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Arnoux présenta Frédéric.
— Tapez là dedans, monsieur, soyez le bienvenu !
Elle écarta une portière derrière elle, et se mit à crier emphatiquement :
— Le sieur Arnoux, marmiton, et un prince de ses amis ! |
145 |
II, 1 |
Quand le quadrille fut achevé, Mme Rosanette l’aborda. Elle haletait un peu, et son hausse-col, poli comme un miroir, se soulevait doucement sous son menton.
— Et vous, monsieur, dit-elle, vous ne dansez pas ?
Frédéric s’excusa, il ne savait pas danser.
— Vraiment ! mais avec moi ? bien sûr ?
Et, posée sur une seule hanche, l’autre genou un peu rentré, en caressant de la main gauche le pommeau de nacre de son épée, elle le considéra pendant une minute, d’un air moitié suppliant, moitié gouailleur. Enfin elle dit « bonsoir ! », fit une pirouette, et disparut. |
148 |
II, 1 |
Rosanette tournait, le poing sur la hanche ; sa perruque à marteau, sautillant sur son collet, envoyait de la poudre d’iris autour d’elle ; et, à chaque tour, du bout de ses éperons d’or, elle manquait d’attraper Frédéric. |
151 |
II, 1 |
Il était content. Néanmoins, il huma dans la rue une large bouffée d’air ; et, par besoin d’un milieu moins artificiel, Frédéric se ressouvint qu’il devait une visite à la Maréchale.
La porte de l’antichambre était ouverte. Deux bichons havanais accoururent. Une voix cria :
— Delphine ! Delphine ! — Est-ce vous, Félix ?
Il se tenait sans avancer ; les deux petits chiens jappaient toujours. Enfin Rosanette parut, enveloppée dans une sorte de peignoir en mousseline blanche garnie de dentelles, pieds nus dans des babouches.
— Ah ! pardon, monsieur ! Je vous prenais pour le coiffeur. Une minute ! je reviens ! |
161 |
II, 2 |
— Tu sauras qu’il y a, rue Joubert, des gants de Suède à trente-six sous, magnifiques ! Ton teinturier demande encore huit jours. Pour la guipure, j’ai dit qu’on repasserait. Bugneaux a reçu l’acompte. Voilà tout, il me semble ? C’est cent quatre-vingt-cinq francs que tu me dois !
Rosanette alla prendre dans un tiroir dix napoléons. Aucune des deux n’avait de monnaie, Frédéric en offrit. |
163 |
II, 2 |
Au haut des marches, un parapluie était posé contre le mur, près d’une paire de socques.
— Les caoutchoucs de la Vatnaz, dit Rosanette. Quel pied, hein ? Elle est forte, ma petite amie !
Et d’un ton mélodramatique, en faisant rouler la dernière lettre du mot :
— Ne pas s’y fierrr !
Frédéric, enhardi par cette espèce de confidence, voulut la baiser sur le col. Elle dit froidement :
— Oh ! faites ! Ça ne coûte rien ! |
164 |
II, 2 |
À partir de ce jour-là, Arnoux fut encore plus cordial qu’auparavant ; il l’invitait à dîner chez sa maîtresse, et bientôt Frédéric hanta tout à la fois les deux maisons.
Celle de Rosanette l’amusait. On venait là le soir, en sortant du club ou du spectacle ; on prenait une tasse de thé, on faisait une partie de loto ; le dimanche, on jouait des charades ; Rosanette, plus turbulente que les autres, se distinguait par des inventions drolatiques, comme de courir à quatre pattes ou de s’affubler d’un bonnet de coton. Pour regarder les passants par la croisée, elle avait un chapeau de cuir bouilli ; elle fumait des chibouques, elle chantait des tyroliennes. L’après-midi, par désœuvrement, elle découpait des fleurs dans un morceau de toile perse, les collait elle-même sur ses carreaux, barbouillait de fard ses deux petits chiens, faisait brûler des pastilles, ou se tirait la bonne aventure. |
173 |
II, 2 |
Sans y prendre garde, elle s’habillait devant lui, tirait avec lenteur ses bas de soie, puis se lavait à grande eau le visage, en se renversant la taille comme une naïade qui frissonne ; et le rire de ses dents blanches, les étincelles de ses yeux, sa beauté, sa gaieté éblouissaient Frédéric, et lui fouettaient les nerfs. |
174 |
II, 2 |
La fréquentation de ces deux femmes faisait dans sa vie comme deux musiques : l’une folâtre, emportée, divertissante, l’autre grave et presque religieuse ; et, vibrant à la fois, elles augmentaient toujours, et peu à peu se mêlaient ; car, si Mme Arnoux venait à l’effleurer du doigt seulement, l’image de l’autre, tout de suite, se présentait à son désir, parce qu’il avait, de ce côté-là, une chance moins lointaine ; et, dans la compagnie de Rosanette, quand il lui arrivait d’avoir le cœur ému, il se rappelait immédiatement son grand amour. |
174-175 |
II, 2 |
Le lendemain, Frédéric se présenta chez elle. Bien qu’il fût deux heures, la Maréchale était encore couchée ; et, à son chevet, Delmar, installé devant un guéridon, finissait une tranche de foie gras. Elle cria de loin :
— Je l’ai, je l’ai !
Puis, le prenant par les oreilles, elle l’embrassa au front, le remercia beaucoup, le tutoya, voulut même le faire asseoir sur son lit. Ses jolis yeux tendres pétillaient, sa bouche humide souriait, ses deux bras ronds sortaient de sa chemise qui n’avait pas de manches ; et, de temps à autre, il sentait, à travers la batiste, les fermes contours de son corps. Delmar, pendant ce temps-là, roulait ses prunelles.
— Mais, véritablement, mon amie, ma chère amie !… |
177 |
II, 2 |
Il en fut de même les fois suivantes. Dès que Frédéric entrait, elle montait debout sur un coussin, pour qu’il l’embrassât mieux, l’appelait un mignon, un chéri, mettait une fleur à sa boutonnière, arrangeait sa cravate ; ces gentillesses redoublaient toujours lorsque Delmar se trouvait là. |
177 |
II, 2 |
Il se trouvait stupide cependant, et résolut de s’y prendre avec la Maréchale carrément.
Donc une après-midi, comme elle se baissait devant sa commode, il s’approcha d’elle et eut un geste d’une éloquence si peu ambiguë, qu’elle se redressa tout empourprée. Il recommença de suite ; alors, elle fondit en larmes, disant qu’elle était bien malheureuse et que ce n’était pas une raison pour qu’on la méprisât.
Il réitéra ses tentatives. Elle prit un autre genre, qui fut de rire toujours. Il crut malin de riposter par le même ton, et en l’exagérant. Mais il se montrait trop gai pour qu’elle le crût sincère ; et leur camaraderie faisait obstacle à l’épanchement de toute émotion sérieuse. Enfin, un jour, elle répondit qu’elle n’acceptait pas les restes d’une autre.
— Quelle autre ?
— Eh oui ! va retrouver Mme Arnoux ! |
177-178 |
II, 2 |
Elle commençait, du reste, à l’agacer fortement. Quelquefois, se posant comme expérimentée, elle disait du mal de l’amour avec un rire sceptique qui donnait des démangeaisons de la gifler. Un quart d’heure après, c’était la seule chose qu’il y eût au monde, et, croisant ses bras sur sa poitrine, comme pour serrer quelqu’un, elle murmurait : « Oh ! oui, c’est bon ! c’est si bon ! » les paupières entre-closes et à demi pâmée d’ivresse. Il était impossible de la connaître, de savoir, par exemple, si elle aimait Arnoux, car elle se moquait de lui et en paraissait jalouse. De même pour la Vatnaz, qu’elle appelait une misérable, d’autres fois sa meilleure amie. Elle avait, enfin, sur toute sa personne et jusque dans le retroussement de son chignon, quelque chose d’inexprimable qui ressemblait à un défi ; et il la désirait, pour le plaisir surtout de la vaincre et de la dominer. |
178 |
II, 2 |
Comment faire ? car souvent elle le renvoyait sans nulle cérémonie, apparaissant une minute entre deux portes pour chuchoter : « Je suis occupée ; à ce soir ! » ; ou bien il la trouvait au milieu de douze personnes ; et quand ils étaient seuls, on aurait juré une gageure, tant les empêchements se succédaient. Il l’invitait à dîner, elle refusait toujours ; une fois, elle accepta, mais ne vint pas. |
178 |
II, 2 |
Une idée machiavélique surgit dans sa cervelle.
