|
|
|
Extraits de l’œuvre |
Édition |
Chapitre |
Le père de Charles Deslauriers, ancien capitaine de ligne, démissionnaire en 1818, était revenu se marier à Nogent, et, avec l’argent de la dot, avait acheté une charge d’huissier, suffisant à peine pour le faire vivre. Aigri par de longues injustices, souffrant de ses vieilles blessures, et toujours regrettant l’Empereur, il dégorgeait sur son entourage les colères qui l’étouffaient. Peu d’enfants furent plus battus que son fils. Le gamin ne cédait pas, malgré les coups. Sa mère, quand elle tâchait de s’interposer, était rudoyée comme lui. Enfin, le Capitaine le plaça dans son étude, et tout le long du jour, il le tenait courbé sur son pupitre à copier des actes, ce qui lui rendit l’épaule droite visiblement plus forte que l’autre. |
47 |
I, 2 |
En 1833, d’après l’invitation de M. le président, le Capitaine vendit son étude. Sa femme mourut d’un cancer. Il alla vivre à Dijon ; ensuite il s’établit marchand d’hommes à Troyes ; et, ayant obtenu pour Charles une demi-bourse, le mit au collège de Sens,
Il travaillait si bien, qu’au bout de la seconde année, il passa dans la classe de troisième. Cependant, à cause de sa pauvreté, ou de son humeur querelleuse, une sourde malveillance l’entourait. Mais un domestique, une fois, l’ayant appelé enfant de gueux, en pleine cour des moyens, il lui sauta à la gorge et l’aurait tué, sans trois maîtres d’études qui intervinrent. Frédéric, emporté d’admiration, le serra dans ses bras. À partir de ce jour, l’intimité fut complète. L’affection d’un grand, sans doute, flatta la vanité du petit, et l’autre accepta comme un bonheur ce dévouement qui s’offrait. |
47-48 |
I, 2 |
Son père, pendant les vacances, le laissait au collège. Une traduction de Platon ouverte par hasard l’enthousiasma. Alors il s’éprit d’études métaphysiques ; et ses progrès furent rapides, car il les abordait avec des forces jeunes et dans l’orgueil d’une intelligence qui s’affranchit ; Jouffroy, Cousin, Laromiguière, Mallebranche, les Écossais, tout ce que la bibliothèque contenait, y passa. Il avait eu besoin d’en voler la clef, pour se procurer des livres. |
48 |
I, 2 |
Deslauriers méditait un vaste système de philosophie, qui aurait les applications les plus lointaines. |
48 |
I, 2 |
Le jeune homme déplut à Mme Moreau. Il mangea extraordinairement, il refusa d’assister le dimanche aux offices, il tenait des discours républicains ; |
49 |
I, 2 |
Mais comme il voulait concourir plus tard pour une chaire de professeur à l’École et qu’il n’avait pas d’argent, Deslauriers acceptait à Troyes une place de maître clerc chez un avoué. À force de privations, il économiserait quatre mille francs ; et, s’il ne devait rien toucher de la succession maternelle, il aurait toujours de quoi travailler librement, pendant trois années, en attendant une position. |
49 |
I, 2 |
Il avait composé des vers, pourtant ; Deslauriers les trouva fort beaux, mais sans demander une autre pièce.
Quant à lui, il ne donnait plus dans la métaphysique. L’économie sociale et la Révolution française le préoccupaient. |
50 |
I, 2 |
Deslauriers s’arrêta, et il dit :
— Ces bonnes gens qui dorment tranquilles, c’est drôle ! Patience ! un nouveau 89 se prépare ! On est las de constitutions, de chartes, de subtilités, de mensonges ! Ah ! si j’avais un journal ou une tribune, comme je vous secouerais tout cela ! Mais, pour entreprendre n’importe quoi, il faut de l’argent ! Quelle malédiction que d’être le fils d’un cabaretier et de perdre sa jeunesse à la quête de son pain ! » |
51 |
I, 2 |
— Tu devrais prier ce vieux de t’introduire chez les Dambreuse ; rien n’est utile comme de fréquenter une maison riche ! Puisque tu as un habit noir et des gants blancs, profites-en ! Il faut que tu ailles dans ce monde là ! Tu m’y mèneras plus tard. Un homme à millions, pense donc ! Arrange-toi pour lui plaire, et à sa femme aussi. Deviens son amant !
