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L'Éducation sentimentale
Frédéric et Jacques Arnoux
     

Extraits de l’œuvre

Édition

Chapitre

    Il se déclama des vers mélancoliques ; il marchait sur le pont à pas rapides ; il s’avança jusqu’au bout, du côté de la cloche ; et, dans un cercle de passagers et de matelots, il vit un monsieur qui contait des galanteries à une paysanne, tout en lui maniant la croix d’or qu’elle portait sur la poitrine.

38

I, 1

     La présence de Frédéric ne le dérangea pas. Il se tourna vers lui plusieurs fois, en l’interpellant par des clins d’œil ; ensuite il offrit des cigares à tous ceux qui l’entouraient. Mais, ennuyé de cette compagnie, sans doute, il alla se mettre plus loin. Frédéric le suivit.
La conversation roula d’abord sur les différentes espèces de tabacs, puis, tout naturellement, sur les femmes. Le monsieur en bottes rouges donna des conseils au jeune homme ; il exposait des théories, narrait des anecdotes, se citait lui-même en exemple, débitant tout cela d’un ton paterne, avec une ingénuité de corruption divertissante.

38-39

I, 1

      Il était républicain ; il avait voyagé, il connaissait l’intérieur des théâtres, des restaurants, des journaux, et tous les artistes célèbres, qu’il appelait familièrement par leurs prénoms ; Frédéric lui confia bientôt ses projets ; il les encouragea.

39

I, 1

    Frédéric éprouvait un certain respect pour lui, et ne résista pas à l’envie de savoir son nom. L’inconnu répondit tout d’une haleine :
    — Jacques Arnoux propriétaire de l’Art industriel, boulevard Montmartre.

39

I, 1

  Arnoux, en lui montrant le chemin, l’engagea cordialement à descendre. Frédéric affirma qu’il venait de déjeuner ; il se mourait de faim, au contraire ; et il ne possédait plus un centime au fond de sa bourse.

42

I, 1

     Le temps pressait. Comment obtenir une invitation chez Arnoux ? Et il n’imagina rien de mieux que de lui faire remarquer la couleur de l’automne, en ajoutant :
    — Voilà bientôt l’hiver, la saison des bals et des dîners !
Mais Arnoux était tout occupé de ses bagages.

43

I, 1

    Quand Isidore l’eut rejoint, il se plaça sur le siège pour conduire. Sa défaillance était passée. Il était bien résolu à s’introduire, n’importe comment, chez les Arnoux, et à se lier avec eux. Leur maison devait être amusante, Arnoux lui plaisait d’ailleurs ; puis, qui sait ?

45

I, 1

     Frédéric n’eut pas grand’chose à narrer. Mais, au souvenir de Mme Arnoux, son chagrin s’évanouit. Il ne parla pas d’elle, retenu par une pudeur. Il s’étendit en revanche sur Arnoux, rapportant ses discours, ses manières, ses relations ; et Deslauriers l’engagea fortement à cultiver cette connaissance.

50

I, 2

     Frédéric faisait semblant d’examiner les dessins. Après des hésitations infinies, il entra.
    Un employé souleva la portière, et répondit que Monsieur ne serait pas « au magasin » avant cinq heures. Mais si la commission pouvait se transmettre…
    — Non ! je reviendrai, répliqua doucement Frédéric. 

56

I, 3

     Il était retourné à l’Art industriel.
    Il y retourna une troisième fois, et il vit enfin Arnoux qui se disputait au milieu de cinq à six personnes et répondit à peine à son salut ; Frédéric en fut blessé. Il n’en chercha pas moins comment parvenir jusqu’à elle.

58

I, 3

     Hussonnet apprit à son compagnon qu’il travaillait dans des journaux de modes et fabriquait des réclames pour l’Art industriel.
    — Chez Jacques Arnoux, dit Frédéric.
    — Vous le connaissez ?
    — Oui ! non !… C’est-à-dire je l’ai vu, je l’ai rencontré.
    Il demanda négligemment à Hussonnet s’il voyait quelquefois sa femme.
    — De temps à autre, reprit le bohème.
    Frédéric n’osa poursuivre ses questions ; cet homme venait de prendre une place démesurée dans sa vie ; il paya la note du déjeuner, sans qu’il y eût de la part de l’autre aucune protestation.

67

I, 4

    Pourquoi ne pas hasarder, tout de suite, le mot d’où son bonheur dépendait ? Il demanda au garçon de lettres s’il pouvait le présenter chez Arnoux.
    La chose était facile, et ils convinrent du jour suivant.
    Hussonnet manqua le rendez-vous ; il en manqua trois autres. Un samedi, vers quatre heures, il apparut. 

68

I, 4

    Enfin ils arrivèrent boulevard Montmartre. Frédéric traversa la boutique, monta l’escalier. Arnoux le reconnut dans la glace placée devant son bureau ; et, tout en continuant à écrire, lui tendit la main par-dessus l’épaule.

68

I, 4

   Les murailles disparaissaient sous des estampes et des tableaux, gravures précieuses ou esquisses de maîtres contemporains, ornées de dédicaces, qui témoignaient pour Jacques Arnoux de l’affection la plus sincère.
    — Cela va toujours bien ? fit-il en se tournant vers Frédéric.
    Et, sans attendre sa réponse, il demanda bas à Hussonnet :
    — Comment l’appelez-vous, votre ami ?
    Puis tout haut :
    — Prenez donc un cigare, sur le cartonnier, dans la boîte.

69

I, 4

     D’après ses manières avec Arnoux, on pouvait, selon Frédéric, la supposer sa maîtresse.
    — Ah ! bah ! il en a d’autres !
    Alors, le jeune homme, en détournant son visage qui rougissait de honte sous l’infamie de sa pensée, ajouta d’un air crâne :
    — Sa femme le lui rend, sans doute ?
    — Pas du tout ! elle est honnête !
    Frédéric eut un remords, et se montra plus assidu au journal.

73

I, 4

     Frédéric se montra plus cérémonieux pour Regimbart, jusqu’à lui offrir l’absinthe de temps à autre ; et quoiqu’il le jugeât stupide, souvent il demeurait dans sa compagnie pendant une grande heure, uniquement parce que c’était l’ami de Jacques Arnoux.

74

I, 4

    Frédéric le considérait à la fois comme millionnaire, comme dilettante, comme homme d’action. Bien des choses pourtant l’étonnaient, car le sieur Arnoux était malicieux dans son commerce.

74

I, 4

    Une fois, pour vexer un confrère qui inaugurait un autre journal de peinture par un grand festin, il pria Frédéric d’écrire sous ses yeux, un peu avant l’heure du rendez-vous, des billets où l’on désinvitait les convives.
    — Cela n’attaque pas l’honneur, vous comprenez ?
    Et le jeune homme n’osa lui refuser ce service.

75

I, 4

    Si j’avais cru qu’il y eût des femmes…
    — Oh ! pour celle-là c’est la mienne, reprit Arnoux. Elle montait me faire une petite visite en passant.
    — Comment ? dit Frédéric.
    — Mais oui ! elle s’en retourne chez elle, à la maison.
    Le charme des choses ambiantes se retira tout à coup. Ce qu’il y sentait confusément épandu venait de s’évanouir, ou plutôt n’y avait jamais été. Il éprouvait une surprise infinie et comme la douleur d’une trahison.
    Arnoux, en fouillant dans son tiroir, souriait. Se moquait-il de lui ? 

