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L'Éducation sentimentale
Le parcours de Frédéric

Les principales étapes de sa vie – Ses études
Ses ambitions de carrière et les moyens d’y parvenir
Ses rencontres – Les moments importants de ses relations sentimentales
 

     
Extraits de l’œuvre Édition Chapitre
    Un jeune homme de dix-huit ans, à longs cheveux et qui tenait un album sous son bras, restait auprès du gouvernail, immobile. À travers le brouillard, il contemplait des clochers, des édifices dont il ne savait pas les noms ; puis il embrassa, dans un dernier coup d’œil, l’île Saint-Louis, la Cité, Notre-Dame ; et bientôt, Paris disparaissant, il poussa un grand soupir.
    M. Frédéric Moreau, nouvellement reçu bachelier, s’en retournait à Nogent-sur-Seine, où il devait languir pendant deux mois, avant d’aller faire son droit.
37 I, 1
Il se déclama des vers mélancoliques ; il marchait sur le pont à pas rapides ; il s’avança jusqu’au bout, du côté de la cloche ; et, dans un cercle de passagers et de matelots, il vit un monsieur qui contait des galanteries à une paysanne, tout en lui maniant la croix d’or qu’elle portait sur la poitrine. C’était un gaillard d’une quarantaine d’années, à cheveux crépus. Sa taille robuste emplissait une jaquette de velours noir, deux émeraudes brillaient à sa chemise de batiste, et son large pantalon blanc tombait sur d’étranges bottes rouges, en cuir de Russie, rehaussées de dessins bleus.
   La présence de Frédéric ne le dérangea pas. Il se tourna vers lui plusieurs fois, en l’interpellant par des clins d’œil ; ensuite il offrit des cigares à tous ceux qui l’entouraient.
38 I, 1
    On entendait par intervalles le bruit du charbon de terre dans le fourneau, un éclat de voix, un rire ; et le capitaine, sur la passerelle, marchait d’un tambour à l’autre, sans s’arrêter. Frédéric, pour rejoindre sa place, poussa la grille des Premières, dérangea deux chasseurs avec leurs chiens.
    Ce fut comme une apparition :
    Elle était assise, au milieu du banc, toute seule ; ou du moins il ne distingua personne, dans l’éblouissement que lui envoyèrent ses yeux. En même temps qu’il passait, elle leva la tête ; il fléchit involontairement les épaules ; et, quand il se fut mis plus loin, du même côté, il la regarda.
40 I, 1
 Mme Moreau nourrissait une haute ambition pour son fils. Elle n’aimait pas à entendre blâmer le Gouvernement, par une sorte de prudence anticipée. Il aurait besoin de protections d’abord ; puis, grâce à ses moyens, il deviendrait conseiller d’État, ambassadeur, ministre. Ses triomphes au collège de Sens légitimaient cet orgueil ; il avait remporté le prix d’honneur. 45-46 I, 1
 En 1833, d’après l’invitation de M. le président, le Capitaine vendit son étude. Sa femme mourut d’un cancer. Il alla vivre à Dijon ; ensuite il s’établit marchand d’hommes à Troyes ; et, ayant obtenu pour Charles une demi-bourse, le mit au collège de Sens, où Frédéric le reconnut. Mais l’un avait 12 ans, l’autre 15 ; 47 I, 2
Elle semblait bonne au fils de l’huissier. Il travaillait si bien, qu’au bout de la seconde année, il passa dans la classe de troisième. Cependant, à cause de sa pauvreté, ou de son humeur querelleuse, une sourde malveillance l’entourait. Mais un domestique, une fois, l’ayant appelé enfant de gueux, en pleine cour des moyens, il lui sauta à la gorge et l’aurait tué, sans trois maîtres d’études qui intervinrent. Frédéric, emporté d’admiration, le serra dans ses bras. À partir de ce jour, l’intimité fut complète. L’affection d’un grand, sans doute, flatta la vanité du petit, et l’autre accepta comme un bonheur ce dévouement qui s’offrait. 47-48 I, 2
 M. le censeur prétendait qu’ils s’exaltaient mutuellement. Cependant, si Frédéric travailla dans les hautes classes, ce fut par les exhortations de son ami ; 49 I, 2
Un timbre sonna ; un valet parut, et introduisit Frédéric dans une petite pièce, où l’on distinguait deux coffres-forts, avec des casiers remplis de cartons. M. Dambreuse écrivait au milieu, sur un bureau à cylindre.
    Il parcourut la lettre du père Roque, ouvrit avec son canif la toile qui enfermait les papiers, et les examina.
55 I, 3
  Les jours suivants furent employés à se chercher un logement ; et il se décida pour une chambre au second étage, dans un hôtel garni, rue Saint-Hyacinthe. 56 I, 3
 En portant sous son bras un buvard tout neuf, il se rendit à l’ouverture des cours. Trois cents jeunes gens, nu-tête, emplissaient un amphithéâtre où un vieillard en robe rouge dissertait d’une voix monotone ; des plumes grinçaient sur le papier. Il retrouvait dans cette salle l’odeur poussiéreuse des classes, une chaire de forme pareille, le même ennui ! Pendant quinze jours, il y retourna. Mais on n’était pas encore à l’article 3, qu’il avait lâché le Code civil, et il abandonna les Institutes à la Summa divisio personarum. 56-57 I, 3
Un remords le prit. Il retourna aux cours. Mais comme il ne connaissait rien aux matières élucidées, des choses très simples l’embarrassèrent. 59 I, 3
L’hiver se termina. Il fut moins triste au printemps, se mit à préparer son examen, et, l’ayant subi d’une façon médiocre, partit ensuite pour Nogent.