Frédéric se récriait.
— Mais je te dis là des choses classiques, il me semble ? Rappelle-toi Rastignac dans la Comédie humaine ! Tu réussiras, j’en suis sûr ! |
52 |
I, 2 |
Le clerc ajouta :
— Dernier conseil : passe tes examens ! Un titre est toujours bon ; et lâche-moi franchement tes poètes catholiques et sataniques, aussi avancés en philosophie qu’on l’était au XIIe siècle. Ton désespoir est bête. De très grands particuliers ont eu des commencements plus difficiles, à commencer par Mirabeau. |
52 |
I, 2 |
Ensuite, le clerc conta son histoire. Son père n’avait pas voulu rendre ses comptes de tutelle, s’imaginant que ces comptes-là se prescrivaient par dix ans. Mais, fort en procédure, Deslauriers avait enfin arraché tout l’héritage de sa mère, sept mille francs nets, qu’il tenait là, sur lui, dans un vieux portefeuille.
— C’est une réserve, en cas de malheur. Il faut que j’avise à les placer et à me caser moi-même, dès demain matin. |
78 |
I, 4 |
Puis, dès quatre heures, il commença les préparatifs de sa toilette.
— Tu as bien le temps ! dit l’autre.
Enfin, il s’habilla, il partit.
« Voilà les riches ! » pensa Deslauriers.
Et il alla dîner rue Saint-Jacques, chez un petit restaurateur qu’il connaissait. |
79 |
I, 4 |
Deslauriers ambitionnait la richesse, comme moyen de puissance sur les hommes. Il aurait voulu remuer beaucoup de monde, faire beaucoup de bruit, avoir trois secrétaires sous ses ordres, et un grand dîner politique une fois par semaine. |
88 |
I, 5 |
Malgré ses opinions démocratiques, il l’engageait à s’introduire chez les Dambreuse. L’autre objectait ses tentatives.
— Bah ! retournes-y ! On t’invitera ! |
88 |
I, 5 |
Deslauriers prenait les femmes comme une distraction, rien de plus. |
91-92 |
I, 5 |
S’il avait fallu risquer sa vie pour son ami, Frédéric l’eût fait. Mais comme il tenait à se montrer le plus avantageusement possible, comme il surveillait son langage, ses manières et son costume jusqu’à venir au bureau de l’Art industriel toujours irréprochablement ganté, il avait peur que Deslauriers, avec son vieil habit noir, sa tournure de procureur et ses discours outrecuidants, ne déplût à Mme Arnoux, ce qui pouvait le compromettre, le rabaisser lui-même auprès d’elle. |
92-93 |
I, 5 |
Le clerc s’apercevait qu’il ne voulait pas tenir sa promesse, et le silence de Frédéric lui semblait une aggravation d’injure.
Il aurait voulu le conduire absolument, le voir se développer d’après l’idéal de leur jeunesse ; et sa fainéantise le révoltait, comme une désobéissance et comme une trahison. |
93 |
I, 5 |
— Ah ! vieux troubadour, je sais bien ce qui t’afflige ! Le petit cœur ? Avoue-le ! Bah ! une de perdue, quatre de trouvées ! On se console des femmes vertueuses avec les autres. Veux-tu que je t’en fasse connaître, des femmes ? Tu n’as qu’à venir à l’Alhambra. |
102-103 |
I, 5 |
Les deux amis s’en allèrent à pied. Un vent d’est soufflait. Ils ne parlaient ni l’un ni l’autre. Deslauriers regrettait de n’avoir pas brillé devant le directeur d’un journal, |
108 |
I, 5 |
Mais le Clerc avait des théories. Il suffisait pour obtenir les choses, de les désirer fortement.
— Cependant, toi-même, tout à l’heure…
— Je m’en moquais bien ! fit Deslauriers, arrêtant net l’allusion. Est-ce que je vais m’empêtrer de femmes !
Et il déclama contre leurs mièvreries, leurs sottises ; bref, elles lui déplaisaient. |
108 |
I, 5 |
Cette déférence à ses conseils augmenta sa bonne humeur.
