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Extraits de l’œuvre |
Édition |
Chapitre |
M. Frédéric Moreau, nouvellement reçu bachelier, s’en retournait à Nogent-sur-Seine, où il devait languir pendant deux mois, avant d’aller faire son droit. Sa mère, avec la somme indispensable, l’avait envoyé au Havre voir un oncle, dont elle espérait, pour lui, l’héritage ; il en était revenu la veille seulement ; et il se dédommageait de ne pouvoir séjourner dans la capitale, en regagnant sa province par la route la plus longue. |
37 |
I, 1 |
Le harpiste s’approcha d’eux, humblement. Pendant qu’Arnoux cherchait de la monnaie, Frédéric allongea vers la casquette sa main fermée, et, l’ouvrant avec pudeur, il y déposa un louis d’or. Ce n’était pas la vanité qui le poussait à faire cette aumône devant elle, mais une pensée de bénédiction où il l’associait, un mouvement de cœur presque religieux. |
42 |
I, 1 |
Arnoux, en lui montrant le chemin, l’engagea cordialement à descendre. Frédéric affirma qu’il venait de déjeuner ; il se mourait de faim, au contraire ; et il ne possédait plus un centime au fond de sa bourse. |
42 |
I, 1 |
Ils parlaient de ce qu’ils feraient plus tard, quand ils seraient sortis du collège. D’abord, ils entreprendraient un grand voyage avec l’argent que Frédéric prélèverait sur sa fortune, à sa majorité. Puis ils reviendraient à Paris, ils travailleraient ensemble, ne se quitteraient pas ; |
48 |
I, 2 |
— Tu devrais prier ce vieux de t’introduire chez les Dambreuse ; rien n’est utile comme de fréquenter une maison riche ! Puisque tu as un habit noir et des gants blancs, profites-en ! Il faut que tu ailles dans ce monde là ! Tu m’y mèneras plus tard. Un homme à millions, pense donc ! Arrange-toi pour lui plaire, et à sa femme aussi. Deviens son amant !
Frédéric se récriait.
— Mais je te dis là des choses classiques, il me semble ? Rappelle-toi Rastignac dans la Comédie humaine ! Tu réussiras, j’en suis sûr !
Frédéric avait tant de confiance en Deslauriers, qu’il se sentit ébranlé, et oubliant Mme Arnoux, ou la comprenant dans la prédiction faite sur l’autre, il ne put s’empêcher de sourire. |
52 |
I, 2 |
Il est temps que je m’en retourne, adieu ! As-tu cent sous pour que je paye mon dîner ?
Frédéric lui donna dix francs, le reste de la somme prise le matin à Isidore. |
52 |
I, 2 |
Alors, il supplia Deslauriers de venir partager sa chambre. Ils s’arrangeraient pour vivre avec ses deux mille francs de pension ; tout valait mieux que cette existence intolérable. Deslauriers ne pouvait encore quitter Troyes. Il l’engageait à se distraire, et à fréquenter Sénécal |
59 |
I, 3 |
Il voulut s’amuser. Il se rendit aux bals de l’Opéra. Ces gaietés tumultueuses le glaçaient dès la porte. D’ailleurs, il était retenu par la crainte d’un affront pécuniaire, s’imaginant qu’un souper avec un domino entraînait à des frais considérables, était une grosse aventure. |
60 |
I, 3 |
Arnoux entra.
« Un mot, seulement ! Hier, on m’a envoyé de Genève une belle truite ; nous comptons sur vous, tantôt, à sept heures juste… C’est rue de Choiseul, 24 bis. N’oubliez pas !
Frédéric fut obligé de s’asseoir. Ses genoux chancelaient. Il se répétait : « Enfin ! enfin ! » Puis il écrivit à son tailleur, à son chapelier, à son bottier ; et il fit porter ces trois billets par trois commissionnaires différents. |
78 |
I, 4 |
Ils reçurent, vers le milieu du mois de mars, parmi des notes assez lourdes, celles du restaurateur qui leur apportait à dîner. Frédéric, n’ayant point la somme suffisante, emprunta cent écus à Deslauriers ; quinze jours plus tard, il réitéra la même demande, et le clerc le gronda pour les dépenses auxquelles il se livrait chez Arnoux.
Effectivement, il n’y mettait point de modération. Une vue de Venise, une vue de Naples et une autre de Constantinople occupant le milieu des trois murailles, des sujets équestres d’Alfred de Dreux çà et là, un groupe de Pradier sur la cheminée, des numéros de l’Art industriel sur le piano, et des cartonnages par terre dans les angles, encombraient le logis d’une telle façon, qu’on avait peine à poser un livre, à remuer les coudes. Frédéric prétendait qu’il lui fallait tout cela pour sa peinture. |
88 |
I, 5 |
Quelque chose de plus fort qu’une chaîne de fer l’attachait à Paris, une voix intérieure lui criait de rester.
Des obstacles s’y opposaient. Il les franchit en écrivant à sa mère ; il confessait d’abord son échec, occasionné par des changements faits dans le programme, un hasard, une injustice ; d’ailleurs, tous les grands avocats (il citait leurs noms) avaient été refusés à leurs examens. Mais il comptait se présenter de nouveau au mois de novembre. Or, n’ayant pas de temps à perdre, il n’irait point à la maison cette année ; et il demandait, outre l’argent d’un trimestre, deux cent cinquante francs, pour des répétitions de droit, fort utiles ; le tout enguirlandé de regrets, condoléances, chatteries et protestations d’amour filial. |
88 |
I, 5 |
À la fin de la semaine, néanmoins, il reçut l’argent du trimestre avec la somme destinée aux répétitions, et qui servit à payer un pantalon gris perle, un chapeau de feutre blanc et une badine à pomme d’or.
Quand tout cela fut en sa possession :
« C’est peut-être une idée de coiffeur que j’ai eue ? » songea-t-il.
Et une grande hésitation le prit. |
96 |
I, 5 |
Frédéric, dans ces longs tête-à-tête, reconnut que le marchand de peinture n’était pas fort spirituel. Arnoux pouvait s’apercevoir de ce refroidissement ; et puis c’était l’occasion de lui rendre, un peu, ses politesses.
Voulant donc faire les choses très bien, il vendit à un brocanteur tous ses habits neufs, moyennant la somme de quatre-vingts francs ; et, l’ayant grossie de cent autres qui lui restaient, il vint chez Arnoux le prendre pour dîner. |
99 |
I, 5 |
Mais, tout à coup, ils traversèrent le pont au Change, le marché aux Fleurs, le quai Napoléon. Frédéric entra derrière eux. Deslauriers lui fit comprendre qu’il les gênerait, et n’avait qu’à suivre son exemple.