Connaissant par Dussardier les récriminations de Pellerin sur son compte, il imagina de lui commander le portrait de la Maréchale, un portrait grandeur nature, qui exigerait beaucoup de séances ; il n’en manquerait pas une seule ; l’inexactitude habituelle de l’artiste faciliterait les tête-à-tête. Il engagea donc Rosanette à se faire peindre, pour offrir son visage à son cher Arnoux. Elle accepta, car elle se voyait au milieu du Grand Salon, à la place d’honneur, avec une foule devant elle, et les journaux en parleraient, ce qui « la lancerait » tout à coup. |
179 |
II, 2 |
Ils se remirent en marche ; dans la rue de la Paix, elle s’arrêta, devant la boutique d’un orfèvre, à considérer un bracelet ; Frédéric voulut lui en faire cadeau.
— Non, dit-elle, garde ton argent.
Il fut blessé de cette parole.
— Qu’a donc le mimi ? On est triste ?
Et, la conversation s’étant renouée, il en vint, comme d’habitude, à des protestations d’amour.
— Tu sais bien que c’est impossible !
— Pourquoi ?
— Ah ! parce que…
Ils allaient côte à côte, elle appuyée sur son bras, et les volants de sa robe lui battaient contre les jambes. |
181 |
II, 2 |
Les flatteries de Pellerin lui revenant sans doute à la mémoire, elle poussa un soupir.
— Ah ! il y en a qui sont heureuses ! Je suis faite pour un homme riche, décidément.
Il répliqua d’un ton brutal :
— Vous en avez un, cependant ! — car M. Oudry passait pour trois fois millionnaire.
Elle ne demandait pas mieux que de s’en débarrasser.
— Qui vous en empêche ?
Et il exhala d’amères plaisanteries sur ce vieux bourgeois à perruque, lui montrant qu’une pareille liaison était indigne, et qu’elle devait la rompre !
— Oui, répondit la Maréchale, comme se parlant à elle-même. C’est ce que je finirai par faire, sans doute !
Frédéric fut charmé de ce désintéressement. Elle se ralentissait, il la crut fatiguée. Elle s’obstina à ne pas vouloir de voiture et elle le congédia devant sa porte, en lui envoyant un baiser du bout des doigts. |
181-182 |
II, 2 |
Frédéric montait en coupé pour s’y rendre quand arriva un billet de la Maréchale. À la lueur des lanternes, il lut :
« Cher, j’ai suivi vos conseils. Je viens d’expulser mon Osage. À partir de demain soir, liberté ! Dites que je ne suis pas brave. »
Rien de plus ! Mais c’était le convier à la place vacante. |
185 |
II, 2 |
L’idée de la Maréchale le réveilla ; ces mots de son billet : « À partir de demain soir », étaient bien un rendez-vous pour le jour même. Il attendit jusqu’à neuf heures, et courut chez elle.
Quelqu’un, devant lui, qui montait l’escalier, ferma la porte. Il tira la sonnette ; Delphine vint ouvrir, et affirma que Madame n’y était pas.
Frédéric insista, pria. Il avait à lui communiquer quelque chose de très grave, un simple mot. Enfin l’argument de la pièce de cent sous réussit, et la bonne le laissa seul dans l’antichambre.
Rosanette parut. Elle était en chemise, les cheveux dénoués ; et, tout en hochant la tête, elle fit de loin, avec les deux bras, un grand geste exprimant qu’elle ne pouvait le recevoir.
Frédéric descendit l’escalier, lentement. Ce caprice-là dépassait tous les autres. Il n’y comprenait rien. |
191-192 |
II, 2 |
Rentré chez lui, il trouva dans son cabinet une lettre de huit pages sur papier à glaçure bleue et signée des initiales R. A.
Cela commençait par des reproches amicaux :
« Que devenez-vous, mon cher ? je m’ennuie. »
Mais l’écriture était si abominable, que Frédéric allait rejeter tout le paquet quand il aperçut, en post-scriptum :
« Je compte sur vous demain pour me conduire aux courses. »
Que signifiait cette invitation ? était-ce encore un tour de la Maréchale ? Mais on ne se moque pas deux fois du même homme à propos de rien ; et pris de curiosité, il relut la lettre attentivement.
Frédéric distingua : « Malentendu… avoir fait fausse route… désillusions… Pauvres enfants que nous sommes !… Pareils à deux fleuves qui se rejoignent ! etc. »
Ce style contrastait avec le langage ordinaire de la lorette. Quel changement était donc survenu ?
Il garda longtemps les feuilles entre ses doigts. Elles sentaient l’iris ; et il y avait, dans la forme des caractères et l’espacement irrégulier des lignes, comme un désordre de toilette qui le troubla. |
227-228 |
II, 3 |
La Maréchale était prête et l’attendait.
— C’est gentil, cela ! dit-elle, en fixant sur lui ses jolis yeux, à la fois tendres et gais.
Quand elle eut fait le nœud de sa capote, elle s’assit sur le divan et resta silencieuse.
— Partons-nous ? dit Frédéric.
Elle regarda la pendule.
— Oh ! non ! pas avant une heure et demie, comme si elle eût posé en elle-même cette limite à son incertitude.
Enfin l’heure ayant sonné :
— Eh bien, andiamo, caro mio !
Et elle donna un dernier tour à ses bandeaux, fit des recommandations à Delphine.
— Madame revient dîner ?
— Pourquoi donc ? Nous dînerons ensemble quelque part, au Café Anglais, où vous voudrez !
— Soit ! |
229 |
II, 4 |
Frédéric ajouta d’un air indifférent :
— À propos, voyez-vous toujours… comment donc l’appelez-vous ?… cet ancien chanteur… Delmar ?
Elle répliqua, sèchement :
— Non ! c’est fini !
Ainsi, leur rupture était certaine. Frédéric en conçut de l’espoir. |
229-230 |
II, 4 |
Frédéric se laissait aller au bercement des soupentes. La Maréchale tournait la tête, à droite et à gauche, en souriant.
Son chapeau de paille nacrée avait une garniture de dentelle noire. Le capuchon de son burnous flottait au vent ; et elle s’abritait du soleil, sous une ombrelle de satin lilas, pointue par le haut comme une pagode.
— Quels amours de petits doigts ! dit Frédéric, en lui prenant doucement l’autre main, la gauche, ornée d’un bracelet d’or, en forme de gourmette. Tiens, c’est mignon ; d’où cela vient-il ?
— Oh ! il y a longtemps que je l’ai, dit la Maréchale.
Le jeune homme n’objecta rien à cette réponse hypocrite. Il aima mieux « profiter de la circonstance ». Et, lui tenant toujours le poignet, il appuya dessus ses lèvres, entre le gant et la manchette.
— Finissez, on va nous voir !
— Bah ! qu’est-ce que cela fait ! |
230 |
II, 4 |
Cependant, de gros nuages effleuraient de leurs volutes la cime des ormes, en face. Rosanette avait peur de la pluie.
— J’ai des riflards, dit Frédéric, et tout ce qu’il faut pour se distraire, ajouta-t-il en soulevant le coffre, où il y avait des provisions de bouche dans un panier.
— Bravo ! nous nous comprenons !
— Et on se comprendra encore mieux, n’est-ce pas ?
— Cela se pourrait ! fit-elle en rougissant. |
231 |
II, 4 |
— Nous nous amusons ! dit la Maréchale. Je t’aime, mon chéri !
Frédéric ne douta plus de son bonheur ; ce dernier mot de Rosanette le confirmait. |
231-232 |
II, 4 |
La Maréchale fut jalouse de ces gloires ; pour qu’on la remarquât, elle se mit à faire de grands gestes et à parler très haut.