C’était par elle qu’il avait séduit, dès le premier jour, Mlle Clémence Daviou, brodeuse en or pour équipements militaires, la plus douce personne qui fût, et svelte comme un roseau, avec de grands yeux bleus, continuellement ébahis. Le clerc abusait de sa candeur, jusqu’à lui faire croire qu’il était décoré ; il ornait sa redingote d’un ruban rouge, dans leurs tête-à-tête, mais s’en privait en public, pour ne point humilier son patron, disait-il. Du reste, il la tenait à distance, se laissait caresser comme un pacha, et l’appelait « fille du peuple » par manière de rire. |
110 |
I, 5 |
N’ayant jamais vu le monde qu’à travers la fièvre de ses convoitises, il se l’imaginait comme une création artificielle, fonctionnant en vertu de lois mathématiques. Un dîner en ville, la rencontre d’un homme en place, le sourire d’une jolie femme pouvaient, par une série d’actions se déduisant les unes des autres, avoir de gigantesques résultats. Certains salons parisiens étaient comme ces machines qui prennent la matière à l’état brut et la rendent centuplée de valeur. Il croyait aux courtisanes conseillant les diplomates, aux riches mariages obtenus par les intrigues, au génie des galériens, aux docilités du hasard sous la main des forts. Enfin il estimait la fréquentation des Dambreuse tellement utile, et il parla si bien, que Frédéric ne savait plus à quoi se résoudre. |
111 |
I, 5 |
Deslauriers, qui avait eu tant de mal à lui seriner encore une fois le deuxième à la fin de décembre et le troisième en février, s’étonnait de son ardeur. Alors, les vieux espoirs revinrent. Dans dix ans, il fallait que Frédéric fût député ; dans quinze, ministre ; pourquoi pas ? Avec son patrimoine qu’il allait toucher bientôt, il pouvait, d’abord, fonder un journal ; ce serait le début ; ensuite, on verrait. Quant à lui, il ambitionnait toujours une chaire à l’École de droit ; et il soutint sa thèse pour le doctorat d’une façon si remarquable, qu’elle lui valut les compliments des professeurs. |
118-119 |
I, 5 |
Deslauriers, admis le jour même à la parlotte d’Orsay, avait fait un discours fort applaudi. Quoiqu’il fût sobre, il se grisa, et dit au dessert à Dussardier :
— Tu es honnête, toi ! Quand je serai riche, je t’instituerai mon régisseur. |
119 |
I, 5 |
Deslauriers n’avait pas voulu se représenter. Mais ce malheureux titre XX du IIIe livre du Code civil était devenu pour lui une montagne d’achoppement. Il élaborait un grand ouvrage sur la Prescription, considérée comme base du droit civil et du droit naturel des peuples ; et il était perdu dans Dunod, Rogerius, Balbus, Merlin, Vazeille, Savigny, Troplong et autres lectures considérables. Afin de s’y livrer plus à l’aise, il s’était démis de sa place de maître-clerc. Il vivait en donnant des répétitions, en fabriquant des thèses ; et, aux séances de la Parlotte, il effrayait par sa virulence le parti conservateur, tous les jeunes doctrinaires issus de M. Guizot, si bien qu’il avait, dans un certain monde, une espèce de célébrité, quelque peu mêlée de défiance pour sa personne |
142 |
II, 1 |
Ensuite, Deslauriers conta son échec, et peu à peu ses travaux, son existence, parlant de lui-même stoïquement et des autres avec aigreur. Tout lui déplaisait. Pas un homme en place qui ne fût un crétin ou une canaille. Pour un verre mal rincé, il s’emporta contre le garçon, et, sur le reproche anodin de Frédéric :
— Comme si j’allais me gêner pour de pareils cocos, qui vous gagnent jusqu’à des six et huit mille francs par an, qui sont électeurs, éligibles peut-être ! Ah non, non !
