angle d’une maison, pour laisser passer le cortège.
    Honteux, vaincu, écrasé, il retourna vers le chemin de fer, et s’en revint à Paris.
435-436 III, 5
    — Mais je vous revois ! Je suis heureuse !
    Il ne manqua pas de lui dire qu’à la nouvelle de leur catastrophe, il était accouru chez eux.
    — Je le savais !
    — Comment ?
    Elle l’avait aperçu dans la cour, et s’était cachée.
    — Pourquoi ?
    Alors, d’une voix tremblante, et avec de longs intervalles entre ses mots :
    — J’avais peur ! Oui… peur de vous… de moi !
    Cette révélation lui donna comme un saisissement de volupté. Son cœur battait à grands coups.
438 III, 6
— À propos, l’autre jour, dans une boutique, j’ai rencontré cette bonne Maréchale, tenant par la main un petit garçon qu’elle a adopté. Elle est veuve d’un certain M. Oudry, et très grosse maintenant, énorme. Quelle décadence ! Elle qui avait autrefois la taille si mince.
    Deslauriers ne cacha pas qu’il avait profité de son désespoir pour s’en assurer par lui-même.
    — Comme tu me l’avais permis, du reste.
    Cet aveu était une compensation au silence qu’il gardait touchant sa tentative près de Mme Arnoux. Frédéric l’eût pardonnée, puisqu’elle n’avait pas réussi.
    Bien que vexé un peu de la découverte, il fit semblant d’en rire ;
443 III, 7
— Eh bien, et Compain ?
    Frédéric poussa un cri de joie, et pria l’ex-délégué du Gouvernement provisoire de lui apprendre le mystère de la tête de veau.
    — C’est une importation anglaise. Pour parodier la cérémonie que les royalistes célébraient le 30 janvier, des indépendants fondèrent un banquet annuel où l’on mangeait des têtes de veau, et où l’on buvait du vin rouge dans des crânes de veau en portant des toasts à l’extermination des Stuarts. Après thermidor, des terroristes organisèrent une confrérie toute pareille, ce qui prouve que la bêtise est féconde.
443 III, 7
     

Danielle Girard