Des gentlemen la reconnurent, lui envoyèrent des saluts. Elle y répondait en disant leurs noms à Frédéric. C’étaient tous comtes, vicomtes, ducs et marquis ; et il se rengorgeait, car tous les yeux exprimaient un certain respect pour sa bonne fortune. |
233 |
II, 4 |
Cisy n’avait pas l’air moins heureux dans le cercle d’hommes mûrs qui l’entourait. Ils souriaient du haut de leurs cravates, comme se moquant de lui ; enfin il tapa dans la main du plus vieux et s’avança vers la Maréchale.
Elle mangeait avec une gloutonnerie affectée une tranche de foie gras ; Frédéric, par obéissance, l’imitait, en tenant une bouteille de vin sur ses genoux.
Le milord reparut, c’était Mme Arnoux. Elle pâlit extraordinairement.
— Donne-moi du champagne ! dit Rosanette.
Et, levant le plus haut possible son verre rempli, elle s’écria :
— Ohé là-bas ! les femmes honnêtes, l’épouse de mon protecteur, ohé !
Des rires éclatèrent autour d’elle, le milord disparut. Frédéric la tirait par sa robe, il allait s’emporter. |
233-234 |
II, 4 |
Mais Cisy était là, dans la même attitude que tout à l’heure ; et, avec un surcroît d’aplomb, il invita Rosanette à dîner pour le soir même.
— Impossible ! répondit-elle. Nous allons ensemble au café Anglais.
Frédéric, comme s’il n’eût rien entendu, demeura muet ; et Cisy quitta la Maréchale d’un air désappointé. |
234 |
II, 4 |
Quelques gouttes de pluie tombèrent. L’embarras des voitures augmenta. Hussonnet était perdu.
— Eh bien, tant mieux ! dit Frédéric.
— On préfère être seul ? reprit la Maréchale, en posant la main sur la sienne.
Alors passa devant eux, avec des miroitements de cuivre et d’acier, un splendide landau attelé de quatre chevaux, conduits à la Daumont par deux jockeys en veste de velours, à crépines d’or. Mme Dambreuse était près de son mari, Martinon sur l’autre banquette en face ; tous les trois avaient des figures étonnées. |
234-235 |
II, 4 |
À la porte du café Anglais, il renvoya la voiture. Rosanette était montée devant lui, pendant qu’il payait le postillon.
Il la retrouva dans l’escalier, causant avec un monsieur. Frédéric prit son bras. Mais, au milieu du corridor, un deuxième seigneur l’arrêta.
— Va toujours ! dit-elle, je suis à toi ! |
236 |
II, 4 |
La Maréchale revint ; et, le baisant au front :
— On a des chagrins, pauvre mimi ?
— Peut-être ! répliqua-t-il.
— Tu n’es pas le seul, va !
Ce qui voulait dire : « Oublions chacun les nôtres dans une félicité commune ! »
Puis elle posa un pétale de fleur entre ses lèvres, et le lui tendit à becqueter. Ce mouvement, d’une grâce et presque d’une mansuétude lascive, attendrit Frédéric.
— Pourquoi me fais-tu de la peine ? dit-il, en songeant à Mme Arnoux.
— Moi, de la peine ?
Et, debout devant lui, elle le regardait, les cils rapprochés et les deux mains sur les épaules.
Toute sa vertu, toute sa rancune sombra dans une lâcheté sans fond.
Il reprit :
— Puisque tu ne veux pas m’aimer ! en l’attirant sur ses genoux.
Elle se laissait faire ; il lui entourait la taille à deux bras ; le pétillement de sa robe de soie l’enflammait.
— Où sont-ils ? dit la voix d’Hussonnet dans le corridor.
La Maréchale se leva brusquement, et alla se mettre à l’autre bout du cabinet, tournant le dos à la porte.
Elle demanda des huîtres et ils s’attablèrent. |
236-237 |
II, 4 |
Ces calembredaines assommaient Frédéric. Dans un mouvement d’impatience, il attrapa, avec sa botte, un des bichons sous la table.
Tous deux se mirent à aboyer d’une façon odieuse.
— Vous devriez les faire reconduire ! dit-il brusquement.
Rosanette n’avait confiance en personne.
Alors, il se tourna vers le bohème.
— Voyons, Hussonnet, dévouez-vous !
— Oh ! oui, mon petit ! Ce serait bien aimable !
Hussonnet s’en alla, sans se faire prier.
De quelle manière payait-on sa complaisance ? Frédéric n’y pensa pas. Il commençait même à se réjouir du tête-à-tête, lorsqu’un garçon entra.
— Madame, quelqu’un vous demande.
— Comment ! encore ?
— Il faut pourtant que je voie ! dit Rosanette.
Il en avait soif, besoin. Cette disparition lui semblait une forfaiture, presque une grossièreté. Que voulait-elle donc ? n’était-ce pas assez d’avoir outragé Mme Arnoux ? Tant pis pour celle-là, du reste ! Maintenant, il haïssait toutes les femmes ; et des pleurs l’étouffaient, car son amour était méconnu et sa concupiscence trompée.
La Maréchale rentra, et, lui présentant Cisy :
— J’ai invité monsieur. J’ai bien fait, n’est-ce pas ?
— Comment donc ! certainement !
Frédéric, avec un sourire de supplicié, fit signe au gentilhomme de s’asseoir. |
237-238 |
II, 4 |
Et elle appelait le garçon « jeune homme », frappait son verre avec son couteau, jetait au plafond la mie de son pain. Elle voulut boire tout de suite du vin de Bourgogne.
— On n’en prend pas dès le commencement, dit Frédéric.
Cela se faisait quelquefois, suivant le Vicomte.
— Eh non ! Jamais !
— Si fait, je vous assure !
— Ah ! tu vois !
Le regard dont elle accompagna cette phrase signifiait : « C’est un homme riche, celui-là, écoute-le ! »
Cependant, la porte s’ouvrait à chaque minute, les garçons glapissaient, et, sur un infernal piano, dans le cabinet à côté, quelqu’un tapait une valse. Puis les courses amenèrent à parler d’équitation et des deux systèmes rivaux. Cisy défendait Baucher, Frédéric le comte d’Aure, quand Rosanette haussa les épaules.
— Assez, mon Dieu ! il s’y connaît mieux que toi, va ! |
238-239 |
II, 4 |
Elle mordait dans une grenade, le coude posé sur la table ; les bougies du candélabre devant elle tremblaient au vent ; cette lumière blanche pénétrait sa peau de tons nacrés, mettait du rose à ses paupières, faisait briller les globes de ses yeux ; la rougeur du fruit se confondait avec la pourpre de ses lèvres, ses narines minces battaient ; et toute sa personne avait quelque chose d’insolent, d’ivre et de noyé qui exaspérait Frédéric, et pourtant lui jetait au cœur des désirs fous. |
239 |
II, 4 |
Puis elle demanda, d’une voix calme, à qui appartenait ce grand landau avec une livrée marron.
— À la comtesse Dambreuse, répliqua Cisy.
— Ils sont très riches, n’est-ce pas ?
— Oh ! très riches ! bien que Mme Dambreuse, qui est, tout simplement, une demoiselle Boutron, la fille d’un préfet, ait une fortune médiocre.
Son mari, au contraire, devait recueillir plusieurs héritages, Cisy les énuméra ; fréquentant les Dambreuse, il savait leur histoire.
Frédéric, pour lui être désagréable, s’entêta à le contredire. Il soutint que Mme Dambreuse s’appelait de Boutron, certifiait sa noblesse.
— N’importe ! je voudrais bien avoir son équipage ! dit la Maréchale, en se renversant sur le fauteuil.
Et la manche de sa robe, glissant un peu, découvrit, à son poignet gauche, un bracelet orné de trois opales.
Frédéric l’aperçut.
— Tiens ! mais…
Ils se considérèrent tous les trois, et rougirent. |
239 |
II, 4 |
La Maréchale décrocha de la patère sa capote. Frédéric se précipita sur la sonnette en criant de loin au garçon :
— Une voiture
— J’ai la mienne, dit le Vicomte.
— Mais, monsieur !
— Cependant, monsieur !
Et ils se regardaient dans les prunelles, pâles tous les deux et les mains tremblantes.