Puis, d’un air enjoué :
— Mais j’oublie que je parle à un capitaliste, à un Mondor, car tu es un Mondor, maintenant ! |
142 |
II, 1 |
Deslauriers, les paupières entre-closes, regardait au loin, vaguement. Sa poitrine se gonflait, et il se mit à dire :
— Ah ! c’était plus beau, quand Camille Desmoulins, debout là-bas sur une table, poussait le peuple à la Bastille ! On vivait dans ce temps-là, on pouvait s’affirmer, prouver sa force ! De simples avocats commandaient à des généraux, des va-nu-pieds battaient les rois, tandis qu’à présent…
Il se tut, puis tout à coup :
— Bah ! l’avenir est gros ! |
143-144 |
II, 1 |
— Moi, à ta place, dit Deslauriers, je m’achèterais plutôt de l’argenterie, décelant, par cet amour du cossu, l’homme de mince origine. |
144 |
II, 1 |
Le futur Mirabeau épanchait ainsi sa bile, largement. Enfin, il prit son verre, se leva, et, le poing sur la hanche, l’œil allumé :
— Je bois à la destruction complète de l’ordre actuel, c’est-à-dire de tout ce qu’on nomme Privilège, Monopole, Direction, Hiérarchie, Autorité, État ! — et d’une voix plus haute : — que je voudrais briser comme ceci ! en lançant sur la table le beau verre à patte, qui se fracassa en mille morceaux.
Tous applaudirent, et Dussardier principalement. |
169-170 |
II, 2 |
Il avait plaidé deux ou trois fois, avait perdu, et chaque déception nouvelle le rejetait plus fortement vers son vieux rêve : un journal où il pourrait s’étaler, se venger, cracher sa bile et ses idées. Fortune et réputation, d’ailleurs, s’ensuivraient. C’était dans cet espoir qu’il avait circonvenu le bohème, Hussonnet possédant une feuille. |
182 |
II, 2 |
L’annonce des quinze mille francs (il n’y comptait plus, sans doute) lui causa un ricanement de plaisir.
— C’est bien, mon brave, c’est bien, c’est très bien !
Il jeta du bois dans le feu, se rassit, et parla immédiatement du Journal. La première chose à faire était de se débarrasser d’Hussonnet.
— Ce crétin-là me fatigue ! Quant à desservir une opinion, le plus équitable, selon moi, et le plus fort, c’est de n’en avoir aucune. |
204-205 |
II, 3 |
Deslauriers touchait à son vieux rêve : une rédaction en chef, c’est-à-dire au bonheur inexprimable de diriger les autres, de tailler en plein dans leurs articles, d’en commander, d’en refuser. Ses yeux pétillaient sous ses lunettes, il s’exaltait et buvait des petits verres, coup sur coup, machinalement.
— Il faudra que tu donnes un dîner une fois la semaine. C’est indispensable, quand même la moitié de ton revenu y passerait ! On voudra y venir, ce sera un centre pour les autres, un levier pour toi ; et, maniant l’opinion par les deux bouts, littérature et politique, avant six mois, tu verras, nous tiendrons le haut du pavé dans Paris. |
206-207 |
II, 3 |
— Ceci te démontre, dit-il, que je reçois peu de marquises ! On s’en passe aisément, va ! et des autres aussi. Celles qui ne coûtent rien prennent votre temps ; c’est de l’argent sous une autre forme ; or je ne suis pas riche ! Et puis elles sont toutes si bêtes ! si bêtes ! Est-ce que tu peux causer avec une femme, toi ? |
208 |
II, 3 |
Deslauriers dévalait la rue des Martyrs, en jurant tout haut d’indignation ; car son projet, tel qu’un obélisque abattu, lui paraissait maintenant d’une hauteur extraordinaire. Il s’estimait volé, comme s’il avait subi un grand dommage. Son amitié pour Frédéric était morte, et il en éprouvait de la joie ; c’était une compensation ! Une haine l’envahit contre les riches. Il pencha vers les opinions de Sénécal et se promettait de les servir. |
212-213 |
II, 3 |
Deslauriers avait emporté de chez Frédéric la copie de l’acte de subrogation, avec une procuration en bonne forme lui conférant de pleins pouvoirs ; mais, quand il eut remonté ses cinq étages, et qu’il fut seul, au milieu de son triste cabinet, dans son fauteuil de basane, la vue du papier timbré l’écœura.
