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Extraits de l'œuvre |
Édition |
Chapitre |
Le bruit d’une fusillade le tira brusquement de son sommeil ; et, malgré les instances de Rosanette, Frédéric, à toute force, voulut aller voir ce qui se passait. Il descendait vers les Champs-Élysées, d’où les coups de feu étaient partis. À l’angle de la rue Saint-Honoré, des hommes en blouse le croisèrent en criant :
— Non ! pas par là ! au Palais-Royal !
Frédéric les suivit. |
309 |
III, 1 |
Frédéric s’arrêta forcément à l’entrée de la place. Des groupes en armes l’emplissaient. Des compagnies de la ligne occupaient les rues Saint-Thomas et Fromanteau. Une barricade énorme bouchait la rue de Valois. |
310 |
III, 1 |
Les tambours battaient la charge. Des cris aigus, des
hourras de triomphe s’élevaient. Un remous continuel faisait osciller la multitude. Frédéric, pris entre deux masses profondes, ne bougeait pas, fasciné d’ailleurs et s’amusant extrêmement. Les blessés qui tombaient, les morts étendus n’avaient pas l’air de vrais blessés, de vrais morts. Il lui semblait assister à un spectacle. |
311 |
III, 1 |
De toutes les fenêtres de la place, on tirait ; les balles sifflaient, l’eau de la fontaine crevée se mêlait avec le sang, faisait des flaques par terre ; on glissait dans la boue sur des vêtements, des shakos, des armes ; Frédéric sentit sous son pied quelque chose de mou ; c’était la main d’un sergent en capote grise, couché la face dans le ruisseau. Des bandes nouvelles de peuple arrivaient toujours, poussant les combattants sur le poste. La fusillade devenait plus pressée. Les marchands de vins étaient ouverts ; on allait de temps à autre y fumer une pipe, boire une chope, puis on retournait se battre. Un chien perdu hurlait. Cela faisait rire. |
311 |
III, 1 |
Frédéric fut ébranlé par le choc d’un homme qui, une balle dans les reins, tomba sur son épaule, en râlant. À ce coup, dirigé peut-être contre lui, il se sentit furieux ; et il se jetait en avant quand un garde national l’arrêta.
— C’est inutile ! le Roi vient de partir. Ah ! si vous ne me croyez pas, allez-y voir !
Une pareille assertion calma Frédéric. |
311 |
III, 1 |
Au bas du grand escalier, un homme écrivait son nom sur un registre. Frédéric le reconnut par derrière.
— Tiens, Hussonnet !
— Mais oui, répondit le bohème. Je m’introduis à la Cour. Voilà une bonne farce, hein ?
— Si nous montions ? |
312 |
III, 1 |
Tout à coup la Marseillaise retentit. Hussonnet et Frédéric se penchèrent sur la rampe. C’était le peuple. Il se précipita dans l’escalier, en secouant à flots vertigineux des têtes nues, des casques, des bonnets rouges, des baïonnettes et des épaules, si impétueusement, que des gens disparaissaient dans cette masse grouillante qui montait toujours, comme un fleuve refoulé par une marée d’équinoxe, avec un long mugissement, sous une impulsion irrésistible. En haut, elle se répandit, et le chant tomba. |
312 |
III, 1 |
Tous les visages étaient rouges ; la sueur en coulait à larges gouttes ; Hussonnet fit cette remarque :
— Les héros ne sentent pas bon !
— Ah ! vous êtes agaçant, reprit Frédéric.
Et poussés malgré eux, ils entrèrent dans un appartement où s’étendait au plafond, un dais de velours rouge. |
313 |
III, 1 |
Dans la chambre de la reine, une femme lustrait ses bandeaux avec de la pommade ; derrière un paravent, deux amateurs jouaient aux cartes ; Hussonnet montra à Frédéric un individu qui fumait son brûle-gueule accoudé sur un balcon ; et le délire redoublait son tintamarre continu des porcelaines brisées et des morceaux de cristal qui sonnaient, en rebondissant, comme des lames d’harmonica. |
313 |
III, 1 |
Toutes les poitrines haletaient ; la chaleur de plus en plus devenait suffocante ; les deux amis, craignant d’être étouffés, sortirent.
Dans l’antichambre, debout sur un tas de vêtements, se tenait une fille publique, en statue de la Liberté, immobile, les yeux grands ouverts, effrayante.
Ils avaient fait trois pas dehors, quand un peloton de gardes municipaux en capotes s’avança vers eux, et qui, retirant leurs bonnets de police, et découvrant à la fois leurs crânes un peu chauves, saluèrent le peuple très bas. À ce témoignage de respect, les vainqueurs déguenillés se rengorgèrent. Hussonnet et Frédéric ne furent pas non plus sans en éprouver un certain plaisir.
Une ardeur les animait. Ils s’en retournèrent au Palais-Royal. Devant la rue Fromanteau, des cadavres de soldats étaient entassés sur de la paille. Ils passèrent auprès impassiblement, étant même fiers de sentir qu’ils faisaient bonne contenance. |
314 |
III, 1 |
Le vin coulait en ruisseaux, mouillait les pieds, les voyous buvaient dans des culs de bouteille, et vociféraient en titubant.
— Sortons de là, dit Hussonnet, ce peuple me dégoûte.
Tout le long de la galerie d’Orléans, des blessés gisaient par terre sur des matelas, ayant pour couvertures des rideaux de pourpre ; et de petites bourgeoises du quartier leur apportaient des bouillons, du linge.
— N’importe ! dit Frédéric, moi, je trouve le peuple sublime. |
314 |
III, 1 |
— J’en arrive ! tout va bien ! le peuple triomphe ! les ouvriers et les bourgeois s’embrassent ! Ah ! si vous saviez ce que j’ai vu ! quels braves gens ! comme c’est beau !
Et sans s’apercevoir qu’ils n’avaient pas d’armes :
— J’étais bien sûr de vous trouver là ! Ç’a été rude un moment, n’importe ! |
315 |
III, 1 |
Frédéric, bien qu’il ne fût pas guerrier, sentit bondir son sang gaulois. Le magnétisme des foules enthousiastes l’avait pris. Il humait voluptueusement l’air orageux, plein des senteurs de la poudre ; et cependant il frissonnait sous les effluves d’un immense amour, d’un attendrissement suprême et universel, comme si le cœur de l’humanité tout entière avait battu dans sa poitrine. |
316 |
III, 1 |
Hussonnet dit, en bâillant :
— Il serait temps, peut-être, d’aller instruire les populations !
Frédéric le suivit à son bureau de correspondance place de la Bourse ; et il se mit à composer pour le Journal de Troyes un compte rendu des événements en style lyrique, un véritable morceau, qu’il signa. |
316 |
III, 1 |
Enfin, à minuit, Frédéric, brisé de fatigue, regagna sa maison.
— Eh bien, dit-il à son domestique en train de le déshabiller, es-tu content ?
— Oui, sans doute, monsieur ! Mais ce que je n’aime pas, c’est ce peuple en cadence ! |
316-317 |
III, 1 |
Après quoi, Frédéric s’en alla voir la Maréchale. Elle le reçut aigrement, car elle lui en voulait de son abandon. Sa rancune s’évanouit sous des assurances de paix réitérées. Tout était tranquille, maintenant, aucune raison d’avoir peur ; il l’embrassait ; et elle se déclara pour la République, |
317 |
III, 1 |
Rien ne fut amusant comme l’aspect de Paris, les premiers jours.
Frédéric prenait la Maréchale à son bras ; et ils flânaient ensemble dans les rues. |
317 |
III, 1 |
Comme soutien du dernier règne, il redoutait les vengeances du peuple sur ses propriétés de la Champagne, quand l’élucubration de Frédéric lui tomba dans les mains. Alors il s’imagina que son jeune ami était un personnage très influent et qu’il pourrait sinon le servir, du moins le défendre ; de sorte qu’un matin, M. Dambreuse se présenta chez lui, accompagné de Martinon. |
320 |
III, 1 |
On arriva bientôt aux élections pour l’Assemblée nationale, et aux candidats dans l’arrondissement de la Fortelle. Celui de l’opposition n’avait pas de chances.
— Vous devriez prendre sa place ! dit M. Dambreuse.
Frédéric se récria.
— Eh ! pourquoi donc ? car il obtiendrait les suffrages des ultras, vu ses opinions personnelles, celui des conservateurs, à cause de sa famille.
— Et peut-être aussi, ajouta le banquier en souriant, grâce un peu à mon influence.
Frédéric objecta qu’il ne saurait comment s’y prendre. Rien de plus facile, en se faisant recommander aux patriotes de l’Aube par un club de la capitale. Il s’agissait de lire, non une profession de foi comme on en voyait quotidiennement, mais une exposition de principes sérieuse.
— Apportez-moi cela ; je sais ce qui convient dans la localité ! Et vous pourriez, je vous le répète, rendre de grands services au pays, à nous tous, à moi-même.
Par des temps pareils, on devait s’entr’aider, et, si Frédéric avait besoin de quelque chose, lui, ou ses amis…
— Oh ! mille grâces, cher monsieur !
— À charge de revanche, bien entendu !
Le banquier était un brave homme, décidément. |
320-321 |
III, 1 |
Frédéric ne put s’empêcher de réfléchir à son conseil ; et bientôt, une sorte de vertige l’éblouit.
Les grandes figures de la Convention passèrent devant ses yeux. Il lui sembla qu’une aurore magnifique allait se lever. Rome, Vienne, Berlin, étaient en insurrection, les Autrichiens chassés de Venise ; toute l’Europe s’agitait. C’était l’heure de se précipiter dans le mouvement, de l’accélérer peut-être ; et puis il était séduit par le costume que les députés, disait-on, porteraient. Déjà, il se voyait en gilet à revers avec une ceinture tricolore ; |
321 |
III, 1 |
Frédéric, néanmoins, consulta Deslauriers. L’opposition idiote qui entravait le commissaire dans sa province avait augmenté son libéralisme. Il lui envoya immédiatement des exhortations violentes.
Cependant, Frédéric avait besoin d’être approuvé par un plus grand nombre ; et il confia la chose à Rosanette, un jour que Mlle Vatnaz se trouvait là. |
321 |
III, 1 |
La candidature de Frédéric lui parut favorable à ses idées. Elle l’encouragea, en lui montrant la gloire à l’horizon. Rosanette se réjouit d’avoir un homme qui parlerait à la Chambre.
— Et puis on te donnera, peut-être, une bonne place.
Frédéric, homme de toutes les faiblesses, fut gagné par la démence universelle. Il écrivit un discours, et alla le faire voir à M. Dambreuse. |
322 |
III, 1 |
mais, dans l’antichambre, un tableau l’arrêta, le tableau de Pellerin, posé sur une chaise, provisoirement sans doute.
Cela représentait la République, ou le Progrès, ou la Civilisation, sous la figure de Jésus-Christ conduisant une locomotive, laquelle traversait une forêt vierge. Frédéric, après une minute de contemplation, s’écria :
— Quelle turpitude !
— N’est-ce pas, hein ? dit M. Dambreuse, survenu sur cette parole et s’imaginant qu’elle concernait non la peinture, mais la doctrine glorifiée par le tableau. |
322 |
III, 1 |
Mais bientôt Martinon reparut, et Frédéric entama son discours. Dès la seconde page, qui signalait comme une honte la prépondérance des intérêts pécuniaires, le banquier fit la grimace. Puis, abordant les réformes, Frédéric demandait la liberté du commerce.
— Comment… ? mais permettez !
L’autre n’entendait pas, et continua. Il réclamait l’impôt sur la rente, l’impôt progressif, une fédération européenne, et l’instruction du peuple, des encouragements aux beaux-arts les plus larges.
« Quand le pays fournirait à des hommes comme Delacroix ou Hugo cent mille francs de rente, où serait le mal ? »
Le tout finissait par des conseils aux classes supérieures.
« N’épargnez rien, ô riches ! donnez ! donnez ! »
Il s’arrêta, et resta debout. Ses deux auditeurs assis ne parlaient pas ; Martinon écarquillait les yeux, M. Dambreuse était tout pâle. Enfin dissimulant son émotion sous un aigre sourire :
— C’est parfait, votre discours ! |
323 |
III, 1 |
Frédéric, pour le mortifier, lui notifia sa propre candidature. Le cabotin, du moment que son futur collègue visait la province, se déclara son serviteur et offrit de le piloter dans les clubs. |
324 |
III, 1 |
Frédéric, malgré la faiblesse des orateurs, n’osait se risquer. Tous ces gens lui semblaient trop incultes ou trop hostiles.
Mais Dussardier se mit en recherche, et lui annonça qu’il existait, rue Saint-Jacques, un club intitulé le Club de l’Intelligence. Un nom pareil donnait bon espoir. D’ailleurs, il amènerait des amis. |
324-325 |
III, 1 |
Au bureau du président, Sénécal parut.
Cette surprise, avait pensé le bon commis, plairait à Frédéric. Elle le contraria. |
325 |
III, 1 |
— Non ! je reste jusqu’au bout ! dit le Citoyen.
Cette réponse détermina Frédéric ; et, comme il cherchait de droite et de gauche ses amis pour le soutenir, il aperçut, devant lui, Pellerin à la tribune. L’artiste le prit de haut avec la foule. |
328 |
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Frédéric se leva. Il y eut un bourdonnement d’approbation causé par ses amis. Mais Sénécal, prenant une figure à la Fouquier-Tinville, se mit à l’interroger sur ses nom, prénoms, antécédents, vie et mœurs.
Frédéric lui répondait sommairement et se mordait les lèvres. Sénécal demanda si quelqu’un voyait un empêchement à cette candidature.
— Non ! non !
Mais lui, il en voyait. Tous se penchèrent et tendirent les oreilles. Le citoyen postulant n’avait pas livré une certaine somme promise pour une fondation démocratique, un journal. De plus, le 22 février, bien que suffisamment averti, il avait manqué au rendez-vous, place du Panthéon. |
330 |
III, 1 |
Au moins, reprit Sénécal, connaissez-vous un patriote qui nous réponde de vos principes ?
— Moi ! dit Dussardier.
— Oh ! cela ne suffit pas ! un autre !
Frédéric se tourna vers Pellerin. L’artiste lui répondit par une abondance de gestes qui signifiait :
— Ah ! mon cher, ils m’ont repoussé ! Diable ! que voulez-vous ! |
330 |
III, 1 |
— Je réclame la parole ! cria Frédéric.
— Desde que se proclamó la constitución de Cadiz, ese pacto fondamental de las libertades españolas, hasta la última revolución, nuestra patria cuenta numerosos y heroicos mártires.
Frédéric encore une fois voulut se faire entendre :
— Mais citoyens !…
L’Espagnol continuait :
— El martes próximo tendrá lugar en la iglesia de la Magdelena un servicio fúnebre.
— C’est absurde à la fin ! personne ne comprend !
Cette observation exaspéra la foule.
— À la porte ! à la porte !
— Qui ? moi ? demanda Frédéric.
— Vous-même ! dit majestueusement Sénécal. Sortez ! |
331 |
III, 1 |
— Aristo ! glapit un voyou, en montrant le poing à Frédéric, qui s’élançait dans la cour, indigné.