    Il n’alla point à Troyes voir son ami, afin d’éviter les observations de sa mère. Puis, à la rentrée, il abandonna son logement et prit, sur le quai Napoléon, deux pièces, qu’il meubla.
61 I, 3
    Frédéric se trouvait auprès d’un jeune homme blond, à figure avenante, et portant moustache et barbiche comme un raffiné du temps de Louis XIII. Il lui demanda la cause du désordre.
    — Je n’en sais rien, reprit l’autre, ni eux non plus ! C’est leur mode à présent ! quelle bonne farce !
    Et il éclata de rire.
62 I, 4
Enfin ils arrivèrent boulevard Montmartre. Frédéric traversa la boutique, monta l’escalier. Arnoux le reconnut dans la glace placée devant son bureau ; et, tout en continuant à écrire, lui tendit la main par-dessus l’épaule.
    Cinq ou six personnes, debout, emplissaient l’appartement étroit, qu’éclairait une seule fenêtre donnant sur la cour ;
68 I, 4
Et, le jeudi matin, il s’habillait pour aller au-devant de Deslauriers quand un coup de sonnette retentit à sa porte. Arnoux entra.
    « Un mot, seulement ! Hier, on m’a envoyé de Genève une belle truite ; nous comptons sur vous, tantôt, à sept heures juste… C’est rue de Choiseul, 24 bis. N’oubliez pas !
    Frédéric fut obligé de s’asseoir. Ses genoux chancelaient. Il se répétait : « Enfin ! enfin ! » Puis il écrivit à son tailleur, à son chapelier, à son bottier ; et il fit porter ces trois billets par trois commissionnaires différents. La clef tourna dans la serrure et le concierge parut, avec une malle sur l’épaule.
77-78 I, 4
  Alors, il fut saisi par un de ces frissons de l’âme où il vous semble qu’on est transporté dans un monde supérieur. Une faculté extraordinaire, dont il ne savait pas l’objet, lui était venue. Il se demanda, sérieusement, s’il serait un grand peintre ou un grand poète ; et il se décida pour la peinture, car les exigences de ce métier le rapprocheraient de Mme Arnoux. Il avait donc trouvé sa vocation ! Le but de son existence était clair maintenant, et l’avenir infaillible. 84 I, 4
  Puis ils avisèrent à leur installation. Deslauriers avait obtenu, sans peine, une place de second clerc chez un avoué, pris à l’École de droit son inscription, acheté les livres indispensables ; et la vie qu’ils avaient tant rêvée commença.
    Elle fut charmante, grâce à la beauté de leur jeunesse.
87 I, 5
 Arriva le mois d’août, époque de son deuxième examen. D’après l’opinion courante, quinze jours devaient suffire pour en préparer les matières. Frédéric, ne doutant pas de ses forces, avala d’emblée les quatre premiers livres du Code de procédure, les trois premiers du Code pénal, plusieurs morceaux d’instruction criminelle et une partie du Code civil, avec les annotations de M. Poncelet. La veille, Deslauriers lui fit faire une récapitulation qui se prolongea jusqu’au matin ; et, pour mettre à profit le dernier quart d’heure, il continua à l’interroger sur le trottoir, tout en marchant. 94 I, 5
Frédéric endossa la robe noire traditionnelle ; puis il entra, suivi de la foule, avec trois autres étudiants, dans une grande pièce, éclairée par des fenêtres sans rideaux et garnie de banquettes, le long des murs. Au milieu, des chaises de cuir entouraient une table, décorée d’un tapis vert. Elle séparait les candidats de MM. les examinateurs en robe rouge, tous portant des chausses d’hermine sur l’épaule, avec des toques à galons d’or sur le chef.
    Frédéric se trouvait l’avant-dernier dans la série, position mauvaise. À la première question sur la différence entre une convention et un contrat, il définit l’une pour l’autre ; et le professeur, un brave homme, lui dit :
    — Ne vous troublez pas, monsieur, remettez-vous !
    Puis, ayant fait deux demandes faciles, suivies de réponses obscures, il passa enfin au quatrième. Frédéric fut démoralisé par ce piètre commencement. Deslauriers, en face, dans le public, lui faisait signe que tout n’était pas encore perdu ; et à la deuxième interrogation sur le droit criminel, il se montra passable. Mais, après la troisième, relative au testament mystique, l’examinateur étant resté impassible tout le temps, son angoisse redoubla ; car Hussonnet joignait les mains comme pour applaudir, tandis que Deslauriers prodiguait les haussements d’épaules. Enfin, le moment arriva où il fallut répondre sur la Procédure ! Il s’agissait de la tierce opposition. Le professeur, choqué d’avoir entendu des théories contraires aux siennes, lui demanda d’un ton brutal :
    — Et vous, monsieur, est-ce votre avis ? Comment conciliez-vous le principe de l’article 1351 du Code civil avec cette voie d’attaque extraordinaire ?
    Frédéric se sentait un grand mal de tête pour avoir passé la nuit sans dormir. Un rayon de soleil, entrant par l’intervalle d’une jalousie, le frappait au visage. Debout derrière la chaise, il se dandinait et tirait sa moustache.
    — J’attends toujours votre réponse ! reprit l’homme à la toque d’or.