75

I, 4

    Regimbart lui demanda pourquoi on ne le voyait plus à l’Art industriel.
    — Que je crève si j’y retourne ! C’est une brute, un bourgeois, un misérable, un drôle !
    Ces injures flattaient la colère de Frédéric. Il en était blessé cependant, car il lui semblait qu’elles atteignaient un peu Mme Arnoux.

76

I, 4

    Cependant, si Arnoux trouvait ces deux toiles…
    — Mauvaises ! lâchez le mot ! Les connaissez-vous ? Est-ce votre métier ? Or, vous savez, mon petit, moi, je n’admets pas cela, les amateurs !
    — Eh ! ce ne sont pas mes affaires ! dit Frédéric.
    — Quel intérêt avez-vous donc à le défendre ? reprit froidement Pellerin.
    Le jeune homme balbutia :
    — Mais… parce que je suis son ami.
    — Embrassez-le de ma part ! bonsoir !
    Et le peintre sortit furieux, sans parler, bien entendu, de sa consommation.

76-77

I, 4

      Frédéric s’était convaincu lui-même, en défendant Arnoux. Dans l’échauffement de son éloquence, il fut pris de tendresse pour cet homme intelligent et bon, que ses amis calomniaient et qui maintenant travaillait tout seul, abandonné. Il ne résista pas au singulier besoin de le revoir immédiatement. Dix minutes après, il poussait la porte du magasin.

77

I, 4

    — Tiens ! qui vous ramène ?
    Cette question bien simple embarrassa Frédéric ; et, ne sachant que répondre, il demanda si l’on n’avait point trouvé par hasard son calepin, un petit calepin en cuir bleu.
    — Celui où vous mettez vos lettres de femmes ? dit Arnoux.
    Frédéric, en rougissant comme une vierge, se défendit d’une telle supposition.
    — Vos poésies, alors ? répliqua le marchand.

77

I, 4

    Frédéric se sentait de plus en plus irrité par son air de méditation, et surtout par ses mains qui se promenaient sur les affiches, de grosses mains, un peu molles, à ongles plats. Enfin Arnoux se leva, et, en disant : « C’est fait ! » il lui passa la main sous le menton, familièrement. Cette privauté déplut à Frédéric, il se recula ; puis il franchit le seuil du bureau, pour la dernière fois de son existence, croyait-il. Mme Arnoux, elle-même, se trouvait comme diminuée par la vulgarité de son mari.

77

I, 4

    Arnoux entra.
    « Un mot, seulement ! Hier, on m’a envoyé de Genève une belle truite ; nous comptons sur vous, tantôt, à sept heures juste… C’est rue de Choiseul, 24 bis. N’oubliez pas !
    Frédéric fut obligé de s’asseoir. Ses genoux chancelaient. Il se répétait : « Enfin ! enfin ! » Puis il écrivit à son tailleur, à son chapelier, à son bottier ; et il fit porter ces trois billets par trois commissionnaires différents.

78

I, 4

    Frédéric s’arrêta plusieurs fois dans l’escalier, tant son cœur battait fort. Un de ses gants trop juste éclata ; et, tandis qu’il enfonçait la déchirure sous la manchette de sa chemise, Arnoux, qui montait par derrière, le saisit au bras et le fit entrer.

79

I, 4

     Au moment des liqueurs, elle disparut. La conversation devint très libre ; M. Arnoux y brilla, et Frédéric fut étonné du cynisme de ces hommes. Cependant, leur préoccupation de la femme établissait entre eux et lui comme une égalité, qui le haussait dans sa propre estime.

82

I, 4

    Mais il ne manquait pas, pour qu’on l’invitât aux dîners du jeudi, de se présenter à l’Art industriel, chaque mercredi, régulièrement ; et il y restait après tous les autres, plus longtemps que Regimbart, jusqu’à la dernière minute, en feignant de regarder une gravure, de parcourir un journal. Enfin Arnoux lui disait : « Êtes-vous libre, demain soir ? » Il acceptait avant que la phrase fût achevée.

89

I, 5

    Arnoux semblait le prendre en affection. Il lui montra l’art de reconnaître les vins, à brûler le punch, à faire des salmis de bécasses ; Frédéric suivait docilement ses conseils, aimant tout ce qui dépendait de Mme Arnoux, ses meubles, ses domestiques, sa maison, sa rue.

89

I, 5

     Or, le clerc ambitionnait de fréquenter cette maison, espérant y faire des connaissances profitables. « Quand donc m’y mèneras-tu ? » disait-il. Arnoux se trouvait surchargé de besogne, ou bien il partait en voyage ; puis, ce n’était pas la peine, les dîners allaient finir.
    S’il avait fallu risquer sa vie pour son ami, Frédéric l’eût fait. Mais comme il tenait à se montrer le plus avantageusement possible, comme il surveillait son langage, ses manières et son costume jusqu’à venir au bureau de l’Art industriel toujours irréprochablement ganté, il avait peur que Deslauriers, avec son vieil habit noir, sa tournure de pr ocureur et ses discours outrecuidants, ne déplût à Mme Arnoux, ce qui pouvait le compromettre, le rabaisser lui-même auprès d’elle. Il admettait bien les autres, mais celui-là, précisément, l’aurait gêné mille fois plus.

93

I, 5

    D’ailleurs Frédéric, plein de l’idée de Mme Arnoux, parlait de son mari souvent ; et Deslauriers commença une intolérable scie, consistant à répéter son nom cent fois par jour, à la fin de chaque phrase, comme un tic d’idiot. Quand on frappait à sa porte, il répondait : « Entrez, Arnoux ! » Au restaurant, il demandait un fromage de Brie « à l’instar d’Arnoux » ; et, la nuit, feignant d’avoir un cauchemar, il réveillait son compagnon en hurlant : « Arnoux ! Arnoux ! »
Enfin, un jour, Frédéric, excédé, lui dit d’une voix lamentable :
    — Mais laisse-moi tranquille avec Arnoux !
    — Jamais ! répondit le clerc
    Toujours lui ! lui partout ! ou brûlante ou glacée !
    L’image de l’Arnoux…

    — Tais-toi donc ! s’écria Frédéric en levant le poing.
    Il reprit doucement :
    — C’est un sujet qui m’est pénible, tu sais bien.
    — Oh ! pardon, mon bonhomme, répliqua Deslauriers en s’inclinant très bas, on respectera désormais les nerfs de Mademoiselle ! Pardon encore une fois. Mille excuses !

93

I, 5

    Puis il ébranla, d’un coup furieux, le lourd gland de soie rouge. Un carillon retentit, s’apaisa par degrés ; et l’on n’entendait plus rien. Frédéric eut peur.
    Il colla son oreille contre la porte ; pas un souffle ! Il mit son œil au trou de la serrure, et il n’apercevait dans l’antichambre que deux pointes de roseau, sur la muraille, parmi les fleurs du papier. Enfin, il tournait les talons quand il se ravisa. Cette fois, il donna un petit coup léger. La porte s’ouvrit ; et, sur le seuil, les cheveux ébouriffés, la face cramoisie et l’air maussade, Arnoux lui-même parut.
    — Tiens ! Qui diable vous amène ? Entrez !
    Il l’introduisit, non dans le boudoir ou dans sa chambre, mais dans la salle à manger, où l’on voyait sur la table une bouteille de vin de Champagne avec deux verres ; et, d’un ton brusque :
    — Vous avez quelque chose à me demander, cher ami ?
    — Non ! rien ! rien ! balbutia le jeune homme, cherchant un prétexte à sa visite.
    Enfin, il dit qu’il était venu savoir de ses nouvelles, car il le croyait en Allemagne, sur le rapport d’Hussonnet.
    — Nullement ! reprit Arnoux. Quelle linotte que ce garçon-là, pour entendre tout de travers !