Il se reprocha son dévouement, sans réfléchir que les accusations portées contre lui étaient justes, après tout. Quelle fatale idée que cette candidature ! Mais quels ânes, quels crétins ! Il se comparait à ces hommes, et soulageait avec leur sottise la blessure de son orgueil. |
331 |
III, 1 |
Puis il éprouva le besoin de voir Rosanette. Après tant de laideurs et d’emphase, sa gentille personne serait un délassement. Elle savait qu’il avait dû, le soir, se présenter dans un club. Cependant, lorsqu’il entra, elle ne lui fit pas même une question. |
331 |
III, 1 |
Monsieur n’a pas réussi, à ce qu’il paraît ? Tant mieux ! ça t’apprendra à faire des dons patriotiques. Oh ! ne mens pas ! Je sais que tu leur as donné trois cents francs, car elle se fait entretenir, ta République ! Eh bien, amuse-toi avec elle, mon bonhomme !
Sous cette avalanche de sottises, Frédéric passait de son autre désappointement à une déception plus lourde. |
332 |
III, 1 |
Frédéric s’en alla. L’ineptie de cette fille, se dévoilant tout à coup dans un langage populacier, le dégoûtait. Il se sentit même un peu redevenu patriote. |
332 |
III, 1 |
comme elle gesticulait beaucoup, sa chaîne de montre se prit dans son paquet de breloques, à un petit mouton d’or suspendu.
Tout à coup, Rosanette pâlit extraordinairement.
Mlle Vatnaz continuait à dégager son bibelot.
— Ne te donne pas tant de mal, dit Rosanette, maintenant, je connais tes opinions politiques.
— Quoi ? reprit la Vatnaz, devenue rouge comme une vierge.
— Oh ! oh ! tu me comprends !
Frédéric ne comprenait pas. Entre elles, évidemment, il était survenu quelque chose de plus capital et de plus intime que le socialisme. |
333-334 |
III, 1 |
Elle tomba sur le divan, toute tremblante, balbutiant des injures, versant des larmes. Était-ce cette menace de la Vatnaz qui la tourmentait ? Eh non ! elle s’en moquait bien ! À tout compter, l’autre lui devait de l’argent, peut-être ? C’était le mouton d’or, un cadeau ; et, au milieu de ses pleurs, le nom de Delmar lui échappa. Donc, elle aimait le cabotin !
« Alors, pourquoi m’a-t-elle pris ? se demanda Frédéric. D’où vient qu’il est revenu ? Qui la force à me garder ? Quel est le sens de tout cela ? » |
334 |
III, 1 |
Alors, elle lui fit des assurances de tendresse ; le Prince venait de partir, ils seraient libres. Mais elle se trouvait pour le moment… gênée. « Tu l’as vu toi-même l’autre jour, quand j’utilisais mes vieilles doublures. » Plus d’équipages à présent ! Et ce n’était pas tout ; les tapissiers menaçaient de reprendre les meubles de la chambre et du grand salon. Elle ne savait que faire.
Frédéric eut envie de répondre : « Ne t’inquiète pas ! je payerai ! » Mais la dame pouvait mentir. L’expérience l’avait instruit. Il se borna simplement à des consolations. |
334-335 |
III, 1 |
Les craintes de Rosanette n’étaient pas vaines ; il fallut rendre les meubles et quitter le bel appartement de la rue Drouot. Elle en prit un autre, sur le boulevard Poissonnière, au quatrième. Les curiosités de son ancien boudoir furent suffisantes pour donner aux trois pièces un air coquet. On eut des stores chinois, une tente sur la terrasse, dans le salon un tapis de hasard encore tout neuf, avec des poufs de soie rose. Frédéric avait contribué largement à ces acquisitions ; il éprouvait la joie d’un nouveau marié qui possède enfin une maison à lui, une femme à lui ; et, se plaisant là beaucoup, il venait y coucher presque tous les soirs. |
335 |
III, 1 |
Un matin, comme il sortait de l’antichambre, il aperçut au troisième étage, dans l’escalier, le shako d’un garde national qui montait. Où allait-il donc ? Frédéric attendit. L’homme montait toujours, la tête un peu baissée : il leva les yeux. C’était le sieur Arnoux. La situation était claire. Ils rougirent en même temps, saisis par le même embarras. |
335 |
III, 1 |
Alors M. Arnoux se considéra comme l’amant de cœur, ce qui le rehaussait dans son estime, et le rajeunit. Ne doutant pas que Frédéric ne payât la Maréchale, il s’imaginait « faire une bonne farce », arriva même à s’en cacher, et lui laissait le champ libre quand ils se rencontraient.
Ce partage blessait Frédéric ; et les politesses de son rival lui semblaient une gouaillerie trop prolongée. Mais, en se fâchant, il se fût ôté toute chance d’un retour vers l’autre, et puis c’était le seul moyen d’en entendre parler. |
336 |
III, 1 |
Le marchand de faïences, suivant son usage, ou, par malice peut-être, la rappelait volontiers dans sa conversation, et lui demandait même pourquoi il ne venait plus la voir.
Frédéric, ayant épuisé tous les prétextes, assura qu’il avait été chez madame Arnoux plusieurs fois, inutilement. Arnoux en demeura convaincu, car souvent il s’extasiait devant elle sur l’absence de leur ami ; et toujours elle répondait avoir manqué sa visite ; de sorte que ces deux mensonges, au lieu de se couper, se corroboraient. |
336 |
III, 1 |
La douceur du jeune homme et la joie de l’avoir pour dupe faisaient qu’Arnoux le chérissait davantage. Il poussait la familiarité jusqu’aux dernières bornes, non par dédain, mais par confiance. Un jour, il lui écrivit qu’une affaire urgente l’attirait pour vingt-quatre heures en province ; il le priait de monter la garde à sa place. Frédéric n’osa le refuser, et se rendit au poste du Carrousel. |
336 |
III, 1 |
Il eut à subir la société des gardes nationaux ! et, sauf un épurateur, homme facétieux qui buvait d’une manière exorbitante, tous lui parurent plus bêtes que leur giberne. L’entretien capital fut sur le remplacement des buffleteries par le ceinturon. D’autres s’emportaient contre les ateliers nationaux. On disait : « Où allons-nous ? ». Celui qui avait reçu l’apostrophe répondait en ouvrant les yeux, comme au bord d’un abîme : « Où allons-nous ? ». Alors un plus hardi s’écriait : « Ça ne peut pas durer ! il faut en finir ! ». Et, les mêmes discours se répétant jusqu’au soir, Frédéric s’ennuya mortellement. |
336-337 |
III, 1 |
Mais le brave Arnoux avait trop présumé de lui-même, si bien que, dans sa lassitude, un remords l’avait pris. Il venait faire des remerciements à Frédéric et lui offrir à souper.
— Mille grâces ! je n’ai pas faim ! je ne demande que mon lit !
— Raison de plus pour déjeuner ensemble, tantôt ! Quel mollasse vous êtes ! On ne rentre pas chez soi maintenant ! Il est trop tard ! Ce serait dangereux !
Frédéric, encore une fois, céda. Arnoux, qu’on ne s’attendait pas à voir, fut choyé de ses frères d’armes, principalement de l’épurateur. |
337 |
III, 1 |
Arnoux dormait les deux bras ouverts ; et comme son fusil était posé la crosse en bas un peu obliquement, la gueule du canon lui arrivait sous l’aisselle. Frédéric le remarqua et fut effrayé. |
337-338 |
III, 1 |
« Mais non ! j’ai tort ! il n’y a rien à craindre ! S’il mourait cependant… »
Et, tout de suite, des tableaux à n’en plus finir se déroulèrent. Il s’aperçut avec elle, la nuit, dans une chaise de poste ; puis au bord d’un fleuve par un soir d’été, et sous le reflet d’une lampe, chez eux, dans leur maison. Il s’arrêtait même à des calculs de ménage, des dispositions domestiques, contemplant, palpant déjà son bonheur ; et, pour le réaliser, il aurait fallu seulement que le chien du fusil se levât ! On pouvait le pousser du bout de l’orteil ; le coup partirait, ce serait un hasard, rien de plus ! |
338 |
III, 1 |
Frédéric s’étendit sur cette idée, comme un dramaturge qui compose. Tout à coup, il lui sembla qu’elle n’était pas loin de se résoudre en action, et qu’il allait y contribuer, qu’il en avait envie ; alors, une grande peur le saisit. Au milieu de cette angoisse, il éprouvait un plaisir, et s’y enfonçait de plus en plus, sentant avec effroi ses scrupules disparaître ; dans la fureur de sa rêverie, le reste du monde s’effaçait ; et il n’avait conscience de lui-même que par un intolérable serrement à la poitrine. |
338 |
III, 1 |
Frédéric ne le contraria nullement. Il était gêné, comme si l’autre avait pu découvrir, sur son visage, les traces de sa pensée.
Les deux coudes au bord de la table, et penché très bas, Arnoux, en le fatiguant de son regard, lui confiait ses imaginations. |
338 |
III, 1 |
Frédéric trinqua. Il avait, par complaisance, un peu trop bu ; d’ailleurs, le grand soleil l’éblouissait ; et, quand ils remontèrent ensemble la rue Vivienne, leurs épaulettes se touchaient fraternellement. |
339 |
III, 1 |
Tout à coup, Frédéric aperçut, à trois pas de distance, M. Dambreuse avec Martinon ; il tourna la tête, car M. Dambreuse s’étant fait nommer représentant, il lui gardait rancune. Mais le capitaliste l’arrêta.
— Un mot, cher monsieur ! J’ai des explications à vous fournir.
— Je n’en demande pas.
— De grâce ! écoutez-moi. |
339 |
III, 1 |
Frédéric, après avoir quitté M. Dambreuse, retourna chez la Maréchale ; et, d’un air très sombre, dit qu’elle devait opter entre lui et Arnoux. Elle répondit avec douceur qu’elle ne comprenait goutte à des « ragots pareils », n’aimait pas Arnoux, n’y tenait aucunement. Frédéric avait soif d’abandonner Paris. Elle ne repoussa pas cette fantaisie, et ils partirent pour Fontainebleau dès le lendemain. |
341-342 |
III, 1 |
La plus belle de ces fameuses s’était fait peindre à droite, sous la figure de Diane chasseresse, et même en Diane Infernale, sans doute pour marquer sa puissance jusque par delà le tombeau. Tous ces symboles confirment sa gloire ; et il reste là quelque chose d’elle, une voix indistincte, un rayonnement qui se prolonge.
Frédéric fut pris par une concupiscence rétrospective et inexprimable. Afin de distraire son désir, il se mit à considérer tendrement Rosanette, en lui demandant si elle n’aurait pas voulu être cette femme.
— Quelle femme ?
— Diane de Poitiers !
Il répéta :
— Diane de Poitiers, la maîtresse d’Henri II.
Elle fit un petit : « Ah ! ». Ce fut tout. |
343 |
III, 1 |
Son mutisme prouvait clairement qu’elle ne savait rien, ne comprenait pas, si bien que par complaisance il lui dit :
— Tu t’ennuies peut-être ?
— Non, non, au contraire !
Et, le menton levé, tout en promenant à l’entour un regard des plus vagues, Rosanette lâcha ce mot
— Ça rappelle des souvenirs !
Cependant, on apercevait sur sa mine un effort, une intention de respect ; et, comme cet air sérieux la rendait plus jolie, Frédéric l’excusa. |
343 |
III, 1 |
Frédéric s’était assis près d’elle, sous les tilleuls. Il songeait à tous les personnages qui avaient hanté ces murs, Charles-Quint, les Valois, Henri IV, Pierre le Grand, Jean-Jacques Rousseau et « les belles pleureuses des premières loges », Voltaire, Napoléon, Pie VII, Louis-Philippe ; il se sentait environné, coudoyé par ces morts tumultueux ; une telle confusion d’images l’étourdissait, bien qu’il y trouvât du charme pourtant. |
344 |
III, 1 |
Des voyageurs, arrivés nouvellement, leur apprirent qu’une bataille épouvantable ensanglantait Paris. Rosanette et son amant n’en furent pas surpris. Puis tout le monde s’en alla, l’hôtel redevint paisible, le gaz s’éteignit, et ils s’endormirent au murmure du jet d’eau dans la cour. |
345 |
III, 1 |
Debout, l’un près de l’autre, sur quelque éminence du terrain, ils sentaient, tout en humant le vent, leur entrer dans l’âme comme l’orgueil d’une vie plus libre, avec une surabondance de forces, une joie sans cause. |
346 |
III, 1 |
Ils arrivèrent un jour à mi-hauteur d’une colline tout en sable. Sa surface, vierge de pas, était rayée en ondulations symétriques ; çà et là, tels que des promontoires sur le lit desséché d’un océan, se levaient des roches ayant de vagues formes d’animaux, tortues avançant la tête, phoques qui rampent, hippopotames et ours. Personne. Aucun bruit. Les sables, frappés par le soleil, éblouissaient ; et tout à coup, dans cette vibration de la lumière, les bêtes parurent remuer. Ils s’en retournèrent vite, fuyant le vertige, presque effrayés. |
347 |
III, 1 |
Le sérieux de la forêt les gagnait ; et ils avaient des heures de silence où, se laissant aller au bercement des ressorts, ils demeuraient comme engourdis dans une ivresse tranquille. Le bras sous la taille, il l’écoutait parler pendant que les oiseaux gazouillaient, observait presque du même coup d’œil les raisins noirs de sa capote et les baies des genévriers, les draperies de son voile, les volutes des nuages ; et, quand il se penchait vers elle, la fraîcheur de sa peau se mêlait au grand parfum des bois. Ils s’amusaient de tout ; ils se montraient, comme une curiosité, des fils de la Vierge suspendus aux buissons, des trous pleins d’eau au milieu des pierres, un écureuil sur les branches, le vol de deux papillons qui les suivaient ; ou bien, à vingt pas d’eux, sous les arbres, une biche marchait, tranquillement, d’un air noble et doux, avec son faon côte à côte. Rosanette aurait voulu courir après, pour l’embrasser. |
348 |
III, 1 |
Elle eut bien peur une fois, quand un homme, se présentant tout à coup, lui montra dans une boîte trois vipères. Elle se jeta vivement contre Frédéric ; il fut heureux de ce qu’elle était faible et de se sentir assez fort pour la défendre. |
348 |
III, 1 |
Ce soir-là, ils dînèrent dans une auberge, au bord de la Seine. La table était près de la fenêtre, Rosanette en face de lui ; et il contemplait son petit nez fin et blanc, ses lèvres retroussées, ses yeux clairs, ses bandeaux châtains qui bouffaient, sa jolie figure ovale. Sa robe de foulard écru collait à ses épaules un peu tombantes ; et, sortant de leurs manchettes tout unies, ses deux mains découpaient, versaient à boire, s’avançaient sur la nappe. On leur servit un poulet avec les quatre membres étendus, une matelote d’anguilles dans un compotier en terre de pipe, du vin râpeux, du pain trop dur, des couteaux ébréchés. Tout cela augmentait le plaisir, l’illusion. Ils se croyaient presque au milieu d’un voyage, en Italie, dans leur lune de miel.