— Combien as-tu encore ?
— Deux pièces de cent sous.
— C’est assez ! bonsoir !
Frédéric fut saisi par l’étonnement que l’on éprouve à voir une farce réussir : « Il se moque de moi, pensa-t-il. Si je remontais ? » |
109 |
I, 5 |
Il n’en devait pas moins, puisque c’était la fête de Mme Arnoux, lui offrir un cadeau ; il songea, naturellement, à une ombrelle, afin de réparer sa maladresse. Or il découvrit une marquise en soie gorge-pigeon, à petit manche d’ivoire ciselé, et qui arrivait de la Chine. Mais cela coûtait cent soixante-quinze francs et il n’avait pas un sou, vivant même à crédit sur le trimestre prochain. Cependant, il la voulait, il y tenait, et, malgré sa répugnance, il eut recours à Deslauriers.
Deslauriers lui répondit qu’il n’avait pas d’argent.
— J’en ai besoin, dit Frédéric, grand besoin !
Et, l’autre ayant répété la même excuse, il s’emporta.
— Tu pourrais bien, quelquefois…
— Quoi donc ?
— Rien !
Le clerc avait compris. Il leva sur sa réserve la somme en question, et, quand il l’eut versée pièce à pièce :
— Je ne te réclame pas de quittance, puisque je vis à tes crochets ! |
112 |
I, 5 |
Le lendemain de son arrivée, après leur déjeuner, Mme Moreau emmena son fils dans le jardin.
Elle se dit heureuse de lui voir un état, car ils n’étaient pas aussi riches que l’on croyait ; la terre rapportait peu ; les fermiers payaient mal ; elle avait même été contrainte de vendre sa voiture. Enfin, elle lui exposa leur situation.
Dans les premiers embarras de son veuvage, un homme astucieux, M. Roque, lui avait fait des prêts d’argent, renouvelés, prolongés malgré elle. Il était venu les réclamer tout à coup ; et elle avait passé par ses conditions, en lui cédant à un prix dérisoire la ferme de Presles. Dix ans plus tard, son capital disparaissait dans la faillite d’un banquier, à Melun. Par horreur des hypothèques et pour conserver des apparences utiles à l’avenir de son fils, comme le père Roque se présentait de nouveau, elle l’avait écouté encore une fois. Mais elle était quitte, maintenant. Bref, il leur restait environ dix mille francs de rente, dont deux mille trois cents à lui, tout son patrimoine !
— Ce n’est pas possible ! s’écria Frédéric.
Elle eut un mouvement de tête signifiant que cela était très possible. |
121 |
I, 5 |
Mais son oncle lui laisserait quelque chose ?
Rien n’était moins sûr !
Et ils firent un tour de jardin, sans parler. Enfin elle l’attira contre son cœur, et, d’une voix que les larmes étouffaient
— Ah ! mon pauvre garçon ! Il m’a fallu abandonner bien des rêves !
Il s’assit sur le banc, à l’ombre du grand acacia.
Ce qu’elle lui conseillait, c’était de se mettre clerc chez M. Prouharam, avoué, lequel lui céderait son étude ; s’il la faisait bien valoir, il pourrait la revendre, et trouver un bon parti.
Frédéric n’entendait plus. |
122 |
I, 5 |
Ruiné, dépouillé, perdu !
Il était resté sur le banc, comme étourdi par une commotion. Il maudissait le sort, il aurait voulu battre quelqu’un ; et, pour renforcer son désespoir, il sentait peser sur lui une sorte d’outrage, un déshonneur ; car Frédéric s’était imaginé que sa fortune paternelle monterait un jour à quinze mille livres de rente, et il l’avait fait savoir, d’une façon indirecte, aux Arnoux. Il allait donc passer pour un hâbleur, un drôle, un obscur polisson, qui s’était introduit chez eux dans l’espérance d’un profit quelconque ! Et elle, Mme Arnoux, comment la revoir, maintenant ?
Cela, d’ailleurs, était complètement impossible, n’ayant que trois mille francs de rente ! Il ne pouvait loger toujours au quatrième, avoir pour domestique le portier, et se présenter avec de pauvres gants noirs bleuis du bout, un chapeau gras, la même redingote pendant un an ! Non, non ! jamais ! |
123 |
I, 6 |
Il blâma les extravagances de défunt son frère, tandis que, lui, il avait amassé vingt-sept mille livres de rente ! Enfin, il partit au bout de la semaine, et, sur le marchepied de la voiture, lâcha ces mots peu rassurants :
— Je suis toujours bien aise de vous savoir dans une bonne position.
— Tu n’auras rien ! dit Mme Moreau en rentrant dans la salle.
Il n’était venu que sur ses instances ; et, huit jours durant, elle avait sollicité de sa part une ouverture, trop clairement peut-être. Elle se repentait d’avoir agi, et restait dans son fauteuil, la tête basse, les lèvres serrées. Frédéric, en face d’elle, l’observait ; et ils se taisaient tous les deux, comme il y avait cinq ans, au retour de Montereau. |
128 |
I, 6 |
Un jour, le 12 décembre 1845, vers neuf heures du matin, la cuisinière monta une lettre dans sa chambre. L’adresse, en gros caractères, était d’une écriture inconnue ; et Frédéric, sommeillant, ne se pressa pas de la décacheter. Enfin il lut :
« Justice de paix du Havre. IIIe arrondissement.
« Monsieur,
« M. Moreau, votre oncle, étant mort ab intestat… »
Il héritait ! |
129 |
I, 6 |
Il relut la lettre trois fois de suite ; rien de plus vrai ! toute la fortune de l’oncle ! Vingt-sept mille livres de rente ! |
130 |
I, 6 |
— et une joie frénétique le bouleversa, à l’idée de revoir Mme Arnoux. Avec la netteté d’une hallucination, il s’aperçut auprès d’elle, chez elle, lui apportant quelque cadeau dans du papier de soie, tandis qu’à la porte stationnerait son tilbury, non, un coupé plutôt ! un coupé noir, avec un domestique en livrée brune ; il entendait piaffer son cheval et le bruit de la gourmette se confondant avec le murmure de leurs baisers. Cela se renouvellerait tous les jours, indéfiniment. Il les recevrait chez lui, dans sa maison ; la salle à manger serait en cuir rouge, le boudoir en soie jaune, des divans partout ! et quelles étagères ! quels vases de Chine ! quels tapis ! Ces images arrivaient si tumultueusement, qu’il sentait la tête lui tourner |
130 |
I, 6 |
Mme Moreau tâcha de contenir son émotion et eut une défaillance. Frédéric la prit dans ses bras et la baisa au front.