Enfin, la Maréchale prit le bras de Cisy, et, en montrant le bohème attablé :
— Soignez-le donc ! il s’étouffe. Je ne voudrais pas que son dévouement pour mes roquets le fît mourir ! |
240 |
II, 4 |
Il se reprochait de n’avoir pas souffleté Cisy. Quant à la Maréchale, il se jura de ne plus la revoir ; d’autres aussi belles ne manquaient pas ; et, puisqu’il fallait de l’argent pour posséder ces femmes-là, il jouerait à la Bourse le prix de sa ferme, il serait riche, il écraserait de son luxe la Maréchale et tout le monde. |
241 |
II, 4 |
Il mangeait dans les cabarets à la mode, fréquentait les théâtres et tâchait de se distraire, quand Hussonnet lui adressa une lettre, où il narrait gaiement que la Maréchale, dès le lendemain des courses, avait congédié Cisy. Frédéric en fut heureux, sans chercher pourquoi le bohème lui apprenait cette aventure. |
244 |
II, 4 |
Cisy l’avait prié de le faire admettre à son club. Mais le baron, ayant sans doute pitié de son amour-propre :
— Ah ! j’oubliais ! Mille félicitations pour votre pari, mon cher !
— Quel pari ?
— Celui que vous avez fait, aux courses, d’aller le soir même chez cette dame.
Frédéric éprouva comme la sensation d’un coup de fouet. Il fut calmé tout de suite, par la figure décontenancée de Cisy.
En effet, la Maréchale, dès le lendemain, en était aux regrets, quand Arnoux, son premier amant, son homme, s’était présenté ce jour-là même. Tous deux avaient fait comprendre au vicomte qu’il « gênait », et on l’avait flanqué dehors, avec peu de cérémonie. |
241 |
II, 4 |
Il eut l’air de ne pas entendre. Le baron ajouta :
— Que devient-elle, cette brave Rose ?… a-t-elle toujours d’aussi jolies jambes ? prouvant par ce mot qu’il la connaissait intimement.
Frédéric fut contrarié de la découverte.
— Il n’y a pas de quoi rougir, reprit le Baron ; c’est une bonne affaire !
Cisy claqua de la langue.
— Peuh ! pas si bonne !
— Ah !
— Mon Dieu, oui ! D’abord, moi, je ne lui trouve rien d’extraordinaire, et puis on en récolte de pareilles tant qu’on veut, car enfin… elle est à vendre !
— Pas pour tout le monde ! reprit aigrement Frédéric.
— Il se croit différent des autres ! répliqua Cisy, quelle farce ! |
247-248 |
II, 4 |
Frédéric, lorsqu’il revint, trouva chez sa mère trois lettres.
La première était un billet de M. Dambreuse l’invitant à dîner pour le mardi précédent. À propos de quoi cette politesse ? On lui avait donc pardonné son incartade ?
La seconde était de Rosanette. Elle le remerciait d’avoir risqué sa vie pour elle ; Frédéric ne comprit pas d’abord ce qu’elle voulait dire ; enfin, après beaucoup d’ambages, elle implorait de lui, en invoquant son amitié, se fiant à sa délicatesse, à deux genoux, disait-elle, vu la nécessité pressante, et comme on demande du pain, un petit secours de cinq cents francs. Il se décida tout de suite à les fournir. |
277-278 |
II, 5 |
Bref, la Maréchale désirait le voir, elle attendait une réponse, sa lettre s’étant promenée de Paris à Nogent ; Mlle Vatnaz ne savait point ce qu’elle contenait. Alors, Frédéric s’informa de la Maréchale.
Elle était, maintenant, avec un homme très riche, un Russe, le prince Tzernoukoff, qui l’avait vue aux courses du Champ de Mars, l’été dernier.
— On a trois voitures, cheval de selle, livrée, groom dans le chic anglais, maison de campagne, loge aux Italiens, un tas de choses encore. Voilà, mon cher. |
279-280 |
II, 6 |
Rosanette parut, habillée d’une veste de satin rose, avec un pantalon de cachemire blanc, un collier de piastres, et une calotte rouge entourée d’une branche de jasmin.
Frédéric fit un mouvement de surprise ; puis dit qu’il apportait « la chose en question », en lui présentant le billet de banque.
Elle le regarda fort ébahie ; et, comme il avait toujours le billet à la main, sans savoir où le poser :
— Prenez-le donc !
Elle le saisit ; puis, l’ayant jeté sur le divan :
— Vous êtes bien aimable.
C’était pour solder un terrain à Bellevue, qu’elle payait ainsi par annuités. Un tel sans-façon blessa Frédéric. Du reste, tant mieux ! cela le vengeait du passé. |
282 |
II, 6 |
— Asseyez-vous ! dit-elle, là, plus près.
Et, d’un ton grave :
— D’abord, j’ai à vous remercier, mon cher, d’avoir risqué votre vie.
— Oh ! ce n’est rien !
— Comment, mais c’est très beau !
Et la Maréchale lui témoigna une gratitude embarrassante ; car elle devait penser qu’il s’était battu exclusivement pour Arnoux, celui-ci, qui se l’imaginait, ayant dû céder au besoin de le dire.
« Elle se moque de moi, peut-être », songeait Frédéric.
il n’avait plus rien à faire, et, alléguant un rendez-vous, il se leva.
— Et non ! Restez ! |
282 |
II, 6 |
Tous les deux sentaient une contrainte, un obstacle. En effet, le duel dont Rosanette se croyait la cause avait flatté son amour-propre. Puis elle s’était fort étonnée qu’il n’accourût pas se prévaloir de son action ; et, pour le contraindre à revenir, elle avait imaginé ce besoin de cinq cents francs. Comment se faisait-il que Frédéric ne demandait pas en retour un peu de tendresse ! C’était un raffinement qui l’émerveillait, et, dans un élan de cœur, elle lui dit :
— Voulez-vous venir avec nous aux bains de mer ?
— Qui cela, nous !
— Moi et mon oiseau ; je vous ferai passer pour mon cousin, comme dans les vieilles comédies.
— Mille grâces !
— Eh bien, alors, vous prendrez un logement près du nôtre.
L’idée de se cacher d’un homme riche l’humiliait.
— Non ! cela est impossible.
— À votre aise ! |
283 |
II, 6 |
Rosanette se détourna, ayant une larme aux paupières. Frédéric l’aperçut ; et, pour lui marquer de l’intérêt, il se dit heureux de la voir, enfin, dans une excellente position.
Elle fit un haussement d’épaules. Qui donc l’affligeait ? Était-ce, par hasard, qu’on ne l’aimait pas ?
— Oh ! moi, on m’aime toujours !
Elle ajouta :
— Reste à savoir de quelle manière.
Se plaignant « d’étouffer de chaleur », la Maréchale défit sa veste ; et, sans autre vêtement autour des reins que sa chemise de soie, elle inclinait la tête sur son épaule, avec un air d’esclave plein de provocations.
Un homme d’un égoïsme moins réfléchi n’eût pas songé que le vicomte, M. de Comaing ou un autre pouvait survenir. Mais Frédéric avait été trop de fois la dupe de ces mêmes regards pour se compromettre dans une humiliation nouvelle.
Elle voulut connaître ses relations, ses amusements ; elle arriva même à s’informer de ses affaires, et à offrir de lui prêter de l’argent, s’il en avait besoin. Frédéric, n’y tenant plus, prit son chapeau.
— Allons, ma chère, bien du plaisir là-bas ; au revoir !
Elle écarquilla les yeux ; puis, d’un ton sec :
— Au revoir ! |
283-284 |
II, 6 |
Frédéric entra dans le boudoir. La Maréchale parut, en jupon, les cheveux sur le dos, bouleversée.
— Ah ! merci ! tu viens me sauver ! c’est la seconde fois ! tu n’en demandes jamais le prix, toi !
— Mille pardons ! dit Frédéric, en lui saisissant la taille dans les deux mains.
— Comment ? que fais-tu ? balbutia la Maréchale, à la fois surprise et égayée par ces manières.
Il répondit :
— Je suis la mode, je me réforme.
Elle se laissa renverser sur le divan, et continuait à rire sous ses baisers.