97

I, 5

    Afin de dissimuler son trouble, Frédéric marchait de droite et de gauche, dans la salle. En heurtant le pied d’une chaise, il fit tomber une ombrelle posée dessus ; le manche d’ivoire se brisa.
    — Mon Dieu ! s’écria-t-il, comme je suis chagrin d’avoir brisé l’ombrelle de Mme Arnoux.
    À ce mot, le marchand releva la tête, et eut un singulier sourire.

97

I, 5

    Il allait tous les jours à l’Art industriel ; et pour savoir quand reviendrait Mme Arnoux, il s’informait de sa mère très longuement. La réponse d’Arnoux ne variait pas : « le mieux se continuait », sa femme, avec la petite, serait de retour la semaine prochaine. Plus elle tardait à revenir, plus Frédéric témoignait d’inquiétude, si bien qu’Arnoux, attendri par tant d’affection, l’emmena cinq ou six fois dîner au restaurant.

99

I, 5

   Frédéric, dans ces longs tête-à-tête, reconnut que le marchand de peinture n’était pas fort spirituel. Arnoux pouvait s’apercevoir de ce refroidissement ; et puis c’était l’occasion de lui rendre, un peu, ses politesses.
Voulant donc faire les choses très bien, il vendit à un brocanteur tous ses habits neufs, moyennant la somme de quatre-vingts francs ; et, l’ayant grossie de cent autres qui lui restaient, il vint chez Arnoux le prendre pour dîner.

99

I, 5

     Frédéric assista, sur ses jambes, à d’interminables parties de billard, abreuvées d’innombrables chopes ; et il resta là, jusqu’à minuit, sans savoir pourquoi, par lâcheté, par bêtise, dans l’espérance confuse d’un événement quelconque favorable à son amour.

100

I, 5

    Une chose l’étonnait, c’est qu’il n’était pas jaloux d’Arnoux ; et il ne pouvait se la figurer autrement que vêtue, tant sa pudeur semblait naturelle, et reculait son sexe dans une ombre mystérieuse.

102

I, 5

— Très bien ! dit Arnoux. Je comprends pourquoi vous êtes ce soir à l’Alhambra ! Delmas vous plaît, ma chère.
    Elle ne voulut rien avouer.
    — Ah ! quelle pudeur !
    Et, montrant Frédéric :
    — Est-ce à cause de lui ? Vous auriez tort. Pas de garçon plus discret !

106

I, 5

      Arnoux les regarda s’éloigner, puis, se tournant vers Frédéric :
    — Vous plairait-elle, la Vatnaz ? Au reste, vous n’êtes pas franc là-dessus ? Je crois que vous cachez vos amours ?
    Frédéric, devenu blême, jura qu’il ne cachait rien.
    — C’est qu’on ne vous connaît pas de maîtresse, reprit Arnoux.
    Frédéric eut envie de citer un nom, au hasard. Mais l’histoire pouvait lui être racontée. Il répondit qu’effectivement, il n’avait pas de maîtresse.
Le marchand l’en blâma.
    — Ce soir, l’occasion était bonne ! Pourquoi n’avez-vous pas fait comme les autres, qui s’en vont tous avec une femme ?
    — Eh bien, et vous ? dit Frédéric, impatienté d’une telle persistance.
    — Ah ! moi ! mon petit c’est différent ! Je m’en retourne auprès de la mienne !
    Il appela un cabriolet, et disparut.

107-108

I, 5

      Pendant que Frédéric parlait au commis, Mlle Vatnaz survint, et fut désappointée de ne pas voir Arnoux. Il resterait là-bas encore deux jours, peut-être. Le commis lui conseilla « d’y aller » ; elle ne pouvait y aller ; « d’écrire une lettre », elle avait peur que la lettre ne fût perdue. Frédéric s’offrit à la porter lui-même. Elle en fit une rapidement, et le conjura de la remettre sans témoins.
    Quarante minutes après, il débarquait à Saint-Cloud.

112-113

I, 5

     Hussonnet s’était dispensé de tout présent.
    Frédéric attendit après les autres, pour offrir le   sien.
    Elle l’en remercia beaucoup. Alors, il dit :
    — Mais… c’est presque une dette ! J’ai été si fâché.
    — De quoi donc ? reprit-elle. Je ne comprends pas !
    — À table ! fit Arnoux, en le saisissant par le bras.
Puis, dans l’oreille :
    — Vous n’êtes guère malin, vous !

113

I, 5

    Et, se tournant vers Frédéric :
    — C’est même le monsieur que je promenais l’autre jour à l’Alhambra, bien malgré moi, je vous assure, car ces Anglais ne sont pas drôles !
    Frédéric, soupçonnant dans la lettre de Mlle Vatnaz quelque histoire de femme, avait admiré l’aisance du sieur Arnoux à trouver un moyen honnête de déguerpir ; mais son nouveau mensonge, absolument inutile, lui fit écarquiller les yeux.

114

I, 5

  Ruiné, dépouillé, perdu ! 
    Il était resté sur le banc, comme étourdi par une commotion. Il maudissait le sort, il aurait voulu battre quelqu’un ; et, pour renforcer son désespoir, il sentait peser sur lui une sorte d’outrage, un déshonneur ; car Frédéric s’était imaginé que sa fortune paternelle monterait un jour à quinze mille livres de rente, et il l’avait fait savoir, d’une façon indirecte, aux Arnoux. Il allait donc passer pour un hâbleur, un drôle, un obscur polisson, qui s’était introduit chez eux dans l’espérance d’un profit quelconque ! Et elle, Mme Arnoux, comment la revoir, maintenant ?

123

I, 6

    Pour faire durer son plaisir, Frédéric s’habilla le plus lentement possible, et même il se rendit à pied au boulevard Montmartre ; il souriait à l’idée de revoir, tout à l’heure, sur la plaque de marbre, le nom chéri ; il leva les yeux. Plus de vitrines, plus de tableaux, rien !
    Il courut à la rue de Choiseul. M. et Mme Arnoux n’y habitaient pas, et une voisine gardait la loge du portier ; Frédéric l’attendit ; enfin, il parut, ce n’était plus le même. Il ne savait point leur adresse.
    Frédéric entra dans un café, et, tout en déjeunant, consulta l’Almanach du Commerce. Il y avait trois cents Arnoux, mais pas de Jacques Arnoux ! Où donc logeaient-ils ? 

135

II, 1

    Frédéric l’interrompit, en lui disant, de l’air le plus naturel qu’il put :
    — Arnoux va bien ?
    La réponse fut longue à venir, Regimbart se gargarisait avec son liquide.
    — Oui, pas mal !
    — Où demeure-t-il donc, maintenant ?
    — Mais… rue Paradis-Poissonnière, répondit le Citoyen étonné.
    — Quel numéro ?
    — Trente-sept, parbleu, vous êtes drôle !
    Frédéric se leva :
    — Comment, vous partez ?
    — Oui, oui, j’ai une course, une affaire que j’oubliais ! Adieu !