— Bonne mère, tu peux racheter ta voiture maintenant ; ris donc, ne pleure plus, sois heureuse ! |
130 |
I, 6 |
Frédéric, sans l’écouter, observait à la devanture des marchands les étoffes et les meubles convenables pour son installation ; et ce fut peut-être la pensée de Mme Arnoux qui le fit s’arrêter à l’étalage d’un brocanteur, devant trois assiettes de faïence. Elles étaient décorées d’arabesques jaunes, à reflets métalliques, et valaient cent écus la pièce. Il les fit mettre de côté.
— Moi, à ta place, dit Deslauriers, je m’achèterais plutôt de l’argenterie, décelant, par cet amour du cossu, l’homme de mince origine. |
144 |
II, 1 |
Frédéric trouva, au coin de la rue Rumfort, un petit hôtel et il s’acheta, tout à la fois, le coupé, le cheval, les meubles et deux jardinières prises chez Arnoux, pour mettre aux deux coins de la porte dans son salon. Derrière cet appartement, étaient une chambre et un cabinet. L’idée lui vint d’y loger Deslauriers. Mais, comment la recevrait-il, elle, sa maîtresse future ? La présence d’un ami serait une gêne. Il abattit le refend pour agrandir le salon, et fit du cabinet un fumoir. |
159 |
II, 2 |
Il acheta les poètes qu’il aimait, des Voyages, des Atlas, des Dictionnaires, car il avait des plans de travail sans nombre ; il pressait les ouvriers, courait les magasins, et, dans son impatience de jouir, emportait tout sans marchander. |
159 |
II, 2 |
D’après les notes des fournisseurs, Frédéric s’aperçut qu’il aurait à débourser prochainement une quarantaine de mille francs, non compris les droits de succession, lesquels dépasseraient trente-sept mille ; comme sa fortune était en biens territoriaux, il écrivit au notaire du Havre d’en vendre une partie, pour se libérer de ses dettes et avoir quelque argent à sa disposition. |
159 |
II, 2 |
Comment se faire valoir ? par quels moyens ? Et, ayant bien cherché, Frédéric ne trouva rien de mieux que l’argent. Il se mit à parler du temps, lequel était moins froid qu’au Havre.
— Vous y avez été ?
— Oui, pour une affaire… de famille… un héritage.
— Ah ! j’en suis bien contente, reprit-elle avec un air de plaisir tellement vrai, qu’il en fut touché comme d’un grand service. |
165 |
II, 2 |
Frédéric se sentait tout joyeux de vivre ; il se retenait pour ne pas chanter, il avait besoin de se répandre, de faire des générosités et des aumônes. Il regarda autour de lui s’il n’y avait personne à secourir. Aucun misérable ne passait ; et sa velléité de dévouement s’évanouit, car il n’était pas homme à en chercher au loin les occasions. |
165 |
II, 2 |
Puis il se ressouvint de ses amis. Le premier auquel il songea fut Hussonnet, le second Pellerin. La position infime de Dussardier commandait naturellement des égards ; quant à Cisy, il se réjouissait de lui faire voir un peu sa fortune. Il écrivit donc à tous les quatre de venir pendre la crémaillère le dimanche suivant, à onze heures juste, et il chargea Deslauriers d’amener Sénécal. |
166 |
II, 2 |
Ils arrivèrent à l’agacer tellement, qu’il eut envie de les pousser dehors par les épaules. « Mais je deviens bête ! » Et, prenant Dussardier à l’écart, il lui demanda s’il pouvait le servir en quelque chose.
Le brave garçon fut attendri. Avec sa place de caissier, il n’avait besoin de rien.
Ensuite, Frédéric emmena Deslauriers dans sa chambre, et, tirant de son secrétaire deux mille francs :
— Tiens, mon brave, empoche ! C’est le reliquat de mes vieilles dettes.
— Mais… et le Journal ? dit l’avocat. J’en ai parlé à Hussonnet, tu sais bien.
Et, Frédéric ayant répondu qu’il se trouvait « un peu gêné, maintenant », l’autre eut un mauvais sourire. |
171 |
II, 2 |
Il avait déjà son chapeau pour s’en aller. Hussonnet, plein d’inquiétude, tâchait de l’adoucir par des regards suppliants, et, comme Frédéric lui tournait le dos :
— Voyons, mon petit ! Soyez mon Mécène ! Protégez les arts !
Frédéric, dans un brusque mouvement de résignation, prit une feuille de papier, et, ayant griffonné dessus quelques lignes, la lui tendit. Le visage du bohème s’illumina. Puis, repassant la lettre à Deslauriers :
— Faites des excuses, seigneur !
Leur ami conjurait son notaire de lui envoyer au plus vite, quinze mille francs.
— Ah ! je te reconnais là ! dit Deslauriers.
— Foi de gentilhomme ! ajouta le bohème, vous êtes un brave, on vous mettra dans la galerie des hommes utiles !
L’avocat reprit :
— Tu n’y perdras rien, la spéculation est excellente. |
184 |
II, 2 |
Sous l’abat-jour vert des bougies, des rangées de cartes et de pièces d’or couvraient la table. Frédéric s’arrêta devant une d’elles, perdit les quinze napoléons qu’il avait dans sa poche, fit une pirouette, et se trouva au seuil du boudoir où était alors Mme Dambreuse. |
188 |
II, 2 |
La situation devenait intolérable.
Il en fut distrait par une lettre du notaire qui devait lui envoyer le lendemain quinze mille francs ; et, pour réparer sa négligence envers Deslauriers, il alla lui apprendre tout de suite cette bonne nouvelle. |
204 |
II, 3 |
Ils se séparèrent à l’angle du pont Neuf.
— Ainsi, c’est convenu ! tu m’apporteras la chose demain, dès que tu l’auras.
— Convenu ! dit Frédéric.
Le lendemain à son réveil, il reçut par la poste un bon de quinze mille francs sur la Banque.