    Et, comme le geste de Frédéric l’agaçait sans doute :
    — Ce n’est pas dans votre barbe que vous la trouverez !
    Ce sarcasme causa un rire dans l’auditoire ; le professeur, flatté, s’amadoua. Il lui fit deux questions encore sur l’ajournement et sur l’affaire sommaire, puis baissa la tête en signe d’approbation ; l’acte public était fini. Frédéric rentra dans le vestibule.
    Pendant que l’huissier le dépouillait de sa robe, pour la repasser à un autre immédiatement, ses amis l’entourèrent en achevant de l’ahurir avec leurs opinions contradictoires sur le résultat de l’examen. On le proclama bientôt d’une voix sonore, à l’entrée de la salle : « Le troisième était… ajourné ! »
94-95 I, 5
Des obstacles s’y opposaient. Il les franchit en écrivant à sa mère ; il confessait d’abord son échec, occasionné par des changements faits dans le programme, un hasard, une injustice ; d’ailleurs, tous les grands avocats (il citait leurs noms) avaient été refusés à leurs examens. Mais il comptait se présenter de nouveau au mois de novembre. Or, n’ayant pas de temps à perdre, il n’irait point à la maison cette année ; et il demandait, outre l’argent d’un trimestre, deux cent cinquante francs, pour des répétitions de droit, fort utiles ; le tout enguirlandé de regrets, condoléances, chatteries et protestations d’amour filial. 96 I, 5
    Ces images fulguraient, comme des phares, à l’horizon de sa vie. Son esprit, excité, devint plus leste et plus fort. Jusqu’au mois d’août, il s’enferma, et fut reçu à son dernier examen.
Deslauriers, qui avait eu tant de mal à lui seriner encore une fois le deuxième à la fin de décembre et le troisième en février, s’étonnait de son ardeur. Alors, les vieux espoirs revinrent. Dans dix ans, il fallait que Frédéric fût député ; dans quinze, ministre ; pourquoi pas ? Avec son patrimoine qu’il allait toucher bientôt, il pouvait, d’abord, fonder un journal ; ce serait le début ; ensuite, on verrait. Quant à lui, il ambitionnait toujours une chaire à l’École de droit ; et il soutint sa thèse pour le doctorat d’une façon si remarquable, qu’elle lui valut les compliments des professeurs.
    Frédéric passa la sienne trois jours après.
118-119 I, 5
    — Ah ! mon pauvre garçon ! Il m’a fallu abandonner bien des rêves !
Il s’assit sur le banc, à l’ombre du grand acacia.
    Ce qu’elle lui conseillait, c’était de se mettre clerc chez M. Prouharam, avoué, lequel lui céderait son étude ; s’il la faisait bien valoir, il pourrait la revendre, et trouver un bon parti.
Frédéric n’entendait plus.
122 I, 5
    Ces lamentations se répétèrent vingt fois par jour, durant trois mois ; et, en même temps, les délicatesses du foyer le corrompaient ; il jouissait d’avoir un lit plus mou, des serviettes sans déchirures ; si bien que, lassé, énervé, vaincu enfin par la terrible force de la douceur, Frédéric se laissa conduire chez maître Prouharam.
   Il n’y montra ni science ni aptitude. On l’avait considéré jusqu’alors comme un jeune homme de grands moyens, qui devait être la gloire du département. Ce fut une déception publique.
124 I, 6
La liaison se dénoua, au grand plaisir de Mme Moreau, qui redoutait pour l’établissement de son fils la fréquentation de pareilles gens.
    Elle rêvait de lui acheter le greffe du tribunal ; Frédéric ne repoussait pas trop cette idée.
129 I, 6
Un jour, le 12 décembre 1845, vers neuf heures du matin, la cuisinière monta une lettre dans sa chambre. L’adresse, en gros caractères, était d’une écriture inconnue ; et Frédéric, sommeillant, ne se pressa pas de la décacheter. Enfin il lut :
    « Justice de paix du Havre. IIIe arrondissement.
    « Monsieur,
    « M. Moreau, votre oncle, étant mort ab intestat… »
    Il héritait !
    Comme si un incendie eût éclaté derrière le mur, il sauta hors de son lit, pieds nus, en chemise ; il se passa la main sur le visage, doutant de ses yeux, croyant qu’il rêvait encore, et, pour se raffermir dans la réalité, il ouvrit la fenêtre toute grande.
   Il était tombé de la neige ; les toits étaient blancs ; et même il reconnut dans la cour un baquet à lessive, qui l’avait fait trébucher la veille au soir.
    Il relut la lettre trois fois de suite ; rien de plus vrai ! toute la fortune de l’oncle ! Vingt-sept mille livres de rente ! — et une joie frénétique le bouleversa, à l’idée de revoir Mme Arnoux. 
129 I, 6
 Le soir, quand ils furent seuls, tous les deux, Mme Moreau dit à son fils qu’elle lui conseillait de s’établir à Troyes, avocat. Étant plus connu dans son pays que dans un autre, il pourrait plus facilement y trouver des partis avantageux.
    — Ah ! c’est trop fort ! s’écria Frédéric.
    À peine avait-il son bonheur entre les mains qu’on voulait le lui prendre.
130 I, 6
Il signifia sa résolution formelle d’habiter Paris.
    — Pour quoi y faire ?
    — Rien !
    Mme Moreau, surprise de ses façons, lui demanda ce qu’il voulait devenir.
    — Ministre ! répliqua Frédéric.