139

II, 1

    Frédéric alla de l’estaminet chez Arnoux, comme soulevé par un vent tiède et avec l’aisance extraordinaire que l’on éprouve dans les songes.
    Il se trouva bientôt à un second étage, devant une porte dont la sonnette retentissait ; une servante parut ; une seconde porte s’ouvrit ; Mme Arnoux était assise près du feu. Arnoux fit un bond et l’embrassa. Elle avait sur ses genoux un petit garçon de trois ans, à peu près ; sa fille, grande comme elle maintenant, se tenait debout, de l’autre côté de la cheminée.

139

II, 1

    Puis il demanda à Frédéric pourquoi il avait été si longtemps sans leur écrire, ce qu’il avait pu faire là-bas, ce qui le ramenait.
    — Moi, à présent, cher ami, je suis marchand de faïences. Mais causons de vous !
    Frédéric allégua un long procès, la santé de sa mère ; il insista beaucoup là-dessus, afin de se rendre intéressant. Bref, il se fixait à Paris, définitivement cette fois ; et il ne dit rien de l’héritage, dans la peur de nuire à son passé.

140

II, 1

    Il s’informa des anciens amis, de Pellerin, entre autres.
— Je ne le vois pas souvent, dit Arnoux.
    Elle ajouta :
    — Nous ne recevons plus, comme autrefois !
    Était-ce pour l’avertir qu’on ne lui ferait aucune invitation ?

140

II, 1

    Arnoux, seul, devant sa glace, était en train de se raser. Il lui proposa de le conduire dans un endroit où il s’amuserait, et, au nom de M. Dambreuse :
    — Ah ! ça se trouve bien ! Vous verrez là de ses amis ; venez donc ! ce sera drôle !
    Frédéric s’excusait, Mme Arnoux reconnut sa voix et lui souhaita le bonjour à travers la cloison, car sa fille était indisposée, elle-même souffrante ;

144

II, 1

    Ils allèrent ensuite chez un costumier ; c’était d’un bal qu’il s’agissait. Arnoux prit une culotte de velours bleu, une veste pareille, une perruque rouge ; Frédéric un domino ; et ils descendirent rue de Laval, devant une maison illuminée au second étage par des lanternes de couleur.
 Dès le bas de l’escalier, on entendait le bruit des violons.
    — Où diable me menez-vous ? dit Frédéric.
    — Chez une bonne fille ! n’ayez pas peur !

145

II, 1

    Arnoux et Frédéric s’en revinrent ensemble, comme ils étaient venus. Le marchand de faïence avait un air tellement sombre, que son compagnon le crut indisposé.
    — Moi ? pas du tout !
    Il se mordait la moustache, fronçait les sourcils, et Frédéric lui demanda si ce n’était pas ses affaires qui le tourmentaient.
    — Nullement !
Puis tout à coup :
    — Vous le connaissiez, n’est-ce pas, le père Oudry ?
    Et, avec une expression de rancune :
    — Il est riche, le vieux gredin !

158

II, 1

— Il faut cependant que j’aille embrasser ma femme.
    « Ah ! sa femme ! » pensa Frédéric.
    Puis il se coucha, avec une douleur intolérable à l’occiput ; et il but une carafe d’eau, pour calmer sa soif.

158

II, 1

    Il se rappela les mots de Pellerin et de Dussardier sur Arnoux. C’était une invention, une calomnie sans doute ? Mais pourquoi ? Et il aperçut Mme Arnoux, ruinée, pleurant, vendant ses meubles. Cette idée le tourmenta toute la nuit ; le lendemain, il se présenta chez elle.
 Ne sachant comment s’y prendre pour communiquer ce qu’il savait, il lui demanda en manière de conversation si Arnoux avait toujours ses terrains de Belleville.
    — Oui, toujours.
    — Il est maintenant dans une compagnie pour du kaolin de Bretagne, je crois ?
    — C’est vrai.
    — Sa fabrique marche très bien, n’est-ce pas ?
    — Mais… je le suppose.
    Et, comme il hésitait :
    — Qu’avez-vous donc ? vous me faites peur !
    Il lui apprit l’histoire des renouvellements. Elle baissa la tête, et dit :
    — Je m’en doutais !

172

II, 2

    Il avoua, tout en descendant l’escalier, que, la Maréchale se trouvant libre, ils allaient faire ensemble une partie fine au Moulin-Rouge ; et, comme il lui fallait toujours quelqu’un pour recevoir ses épanchements, il se fit conduire par Frédéric jusqu’à la porte.
    Au lieu d’entrer, il se promena sur le trottoir, en observant les fenêtres du second étage. Tout à coup les rideaux s’écartèrent.
    — Ah ! bravo ! le père Oudry n’y est plus. Bonsoir !
    C’était donc le père Oudry qui l’entretenait ? Frédéric ne savait que penser maintenant.
    À partir de ce jour-là, Arnoux fut encore plus cordial qu’auparavant ; il l’invitait à dîner chez sa maîtresse, et bientôt Frédéric hanta tout à la fois les deux maisons.

173

II, 2

     Il lui avait même promis un quart de ses bénéfices dans les fameuses mines de kaolin ; aucun bénéfice ne se montrait, pas plus que le cachemire dont il la leurrait depuis six mois.
    Frédéric pensa, immédiatement, à lui en faire cadeau. Arnoux pouvait prendre cela pour une leçon et se fâcher.

175

II, 2

    Un matin qu’il ruminait sa mélancolie au coin de son feu, Deslauriers entra. Les discours incendiaires de Sénécal avaient inquiété son patron, et, une fois de plus, il se trouvait sans ressources.
    — Que veux-tu que j’y fasse ? dit Frédéric.
    — Rien ! tu n’as pas d’argent, je le sais. Mais ça ne te gênerait guère de lui découvrir une place, soit par M. Dambreuse ou bien Arnoux ?
    Celui-ci devait avoir besoin d’ingénieurs dans son établissement. Frédéric eut une inspiration : Sénécal pourrait l’avertir des absences du mari, porter des lettres, l’aider dans mille occasions qui se présenteraient. D’homme à homme, on se rend toujours ces services-là. D’ailleurs, il trouverait moyen de l’employer sans qu’il s’en doutât. Le hasard lui offrait un auxiliaire, c’était de bon augure, il fallait le saisir ; et, affectant de l’indifférence, il répondit que la chose peut-être était faisable et qu’il s’en occuperait.
 Il s’en occupa tout de suite.

176

II, 2

    Il voulait se faire faire d’autres moulins à broyer, d’autres séchoirs. Frédéric se rappela quelques-unes de ces choses ; et il l’aborda en annonçant qu’il avait découvert un homme très fort, capable de trouver son fameux rouge. Arnoux en fit un bond, puis, l’ayant écouté, répondit qu’il n’avait besoin de personne.
    Frédéric exalta les connaissances prodigieuses de Sénécal, tout à la fois ingénieur, chimiste et comptable, étant un mathématicien de première force.
    Le faïencier consentit à le voir.
   Tous deux se chamaillèrent sur les émoluments. Frédéric s’interposa et parvint, au bout de la semaine, à leur faire conclure un arrangement.