Avant de repartir, ils allèrent se promener le long de la berge. |
348 |
III, 1 |
Près de l’auberge, une fille en chapeau de paille tirait des seaux d’un puits ; chaque fois qu’ils remontaient, Frédéric écoutait avec une jouissance inexprimable le grincement de la chaîne. |
349 |
III, 1 |
Il ne doutait pas qu’il ne fût heureux pour jusqu’à la fin de ses jours, tant son bonheur lui paraissait naturel, inhérent à sa vie et à la personne de cette femme. Un besoin le poussait à lui dire des tendresses. Elle y répondait par de gentilles paroles, de petites tapes sur l’épaule, des douceurs dont la surprise le charmait. Il lui découvrait enfin une beauté toute nouvelle, qui n’était peut-être que le reflet des choses ambiantes, à moins que leurs virtualités secrètes ne l’eussent fait s’épanouir. |
349 |
III, 1 |
Quand ils se reposaient au milieu de la campagne, il s’étendait la tête sur ses genoux, à l’abri de son ombrelle ; ou bien, couchés sur le ventre au milieu de l’herbe, ils restaient l’un en face de l’autre, à se regarder, plongeant dans leurs prunelles, altérés d’eux-mêmes, s’en assouvissant toujours, puis les paupières entre-fermées, ne parlant plus. |
349 |
III, 1 |
Quelquefois, ils entendaient tout au loin des roulements de tambour. C’était la générale que l’on battait dans les villages, pour aller défendre Paris.
— Ah ! tiens ! l’émeute ! disait Frédéric avec une pitié dédaigneuse, toute cette agitation lui apparaissant misérable à côté de leur amour et de la nature éternelle. |
349 |
III, 1 |
Et ils causaient de n’importe quoi, de choses qu’ils savaient parfaitement, de personnes qui ne les intéressaient pas, de mille niaiseries. Elle l’entretenait de sa femme de chambre et de son coiffeur. Un jour, elle s’oublia à dire son âge : vingt-neuf ans ; elle devenait vieille. |
350 |
III, 1 |
Rosanette considérait un point par terre, à trois pas d’elle, fixement, les narines battantes, absorbée. Frédéric lui prit la main.
— Comme tu as souffert, pauvre chérie !
— Oui, dit-elle, plus que tu ne crois !… Jusqu’à vouloir en finir ; on m’a repêchée.
— Comment ?
— Ah ! n’y pensons plus !… Je t’aime, je suis heureuse ! embrasse-moi.
Et elle ôta, une à une, les brindilles de chardons accrochées dans le bas de sa robe. |
351 |
III, 1 |
Frédéric songeait surtout à ce qu’elle n’avait pas dit. Par quels degrés avait-elle pu sortir de la misère ? À quel amant devait-elle son éducation ? Que s’était-il passé dans sa vie jusqu’au jour où il était venu chez elle pour la première fois ? Son dernier aveu interdisait les questions. |
351 |
III, 1 |
Il lui demanda, seulement, comment elle avait fait la connaissance d’Arnoux.
— Par la Vatnaz.
— N’était-ce pas toi que j’ai vue, une fois, au Palais-Royal, avec eux deux ?
Il cita la date précise. Rosanette fit un effort.
— Oui, c’est vrai !… Je n’étais pas gaie dans ce temps-là !
Mais Arnoux s’était montré excellent. Frédéric n’en doutait pas ; cependant, leur ami était un drôle d’homme, plein de défauts ; il eut soin de les rappeler. Elle en convenait.
— N’importe !… On l’aime tout de même, ce chameau-là !
— Encore, maintenant ? dit Frédéric.
Elle se mit à rougir, moitié riante, moitié fâchée.
— Eh ! non ! C’est de l’histoire ancienne. Je ne te cache rien. Quand même cela serait, lui, c’est différent ! D’ailleurs, je ne te trouve pas gentil pour ta victime.
— Ma victime ?
Rosanette lui prit le menton.
— Sans doute !
Et, zézayant à la manière des nourrices :
— Avons pas toujours été bien sage ! Avons fait dodo avec sa femme !
— Moi ! jamais de la vie ! |
351-352 |
III, 1 |
Frédéric jura sa parole d’honneur qu’il n’avait jamais pensé à Mme Arnoux, étant trop amoureux d’une autre.
— De qui donc ?
— Mais de vous, ma toute belle !
— Ah ! ne te moque pas de moi ! Tu m’agaces !
Il jugea prudent d’inventer une histoire, une passion. Il trouva des détails circonstanciés. Cette personne, du reste, l’avait rendu fort malheureux.
— Décidément, tu n’as pas de chance ! dit Rosanette.
— Oh ! oh ! peut-être ! voulant faire entendre par là plusieurs bonnes fortunes, afin de donner de lui meilleure opinion, |
352 |
III, 1 |
La pauvre Maréchale n’en avait jamais connu de meilleure. Souvent, quand elle considérait Frédéric, des larmes lui arrivaient aux paupières, puis elle levait les yeux, ou les projetait vers l’horizon, comme si elle avait aperçu quelque grande aurore, des perspectives de félicité sans bornes. Enfin, un jour, elle avoua qu’elle souhaitait faire dire une messe « pour que ça porte bonheur à notre amour ».
D’où venait donc qu’elle lui avait résisté pendant si longtemps ? Elle n’en savait rien elle-même. Il renouvela plusieurs fois sa question ; et elle répondait en le serrant dans ses bras :
— C’est que j’avais peur de t’aimer trop, mon chéri ! |
352-353 |
III, 1 |
Le dimanche matin, Frédéric lut dans un journal, sur une liste de blessés, le nom de Dussardier. Il jeta un cri et montrant le papier à Rosanette, déclara qu’il allait partir immédiatement.
— Pourquoi faire ?
— Mais pour le voir, le soigner !
— Tu ne vas pas me laisser seule, j’imagine ?
— Viens avec moi. |
353 |
III, 1 |
Il fut indigné de cet égoïsme, et il se reprocha de n’être pas là-bas avec les autres. Tant d’indifférence aux malheurs de la patrie avait quelque chose de mesquin et de bourgeois. Son amour lui pesa tout à coup comme un crime. Ils se boudèrent pendant une heure.
Puis elle le supplia d’attendre, de ne pas s’exposer.
— Si par hasard on te tue !
— Eh ! je n’aurai fait que mon devoir ! |
353 |
III, 1 |
Rosanette, prise de peur, déclara qu’elle n’irait pas plus loin, et le supplia encore de rester. L’aubergiste et sa femme se joignirent à elle. Un brave homme qui dînait s’en mêla, affirmant que la bataille serait terminée d’ici à peu ; d’ailleurs il fallait faire son devoir. Alors, la Maréchale redoubla de sanglots. Frédéric était exaspéré. Il lui donna sa bourse, l’embrassa vivement, et disparut. |
354 |
III, 1 |
Par sa protection cependant, Frédéric obtint un mauvais cabriolet qui, pour la somme de soixante francs, sans compter le pourboire, consentit à le mener jusqu’à la barrière d’Italie. Mais, à cent pas de la barrière, son conducteur le fit descendre et s’en retourna. Frédéric marchait sur la route, quand tout à coup une sentinelle croisa la baïonnette. Quatre hommes l’empoignèrent en vociférant :
— C’en est un ! Prenez garde ! Fouillez-le ! Brigand ! Canaille !
Et sa stupéfaction fut si profonde, qu’il se laissa entraîner au poste de la barrière, dans le rond-point même où convergent les boulevards des Gobelins et de l’Hôpital et les rues Godefroy et Mouffetard. |
354 |
III, 1 |
Frédéric dit qu’il arrivait de Fontainebleau au secours d’un camarade blessé logeant rue Bellefond ; personne d’abord ne voulut le croire ; on examina ses mains, on flaira même son oreille pour s’assurer qu’il ne sentait pas la poudre.
Cependant, à force de répéter la même chose, il finit par convaincre un capitaine, qui ordonna à deux fusiliers de le conduire au poste du Jardin des Plantes. |
354 |
III, 1 |
Le poste de l’École polytechnique regorgeait de monde. Des femmes encombraient le seuil, demandant à voir leur fils ou leur mari. On les renvoyait au Panthéon transformé en dépôt de cadavres, et on n’écoutait pas Frédéric. Il s’obstina, jurant que son ami Dussardier l’attendait, allait mourir. On lui donna enfin un caporal pour le mener au haut de la rue Saint-Jacques, à la mairie du XVIIe arrondissement. |
355 |
III, 1 |
Vers trois heures, quelqu’un apporta de bonnes nouvelles ; des parlementaires de l’émeute étaient chez le président de l’Assemblée.
Alors, on se réjouit ; et, comme il avait encore douze francs, Frédéric fit venir douze bouteilles de vin, espérant par là hâter sa délivrance. Tout à coup, on crut entendre une fusillade. Les libations s’arrêtèrent ; on regarda l’inconnu avec des yeux méfiants ; ce pouvait être Henri V. |
356 |
III, 1 |
Enfin, à dix heures, au moment où le canon grondait pour prendre le faubourg Saint-Antoine, Frédéric arriva chez Dussardier. Il le trouva dans sa mansarde, étendu sur le dos et dormant. De la pièce voisine une femme sortit à pas muets, Mlle Vatnaz.
Elle emmena Frédéric à l’écart, et lui apprit comment Dussardier avait reçu sa blessure. |
357 |
III, 1 |
Frédéric, pendant deux semaines, ne manqua pas de revenir tous les matins ; un jour qu’il parlait du dévouement de la Vatnaz, Dussardier haussa les épaules.
— Eh non ! c’est par intérêt !
— Tu crois ?
Il reprit :
— J’en suis sûr ! sans vouloir s’expliquer davantage. |
357 |
III, 1 |
Frédéric les avait soigneusement évités. Il allégua qu’il passait tous ses jours près d’un camarade blessé. Depuis longtemps, du reste, un tas de choses l’avaient pris ; et il cherchait des histoires. Heureusement, les convives arrivèrent. |
362 |
III, 2 |
— Ah ! cher ami ! quel bonheur !
Arnoux et Mme Arnoux étaient devant Frédéric.
Il eut comme un vertige. Rosanette, avec son admiration pour les soldats, l’avait agacé toute l’après-midi ; et le vieil amour se réveilla. |
363 |
III, 2 |
Il ne put s’empêcher de lui dire :
— Voilà longtemps que nous ne nous sommes vus !
— Ah ! répliqua-t-elle froidement.
Il reprit, avec une douceur dans la voix qui atténuait l’impertinence de sa question :
— Avez-vous quelquefois pensé à moi ?
— Pourquoi y penserais-je ?
Frédéric fut blessé par ce mot.
— Vous avez peut-être raison, après tout.
Mais, se repentant vite, il jura qu’il n’avait pas vécu un seul jour sans être ravagé par son souvenir.
— Je n’en crois absolument rien, monsieur.
— Cependant, vous savez que je vous aime !
Mme Arnoux ne répondit pas.
— Vous savez que je vous aime.
Elle se taisait toujours.
« Eh bien, va te promener ! » se dit Frédéric. |
363-364 |
III, 2 |
Et, levant les yeux, il aperçut, à l’autre bout de la table, Mlle Roque.
Elle avait cru coquet de s’habiller tout en vert, couleur qui jurait grossièrement avec le ton de ses cheveux rouges. Sa boucle de ceinture était trop haute, sa collerette l’engonçait ; ce peu d’élégance avait contribué sans doute au froid abord de Frédéric. Elle l’observait de loin, curieusement ; et Arnoux, près d’elle, avait beau prodiguer les galanteries, il n’en pouvait tirer trois paroles, si bien que, renonçant à plaire, il écouta la conversation. Elle roulait maintenant sur les purées d’ananas du Luxembourg. |
364 |
III, 2 |
Ensuite, les gens sérieux attaquèrent les journaux.
Arnoux prit leur défense ; Frédéric s’en mêla, les appelant des maisons de commerce pareilles aux autres. Leurs écrivains, généralement, étaient des imbéciles, ou des blagueurs ; il se donna pour les connaître, et combattait par des sarcasmes les sentiments généreux de son ami. Mme Arnoux ne voyait pas que c’était une vengeance contre elle. |
364 |
III, 2 |
— À propos, parlez-nous donc de Dussardier ! dit M. Dambreuse en se tournant vers Frédéric.
Le brave commis était maintenant un héros, comme Sallesse, les frères Jeanson, la femme Péquillet, etc.
Frédéric, sans se faire prier, débita l’histoire de son ami ; il lui en revint une espèce d’auréole. |
365 |
III, 2 |
Les convives le regardaient ; et Louise, plus étonnée que les autres, murmura :
— Qu’est-ce donc ?
— Il a calé devant Frédéric, reprit tout bas Arnoux.
— Vous savez quelque chose, mademoiselle ? demanda aussitôt Nonancourt.
Et il dit sa réponse à Mme Dambreuse, qui, se penchant un peu, se mit à regarder Frédéric. |
365 |
III, 2 |
— Ne seriez-vous pas l’auteur d’un tableau très remarquable ?
— Peut-être ! Lequel ?
— Cela représente une dame dans un costume… ma foi !… un peu… léger, avec une bourse et un paon derrière.
Frédéric à son tour s’empourpra. Pellerin faisait semblant de ne pas entendre.
— Cependant c’est bien de vous ! Car il y a votre nom écrit au bas, et une ligne sur le cadre constatant que c’est la propriété de M. Moreau. |
366 |
III, 2 |
Cisy baissa les yeux, prouvant par son embarras qu’il avait dû jouer un rôle pitoyable à l’occasion de ce portrait. Quant à Frédéric, le modèle ne pouvait être que sa maîtresse. Ce fut une de ces convictions qui se forment tout de suite, et les figures de l’assemblée la manifestaient clairement.
« Comme il me mentait ! » se dit Mme Arnoux.
« C’est donc pour cela qu’il m’a quittée ! » pensa Louise. |
366 |
III, 2 |
Frédéric s’imaginait que ces deux histoires pouvaient le compromettre ; et quand on fut dans le jardin, il en fit des reproches à Martinon.
L’amoureux de Mlle Cécile lui éclata de rire au nez.
— Eh ! pas du tout ! ça te servira ! Va de l’avant ! |
366 |
III, 2 |
Un second parallèle vint après, celui de Lamoricière et de Cavaignac, M. Dambreuse exaltant Cavaignac et Nonancourt Lamoricière. Personne de la compagnie, sauf Arnoux, n’avait pu les voir à l’œuvre.
Tous n’en formulèrent pas moins sur leurs opérations un jugement irrévocable. Frédéric s’était récusé, confessant qu’il n’avait pas pris les armes. Le diplomate et M. Dambreuse lui firent un signe de tête approbatif. En effet, avoir combattu l’émeute, c’était avoir défendu la République. Le résultat, bien que favorable, la consolidait ; et, maintenant qu’on était débarrassé des vaincus, on souhaitait l’être des vainqueurs. |
368 |
III, 2 |
— Tournez-vous donc, pour qu’elle vous voie !
— Qui cela ?
— Mais la fille de M. Roque !
Et elle le plaisanta sur l’amour de cette jeune provinciale. Il s’en défendait, en tâchant de rire.