    Et il affirma qu’il ne plaisantait nullement, qu’il prétendait se lancer dans la diplomatie, que ses études et ses instincts l’y poussaient. Il entrerait d’abord au Conseil d’État, avec la protection de M. Dambreuse.
130 I, 6
    Quand il fut à sa place, dans le coupé, au fond, et que la diligence s’ébranla, emportée par les cinq chevaux détalant à la fois, il sentit une ivresse le submerger. Comme un architecte qui fait le plan d’un palais, il arrangea, d’avance, sa vie. 139 II, 1
   Frédéric alla de l’estaminet chez Arnoux, comme soulevé par un vent tiède et avec l’aisance extraordinaire que l’on éprouve dans les songes.
    Il se trouva bientôt à un second étage, devant une porte dont la sonnette retentissait ; une servante parut ; une seconde porte s’ouvrit ; Mme Arnoux était assise près du feu. Arnoux fit un bond et l’embrassa. Elle avait sur ses genoux un petit garçon de trois ans, à peu près ; sa fille, grande comme elle maintenant, se tenait debout, de l’autre côté de la cheminée.
139 II, 1
Ils allèrent ensuite chez un costumier ; c’était d’un bal qu’il s’agissait. Arnoux prit une culotte de velours bleu, une veste pareille, une perruque rouge ; Frédéric un domino ; et ils descendirent rue de Laval, devant une maison illuminée au second étage par des lanternes de couleur.
    Dès le bas de l’escalier, on entendait le bruit des violons.
    — Où diable me menez-vous ? dit Frédéric.
    — Chez une bonne fille ! n’ayez pas peur !
    Un groom leur ouvrit la porte, et ils entrèrent dans l’antichambre, où des paletots, des manteaux et des châles étaient jetés en pile sur des chaises. Une jeune femme, en costume de dragon Louis XV, la traversait en ce moment-là. C’était Mlle Rose-Annette Bron, la maîtresse du lieu.
145 II, 1
Frédéric trouva, au coin de la rue Rumfort, un petit hôtel et il s’acheta, tout à la fois, le coupé, le cheval, les meubles et deux jardinières prises chez Arnoux, pour mettre aux deux coins de la porte dans son salon. Derrière cet appartement, étaient une chambre et un cabinet. L’idée lui vint d’y loger Deslauriers. Mais, comment la recevrait-il, elle, sa maîtresse future ? La présence d’un ami serait une gêne. Il abattit le refend pour agrandir le salon, et fit du cabinet un fumoir. 159 II, 2
Bientôt, la conversation fut impossible à suivre, et Frédéric se retirait quand Mme Dambreuse lui dit :
    — Tous les mercredis, n’est-ce pas, monsieur Moreau ? rachetant par cette seule phrase ce qu’elle avait montré d’indifférence.
161 II, 2
    Puis elle lui demanda ce qu’il voulait faire, un homme devant s’employer à quelque chose. Il se rappela son mensonge et dit qu’il espérait parvenir au Conseil d’État, grâce à M. Dambreuse, le député.
    — Vous le connaissez peut-être ?
    — De nom, seulement.
165 II, 2
À partir de ce jour-là, Arnoux fut encore plus cordial qu’auparavant ; il l’invitait à dîner chez sa maîtresse, et bientôt Frédéric hanta tout à la fois les deux maisons. 173 II, 2
    Une idée machiavélique surgit dans sa cervelle.
    Connaissant par Dussardier les récriminations de Pellerin sur son compte, il imagina de lui commander le portrait de la Maréchale, un portrait grandeur nature, qui exigerait beaucoup de séances ; il n’en manquerait pas une seule ; l’inexactitude habituelle de l’artiste faciliterait les tête-à-tête.
178-179 II, 2
    Aussi, le lendemain, en dînant chez Mme Arnoux, il dit que sa mère le tourmentait pour qu’il embrassât une profession. — Mais je croyais, reprit-elle, que M. Dambreuse devait vous faire entrer au Conseil d’État ? Cela vous irait très bien.
    Elle le voulait donc. Il obéit.
 Le banquier, comme la première fois, était assis à son bureau, et d’un geste le pria d’attendre quelques minutes, car un monsieur tournant le dos à la porte, l’entretenait de matières graves.
184 II, 2
   M. Dambreuse le toucha au coude légèrement, et l’emmena dehors sur la terrasse.
    Il avait vu le ministre. La chose n’était pas facile. Avant d’être présenté comme auditeur au Conseil d’État, on devait subir un examen ; Frédéric, pris d’une confiance inexplicable, répondit qu’il en savait les matières.
    Le financier n’en était pas surpris, d’après tous les éloges que faisait de lui M. Roque.
190 II, 2
— Pourquoi donc, reprit M. Dambreuse, tenez-vous au Conseil d’État ?
    Et il affirma, d’un ton de libéral, que les fonctions publiques ne menaient à rien, il en savait quelque chose ; les affaires valaient mieux. Frédéric objecta la difficulté de les apprendre.
    — Ah ! bah ! en peu de temps, je vous y mettrais.
    Voulait-il l’associer à ses entreprises ?
    Le jeune homme aperçut, comme dans un éclair, une immense fortune qui allait venir.