Ce chiffon de papier lui représenta quinze gros sacs d’argent ; et il se dit qu’avec une somme pareille, il pourrait : d’abord garder sa voiture pendant trois ans, au lieu de la vendre comme il y serait forcé prochainement, ou s’acheter deux belles armures damasquinées qu’il avait vues sur le quai Voltaire, puis quantité de choses encore, des peintures, des livres et combien de bouquets de fleurs, de cadeaux pour Mme Arnoux ! Tout, enfin, aurait mieux valu que de risquer, que de perdre tant d’argent dans ce journal ! Deslauriers lui semblait présomptueux, son insensibilité de la veille le refroidissant à son endroit, et Frédéric s’abandonnait à ces regrets quand il fut tout surpris de voir entrer Arnoux, lequel s’assit sur le bord de sa couche, pesamment, comme un homme accablé. |
208 |
II, 3 |
Ah ! si je trouvais quelqu’un pour m’avancer cette maudite somme-là, il prendrait la place de Vanneroy et je serais sauvé ! Vous ne l’auriez pas, par hasard ?
Le mandat était resté sur la table de nuit, près d’un livre. Frédéric souleva le volume et le posa par-dessus, en répondant :
— Mon Dieu, non, cher ami !
Mais il lui coûtait de refuser à Arnoux.
— Comment, vous ne trouvez personne qui veuille… ?
— Personne ! et songer que, d’ici à huit jours, j’aurai des rentrées ! On me doit peut-être… cinquante mille francs pour la fin du mois !
— Est-ce que vous ne pourriez pas prier les individus qui vous doivent d’avancer… ?
— Ah, bien, oui !
— Mais vous avez des valeurs quelconques, des billets ?
— Rien !
— Que faire ? dit Frédéric.
— C’est ce que je me demande, reprit Arnoux.
Il se tut, et il marchait dans la chambre de long en large. |
209 |
II, 3 |
— Ce n’est pas pour moi, mon Dieu ! mais pour mes enfants, pour ma pauvre femme !
Puis, en détachant chaque mot :
— Enfin… je serai fort… j’emballerai tout cela… et j’irai chercher fortune… je ne sais où !
— Impossible ! s’écria Frédéric.
Arnoux répliqua d’un air calme :
— Comment voulez-vous que je vive à Paris, maintenant ?
Il y eut un long silence.
Frédéric se mit à dire :
— Quand le rendriez-vous, cet argent ?
Non pas qu’il l’eût ; au contraire ! Mais rien ne l’empêchait de voir des amis, de faire des démarches. |
209 |
II, 3 |
— C’est dix-huit mille francs qu’il vous faut, n’est-ce pas ?
— Oh ! je me contenterais de seize mille ! Car j’en ferai bien deux mille cinq cents, trois mille avec mon argenterie, si Vanneroy, toutefois, m’accorde jusqu’à demain ; et, je vous le répète, vous pouvez affirmer, jurer au prêteur que, dans huit jours, peut-être même dans cinq ou six, l’argent sera remboursé. D’ailleurs, l’hypothèque en répond. Ainsi, pas de danger, vous comprenez ? Frédéric assura qu’il comprenait et qu’il allait sortir immédiatement.
Il resta chez lui, maudissant Deslauriers, car il voulait tenir sa parole, et cependant obliger Arnoux. |
209-210 |
II, 3 |
« Si je m’adressais à M. Dambreuse ? Mais sous quel prétexte demander de l’argent ? C’est à moi, au contraire, d’en porter chez lui pour ses actions de houilles ! Ah ! qu’il aille se promener avec ses actions ! Je ne les dois pas ! »
Et Frédéric s’applaudissait de son indépendance, comme s’il eût refusé un service à M. Dambreuse.
« — Eh bien, se dit-il ensuite, puisque je fais une perte de ce côté-là car je pourrais, avec quinze mille francs, en gagner cent mille ! À la Bourse, ça se voit quelquefois… Donc, puisque je manque à l’un, ne suis-je libre ?… D’ailleurs, quand Deslauriers attendrait ! — Non, non, c’est mal, allons-y ! »
Il regarda sa pendule.
« Ah ! rien ne presse ! la Banque ne ferme qu’à cinq heures. »
Et, à quatre heures et demie, quand il eut touché son argent :
« C’est inutile, maintenant ! Je ne le trouverais pas ; j’irai ce soir ! » se donnant ainsi le moyen de revenir sur sa décision, car il reste toujours dans la conscience quelque chose des sophismes qu’on y a versés ; elle en garde l’arrière-goût, comme d’une liqueur mauvaise.
Il se promena sur les boulevards, et dîna seul au restaurant. Puis il entendit un acte au Vaudeville, pour se distraire. Mais ses billets de banque le gênaient, comme s’il les eût volés. Il n’aurait pas été chagrin de les perdre. |
210 |
II, 3 |
En rentrant chez lui, il trouva une lettre contenant ces mots :
« Quoi de neuf ?
« Ma femme se joint à moi, cher ami, dans l’espérance, etc.
« À vous, »
Et un parafe.
« Sa femme ! elle me prie ! »
Au même moment, parut Arnoux, pour savoir s’il avait trouvé la somme urgente.
— Tenez, la voilà ! dit Frédéric.
Et, vingt-quatre heures après, il répondit à Deslauriers :
— Je n’ai rien reçu. |
210 |
II, 3 |
L’Avocat revint trois jours de suite. Il le pressait d’écrire au notaire. Il offrit même de faire le voyage du Havre.
— Non ! c’est inutile ! je vais y aller !
La semaine finie, Frédéric demanda timidement au sieur Arnoux ses quinze mille francs.
Arnoux le remit au lendemain, puis au surlendemain. Frédéric se risquait dehors à la nuit close, craignant d’être surpris par Deslauriers.
Un soir, quelqu’un le heurta au coin de la Madeleine. C’était lui.
— Je vais les chercher, dit-il.
Et Deslauriers l’accompagna jusqu’à la porte d’une maison, dans le faubourg Poissonnière.
— Attends-moi.
Il attendit. Enfin, après quarante-trois minutes, Frédéric sortit avec Arnoux, et lui fit signe de patienter encore un peu. |
211 |
II, 3 |
Frédéric entendait les pas de Deslauriers derrière lui, comme des reproches, comme des coups frappant sur sa conscience. Mais il n’osait faire sa réclamation, par mauvaise honte, et dans la crainte qu’elle ne fût inutile. L’autre se rapprochait. Il se décida.
Arnoux, d’un ton fort dégagé, dit que, ses recouvrements n’ayant pas eu lieu, il ne pouvait rendre actuellement les quinze mille francs.
— Vous n’en avez pas besoin, j’imagine ?
À ce moment, Deslauriers accosta Frédéric, et, le tirant à l’écart :
— Sois franc, les as-tu, oui ou non ?
— Eh bien, non ! dit Frédéric, je les ai perdus !
— Ah ! et à quoi ?
— Au jeu !
Deslauriers ne répondit pas un mot, salua très bas, et partit. Arnoux avait profité de l’occasion pour allumer un cigare dans un débit de tabac. Il revint en demandant quel était ce jeune homme.