— Est-ce croyable ! je vous le demande ! Une laideron pareille ! |
369 |
III, 2 |
Cependant, il éprouvait un plaisir de vanité immense. Il se rappelait l’autre soirée, celle dont il était sorti, le cœur plein d’humiliations ; et il respirait largement ; il se sentait dans son vrai milieu, presque dans son domaine, comme si tout cela, y compris l’hôtel Dambreuse, lui avait appartenu. Les dames formaient un demi-cercle en l’écoutant ; et, afin de briller, il se prononça pour le rétablissement du divorce, qui devait être facile jusqu’à pouvoir se quitter et se reprendre indéfiniment, tant qu’on voudrait. Elles se récrièrent ; d’autres chuchotaient ; il y avait de petits éclats de voix dans l’ombre, au pied du mur couvert d’aristoloches. C’était comme un caquetage de poules en gaieté ; et il développait sa théorie, avec cet aplomb que la conscience du succès procure. |
369 |
III, 2 |
Alors, Frédéric se vengea du vicomte en lui faisant accroire qu’on allait peut-être le poursuivre comme légitimiste. L’autre objectait qu’il n’avait pas bougé de sa chambre ; son adversaire accumula les chances mauvaises ; MM. Dambreuse et de Grémonville eux-mêmes s’amusaient. Puis ils complimentèrent Frédéric, tout en regrettant qu’il n’employât pas ses facultés à la défense de l’ordre ; et leur poignée de main fut cordiale ; il pouvait désormais compter sur eux. |
370 |
III, 2 |
Le père Roque, pour continuer sa discussion avec Arnoux, lui proposa de le reconduire « ainsi que madame », leur route étant la même. Louise et Frédéric marchaient devant. Elle avait saisi son bras ; et, quand elle fut un peu loin des autres :
— Ah ! enfin ! enfin ! Ai-je assez souffert toute la soirée ! Comme ces femmes sont méchantes ! Quels airs de hauteur !
Il voulut les défendre. |
370 |
III, 2 |
— D’abord, tu pouvais bien me parler en entrant, depuis un an que tu n’es venu !
— Il n’y a pas un an, dit Frédéric, heureux de la reprendre sur ce détail pour esquiver les autres.
— Soit ! Le temps m’a paru long, voilà tout ! Mais, pendant cet abominable dîner, c’était à croire que tu avais honte de moi ! Ah ! je comprends, je n’ai pas ce qu’il faut pour plaire, comme elles.
— Tu te trompes, dit Frédéric.
— Vraiment ! Jure-moi que tu n’en aimes aucune ?
Il jura.
— Et c’est moi seule que tu aimes ?
— Parbleu ! |
370 |
III, 2 |
Jamais Frédéric n’avait été plus loin du mariage. D’ailleurs, Mlle Roque lui semblait une petite personne assez ridicule. Quelle différence avec une femme comme Mme Dambreuse ! Un bien autre avenir lui était réservé ! Il en avait la certitude aujourd’hui ; aussi n’était-ce pas le moment de s’engager, par un coup de cœur, dans une détermination de cette importance. Il fallait maintenant être positif ; et puis il avait revu Mme Arnoux. Cependant la franchise de Louise l’embarrassait. Il répliqua :
— As-tu bien réfléchi à cette démarche ? |
371 |
III, 2 |
— Comment ! s’écria-t-elle, glacée de surprise et d’indignation.
Il dit que se marier actuellement serait une folie.
— Ainsi tu ne veux pas de moi ?
— Mais tu ne me comprends pas !
Et il se lança dans un verbiage très embrouillé, pour lui faire entendre qu’il était retenu par des considérations majeures, qu’il avait des affaires à n’en plus finir, que même sa fortune était compromise (Louise tranchait tout, d’un mot net), enfin que les circonstances politiques s’y opposaient. Donc, le plus raisonnable était de patienter quelque temps. Les choses s’arrangeraient, sans doute ; du moins, il l’espérait ; et, comme il ne trouvait plus de raisons, il feignit de se rappeler brusquement qu’il aurait dû être depuis deux heures chez Dussardier.
Puis, ayant salué les autres, il s’enfonça dans la rue Hauteville, fit le tour du Gymnase, revint sur le boulevard, et monta en courant les quatre étages de Rosanette. |
371 |
III, 2 |
Trois jours après, Deslauriers reparut avec une feuille d’écriture destinée aux journaux et qui était une lettre familière, où M. Dambreuse approuvait la candidature de leur ami. Soutenue par un conservateur et prônée par un rouge, elle devait réussir. Comment le capitaliste signait-il une pareille élucubration ? L’avocat, sans le moindre embarras, de lui-même, avait été la montrer à Mme Dambreuse, qui, la trouvant fort bien, s’était chargée du reste.
Cette démarche surprit Frédéric. Il l’approuva cependant ; puis, comme Deslauriers s’aboucherait avec M. Roque, il lui conta sa position vis-à-vis de Louise.
— Dis-leur tout ce que tu voudras, que mes affaires sont troubles ; je les arrangerai ; elle est assez jeune pour attendre ! |
392-393 |
III, 4 |
Deslauriers partit ; et Frédéric se considéra comme un homme très fort. Il éprouvait, d’ailleurs, un assouvissement, une satisfaction profonde. Sa joie de posséder une femme riche n’était gâtée par aucun contraste ; le sentiment s’harmonisait avec le milieu. Sa vie, maintenant, avait des douceurs partout.
La plus exquise, peut-être, était de contempler Mme Dambreuse, entre plusieurs personnes, dans son salon. La convenance de ses manières le faisait rêver à d’autres attitudes ; pendant qu’elle causait d’un ton froid, il se rappelait ses mots d’amour balbutiés ; tous les respects pour sa vertu le délectaient comme un hommage retournant vers lui ; et il avait parfois des envies de s’écrier : « Mais je la connais mieux que vous ! Elle est à moi ! » |
393 |
III, 4 |
Leur liaison ne tarda pas à être une chose convenue, acceptée. Mme Dambreuse, durant tout l’hiver, traîna Frédéric dans le monde.
Il arrivait presque toujours avant elle ; et il la voyait entrer, les bras nus, l’éventail à la main, des perles dans les cheveux. Elle s’arrêtait sur le seuil, le linteau de la porte l’entourait comme un cadre, et elle avait un léger mouvement d’indécision, en clignant les paupières, pour découvrir s’il était là. Elle le ramenait dans sa voiture ; la pluie fouettait les vasistas ; les passants, tels que des ombres, s’agitaient dans la boue ; et, serrés l’un contre l’autre, ils apercevaient tout cela, confusément, avec un dédain tranquille. Sous des prétextes différents, il restait encore une bonne heure dans sa chambre. |
393 |
III, 4 |
Elle lui envoyait des fleurs ; elle lui fit une chaise en tapisserie ; elle lui donna un porte-cigares, une écritoire, mille petites choses d’un usage quotidien, pour qu’il n’eût pas une action indépendante de son souvenir. Ces prévenances le charmèrent d’abord, et bientôt lui parurent toutes simples. |
393 |
III, 4 |
La chance les enhardit. Leurs rendez-vous se multiplièrent. Un soir même, elle se présenta tout à coup en grande toilette de bal. Ces surprises pouvaient être dangereuses ; il la blâma de son imprudence ; elle lui déplut, du reste. Son corsage ouvert découvrait trop sa poitrine maigre. |
394 |
III, 4 |
Il reconnut alors ce qu’il s’était caché, la désillusion de ses sens. Il n’en feignait pas moins de grandes ardeurs ; mais pour les ressentir, il lui fallait évoquer l’image de Rosanette ou de Mme Arnoux.
Cette atrophie sentimentale lui laissait la tête entièrement libre, et plus que jamais il ambitionnait une haute position dans le monde. Puisqu’il avait un marchepied pareil, c’était bien le moins qu’il s’en servît. |
394 |
III, 4 |
Vers le milieu de janvier, un matin, Sénécal entra dans son cabinet ; et à son exclamation d’étonnement, répondit qu’il était secrétaire de Deslauriers. Il lui apportait même une lettre. Elle contenait de bonnes nouvelles, et le blâmait cependant de sa négligence ; il fallait venir là-bas.
Le futur député dit qu’il se mettrait en route le surlendemain.
Sénécal n’exprima pas d’opinion sur cette candidature. |
394 |
III, 4 |
Sénécal se déclara pour l’Autorité ; et Frédéric aperçut dans ses discours l’exagération de ses propres paroles à Deslauriers. Le républicain tonna même contre l’insuffisance des masses. |
394 |
III, 4 |
Mais M. Dambreuse était malade. Frédéric le voyait tous les jours, sa qualité d’intime le faisait admettre près de lui. |
395 |
III, 4 |
La toux sèche disparut, la respiration devint plus calme ; et, huit jours après, il dit en avalant un bouillon :
— Ah ! ça va mieux ! Mais j’ai manqué faire le grand voyage !
— Pas sans moi ! s’écria Mme Dambreuse, notifiant par ce mot qu’elle n’aurait pu lui survivre.
Au lieu de répondre, il étala sur elle et sur son amant un singulier sourire, où il y avait à la fois de la résignation, de l’indulgence, de l’ironie, et même comme une pointe, un sous-entendu presque gai. |
395 |
III, 4 |
Frédéric voulut partir pour Nogent, Mme Dambreuse s’y opposa ; et il défaisait et refaisait tour à tour ses paquets, selon les alternatives de la maladie. |
395 |
III, 4 |
La lumière des lampes, masquée par des meubles, éclairait la chambre inégalement. Frédéric et Mme Dambreuse, au pied de la couche, observaient le moribond. Dans l’embrasure d’une croisée, le prêtre et le médecin causaient à demi-voix ; la bonne sœur, à genoux, marmottait des prières. |
396 |
III, 4 |
Un quart d’heure après, Frédéric monta dans sa chambre.
On y sentait une odeur indéfinissable, émanation des choses délicates qui l’emplissaient. Au milieu du lit, une robe noire s’étalait, tranchant sur le couvre-pied rose.
Mme Dambreuse était au coin de la cheminée, debout. Sans lui supposer de violents regrets, il la croyait un peu triste ; et, d’une voix dolente :
— Tu souffres ?
— Moi ? Non, pas du tout. |
396 |
III, 4 |
Et, avec un grand soupir :
— Ah ! sainte Vierge ! quel débarras !
Frédéric fut étonné de l’exclamation. Il reprit en lui baisant la main :
— On était libre, pourtant !
Cette allusion à l’aisance de leurs amours parut blesser Mme Dambreuse. |
396 |
III, 4 |
Mais, peu de temps après, il avait fait un testament où il lui donnait toute sa fortune ; et elle l’évaluait, autant qu’il était possible de le savoir maintenant, à plus de trois millions.
Frédéric ouvrit de grands yeux.
— Ça en valait la peine, n’est-ce pas ? J’y ai contribué, du reste ! C’était mon bien que je défendais ; Cécile m’aurait dépouillée, injustement.
— Pourquoi n’est-elle pas venue voir son père ? dit Frédéric. |
397 |
III, 4 |
Il échappe des fautes, même aux plus sages. Mme Dambreuse venait d’en faire une, par ce débordement de haine. Frédéric, en face d’elle, dans une bergère, réfléchissait, scandalisé.
Elle se leva, se mit doucement sur ses genoux.
— Toi seul es bon ! Il n’y a que toi que j’aime !
En le regardant, son cœur s’amollit, une réaction nerveuse lui amena des larmes aux paupières, et elle murmura :
— Veux-tu m’épouser ?
Il crut d’abord n’avoir pas compris. Cette richesse l’étourdissait. Elle répéta plus haut :
— Veux-tu m’épouser ?
Enfin, il dit en souriant :
— Tu en doutes ? |
397 |
III, 4 |
Puis une pudeur le prit et, pour faire au défunt une sorte de réparation, il s’offrit à le veiller lui-même. Mais comme il avait honte de ce pieux sentiment, il ajouta d’un ton dégagé :
— Ce serait peut-être plus convenable.
— Oui, peut-être bien, dit-elle, à cause des domestiques ! |
397-398 |
III, 4 |
Frédéric fit ainsi la récapitulation de sa fortune ; et elle allait, pourtant, lui appartenir ! Il songea d’abord à « ce qu’on dirait », à un cadeau pour sa mère, à ses futurs attelages, à un vieux cocher de sa famille dont il voulait faire le concierge. La livrée ne serait plus la même, naturellement. Il prendrait le grand salon comme cabinet de travail. Rien n’empêchait, en abattant trois murs, d’avoir, au second étage, une galerie de tableaux. Il y avait moyen, peut-être, d’organiser en bas une salle de bains turcs. Quant au bureau de M. Dambreuse, pièce déplaisante, à quoi pouvait-elle servir ? |
398 |
III, 4 |
Le prêtre qui venait à se moucher, ou la bonne sœur arrangeant le feu, interrompait brutalement ces imaginations. Mais la réalité les confirmait ; le cadavre était toujours là. Ses paupières s’étaient rouvertes ; et les pupilles, bien que noyées dans des ténèbres visqueuses, avaient une expression énigmatique, intolérable. Frédéric croyait y voir comme un jugement porté sur lui, et il sentait presque un remords, car il n’avait jamais eu à se plaindre de cet homme, qui, au contraire… « Allons donc ! un vieux misérable ! » ; et il le considérait de plus près, pour se raffermir, en lui criant mentalement
« Eh bien, quoi ? Est-ce que je t’ai tué ? » |
398-399 |
III, 4 |
Frédéric se mit en courses. Il se transporta premièrement à la mairie pour faire la déclaration ; puis, quand le médecin des morts eut donné un certificat, il revint à la mairie dire quel cimetière la famille choisissait, et pour s’entendre avec le bureau des pompes funèbres.
L’employé exhiba un dessin et un programme, l’un indiquant les diverses classes d’enterrement, l’autre le détail complet du décor. Voulait-on un char avec galerie ou un char avec panaches, des tresses aux chevaux, des aigrettes aux valets, des initiales ou un blason, des lampes funèbres, un homme pour porter les honneurs, et combien de voitures ? Frédéric fut large ; Mme Dambreuse tenait à ne rien ménager. |
399 |
III, 4 |
Puis il se rendit à l’église.
Le vicaire des convois commença par blâmer l’exploitation des pompes funèbres ; ainsi l’officier pour les pièces d’honneur était vraiment inutile ; beaucoup de cierges valait mieux ! On convint d’une messe basse relevée de musique. Frédéric signa ce qui était convenu, avec obligation solidaire de payer tous les frais.
Il alla ensuite à l’Hôtel de Ville pour l’achat du terrain. Une concession de deux mètres en longueur sur un de largeur coûtait cinq cents francs. Était-ce une concession mi-séculaire ou perpétuelle ?
— Oh ! perpétuelle ! dit Frédéric. |
399 |
III, 4 |
Il prenait la chose au sérieux, se donnait du mal. Dans la cour de l’hôtel, un marbrier l’attendait pour lui montrer des devis et plans de tombeaux grecs, égyptiens, mauresques ; mais l’architecte de la maison en avait déjà conféré avec Madame ; et, sur la table, dans le vestibule, il y avait toute sorte de prospectus relatifs au nettoyage des matelas, à la désinfection des chambres, à divers procédés d’embaumement.