Ils passèrent l’après-midi à regarder, de leur fenêtre, le peuple dans la rue. Puis il l’emmena dîner aux Trois-Frères-Provençaux. Le repas fut long, délicat. Ils s’en revinrent à pied, faute de voiture. |
306 |
II, 6 |
Dans la garde nationale, au contraire, les officiers, rouges d’enthousiasme, brandissaient leur sabre en vociférant : « Vive la réforme ! » et ce mot-là, chaque fois, faisait rire les deux amants. Frédéric blaguait, était très gai. |
307 |
II, 6 |
La Maréchale, cramponnée à son bras, claquait des dents. Elle se déclara incapable de faire vingt pas de plus. Alors, par un raffinement de haine, pour mieux outrager en son âme Mme Arnoux, il l’emmena jusqu’à l’hôtel de la rue Tronchet, dans le logement préparé pour l’autre.
Les fleurs n’étaient pas flétries. La guipure s’étalait sur le lit. Il tira de l’armoire les petites pantoufles. Rosanette trouva ces prévenances fort délicates.
Vers une heure, elle fut réveillée par des roulements lointains ; et elle le vit qui sanglotait, la tête enfoncée dans l’oreiller.
— Qu’as-tu donc, cher amour ?
— C’est excès de bonheur, dit Frédéric. Il y avait trop longtemps que je te désirais ! |
307 |
II, 6 |
Troisième partie
|
|
|
La candidature de Frédéric lui parut favorable à ses idées. Elle l’encouragea, en lui montrant la gloire à l’horizon. Rosanette se réjouit d’avoir un homme qui parlerait à la Chambre.
— Et puis on te donnera, peut-être, une bonne place.
Frédéric, homme de toutes les faiblesses, fut gagné par la démence universelle. Il écrivit un discours, et alla le faire voir à M. Dambreuse. |
322 |
III, 1 |
Puis il éprouva le besoin de voir Rosanette. Après tant de laideurs et d’emphase, sa gentille personne serait un délassement. Elle savait qu’il avait dû, le soir, se présenter dans un club. Cependant, lorsqu’il entra, elle ne lui fit pas même une question.
Elle se tenait près du feu, décousant la doublure d’une robe. Un pareil ouvrage le surprit.
— Tiens ? qu’est-ce que tu fais ?
— Tu le vois, dit-elle sèchement. Je raccommode mes hardes ! C’est ta République.
— Pourquoi ma République ?
— C’est la mienne, peut-être ?
Et elle se mit à lui reprocher tout ce qui se passait en France depuis deux mois, l’accusant d’avoir fait la révolution, d’être cause qu’on était ruiné, que les gens riches abandonnaient Paris, et qu’elle mourrait plus tard à l’hôpital.
— Tu en parles à ton aise, toi, avec tes rentes ! Du reste, au train dont ça va, tu ne les auras pas longtemps, tes rentes.
— Cela se peut, dit Frédéric, les plus dévoués sont toujours méconnus ; et, si l’on n’avait pour soi sa conscience, les brutes avec qui l’on se compromet vous dégoûteraient de l’abnégation !
Rosanette le regarda, les cils rapprochés.
— Hein ? Quoi ? Quelle abnégation ? Monsieur n’a pas réussi, à ce qu’il paraît ? Tant mieux ! ça t’apprendra à faire des dons patriotiques. Oh ! ne mens pas ! Je sais que tu leur as donné trois cents francs, car elle se fait entretenir, ta République ! Eh bien, amuse-toi avec elle, mon bonhomme !
Sous cette avalanche de sottises, Frédéric passait de son autre désappointement à une déception plus lourde. |
331-332 |
III, 1 |
Il s’était retiré au fond de la chambre. Elle vint à lui.
— Voyons ! raisonne un peu ! Dans un pays comme dans une maison, il faut un maître ; autrement, chacun fait danser l’anse du panier. D’abord, tout le monde sait que Ledru-Rollin est couvert de dettes ! Quant à Lamartine, comment veux-tu qu’un poète s’entende à la politique ? Ah ! tu as beau hocher la tête et te croire plus d’esprit que les autres, c’est pourtant vrai ! Mais tu ergotes toujours ; on ne peut pas placer un mot avec toi ! Voilà, par exemple, Fournier-Fontaine, des magasins de Saint-Roch : sais-tu de combien il manque ? De huit cent mille francs ! Et Gomer, l’emballeur d’en face, un autre républicain celui-là, il cassait les pincettes sur la tête de sa femme, et il a bu tant d’absinthe, qu’on va le mettre dans une maison de santé. C’est comme ça qu’ils sont tous, les républicains ! Une République à vingt-cinq pour cent ! Ah oui ! vante-toi !
Frédéric s’en alla. L’ineptie de cette fille, se dévoilant tout à coup dans un langage populacier, le dégoûtait. Il se sentit même un peu redevenu patriote. |
332 |
III, 1 |
Les petits sanglots de Rosanette continuaient. Elle était toujours au bord du divan, étendue de côté, la joue droite sur ses deux mains, et semblait un être si délicat, inconscient et endolori, qu’il se rapprocha d’elle, et la baisa au front, doucement.
Alors, elle lui fit des assurances de tendresse ; le Prince venait de partir, ils seraient libres. Mais elle se trouvait pour le moment… gênée. « Tu l’as vu toi-même l’autre jour, quand j’utilisais mes vieilles doublures. » Plus d’équipages à présent ! Et ce n’était pas tout ; les tapissiers menaçaient de reprendre les meubles de la chambre et du grand salon. Elle ne savait que faire.
Frédéric eut envie de répondre : « Ne t’inquiète pas ! je payerai ! » Mais la dame pouvait mentir. L’expérience l’avait instruit. Il se borna simplement à des consolations. |
334-335 |
III, 1 |
Les craintes de Rosanette n’étaient pas vaines ; il fallut rendre les meubles et quitter le bel appartement de la rue Drouot. Elle en prit un autre, sur le boulevard Poissonnière, au quatrième. Les curiosités de son ancien boudoir furent suffisantes pour donner aux trois pièces un air coquet. On eut des stores chinois, une tente sur la terrasse, dans le salon un tapis de hasard encore tout neuf, avec des poufs de soie rose. Frédéric avait contribué largement à ces acquisitions ; il éprouvait la joie d’un nouveau marié qui possède enfin une maison à lui, une femme à lui ; et, se plaisant là beaucoup, il venait y coucher presque tous les soirs. |
335 |
III, 1 |
Frédéric, après avoir quitté M. Dambreuse, retourna chez la Maréchale ; et, d’un air très sombre, dit qu’elle devait opter entre lui et Arnoux. Elle répondit avec douceur qu’elle ne comprenait goutte à des « ragots pareils », n’aimait pas Arnoux, n’y tenait aucunement. Frédéric avait soif d’abandonner Paris. Elle ne repoussa pas cette fantaisie, et ils partirent pour Fontainebleau dès le lendemain. |
342 |
III, 1 |
Frédéric fut pris par une concupiscence rétrospective et inexprimable. Afin de distraire son désir, il se mit à considérer tendrement Rosanette, en lui demandant si elle n’aurait pas voulu être cette femme.
— Quelle femme ?
— Diane de Poitiers !
Il répéta :
— Diane de Poitiers, la maîtresse d’Henri II.
Elle fit un petit : « Ah ! ». Ce fut tout.
Son mutisme prouvait clairement qu’elle ne savait rien, ne comprenait pas, si bien que par complaisance il lui dit :
— Tu t’ennuies peut-être ?
— Non, non, au contraire !
Et, le menton levé, tout en promenant à l’entour un regard des plus vagues, Rosanette lâcha ce mot
— Ça rappelle des souvenirs !