Il était las de ces choses, et des restaurants à trente-deux sous, des voyages en omnibus, de sa misère, de ses efforts. Il reprit les paperasses ; d’autres se trouvaient à côté ; c’étaient les prospectus de la compagnie houillère avec la liste des mines et le détail de leur contenance, Frédéric lui ayant laissé tout cela pour avoir dessus son opinion. |
269 |
II, 5 |
Mme Arnoux (à force d’en entendre parler) avait fini par se peindre dans son imagination extraordinairement. La persistance de cet amour l’irritait comme un problème. Son austérité un peu théâtrale l’ennuyait maintenant. D’ailleurs, la femme du monde (ou ce qu’il jugeait telle) éblouissait l’avocat comme le symbole et le résumé de mille plaisirs inconnus. Pauvre, il convoitait le luxe sous sa forme la plus claire. |
270 |
II, 5 |
Pourquoi les avait-il prêtés ? Pour les beaux yeux de Mme Arnoux. Elle était sa maîtresse ! Deslauriers n’en doutait pas. « Voilà une chose de plus à quoi sert l’argent ! » Des pensées haineuses l’envahirent. Pauvre, il convoitait le luxe sous sa forme la plus claire.
« Après tout, quand il se fâcherait, tant pis ! Il s’est trop mal comporté envers moi, pour que je me gêne ! Rien ne m’assure qu’elle est sa maîtresse. Il me l’a nié. Donc, je suis libre ! »
Le désir de cette démarche ne le quitta plus. C’était une épreuve de ses forces qu’il voulait faire ; si bien qu’un jour, tout à coup, il vernit lui-même ses bottes, acheta des gants blancs, et se mit en route, se substituant à Frédéric et s’imaginant presque être lui, par une singulière évolution intellectuelle où il y avait à la fois de la vengeance et de la sympathie, de l’imitation et de l’audace.
Il fit annoncer « le docteur Deslauriers ».
Mme Arnoux fut surprise, n’ayant réclamé aucun médecin.
— Ah ! mille excuses ! c’est docteur en droit. Je viens pour les intérêts de M. Moreau. |
270 |
II, 5 |
Mme Arnoux tournait les feuilles du gros cahier. Elle l’interrompit, pour avoir l’explication d’un mot.
Il se pencha sur son épaule, et si près d’elle, qu’il effleura sa joue. Elle rougit ; cette rougeur enflamma Deslauriers ; il lui baisa la main voracement.
— Que faites-vous, monsieur !
Et, debout contre la muraille, elle le maintenait immobile, sous ses grands yeux noirs irrités.
— Écoutez-moi ! Je vous aime !
Elle partit d’un éclat de rire, un rire aigu, désespérant, atroce. Deslauriers sentit une colère à l’étrangler. |
272 |
II, 5 |
Deslauriers, surpris de le voir, dissimula son dépit, car il conservait par obstination quelque espérance encore du côté de Mme Arnoux ; et il avait écrit à Frédéric de rester là-bas, pour être plus libre dans ses manœuvres.
Il dit cependant qu’il s’était présenté chez elle, afin de savoir si leur contrat stipulait la communauté ; alors, on aurait pu recourir contre la femme. |
285 |
II, 6 |
Quant à l’hypothèque, il lui dit de ne rien faire, d’attendre. Deslauriers trouva qu’il avait tort, et même fut brutal dans ses remontrances.
Il était d’ailleurs plus sombre, malveillant et irascible que jamais. Dans un an, si la fortune ne changeait pas, il s’embarquerait pour l’Amérique ou se ferait sauter la cervelle. Enfin il paraissait si furieux contre tout et d’un radicalisme tellement absolu que Frédéric ne put s’empêcher de lui dire :
— Te voilà comme Sénécal. |
285-286 |
II, 6 |
Le soir même, le tableau fut apporté. Il lui parut plus abominable encore que la première fois. Les demi-teintes et les ombres s’étaient plombées sous les retouches trop nombreuses, et elles semblaient obscurcies par rapport aux lumières, qui, demeurées brillantes çà et là, détonnaient dans l’ensemble.
Frédéric se vengea de l’avoir payé, en le dénigrant amèrement. Deslauriers le crut sur parole et approuva sa conduite, car il ambitionnait toujours de constituer une phalange dont il serait le chef ; certains hommes se réjouissent de faire faire à leurs amis des choses qui leur sont désagréables. |
291 |
II, 6 |
Rien n’était sûr, maintenant, l’affaire des houilles pas plus qu’une autre ; il fallait abandonner un pareil monde ; enfin, Deslauriers le détourna de l’entreprise. À force de haine il devenait vertueux ; et puis il aimait mieux Frédéric dans la médiocrité. De cette manière, il restait son égal, et en communion plus intime avec lui. |
291 |
II, 6 |
Le lendemain, à son réveil, Frédéric pensa à Deslauriers. Il courut chez lui. L’avocat venait de partir, étant nommé commissaire en province. Dans la soirée de la veille, il était parvenu jusqu’à Ledru-Rollin, et l’obsédant au nom des Écoles, en avait arraché une place, une mission. |
317 |
III, 1 |
— Mieux vaudrait crever sur les pontons de Belle-Isle, avec Sénécal !