Après son dîner, il retourna chez le tailleur pour le deuil des domestiques ; et il dut faire une dernière course, car il avait commandé des gants de castor, et c’étaient des gants de filoselle qui convenaient. |
399-400 |
III, 4 |
Frédéric, pour se distraire, écouta le Dies iræ ; il considérait les assistants, tâchait de voir les peintures trop élevées qui représentent la vie de Madeleine. Heureusement, Pellerin vint se mettre près de lui, et commença tout de suite, à propos de fresques, une longue dissertation. La cloche tinta. On sortit de l’église. |
401 |
III, 4 |
La fosse de M. Dambreuse était dans le voisinage de Manuel et de Benjamin Constant. Le terrain dévale, en cet endroit, par une pente abrupte. On a sous les pieds des sommets d’arbres verts ; plus loin, des cheminées de pompes à feu, puis toute la grande ville.
Frédéric put admirer le paysage pendant qu’on prononçait les discours. |
402 |
III, 4 |
— Ce qu’il y a ? Je suis ruinée, ruinée ! entends-tu ?
M. Adolphe Langlois, le notaire, l’avait fait venir en son étude, et lui avait communiqué un testament écrit par son mari, avant leur mariage. Il léguait tout à Cécile ; et l’autre testament était perdu. Frédéric devint très pâle. Sans doute elle avait mal cherché ?
— Mais regarde donc ! dit Mme Dambreuse, en lui montrant l’appartement. |
403 |
III, 4 |
Et elle retomba sur une chaise, anéantie. Une mère en deuil n’est pas plus lamentable près d’un berceau vide que ne l’était Mme Dambreuse devant les coffres-forts béants. Enfin, sa douleur, malgré la bassesse du motif, semblait tellement profonde, qu’il tâcha de la consoler, en lui disant qu’après tout, elle n’était pas réduite à la misère.
— C’est la misère, puisque je ne peux pas t’offrir une grande fortune !
Elle n’avait plus que trente mille livres de rente, sans compter l’hôtel qui en valait de dix-huit à vingt, peut-être.
Bien que ce fût de l’opulence pour Frédéric, il n’en ressentait pas moins une déception. Adieu ses rêves, et toute la grande vie qu’il aurait menée ! L’honneur le forçait à épouser Mme Dambreuse. Il réfléchit une minute ; puis, d’un air tendre :
— J’aurai toujours ta personne ! |
404 |
III, 4 |
Elle se jeta dans ses bras ; et il la serra contre sa poitrine, avec un attendrissement où il y avait un peu d’admiration pour lui-même. Mme Dambreuse, dont les larmes ne coulaient plus, releva sa figure, toute rayonnante de bonheur, et, lui prenant la main :
— Ah ! je n’ai jamais douté de toi ! J’y comptais !
Cette certitude anticipée de ce qu’il regardait comme une belle action déplut au jeune homme. |
404 |
III, 4 |
Puis elle l’emmena dans sa chambre, et ils firent des projets. Frédéric devait songer maintenant à se pousser. Elle lui donna même sur sa candidature d’admirables conseils.
Le premier point était de savoir deux ou trois phrases d’économie politique. Il fallait prendre une spécialité, comme les haras, par exemple, écrire plusieurs mémoires sur une question d’intérêt local, avoir toujours à sa disposition des bureaux de poste ou de tabac, rendre une foule de petits services. |
404 |
III, 4 |
Elle approuva son idée d’un voyage immédiat à Nogent. Leurs adieux furent tendres ; puis, sur le seuil, elle murmura encore une fois :
— Tu m’aimes, n’est-ce pas ?
— Éternellement ! répondit-il. |
405 |
III, 4 |
Rosanette se mit à sourire ineffablement ; et, comme submergée sous les flots d’amour qui l’étouffaient, elle dit d’une voix basse :
— Un garçon, là, là ! en désignant près de son lit une barcelonnette.
Il écarta les rideaux, et aperçut, au milieu des linges, quelque chose d’un rouge jaunâtre, extrêmement ridé, qui sentait mauvais et vagissait.
— Embrasse-le !
Il répondit, pour cacher sa répugnance :
— Mais j’ai peur de lui faire mal ?
— Non ! non !
Alors, il baisa, du bout des lèvres, son enfant.
— Comme il te ressemble !
Et, de ses deux bras faibles, elle se suspendit à son cou, avec une effusion de sentiment qu’il n’avait jamais vue.
Le souvenir de Mme Dambreuse lui revint. Il se reprocha comme une monstruosité de trahir ce pauvre être, qui aimait et souffrait dans toute la franchise de sa nature. Pendant plusieurs jours, il lui tint compagnie jusqu’au soir. |
405 |
III, 4 |
Il allait enfin partir pour Nogent, quand il reçut une lettre de Deslauriers.
Deux candidats nouveaux se présentaient, l’un conservateur, l’autre rouge ; un troisième, quel qu’il fût, n’avait pas de chances. C’était la faute de Frédéric ; il avait laissé passer le bon moment, il aurait dû venir plus tôt, se remuer. « On ne t’a même pas vu aux comices agricoles ! » L’avocat le blâmait de n’avoir aucune attache dans les journaux. « Ah ! si tu avais suivi autrefois mes conseils ! Si nous avions une feuille publique à nous ! » Il insistait là-dessus. Du reste, beaucoup de personnes qui auraient voté en sa faveur, par considération pour M. Dambreuse, l’abandonneraient maintenant. Deslauriers était de ceux-là. N’ayant plus rien à attendre du capitaliste, il lâchait son protégé. |
406 |
III, 4 |
Frédéric porta sa lettre à Mme Dambreuse.
— Tu n’as donc pas été à Nogent ? dit-elle.
— Pourquoi ?
— C’est que j’ai vu Deslauriers il y a trois jours.
Sachant la mort de son mari, l’avocat était venu rapporter des notes sur les houilles et lui offrir ses services comme homme d’affaires. Cela parut étrange à Frédéric ; et que faisait son ami, là-bas ? |
406 |
III, 4 |
Mme Dambreuse voulut savoir l’emploi de son temps depuis leur séparation.
— J’ai été malade, répondit-il.
— Tu aurais dû me prévenir, au moins.
— Oh ! cela n’en valait pas la peine.
D’ailleurs, il avait eu une foule de dérangements, des rendez-vous, des visites. |
406 |
III, 4 |
Il mena dès lors une existence double, couchant religieusement chez la Maréchale et passant l’après-midi chez Mme Dambreuse, si bien qu’il lui restait à peine, au milieu de la journée, une heure de liberté. |
407 |
III, 4 |
Puis ses yeux retombaient sur son fils. Il se le figurait jeune homme, il en ferait son compagnon ; mais ce serait peut-être un sot, un malheureux à coup sûr. L’illégalité de sa naissance l’opprimerait toujours ; mieux aurait valu pour lui ne pas naître, et Frédéric murmurait : « Pauvre enfant ! » le cœur gonflé d’une incompréhensible tristesse. |
407 |
III, 4 |
Souvent, ils manquaient le dernier départ. Alors, Mme Dambreuse le grondait de son inexactitude. Il lui faisait une histoire.
Il fallait en inventer aussi pour Rosanette. Elle ne comprenait pas à quoi il employait toutes ses soirées ; et, quand on envoyait chez lui, il n’y était jamais ! Un jour, comme il s’y trouvait, elles apparurent presque à la fois. Il fit sortir la Maréchale et cacha Mme Dambreuse, en disant que sa mère allait arriver. |
407-408 |
III, 4 |
Bientôt ces mensonges le divertirent ; il répétait à l’une le serment qu’il venait de faire à l’autre, leur envoyait deux bouquets semblables, leur écrivait en même temps, puis établissait entre elles des comparaisons ; il y en avait une troisième toujours présente à sa pensée. L’impossibilité de l’avoir le justifiait de ses perfidies, qui avivaient le plaisir, en y mettant de l’alternance ; et plus il avait trompé n’importe laquelle des deux, plus elle l’aimait, comme si leurs amours se fussent échauffés réciproquement et que, dans une sorte d’émulation, chacune eût voulu lui faire oublier l’autre. |
408 |
III, 4 |
— Admire ma confiance ! lui dit un jour Mme Dambreuse, en dépliant un papier où on la prévenait que M. Moreau vivait conjugalement avec une certaine Rose Bron.
— Est-ce la demoiselle des courses, par hasard ?
— Quelle absurdité ! reprit-il. Laisse-moi voir.
La lettre, écrite en caractères romains, n’était pas signée. Mme Dambreuse, au début, avait toléré cette maîtresse qui couvrait leur adultère. Mais, sa passion devenant plus forte, elle avait exigé une rupture, chose faite depuis longtemps, selon Frédéric ; et, quand il eut fini ses protestations, elle répliqua, tout en clignant ses paupières où brillait un regard pareil à la pointe d’un stylet sous de la mousseline :
— Eh bien, et l’autre ?
— Quelle autre ?
— La femme du faïencier !
Il leva les épaules dédaigneusement. Elle n’insista pas. |
408 |
III, 4 |
Mais, un mois plus tard, comme ils parlaient d’honneur et de loyauté, et qu’il vantait la sienne (d’une manière incidente, par précaution), elle lui dit :
— C’est vrai, tu es honnête, tu n’y retournes plus.
Frédéric, qui pensait à la Maréchale, balbutia :
— Où donc ?
— Chez Mme Arnoux.
Il la supplia de lui avouer d’où elle tenait ce renseignement. C’était par sa couturière en second, Mme Regimbart.
Ainsi, elle connaissait sa vie, et lui ne savait rien de la sienne ! |
408 |
III, 4 |
Cependant, il avait découvert dans son cabinet de toilette la miniature d’un monsieur à longues moustaches : était-ce le même sur lequel on lui avait conté autrefois une vague histoire de suicide ? Mais, il n’existait aucun moyen d’en savoir davantage ! À quoi bon, du reste ? Les cœurs des femmes sont comme ces petits meubles à secret, pleins de tiroirs emboîtés les uns dans les autres ; on se donne du mal, on se casse les ongles, et on trouve au fond quelque fleur desséchée, des brins de poussière ou le vide ! Et puis il craignait peut-être d’en trop apprendre. |
408-409 |
III, 4 |
Elle lui faisait refuser les invitations où elle ne pouvait se rendre avec lui, le tenait à ses côtés, avait peur de le perdre ; et, malgré cette union chaque jour plus grande, tout à coup des abîmes se découvraient entre eux, à propos de choses insignifiantes, l’appréciation d’une personne, d’une œuvre d’art. |
409 |
III, 4 |
Par esprit de domination, elle voulut que Frédéric l’accompagnât le dimanche à l’église. Il obéit, et porta le livre. |
409 |
III, 4 |
Depuis l’insuccès électoral de Frédéric, elle ambitionnait pour eux deux une légation en Allemagne ; aussi la première chose à faire était de se soumettre aux idées régnantes. |
409 |
III, 4 |
car il fallait « relever le principe d’autorité » ; qu’elle s’exerçât au nom de n’importe qui, qu’elle vînt de n’importe où, pourvu que ce fût la Force, l’Autorité ! Les conservateurs parlaient maintenant comme Sénécal. Frédéric ne comprenait plus ; et il retrouvait chez son ancienne maîtresse les mêmes propos, débités par les mêmes hommes !
Les salons des filles (c’est de ce temps-là que date leur importance) étaient un terrain neutre, où les réactionnaires de bords différents se rencontraient. |
410 |
III, 4 |
Il venait, en outre, d’anciens amants de la Maréchale, tels que le baron de Comaing, le comte de Jumillac et quelques autres ; la liberté de leurs allures blessait Frédéric.
Afin de se poser comme le maître, il augmenta le train de la maison. Alors, on prit un groom, on changea de logement, et on eut un mobilier nouveau. Ces dépenses étaient utiles pour faire paraître son mariage moins disproportionné à sa fortune. Aussi diminuait-elle effroyablement ; et Rosanette ne comprenait rien à tout cela ! |
410 |
III, 4 |
Elle mentait à son rôle enfin, car elle devenait sérieuse, et même, avant de se coucher, montrait toujours un peu de mélancolie, comme il y a des cyprès à la porte d’un cabaret.
Il en découvrit la cause : elle rêvait mariage, elle aussi ! Frédéric en fut exaspéré. D’ailleurs, il se rappelait son apparition chez Mme Arnoux, et puis il lui gardait rancune pour sa longue résistance. |
410 |
III, 4 |
Il n’en cherchait pas moins quels avaient été ses amants. Elle les niait tous. Une sorte de jalousie l’envahit. Il s’irrita des cadeaux qu’elle avait reçus, qu’elle recevait ; et, à mesure que le fond même de sa personne l’agaçait davantage, un goût des sens âpre et bestial l’entraînait vers elle, illusions d’une minute qui se résolvaient en haine.
Ses paroles, sa voix, son sourire, tout vint à lui déplaire, ses regards surtout, cet œil de femme éternellement limpide et inepte. Il s’en trouvait tellement excédé quelquefois, qu’il l’aurait vue mourir sans émotion. Mais comment se fâcher ? Elle était d’une douceur désespérante. |
411 |
III, 4 |
Deslauriers reparut, et expliqua son séjour à Nogent en disant qu’il y marchandait une étude d’avoué. Frédéric fut heureux de le revoir ; c’était quelqu’un ! Il le mit en tiers dans la compagnie.
L’avocat dînait chez eux de temps à autre, et, quand il s’élevait de petites contestations, se déclarait toujours pour Rosanette, si bien qu’une fois Frédéric lui dit :
— Eh ! couche avec elle si ça t’amuse ! tant il souhaitait un hasard qui l’en débarrassât. |
411 |
III, 4 |
Elle courut chez Arnoux. Il habitait le faubourg Saint-Germain, et le portier ignorait la rue. Elle se transporta chez plusieurs amis, ne trouva personne, et rentra désespérée. Elle ne voulait rien dire à Frédéric, tremblant que cette nouvelle histoire ne fît du tort à son mariage. |
411 |
III, 4 |
— Allons, messieurs, écrivez ! Dans la seconde pièce, nous disons : une table de chêne, avec ses deux rallonges, deux buffets…
Frédéric l’arrêta, demandant s’il n’y avait pas quelque moyen d’empêcher la saisie.
— Oh ! parfaitement ! Qui a payé les meubles ?
— Moi.
— Eh bien, formulez une revendication ; c’est toujours du temps que vous aurez devant vous.
Maître Gautherot acheva vivement ses écritures, et, dans le procès-verbal, assigna en référé Mlle Bron, puis se retira.
Frédéric ne fit pas un reproche. Il contemplait, sur le tapis, les traces de boue laissées par les chaussures des praticiens ; et, se parlant à lui-même :
— Il va falloir chercher de l’argent ! |
412 |
III, 4 |
Elle revint une heure après. Les titres étaient vendus à un autre ! Le commis lui avait répondu en examinant son papier, la promesse écrite par Arnoux :
— Cet acte ne vous constitue nullement propriétaire. La Compagnie ne connaît pas cela.
Bref, il l’avait congédiée, elle en suffoquait ; et Frédéric devait se rendre à l’instant même chez Arnoux, pour éclaircir la chose.
Mais Arnoux croirait, peut-être, qu’il venait pour recouvrer indirectement les quinze mille francs de son hypothèque perdue ; et puis cette réclamation à un homme qui avait été l’amant de sa maîtresse lui semblait une turpitude. Choisissant un moyen terme, il alla prendre à l’hôtel Dambreuse l’adresse de Mme Regimbart, envoya chez elle un commissionnaire, et connut ainsi le café que hantait maintenant le Citoyen. |
412-413 |
III, 4 |
Frédéric lui demanda s’il voyait quelquefois Arnoux.