190 II, 2
 Frédéric, en se couchant, résuma la soirée. D’abord, sa toilette (il s’était observé dans les glaces plusieurs fois), depuis la coupe de l’habit jusqu’au nœud des escarpins, ne laissait rien à reprendre ; il avait parlé à des hommes considérables, avait vu de près des femmes riches, M. Dambreuse s’était montré excellent et Mme Dambreuse presque engageante. Il pesa un à un ses moindres mots, ses regards, mille choses inanalysables et cependant expressives. Ce serait crânement beau d’avoir une pareille maîtresse ! Pourquoi non, après tout ? Il en valait bien un autre ! Peut-être qu’elle n’était pas si difficile ? Martinon ensuite revint à sa mémoire ; et, en s’endormant, il souriait de pitié sur ce brave garçon. 191 II, 2
— Il faudra que tu donnes un dîner une fois la semaine. C’est indispensable, quand même la moitié de ton revenu y passerait ! On voudra y venir, ce sera un centre pour les autres, un levier pour toi ; et, maniant l’opinion par les deux bouts, littérature et politique, avant six mois, tu verras, nous tiendrons le haut du pavé dans Paris.
    Frédéric, en l’écoutant, éprouvait une sensation de rajeunissement, comme un homme qui, après un long séjour dans une chambre, est transporté au grand air. Cet enthousiasme le gagnait.
    — Oui, j’ai été un paresseux, un imbécile, tu as raison !
    — À la bonne heure ! s’écria Deslauriers ; je retrouve mon Frédéric !
206-207 II, 3
Mme Dambreuse s’inclina légèrement, tout en souriant d’un rire singulier, plein à la fois de politesse et d’ironie. Frédéric n’eut pas le temps d’y réfléchir, car M. Dambreuse, dès qu’ils furent seuls :
    — Vous n’êtes pas venu chercher vos actions.
    Et, sans lui permettre de s’excuser :
    — Bien ! bien ! il est juste que vous connaissiez l’affaire un peu mieux.
    Il lui offrit une cigarette et commença.
    L’Union générale des Houilles françaises était constituée ; on n’attendait plus que l’ordonnance. 
216 II, 3
On l’avait nommé directeur ; mais le temps lui manquait pour s’occuper de certains détails, de la rédaction entre autres.
   — Je suis un peu brouillé avec mes auteurs, j’ai oublié mon grec ! J’aurais besoin de quelqu’un… qui pût traduire mes idées.
    Et tout à coup :
    — Voulez-vous être cet homme-là, avec le titre de secrétaire général ?
    Frédéric ne sut que répondre.
    — Eh bien, qui vous empêche ?
    Ses fonctions se borneraient à écrire, tous les ans, un rapport pour les actionnaires. Il se trouverait en relations quotidiennes avec les hommes les plus considérables de Paris. Représentant la Compagnie près les ouvriers, il s’en ferait adorer, naturellement, ce qui lui permettrait, plus tard, de se pousser au conseil général, à la députation.
    Les oreilles de Frédéric tintaient. D’où provenait cette bienveillance ? Il se confondit en remerciements.
    Mais il ne fallait point, dit le banquier, qu’il fût dépendant de personne. Le meilleur moyen, c’était de prendre des actions, « placement superbe d’ailleurs, car votre capital garantit votre position, comme votre position votre capital ».
217-218 II, 3
   À la fin de juillet, une baisse inexplicable fit tomber les actions du Nord. Frédéric n’avait pas vendu les siennes ; il perdit d’un seul coup soixante mille francs. Ses revenus se trouvaient sensiblement diminués. Il devait ou restreindre sa dépense, ou prendre un état, ou faire un beau mariage.
    Alors, Deslauriers lui parla de Mlle Roque. Rien ne l’empêchait d’aller voir un peu les choses par lui-même. Frédéric était un peu fatigué ; la province et la maison maternelle le délasseraient. Il partit.
267 II, 4
 Elle mangeait avec une gloutonnerie affectée une tranche de foie gras ; Frédéric, par obéissance, l’imitait, en tenant une bouteille de vin sur ses genoux.
    Le milord reparut, c’était Mme Arnoux. Elle pâlit extraordinairement.
    — Donne-moi du champagne ! dit Rosanette.
    Et, levant le plus haut possible son verre rempli, elle s’écria :
    — Ohé là-bas ! les femmes honnêtes, l’épouse de mon protecteur, ohé !
    Des rires éclatèrent autour d’elle, le milord disparut.
234 II, 4
   M. des Aulnays tâcha de l’adoucir, le cousin Joseph, le précepteur, Forchambeaux lui-même. Le baron pendant ce temps-là, réconfortait Cisy, qui, cédant à une faiblesse nerveuse, versait des larmes. Frédéric, au contraire, s’irritait de plus en plus ; et l’on serait resté là jusqu’au jour si le baron n’avait dit pour en finir :
    — Le vicomte, monsieur, enverra demain chez vous ses témoins.
    — Votre heure ?
    — À midi, s’il vous plaît.
    — Parfaitement, monsieur.
249 II, 5
Tout à coup elle le repoussa, et, d’un ton amer :
    — Tu n’aurais pas le courage de m’emmener !
    Il resta immobile avec un grand air d’ébahissement. Elle éclata en sanglots, et s’enfonçant la tête dans sa poitrine :
    — Est-ce que je peux vivre sans toi !
    Il tâchait de la calmer. Elle lui mit ses deux mains sur les épaules pour le mieux voir en face, et, dardant contre les siennes ses prunelles vertes, d’une humidité presque féroce :
    — Veux-tu être mon mari ?
    — Mais…, répliqua Frédéric, cherchant quelque réponse, sans doute… Je ne demande pas mieux.
277 II, 5
 Frédéric allégua une affaire urgente, puis courut à Auteuil.