Cependant, on apercevait sur sa mine un effort, une intention de respect ; et, comme cet air sérieux la rendait plus jolie, Frédéric l’excusa. |
343-344 |
III, 1 |
Debout, l’un près de l’autre, sur quelque éminence du terrain, ils sentaient, tout en humant le vent, leur entrer dans l’âme comme l’orgueil d’une vie plus libre, avec une surabondance de forces, une joie sans cause. |
346 |
III, 1 |
Le sérieux de la forêt les gagnait ; et ils avaient des heures de silence où, se laissant aller au bercement des ressorts, ils demeuraient comme engourdis dans une ivresse tranquille. Le bras sous la taille, il l’écoutait parler pendant que les oiseaux gazouillaient, observait presque du même coup d’œil les raisins noirs de sa capote et les baies des genévriers, les draperies de son voile, les volutes des nuages ; et, quand il se penchait vers elle, la fraîcheur de sa peau se mêlait au grand parfum des bois. Ils s’amusaient de tout ; ils se montraient, comme une curiosité, des fils de la Vierge suspendus aux buissons, des trous pleins d’eau au milieu des pierres, un écureuil sur les branches, le vol de deux papillons qui les suivaient ; ou bien, à vingt pas d’eux, sous les arbres, une biche marchait, tranquillement, d’un air noble et doux, avec son faon côte à côte. Rosanette aurait voulu courir après, pour l’embrasser. |
348 |
III, 1 |
Ce soir-là, ils dînèrent dans une auberge, au bord de la Seine. La table était près de la fenêtre, Rosanette en face de lui ; et il contemplait son petit nez fin et blanc, ses lèvres retroussées, ses yeux clairs, ses bandeaux châtains qui bouffaient, sa jolie figure ovale. Sa robe de foulard écru collait à ses épaules un peu tombantes ; et, sortant de leurs manchettes tout unies, ses deux mains découpaient, versaient à boire, s’avançaient sur la nappe. On leur servit un poulet avec les quatre membres étendus, une matelote d’anguilles dans un compotier en terre de pipe, du vin râpeux, du pain trop dur, des couteaux ébréchés. Tout cela augmentait le plaisir, l’illusion. Ils se croyaient presque au milieu d’un voyage, en Italie, dans leur lune de miel. |
348 |
III, 1 |
Il ne doutait pas qu’il ne fût heureux pour jusqu’à la fin de ses jours, tant son bonheur lui paraissait naturel, inhérent à sa vie et à la personne de cette femme. Un besoin le poussait à lui dire des tendresses. Elle y répondait par de gentilles paroles, de petites tapes sur l’épaule, des douceurs dont la surprise le charmait. Il lui découvrait enfin une beauté toute nouvelle, qui n’était peut-être que le reflet des choses ambiantes, à moins que leurs virtualités secrètes ne l’eussent fait s’épanouir.
Quand ils se reposaient au milieu de la campagne, il s’étendait la tête sur ses genoux, à l’abri de son ombrelle ; ou bien, couchés sur le ventre au milieu de l’herbe, ils restaient l’un en face de l’autre, à se regarder, plongeant dans leurs prunelles, altérés d’eux-mêmes, s’en assouvissant toujours, puis les paupières entre-fermées, ne parlant plus. |
349 |
III, 1 |
Et ils causaient de n’importe quoi, de choses qu’ils savaient parfaitement, de personnes qui ne les intéressaient pas, de mille niaiseries. Elle l’entretenait de sa femme de chambre et de son coiffeur. Un jour, elle s’oublia à dire son âge : vingt-neuf ans ; elle devenait vieille.
En plusieurs fois, sans le vouloir, elle lui apprit des détails sur elle-même. Elle avait été « demoiselle dans un magasin », avait fait un voyage en Angleterre, commencé des études pour être actrice ; tout cela sans transitions, et il ne pouvait reconstruire un ensemble. |
349 |
III, 1 |
Rosanette considérait un point par terre, à trois pas d’elle, fixement, les narines battantes, absorbée. Frédéric lui prit la main.
— Comme tu as souffert, pauvre chérie !
— Oui, dit-elle, plus que tu ne crois !… Jusqu’à vouloir en finir ; on m’a repêchée.
— Comment ?
— Ah ! n’y pensons plus !… Je t’aime, je suis heureuse ! embrasse-moi.
Et elle ôta, une à une, les brindilles de chardons accrochées dans le bas de sa robe. |
351 |
III, 1 |
Mais Arnoux s’était montré excellent. Frédéric n’en doutait pas ; cependant, leur ami était un drôle d’homme, plein de défauts ; il eut soin de les rappeler. Elle en convenait.
— N’importe !… On l’aime tout de même, ce chameau-là !
— Encore, maintenant ? dit Frédéric.
Elle se mit à rougir, moitié riante, moitié fâchée.
— Eh ! non ! C’est de l’histoire ancienne. Je ne te cache rien. Quand même cela serait, lui, c’est différent ! D’ailleurs, je ne te trouve pas gentil pour ta victime.
— Ma victime ?
Rosanette lui prit le menton.
— Sans doute !
Et, zézayant à la manière des nourrices :
— Avons pas toujours été bien sage ! Avons fait dodo avec sa femme !
— Moi ! jamais de la vie !
Rosanette sourit. Il fut blessé de son sourire, preuve d’indifférence, crut-il. Mais elle reprit doucement, et avec un de ces regards qui implorent le mensonge :
— Bien sûr ?
— Certainement !
Frédéric jura sa parole d’honneur qu’il n’avait jamais pensé à Mme Arnoux, étant trop amoureux d’une autre.
— De qui donc ?
— Mais de vous, ma toute belle !
— Ah ! ne te moque pas de moi ! Tu m’agaces !
Il jugea prudent d’inventer une histoire, une passion. Il trouva des détails circonstanciés. Cette personne, du reste, l’avait rendu fort malheureux.
— Décidément, tu n’as pas de chance ! dit Rosanette. |
351-352 |
III, 1 |
La pauvre Maréchale n’en avait jamais connu de meilleure. Souvent, quand elle considérait Frédéric, des larmes lui arrivaient aux paupières, puis elle levait les yeux, ou les projetait vers l’horizon, comme si elle avait aperçu quelque grande aurore, des perspectives de félicité sans bornes. Enfin, un jour, elle avoua qu’elle souhaitait faire dire une messe « pour que ça porte bonheur à notre amour ».
D’où venait donc qu’elle lui avait résisté pendant si longtemps ? Elle n’en savait rien elle-même. Il renouvela plusieurs fois sa question ; et elle répondait en le serrant dans ses bras :
— C’est que j’avais peur de t’aimer trop, mon chéri ! |
352 |
III, 1 |
Frédéric lut dans un journal, sur une liste de blessés, le nom de Dussardier. Il jeta un cri et montrant le papier à Rosanette, déclara qu’il allait partir immédiatement.
— Pourquoi faire ?
— Mais pour le voir, le soigner !
— Tu ne vas pas me laisser seule, j’imagine ?
— Viens avec moi.
— Ah ! que j’aille me fourrer dans une bagarre pareille ! Merci bien !
— Cependant, je ne peux pas…
— Ta ta ta ! Comme si on manquait d’infirmiers dans les hôpitaux ! Et puis, qu’est-ce que ça le regardait encore, celui-là ? Chacun pour soi !
Il fut indigné de cet égoïsme, et il se reprocha de n’être pas là-bas avec les autres. Tant d’indifférence aux malheurs de la patrie avait quelque chose de mesquin et de bourgeois. Son amour lui pesa tout à coup comme un crime. Ils se boudèrent pendant une heure.
Puis elle le supplia d’attendre, de ne pas s’exposer.
— Si par hasard on te tue !
— Eh ! je n’aurai fait que mon devoir !
Rosanette bondit. D’abord, son devoir était de l’aimer. C’est qu’il ne voulait plus d’elle, sans doute ! Ça n’avait pas le sens commun ! Quelle idée, mon Dieu ! |
353 |
III, 1 |
Quand l’enthousiasme de Rosanette pour les gardes mobiles se fut calmé, elle redevint plus charmante que jamais, et Frédéric prit l’habitude insensiblement de vivre chez elle.