176-177

II, 2

    Mais, l’usine étant située à Creil, Sénécal ne pouvait en rien l’aider. Cette réflexion, très simple, abattit son courage comme une mésaventure.
    Il songea que plus Arnoux serait détaché de sa femme, plus il aurait de chance auprès d’elle. Alors, il se mit à faire l’apologie de Rosanette, continuellement ; il lui représenta tous ses torts à son endroit, conta les vagues menaces de l’autre jour, et même parla du cachemire, sans taire qu’elle l’accusait d’avarice.
    Arnoux, piqué du mot (et, d’ailleurs, concevant des inquiétudes), apporta le cachemire à Rosanette, mais la gronda de s’être plainte à Frédéric ; comme elle disait lui avoir cent fois rappelé sa promesse, il prétendit qu’il ne s’en était pas souvenu, ayant trop d’occupations.

177

II, 2

   Dès que Frédéric entrait, elle montait debout sur un coussin, pour qu’il l’embrassât mieux, l’appelait un mignon, un chéri, mettait une fleur à sa boutonnière, arrangeait sa cravate ; ces gentillesses redoublaient toujours lorsque Delmar se trouvait là.
    Étaient-ce des avances ? Frédéric le crut. Quant à tromper un ami, Arnoux, à sa place, ne s’en gênerait guère ! et il avait bien le droit de n’être pas vertueux avec sa maîtresse, l’ayant toujours été avec sa femme ; car il croyait l’avoir été, ou plutôt il aurait voulu se le faire accroire, pour la justification de sa prodigieuse couardise. Il se trouvait stupide cependant, et résolut de s’y prendre avec la Maréchale carrément.

177

II, 2

Une idée machiavélique surgit dans sa cervelle.
    Connaissant par Dussardier les récriminations de Pellerin sur son compte, il imagina de lui commander le portrait de la Maréchale, un portrait grandeur nature, qui exigerait beaucoup de séances ; il n’en manquerait pas une seule ; l’inexactitude habituelle de l’artiste faciliterait les tête-à-tête. Il engagea donc Rosanette à se faire peindre, pour offrir son visage à son cher Arnoux. 

179

II, 2

Frédéric, en traversant le corridor, entendit deux voix qui se répondaient. Celle de Mme Arnoux disait :
    — Ne mens pas ! ne mens donc pas !
    Il entra. On se tut.
    Arnoux marchait de long en large, et Madame était assise sur la petite chaise près du feu, extrêmement pâle, l’œil fixe. Frédéric fit un mouvement pour se retirer. Arnoux lui saisit la main, heureux du secours qui lui arrivait.
    — Mais je crains…, dit Frédéric.
    — Restez donc ! souffla Arnoux dans son oreille.

194

II, 2

Et, dans l’excès de son émotion, Arnoux voulait courir chez elle.
    — Ce n’est pas la peine ! j’en viens. Elle est malade !
    — Raison de plus !
    Il repassa vivement sa redingote et avait pris son bougeoir. Frédéric se maudit pour sa sottise, et lui représenta qu’il devait, par décence, rester ce soir auprès de sa femme. Il ne pouvait l’abandonner, ce serait très mal.
    — Franchement, vous auriez tort ! Rien ne presse, là-bas ! Vous irez demain ! Voyons ! faites cela pour moi.
    Arnoux déposa son bougeoir, et lui dit, en l’embrassant :
    — Vous êtes bon, vous !

197

II, 2

    Alors commença pour Frédéric une existence misérable. Il fut le parasite de la maison.
    Si quelqu’un était indisposé, il venait trois fois par jour savoir de ses nouvelles, allait chez l’accordeur de piano, inventait mille prévenances : et il endurait d’un air content les bouderies de Mlle Marthe et les caresses du jeune Eugène, qui lui passait toujours ses mains sales sur la figure. Il assistait aux dîners où Monsieur et Madame, en face l’un de l’autre, n’échangeaient pas un mot : ou bien Arnoux agaçait sa femme par des remarques saugrenues. 

198

II, 3

Tandis qu’il était perdu dans ses réflexions, Arnoux, d’une voix monotone et avec un regard un peu ivre, contait d’incroyables anecdotes où il avait toujours brillé, grâce à son aplomb ; et Frédéric (cela tenait sans doute à des ressemblances profondes) éprouvait un certain entraînement pour sa personne. Il se reprochait cette faiblesse, trouvant qu’il aurait dû le haïr, au contraire.
 Arnoux se lamentait devant lui sur l’humeur de sa femme, son entêtement, ses préventions injustes. Elle n’était pas comme cela autrefois.
    — À votre place, disait Frédéric, je lui ferais une pension, et je vivrais seul.

200

II, 3

Or, la compagnie avait croulé, et Arnoux, civilement responsable, venait d’être condamné, avec les autres, à la garantie des dommages-intérêts, ce qui lui faisait une perte d’environ trente mille francs, aggravée par les motifs du jugement.
    Frédéric apprit cela dans un journal, et se précipita vers la rue Paradis.
    On le reçut dans la chambre de Madame. C’était l’heure du premier déjeuner. Des bols de café au lait encombraient un guéridon auprès du feu. Des savates traînaient sur le tapis, des vêtements sur les fauteuils. Arnoux, en caleçon et en veste de tricot, avait les yeux rouges et la chevelure ébouriffée ; le petit Eugène, à cause de ses oreillons, pleurait, tout en grignotant sa tartine ; sa sœur mangeait tranquillement ; Mme Arnoux, un peu plus pâle que d’habitude, les servait tous les trois.
    — Eh bien, dit Arnoux, en poussant un gros soupir, vous savez !
    Et Frédéric ayant fait un geste de compassion :
    — Voilà ! J’ai été victime de ma confiance !
Puis il se tut ; et son abattement était si fort, qu’il repoussa le déjeuner. Mme Arnoux leva les yeux, avec un haussement d’épaules. Il se passa les mains sur le front.

201

II, 3

Frédéric, par point d’honneur, crut devoir les fréquenter plus que jamais. Il loua une baignoire aux Italiens et les y conduisit chaque semaine. Cependant, ils en étaient à cette période où, dans les unions disparates, une invincible lassitude ressort des concessions que l’on s’est faites et rend l’existence intolérable. Mme Arnoux se retenait pour ne pas éclater, Arnoux s’assombrissait ; et le spectacle de ces deux êtres malheureux attristait Frédéric.
Elle l’avait chargé, puisqu’il possédait sa confiance, de s’enquérir de ses affaires. Mais il avait honte, il souffrait de prendre ses dîners en ambitionnant sa femme. Il continuait néanmoins, se donnant pour excuse qu’il devait la défendre, et qu’une occasion pouvait se présenter de lui être utile.

202

II, 3

Quand les chalands furent dehors, il conta qu’il avait eu, le matin, avec sa femme, une petite altercation. Pour prévenir les observations sur la dépense, il avait affirmé que la Maréchale n’était plus sa maîtresse.
    — Je lui ai même dit que c’était la vôtre.
    Frédéric fut indigné ; mais des reproches pouvaient le trahir, il balbutia :
    — Ah ! vous avez eu tort, grand tort !
    — Qu’est-ce que ça fait ? dit Arnoux. Où est le déshonneur de passer pour son amant ? Je le suis bien, moi ! Ne seriez-vous pas flatté de l’être ?
    Avait-elle parlé ? Était-ce une allusion ? Frédéric se hâta de répondre :
    — Non ! pas du tout ! au contraire !
    — Eh bien, alors ?
    — Oui, c’est vrai ! cela n’y fait rien.
Arnoux reprit :
    — Pourquoi ne venez-vous plus là-bas ?
    Frédéric promit d’y retourner.
    — Ah j’oubliais ! vous devriez…, en causant de Rosanette…, lâcher à ma femme quelque chose… je ne sais quoi, mais vous trouverez… quelque chose qui la persuade que vous êtes son amant. Je vous demande cela comme un service, hein ?
    Le jeune homme, pour toute réponse, fit une grimace ambiguë. Cette calomnie le perdait. Il alla le soir même chez elle, et jura que l’allégation d’Arnoux était fausse.