    Mme Arnoux laissa échapper un cri de joie. Alors, toute sa rancune s’évanouit.
    Il ne parla point de son amour. Pour lui inspirer plus de confiance, il exagéra même sa réserve ; et, lorsqu’il demanda s’il pouvait revenir, elle répondit : « Mais sans doute », en offrant sa main, qu’elle retira presque aussitôt.
    Frédéric, dès lors, multiplia ses visites. 
294 II, 6
   — Mille pardons ! dit Frédéric, en lui saisissant la taille dans les deux mains.
    — Comment ? que fais-tu ? balbutia la Maréchale, à la fois surprise et égayée par ces manières.
    Il répondit :
    — Je suis la mode, je me réforme.
    Elle se laissa renverser sur le divan, et continuait à rire sous ses baisers.
    Ils passèrent l’après-midi à regarder, de leur fenêtre, le peuple dans la rue.
306 II, 6
Le bruit d’une fusillade le tira brusquement de son sommeil ; et, malgré les instances de Rosanette, Frédéric, à toute force, voulut aller voir ce qui se passait. Il descendait vers les Champs-Élysées, d’où les coups de feu étaient partis. À l’angle de la rue Saint-Honoré, des hommes en blouse le croisèrent en criant :
    — Non ! pas par là ! au Palais-Royal !
309 III, 1
On arriva bientôt aux élections pour l’Assemblée nationale, et aux candidats dans l’arrondissement de la Fortelle. Celui de l’opposition n’avait pas de chances.
    — Vous devriez prendre sa place ! dit M. Dambreuse.
 Frédéric se récria.
— Eh ! pourquoi donc ? car il obtiendrait les suffrages des ultras, vu ses opinions personnelles, celui des conservateurs, à cause de sa famille.
   — Et peut-être aussi, ajouta le banquier en souriant, grâce un peu à mon influence.
    Frédéric objecta qu’il ne saurait comment s’y prendre. Rien de plus facile, en se faisant recommander aux patriotes de l’Aube par un club de la capitale. Il s’agissait de lire, non une profession de foi comme on en voyait quotidiennement, mais une exposition de principes sérieuse.
    — Apportez-moi cela ; je sais ce qui convient dans la localité ! Et vous pourriez, je vous le répète, rendre de grands services au pays, à nous tous, à moi-même.
    Par des temps pareils, on devait s’entr’aider, et, si Frédéric avait besoin de quelque chose, lui, ou ses amis…
    — Oh ! mille grâces, cher monsieur !
    — À charge de revanche, bien entendu !
    Le banquier était un brave homme, décidément.
320-321 III, 1
    Mais bientôt Martinon reparut, et Frédéric entama son discours. Dès la seconde page, qui signalait comme une honte la prépondérance des intérêts pécuniaires, le banquier fit la grimace. Puis, abordant les réformes, Frédéric demandait la liberté du commerce.
    — Comment… ? mais permettez !
    L’autre n’entendait pas, et continua. Il réclamait l’impôt sur la rente, l’impôt progressif, une fédération européenne, et l’instruction du peuple, des encouragements aux beaux-arts les plus larges.
    « Quand le pays fournirait à des hommes comme Delacroix ou Hugo cent mille francs de rente, où serait le mal ? »
    Le tout finissait par des conseils aux classes supérieures.
    « N’épargnez rien, ô riches ! donnez ! donnez ! »
    Il s’arrêta, et resta debout. Ses deux auditeurs assis ne parlaient pas ; Martinon écarquillait les yeux, M. Dambreuse était tout pâle. Enfin dissimulant son émotion sous un aigre sourire :
    — C’est parfait, votre discours !
    Et il en vanta beaucoup la forme, pour n’avoir pas à s’exprimer sur le fond.
323 III, 1
Frédéric encore une fois voulut se faire entendre :
    — Mais citoyens !…
    L’Espagnol continuait :
    — El martes próximo tendrá lugar en la iglesia de la Magdelena un servicio fúnebre.
    — C’est absurde à la fin ! personne ne comprend !
    Cette observation exaspéra la foule.
    — À la porte ! à la porte !
    — Qui ? moi ? demanda Frédéric.
    — Vous-même ! dit majestueusement Sénécal. Sortez !
331 III, 1
Frédéric avait soif d’abandonner Paris. Elle ne repoussa pas cette fantaisie, et ils partirent pour Fontainebleau dès le lendemain. 342 III, 1
Il ne doutait pas qu’il ne fût heureux pour jusqu’à la fin de ses jours, tant son bonheur lui paraissait naturel, inhérent à sa vie et à la personne de cette femme. Un besoin le poussait à lui dire des tendresses. Elle y répondait par de gentilles paroles, de petites tapes sur l’épaule, des douceurs dont la surprise le charmait. Il lui découvrait enfin une beauté toute nouvelle, qui n’était peut-être que le reflet des choses ambiantes, à moins que leurs virtualités secrètes ne l’eussent fait s’épanouir. 349 III, 1
Le dimanche matin, Frédéric lut dans un journal, sur une liste de blessés, le nom de Dussardier. Il jeta un cri et montrant le papier à Rosanette, déclara qu’il allait partir immédiatement.
    — Pourquoi faire ?
    — Mais pour le voir, le soigner !
    — Tu ne vas pas me laisser seule, j’imagine ?
    — Viens avec moi.
    — Ah ! que j’aille me fourrer dans une bagarre pareille ! Merci bien !