Le meilleur de la journée, c’était le matin sur leur terrasse. En caraco de batiste et pieds nus dans ses pantoufles, elle allait et venait autour de lui, nettoyait la cage de ses serins, donnait de l’eau à ses poissons rouges, et jardinait avec une pelle à feu dans la caisse remplie de terre, d’où s’élevait un treillage de capucines garnissant le mur. Puis, accoudés sur leur balcon, ils regardaient ensemble les voitures, les passants ; et on se chauffait au soleil, on faisait des projets pour la soirée. Il s’absentait pendant deux heures tout au plus ; ensuite, ils allaient dans un théâtre quelconque, aux avant-scènes ; et Rosanette, un gros bouquet de fleurs à la main, écoutait les instruments, tandis que Frédéric, penché à son oreille, lui contait des choses joviales ou galantes. D’autres fois, ils prenaient une calèche pour les conduire au bois de Boulogne ; ils se promenaient tard, jusqu’au milieu de la nuit. Enfin, ils s’en revenaient par l’Arc de triomphe et la grande avenue, en humant l’air, avec les étoiles sur leur tête, et, jusqu’au fond de la perspective, tous les becs de gaz alignés comme un double cordon de perles lumineuses. |
374 |
III, 3 |
Frédéric l’attendait toujours quand ils devaient sortir ; elle était fort longue à disposer autour de son menton les deux rubans de sa capote ; et elle se souriait à elle-même, devant son armoire à glace. Puis passait son bras sur le sien et le forçant à se mirer près d’elle :
— Nous faisons bien comme cela, tous les deux côte à côte ! Ah ! pauvre amour, je te mangerais ! |
374 |
III, 3 |
Il était maintenant sa chose, sa propriété. Elle en avait sur le visage un rayonnement continu, en même temps qu’elle paraissait plus langoureuse de manières, plus ronde dans ses formes ; et, sans pouvoir dire de quelle façon, il la trouvait changée, cependant. |
375 |
III, 3 |
Un sanglot de tendresse l’avait soulevée. Ses bras s’écartèrent ; et ils s’étreignirent debout, dans un long baiser.
Un craquement se fit sur le parquet. Une femme était près d’eux, Rosanette. Mme Arnoux l’avait reconnue ; ses yeux, ouverts démesurément, l’examinaient, tout pleins de surprise et d’indignation. Enfin, Rosanette lui dit :
— Je viens parler à M. Arnoux, pour affaires.
— Il n’y est pas, vous le voyez.
— Ah ! c’est vrai ! reprit la Maréchale, votre bonne avait raison ! Mille excuses !
Et, se tournant vers Frédéric :
— Te voilà ici, toi ?
Ce tutoiement, donné devant elle, fit rougir Mme Arnoux, comme un soufflet en plein visage.
— Il n’y est pas, je vous le répète !
Alors, la Maréchale, qui regardait çà et là, dit tranquillement :
— Rentrons-nous ? J’ai un fiacre en bas.
Il faisait semblant de ne pas entendre.
— Allons, viens !
— Ah ! oui ! c’est une occasion ! Partez ! partez ! dit Mme Arnoux.
Ils sortirent. Elle se pencha sur la rampe pour les voir encore ; et un rire aigu, déchirant, tomba sur eux, du haut de l’escalier. Frédéric poussa Rosanette dans le fiacre, se mit en face d’elle, et, pendant toute la route, ne prononça pas un mot. |
378-379 |
III, 3 |
L’infamie dont le rejaillissement l’outrageait, c’était lui-même qui en était cause. Il éprouvait tout à la fois la honte d’une humiliation écrasante et le regret de sa félicité ; quand il allait enfin la saisir, elle était devenue irrévocablement impossible ! et par la faute de celle-là, de cette fille, de cette catin. Il aurait voulu l’étrangler ; il étouffait. Rentrés chez eux, il jeta son chapeau sur un meuble, arracha sa cravate.
— Ah ! tu viens de faire quelque chose de propre, avoue-le !
Elle se campa fièrement devant lui.
— Eh bien, après ? Où est le mal ?
— Comment ! Tu m’espionnes ?
— Est-ce ma faute ? Pourquoi vas-tu te divertir chez les femmes honnêtes ?
— N’importe ! Je ne veux pas que tu les insultes.
— En quoi l’ai-je insultée ?
Il n’eut rien à répondre ; et, d’un accent plus haineux :
— Mais, l’autre fois, au Champ-de-Mars…
— Ah ! tu nous ennuies avec tes anciennes !
— Misérable !
Il leva le poing.
— Ne me tue pas ! Je suis enceinte !
Frédéric se recula.
— Tu mens !
— Mais regarde-moi !
Elle prit un flambeau, et, montrant son visage :
— T’y connais-tu ?
De petites taches jaunes maculaient sa peau, qui était singulièrement bouffie. Frédéric ne nia pas l’évidence. |
379-380 |
III, 3 |
Rosanette, qui venait de se déshabiller, s’approcha de lui, aperçut une larme à ses paupières, et le baisa sur le front, gravement. Il se leva, en disant :
— Parbleu ! On ne le tuera pas, ce marmot !
Alors, elle bavarda beaucoup. Ce serait un garçon, bien sûr ! On l’appellerait Frédéric. Il fallait commencer son trousseau ; et, en la voyant si heureuse, une pitié le prit. |
380 |
III, 3 |
Il rapporta le billet, et ne reparla jamais de l’esclandre chez Mme Arnoux. Mais, dès lors, toutes les défectuosités de la Maréchale lui apparurent. |
381 |
III, 3 |
Il était révolté surtout par ses façons envers sa bonne, dont les gages étaient sans cesse arriérés, et qui même lui prêtait de l’argent. Les jours qu’elles réglaient leurs comptes, elles se chamaillaient comme deux poissardes, puis on se réconciliait en s’embrassant. Le tête-à-tête devenait triste. |
381 |
III, 3 |
Cependant, la Maréchale avait besoin d’argent. Elle serait morte plutôt que d’en demander à Frédéric. Elle n’en voulait pas de lui. Cela aurait gâté leur amour. Il subvenait bien aux frais du ménage ; mais une petite voiture louée au mois, et d’autres sacrifices indispensables depuis qu’il fréquentait les Dambreuse, l’empêchaient d’en faire plus pour sa maîtresse. Deux ou trois fois, en rentrant à des heures inaccoutumées, il crut voir des dos masculins disparaître entre les portes ; et elle sortait souvent sans vouloir dire où elle allait. Frédéric n’essaya pas de creuser les choses. Un de ces jours, il prendrait un parti définitif. |
383 |
III, 3 |
La Maréchale poussa un cri de joie en le revoyant. Elle l’attendait depuis cinq heures. Il donna pour excuse une démarche indispensable dans l’intérêt de Deslauriers. Sa figure avait un air de triomphe, une auréole, dont Rosanette fut éblouie.
— C’est peut-être à cause de ton habit noir qui te va bien ; mais je ne t’ai jamais trouvé si beau ! Comme tu es beau !
Dans un transport de sa tendresse, elle se jura intérieurement de ne plus appartenir à d’autres, quoi qu’il advînt, quand elle devrait crever de misère !
Ses jolis yeux humides pétillaient d’une passion tellement puissante, que Frédéric l’attira sur ses genoux et il se dit : « Quelle canaille je fais ! » en s’applaudissant de sa perversité. |
390-391 |
III, 3 |
Elle apprit à Frédéric l’heureuse délivrance de la mère, et le fit monter dans sa chambre.
Rosanette se mit à sourire ineffablement ; et, comme submergée sous les flots d’amour qui l’étouffaient, elle dit d’une voix basse :
— Un garçon, là, là ! en désignant près de son lit une barcelonnette.
Il écarta les rideaux, et aperçut, au milieu des linges, quelque chose d’un rouge jaunâtre, extrêmement ridé, qui sentait mauvais et vagissait.
— Embrasse-le !
Il répondit, pour cacher sa répugnance :
— Mais j’ai peur de lui faire mal ?
— Non ! non !
Alors, il baisa, du bout des lèvres, son enfant.
— Comme il te ressemble !
Et, de ses deux bras faibles, elle se suspendit à son cou, avec une effusion de sentiment qu’il n’avait jamais vue. |
405 |
III, 4 |
Souvent, ils manquaient le dernier départ. Alors, Mme Dambreuse le grondait de son inexactitude. Il lui faisait une histoire.
Il fallait en inventer aussi pour Rosanette. Elle ne comprenait pas à quoi il employait toutes ses soirées ; et, quand on envoyait chez lui, il n’y était jamais ! Un jour, comme il s’y trouvait, elles apparurent presque à la fois. Il fit sortir la Maréchale et cacha Mme Dambreuse, en disant que sa mère allait arriver. |
407-408 |
III, 4 |
Afin de se poser comme le maître, il augmenta le train de la maison. Alors, on prit un groom, on changea de logement, et on eut un mobilier nouveau. Ces dépenses étaient utiles pour faire paraître son mariage moins disproportionné à sa fortune. Aussi diminuait-elle effroyablement ; et Rosanette ne comprenait rien à tout cela ! Bourgeoise déclassée, elle adorait la vie de ménage, un petit intérieur paisible.