— Rien ! un ami ! |
211 |
II, 3 |
Mme Dambreuse s’inclina légèrement, tout en souriant d’un rire singulier, plein à la fois de politesse et d’ironie. Frédéric n’eut pas le temps d’y réfléchir, car M. Dambreuse, dès qu’ils furent seuls :
— Vous n’êtes pas venu chercher vos actions.
Et, sans lui permettre de s’excuser :
— Bien ! bien ! il est juste que vous connaissiez l’affaire un peu mieux.
Il lui offrit une cigarette et commença.
L’Union générale des Houilles françaises était constituée ; on n’attendait plus que l’ordonnance. |
216 |
II, 3 |
Les oreilles de Frédéric tintaient. D’où provenait cette bienveillance ? Il se confondit en remerciements.
Mais il ne fallait point, dit le banquier, qu’il fût dépendant de personne. Le meilleur moyen, c’était de prendre des actions, « placement superbe d’ailleurs, car votre capital garantit votre position, comme votre position votre capital ».
— À combien, environ, doit-il se monter ? dit Frédéric.
— Mon Dieu ! ce qui vous plaira, de quarante à soixante mille francs, je suppose.
Cette somme était si minime pour M. Dambreuse et son autorité si grande, que le jeune homme se décida immédiatement à vendre une ferme. Il acceptait. M. Dambreuse fixerait un de ces jours un rendez-vous pour terminer leurs arrangements.
— Ainsi, je puis dire à Jacques Arnoux… ?
— Tout ce que vous voudrez ! le pauvre garçon ! Tout ce que vous voudrez ! |
217-218 |
II, 3 |
Frédéric demanda la note. Elle était longue ; et le garçon, la serviette sous le bras, attendait son argent, quand un autre, un individu blafard qui ressemblait à Martinon, vint lui dire :
— Faites excuse, on a oublié au comptoir de porter le fiacre.
— Quel fiacre ?
— Celui que ce monsieur a pris tantôt, pour les petits chiens.
Et la figure du garçon s’allongea, comme s’il eût plaint le pauvre jeune homme. Frédéric eut envie de le gifler. Il donna de pourboire les vingt francs qu’on lui rendait. |
240-241 |
II, 4 |
Frédéric passa la journée du lendemain à ruminer sa colère et son humiliation. Il se reprochait de n’avoir pas souffleté Cisy. Quant à la Maréchale, il se jura de ne plus la revoir ; d’autres aussi belles ne manquaient pas ; et, puisqu’il fallait de l’argent pour posséder ces femmes-là, il jouerait à la Bourse le prix de sa ferme, il serait riche, il écraserait de son luxe la Maréchale et tout le monde. Le soir venu, il s’étonna de n’avoir pas songé à Mme Arnoux.
« Tant mieux ! à quoi bon ? » |
241 |
II, 4 |
Frédéric, afin de s’en délivrer, s’enquit de ses conditions, courtoisement.
L’extravagance du chiffre le révolta, il répondit :
— Non, ah ! non !
— Vous êtes pourtant son amant, c’est vous qui m’avez fait la commande !
— J’ai été l’intermédiaire, permettez !
— Mais je ne peux pas rester avec ça sur les bras !
L’artiste s’emportait.
— Ah ! je ne vous croyais pas si cupide.
— Ni vous si avare ! Serviteur ! |
242 |
II, 4 |
Dans la même semaine, son notaire du Havre lui envoya le prix de sa ferme, cent soixante-quatorze mille francs. Il en fit deux parts, plaça la première sur l’État, et alla porter la seconde chez un agent de change pour la risquer à la Bourse. |
244 |
II, 4 |
Frédéric, le matin de ce jour-là, reçut une notification d’huissier, où M. Charles-Jean-Baptiste Oudry lui apprenait qu’aux termes d’un jugement du tribunal, il s’était rendu acquéreur d’une propriété sise à Belleville appartenant au sieur Jacques Arnoux, et qu’il était prêt à payer les deux cent vingt-trois mille francs montant du prix de la vente. Mais il résultait du même acte que, la somme des hypothèques dont l’immeuble était grevé dépassant le prix de l’acquisition, la créance de Frédéric se trouvait complètement perdue. |
244 |
II, 4 |
Tout le mal venait de n’avoir pas renouvelé en temps utile une inscription hypothécaire. Arnoux s’était chargé de cette démarche, et l’avait ensuite oubliée. Frédéric s’emporta contre lui, et, quand sa colère fut passée :
« Eh bien après… quoi ? si cela peut le sauver, tant mieux ! je n’en mourrai pas ! n’y pensons plus ! » |
244 |
II, 4 |
Mais, en remuant ses paperasses sur sa table, il rencontra la lettre d’Hussonnet, et aperçut le post-scriptum, qu’il n’avait point remarqué la première fois. Le bohème demandait cinq mille francs, tout juste, pour mettre l’affaire du journal en train.
« Ah ! celui-là m’embête ! »
Et il le refusa brutalement dans un billet laconique. |
244-245 |
II, 4 |
Frédéric songea à lui rappeler ses quinze mille francs. Mais sa démarche récente interdisait les reproches, même les plus doux. D’ailleurs, il se sentait fatigué. L’endroit n’était pas convenable. Il remit cela à un autre jour. |
257 |
II, 4 |
Trois jours après, à la fin de juin, les actions du Nord ayant fait quinze francs de hausse, comme il en avait acheté deux mille l’autre mois, il se trouva gagner trente mille francs. Cette caresse de la fortune lui redonna confiance. Il se dit qu’il n’avait besoin de personne, que tous ses embarras venaient de sa timidité, de ses hésitations. Il aurait dû commencer avec la Maréchale brutalement, refuser Hussonnet dès le premier jour, ne pas se compromettre avec Pellerin |
260 |
II, 4 |
Tous deux s’embrassèrent, puis se mirent à causer de choses indifférentes.
La réserve de Deslauriers attendrit Frédéric ; et, pour lui faire une sorte de réparation, il lui conta le lendemain sa perte de quinze mille francs, sans dire que ces quinze mille francs lui étaient primitivement destinés. L’avocat n’en douta pas, néanmoins. Cette mésaventure, qui lui donnait raison dans ses préjugés contre Arnoux, désarma tout à fait sa rancune, et il ne parla point de l’ancienne promesse. |
266 |
II, 4 |
Frédéric, trompé par son silence, crut qu’il l’avait oubliée. Quelques jours après, il lui demanda s’il n’existait pas de moyens de rentrer dans ses fonds.