353 III, 1
Et elle lui conta son départ, toute sa route, et le mensonge fait à son père.
    — Il me ramène dans deux jours. Viens demain soir, comme par hasard, et profites-en pour me demander en mariage.
    Jamais Frédéric n’avait été plus loin du mariage. D’ailleurs, Mlle Roque lui semblait une petite personne assez ridicule. Quelle différence avec une femme comme Mme Dambreuse ! Un bien autre avenir lui était réservé ! Il en avait la certitude aujourd’hui ; aussi n’était-ce pas le moment de s’engager, par un coup de cœur, dans une détermination de cette importance. Il fallait maintenant être positif ; et puis il avait revu Mme Arnoux. Cependant la franchise de Louise l’embarrassait. Il répliqua :
    — As-tu bien réfléchi à cette démarche ?
    — Comment ! s’écria-t-elle, glacée de surprise et d’indignation.
    Il dit que se marier actuellement serait une folie.
371 III, 2
   Frédéric l’attendait toujours quand ils devaient sortir ; elle était fort longue à disposer autour de son menton les deux rubans de sa capote ; et elle se souriait à elle-même, devant son armoire à glace. Puis passait son bras sur le sien et le forçant à se mirer près d’elle :
    — Nous faisons bien comme cela, tous les deux côte à côte ! Ah ! pauvre amour, je te mangerais !
    Il était maintenant sa chose, sa propriété.
374 III, 3
 Il leva le poing.
    — Ne me tue pas ! Je suis enceinte !
Frédéric se recula.
    — Tu mens !
    — Mais regarde-moi !
    Elle prit un flambeau, et, montrant son visage :
    — T’y connais-tu ?
    De petites taches jaunes maculaient sa peau, qui était singulièrement bouffie. Frédéric ne nia pas l’évidence. Il alla ouvrir la fenêtre, fit quelques pas de long en large, puis s’affaissa dans un fauteuil.
 Cet événement était une calamité, qui d’abord ajournait leur rupture, et puis bouleversait tous ses projets. L’idée d’être père, d’ailleurs, lui paraissait grotesque, inadmissible. 
380 III, 3
   Une maîtresse comme Mme Dambreuse le poserait.
   Il se mit à faire tout ce qu’il faut.
  Il se trouvait sur son passage à la promenade, ne manquait pas d’aller la saluer dans sa loge au théâtre ; et, sachant les heures où elle se rendait à l’église, il se campait derrière un pilier dans une pose mélancolique. Pour des indications de curiosités, des renseignements sur un concert, des emprunts de livres ou de revues, c’était un échange continuel de petits billets. 
384 III, 3
    Elle le considérait, les cils entre-clos. Il baissait la voix, en se penchant vers son visage.
    — Oui ! vous me faites peur ! Je vous offense, peut-être ?… Pardon !… Je ne voulais pas dire tout cela ! Ce n’est pas ma faute ! Vous êtes si belle !
    Mme Dambreuse ferma les yeux, et il fut surpris par la facilité de sa victoire. Les grands arbres du jardin qui frissonnaient mollement s’arrêtèrent. Des nuages immobiles rayaient le ciel de longues bandes rouges, et il y eut comme une suspension universelle des choses. Alors, des soirs semblables, avec des silences pareils, revinrent dans son esprit, confusément. Où était-ce ?…
387 III, 3
Selon Frédéric, la grande masse des citoyens n’aspirait qu’au repos (il avait profité à l’hôtel Dambreuse), et toutes les chances étaient pour les conservateurs. Ce parti-là, cependant, manquait d’hommes neufs.
    — Si tu te présentais, je suis sûr…
    Il n’acheva pas. Deslauriers comprit, se passa les deux mains sur le front ; puis, tout à coup :
    — Mais toi ? Rien ne t’empêche ? Pourquoi ne serais-tu pas député ?
    Par suite d’une double élection, il y avait, dans l’Aube, une candidature vacante. M. Dambreuse, réélu à la Législative, appartenait à un autre arrondissement.
    — Veux-tu que je m’en occupe ?
389 III, 3
    Leur liaison ne tarda pas à être une chose convenue, acceptée. Mme Dambreuse, durant tout l’hiver, traîna Frédéric dans le monde.
    Il arrivait presque toujours avant elle ; et il la voyait entrer, les bras nus, l’éventail à la main, des perles dans les cheveux. Elle s’arrêtait sur le seuil, le linteau de la porte l’entourait comme un cadre, et elle avait un léger mouvement d’indécision, en clignant les paupières, pour découvrir s’il était là.
393 III, 4
   Elle se leva, se mit doucement sur ses genoux.
    — Toi seul es bon ! Il n’y a que toi que j’aime !
En le regardant, son cœur s’amollit, une réaction nerveuse lui amena des larmes aux paupières, et elle murmura :
    — Veux-tu m’épouser ?
    Il crut d’abord n’avoir pas compris. Cette richesse l’étourdissait. Elle répéta plus haut :
    — Veux-tu m’épouser ?
    Enfin, il dit en souriant :
    — Tu en doutes ?
397 III, 4
Rosanette se mit à sourire ineffablement ; et, comme submergée sous les flots d’amour qui l’étouffaient, elle dit d’une voix basse :
    — Un garçon, là, là ! en désignant près de son lit une barcelonnette.
Il écarta les rideaux, et aperçut, au milieu des linges, quelque chose d’un rouge jaunâtre, extrêmement ridé, qui sentait mauvais et vagissait.
    — Embrasse-le !