Cependant, elle était contente d’avoir « un jour » ; disait : « Ces femmes-là ! » en parlant de ses pareilles ; voulait être « une dame du monde », s’en croyait une. Elle le pria de ne plus fumer dans le salon, essaya de lui faire faire maigre, par bon genre.
Elle mentait à son rôle enfin, car elle devenait sérieuse, et même, avant de se coucher, montrait toujours un peu de mélancolie, comme il y a des cyprès à la porte d’un cabaret.
Il en découvrit la cause : elle rêvait mariage, elle aussi ! Frédéric en fut exaspéré. D’ailleurs, il se rappelait son apparition chez Mme Arnoux, et puis il lui gardait rancune pour sa longue résistance. |
410 |
III, 4 |
Il n’en cherchait pas moins quels avaient été ses amants. Elle les niait tous. Une sorte de jalousie l’envahit. Il s’irrita des cadeaux qu’elle avait reçus, qu’elle recevait ; et, à mesure que le fond même de sa personne l’agaçait davantage, un goût des sens âpre et bestial l’entraînait vers elle, illusions d’une minute qui se résolvaient en haine.
Ses paroles, sa voix, son sourire, tout vint à lui déplaire, ses regards surtout, cet œil de femme éternellement limpide et inepte. Il s’en trouvait tellement excédé quelquefois, qu’il l’aurait vue mourir sans émotion. Mais comment se fâcher ? Elle était d’une douceur désespérante. |
411 |
III, 4 |
L’avocat dînait chez eux de temps à autre, et, quand il s’élevait de petites contestations, se déclarait toujours pour Rosanette, si bien qu’une fois Frédéric lui dit :
— Eh ! couche avec elle si ça t’amuse ! tant il souhaitait un hasard qui l’en débarrassât. |
411 |
III, 4 |
Tout à coup Rosanette dit d’une voix tendre :
— Nous le conserverons, n’est-ce pas ?
Elle désirait le faire embaumer. Bien des raisons s’y opposaient. La meilleure, selon Frédéric, c’est que la chose était impraticable sur des enfants si jeunes. Un portrait valait mieux. Elle adopta cette idée. Il écrivit un mot à Pellerin, |
420 |
III, 4 |
As-tu fait toutes les courses nécessaires ? dit Rosanette en le revoyant.
Il n’en avait pas eu le courage, répondit-il, et avait marché au hasard, dans les rues, pour s’étourdir.
À huit heures, ils passèrent dans la salle à manger ; mais ils restèrent silencieux l’un devant l’autre, poussaient par intervalles un long soupir et renvoyaient leur assiette. Frédéric but de l’eau-de-vie. Il se sentait tout délabré, écrasé, anéanti, n’ayant plus conscience de rien que d’une extrême fatigue.
Elle alla chercher le portrait. Le rouge, le jaune, le vert et l’indigo s’y heurtaient par taches violentes, en faisaient une chose hideuse, presque dérisoire. |
426 |
III, 5 |
Et, en songeant qu’il ne la retrouverait jamais, que c’était bien fini, qu’elle était irrévocablement perdue, il sentait comme un déchirement de tout son être ; ses larmes accumulées depuis le matin débordèrent.
Rosanette s’en aperçut.
— Ah ! tu pleures comme moi ! Tu as du chagrin ?
— Oui ! oui ! j’en ai !…
Il la serra contre son cœur, et tous deux sanglotaient en se tenant embrassés. |
427 |
III, 5 |
L’officier ministériel ne voulut point, tout d’abord, dire quel créancier poursuivait la vente. Frédéric insista. C’était un sieur Sénécal, agent d’affaires ; et Me Berthelmot poussa même la complaisance jusqu’à prêter son journal des Petites-Affiches.
Frédéric, en arrivant chez Rosanette, le jeta sur la table tout ouvert.
— Lis donc !
— Eh bien, quoi ? dit-elle, avec une figure tellement placide qu’il en fut révolté.
— Ah ! garde ton innocence !
— Je ne comprends pas.
— C’est toi qui fais vendre Mme Arnoux ?
Elle relut l’annonce.
— Où est son nom ?
— Eh ! c’est son mobilier ! Tu le sais mieux que moi !
— Qu’est-ce que ça me fait ? dit Rosanette en haussant les épaules.
— Ce que ça te fait ? Mais tu te venges, voilà tout ! C’est la suite de tes persécutions ! Est-ce que tu ne l’as pas outragée jusqu’à venir chez elle ! Toi, une fille de rien. La femme la plus sainte, la plus charmante et la meilleure ! Pourquoi t’acharnes-tu à la ruiner ?
— Tu te trompe, je t’assure !
— Allons donc ! Comme si tu n’avais pas mis Sénécal en avant !
— Quelle bêtise !
Alors, une fureur l’emporta.
— Tu mens ! tu mens, misérable ! Tu es jalouse d’elle ! Tu possèdes une condamnation contre son mari ! Sénécal s’est déjà mêlé de tes affaires ! Il déteste Arnoux, vos deux haines s’entendent. J’ai vu sa joie quand tu as gagné ton procès pour le kaolin. Le nieras-tu, celui-là ?
— Je te donne ma parole…
— Oh ! je la connais, ta parole ! |
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III, 5 |
Et Frédéric lui rappela ses amants par leurs noms, avec des détails circonstanciés. Rosanette, toute pâlissante, se reculait.
— Cela t’étonne ! Tu me croyais aveugle parce que je fermais les yeux. J’en ai assez, aujourd’hui ! On ne meurt pas pour les trahisons d’une femme de ton espèce. Quand elles deviennent trop monstrueuses, on s’en écarte ; ce serait se dégrader que de les punir ! |
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III, 5 |
Elle se tordait les bras.
— Mon Dieu, qu’est-ce donc qui l’a changé ?
— Pas d’autres que toi-même !
— Et tout cela, pour Mme Arnoux !… s’écria Rosanette en pleurant.
Il reprit froidement :
— Je n’ai jamais aimé qu’elle !
À cette insulte, ses larmes s’arrêtèrent.
— Ça prouve ton bon goût ! Une personne d’un âge mûr, le teint couleur de réglisse, la taille épaisse, des yeux grands comme des soupiraux de cave, et vides comme eux ! Puisque ça te plaît, va la rejoindre
— C’est ce que j’attendais ! Merci !
Rosanette demeura immobile, stupéfiée par ces façons extraordinaires. Elle laissa même la porte se refermer ; puis, d’un bond, elle le rattrapa dans l’antichambre, et, l’entourant de ses bras :
— Mais tu es fou ! tu es fou ! c’est absurde ! je t’aime !
Elle le suppliait :
— Mon Dieu, au nom de notre petit enfant !
— Avoue que c’est toi qui as fait le coup ! dit Frédéric.
Elle protesta encore de son innocence.
— Tu ne veux pas avouer ?
— Non !
— Eh bien, adieu ! et pour toujours ! |
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III, 5 |
Un craquement de soie se fit à son oreille ; Rosanette le touchait.
Elle avait eu connaissance de cette vente par Frédéric lui-même. Son chagrin passé, l’idée d’en tirer profit lui était venue. Elle arrivait pour la voir, en gilet de satin blanc à boutons de perles, avec une robe à falbalas, étroitement gantée, l’air vainqueur.
Il pâlit de colère. Elle regarda la femme qui l’accompagnait.
Mme Dambreuse l’avait reconnue ; et, pendant une minute, elles se considérèrent de haut en bas, scrupuleusement, afin de découvrir le défaut, la tare, l’une enviant peut-être la jeunesse de l’autre, et celle-ci dépitée par l’extrême bon ton, la simplicité aristocratique de sa rivale.
Enfin, Mme Dambreuse détourna la tête, avec un sourire d’une insolence inexprimable. |
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III, 5 |
Puis elle se mit à regarder les meubles, les bibelots, les cadres, avidement, pour les emporter dans sa mémoire. Le portrait de la Maréchale était à demi caché par un rideau. Mais les ors et les blancs, qui se détachaient au milieu des ténèbres, l’attirèrent.
— Je connais cette femme, il me semble ?
— Impossible ! dit Frédéric. C’est une vieille peinture italienne. |
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III, 6 |
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Danielle Girard
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