203-204

II, 3

Tout, enfin, aurait mieux valu que de risquer, que de perdre tant d’argent dans ce journal ! Deslauriers lui semblait présomptueux, son insensibilité de la veille le refroidissant à son endroit, et Frédéric s’abandonnait à ces regrets quand il fut tout surpris de voir entrer Arnoux, lequel s’assit sur le bord de sa couche, pesamment, comme un homme accablé.
    — Qu’y a-t-il donc ?
    — Je suis perdu !
 Il avait à verser, le jour même, en l’étude de Me Beauminet, notaire rue Sainte-Anne, dix-huit mille francs, prêtés par un certain Vanneroy.

208

II, 3

   — Alors, c’est bien simple ! Il va faire exproprier mon immeuble. La première affiche me ruine, voilà tout ! Ah ! si je trouvais quelqu’un pour m’avancer cette maudite somme-là, il prendrait la place de Vanneroy et je serais sauvé ! Vous ne l’auriez pas, par hasard ?
    Le mandat était resté sur la table de nuit, près d’un livre. Frédéric souleva le volume et le posa par-dessus, en répondant :
    — Mon Dieu, non, cher ami !
    Mais il lui coûtait de refuser à Arnoux.
    — Comment, vous ne trouvez personne qui veuille… ?
    — Personne ! et songer que, d’ici à huit jours, j’aurai des rentrées ! On me doit peut-être… cinquante mille francs pour la fin du mois !
    — Est-ce que vous ne pourriez pas prier les individus qui vous doivent d’avancer… ?
    — Ah, bien, oui !
    — Mais vous avez des valeurs quelconques, des billets ?
    — Rien !
    — Que faire ? dit Frédéric.
    — C’est ce que je me demande, reprit Arnoux.
    Il se tut, et il marchait dans la chambre de long en large.
   — Ce n’est pas pour moi, mon Dieu ! mais pour mes enfants, pour ma pauvre femme !
    Puis, en détachant chaque mot :
    — Enfin… je serai fort… j’emballerai tout cela… et j’irai chercher fortune… je ne sais où !
    — Impossible ! s’écria Frédéric.
    Arnoux répliqua d’un air calme :
    — Comment voulez-vous que je vive à Paris, maintenant ?
    Il y eut un long silence.
    Frédéric se mit à dire :
    — Quand le rendriez-vous, cet argent ?
    Non pas qu’il l’eût ; au contraire ! Mais rien ne l’empêchait de voir des amis, de faire des démarches.

209

II, 3

 — C’est dix-huit mille francs qu’il vous faut, n’est-ce pas ?
    — Oh ! je me contenterais de seize mille ! Car j’en ferai bien deux mille cinq cents, trois mille avec mon argenterie, si Vanneroy, toutefois, m’accorde jusqu’à demain ; et, je vous le répète, vous pouvez affirmer, jurer au prêteur que, dans huit jours, peut-être même dans cinq ou six, l’argent sera remboursé. D’ailleurs, l’hypothèque en répond. Ainsi, pas de danger, vous comprenez ? Frédéric assura qu’il comprenait et qu’il allait sortir immédiatement.
    Il resta chez lui, maudissant Deslauriers, car il voulait tenir sa parole, et cependant obliger Arnoux.

209-210

II, 3

    En rentrant chez lui, il trouva une lettre contenant ces mots :
    « Quoi de neuf ?
    « Ma femme se joint à moi, cher ami, dans l’espérance, etc.
    « À vous, »
    Et un parafe.
    « Sa femme ! elle me prie ! »
    Au même moment, parut Arnoux, pour savoir s’il avait trouvé la somme urgente.
    — Tenez, la voilà ! dit Frédéric.
    Et, vingt-quatre heures après, il répondit à Deslauriers :
    — Je n’ai rien reçu.

210

II, 3

    L’Avocat revint trois jours de suite. Il le pressait d’écrire au notaire. Il offrit même de faire le voyage du Havre.
    — Non ! c’est inutile ! je vais y aller !
    La semaine finie, Frédéric demanda timidement au sieur Arnoux ses quinze mille francs.
    Arnoux le remit au lendemain, puis au surlendemain. Frédéric se risquait dehors à la nuit close, craignant d’être surpris par Deslauriers.
    Un soir, quelqu’un le heurta au coin de la Madeleine. C’était lui.
    — Je vais les chercher, dit-il.
    Et Deslauriers l’accompagna jusqu’à la porte d’une maison, dans le faubourg Poissonnière.
    — Attends-moi.
    Il attendit. Enfin, après quarante-trois minutes, Frédéric sortit avec Arnoux, et lui fit signe de patienter encore un peu.

211

II, 3

Frédéric entendait les pas de Deslauriers derrière lui, comme des reproches, comme des coups frappant sur sa conscience. Mais il n’osait faire sa réclamation, par mauvaise honte, et dans la crainte qu’elle ne fût inutile. L’autre se rapprochait. Il se décida.
Arnoux, d’un ton fort dégagé, dit que, ses recouvrements n’ayant pas eu lieu, il ne pouvait rendre actuellement les quinze mille francs.
    — Vous n’en avez pas besoin, j’imagine ?
    À ce moment, Deslauriers accosta Frédéric, et, le tirant à l’écart :
    — Sois franc, les as-tu, oui ou non ?
    — Eh bien, non ! dit Frédéric, je les ai perdus !
    — Ah ! et à quoi ?
    — Au jeu !
    Deslauriers ne répondit pas un mot, salua très bas, et partit. Arnoux avait profité de l’occasion pour allumer un cigare dans un débit de tabac. Il revint en demandant quel était ce jeune homme.
    — Rien ! un ami !

211

II, 3

— Ah ! à propos, mon notaire a été ce matin chez le vôtre, pour cette inscription d’hypothèque. C’est ma femme qui me l’a rappelé.
    — Une femme de tête ! reprit machinalement Frédéric.
    — Je crois bien !
    Et Arnoux recommença son éloge. Elle n’avait pas sa pareille pour l’esprit, le cœur, l’économie ; il ajouta d’une voix basse, en roulant des yeux :
    — Et comme corps de femme !
    — Adieu ! dit Frédéric.
    Arnoux fit un mouvement.
    — Tiens ! pourquoi ?
    Et, la main à demi tendue vers lui, il l’examinait, tout décontenancé par la colère de son visage.
    Frédéric répliqua sèchement :
    — Adieu !