Frédéric, qui arrangeait alors sa cravate, n’eut pas l’air très ému par cette nouvelle.
— Ah ! il est déporté, ce bon Sénécal ?
Deslauriers répliqua, en parcourant les murailles d’un air envieux :
— Tout le monde n’a pas ta chance ! |
388 |
III, 3 |
Puis, ayant regardé la pendule, il se rassit.
— C’est comme ça ! il ne faut pas désespérer, vieux défenseur du peuple !
— Miséricorde ! que d’autres s’en mêlent !
L’avocat détestait les ouvriers, pour en avoir souffert dans sa province, un pays de houille. Chaque puits d’extraction avait nommé un gouvernement provisoire lui intimant des ordres.
— D’ailleurs, leur conduite a été charmante partout à Lyon, à Lille, au Havre, à Paris ! Car, à l’exemple des fabricants qui voudraient exclure les produits de l’étranger, ces messieurs réclament pour qu’on bannisse les travailleurs anglais, allemands, belges et savoyards ! Quant à leur intelligence, à quoi a servi, sous la Restauration, leur fameux compagnonnage ? En 1830, ils sont entrés dans la garde nationale, sans même avoir le bon sens de la dominer ! Est-ce que, dès le lendemain de 48, les corps de métiers n’ont pas reparu avec des étendards à eux ! Ils demandaient même des représentants du peuple à eux, lesquels n’auraient parlé que pour eux ! Tout comme les députés de la betterave ne s’inquiètent que de la betterave ! Ah ! j’en ai assez de ces cocos-là, se prosternant tour à tour devant l’échafaud de Robespierre, les bottes de l’Empereur, le parapluie de Louis-Philippe, racaille éternellement dévouée à qui lui jette du pain dans la gueule ! On crie toujours contre la vénalité de Talleyrand et de Mirabeau ; mais le commissionnaire d’en bas vendrait la patrie pour cinquante centimes, si on lui promettait de tarifer sa course à trois francs ! Ah ! quelle faute ! Nous aurions dû mettre le feu aux quatre coins de l’Europe ! |
388-389 |
III, 3 |
Par suite d’une double élection, il y avait, dans l’Aube, une candidature vacante. M. Dambreuse, réélu à la Législative, appartenait à un autre arrondissement.
— Veux-tu que je m’en occupe ?
Il connaissait beaucoup de cabaretiers, d’instituteurs, de médecins, de clercs d’étude et leurs patrons.
— D’ailleurs, on fait accroire aux paysans tout ce qu’on veut !
Frédéric sentait se rallumer son ambition. |
389 |
III, 3 |
Deslauriers ajouta :
— Tu devrais bien me trouver une place à Paris.
— Oh ! ce ne sera pas difficile, par M. Dambreuse.
— Puisque nous parlions de houilles, reprit l’avocat, que devient sa grande société ? C’est une occupation de ce genre qu’il me faudrait ! et je leur serais utile, tout en gardant mon indépendance.
Frédéric promit de le conduire chez le banquier avant trois jours. |
390 |
III, 3 |
Monsieur Dambreuse, quand Deslauriers se présenta chez lui, songeait à raviver sa grande affaire de houilles. Mais cette fusion de toutes les compagnies en une seule était mal vue ; on criait au monopole, comme s’il ne fallait pas, pour de telles exploitations, d’immenses capitaux !
Deslauriers, qui venait de lire exprès l’ouvrage de Gobet et les articles de M. Chappe dans le Journal des Mines, connaissait la question parfaitement. Il démontra que la loi de 1810 établissait au profit du concessionnaire un droit impermutable. D’ailleurs, on pouvait donner à l’entreprise une couleur démocratique : empêcher les réunions houillères était un attentat contre le principe même d’association. |
392 |
III, 4 |
Puis ils causèrent de l’élection. Il y avait quelque chose à inventer.