    Il répondit, pour cacher sa répugnance :
    — Mais j’ai peur de lui faire mal ?
    — Non ! non !
    Alors, il baisa, du bout des lèvres, son enfant.
    — Comme il te ressemble !
405 III, 4
    Il allait enfin partir pour Nogent, quand il reçut une lettre de Deslauriers.
    Deux candidats nouveaux se présentaient, l’un conservateur, l’autre rouge ; un troisième, quel qu’il fût, n’avait pas de chances. C’était la faute de Frédéric ; il avait laissé passer le bon moment, il aurait dû venir plus tôt, se remuer. « On ne t’a même pas vu aux comices agricoles ! » L’avocat le blâmait de n’avoir aucune attache dans les journaux. « Ah ! si tu avais suivi autrefois mes conseils ! Si nous avions une feuille publique à nous ! » Il insistait là-dessus. Du reste, beaucoup de personnes qui auraient voté en sa faveur, par considération pour M. Dambreuse, l’abandonneraient maintenant.
406 III, 4
    Rosanette fut debout toute la nuit.
    Le matin, elle alla trouver Frédéric.
    — Viens donc voir. Il ne remue plus.
    En effet, il était mort.
420 III, 4
— Qu’est-ce que ça me fait ? dit Rosanette en haussant les épaules.
    — Ce que ça te fait ? Mais tu te venges, voilà tout ! C’est la suite de tes persécutions ! Est-ce que tu ne l’as pas outragée jusqu’à venir chez elle ! Toi, une fille de rien. La femme la plus sainte, la plus charmante et la meilleure ! Pourquoi t’acharnes-tu à la ruiner ?
    — Tu te trompes, je t’assure !
    — Allons donc ! Comme si tu n’avais pas mis Sénécal en avant !
    — Quelle bêtise !
    Alors, une fureur l’emporta.
    — Tu mens ! tu mens, misérable ! Tu es jalouse d’elle ! Tu possèdes une condamnation contre son mari ! Sénécal s’est déjà mêlé de tes affaires ! Il déteste Arnoux, vos deux haines s’entendent. J’ai vu sa joie quand tu as gagné ton procès pour le kaolin. Le nieras-tu, celui-là ?
    — Je te donne ma parole…
    — Oh ! je la connais, ta parole !
429 III, 5
 — Mille francs, messieurs, mille francs ! Personne ne dit rien ? bien vu ? mille francs ! — Adjugé !
    Le marteau d’ivoire s’abattit.
    Elle fit passer sa carte, on lui envoya le coffret.
    Elle le plongea dans son manchon.
    Frédéric sentit un grand froid lui traverser le cœur.
    Mme Dambreuse n’avait pas quitté son bras ; et elle n’osa le regarder en face jusque dans la rue, où l’attendait sa voiture.
    Elle s’y jeta comme un voleur qui s’échappe, et, quand elle fut assise, se retourna vers Frédéric. Il avait son chapeau à la main.
    — Vous ne montez pas ?
    — Non, madame !
    Et, la saluant froidement, il ferma la portière, puis fit signe au cocher de partir.
Il éprouva d’abord un sentiment de joie et d’indépendance reconquise.
434 III, 5
    il se dit :
    « Elle est peut-être sortie ; si j’allais la rencontrer ! »
    La cloche de Saint-Laurent tintait ; et il y avait sur la place, devant l’église, un rassemblement de pauvres, avec une calèche, la seule du pays (celle qui servait pour les noces), quand, sous le portail, tout à coup, dans un flot de bourgeois en cravate blanche, deux nouveaux mariés parurent.
    Il se crut halluciné. Mais non ! C’était bien elle, Louise ! couverte d’un voile blanc qui tombait de ses cheveux rouges à ses talons ; et c’était bien lui, Deslauriers ! portant un habit bleu brodé d’argent, un costume de préfet. Pourquoi donc ?
    Frédéric se cacha dans l’angle d’une maison, pour laisser passer le cortège.
    Honteux, vaincu, écrasé, il retourna vers le chemin de fer, et s’en revint à Paris.
435-436 III, 5
    Il voyagea.
    Il connut la mélancolie des paquebots, les froids réveils sous la tente, l’étourdissement des paysages et des ruines, l’amertume des sympathies interrompues.
    Il revint.
    Il fréquenta le monde, et il eut d’autres amours, encore. Mais le souvenir continuel du premier les lui rendait insipides ; et puis la véhémence du désir, la fleur même de la sensation était perdue. Ses ambitions d’esprit avaient également diminué. Des années passèrent ; et il supportait le désœuvrement de son intelligence et l’inertie de son cœur.
437 III, 6
  — Adieu, mon ami, mon cher ami ! Je ne vous reverrai jamais ! C’était ma dernière démarche de femme. Mon âme ne vous quittera pas. Que toutes les bénédictions du ciel soient sur vous !
    Et elle le baisa au front comme une mère.
Mais elle parut chercher quelque chose, et lui demanda des ciseaux.
    Elle défit son peigne ; tous ses cheveux blancs tombèrent.
    Elle s’en coupa, brutalement, à la racine, une longue mèche.
    — Gardez-les ! adieu !
    Quand elle fut sortie, Frédéric ouvrit sa fenêtre, Mme Arnoux, sur le trottoir, fit signe d’avancer à un fiacre qui passait. Elle monta dedans. La voiture disparut.
    Et ce fut tout.
441 III, 6
     

Anne Perthuis-Lejeune et Danielle Girard