212

II, 3

Il descendit la rue de Bréda comme une pierre qui déroule, furieux contre Arnoux, se faisant le serment de ne jamais plus le revoir, ni elle non plus, navré, désolé. Au lieu de la rupture qu’il attendait, voilà que l’autre, au contraire, se mettait à la chérir et complètement, depuis le bout des cheveux jusqu’au fond de l’âme. La vulgarité de cet homme exaspérait Frédéric. Tout lui appartenait donc, à celui-là ! Il le retrouvait sur le seuil de la lorette ; et la mortification d’une rupture s’ajoutait à la rage de son impuissance. D’ailleurs, l’honnêteté d’Arnoux offrant des garanties pour son argent l’humiliait ; il aurait voulu l’étrangler ; et par-dessus son chagrin planait dans sa conscience, comme un brouillard, le sentiment de sa lâcheté envers son ami. Des larmes l’étouffaient.

212

II, 3

    M. Dambreuse invita son jeune ami à prendre place au milieu d’eux, et, sur son refus :
    — À quoi puis-je vous être bon ? Je vous écoute.
    Frédéric avoua, en affectant de l’indifférence, qu’il venait faire une requête pour un certain Arnoux.
    — Ah ! ah ! l’ancien marchand de tableaux, dit le banquier, avec un rire muet découvrant ses gencives. Oudry le garantissait, autrefois ; on s’est fâché.

215

II, 3

Frédéric aborda enfin la question ; Arnoux méritait de l’intérêt ; il allait même, dans le seul but de remplir ses engagements, vendre une maison à sa femme.
    — Elle passe pour très jolie, dit Mme Dambreuse.
    Le banquier ajouta d’un air bonhomme :
    — Êtes-vous leur ami… intime ?
    Frédéric, sans répondre nettement, dit qu’il lui serait fort obligé de prendre en considération…
    — Eh bien, puisque cela vous fait plaisir, soit ! on attendra ! J’ai du temps encore. Si nous descendions dans mon bureau, voulez-vous ?

216

II, 3

    Frédéric écrivit aux Arnoux de se tranquilliser, et il fit porter la lettre par son domestique auquel on répondit : « Très bien ! »
    Sa démarche, cependant, méritait mieux. Il s’attendait à une visite, à une lettre tout au moins. Il ne reçut pas de visite. Aucune lettre n’arriva.
    Y avait-il oubli de leur part ou intention ? Puisque Mme Arnoux était venue une fois, qui l’empêchait de revenir ? L’espèce de sous-entendu, d’aveu qu’elle lui avait fait, n’était donc qu’une manœuvre exécutée par intérêt ? « Se sont-ils joués de moi ? est-elle complice ? » Une sorte de pudeur, malgré son envie, l’empêchait de retourner chez eux.

218

II, 3

Frédéric, le matin de ce jour-là, reçut une notification d’huissier, où M. Charles-Jean-Baptiste Oudry lui apprenait qu’aux termes d’un jugement du tribunal, il s’était rendu acquéreur d’une propriété sise à Belleville appartenant au sieur Jacques Arnoux, et qu’il était prêt à payer les deux cent vingt-trois mille francs montant du prix de la vente. Mais il résultait du même acte que, la somme des hypothèques dont l’immeuble était grevé dépassant le prix de l’acquisition, la créance de Frédéric se trouvait complètement perdue.

244

II, 4

    Tout le mal venait de n’avoir pas renouvelé en temps utile une inscription hypothécaire. Arnoux s’était chargé de cette démarche, et l’avait ensuite oubliée. Frédéric s’emporta contre lui, et, quand sa colère fut passée :
    « Eh bien après… quoi ? si cela peut le sauver, tant mieux ! je n’en mourrai pas ! n’y pensons plus ! »

244

II, 4

  Mais le baron avait gardé bon souvenir de Rosanette.
    — Est-ce qu’elle est toujours avec un certain Arnoux ?
    — Je n’en sais rien, dit Cisy. Je ne connais pas ce monsieur !
    Il avança, néanmoins, que c’était une manière d’escroc.
    — Un moment ! s’écria Frédéric.
    — Cependant, la chose est certaine ! Il a même eu un procès.
    — Ce n’est pas vrai
    Frédéric se mit à défendre Arnoux. Il garantissait sa probité, finissait par y croire, inventait des chiffres, des preuves.

248

II, 4

    Les témoins arrivèrent avant midi. Frédéric, par bon goût, crut devoir ne pas assister à la conférence.
    Le baron et M. Joseph déclarèrent qu’ils se contenteraient des excuses les plus simples. Mais Regimbart, ayant pour principe de ne céder jamais, et qui tenait à défendre l’honneur d’Arnoux (Frédéric ne lui avait point parlé d’autre chose), demanda que le Vicomte fît des excuses.

250-251

II, 4

Arnoux avait sauté du cabriolet.
    — J’arrive trop tard ! Non ! Dieu soit loué !
    Il tenait Frédéric à pleins bras, le palpait, lui couvrait le visage de baisers.
    — Je sais le motif ; vous avez voulu défendre votre vieil ami ! C’est bien, cela, c’est bien ! Jamais je ne l’oublierai ! Comme vous êtes bon ! Ah ! cher enfant !
    Il le contemplait et versait des larmes, tout en ricanant de bonheur.

256

II, 4

Arnoux en avait eu connaissance par un nommé Compain, ami de Regimbart ; et dans un élan de cœur, il était accouru pour l’empêcher, croyant, du reste, en être la cause. Il pria Frédéric de lui fournir là-dessus quelques détails. Frédéric, ému par les preuves de sa tendresse, se fit scrupule d’augmenter son illusion :
    — De grâce, n’en parlons plus !
     Arnoux trouva cette réserve fort délicate. 

256

II, 4

    Frédéric songea à lui rappeler ses quinze mille francs. Mais sa démarche récente interdisait les reproches, même les plus doux. D’ailleurs, il se sentait fatigué. L’endroit n’était pas convenable. Il remit cela à un autre jour.

257

II, 4

    La conclusion fournie par le marchand de faïence fut qu’on ne devait pas traiter les femmes sérieusement.
    « Cependant il aime la sienne ! », songeait Frédéric, en s’en retournant ; et il le trouvait un malhonnête homme. Il lui en voulait de ce duel, comme si c’eût été pour lui qu’il avait, tout à l’heure, risqué sa vie.

257

II, 4

 Un matin, comme il sortait de l’antichambre, il aperçut au troisième étage, dans l’escalier, le shako d’un garde national qui montait. Où allait-il donc ? Frédéric attendit. L’homme montait toujours, la tête un peu baissée : il leva les yeux. C’était le sieur Arnoux. La situation était claire. Ils rougirent en même temps, saisis par le même embarras.

335

III, 1

Alors M. Arnoux se considéra comme l’amant de cœur, ce qui le rehaussait dans son estime, et le rajeunit. Ne doutant pas que Frédéric ne payât la Maréchale, il s’imaginait « faire une bonne farce », arriva même à s’en cacher, et lui laissait le champ libre quand ils se rencontraient.
    Ce partage blessait Frédéric ; et les politesses de son rival lui semblaient une gouaillerie trop prolongée. Mais, en se fâchant, il se fût ôté toute chance d’un retour vers l’autre, et puis c’était le seul moyen d’en entendre parler.

336

III, 1

Le marchand de faïences, suivant son usage, ou, par malice peut-être, la rappelait volontiers dans sa conversation, et lui demandait même pourquoi il ne venait plus la voir.
    Frédéric, ayant épuisé tous les prétextes, assura qu’il avait été chez madame Arnoux plusieurs fois, inutilement. Arnoux en demeura convaincu, car souvent il s’extasiait devant elle sur l’absence de leur ami ; et toujours elle répondait avoir manqué sa visite ; de sorte que ces deux mensonges, au lieu de se couper, se corroboraient.