Trois jours après, Deslauriers reparut avec une feuille d’écriture destinée aux journaux et qui était une lettre familière, où M. Dambreuse approuvait la candidature de leur ami. Soutenue par un conservateur et prônée par un rouge, elle devait réussir. Comment le capitaliste signait-il une pareille élucubration ? L’avocat, sans le moindre embarras, de lui-même, avait été la montrer à Mme Dambreuse, qui, la trouvant fort bien, s’était chargée du reste.
Cette démarche surprit Frédéric. Il l’approuva cependant ; |
392 |
III, 4 |
Il allait enfin partir pour Nogent, quand il reçut une lettre de Deslauriers.
Deux candidats nouveaux se présentaient, l’un conservateur, l’autre rouge ; un troisième, quel qu’il fût, n’avait pas de chances. C’était la faute de Frédéric ; il avait laissé passer le bon moment, il aurait dû venir plus tôt, se remuer. « On ne t’a même pas vu aux comices agricoles ! » L’avocat le blâmait de n’avoir aucune attache dans les journaux. « Ah ! si tu avais suivi autrefois mes conseils ! Si nous avions une feuille publique à nous ! » Il insistait là-dessus. Du reste, beaucoup de personnes qui auraient voté en sa faveur, par considération pour M. Dambreuse, l’abandonneraient maintenant. Deslauriers était de ceux-là. N’ayant plus rien à attendre du capitaliste, il lâchait son protégé. |
406 |
III, 4 |
Deslauriers reparut, et expliqua son séjour à Nogent en disant qu’il y marchandait une étude d’avoué. Frédéric fut heureux de le revoir ; c’était quelqu’un ! Il le mit en tiers dans la compagnie.
L’avocat dînait chez eux de temps à autre, et, quand il s’élevait de petites contestations, se déclarait toujours pour Rosanette, si bien qu’une fois Frédéric lui dit :
— Eh ! couche avec elle si ça t’amuse ! tant il souhaitait un hasard qui l’en débarrassât. |
411 |
III, 4 |
Il se gênait si peu dans la maison, que, plusieurs fois, il amena Sénécal y dîner. Ce sans-façon déplut à Frédéric, qui lui avançait de l’argent, le faisait même habiller par son tailleur ; et l’avocat donnait ses vieilles redingotes au socialiste, dont les moyens d’existence étaient inconnus. |
418 |
III, 4 |
Ses négociations pour l’achat d’une étude étaient un prétexte. Il passait son temps chez M. Roque, où il avait commencé non seulement par faire l’éloge de leur ami, mais par l’imiter d’allures et de langage autant que possible ; ce qui lui avait obtenu la confiance de Louise, tandis qu’il gagnait celle de son père en se déchaînant contre Ledru-Rollin.
Si Frédéric ne revenait pas, c’est qu’il fréquentait le grand monde ; et peu à peu Deslauriers leur apprit qu’il aimait quelqu’un, qu’il avait un enfant, qu’il entretenait une créature.
Le désespoir de Louise fut immense, l’indignation de Mme Moreau non moins forte. |
418-419 |
III, 4 |
C’était une arme, cela ! Mme Dambreuse n’en doutait pas. Mais son notaire lui conseillerait peut-être l’abstention ; elle eût préféré quelqu’un d’obscur ; et elle s’était rappelé ce grand diable, à mine impudente, qui lui avait offert ses services.
Frédéric fit naïvement sa commission.
L’avocat fut enchanté d’être mis en rapport avec une si grande dame.
Il accourut. |
428 |
III, 5 |
Elle le prévint que la succession appartenait à sa nièce, motif de plus pour liquider ces créances qu’elle rembourserait, tenant à accabler les époux Martinon des meilleurs procédés.
Deslauriers comprit qu’il y avait là-dessous un mystère ; il rêvait en considérant les billets. Le nom de Mme Arnoux, tracé par elle-même, lui remit devant les yeux toute sa personne et l’outrage qu’il en avait reçu. Puisque la vengeance s’offrait, pourquoi ne pas la saisir ?
Il conseilla donc à Mme Dambreuse de faire vendre aux enchères les créances désespérées qui dépendaient de la succession. Un homme de paille les rachèterait en sous-main et exercerait les poursuites. Il se chargeait de fournir cet homme-là. |
428 |
III, 5 |
|
|
|
|
?????
|
|