— Non !
— Tiens, pourquoi ?
— Un imbécile !
La politique, peut-être, les séparait, et Frédéric crut bien faire de s’informer de Compain.
— Quelle brute ! dit Regimbart.
— Comment cela ?
— Sa tête de veau !
— Ah ! apprenez-moi ce que c’est que la tête de veau !
Regimbart eut un sourire de pitié.
— Des bêtises ! |
413 |
III, 4 |
Arnoux, à son comptoir, sommeillait la tête basse. Il était prodigieusement vieilli, avait même autour des tempes une couronne de boutons roses, et le reflet des croix d’or frappées par le soleil tombait dessus.
Frédéric, devant cette décadence, fut pris de tristesse. Par dévouement pour la Maréchale, il se résigna cependant, et il s’avançait ; au fond de la boutique, Mme Arnoux parut ; alors, il tourna les talons.
— Je ne l’ai pas trouvé, dit-il en rentrant.
Et il eut beau reprendre qu’il allait écrire, tout de suite, à son notaire du Havre pour avoir de l’argent, Rosanette s’emporta. On n’avait jamais vu un homme si faible, si mollasse ; pendant qu’elle endurait mille privations, les autres se gobergeaient. |
414 |
III, 4 |
Frédéric songeait à la pauvre Mme Arnoux, se figurant la médiocrité navrante de son intérieur. Il s’était mis au secrétaire ; et, comme la voix aigre de Rosanette continuait :
— Ah ! au nom du ciel, tais-toi !
— Vas-tu les défendre, par hasard ?
— Eh bien, oui ! s’écria-t-il, car d’où vient cet acharnement ?
— Mais toi, pourquoi ne veux-tu pas qu’ils payent ? C’est dans la peur d’affliger ton ancienne, avoue-le !
Il eut envie de l’assommer avec la pendule ; les paroles lui manquèrent. Il se tut. |
414-415 |
III, 4 |
— Est-ce qu’on ne va pas, dans trois jours, vendre les meubles de votre maîtresse ?
— Qui vous a dit cela ?
— Elle-même, la Vatnaz ! Mais j’ai peur de vous offenser…
— Impossible, cher ami !
— Ah ! c’est vrai, vous êtes si bon !
Et il lui tendit, d’une main discrète, un petit portefeuille de basane.
C’était quatre mille francs, toutes ses économies.
— Comment ! Ah ! non ! — non !…
— Je savais bien que je vous blesserais, répliqua Dussardier, avec une larme au bord des yeux.
Frédéric lui serra la main ; et le brave garçon reprit d’une voix dolente : « Acceptez-les ! Faites-moi ce plaisir-là ! Je suis tellement désespéré ! Est-ce que tout n’est pas fini, d’ailleurs ? J’avais cru, quand la révolution est arrivée, qu’on serait heureux. Vous rappelez-vous comme c’était beau ! comme on respirait bien ! Mais nous voilà retombés pire que jamais. |
417 |
III, 4 |
Tout le monde est contre nous ! Moi, je n’ai jamais fait de mal ; et, pourtant, c’est comme un poids qui me pèse sur l’estomac. J’en deviendrai fou, si ça continue. J’ai envie de me faire tuer. Je vous dis que je n’ai pas besoin de mon argent ! Vous me le rendrez, parbleu ! je vous le prête.
Frédéric, que la nécessité contraignait, finit par prendre ses quatre mille francs. Ainsi, du côté de la Vatnaz, ils n’avaient plus d’inquiétude. |
418 |
III, 4 |
Il se gênait si peu dans la maison, que, plusieurs fois, il amena Sénécal y dîner. Ce sans-façon déplut à Frédéric, qui lui avançait de l’argent, le faisait même habiller par son tailleur ; et l’avocat donnait ses vieilles redingotes au socialiste, dont les moyens d’existence étaient inconnus. |
418 |
III, 4 |
Ses négociations pour l’achat d’une étude étaient un prétexte. Il passait son temps chez M. Roque, où il avait commencé non seulement par faire l’éloge de leur ami, mais par l’imiter d’allures et de langage autant que possible ; ce qui lui avait obtenu la confiance de Louise, tandis qu’il gagnait celle de son père en se déchaînant contre Ledru-Rollin.
Si Frédéric ne revenait pas, c’est qu’il fréquentait le grand monde ; et peu à peu Deslauriers leur apprit qu’il aimait quelqu’un, qu’il avait un enfant, qu’il entretenait une créature. |
418-419 |
III, 4 |
Aux questions qu’on lui faisait sur Frédéric, elle répondait d’un air narquois :
— Il va bien, très bien.
Elle savait son mariage avec Mme Dambreuse.
L’époque en était fixée ; et même il cherchait comment faire avaler la chose à Rosanette. |
419 |
III, 4 |
Vers le milieu de l’automne, elle gagna son procès relatif aux actions de kaolin. Frédéric l’apprit en rencontrant à sa porte Sénécal qui sortait de l’audience.
On avait reconnu M. Arnoux complice de toutes les fraudes ; et l’ex-répétiteur avait un tel air de s’en réjouir, que Frédéric l’empêcha d’aller plus loin, en assurant qu’il se chargeait de sa commission près de Rosanette. Il entra chez elle la figure irritée.
— Eh bien, te voilà contente ! |
419 |
III, 4 |
— Eh bien, te voilà contente !
Mais, sans remarquer ces paroles :
— Regarde donc !
Et elle lui montra son enfant couché dans un berceau, près du feu. Elle l’avait trouvé si mal le matin chez sa nourrice, qu’elle l’avait ramené à Paris. |
419 |
III, 4 |
— Qu’a dit le médecin ?
— Ah ! le médecin ! Il prétend que le voyage a augmenté son… je ne sais plus, un nom en ite… enfin qu’il a le muguet. Connais-tu cela ?
Frédéric n’hésita pas à répondre : « Certainement », ajoutant que ce n’était rien.
Mais dans la soirée, il fut effrayé par l’aspect débile de l’enfant et le progrès de ces taches blanchâtres, pareilles à de la moisissure, comme si la vie, abandonnant déjà ce pauvre petit corps, n’eût laissé qu’une matière où la végétation poussait. |
419 |
III, 4 |
Frédéric, en regardant tout cela, croyait presque rêver. Son cœur se serrait d’angoisse. Il lui semblait que cette mort n’était qu’un commencement, et qu’il y avait par derrière un malheur plus considérable près de survenir. |
420 |
III, 4 |
— C’est vrai. Eh bien, Arnoux, hier au soir, devait trouver douze mille francs, sinon, il était perdu.
— Oh ! c’est peut-être exagéré, dit Frédéric.
— Pas le moins du monde ! Ça m’avait l’air grave, très grave ! |
421 |
III, 4 |
Pellerin fit signe qu’il se taisait à cause d’elle. Mais Frédéric, sans y prendre garde :
— Cependant, je ne peux pas croire…
— Je vous répète que je l’ai rencontré hier, dit l’artiste, à sept heures du soir, rue Jacob. Il avait même son passeport, par précaution ; et il parlait de s’embarquer au Havre, lui et toute sa smala.
— Comment ! Avec sa femme ?
— Sans doute ! Il est trop bon père de famille pour vivre tout seul.
— Et vous en êtes sûr ?…
— Parbleu ! Où voulez-vous qu’il ait trouvé douze mille francs ?
Frédéric fit deux ou trois tours dans la chambre. Il haletait, se mordait les lèvres, puis saisit son chapeau.
— Où vas-tu donc ? dit Rosanette.
Il ne répondit pas, et disparut. |
422 |
III, 4 |
Il fallait douze mille francs, ou bien il ne reverrait plus Mme Arnoux ; et, jusqu’à présent, un espoir invincible lui était resté. Est-ce qu’elle ne faisait pas comme la substance de son cœur, le fond même de sa vie ? Il fut pendant quelques minutes à chanceler sur le trottoir, se rongeant d’angoisses, heureux néanmoins de n’être plus chez l’autre. |
423 |
III, 5 |
Où avoir de l’argent ? Frédéric savait par lui-même combien il est difficile d’en obtenir tout de suite, à n’importe quel prix. Une seule personne pouvait l’aider, Mme Dambreuse. Elle gardait toujours dans son secrétaire plusieurs billets de banque. Il alla chez elle ; et, d’un ton hardi :
— As-tu douze mille francs à me prêter ?
— Pourquoi ?
C’était le secret d’un autre. Elle voulait le connaître. |
423 |
III, 5 |
Il ne céda pas. Tous deux s’obstinaient. Enfin, elle déclara ne rien donner, avant de savoir dans quel but. Frédéric devint très rouge. Un de ses camarades avait commis un vol. La somme devait être restituée aujourd’hui même.
— Tu l’appelles ? Son nom ? Voyons, son nom ?
— Dussardier !
Et il se jeta à ses genoux, en la suppliant de n’en rien dire.
— Quelle idée as-tu de moi ? reprit Mme Dambreuse. On croirait que tu es le coupable. Finis donc tes airs tragiques ! Tiens, les voilà ! et grand bien lui fasse ! |
423 |
III, 5 |
Il courut chez Arnoux. Le marchand n’était pas dans sa boutique. Mais il logeait toujours rue Paradis, car il possédait deux domiciles.
Rue Paradis, le portier jura que M. Arnoux était absent depuis la veille ; quant à Madame, il n’osait rien dire ; et Frédéric, ayant monté l’escalier comme une flèche, colla son oreille contre la serrure. Enfin, on ouvrit. Madame était partie avec Monsieur. La bonne ignorait quand ils reviendraient ; ses gages étaient payés ; elle-même s’en allait.
Tout à coup un craquement de porte se fit entendre.
— Mais il y a quelqu’un ?
— Oh ! non, monsieur ! C’est le vent.
Alors, il se retira. N’importe, une disparition si prompte avait quelque chose d’inexplicable. |
423-424 |
III, 5 |
Là-dessus, réclamations de Mignot, lanternements d’Arnoux ; enfin, le patriote l’avait menacé d’une plainte en escroquerie, s’il ne restituait ses titres ou la somme équivalente : cinquante mille francs.
Frédéric eut l’air désespéré.
— Ce n’est pas tout, dit le Citoyen. Mignot, qui est un brave homme, s’est rabattu sur le quart. Nouvelles promesses de l’autre, nouvelles farces naturellement. Bref, avant-hier matin, Mignot l’a sommé d’avoir à lui rendre, dans les vingt-quatre heures, sans préjudice du reste, douze mille francs.
— Mais je les ai ! dit Frédéric.
Le Citoyen se retourna lentement :
— Blagueur !
— Pardon ! ils sont dans ma poche. Je les apportais.
— Comme vous y allez, vous ! Nom d’un petit bonhomme ! |
424-425 |
III, 5 |
Du reste, il n’est plus temps ; la plainte est déposée, et Arnoux parti.
— Seul ?
— Non ! avec sa femme. On les a rencontrés à la gare du Havre.
Frédéric pâlit extraordinairement. Mme Regimbart crut qu’il allait s’évanouir. Il se contint, et même il eut la force d’adresser deux ou trois questions sur l’aventure. Regimbart s’en attristait, tout cela en somme nuisant à la Démocratie. Arnoux avait toujours été sans conduite et sans ordre.
— Une vraie tête de linotte ! Il brûlait la chandelle par les deux bouts ! Le cotillon l’a perdu ! Ce n’est pas lui que je plains, mais sa pauvre femme !
Car le Citoyen admirait les femmes vertueuses, et faisait grand cas de Mme Arnoux.
— Elle a dû joliment souffrir !
Frédéric lui sut gré de cette sympathie ; et, comme s’il en avait reçu un service, il serra sa main avec effusion. |
425 |
III, 5 |
— As-tu fait toutes les courses nécessaires ? dit Rosanette en le revoyant.
Il n’en avait pas eu le courage, répondit-il, et avait marché au hasard, dans les rues, pour s’étourdir.
À huit heures, ils passèrent dans la salle à manger ; mais ils restèrent silencieux l’un devant l’autre, poussaient par intervalles un long soupir et renvoyaient leur assiette. Frédéric but de l’eau-de-vie. Il se sentait tout délabré, écrasé, anéanti, n’ayant plus conscience de rien que d’une extrême fatigue. |
426 |
III, 5 |
Frédéric, immobile dans l’autre fauteuil, pensait à Mme Arnoux.
Elle était en chemin de fer, sans doute, le visage au carreau d’un wagon, et regardant la campagne s’enfuir derrière elle du côté de Paris, ou bien sur le pont d’un bateau à vapeur, comme la première fois qu’il l’avait rencontrée ; mais celui-là s’en allait indéfiniment vers des pays d’où elle ne sortirait plus. Puis il la voyait dans une chambre d’auberge, avec des malles par terre, un papier de tenture en lambeaux, la porte qui tremblait au vent. Et après ? que deviendrait-elle ? Institutrice, dame de compagnie, femme de chambre, peut-être ? Elle était livrée à tous les hasards de la misère. |
426 |
III, 5 |
Cette ignorance de son sort le torturait. Il aurait dû s’opposer à sa fuite ou partir derrière elle. N’était-il pas son véritable époux ? Et, en songeant qu’il ne la retrouverait jamais, que c’était bien fini, qu’elle était irrévocablement perdue, il sentait comme un déchirement de tout son être ; ses larmes accumulées depuis le matin débordèrent.
Rosanette s’en aperçut.
— Ah ! tu pleures comme moi ! Tu as du chagrin ?
— Oui ! oui ! j’en ai !…
Il la serra contre son cœur, et tous deux sanglotaient en se tenant embrassés. |
427 |
III, 5 |
Frédéric, le lendemain, rapporta les douze mille francs.
Elle le pria de les garder, en cas de besoin, pour son ami, et elle l’interrogea beaucoup sur ce monsieur. Qui donc l’avait poussé à un tel abus de confiance ? Une femme, sans doute ! Les femmes vous entraînent à tous les crimes.
Ce ton de persiflage décontenança Frédéric. Il éprouvait un grand remords de sa calomnie. Ce qui le rassurait, c’est que Mme Dambreuse ne pouvait connaître la vérité. |
427-428 |
III, 5 |
Elle y mit de l’entêtement, cependant ; car, le surlendemain, elle s’informa encore de son petit camarade, puis d’un autre, de Deslauriers.
— Est-ce un homme sûr et intelligent ?
Frédéric le vanta.
— Priez-le de passer à la maison un de ces matins ; je désirerais le consulter pour une affaire. |
427 |
III, 5 |
Elle avait trouvé un rouleau de paperasses contenant des billets d’Arnoux parfaitement protestés, et sur lesquels Mme Arnoux avait mis sa signature.
C’était pour ceux-là que Frédéric était venu une fois chez M. Dambreuse pendant son déjeuner ; et, bien que le capitaliste n’eût pas voulu en poursuivre le recouvrement, il avait fait prononcer par le Tribunal de commerce, non seulement la condamnation d’Arnoux, mais celle de sa femme, qui l’ignorait, son mari n’ayant pas jugé convenable de l’en avertir.