336

III, 1

 La douceur du jeune homme et la joie de l’avoir pour dupe faisaient qu’Arnoux le chérissait davantage. Il poussait la familiarité jusqu’aux dernières bornes, non par dédain, mais par confiance. Un jour, il lui écrivit qu’une affaire urgente l’attirait pour vingt-quatre heures en province ; il le priait de monter la garde à sa place. Frédéric n’osa le refuser, et se rendit au poste du Carrousel.

336

III, 1

Mais le brave Arnoux avait trop présumé de lui-même, si bien que, dans sa lassitude, un remords l’avait pris. Il venait faire des remerciements à Frédéric et lui offrir à souper.
    — Mille grâces ! je n’ai pas faim ! je ne demande que mon lit !
    — Raison de plus pour déjeuner ensemble, tantôt ! Quel mollasse vous êtes ! On ne rentre pas chez soi maintenant ! Il est trop tard ! Ce serait dangereux !
    Frédéric, encore une fois, céda. Arnoux, qu’on ne s’attendait pas à voir, fut choyé de ses frères d’armes, principalement de l’épurateur.

337

III, 1

Arnoux dormait les deux bras ouverts ; et comme son fusil était posé la crosse en bas un peu obliquement, la gueule du canon lui arrivait sous l’aisselle. Frédéric le remarqua et fut effrayé.
    « Mais non ! j’ai tort ! il n’y a rien à craindre ! S’il mourait cependant… »
    Et, tout de suite, des tableaux à n’en plus finir se déroulèrent. Il s’aperçut avec elle, la nuit, dans une chaise de poste ; puis au bord d’un fleuve par un soir d’été, et sous le reflet d’une lampe, chez eux, dans leur maison. Il s’arrêtait même à des calculs de ménage, des dispositions domestiques, contemplant, palpant déjà son bonheur ; et, pour le réaliser, il aurait fallu seulement que le chien du fusil se levât ! On pouvait le pousser du bout de l’orteil ; le coup partirait, ce serait un hasard, rien de plus !
    Frédéric s’étendit sur cette idée, comme un dramaturge qui compose. Tout à coup, il lui sembla qu’elle n’était pas loin de se résoudre en action, et qu’il allait y contribuer, qu’il en avait envie ; alors, une grande peur le saisit. Au milieu de cette angoisse, il éprouvait un plaisir, et s’y enfonçait de plus en plus, sentant avec effroi ses scrupules disparaître ; dans la fureur de sa rêverie, le reste du monde s’effaçait ; et il n’avait conscience de lui-même que par un intolérable serrement à la poitrine.

337-338

III, 1

Puis il l’emmena déjeuner rue de Chartres, chez Parly et, comme il avait besoin de se refaire, il se commanda deux plats de viande, un homard, une omelette au rhum, une salade, etc., le tout arrosé d’un sauterne 1819, avec un romanée 42, sans compter le champagne au dessert, et les liqueurs.
    Frédéric ne le contraria nullement. Il était gêné, comme si l’autre avait pu découvrir, sur son visage, les traces de sa pensée.
    Les deux coudes au bord de la table, et penché très bas, Arnoux, en le fatiguant de son regard, lui confiait ses imaginations.
    Il avait envie de prendre à ferme tous les remblais de la ligne du Nord pour y semer des pommes de terre, ou bien d’organiser sur les boulevards une cavalcade monstre, où les « célébrités de l’époque » figureraient.

338

III, 1

 Frédéric trinqua. Il avait, par complaisance, un peu trop bu ; d’ailleurs, le grand soleil l’éblouissait ; et, quand ils remontèrent ensemble la rue Vivienne, leurs épaulettes se touchaient fraternellement.

339

III, 1

 Ensuite, les gens sérieux attaquèrent les journaux.
    Arnoux prit leur défense ; Frédéric s’en mêla, les appelant des maisons de commerce pareilles aux autres. Leurs écrivains, généralement, étaient des imbéciles, ou des blagueurs ; il se donna pour les connaître, et combattait par des sarcasmes les sentiments généreux de son ami. Mme Arnoux ne voyait pas que c’était une vengeance contre elle.

364

III, 2

 Arnoux, à son comptoir, sommeillait la tête basse. Il était prodigieusement vieilli, avait même autour des tempes une couronne de boutons roses, et le reflet des croix d’or frappées par le soleil tombait dessus.
    Frédéric, devant cette décadence, fut pris de tristesse. Par dévouement pour la Maréchale, il se résigna cependant, et il s’avançait ; au fond de la boutique, Mme Arnoux parut ; alors, il tourna les talons.

414

III, 4

 Pellerin déposa son crayon.
    — D’après ce que j’ai pu comprendre, il se trouve poursuivi par un certain Mignot, un intime de Regimbart, une bonne tête, celui-là, hein ? Quel idiot ! Figurez-vous qu’un jour…
    — Eh ! il ne s’agit pas de Regimbart !
   — C’est vrai. Eh bien, Arnoux, hier au soir, devait trouver douze mille francs, sinon, il était perdu.
    — Oh ! c’est peut-être exagéré, dit Frédéric.
    — Pas le moins du monde ! Ça m’avait l’air grave, très grave !

421

III, 4

Pellerin fit signe qu’il se taisait à cause d’elle. Mais Frédéric, sans y prendre garde :
    — Cependant, je ne peux pas croire…
    — Je vous répète que je l’ai rencontré hier, dit l’artiste, à sept heures du soir, rue Jacob. Il avait même son passeport, par précaution ; et il parlait de s’embarquer au Havre, lui et toute sa smala.
    — Comment ! Avec sa femme ?
    — Sans doute ! Il est trop bon père de famille pour vivre tout seul.
    — Et vous en êtes sûr ?…
    — Parbleu ! Où voulez-vous qu’il ait trouvé douze mille francs ?
    Frédéric fit deux ou trois tours dans la chambre. Il haletait, se mordait les lèvres, puis saisit son chapeau.
    — Où vas-tu donc ? dit Rosanette.
    Il ne répondit pas, et disparut.

422

III, 4

Les actions avaient été livrées. Mais Arnoux, tout de suite, les avait vendues ; et, avec l’argent, s’était associé à un marchand d’objets religieux. Là-dessus, réclamations de Mignot, lanternements d’Arnoux ; enfin, le patriote l’avait menacé d’une plainte en escroquerie, s’il ne restituait ses titres ou la somme équivalente : cinquante mille francs.
    Frédéric eut l’air désespéré.
    — Ce n’est pas tout, dit le Citoyen. Mignot, qui est un brave homme, s’est rabattu sur le quart. Nouvelles promesses de l’autre, nouvelles farces naturellement. Bref, avant-hier matin, Mignot l’a sommé d’avoir à lui rendre, dans les vingt-quatre heures, sans préjudice du reste, douze mille francs.
    — Mais je les ai ! dit Frédéric.
    Le Citoyen se retourna lentement :
    — Blagueur !
    — Pardon ! ils sont dans ma poche. Je les apportais. Du reste, il n’est plus temps ; la plainte est déposée, et Arnoux parti.
    — Seul ?
    — Non ! avec sa femme. On les a rencontrés à la gare du Havre.
    Frédéric pâlit extraordinairement.

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III, 5

     

SAWAZAKI Hisaki