On pouvait discuter les hypothèques précédentes, attaquer Arnoux comme stellionataire, faire des poursuites au domicile contre la femme.
— Non ! non ! pas contre elle ! s’écria Frédéric.
Et, cédant aux questions de l’ancien clerc, il avoua la vérité. Deslauriers fut convaincu qu’il ne la disait pas complètement, par délicatesse sans doute. |
266 |
II, 4 |
À la fin de juillet, une baisse inexplicable fit tomber les actions du Nord. Frédéric n’avait pas vendu les siennes ; il perdit d’un seul coup soixante mille francs. Ses revenus se trouvaient sensiblement diminués. Il devait ou restreindre sa dépense, ou prendre un état, ou faire un beau mariage.
Alors, Deslauriers lui parla de Mlle Roque. Rien ne l’empêchait d’aller voir un peu les choses par lui-même. Frédéric était un peu fatigué ; la province et la maison maternelle le délasseraient. Il partit. |
267 |
II, 4 |
Alors, il chercha comment s’y prendre pour recouvrer les quinze mille francs. Une pareille somme n’était rien pour Frédéric ! Mais, s’il l’avait eue, lui, quel levier ! Et l’ancien clerc s’indigna que la fortune de l’autre fût grande.
« Il en fait un usage pitoyable. C’est un égoïste. Eh ! je me moque bien de ses quinze mille francs ! » |
269 |
II, 5 |
La fortune de M. Roque le tentait, d’ailleurs. Cependant, une pareille détermination lui répugnait comme une faiblesse, un avilissement. |
279 |
II, 6 |
Frédéric, pour se délivrer de ces éloges, lui donna l’argent des trois places.
— Inutile que vous en parliez là-bas ! — Comme il est tard, mon Dieu ! Il faut que je vous quitte. Ah ! j’oubliais l’adresse : c’est rue Grange-Batelière, 14.
Et, sur le seuil :
— Adieu, homme aimé !
« Aimé de qui ? se demanda Frédéric. Quelle singulière personne ! » |
281 |
II, 6 |
Rosanette parut, habillée d’une veste de satin rose, avec un pantalon de cachemire blanc, un collier de piastres, et une calotte rouge entourée d’une branche de jasmin.
Frédéric fit un mouvement de surprise ; puis dit qu’il apportait « la chose en question », en lui présentant le billet de banque.
Elle le regarda fort ébahie ; et, comme il avait toujours le billet à la main, sans savoir où le poser :
— Prenez-le donc !
Elle le saisit ; puis, l’ayant jeté sur le divan :
— Vous êtes bien aimable.
C’était pour solder un terrain à Bellevue, qu’elle payait ainsi par annuités. Un tel sans-façon blessa Frédéric. Du reste, tant mieux ! cela le vengeait du passé. |
282 |
II, 6 |
Un homme d’un égoïsme moins réfléchi n’eût pas songé que le vicomte, M. de Comaing ou un autre pouvait survenir. Mais Frédéric avait été trop de fois la dupe de ces mêmes regards pour se compromettre dans une humiliation nouvelle.
Elle voulut connaître ses relations, ses amusements ; elle arriva même à s’informer de ses affaires, et à offrir de lui prêter de l’argent, s’il en avait besoin. Frédéric, n’y tenant plus, prit son chapeau.
— Allons, ma chère, bien du plaisir là-bas ; au revoir !
Elle écarquilla les yeux ; puis, d’un ton sec :
— Au revoir ! |
284 |
II, 6 |
Cependant, Frédéric n’était pas retourné chez les Dambreuse. Les capitaux lui manquaient. Ce seraient des explications à n’en plus finir ; il balançait à se décider. Peut-être avait-il raison ? Rien n’était sûr, maintenant, l’affaire des houilles pas plus qu’une autre ; il fallait abandonner un pareil monde ; enfin, Deslauriers le détourna de l’entreprise. À force de haine il devenait vertueux ; et puis il aimait mieux Frédéric dans la médiocrité. De cette manière, il restait son égal, et en communion plus intime avec lui. |
291 |
II, 6 |
Mais bientôt Martinon reparut, et Frédéric entama son discours. Dès la seconde page, qui signalait comme une honte la prépondérance des intérêts pécuniaires, le banquier fit la grimace. Puis, abordant les réformes, Frédéric demandait la liberté du commerce.
— Comment… ? mais permettez !
L’autre n’entendait pas, et continua. Il réclamait l’impôt sur la rente, l’impôt progressif, une fédération européenne, et l’instruction du peuple, des encouragements aux beaux-arts les plus larges.
« Quand le pays fournirait à des hommes comme Delacroix ou Hugo cent mille francs de rente, où serait le mal ? »
Le tout finissait par des conseils aux classes supérieures.
« N’épargnez rien, ô riches ! donnez ! donnez ! »
Il s’arrêta, et resta debout. Ses deux auditeurs assis ne parlaient pas ; Martinon écarquillait les yeux, M. Dambreuse était tout pâle. Enfin dissimulant son émotion sous un aigre sourire :
— C’est parfait, votre discours ! |
323 |
III, 1 |
— Tu en parles à ton aise, toi, avec tes rentes ! Du reste, au train dont ça va, tu ne les auras pas longtemps, tes rentes.
— Cela se peut, dit Frédéric, les plus dévoués sont toujours méconnus ; et, si l’on n’avait pour soi sa conscience, les brutes avec qui l’on se compromet vous dégoûteraient de l’abnégation !
Rosanette le regarda, les cils rapprochés.
— Hein ? Quoi ? Quelle abnégation ? Monsieur n’a pas réussi, à ce qu’il paraît ? Tant mieux ! ça t’apprendra à faire des dons patriotiques. Oh ! ne mens pas ! Je sais que tu leur as donné trois cents francs, car elle se fait entretenir, ta République ! Eh bien, amuse-toi avec elle, mon bonhomme !
Sous cette avalanche de sottises, Frédéric passait de son autre désappointement à une déception plus lourde. |
332 |
III, 1 |
Alors, elle lui fit des assurances de tendresse ; le Prince venait de partir, ils seraient libres. Mais elle se trouvait pour le moment… gênée. « Tu l’as vu toi-même l’autre jour, quand j’utilisais mes vieilles doublures. » Plus d’équipages à présent ! Et ce n’était pas tout ; les tapissiers menaçaient de reprendre les meubles de la chambre et du grand salon. Elle ne savait que faire.