C’était une arme, cela ! Mme Dambreuse n’en doutait pas. Mais son notaire lui conseillerait peut-être l’abstention ; elle eût préféré quelqu’un d’obscur ; et elle s’était rappelé ce grand diable, à mine impudente, qui lui avait offert ses services.
Frédéric fit naïvement sa commission. |
427-428 |
III, 5 |
Vers la fin du mois de novembre, Frédéric, en passant dans la rue de Mme Arnoux, leva les yeux vers ses fenêtres, et aperçut contre la porte une affiche, où il y avait en grosses lettres :
« Vente d’un riche mobilier, consistant en batterie de cuisine, linge de corps et de table, chemises, dentelles, jupons, pantalons, cachemires français et de l’Inde, piano d’Érard, deux bahuts de chêne Renaissance, miroirs de Venise, poteries de Chine et du Japon. »
« C’est leur mobilier ! » se dit Frédéric ; et le portier confirma ses soupçons.
Quant à la personne qui faisait vendre, il l’ignorait. Mais le commissaire-priseur, Me Berthelmot, donnerait peut-être des éclaircissements.
L’officier ministériel ne voulut point, tout d’abord, dire quel créancier poursuivait la vente. Frédéric insista. C’était un sieur Sénécal, agent d’affaires ; |
428 |
III, 5 |
et Me Berthelmot poussa même la complaisance jusqu’à prêter son journal des Petites-Affiches. Frédéric, en arrivant chez Rosanette, le jeta sur la table tout ouvert.
— Lis donc !
— Eh bien, quoi ? dit-elle, avec une figure tellement placide qu’il en fut révolté.
— Ah ! garde ton innocence !
— Je ne comprends pas.
— C’est toi qui fais vendre Mme Arnoux ?
Elle relut l’annonce.
— Où est son nom ?
— Eh ! c’est son mobilier ! Tu le sais mieux que moi !
— Qu’est-ce que ça me fait ? dit Rosanette en haussant les épaules. |
429 |
III, 5 |
— Ce que ça te fait ? Mais tu te venges, voilà tout ! C’est la suite de tes persécutions ! Est-ce que tu ne l’as pas outragée jusqu’à venir chez elle ! Toi, une fille de rien. La femme la plus sainte, la plus charmante et la meilleure ! Pourquoi t’acharnes-tu à la ruiner ?
— Tu te trompes, je t’assure !
— Allons donc ! Comme si tu n’avais pas mis Sénécal en avant !
— Quelle bêtise !
Alors, une fureur l’emporta.
— Tu mens ! tu mens, misérable ! Tu es jalouse d’elle ! Tu possèdes une condamnation contre son mari ! Sénécal s’est déjà mêlé de tes affaires ! Il déteste Arnoux, vos deux haines s’entendent. J’ai vu sa joie quand tu as gagné ton procès pour le kaolin. Le nieras-tu, celui-là ?
— Je te donne ma parole… |
429 |
III, 5 |
— Oh ! je la connais, ta parole !
Et Frédéric lui rappela ses amants par leurs noms, avec des détails circonstanciés. Rosanette, toute pâlissante, se reculait.
— Cela t’étonne ! Tu me croyais aveugle parce que je fermais les yeux. J’en ai assez, aujourd’hui ! On ne meurt pas pour les trahisons d’une femme de ton espèce. Quand elles deviennent trop monstrueuses, on s’en écarte ; ce serait se dégrader que de les punir !
Elle se tordait les bras.
— Mon Dieu, qu’est-ce donc qui l’a changé ?
— Pas d’autres que toi-même ! |
429 |
III, 5 |
— Et tout cela, pour Mme Arnoux !… s’écria Rosanette en pleurant.
Il reprit froidement :
— Je n’ai jamais aimé qu’elle !
À cette insulte, ses larmes s’arrêtèrent.
— Ça prouve ton bon goût ! Une personne d’un âge mûr, le teint couleur de réglisse, la taille épaisse, des yeux grands comme des soupiraux de cave, et vides comme eux ! Puisque ça te plaît, va la rejoindre !
— C’est ce que j’attendais ! Merci !
Rosanette demeura immobile, stupéfiée par ces façons extraordinaires. Elle laissa même la porte se refermer ; puis, d’un bond, elle le rattrapa dans l’antichambre, et, l’entourant de ses bras :
— Mais tu es fou ! tu es fou ! c’est absurde ! je t’aime !
Elle le suppliait :
— Mon Dieu, au nom de notre petit enfant !
— Avoue que c’est toi qui as fait le coup ! dit Frédéric.
Elle protesta encore de son innocence.
— Tu ne veux pas avouer ?
— Non !
— Eh bien, adieu ! et pour toujours !
— Écoute-moi !
Frédéric se retourna.
— Si tu me connaissais mieux, tu saurais que ma décision est irrévocable !
— Oh ! oh ! tu me reviendras !
— Jamais de la vie !
Et il fit claquer la porte violemment. |
430 |
III, 5 |
Cependant, Frédéric ne pouvait cacher sa tristesse. Mme Dambreuse, pour l’en distraire sans doute, redoublait d’attentions. Toutes les après-midi, elle le promenait dans sa voiture ; et, une fois qu’ils passaient sur la place de la Bourse, elle eut l’idée d’entrer dans l’hôtel des commissaires-priseurs, par amusement. |
431 |
III, 5 |
C’était le 1er décembre, jour même où devait se faire la vente de Mme Arnoux. Il se rappela la date, et manifesta sa répugnance, en déclarant ce lieu intolérable, à cause de la foule et du bruit. Elle désirait y jeter un coup d’œil seulement. Le coupé s’arrêta. Il fallait bien la suivre. |
431 |
III, 5 |
Frédéric objecta les inconvénients d’aller plus loin.
— Ah ! bah !
Et ils montèrent l’escalier.
Dans la première salle, à droite, des messieurs, un catalogue à la main, examinaient des tableaux ; dans une autre, on vendait une collection d’armes chinoises ; Mme Dambreuse voulut descendre. Elle regardait les numéros au-dessus des portes, et elle le mena jusqu’à l’extrémité du corridor, vers une pièce encombrée de monde.
Il reconnut immédiatement les deux étagères de l’Art industriel, sa table à ouvrage, tous ses meubles ! |
431 |
III, 5 |
Quand Frédéric entra, les jupons, les fichus, les mouchoirs, et jusqu’aux chemises étaient passés de main en main, retournés ; quelquefois, on les jetait de loin, et des blancheurs traversaient l’air tout à coup. Ensuite, on vendit ses robes, puis un de ses chapeaux dont la plume cassée retombait, puis ses fourrures, puis trois paires de bottines ; et le partage de ces reliques, où il retrouvait confusément les formes de ses membres, lui semblait une atrocité, comme s’il avait vu des corbeaux déchiquetant son cadavre. L’atmosphère de la salle, toute chargée d’haleines, l’écœurait. Mme Dambreuse lui offrit son flacon ; elle se divertissait beaucoup, disait-elle.
On exhiba les meubles de la chambre à coucher. |
432 |
III, 5 |
Ainsi disparurent, les uns après les autres, le grand tapis bleu semé de camélias que ses pieds mignons frôlaient en venant vers lui, la petite bergère de tapisserie où il s’asseyait toujours en face d’elle quand ils étaient seuls ; les deux écrans de la cheminée, dont l’ivoire était rendu plus doux par le contact de ses mains ; une pelote de velours, encore hérissée d’épingles. C’était comme des parties de son cœur qui s’en allaient avec ces choses ; et la monotonie des mêmes voix, des mêmes gestes l’engourdissait de fatigue, lui causait une torpeur funèbre, une dissolution. |
432 |
III, 5 |
Un craquement de soie se fit à son oreille ; Rosanette le touchait.
Elle avait eu connaissance de cette vente par Frédéric lui-même. Son chagrin passé, l’idée d’en tirer profit lui était venue. Elle arrivait pour la voir, en gilet de satin blanc à boutons de perles, avec une robe à falbalas, étroitement gantée, l’air vainqueur.
Il pâlit de colère. Elle regarda la femme qui l’accompagnait.
Mme Dambreuse l’avait reconnue ; et, pendant une minute, elles se considérèrent de haut en bas, scrupuleusement, afin de découvrir le défaut, la tare, l’une enviant peut-être la jeunesse de l’autre, et celle-ci dépitée par l’extrême bon ton, la simplicité aristocratique de sa rivale.
Enfin, Mme Dambreuse détourna la tête, avec un sourire d’une insolence inexprimable. |
432-433 |
III, 5 |
On posa devant les brocanteurs un petit coffret avec des médaillons, des angles et des fermoirs d’argent, le même qu’il avait vu au premier dîner dans la rue de Choiseul, qui ensuite avait été chez Rosanette, était revenu chez Mme Arnoux ; souvent, pendant leurs conversations, ses yeux le rencontraient ; il était lié à ses souvenirs les plus chers, et son âme se fondait d’attendrissement, quand Mme Dambreuse dit tout à coup :
— Tiens ! je vais l’acheter.
— Mais ce n’est pas curieux, reprit-il.
Elle le trouvait, au contraire, fort joli ; et le crieur en prônait la délicatesse :
— Un bijou de la Renaissance ! Huit cents francs, messieurs ! En argent presque tout entier ! Avec un peu de blanc d’Espagne, ça brillera ! |
433 |
III, 5 |
Et, comme elle se poussait dans la foule :
— Quelle singulière idée ! dit Frédéric.
— Cela vous fâche ?
— Non ! Mais que peut-on faire de ce bibelot ?
— Qui sait ? y mettre des lettres d’amour, peut-être ?
Elle eut un regard qui rendait l’allusion fort claire.
— Raison de plus pour ne pas dépouiller les morts de leurs secrets.
— Je ne la croyais pas si morte.
Elle ajouta distinctement :
— Huit cent quatre-vingts francs !
— Ce que vous faites n’est pas bien, murmura Frédéric.
Elle riait.
— Mais, chère amie, c’est la première grâce que je vous demande.
— Mais vous ne serez pas un mari aimable, savez-vous ? |
433 |
III, 5 |
Quelqu’un venait de lancer une surenchère ; elle leva la main :
— Neuf cents francs !
— Neuf cents francs ! répéta Me Berthelmot.
— Neuf cent dix… — quinze… vingt… trente ! glapissait le crieur, tout en parcourant du regard l’assistance, avec des hochements de tête saccadés.
— Prouvez-moi que ma femme est raisonnable, dit Frédéric.
Il l’entraîna doucement vers la porte.
Le commissaire-priseur continuait.
— Allons, allons, messieurs, neuf cent trente ! Y a-t-il marchand à neuf cent trente ?
Mme Dambreuse, qui était arrivée sur le seuil, s’arrêta ; et, d’une voix haute :
— Mille francs !
Il y eut un frisson dans le public, un silence.
— Mille francs, messieurs, mille francs ! Personne ne dit rien ? bien vu ? mille francs ! — Adjugé !
Le marteau d’ivoire s’abattit. |
433-434 |
III, 5 |
Elle fit passer sa carte, on lui envoya le coffret.
Elle le plongea dans son manchon.
Frédéric sentit un grand froid lui traverser le cœur.
Mme Dambreuse n’avait pas quitté son bras ; et elle n’osa le regarder en face jusque dans la rue, où l’attendait sa voiture.
Elle s’y jeta comme un voleur qui s’échappe, et, quand elle fut assise, se retourna vers Frédéric. Il avait son chapeau à la main.
— Vous ne montez pas ?
— Non, madame !
Et, la saluant froidement, il ferma la portière, puis fit signe au cocher de partir.
Il éprouva d’abord un sentiment de joie et d’indépendance reconquise. Il était fier d’avoir vengé Mme Arnoux en lui sacrifiant une fortune ; puis il fut étonné de son action, et une courbature infinie l’accabla. |
434 |
III, 5 |
Le lendemain matin, son domestique lui apprit les nouvelles. L’état de siège était décrété, l’Assemblée dissoute, et une partie des représentants du peuple à Mazas. Les affaires publiques le laissèrent indifférent, tant il était préoccupé des siennes.
Il écrivit à des fournisseurs pour décommander plusieurs emplettes relatives à son mariage, qui lui apparaissait maintenant comme une spéculation un peu ignoble ; et il exécrait Mme Dambreuse parce qu’il avait manqué, à cause d’elle, commettre une bassesse. |
434 |
III, 5 |
Il en oubliait la Maréchale, ne s’inquiétait même pas de Mme Arnoux, ne songeant qu’à lui, à lui seul, perdu dans les décombres de ses rêves, malade, plein de douleur et de découragement ; et, en haine du milieu factice où il avait tant souffert, il souhaita la fraîcheur de l’herbe, le repos de la province, une vie somnolente passée à l’ombre du toit natal avec des cœurs ingénus. Le mercredi soir enfin, il sortit. |
434-435 |
III, 5 |
Des groupes nombreux stationnaient sur le boulevard. De temps à autre, une patrouille les dissipait ; ils se reformaient derrière elle. On parlait librement, on vociférait contre la troupe des plaisanteries et des injures, sans rien de plus.
— Comment ! est-ce qu’on ne va pas se battre ? dit Frédéric à un ouvrier.
L’homme en blouse lui répondit :
— Pas si bêtes de nous faire tuer pour les bourgeois ! Qu’ils s’arrangent !
Et un monsieur grommela, tout en regardant de travers le faubourien :
— Canailles de socialistes ! Si on pouvait, cette fois, les exterminer ?
Frédéric ne comprenait rien à tant de rancune et de sottise. Son dégoût de Paris en augmenta ; et, le surlendemain, il partit pour Nogent par le premier convoi. |
435 |
III, 5 |
Le souvenir de Louise lui revint.
« — Elle m’aimait, celle-là ! J’ai eu tort de ne pas saisir ce bonheur… Bah ! n’y pensons plus ! »
Puis, cinq minutes après :
« Qui sait, cependant ?… plus tard, pourquoi pas ? »
Sa rêverie, comme ses yeux, s’enfonçait dans de vagues horizons.
« Elle était naïve, une paysanne, presque une sauvage, mais si bonne ! »
À mesure qu’il avançait vers Nogent, elle se rapprochait de lui. Quand on traversa les prairies de Sourdun, il l’aperçut sous les peupliers comme autrefois, coupant des joncs au bord des flaques d’eau ; on arrivait ; il descendit. |
435 |
III, 5 |
Puis il s’accouda sur le pont, pour revoir l’île et le jardin où ils s’étaient promenés un jour de soleil ; et l’étourdissement du voyage et du grand air, la faiblesse qu’il gardait de ses émotions récentes, lui causant une sorte d’exaltation, il se dit :
« Elle est peut-être sortie ; si j’allais la rencontrer ! »
La cloche de Saint-Laurent tintait ; et il y avait sur la place, devant l’église, un rassemblement de pauvres, avec une calèche, la seule du pays (celle qui servait pour les noces), quand, sous le portail, tout à coup, dans un flot de bourgeois en cravate blanche, deux nouveaux mariés parurent.
Il se crut halluciné. Mais non ! C’était bien elle, Louise ! couverte d’un voile blanc qui tombait de ses cheveux rouges à ses talons ; et c’était bien lui, Deslauriers ! portant un habit bleu brodé d’argent, un costume de préfet. Pourquoi donc ?