Frédéric eut envie de répondre : « Ne t’inquiète pas ! je payerai ! » Mais la dame pouvait mentir. L’expérience l’avait instruit. Il se borna simplement à des consolations. |
334-335 |
III, 1 |
Les craintes de Rosanette n’étaient pas vaines ; il fallut rendre les meubles et quitter le bel appartement de la rue Drouot. Elle en prit un autre, sur le boulevard Poissonnière, au quatrième. Les curiosités de son ancien boudoir furent suffisantes pour donner aux trois pièces un air coquet. On eut des stores chinois, une tente sur la terrasse, dans le salon un tapis de hasard encore tout neuf, avec des poufs de soie rose. Frédéric avait contribué largement à ces acquisitions ; il éprouvait la joie d’un nouveau marié qui possède enfin une maison à lui, une femme à lui ; et, se plaisant là beaucoup, il venait y coucher presque tous les soirs. |
335 |
III, 1 |
Rosanette, prise de peur, déclara qu’elle n’irait pas plus loin, et le supplia encore de rester. L’aubergiste et sa femme se joignirent à elle. Un brave homme qui dînait s’en mêla, affirmant que la bataille serait terminée d’ici à peu ; d’ailleurs il fallait faire son devoir. Alors, la Maréchale redoubla de sanglots. Frédéric était exaspéré. Il lui donna sa bourse, l’embrassa vivement, et disparut. |
354 |
III, 1 |
Par sa protection cependant, Frédéric obtint un mauvais cabriolet qui, pour la somme de soixante francs, sans compter le pourboire, consentit à le mener jusqu’à la barrière d’Italie. Mais, à cent pas de la barrière, son conducteur le fit descendre et s’en retourna. |
354 |
III, 1 |
Cependant, la Maréchale avait besoin d’argent. Elle serait morte plutôt que d’en demander à Frédéric. Elle n’en voulait pas de lui. Cela aurait gâté leur amour. Il subvenait bien aux frais du ménage ; mais une petite voiture louée au mois, et d’autres sacrifices indispensables depuis qu’il fréquentait les Dambreuse, l’empêchaient d’en faire plus pour sa maîtresse. |
383 |
III, 3 |
Mais il laissait le domaine de la Fortelle, trois manufactures en Picardie, le bois de Crancé dans l’Yonne, une ferme près d’Orléans, des valeurs mobilières considérables.
Frédéric fit ainsi la récapitulation de sa fortune ; et elle allait, pourtant, lui appartenir ! Il songea d’abord à « ce qu’on dirait », à un cadeau pour sa mère, à ses futurs attelages, à un vieux cocher de sa famille dont il voulait faire le concierge. La livrée ne serait plus la même, naturellement. Il prendrait le grand salon comme cabinet de travail. Rien n’empêchait, en abattant trois murs, d’avoir, au second étage, une galerie de tableaux. Il y avait moyen, peut-être, d’organiser en bas une salle de bains turcs. Quant au bureau de M. Dambreuse, pièce déplaisante, à quoi pouvait-elle servir ? |
398 |
III, 4 |
Puis il se rendit à l’église.
Le vicaire des convois commença par blâmer l’exploitation des pompes funèbres ; ainsi l’officier pour les pièces d’honneur était vraiment inutile ; beaucoup de cierges valait mieux ! On convint d’une messe basse relevée de musique. Frédéric signa ce qui était convenu, avec obligation solidaire de payer tous les frais.
Il alla ensuite à l’Hôtel de Ville pour l’achat du terrain. Une concession de deux mètres en longueur sur un de largeur coûtait cinq cents francs. Était-ce une concession mi-séculaire ou perpétuelle ?
— Oh ! perpétuelle ! dit Frédéric. |
399 |
III, 4 |
Il prenait la chose au sérieux, se donnait du mal. Dans la cour de l’hôtel, un marbrier l’attendait pour lui montrer des devis et plans de tombeaux grecs, égyptiens, mauresques ; mais l’architecte de la maison en avait déjà conféré avec Madame ; et, sur la table, dans le vestibule, il y avait toute sorte de prospectus relatifs au nettoyage des matelas, à la désinfection des chambres, à divers procédés d’embaumement.
Après son dîner, il retourna chez le tailleur pour le deuil des domestiques ; et il dut faire une dernière course, car il avait commandé des gants de castor, et c’étaient des gants de filoselle qui convenaient. |
399-400 |
III, 4 |
Elle n’avait plus que trente mille livres de rente, sans compter l’hôtel qui en valait de dix-huit à vingt, peut-être.
Bien que ce fût de l’opulence pour Frédéric, il n’en ressentait pas moins une déception. Adieu ses rêves, et toute la grande vie qu’il aurait menée ! L’honneur le forçait à épouser Mme Dambreuse. Il réfléchit une minute ; puis, d’un air tendre :
— J’aurai toujours ta personne ! |
404 |
III, 4 |
Afin de se poser comme le maître, il augmenta le train de la maison. Alors, on prit un groom, on changea de logement, et on eut un mobilier nouveau. Ces dépenses étaient utiles pour faire paraître son mariage moins disproportionné à sa fortune. Aussi diminuait-elle effroyablement ; et Rosanette ne comprenait rien à tout cela ! Bourgeoise déclassée, elle adorait la vie de ménage, un petit intérieur paisible. |
410 |
III, 4 |
Maître Gautherot acheva vivement ses écritures, et, dans le procès-verbal, assigna en référé Mlle Bron, puis se retira.
Frédéric ne fit pas un reproche. Il contemplait, sur le tapis, les traces de boue laissées par les chaussures des praticiens ; et, se parlant à lui-même :
— Il va falloir chercher de l’argent ! |
412 |
III, 4 |
Elle revint une heure après. Les titres étaient vendus à un autre ! Le commis lui avait répondu en examinant son papier, la promesse écrite par Arnoux :
— Cet acte ne vous constitue nullement propriétaire. La Compagnie ne connaît pas cela.
Bref, il l’avait congédiée, elle en suffoquait ; et Frédéric devait se rendre à l’instant même chez Arnoux, pour éclaircir la chose.
Mais Arnoux croirait, peut-être, qu’il venait pour recouvrer indirectement les quinze mille francs de son hypothèque perdue ; et puis cette réclamation à un homme qui avait été l’amant de sa maîtresse lui semblait une turpitude. |
412-413 |
III, 4 |
Frédéric, devant cette décadence, fut pris de tristesse. Par dévouement pour la Maréchale, il se résigna cependant, et il s’avançait ; au fond de la boutique, Mme Arnoux parut ; alors, il tourna les talons.
— Je ne l’ai pas trouvé, dit-il en rentrant.
Et il eut beau reprendre qu’il allait écrire, tout de suite, à son notaire du Havre pour avoir de l’argent, Rosanette s’emporta. On n’avait jamais vu un homme si faible, si mollasse ; pendant qu’elle endurait mille privations, les autres se gobergeaient. |
414 |
III, 4 |
Frédéric songeait à la pauvre Mme Arnoux, se figurant la médiocrité navrante de son intérieur. Il s’était mis au secrétaire ; et, comme la voix aigre de Rosanette continuait :
— Ah ! au nom du ciel, tais-toi !
— Vas-tu les défendre, par hasard ?
— Eh bien, oui ! s’écria-t-il, car d’où vient cet acharnement ?
— Mais toi, pourquoi ne veux-tu pas qu’ils payent ? C’est dans la peur d’affliger ton ancienne, avoue-le !
Il eut envie de l’assommer avec la pendule ; les paroles lui manquèrent. Il se tut. |
414-415 |
III, 4 |
— Est-ce qu’on ne va pas, dans trois jours, vendre les meubles de votre maîtresse ?
— Qui vous a dit cela ?
— Elle-même, la Vatnaz ! Mais j’ai peur de vous offenser…
— Impossible, cher ami !
— Ah ! c’est vrai, vous êtes si bon !
Et il lui tendit, d’une main discrète, un petit portefeuille de basane.
C’était quatre mille francs, toutes ses économies.
— Comment ! Ah ! non ! — non !…
— Je savais bien que je vous blesserais, répliqua Dussardier, avec une larme au bord des yeux.
Frédéric lui serra la main ; |
417 |
III, 4 |
Tout le monde est contre nous ! Moi, je n’ai jamais fait de mal ; et, pourtant, c’est comme un poids qui me pèse sur l’estomac. J’en deviendrai fou, si ça continue. J’ai envie de me faire tuer. Je vous dis que je n’ai pas besoin de mon argent ! Vous me le rendrez, parbleu ! je vous le prête.
Frédéric, que la nécessité contraignait, finit par prendre ses quatre mille francs. Ainsi, du côté de la Vatnaz, ils n’avaient plus d’inquiétude. |
418 |
III, 4 |
Il se gênait si peu dans la maison, que, plusieurs fois, il amena Sénécal y dîner. Ce sans-façon déplut à Frédéric, qui lui avançait de l’argent, le faisait même habiller par son tailleur ; et l’avocat donnait ses vieilles redingotes au socialiste, dont les moyens d’existence étaient inconnus. |
418 |
III, 4 |
— C’est vrai. Eh bien, Arnoux, hier au soir, devait trouver douze mille francs, sinon, il était perdu.
— Oh ! c’est peut-être exagéré, dit Frédéric.
— Pas le moins du monde ! Ça m’avait l’air grave, très grave ! |
421 |
III, 4 |
Il fallait douze mille francs, ou bien il ne reverrait plus Mme Arnoux ; et, jusqu’à présent, un espoir invincible lui était resté. Est-ce qu’elle ne faisait pas comme la substance de son cœur, le fond même de sa vie ? Il fut pendant quelques minutes à chanceler sur le trottoir, se rongeant d’angoisses, heureux néanmoins de n’être plus chez l’autre. |
423 |
III, 5 |
Où avoir de l’argent ? Frédéric savait par lui-même combien il est difficile d’en obtenir tout de suite, à n’importe quel prix. Une seule personne pouvait l’aider, Mme Dambreuse. Elle gardait toujours dans son secrétaire plusieurs billets de banque. Il alla chez elle ; et, d’un ton hardi :
— As-tu douze mille francs à me prêter ?
— Pourquoi ?
C’était le secret d’un autre. Elle voulait le connaître. |
423 |
III, 5 |
Il ne céda pas. Tous deux s’obstinaient. Enfin, elle déclara ne rien donner, avant de savoir dans quel but. Frédéric devint très rouge. Un de ses camarades avait commis un vol. La somme devait être restituée aujourd’hui même.
— Tu l’appelles ? Son nom ? Voyons, son nom ?
— Dussardier !
Et il se jeta à ses genoux, en la suppliant de n’en rien dire.
— Quelle idée as-tu de moi ? reprit Mme Dambreuse. On croirait que tu es le coupable. Finis donc tes airs tragiques ! Tiens, les voilà ! et grand bien lui fasse ! |
423 |
III, 5 |
Là-dessus, réclamations de Mignot, lanternements d’Arnoux ; enfin, le patriote l’avait menacé d’une plainte en escroquerie, s’il ne restituait ses titres ou la somme équivalente : cinquante mille francs.
Frédéric eut l’air désespéré.
— Ce n’est pas tout, dit le Citoyen. Mignot, qui est un brave homme, s’est rabattu sur le quart. Nouvelles promesses de l’autre, nouvelles farces naturellement. Bref, avant-hier matin, Mignot l’a sommé d’avoir à lui rendre, dans les vingt-quatre heures, sans préjudice du reste, douze mille francs.
— Mais je les ai ! dit Frédéric.
Le Citoyen se retourna lentement :
— Blagueur !
— Pardon ! ils sont dans ma poche. Je les apportais.
— Comme vous y allez, vous ! Nom d’un petit bonhomme ! |
424-425 |
III, 5 |
Frédéric, le lendemain, rapporta les douze mille francs.
Elle le pria de les garder, en cas de besoin, pour son ami, et elle l’interrogea beaucoup sur ce monsieur. Qui donc l’avait poussé à un tel abus de confiance ? Une femme, sans doute ! Les femmes vous entraînent à tous les crimes.
Ce ton de persiflage décontenança Frédéric. Il éprouvait un grand remords de sa calomnie. Ce qui le rassurait, c’est que Mme Dambreuse ne pouvait connaître la vérité. |
427-428 |
III, 5 |
— Vous ne montez pas ?
— Non, madame !
Et, la saluant froidement, il ferma la portière, puis fit signe au cocher de partir.
Il éprouva d’abord un sentiment de joie et d’indépendance reconquise. Il était fier d’avoir vengé Mme Arnoux en lui sacrifiant une fortune ; puis il fut étonné de son action, et une courbature infinie l’accabla. |
434 |
III, 5 |
Il écrivit à des fournisseurs pour décommander plusieurs emplettes relatives à son mariage, qui lui apparaissait maintenant comme une spéculation un peu ignoble ; et il exécrait Mme Dambreuse parce qu’il avait manqué, à cause d’elle, commettre une bassesse. |
434 |
III, 5 |
Quant à Frédéric, ayant mangé les deux tiers de sa fortune, il vivait en petit bourgeois. |
442 |
III, 7 |
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Philippe Lavergne
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