Frédéric se cacha dans l’angle d’une maison, pour laisser passer le cortège.
Honteux, vaincu, écrasé, il retourna vers le chemin de fer, et s’en revint à Paris. |
435-436 |
III, 5 |
Entre les charges de cavalerie, des escouades de sergents de ville survenaient, pour faire refluer le monde dans les rues.
Mais, sur les marches de Tortoni, un homme, Dussardier, remarquable de loin à sa haute taille, restait sans plus bouger qu’une cariatide.
Un des agents qui marchait en tête, le tricorne sur les yeux, le menaça de son épée.
L’autre alors, s’avançant d’un pas, se mit à crier :
— Vive la République !
Il tomba sur le dos, les bras en croix.
Un hurlement d’horreur s’éleva de la foule. L’agent fit un cercle autour de lui avec son regard ; et Frédéric, béant, reconnut Sénécal. |
436 |
III, 5 |
Il voyagea.
Il connut la mélancolie des paquebots, les froids réveils sous la tente, l’étourdissement des paysages et des ruines, l’amertume des sympathies interrompues.
Il revint.
Il fréquenta le monde, et il eut d’autres amours, encore. Mais le souvenir continuel du premier les lui rendait insipides ; et puis la véhémence du désir, la fleur même de la sensation était perdue. Ses ambitions d’esprit avaient également diminué. Des années passèrent ; et il supportait le désœuvrement de son intelligence et l’inertie de son cœur. |
437 |
III, 6 |
Vers la fin de mars 1867, à la nuit tombante, comme il était seul dans son cabinet, une femme entra.
— Madame Arnoux !
— Frédéric !
Elle le saisit par les mains, l’attira doucement vers la fenêtre, et elle le considérait tout en répétant :
— C’est lui ! C’est donc lui !
Dans la pénombre du crépuscule, il n’apercevait que ses yeux sous la voilette de dentelle noire qui masquait sa figure.
Quand elle eut déposé au bord de la cheminée un petit portefeuille de velours grenat, elle s’assit. Tous deux restèrent sans pouvoir parler, se souriant l’un à l’autre.
Enfin, il lui adressa quantité de questions sur elle et son mari. |
437 |
III, 6 |
— Mais je vous revois ! Je suis heureuse !
Il ne manqua pas de lui dire qu’à la nouvelle de leur catastrophe, il était accouru chez eux.
— Je le savais !
— Comment ?
Elle l’avait aperçu dans la cour, et s’était cachée.
— Pourquoi ?
Alors, d’une voix tremblante, et avec de longs intervalles entre ses mots :
— J’avais peur ! Oui… peur de vous… de moi !
Cette révélation lui donna comme un saisissement de volupté. Son cœur battait à grands coups. |
438 |
III, 6 |
Elle reprit :
— Excusez-moi de n’être pas venue plus tôt.
Et désignant le petit portefeuille grenat couvert de palmes d’or :
— Je l’ai brodé à votre intention, tout exprès. Il contient cette somme, dont les terrains de Belleville devaient répondre.
Frédéric la remercia du cadeau, tout en la blâmant de s’être dérangée. |
438 |
III, 6 |
— Non ! Ce n’est pas pour cela que je suis venue ! Je tenais à cette visite, puis je m’en retournerai… là-bas.
Et elle lui parla de l’endroit qu’elle habitait.
C’était une maison basse, à un seul étage, avec un jardin rempli de buis énormes et une double avenue de châtaigniers montant jusqu’au haut de la colline, d’où l’on découvre la mer.
— Je vais m’asseoir là, sur un banc, que j’ai appelé le banc Frédéric. |
438 |
III, 6 |
Puis elle se mit à regarder les meubles, les bibelots, les cadres, avidement, pour les emporter dans sa mémoire. Le portrait de la Maréchale était à demi caché par un rideau. Mais les ors et les blancs, qui se détachaient au milieu des ténèbres, l’attirèrent.
— Je connais cette femme, il me semble ?
— Impossible ! dit Frédéric. C’est une vieille peinture italienne. |
438 |
III, 6 |
Elle avoua qu’elle désirait faire un tour à son bras, dans les rues.
Ils sortirent.
La lueur des boutiques éclairait, par intervalles, son profil pâle ; puis l’ombre l’enveloppait de nouveau ; et, au milieu des voitures, de la foule et du bruit, ils allaient sans se distraire d’eux-mêmes, sans rien entendre, comme ceux qui marchent ensemble dans la campagne, sur un lit de feuilles mortes.
Ils se racontèrent leurs anciens jours, les dîners du temps de l’Art industriel, les manies d’Arnoux, sa façon de tirer les pointes de son faux col, d’écraser du cosmétique sur ses moustaches, d’autres choses plus intimes et plus profondes. Quel ravissement il avait eu la première fois, en l’entendant chanter ! Comme elle était belle, le jour de sa fête, à Saint-Cloud ! Il lui rappela le petit jardin d’Auteuil, des soirs au théâtre, une rencontre sur le boulevard, d’anciens domestiques, sa négresse. |
438-439 |
III, 6 |
Elle s’étonnait de sa mémoire. Cependant, elle lui dit :
— Quelquefois, vos paroles me reviennent comme un écho lointain, comme le son d’une cloche apporté par le vent ; et il me semble que vous êtes là, quand je lis des passages d’amour dans les livres.
— Tout ce qu’on y blâme d’exagéré, vous me l’avez fait ressentir, dit Frédéric. Je comprends Werther que ne dégoûtent pas les tartines de Charlotte.
— Pauvre cher ami !
Elle soupira ; et, après un long silence :
— N’importe, nous nous serons bien aimés.
— Sans nous appartenir, pourtant !
— Cela vaut peut-être mieux, reprit-elle.
— Non ! non ! Quel bonheur nous aurions eu !
— Oh ! je le crois, avec un amour comme le vôtre !
Et il devait être bien fort pour durer après une séparation si longue !
Frédéric lui demanda comment elle l’avait découvert.
— C’est un soir que vous m’avez baisé le poignet entre le gant et la manchette. Je me suis dit : « Mais il m’aime… il m’aime. » J’avais peur de m’en assurer, cependant. Votre réserve était si charmante, que j’en jouissais comme d’un hommage involontaire et continu.
Il ne regretta rien. Ses souffrances d’autrefois étaient payées. |
439 |
III, 6 |
Quand ils rentrèrent, Mme Arnoux ôta son chapeau. La lampe, posée sur une console, éclaira ses cheveux blancs. Ce fut comme un heurt en pleine poitrine.
Pour lui cacher cette déception, il se posa par terre à ses genoux, et, prenant ses mains, se mit à lui dire des tendresses.
— Votre personne, vos moindres mouvements me semblaient avoir dans le monde une importante extra-humaine. Mon cœur, comme de la poussière, se soulevait derrière vos pas. Vous me faisiez l’effet d’un clair de lune par une nuit d’été, quand tout est parfums, ombres douces, blancheurs, infini ; et les délices de la chair et de l’âme étaient contenues pour moi dans votre nom que je me répétais, en tâchant de le baiser sur mes lèvres. Je n’imaginais rien au delà. C’était Mme Arnoux telle que vous étiez, avec ses deux enfants, tendre, sérieuse, belle à éblouir, et si bonne ! Cette image-là effaçait toutes les autres. Est-ce que j’y pensais, seulement ! puisque j’avais toujours au fond de moi-même la musique de votre voix et la splendeur de vos yeux ! |
439-440 |
III, 6 |
Elle acceptait avec ravissement ces adorations pour la femme qu’elle n’était plus. Frédéric, se grisant par ses paroles, arrivait à croire ce qu’il disait. Mme Arnoux, le dos tourné à la lumière, se penchait vers lui. Il sentait sur son front la caresse de son haleine, à travers ses vêtements le contact indécis de tout son corps. Leurs mains se serrèrent ; la pointe de sa bottine s’avançait un peu sous sa robe, et il lui dit, presque défaillant :
— La vue de votre pied me trouble. |
440 |
III, 6 |
Un mouvement de pudeur la fit se lever. Puis, immobile, et avec l’intonation singulière des somnambules :
— À mon âge ! lui ! Frédéric !… Aucune n’a jamais été aimée comme moi ! Non, non ! à quoi sert d’être jeune ? Je m’en moque bien ! je les méprise, toutes celles qui viennent ici !
— Oh ! il n’en vient guère ! reprit-il complaisamment.
Son visage s’épanouit, et elle voulut savoir s’il se marierait.
Il jura que non.
— Bien sûr ? pourquoi ?
— À cause de vous, dit Frédéric en la serrant dans ses bras.
Elle y restait, la taille en arrière, la bouche entr’ouverte, les yeux levés. Tout à coup, elle le repoussa avec un air de désespoir ; et, comme il la suppliait de lui répondre, elle dit en baissant la tête :
— J’aurais voulu vous rendre heureux. |
440 |
III, 6 |
Frédéric soupçonna Mme Arnoux d’être venue pour s’offrir ; et il était repris par une convoitise plus forte que jamais, furieuse, enragée. Cependant, il sentait quelque chose d’inexprimable, une répulsion, et comme l’effroi d’un inceste. Une autre crainte l’arrêta, celle d’en avoir dégoût plus tard. D’ailleurs, quel embarras ce serait ! et tout à la fois par prudence et pour ne pas dégrader son idéal, il tourna sur ses talons et se mit à faire une cigarette.
Elle le contemplait, tout émerveillée.
— Comme vous êtes délicat ! Il n’y a que vous ! Il n’y a que vous ! |
440 |
III, 6 |
Onze heures sonnèrent.
— Déjà ! dit-elle ; au quart, je m’en irai.
Elle se rassit ; mais elle observait la pendule, et il continuait à marcher en fumant. Tous les deux ne trouvaient plus rien à se dire. Il y a un moment, dans les séparations, où la personne aimée n’est déjà plus avec nous.
Enfin, l’aiguille ayant dépassé les vingt-cinq minutes, elle prit son chapeau par les brides, lentement.
— Adieu, mon ami, mon cher ami ! Je ne vous reverrai jamais ! C’était ma dernière démarche de femme. Mon âme ne vous quittera pas. Que toutes les bénédictions du ciel soient sur vous !
Et elle le baisa au front comme une mère.
Mais elle parut chercher quelque chose, et lui demanda des ciseaux.
Elle défit son peigne ; tous ses cheveux blancs tombèrent.
Elle s’en coupa, brutalement, à la racine, une longue mèche.
— Gardez-les ! adieu !
Quand elle fut sortie, Frédéric ouvrit sa fenêtre, Mme Arnoux, sur le trottoir, fit signe d’avancer à un fiacre qui passait. Elle monta dedans. La voiture disparut.
Et ce fut tout. |
441 |
III, 6 |
Vers le commencement de cet hiver, Frédéric et Deslauriers causaient au coin du feu, réconciliés encore une fois, par la fatalité de leur nature qui les faisait toujours se rejoindre et s’aimer.
L’un expliqua sommairement sa brouille avec Mme Dambreuse, laquelle s’était remariée à un Anglais.
L’autre, sans dire comment il avait épousé Mlle Roque, conta que sa femme, un beau jour, s’était enfuie avec un chanteur. |
442 |
III, 7 |
Quant à Frédéric, ayant mangé les deux tiers de sa fortune, il vivait en petit bourgeois.
Puis, ils s’informèrent mutuellement de leurs amis |
442 |
III, 7 |
— À propos, l’autre jour, dans une boutique, j’ai rencontré cette bonne Maréchale, tenant par la main un petit garçon qu’elle a adopté. Elle est veuve d’un certain M. Oudry, et très grosse maintenant, énorme. Quelle décadence ! Elle qui avait autrefois la taille si mince.
Deslauriers ne cacha pas qu’il avait profité de son désespoir pour s’en assurer par lui-même.
— Comme tu me l’avais permis, du reste.
Cet aveu était une compensation au silence qu’il gardait touchant sa tentative près de Mme Arnoux. Frédéric l’eût pardonnée, puisqu’elle n’avait pas réussi.
Bien que vexé un peu de la découverte, il fit semblant d’en rire ; |
443 |
III, 7 |
— Eh bien, et Compain ?
Frédéric poussa un cri de joie, et pria l’ex-délégué du Gouvernement provisoire de lui apprendre le mystère de la tête de veau.
— C’est une importation anglaise. Pour parodier la cérémonie que les royalistes célébraient le 30 janvier, des indépendants fondèrent un banquet annuel où l’on mangeait des têtes de veau, et où l’on buvait du vin rouge dans des crânes de veau en portant des toasts à l’extermination des Stuarts. Après thermidor, des terroristes organisèrent une confrérie toute pareille, ce qui prouve que la bêtise est féconde. |
443 |
III, 7 |
Et ils résumèrent leur vie.
Ils l’avaient manquée tous les deux, celui qui avait rêvé l’amour, celui qui avait rêvé le pouvoir. Quelle en était la raison ?
— C’est peut-être le défaut de ligne droite, dit Frédéric.
— Pour toi, cela se peut. Moi, au contraire, j’ai péché par excès de rectitude, sans tenir compte de mille choses secondaires, plus fortes que tout. J’avais trop de logique, et toi de sentiment.
Puis, ils accusèrent le hasard, les circonstances, l’époque où ils étaient nés. |
443-444 |
III, 7 |
Frédéric reprit :
— Ce n’est pas là ce que nous croyions devenir autrefois, à Sens, quand tu voulais faire une histoire critique de la Philosophie, et moi, un grand roman moyen âge sur Nogent, dont j’avais trouvé le sujet dans Froissart : Comment messire Brokars de Fénestranges et l’évêque de Troyes assaillirent messire Eustache d’Ambrecicourt. Te rappelles-tu ?
Et, exhumant leur jeunesse, à chaque phrase, ils se disaient :
— Te rappelles-tu ? |
444 |
III, 7 |
Or, un dimanche, pendant qu’on était aux vêpres, Frédéric et Deslauriers, s’étant fait préalablement friser, cueillirent des fleurs dans le jardin de Mme Moreau, puis sortirent par la porte des champs, et, après un grand détour dans les vignes, revinrent par la Pêcherie et se glissèrent chez la Turque, en tenant toujours leurs gros bouquets.
Frédéric présenta le sien, comme un amoureux à sa fiancée. Mais la chaleur qu’il faisait, l’appréhension de l’inconnu, une espèce de remords, et jusqu’au plaisir de voir, d’un seul coup d’œil, tant de femmes à sa disposition, l’émurent tellement, qu’il devint très pâle et restait sans avancer, sans rien dire. Toutes riaient, joyeuses de son embarras ; croyant qu’on s’en moquait, il s’enfuit ; et, comme Frédéric avait l’argent, Deslauriers fut bien obligé de le suivre.
On les vit sortir. Cela fit une histoire qui n’était pas oubliée trois ans après.
Ils se la contèrent prolixement, chacun complétant les souvenirs de l’autre ; et, quand ils eurent fini :
— C’est là ce que nous avons eu de meilleur ! dit Frédéric.
— Oui, peut-être bien ? c’est là ce que nous avons eu de meilleur ! dit Deslauriers. |
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Nicole Sibireff – Oleg Hirschmann – Bernadette Goarant
Hisaki Sawasaki – Cécile Supiot
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